De 1878 à 1893, les deux pôles de la vie et de líactivité du P. Dehon sont líInstitution Saint-Jean et la Maison du Sacré-cúur ou, si l'on veut, la direction du collège d'une part et d'autre part l'administration et l'animation de la Congrégation, ´ la petite åuvre ª dont la reprise en 1884 n'était pas sans problèmes.
La fondation de ´ Saint Jean ª on le sait, fut étroitement liée à celle de la Congrégation elle- même; síen fut, même, si líon peut dire, sinon l'occasion et la raison, du moins, dans la pensée et la volonté fort claire et explicite de líévêque qui líautorisait la condition et comme une sorte de paravent, de couverture et de justification extérieure. ´ Ce n'était pas là qu'étaient mes attraits et ma vocation, écrira plus tard le P. Dehon; je ne l'avais fondée que pour voiler le re reste ª (NHV 896). En 1883 cependant, c'est encore aux nécessités du collège et à la volonté de Mgr Thibaudie de le sauver que la Congrégation elle-même dut de survivre et de se voir si promptement ressuscitée juridiquement.
Distincte en droit de líúuvre elle-même, l'Institution Saint-Jean, pendant le temps que le P. Dehon en reste le supérieur, apparaît pratiquement comme une des ´ maisons ª, la première et la plus importante de celles dont il a la responsabilité. Pendant 15 ans, le P. Dehon, au plan diocésain est surtout, bon gré mal gré, le directeur de l'Institution et Monseigneur le lui rappelle avec insistance et parfois très fermement. Les "Notes sur líHistoire de ma Vie" gardent traces de ces rappels et ce níest pas sans intérêt pour apprécier la vie et l'attitude du P. Dehon telles qu'elles transparaissent dans les "Notes Quotidiennes".
En 1881 déjà, il lui est rappelé, par 1'entremise du Vicaire Général, Mgr Mathieu, que ´ líúuvre capitale du moment doit être líinstitution ª: ´ telle est la mission que je donne ª, écrit t'évêque. Et au P. Dehon lui-même, le 10 août: ´ Ne perdez pas de vue que le Collège est pendant la période militante que nous vivons, votre camp retranché. Attachez-vous tout dí abord et par-dessus tout à la fortifier ª. Et de nouveau le 19 août, à Mgr Mathieu: ´ Je crois devoir répéter que dans les jours mauvais que nous traversons, le maintien, la bonne direction, le progrès indispensable de Saint Jean imposent des obligations qui doivent laisser dans líesprit et dans la vie de P. Dehon peu de place pour d' autres préoccupations et d'autres travaux ª (NHV 847-848).
En octobre 1882, toujours par líentremise de Mgr Mathieu, nouveau rappel à líordre; ´ Qu'il n'oublie pas que Saint-Jean est sa grande tâche, sa mission díobéissance, qui a été dans mon esprit et ma volonté, la condition du commencement de líautre oeuvre, et dont le religieux, charitable, diligent et vaillant accomplissement lui méritera peut-être la fondation définitive de celle qui tient le premier rang dans sa pensée et dans son cúur. Quíil aille en Canaan par le désert ! ª (NHV 872).
Il faut resituer ces appels à líordre dans le cadre général des années 1332-1833, années de la ´ via crucis ª avant le ´ consumatum est ª pour líúuvre, années aussi difficiles pour une fondation scolaire confessionnelle particulièrement menacée alors par la nouvelle politique républicaine. On comprend que líévêque soit ´ inquiet, et se montre sévère, exigeant, tout en voulant rester bienveillant" (NHV 872).
Mais, circonstances particulières mises à part, le problème de surcharge de travail et de souci était réel. En décembre 1884, le p. Dehon demande un successeur: "Ce serait une grande grâce si Votre Grandeur me remplaçait et me laissait réparer tout mon passé dans le silence et líoubli ª. A quoi Monseigneur répondait en marge : ´ Dieu veut le contraire pour le présent et probablement pour líavenir ª (NHV 901) Le dernière tentative est de janvier 1886, à la veille de la "reprise"' des ´ Notes Quotidiennes ª
Le P. Dehon sollicite ´ une année de retraite ª. ´ Impossible, répond líévêque. Vous êtes aujourdíhui, ajoute-t-il, sur la voie voulue de Dieu, vous faites une grande oeuvre à Saint-Jean, eût-elle des défauts, comme elle en a inévitablement... Vous y faites líouvre la plus belle, sinon la plus nécessaire qui se fasse dans le diocèse".
Paroles consolantes et encourageantes, certes, mais qui ne changent rien à la situation de fait. Le p. Dehon doit marcher. Et le p. Dehon marche, menant de front, tant bien que mal, jusquíen 1893, líadministration et la direction de son grand collège et líanimation et le développement de sa Congrégation, encore assez réduite sans doute, mais déjà bien accaparante, sans parler d'activités pastorales diverses dans le diocèse et au dehors.
Quand le 20 novembre 1893, il ´ quitte líInstitution pour habiter la maison du Sacré-Cúur ª, il notera : ´ Jour de sacrifice... Jíai le cúur bien gros et les yeux pleins de larmes. Cíest une étape dans ma vie. Pendant ces 16 ans, que de grâces reçues, mais aussi que de fautes commises. Des tentations de découragement míassaillent, mais jíai voué au Coeur du Bon Maître un amour confiant... ª (NQT 20.11.93). Des grâces, des consolations, des fautes et des épreuves, les biographes nous entretiennent et quelques-unes des dernières, grâce aussi à la malveillance, ont dû être particulièrement cuisantes.
Pour les années 1886-1888, les "Notes Quotidiennes" ne suffisent certes pas pour se faire une idée complète de la personnalité et de líactivité du P. Dehon à Saint-Jean. Elle ne sont cependant pas sans intérêt pour un portrait un peu réel de l'homme, du prêtre et du religieux.
Dans líensemble, tout díabord, la maison apparaît prospère, ´ visiblement bénie ª, note-t-il le 4 octobre 1886. Chaque année il enregistre le nombre accru des entrées, au point quíen 1887 ó où il a inscrit ´ 60 nouveaux au moins ª, ´ la jalousie du lycée et de ses partisans est surexcité et que leurs journaux tonnent ª (4.10.87). Extérieurement, on a renouvelé la façade et on a construit. Le P. Dehon regrette que la maison níait pas ´ un cachet qui nous soit propre, un air religieux, simple et digne, de préférence un style des âges chrétiens ª (30.1.87)Ö Mais cíest tout de même un ´ progrès ª et aussi ´ la source de sollicitudes temporelles et de craintes poignantes pour les paiements ª (5.5.87).
Au plan scolaire, cela ne va pas mal. Quelques échecs aux examens de 1886 : ´ sans doute une punition, commente-t-il car la maison a été peu fervente cette année ª (20.7.86) ; mais en 1887, il note brièvement : ´ Succès extérieurs. Succès aux examens ª (29.7.87).
Supérieur, il ne dédaigne pas de contrôler lui-même les examens trimestriels et on le voit rafraîchir à cet effet sa mémoire : histoire naturelle, histoire contemporaine, histoire littéraire, un peu de philosophie... Cíest pour lui líoccasion de brèves observations pédagogiques et psychologiques, de réflexions spirituelles et pastorales qui révèlent ses vraies préoccupations. Ainsi cette note qui, pour la belle rentrée de 1886, constate qu'il y a ´ trop d'élèves des classes professionnelle ª; en quoi il croit reconnaître ´ líaction du démon qui éloigne des études classiques certains élèves appelés au sacerdoce "(5.10.86).
Ces préoccupations il les expose et les développe dans les discours de distribution des prix, quíil prépare chaque année et quíil a plus tard réunis en un volume intitulé: ´ Líéducation et líenseignement selon líidéal chrétien ª. Nous le voyons aussi travailler au discours de 1886, du 21 au 29 juillet, sur ´ líHistoire du Département ª, et Monseigneur de líen féliciter le 6 août. Cíest pour lui líoccasion de réflexions sur ´ la nécessité díune révolution morale ª qui ne peut venir quíaprès de grands événements providentiel. Et en cela, certes, le P. Dehon est bien de son temps.
Il est plus émouvant encore et peut-être plus significatif de saisir líimpact de ses préoccupations sur le regard et sur líaction quotidienne du P. Dehon supérieur. Son ambition, cíest de former des ´ âmes énergiquement trempées ª pas seulement ´ des conservateurs, mais de vrais chrétiens ª. ´ Je sens fortement aujourdíhui ma responsabilité, écrit-il le février 1886. De moi dépendra une partie de la valeur de toute une génération de la classe influente de cette région ª. Et par valeur, il entend ´ valeur morale ª, valeur chrétienne, sens religieux et vraie piété.
Líaprès-collège surtout le préoccupe car ´ líinfluence du milieu en gâche tant ª(21.4.86). En 1886, on commence à voir les fruits de líinstitution... Les anciens reviennent...plusieurs tout à fait chrétiens, les autres au moins conservateur (17.11.86). Ici encore, la remarque est bien située chronologiquement dans líhistoire de líEglise de France et dans la vie du P. Dehon. Mais cela aussi faisait partie de la ´ mission ª que lui avait confiée son évêque. Quoi quíil en soit, il rivait ses ´ anciens ª chaque année: ´ réunion cordiale et assez chrétienne, note-t-il, utile et quelques âmes... trop peu nombreux, hélas, ´ ubi sunt novem aliiÖ ª (20.9.86 et 24.9.88). Parmi eux quelques prêtres dont il a suivi la vocation à Saint-Jean même et dont la première messe, comme celle de M. Mercier le 23.12.88, marque un ´ jour de grâce pour la maison, une consolation pour moi et une grande édification pour les élèves ª, écrit-il.
On le voit, cíest évidemment en prêtre et en Prêtre du Sacré-cúur que le P. Dehon conçoit sa responsabilité et exerce sa fonction. L ë ´ esprit ª, les ´ dispositions ª, voilà son souci. Apparemment il síintéresse particulièrement aux retraites, confessions et communions. Une bonne partie des notes concernant Saint-Jean en font mention et donnent à cette occasion la température du milieu, avec ses hauts et ses bas : ´ Bonnes dispositions, jour de grâce, retour sensible vers la piétéÖ ª ; ou au contraire: ´ Pas encore la piété que je voudraisÖ Les enfants sont très impressionnésÖ un change qui est líéquivalent díun miracleÖ les enfants profondément touchés par la grâceÖ Communion confianteÖ ª.
Tout níest pas rose certes. ´ Beaucoup sont légers, quelques-uns mêmes grossiers et mal élevés ª (16.6.86). ´ Bien peu sont accessibles au sentiment de líamour de N.S. ª (2.6.86). Le 6 juin 1886, il note quíil renvoie deux élèves qui se montrent ´ corrompus et corrupteurs ª et derechef le 13 mars 1887, ´ plusieurs renvois díélèves ont eu lieu ces jours-ci ªÖ
Petits événements quotidiens, petits drames scolaires... Mais le P. Dehon ressent cela profondément. ´ Il y a peu de fond à faire sur cette génération ª Écrit-il un soir découragé (16.5.86) et de nouveau le 6 juin 1886: ´ Quíil y a peu de fond à faire sur ce petit monde pour le relèvement de la France ! ª Pessimisme, déception, découragement ! Quelque peu sans doute à la fin díune journée ou díune semaine difficile. Le P. Dehon le note, mais cela ne dure guère. Une belle première communion, trois jours après, et il écrit ´ Jour de grâce pour la maison. N.S. doit s'y plaire aujourdíhui . Il y est aimé par tant de cúurs díenfants ª.
On peut sourire de ces volte-face apparentes. La simplicité de ces notes en fait le prix. Rien peut-être ne révèle mieux líâme de leur auteur, ses préoccupations, ses points, sensibles, le faible peut-être par le quel il peut être pris et surpris, parfois trompé. Ce qui est sûr, cíest que sa conscience et son activité díéducateur et de supérieur de collège sont elles aussi toutes pénétrées díune unique préoccupation, celle de faire aimer Notre-Seigneur même síil doit bien constater que les enfants sont plus accessibles à la crainte de Dieu quíau mobile de líamour ª (9.6.86). Allant même jusquíau bout de sa pensée il écrit le 24 janvier 1888 : ´ Non écoliers eux-mêmes ne doivent pas rester étrangers à la pensée réparatrice. Elle les aide, elle est aussi pour eux une grâce et la voie voulue par Dieu ª. On aimerait des explications et des nuances; mais c'est du moins sa conviction. ´ La pensée réparatrice míapparaît toujours comme notre grâce, notait-il la veille; la conclusion lui paraît normale: puisque N. S. nous a envoyés et confiés ces enfants ...
Le P. Dehon ne pense et níagit jamais quíen Prêtre du Sacré Cúur ou de moins il s' y essaie. Quíil síagisse de son regard sur les hommes et sur le monde, de son action politique et sociale ou de sa charge de supérieur et díéducateur, cette unité intérieure et pratique de la vie spirituelle personnelle et de líaction apostolique, de la pensée, de la parole et de l'action, mérite díêtre relevée et suivie tout au long de sa vie et de son ´ journal ª.
Il a fondé et dirigé Saint-Jean
par obéissance, comme ´ une condition posée par líautorité
ª, du commencement de líautre oeuvre. Lui-même díailleurs
en savait et en avait affirmé líopportunité pastoral
dés 18.. et líInstitution est vite devenue dans sa pensée
et entre ses mains bien autre chose quíun paravent et une couverture,
un moyen positif de donner à sa mission spirituelle et à
la plus grande de ses oeuvres, la plus féconde pour líEglise
´ líúuvre sacerdotale de réparation au Sacré-cúur
et de dévouement au clergé ª (9-11.87). - son point
d'ancrage apostolique qui devait en assurer, au départ même,
líéquilibre intérieur en même temps que le rayonnement
extérieur. Sans permettre naturellement díaller très
loin dans líanalyse sur ce point, les ´ Notes Quotidiennes
ª ne nous laissent pourtant jamais oublier que le supérieur
et líéducateur de Saint-Jean est d'abord et avant tout le
fondateur et le supérieur' d'une jeune Congrégation dont
líamour de N.S., la pensée et líaction réparatrice
et le dévouement au clergé pour le Règne du Cúur
de Jésus sont la raison díêtre et comme la grâce.
(Manuscrit inédit trouvé parmi les notes du P. A. Bourgeois)