La Bible peut-elle être ressort de vie et d'action dans le monde actuel dominé par les lois du marché ?
B. OUVRIR LA BIBLE AUJOURD'HUI
2e provocation: les mutations sociales
Actuellement nous sommes en train de franchir un seuil décisif, le plus décisif, de l'histoire de l'humanité et peut-être de la vie et de la planète ...
De nombreuses valeurs sont remises en cause ... ou situées autrement. De nombreux choix s'imposent.
On pourrait être tenté de chercher dans la Bible des solutions toutes faites ... On peut certes y trouver des lumières - non des solutions - mais - il est intéressant de jeter un regard sur l'histoire biblique, une histoire courte, par rapport à la longue montée humaine, mais une histoire déjà assez longue pour voir se succéder des structures sociales très différentes.
A la différence du fellah égyptien qui vivait pendant des millénaires sur sa terre arrosée par le Nil, dominée par les pyramides et dirigée par un pharaon, le peuple de la Bible a parcouru une route très mouvementée...
A maintes reprises il fallait se déplacer, changer ses habitudes, retrouver d'autres manières de comprendre sa vie, découvrir Dieu de façon nouvelle.
La Bible ne témoigne pas d'une situation immuable. Elle ne décrit pas l'histoire comme un long fleuve tranquille. L'histoire du peuple de la Bible va de crise en crise... de pays à pays ...
1.) Elle commence par une société de semi-nomades vivant dans le croissant fertile. Des bergers de moutons et de chèvres. Ils se déplacent, ils ont quelques contacts avec les villes. lis reconnaissent le dieu El, le Dieu des peuples de la région. Mais ils ont aussi les amulettes familiales ... La Bible garde le souvenir de cette période dans les récits concernant les patriarches ...
2.) L'installation d'une partie du peuple en Egypte vers le milieu du 2e millénaire ne modifie guère l'organisation tribale. On se déplace moins. On commence à cultiver la terre, les oignons d'Egypte ... Mais pendant cette période ils sont parfois chassés (à la fin des Hyksos) et plus tard exploités. Ils entrent comme esclaves dans les grands chantiers de pharaon ...
Nouvelle situation.
Nouvelles questions: en est-ce fini avec le peuple d'Abraham? Le dieu du Désert est-il capable de nous libérer de la main des égyptiens.
3.) La sortie d'Egypte ouvre une troisième étape. Après la vie paisible des nomades, après les chantiers concentrationnaires, voici qu'il faut prendre sa vie en main. Cette période de la traversée du désert (très courte ... 40 ans est un chiffre symbolique), oblige le peuple à se donner une organisation: un chef, des lois, une nouvelle manière de s'adresser à Yahvé regardé comme le Dieu qui a libéré de l'Egypte ... Le souvenir de cette route du désert est souvent ambigu: un temps de rencontre avec Dieu et de tentation.
4.) Quatrième étape: l'installation en Canaan avec tous les problèmes posés par le passage de la vie nomade à la vie sédentaire:
avant le peuple marchait ensemble, maintenant il est éparpillé à travers le pays avant: entre eux, maintenant mêlés aux anciens habitants
avant: ils habitaient dans des tentes, maintenant dans des maisons. Il faut apprendre à construire
avant: ils possédaient surtout du bétail, maintenant des cultures ... Yahvé est-il compétent?
Avant quand on était attaqué on pouvait s'enfuir ... maintenant il faut défendre sa propriété.
Période très dure: époque du livre des Juges ... Israël est probablement organisée en fédération des tribus.
5.) Cinquième étape: le passage de la fédération à la royauté. Avec tout ce que cela suppose de centralisation ... Nous en avons déjà parlé plus haut ...
6.) Sixième étape les exils: le peuple est emmené en exil d'abord dans le nord en Assyrie - puis dans le sud à Babylone.
Toutes les certitudes s'écroulent, c'est la crise la plus importante, totale.
Les déportés vivent dans un pays prospère ... Que sont devenues les promesses? Comment prier Yahvé sur une terre étrangère? Dieu nous a abandonné.
7.) Une soixantaine d'années plus tard: le retour ... c'est un retour au pays, mais non pas un retour en arrière.
S'ouvrent alors cinq siècles de domination étrangère. Avec une autonomie interne surtout religieuse, sous les Perses, les Grecs - 333, puis les Romains - 67 ...
8.) Mais parallèlement à cette colonisation d'Israël: des communautés juives s'établissent dans tout le bassin méditerranéen ... Il faut apprendre à vivre sa religion mêlé aux autres nations, en étant minoritaires ...
9.) En 330 un tournant important. L'occident fait son apparition. La culture grecque vient remettre en cause les anciennes traditions juives ... Les conflits sont inévitables.
Voilà donc un survol rapide de cette histoire mouvementée - géographiquement
- sociologiquement
- religieusement
C'est à travers cette histoire, je dirai même grâce à cette histoire que la Bible s'est constituée. Elle nous montre que chaque crise a été survécue. Qu'au coeur du plus grand désespoir, l'espoir a resurgi ... la foi s'est purifiée, les horizons se sont élargis ... Pourquoi n'en serait-il pas de même dans le seuil que nous vivons?
3e provocation: l'aspect universel de la Bible
Certes à l'époque biblique on ne parlait pas de "mondialisme".
L'universalisme traverse toute la Bible comme un fil rouge. Contrairement à beaucoup d'autres peuples ou cultures - pour Israël le premier être humain n'est pas juif ... C'est Adam, c'est-à-dire "l'homme".
La Bible est à la fois enracinée dans le temps et en même temps elle est universelle.
Elle est enracinée dans le temps: entre 1850 avant JC et le premier siècle de notre ère. Elle est enracinée dans l'espace: dans le proche orient, le croissant fertile entre la Mésopotamie et l'Egypte, en passant par ce que nous appelons aujourd'hui Israël - Palestine. Un enracinement réduit, presque minuscule. Qu'est-ce que 2000 ans sur l'horloge de l'histoire humaine?
Qu'est-ce que le Proche Orient sur la planisphère et dans l'univers?
Or la Bible a ceci de caractéristique: née dans une époque précise elle éclate pour rejoindre la création de l'univers dans la Genèse et la fin des temps dans l'Apocalypse. Née dans une région précise elle éclate pour sortir des frontières et rejoindre les extrémités de la terre. La Bible est universelle parce qu'elle est enracinée. Il ne s'agit pas d'une universalité abstraite, mais d'une universalité qui rejoint en profondeur le coeur de tous les humains et leurs interrogations profondes.
Toute l'histoire biblique est jalonnée d'ouvertures
- Abraham et Melchisédech
- Moïse et son beau-père Jéthro, prêtre de Madian
- Josué et Rahab la prostituée
- L'exil et la découverte du salut des nations
- La lutte entre intégristes et un courant ouvert après le retour de l'exil ... avec des pamphlets ou de belles histoires comme - Ruth: l'aïeule de David est une étrangère.
- Judith: c'est une femme du Nord (donc de Samarie) qui protège Jérusalem devant Holopherne et
- Jonas le prophète ridicule par son chauvinisme qui est confondu par la conversion possible des Ninivites ...
- Les mages d'orient lors de la naissance de Jésus
- Le centurion au pied de la croix...
- et les barbares de l'île de Malte ... "au grand coeur". (Ac 27-28)
Cet enracinement et cet "éclatement" universel de la Bible fait penser en partie à la tension qui se manifeste entre "mondialisation" et "régionalisation".
La Bible ne donne pas de solutions. Mais elle invite à regarder avec discernement ces deux aspects et à ne pas nous enfermer dans un repli stérile sur soi, ni dans une actualité ?
4e provocation: une pensée unique ne risque-t-elle pas de s'établir un nouveau dogmatisme
Avec le primat de l'économie et de l'argent ... une sous-culture mondiale gommant toutes les particularités régionales. Une théologie unique, basée sur une philosophie unique, croyant tout expliquer.
Par sa structure même la Bible s'oppose à une telle manière de voir.
Elle n'enferme personne dans son enseignement, dans ses lois, dans sa vision de l'histoire, dans sa sagesse, dans sa recherche de Dieu.
La Bible est ouverte et tolérante. Pourquoi? Cela repose sur sa structure même. Elle intègre de nombreuses traditions, souvent différentes, parfois opposées. Elle est le résultat de milliers de regards. Elle est à l'opposé de la pensée unique. Elle n'enferme jamais la vérité dans une formule définitive. Dieu ne peut pas être mis en formule. La recherche de l'homme non plus.
C'est pourquoi il y a deux récits de la création. Dans l'un Dieu crée par sa parole: "Dieu dit et il en fut ainsi". Dans l'autre Dieu met la main à la pâte pour façonner l'homme avec la glaise du soi. C'est pourquoi il y a quatre regards différents sur Jésus par Marc, Mathieu, Luc et Jean. Cette diversité laisse un espace de liberté à tout homme et à notre recherche.
Une telle manière de voir est réaliste, car elle montre que l'humanité doit découvrir ensemble sa tâche et sa route. Une telle manière de voir est libératrice car elle n'absolutise aucune recherche et laisse toujours un champ ouvert à notre liberté. Une telle manière de voir profondément religieuse, car elle suggère la grandeur de Dieu qui ne peut être découvert que par de multiples approches toujours imparfaites.
Au moment de la renaissance des fondamentalismes dans toutes les religions et de la pensée unique, il est important de redécouvrir cet aspect libérateur de l'Ecriture reposant sur sa structure même. La Bible n'est pas un monolithe, un bloc. Elle est un vitrail.
Un bloc peut écraser. Un vitrail peut éclairer la route de multiples couleurs ... même la route d'aujourd'hui.
5ème provocation: par le danger du découragement
devant l'immensité de la tâche et la complexité de la situation, combien de fois les personnes et le peuple de la Bible étaient-ils au creux de la vague. Ils ne voyaient plus où ils allaient. "Des profondeurs je crie vers toi". "Les eaux me submergent".
Le moment le plus crucial fut certainement l'exil à Babylone. Tout semble s'écrouler: plus de pays, plus de temple ...
1. La situation des exilés, leur désarroi.
2. Parmi ceux qui redonnent l'espoir, l'auteur de Genèse 1
3. Un texte stimulant, mais aussi à nuancer par le chapitre 2
Plus de pays
En Palestine, le peuple vivait sur sa terre. Il vivait de sa terre. "La terre d'Israël". Elle produisait la nourriture pour les hommes et pour les troupeaux. C'était le fondement de leur existence. Mais la "terre d'Israël" avait aussi un sens religieux. C'était la terre conquise par Josué six siècles auparavant. C'était la terre promise et donnée par Dieu. De nombreux endroits rappelaient les souvenirs de l'histoire du peuple. Là Abraham a accueilli Dieu, là Jacob a offert un sacrifice, là le peuple a traversé le Jourdain ...
Cette terre qu'ils chantaient dans les Psaumes n'est plus qu'un douloureux souvenir.
Plus de temple
Pour l'israélite, le temple était le lieu que Yahvé avait choisi pour y habiter. Il s'y rendait en pèlerinage. Il y faisait offrir des sacrifices. Il était inconcevable que cette demeure de Dieu puisse être détruite. Quand, quelques années auparavant, Jérémie avait osé annoncer la destruction du temple, il a failli y laisser sa peau.
Maintenant, c'est chose faite. La demeure de Dieu est un tas de ruines. Les nouveaux exilés racontent cela à ceux qui les ont précédés. Ce n'est pas fait pour leur remonter le moral.
Or, voici qu'à Babylone ils découvrent des temples beaucoup plus grands et plus riches que celui de Jérusalem. Leurs tours "montent jusqu'au ciel". Les processions en l'honneur de Mardouk, dieu de Babylone, ont beaucoup plus d'allure que les pèlerinages à Jérusalem. De nouveau, la foi des exilés prend un rude coup.
Plus de roi
Quatre siècles plus tôt, au moment de l'apparition de la royauté, les maîtres à penser Israël avaient lié les promesses de Dieu faites à Abraham le nomade, à la dynastie de David. Les rois de Jérusalem étaient les successeurs légitimes de David. lis représentaient donc au milieu du peuple la persistance de la promesse de Dieu.
Où sont ces rois maintenant? Ils font piètre figure. Yoyakin - qui fait partie de la première déportation - passera 37 ans en prison à Babylone avant de retrouver un régime de faveur. Son successeur Sédécias - d'abord fidèle vassal de Nabuchodonosor, puis révolté contre lui - a subi un supplice terrible: le vainqueur a égorgé devant lui ses fils. Puis, il lui a crevé les yeux. Face a ces roitelets exécutés, prisonniers ou mutilés, Nabuchodonosor représente une autre puissance. Une question surgit nécessairement dans l'esprit des exilés: les promesses faites à la dynastie de David deviennent-elles caduques avec la ruine de cette dynastie?
Un peuple en morceaux
Pendant des siècles, une terre commune, une foi commune, le souvenir d'une histoire commune, parfois une organisation politique commune ont donné une certaine unité aux tribus d'Israël.
Les voici éparpillées "comme cheveux au vent". Une partie se trouve en exil à Babylone. Une autre partie, faite de gens très pauvres, est restée en Judée et vit dans des conditions très précaires. Une troisième partie a fui en Egypte, emmenant de force le prophète Jérémie.
C'est le début de la grande dispersion des juifs à travers le monde. Elle dure jusqu'à nos jours.
Une théologie ébranlée
Tout le monde pensait que le juste sera récompensé et que le méchant sera puni. Ce principe avait déjà été ébranlé lorsque le bon roi Josias périt lamentablement dans une bataille contre Pharaon. (voir Cahier No 5, p.26-27).
Mais l'expérience de l'exil pose encore d'autres questions: Si le temple de Yahvé a été détruit par Nabuchodonosor, si la terre de Babylone est beaucoup plus fertile que celle que Yahvé avait donné à Israël, ne serait-ce pas parce que les dieux de Babylone sont plus puissants que Yahvé Dieu d'Israël? Toutes les certitudes sont remises en cause. Israël est au creux de la vague. Va-t-il continuer à exister comme peuple?