**218.29**
**B18/9.2.29 **
Ms autogr. 4 p. (21 x 13)
**À ses parents**
//Rome 13 novembre 1866 //
Chers parents,
J'ai reçu avec bonheur votre lettre. C'est pour moi une double joie quand vous m'écrivez tous les deux. Je suis remis à l'étude et j'y suis heureux. La théologie est la plus belle des sciences. Elle parle en même temps au cœur et à l'esprit, en élevant l'un et l'autre vers Dieu. J'étudie le dogme, la morale, l'hébreu et l'histoire ecclésiastique. Je tâcherai aussi d'entretenir les connaissances que j'ai acquises précédemment. Mes journées sont bien remplies sans que j'aie trop de travail1. J'espère que nous passerons l'année en paix, sans interrompre nos études. Les personnes les mieux renseignées ont assez de confiance dans l'avenir. Quant au choléra, les journaux doivent avoir déjà démenti le faux bruit qu'ils avaient propagé. Il n'y en a pas le moins du monde à Rome et l'on prend aux frontières toutes les précautions possibles pour qu'il ne soit pas apporté de France.
J'ai eu le bonheur d'avoir une audience du St-Père pour lui remettre la lettre de Mgr Dupanloup. Il m'a accueilli avec la bonté paternelle qu'il témoigne à tous ceux qui l'approchent. Il est attristé par la persécution barbare qui sévit contre la religion en Pologne et en Italie et il n'a pas pleine confiance dans le gouvernement français. Il m'a béni quelques chapelets et médailles que je vous reporterai aux vacances2.
J'ai été bien accueilli aussi par la princesse Borghèse qui m'a beaucoup parlé de Mgr d'Orléans et du comte Caffarelli. C'est la princesse mère, douairière, que j'ai vue. Elle est française et de la famille des Larochefoucault3.
Je n'ai pu échanger que quelques mots avec Mgr de Mérode. Il n'était pas libre quand je suis allé le voir4.
Je ne négligerai pas les relations que j'ai à Rome. Cependant je ferai en sorte qu'elles ne me fassent pas perdre de temps.
Vous apprendrez avec plaisir que j'ai obtenu un premier accessit pour le concours auquel j'ai pris part au mois de juillet avant mon examen. Je ne l'ai su qu'à mon retour, parce que la distribution des prix a lieu au mois de septembre5.
Nous avons eu dimanche dernier la messe et un discours de Mgr Bayès, ancien évêque de Luçon.
La lettre de maman a un air de tristesse que je voudrais voir disparaître. L'Évangile nous fait une loi d'être toujours dans une joie modérée. St Paul le répète dans presque toutes ses épîtres: «Réjouissez-vous, soyez toujours dans la joie; ne vous abandonnez pas à la tristesse comme ceux qui n'ont pas d'espérance»6. L'Église nous fait un devoir d'espérer le bonheur éternel par la miséricorde de Dieu. Cet espoir et la reconnaissance pour Dieu qui nous a mis dans la voie du salut doivent tempérer notre tristesse naturelle. Les peines et les séparations de cette vie sont peu de chose en comparaison du bonheur et de la réunion éternelle. Ce sont de simples vérités sans phrases ni exagérations.
Continuez à m'écrire régulièrement. Je vous répondrai tous les quatorze jours comme l'an dernier par la poste française.
Dites-moi combien Henri a payé la maison de la Haie Maubecque et quels achats vous avez fait à Chimay.
Embrassez pour moi Henri, Laure, maman Dehon, et ma petite Marthe à laquelle je pense souvent aussi.
Je vous embrasse de tout cœur.
Votre dévoué fils
L. Dehon
47 Via Santa Chiara et non pas Chiarra.
Il peut arriver que quelqu'une de mes lettres se perde, comme je les envoie par occasion. Ne vous inquiétez pas. Pas de nouvelles, bonnes nouvelles.
Palustre m'écrit qu'il arrivera ici le 15 décembre avec l'abbé Poisson.
1 Sur la théologie et le dogme le P. Dehon développera longuement sa pensée en NHV V, 44-53.
2 En Italie, extension aux régions conquises de la politique de laïcisation inaugurée dans le royaume de Piémont-Sardaigne depuis 1848; et en outre menace croissante de l'envahissement total des États pontificaux et de Rome. Des tentatives d'accord avaient bien eu lieu, mais 1866 voit de nouvelles mesures de laïcisation (mariage civil, confiscation des biens ecclésiastiques, etc.). En Pologne, c'était la politique de russification et les vexations contre les catholiques et les uniates. Le 29 octobre 1866, Pie IX condamnait solennellement les décrets impériaux contraires aux droits de l'Église et du Saint-Siège. La politique romaine de Napoléon III, soumise aux mouvements de l'opinion publique, est en effet fluctuante entre la promesse d'assistance au Pape et la connivence avec le royaume d'Italie. Ainsi, après le retrait des troupes françaises de Rome en 1866 (convention du 15 septembre 1864), l'envoi d'un corps expéditionnaire en renfort des troupes pontificales, qui permit la victoire de Mentana en 1867.
3 Adelaïde, née La Rochefoucault, femme de Francesco Aldobrandini, mort en 1839. Marcantonio V, prince de Borghèse, était son premier-né (cf. LD 41 note 3). Elle avait fondé à Rome et dans sa propre maison une école de filles. Sur le comte de Caffarelli cf. LD 33 (note 3).
4 Mgr de Mérode cf. LD 31 (note 5), 32, 33, 37, 41…
5 Premier accessit au concours de morale naturelle (cf. NHV V, 35).
6 Nombreuses références en S. Paul (Rom. 12, 15; Phil. 3, 1; 4, 4…; 1 Thes. 4, 13).