Le Père Dehon éducateur

(Heimat und Mission 1998 11/12 pp. 14-15)



Quand en l877 le Père Dehon commence l'oeuvre de sa congrégation il le fait sous le couvert de la fondation, à St-Quentin, d'un collège : l'institution St-Jean. Ce couplage n'est pas fortuit, même s'il n'a pas été prémédité. Il mérite donc qu'on y porte attention car il me semble révélateur d'une dynamique spécifique : Dehon est éducateur. I1 ne faut pas réduire cette expression à une activité d'enseignement, activité que Léon Dehon n'a jamais exercée d'une façon significative. Elle traduit plutôt une constante de comportement qui, chez lui, renvoie à une volonté de conduire l'homme à un destin supérieur, de l'ouvrir à des dimensions de plus en plus larges tant au plan religieux que culturel et social.

Dans la double fondation de 1877 se croisent des finalités différentes, portées par des personnes bien identifiées. Mais la synthèse, d'ordre plus existentiel qu'élaboré, s'opère dans la personne de Léon Dehon. Il est le fondateur d'une congrégation et le supérieur d'un collège. L'évêque de Soissons, Mgr Thibaudier souhaite l'ouverture d'un collège catholique à St-Quentin et oeuvre en ce sens. Le jeune vicaire qu'est l'abbé Dehon en voit également la nécessité. Dès le 20 novembre 1871, quelques jours à peine après son arrivée à St-Quentin, i1 écrit dans son carnet de notes, nous précise-t'il dans ses "Notes sur l'histoire de ma vie" (NHV) IX, 83, qu'il manque sur la ville "un collège ecclésiastique ". Ainsi il perçoit un manque sans se sentir obligé d'y remédier. I1 faudra la volonté épiscopale pour, en quelque sorte, faire éclore ce qui était latent en lui.

Par ailleurs, de nombreuses congrégations féminines de l'époque souhaitent la fondation d'une congrégation de prêtres vouée à la réparation. Les Soeurs Servantes du Sacré-Coeur appartiennent à ce courant victimal et prient à cette intention. Leur fondatrice, Mère Ulrich, qui réside au couvent de St-Quentin, s'en ouvre longuement à l'aumônier de la communauté qui n'est autre que l'abbé Dehon. Celui-ci approuve, mais ne se sent aucunement impliqué dans ce projet victimal. Jusqu'au jour où il y voit l'opportunité de réaliser dans ce cadre son propre projet de vie religieuse. Ainsi de la rencontre de ces trois personnes, aux préoccupations différentes, va naître la double fondation dont le maître d'oeuvre est le Père Dehon.

La fondation de l'institution St Jean se fait dans les locaux d'une petite école, tenue par M. Lecompte. Lors de la distribution des prix, le 4 août 1877, on annonce l'agrandissement de l'école dont "l'enseignement sera donné par une société d'ecclésiastiques sous le patronage de Mgr l'évêque de Soissons" (NHV XII 173). Le directeur en sera l'abbé Dehon. C'est. du reste a lui que revient, en bonne logique, l'obligation de prononcer le discours de distribution de prix. Il prend pour thème de ce discours l'éducation chrétienne. La première phrase de ce discours résonne comme un programme qui laisse entrevoir la personnalité de celui qui la prononce : " Nous nous présentons à vous comme des hommes d'éducation. "

Cette phrase-programme me semble révélatrice d'une personnalité qui, toute sa vie, luttera pour faire de la vie chrétienne une école d'éducation humaine afin qu'elle ne se confine pas à la piété, mais qu'elle trouve une expression publique au niveau de la société. Ce combat sera d'autant plus courageux qu'à partir de l879 la France est gouvernée par des républicains anticléricaux qui entreprennent de laïciser la société en opposant à l'idéal chrétien un idéal républicain. Cet arrière-fond politique donne toute sa signification et son importance à l'engagement social du Père Dehon.

Mais le pluriel de la phrase laisse entendre que Dehon n'est pas seul dans cette entreprise. Au-delà des premiers collaborateurs de líúuvre St-Joseph comme M. Jullien ou l'abbé Rasset, il faut y voir une discrète allusion à la société de prêtres que Léon Dehon cherche à rassembler autour du collège St-Jean. Discrétion plus ou moins imposée par l'évêque, ce qui n'est pas sans poser un certain nombre de problèmes. Je voudrais en souligner un. Les écrits sur l'éducation comme les discours de distributions de prix sont tous signés "Abbé Dehon, chanoine honoraire, supérieur de l'institution St.Jean". Parfois y sont ajoutés ses titres académiques mais jamais n'est mentionné le fondateur de congrégation. Au point qu'un lecteur peut parfaitement ignorer que Léon Dehon est aussi un religieux. Or la dernière publication de cet ordre date de 1893, c'est-à-dire une quinzaine d'années après le début de sa congrégation.

Ce constat révèle chez Dehon une forte identification à l'institution St-Jean et une non moins forte discrétion sur sa congrégation. Les événements politiques expliquent, pour partie du moins, cette ambiguïté. En effet, les lois scolaires de l880, sous l'impulsion anticléricale de Jules Ferry, interdisent les écoles congréganistes non reconnues et en chassent les religieux. Une telle législation risque de tuer dans l'oeuf le projet de collège catholique à St Quentin. Ce qui explique l'extrême prudence de l'évêque qui affirme que St-Jean est dirigé par des prêtres sans jamais faire publiquement mention de leur statut de religieux. Léon Dehon adopte, bon gré, mal gré, la même attitude prudente ; il se présente comme chanoine et comme supérieur d'une institution scolaire, jamais comme religieux. Cette politique sera payante puisque St-Jean ne sera jamais considéré comme école congréganiste et assurera ainsi sa survie.

Mais le contexte politique n'explique pas tout, car après 1893 quand le Père Dehon se fait connaître comme éducateur et penseur social, c'est souvent comme chanoine qu'il se présente et c'est comme tel que l'histoire le range parmi les "abbés démocrates". Nous sommes ici en présence d'un processus de dédoublement qui ne sera pas sans conséquence sur l'évolution de la congrégation dehonienne. Tout se passe comme si l'obligation de réserve, imposée par les lois scolaires françaises pour sauver St-Jean, avait conduit à une sorte de "privatisation" de la congrégation. Et il est un fait qu'au début elle se limitera à cet espace clos que dessinent le couvent des Soeurs Servantes, la maison du Sacré-Coeur   et l'école St-Clément. Dans cette enceinte trop fermée naîtront enthousiasmes, rumeurs, effervescences de toutes sortes qui créeront un climat ambigu du point de vue religieux. Il s'en suivra, en 1883, la suppression provisoire de la congrégation des Oblats du Sacré-Coeur. Mais à plus long terme on peut se demander si cette situation des origines n'explique pas le développement à deux vitesses de la congrégation, très marquée d'un côté par l'idée victimale et expiatrice et de l'autre le fondateur qui s'implique activement dans les grands choix de société.
 

Le Père Dehon St. Quentin