**161.01**
**AD B.17/6.15.1**
Ms autogr. 4 p. (21 x 13)
**De l'abbé Desaire**
//Rome, 30 septembre 1868//
Mon bien cher ami,
Vous devez sans doute vous étonner beaucoup de mon long silence et en rechercher souvent la cause. Peut-être même l'attribuez-vous à un oubli, ou tout au moins à une petite infidélité. Détrompez-vous, mon cher ami, s'il en est ainsi: un ami comme vous ne s'oublie pas et un cœur comme le mien ne sait point être infidèle. Depuis longtemps je désirais me procurer la douce satisfaction de vous adresser quelques mots; mais j'ai été si occupé par mon retour durant tout ce mois que l'accomplissement d'un devoir si agréable m'a été moralement impossible. Je pensais d'ailleurs qu'une petite lettre de Rome vous serait beaucoup plus agréable.
M'y voici donc de nouveau rendu dans cette chère ville où la solitude et le bonheur se touchent de si près - et surtout, me voici à Saint-Louis! Je suis arrivé le 18 courant; croiriez-vous que je suis rentré avec un indicible plaisir: mes vacances ont été si décousues, si oisives, si distrayantes qu'à la fin elles me devinrent insupportables, et que je me suis mis â soupirer après ma rentrée, aussi ardemment que les Israëlites après la Terre Promise1.
Elles ne me furent cependant pas complètement inutiles: je m'y suis convaincu de plus en plus qu'une vie de prêtre dans le monde est bien difficile à mener, fût-on armé des plus énergiques résolutions. J'ai fait un peu de ministère et il me fut facile de voir bien vite que les roses y étaient beaucoup plus rares que les épines. Enfin surtout, j'ai prêché à plusieurs reprises, mettant à exécution le projet que vous m'aviez indiqué; l'avez-vous essayé, mon bon ami? Je le 'trouve pour ma part bien pénible et quelquefois décourageant, tant on parait s'amoindrir à ses propres yeux en récrivant toujours les mêmes choses et d'une manière presque uniforme. Assurément, pour conserver longtemps une telle marche, il faut avoir sur soi-même beaucoup d'empire; mais incontestablement, elle est tout à fait profitable. En ami, je vous annoncerais qu'après l'avoir suivie, je n'ai pas trop mal réussi, et que plusieurs prêtres m'ont beaucoup encouragé. L'élocution est tres facile après ce triple travail, le naturel est facilement trouvé, et l'action elle-même en reçoit une influence heureuse, car elle est celle d'un sujet qui n'est point astreint au mot à mot, par conséquent ni à la contrainte, ni à l'appréhension. Nous recauserons longuement ensemble à ce sujet, et notre petite expérience mutuelle nous instruira mieux encore2.
Je suis tout enchanté de la nouvelle position qui m'est faite à Saint-Louis: une petite règle assez sérieuse, quand on veut la suivre en tous points, et toujours efficace quand on sait la recevoir en esprit de foi, tempère admirablement la grande liberté qui nous est laissée. Comme je l'avais présumé, la sinécure est presque absolue: aussi aurai-je tout au moins autant de temps qu'au Collège fr. pour préparer mes cours; ma santé, qui s'est encore améliorée de plusieurs degrés en Savoie, se conservera fort bonne, j'espère, à en juger par le matériel que je vois, et quant à la société, bien qu'elle ne soit pas aussi douce que celle de Sta Chiara, surtout depuis le temps où je suis entré avec vous dans un commerce plus fréquent et plus familier, je crois cependant qu'elle sera fort supportable avec les confrères qui sont à St-Louis. je trouve en eux beaucoup de piété, quelques idées peut-être un peu libérales, mais qui, en définitive, n'ont rien de trop accentué. Un Mr Martin, qui s'occupe beaucoup de langues orientales et qui jouit ici d'une estime fort grande, me tenait absolument le même langage qui opéra entre nous deux la formation des projets dont nous avons parlé et que, j'espère, vous continuez à méditer bien sérieusement devant le bon Dieu: j'ai été stupéfait de la chose; inutile de vous dire que je n'ai pas exprimé la moindre pensée de ce dont nous nous sommes promis le secret; mais je vous attends impatiemment pour vous communiquer cet étonnement inouï que j'ai éprouve3.
Tout va bien au Séminaire Fr. où je continue à prendre mes plus beaux instants. Le P. Supérieur est en très bonne santé: il s'occupe des réparations matérielles, car bien qu'il fasse en ce moment sa retraite, on peut bien dire qu'en son âme, les réparations sont impossibles: le neuf et le beau ne se réparent pas. Vous aurez su sans doute que M. Le Tallec a été fait diacre, M. Lucas et M. Nicolas prêtres: j'ai eu le bonheur d'arriver juste à temps pour assister ce dernier: qu'il est utile et humiliant en même temps de voir un jeune lévite à sa première messe, même quand on est prêtre depuis quelques mois seulement! ...4.
A Rome, nous avons la tranquillité la plus parfaite; chacun s'étonne des nouvelles alarmantes que répandent les journaux français, et dont nous n'avons pas ici la moindre connaissance. Cependant les événements qui se précipitent en Espagne inquiètent assez, en raison de l'attente qu'on a de voir quelle attitude va prendre la France, engagée aujourd'hui de tant de côtés, au moins moralement5.
M. Perreau, que j'ai vu en passant à Chambéry, allait mieux et pense arriver pour la retraite.
Et vous, mon bon ami, vous ne nous ferez pas défaut à ce moment-là. Je compte beaucoup sur vos saintes prières, et puis bien dire, en toute sincérité, que tous les jours, je vous porte à l'autel, et que je prie le bon Dieu de nous éclairer tous les deux. Adieu, le vous embrasse et vous aime comme un frère.
Votre tout dévoué en N. S.
C. Desaire
1 L'abbé Desaire avait été étudiant à Santa-Chiara avec Léon Dehon depuis 1866-1867 (NHV V, 39). Ordonné prêtre «depuis quelques mois seulement», il était en 1868-1869 chapelain à l'église Saint-Louis des Français (NHV VI, 77). Cette lettre est, comme on verra, la première d'une longue correspondance intéressant un «projet» cher à Léon Dehon (cf note 3).
2 Il doit s'agir de quelque méthode de préparation pour lés sermons et d'exercice de la parole publique.
3 Le projet d'une œuvre d'études pour le clergé et la rénovation des études ecclésiastiques: les NHV en parlent longuement à l'occasion de la présence à Rome du P. d'Alzon en 1869 (NHV, VI, 115-130). Cette lettre montre que les deux amis s'en étaient entretenus auparavant, d'où le mot des NHV qui parle d'un «réveil» de ces préoccupations relatives aux études ecclésiastiques. Selon NHV I, 61r°, c'est dès ses études à Paris qu'il aurait pensé à ce projet...
4 Cf LC 37 et 38.
5 Allusion à la grande tension internationale provoquée par l'affaire de succession d'Espagne dès l'autome 1868. On parlait d'un Hohenzollern (Léopold); d'où la crainte de la France relativement à la reconstitution de l'empire de Charles-Quint. Cela devait aboutir en juillet 1870 à la fameuse dépêche d'Ems et à la déclaration de guerre de la France à la Prusse, avec les résultats que l'on sait.