Le premier discours de distributions des prix est prononcé le 4 août 1877 dans les locaux de la petite école de M. Lecompte. Il annonce l'ouverture d'un grand collège et en présente le programme : proposer une éducation chrétienne à des jeunes gens. Le texte que nous possédons a été quelque peu remanié en vue de la publication en 1887. Or à ce moment, la laïcisation de l'enseignement et de la société française en général est déjà largement engagée. Nul doute que la formulation du texte de 1877 revu en 1887 tient compte de la situation politique de l'époque. Ainsi une affirmation comme "La politique devient la préoccupation presque exclusive des organisateurs de l'éducation nationale ", suppose les lois scolaires de 1880 qui excluent l'instruction religieuse de l'enseignement public. Le projet de Dehon a donc d'emblée une portée sociale, ou si l'on veut éducative. Il prétend répondre à une carence de la société qui évacue, officiellement, toute référence religieuse. Face à ce déficit que Dehon résume dans une formule percutante "l'École sans Dieu est une erreur social" (O.So.lV.433), Il substitue l'éducation chrétienne. Elle est indispensable "si lion veut diriger sa vie vers son véritable idéal et si l'on veut obtenir des esprits véritablement éclairés, des caractères énergiques, des coeurs généreux, des hommes de foi et d'action capables de toutes les grandes pensées, de toutes les révolutions vigoureuses, de tous les dévouements et de tous les sacrifices à la religion et à la patrie". (O.So. IV p. 292) Le projet éducatif dehonien est bien global. Il est ambitieux et courageux. Pour en mesurer toute la portée, il faut avoir présent à l'esprit l'arrière-fond politique de la France des années 1880. En ce sens, ces discours ne sont pas de purs exercices académiques, mais une réflexion approfondie sur l'état d'une société en voie de sécularisation avec des proposition d'engagements adaptés à cette situation. Dehon dénonce en filigrane 1e faux dilemme qui consiste à opposer une France catholique, par définition conservatrice, et une France républicaine, nécessairement de progrès. Il dénonce ce climat de guerre civile qui tend à marginaliser le christianisme en supprimant progressivement tous les pouvoirs civils que détenait l'Église, ce qui sera achevé en 1905 avec la loi de séparation des Églises et de l'État. Si le propos de Dehon est ferme, il n'est jamais polémique. Du reste, dans son discours de 1879 qui porte sur le patriotisme chrétien, il affirme que l'école ne doit pas être un lieu d'affrontement.
Mais, comme il le dit dans le discours de 1878 qui développe une réflexion sur les lettres chrétiennes, il ne peut pas, selon son expression, ne pas "relever le défi" (O. SO. IV 294) car défi il y a de la part de ce que nous appellerions aujourd'hui. une société sécularisée. Et à mesure que la politique anticléricale porte ses fruits, le ton de Dehon se fait plus incisif. Face au mot d'ordre laïc qui crie "la religion, c'est l'obscurantisme, nous avons relevé le gant et nous avons dit : la religion est la lumière des lettres, des sciences et des arts". (0. So. IV p. 322)
Le choix des thèmes de ces discours est commandé par le défi lancé à la vision chrétienne du monde, que ce soit dans le domaine de l'éducation, du patriotisme, de la morale et plus généralement des sciences et des savoirs. A la vérité, le XIXe siècle positiviste, au nom d'une certaine conception de la science, conteste la pertinence du christianisme en tant que religion et culture au service de l'homme. Dehon, à l'écoute de son temps, perçoit clairement le débat et, comme il le dit, suit ses détracteurs sur leur propre terrain. Puisque la science est invoquée pour réfuter le christianisme, il montre que les sciences "sont les auxiliaires de la vérité et de la religion". (0. So. IV p.272) Dans le texte ci-joint, on perçoit bien la position de Dehon que l'on peut résumer : ouverture à toutes les nouvelles disciplines à condition qu'aucune ne prétende être seule détentrice de la vérité comme l'affirme le positivisme, fortement critiqué par notre auteur.
Car, pour Dehon, foi et raison ne doivent en aucun cas s'exclure mutuellement même lorsqu'il leur arrive de s'opposer ponctuellement. Car elles sont complémentaires dans leur approche du monde. Ainsi en 1882, il bâtit tout un discours sur "l'harmonie de la science et de la foi". Il y montre qu'à partir de la science, on peut pressentir sinon la notion de création, du moins la nécessité d'un principe ordonnateur du monde. "La science, écrit-il, a lu tout cela dans les entrailles du sol. Je l'avais lu en abrégé dans la parole de Moïse. Je remercie la science. Je savais par ma raison éclairée par la foi que la science ne pouvait être qu'une auxiliaire de la révélation. " (0. So. IV 342) Dehon développe ici une position classique : non seulement la religion ne nuit pas à une compréhension raisonnée du monde et du destin de l'homme, mais elle la confirme en lui montrant son but ultime qui est Dieu. Ainsi ce qui, aux yeux de Dehon, prime dans l'éducation, c'est le principe qui la soutend, c'est l'idéal de l'homme qu'elle met en oeuvre. Dans la mesure où l'idéal laïc marginalise, voire exclut la religion, il ne peut l'accepter ; alors que dans le projet chrétien, l'homme "développe sa foi en même temps que sa raison". (0. So. IV, 323)
L'excellence de l'éducation chrétienne repose sur son principe fédérateur. Selon la belle expression dehonienne, "la pensée de Dieu" (O S0. IV, 285) peut jouer le rôle d'un lien qui unifie la diversité des savoirs. Dans et par ce lien se bâtit un équilibre, une harmonie, une cohérence. En tant que principe fédérateur, l'idéal chrétien devient un stimulant de toutes les ressources humaines qu'il se propose d'équilibrer les uns par rapport aux autres. Un tel idéal ne peut que construire des hommes d'équilibre et d'harmonie, respectueux de la diversité du réel, tout en ayant leurs propres convictions. Cet équilibre qui est toujours à bâtir, dépeint la personnalité même de Dehon. En somme le projet éducatif qu'il développe n'est que l'idéal qui anime sa vie. Un exemple illustrera cet idéal d'équilibre et d'harmonie cher au Père Dehon. Au milieu du XIXe siècle. L'Église de France s'interroge pour savoir s'il faut ou non utiliser les auteurs païens dans les écoles catholiques. Les intransigeants derrière Mgr Gaume dont le journal "L'Univers" de Louis Veuillot se fait le défendeur, prônent une rupture radicale avec la littérature antique pour n'utiliser que les Pères de l'Église. Dehon défend une position équilibrée. Tout en recommandant une certaine prudence par rapport à la littérature païenne, il plaide pour "un enseignement mixte des deux littératures qui ont toutes deux leurs chefs-d'oeuvre et qui appartiennent à des civilisations différentes". (0. S0. IV, 281)
Cet équilibre n'est ni neutralité ni tiédeur, mais respect de la diversité qui est une attitude caractéristique de Dehon. Mais cette diversité doit être ordonnée, hiérarchisée en fonction d'un idéal qui pour Dehon est Dieu. Ce respect de la diversité me semble conduire à la notion de liberté qui n'apparaît jamais dans le texte de Dehon. Dans la mesure où l'éducation appelle un idéal, elle ne peut qu'être engagée. Ce qui ne nuit pas à la liberté, mais lui fixe des objectifs. L'idéal dehonien se propose de conduire l'homme, à partir de l'immense diversité du réel, à son ultime qui ne peut qu'être Dieu.