**217.04**
**B18/9.1.4 **
Ms autogr. 4 p. (21 x 13)
**À ses parents**
//Venise 14 septembre 1864 //
Chers parents,
Voici encore une semaine bien remplie et féconde en observations de tout genre1.
Bologne, ville prospère, artistique et savante, n'a pas démérité depuis qu'au moyen-âge, elle était le centre des hautes études. Son musée est des plus riches. Son antique université, les objets d'art de ses églises et l'aspect unique de ses rues bordées d'harmonieuses arcades, qui préservent du soleil et de la pluie, la mettent au premier rang des villes d'Italie. Sa situation sur le versant des Apennins est ravissante. Après Bologne, nous avons franchi, non sans émotion, le petit fleuve du Rubicon, dont le passage par César fut le signal de la guerre civile. Rimini n'a plus que des ruines romaines, Saint-Marin est le chef-lieu d'une petite république modèle. Petite ville aristocratique campée au sommet d'un rocher, elle domine les Apennins et toute l'Adriatique, mer bleue et calme comme un lac de Suisse. Sa constitution est en vigueur depuis plus de 1.400 ans. Elle a deux capitaines élus tous les six mois, un Conseil de 60 membres élus à vie, une garde noble de 40 hommes et 900 hommes de troupes. La population de la république est de 8.000 hommes, celle de la capitale de 700 h. On y vit heureux dans une paix continue.
Ravenne, ville triste et dégénérée, a les monuments les plus intéressants de tout l'Occident. Ses basiliques antiques, ses églises tapissées de mosaïques du temps de Justinien, le tombeau de Théodoric et les restes de son palais font de cette ancienne capitale de l'Italie du moyen-âge la rivale de Constantinople et la ville la plus orientale par ses monuments.
À Ferrara, outre une façade d'église des plus harmonieuses, nous avons visité la maison de L'Arioste et la prison où Le Tasse gémit pendant sept années pour expier un amour imprudent.
Nous voici maintenant à Venise, ville qu'on croirait arrachée du rivage et portée sur les flots comme un navire. Ses canaux bordés de palais, son silence, ses souvenirs, sa place incomparable de Saint-Marc en font un séjour délicieux. On y voit seulement avec regret le caractère méprisable du peuple italien, indolent et dégénéré. Depuis l'époque où le monde entier les servait, ils se croiraient dépravés par le travail. Abrutis par l'oisiveté, ils ne rougissent pas de se donner en masse à la mendicité. Grâce à l'administration autrichienne, la Vénétie est plus active et plus prospère que le reste de l'Italie2.
Nous ne pourrons guère quitter Venise avant huit jours: ce sera pour aller de suite en Grèce. Vous pourrez m'écrire avant la fin du mois à Corfù, îles ioniennes. Vers le 10 octobre, nous serons à Athènes.
J'ai trouvé ici votre lettre et des nouvelles de Siméon. J'écrirai sous peu à plusieurs personnes, à Mr Demiselle, Mgr Dupanloup, M. Boute, etc.3
Dans ma prochaine lettre, je vous donnerai la formule pour remplir le reçu que je vous ai laissé, vous le ferez légaliser. Embrassez pour moi Henri, Laure et maman Dehon.
Je vous embrasse de tout cœur.
Votre dévoué fils
L. Dehon
À Corfù dans 15 jours.
Ne me reprochez pas de m'être éloigné de vous; je travaille pour votre bonheur et pour le mien. Ma pensée est toujours près de vous et je m'attriste parce qu'il me semble que vous vous inquiétez à tort. Nous écrivons beaucoup et nous nous ménageons suffisamment.
1 Semaine du 7 au 14 septembre: de Bologne à Venise, selon l'itinéraire Bologne (7-8 septembre), Rimini, Saint-Marin (9 sept.), Ravenne (10-11 sept.), Bologne, Ferrare, Padoue, Venise (12-13 sept). Cf. VO I, 87-131 et II, 1-38, soit 82 pages. «Nous écrivons beaucoup» annonce le post-scriptum. En NHV II, 83 vº-94. À Padoue, ils n'ont fait que passer, le 13 au soir: «Nous aperçûmes seulement les coupoles de S. Antoine, quelques grandes tours et la promenade du Prado» (VO II, 38). Ils devaient y consacrer une journée (22 septembre) à partir de Venise (VO II, 20-40).
2 Réflexion sévère qu'on retrouve dans le VO (III, 44), en conclusion du séjour à Venise: «Nous quittâmes Venise à onze heures (le 23 sept.), satisfaits de notre séjour, mais peu désireux d'y vivre à cause de l'air vicié qu'on y respire malgré la propreté des rues. La population y poursuit les étrangers dont elle vit, et les mendiants et les gens à petits métiers en rendent par moment le séjour ennuyeux» (note de LD). Les NHV (II, 96) font par contre un éloge, presque sans réticence, de l'histoire de Venise, de «ses aspects pleins de grandeur, de noblesse et de dignité religieuse… du Xème au XVIIIème siècle, prospérité, activité, grande culture artistique, scientifique et sociale».
3 Siméon Vandewalle d'Hazebrouck, condisciple d'Henri et de Léon au Collège, puis à Paris. La famille Vandewalle était l'une des deux qui recevaient Léon pour ses sorties et congés (cf. NHV I, 27 rº). Siméon est celui des deux fils Vandewalle qui devint avoué à Paris et resta en relation d'amitié avec la famille Dehon. Cf. lettres de M. Boute à Léon, LC 2, 7 et 11. M. Demiselle, curé-doyen de La Capelle, après l'abbé Hécart (de 1855 à 1863), puis chanoine de Soissons. Les AD (B17/6.12) conservent de lui 40 lettres à Léon Dehon (du 12 juin 1865 au 23 mai 1877), dont les NHV donnent de longues citations (VI, 34-35; VII, 146-149; IX, 151-156; X, 61-63; XI, 22-27; XII, 34-36; XIV, 40: autres références en NHV vol. 8 index p. 231). M. Demiselle fut pour Léon Dehon un conseiller, un ami et un soutien actif et efficace dans ses œuvres et entreprises. Il mourut le 11 février 1888 (cf. NQT IV, 21 rº). Mgr Félix Dupanloup (1802-1878), le célèbre évêque d'Orléans qui fut, après 1849, le chef du mouvement catholique dit libéral, et l'auteur notamment de la fameuse distinction de la «thèse» et de l'»hypothèse» lors de la publication du Syllabus (1864). Le P. Dehon le consulta, ainsi que le P. Gratry, sur la direction de ses études, en 1864 (cf. NHV I, 60 rº/vº), puis en 1865 (NHV II, 66 rº). Les AD (B17/6.18) conservent trois brèves et très aimables lettres de Mgr Dupanloup au jeune L. Dehon, l'invitant à venir le voir à Paris ou à Orléans; la troisième, probablement jointe à la lettre de recommandation pour Rome, que L. Dehon sollicitait sans doute dans la lettre annoncée ici et qu'il a reçue, en effet, pour une audience particulière de Pie IX (cf. NHV IV, 97-98 et LD 28 notes 2 et 3). De Mgr Dupanloup il est souvent question dans les NHV (cf. vol. 8 index p. 234, 42 références), surtout à propos du Concile et des positions de l'évêque d'Orléans (cf. NHV IV, 26 mentions), notamment contre la définition de l'infaillibilité. Voici le jugement final du P. Dehon, à propos de la mort de Mgr Dupanloup, le 15 octobre 1878: «Il avait été bon pour moi. C'était une nature ardente. Ses premiers succès lui avaient peut-être donné quelque vanité. Il eut trop de confiance en son sentiment au Concile, et il batailla sans courtoisie ni mesure. Il a toujours eu une activité dévorante et il a montré un grand zèle pour l'éducation chrétienne de la jeunesse» (NHV XIII, 148).
4 Sur M. Boute cf. LD 3 note 2.