**217.03** **B18/9.1.3 ** Ms autogr. 4 p. (21 x 13) **À ses parents** //Bologne 6 septembre 1864 // Chers parents, Depuis que je vous ai écrit, ma semaine a été admirablement remplie: elle n'a été troublée que par le regret de n'être pas près de vous. La lettre que vous m'avez écrite à Louèche m'a beaucoup attristé: pourquoi maman doute-t-elle de mon attachement? Ne sait-elle pas que j'ai entrepris en pleurant ce voyage que mon devoir m'imposait parce qu'il est de première utilité et que l'occasion qui se présentait était unique? Vous savez bien que si je vous en entretenais peu dans les derniers jours, c'est parce que l'approche de notre séparation nous attristait. Il n'y a que l'excès de notre tendresse qui ait pu vous porter à prendre mon silence pour de la froideur1. Je vous supplie d'oublier vos inquiétudes et de bien vous persuader que nous n'avons aucun danger à redouter et que nous saurons nous précautionner contre la fatigue, le seul inconvénient de notre voyage. J'ai reçu une lettre bien aimable de Mr Boute, en même temps que la vôtre2. Je ne saurais vous décrire tout le charme et l'intérêt de cette semaine de voyage3. Pendant trois jours, nous avons vécu sur les bords ravissants du Lac Majeur et du Lac de Côme. Sous un ciel pur et bleu, nous respirons un air doux et parfumé en face des blanches cimes des Alpes. Les collines qui se baignent dans ces lacs sont garnies de villas riches en œuvres d'art. Les champs y sont semés de maïs et de sorgho et séparés par des ormeaux que garnissent et relient des guirlandes de vignes. Les coteaux sont garnis d'oliviers, d'orangers, d'aloès, de citronniers, de grenadiers; les œillets émaillent les prairies au lieu de nos humbles marguerites. À Milan, nous pûmes prier sur les tombeaux de st Charles Borromée et de st Ambroise, dans la belle cathédrale de marbre blanc dont l'architecture féminine laisse découper sur le ciel bleu les clochetons dentelés, et dans la basilique historique dont st Ambroise écarta Théodose et où furent couronnés Charlemagne et tous les empereurs d'Allemagne4. À Parme et à Modène, nous avons pu admirer les célèbres chefs-d'œuvre de la Renaissance italienne et les tableaux les plus propres à enthousiasmer les amateurs. Nous voici arrivés à Bologne au pied des Apennins; nous descendrons jusqu'à Rimini pour remonter ensuite à Ravenne, Ferrare, Padoue et Venise, d'où sera datée ma prochaine lettre. Je vous embrasse de tout cœur et vous prie de croire que vous avez en moi le plus aimant des fils. Embrassez pour moi Henri, Laure et maman Dehon. Votre dévoué fils L. Dehon Nous vous avons adressé une petite caisse de minéraux du Saint-Gothard, le point d'Europe le plus riche en ce genre. Nous n'en recueillerons plus guère dans le reste du voyage. Vous pourrez me répondre de suite à Trieste où nous serons vers le 16. À Trieste (Autriche). 1 On notera la délicatesse de l'expression et du sentiment exprimé. On attendrait «votre tendresse», mais c'est bien «notre» que porte le texte en écho à la phrase précédente: «parce que l'approche de notre séparation nous attristait». Cependant on peut douter que ce soit «en pleurant» que ce voyage fut entrepris comme un «devoir» imposé. Les NHV (II, 71 rº), elles, disent: «On comprend avec quelle joie je partais, tout rempli d'ardeur et d'enthousiasme…» 2 L'abbé Boute, professeur de lettres au Collège d'Hazebrouck. Le P. Dehon lui consacre une longue et très belle note dans ses NHV: «M. Boute fut l'instrument de la Providence pour la grâce maîtresse de ma vie… pour mon éducation chrétienne et ma vocation… une influence décisive sur mon adolescence…» (I, 13 rº et 17 rº - 23 rº). De l'abbé Boute, les AD conservent, adressées à Léon Dehon, trente lettres (du 19 septembre 1860 au 30 septembre 1871 - Il mourut en mars 1872), lettres dont les NHV citent quelques extraits qui font souhaiter une publication plus complète. À défaut des lettres du P. Dehon lui-même à M. Boute, elles-mêmes perdues, on y saisit quelque chose des relations de maître à disciple, puis de franche amitié qui liaient les correspondants. M. Boute, qui partageait aussi les inquiétudes de madame Dehon, ne semble pas avoir été trop d'accord au début pour ce long voyage d'Orient (cf. lettre du 18 août 1864: LC 9). Mais, comme on voit, le différend n'a pas duré longtemps. L'humaniste a partagé bien vite l'enthousiasme de son jeune ami. Cette lettre «bien aimable» reçue à Bologne ne se trouve pas aux AD. 3 06.09.1864 3 Du 31 août au 6 septembre: le Lac Majeur (31 août). Varese et la Madonna del Monte (1er sept.), le lac de Côme (2 sept.), le lac de Lugano (3 sept.), Milan (4-5 sept.), Parme, Modène et Bologne (6 sept.). En VO I pp. 36-111; NHV II 75 vº-85. 4 Allusion à l'exclusion de l'empereur Théodose après le massacre de Thessalonique en 390. À la demande d'Ambroise, l'empereur se soumit à la pénitence publique.