**218.90**
**B18/9.2.90**
Ms autogr. 6 p. (21 x 13)
**À ses parents**
//Rome 19 décembre 1869//
Chers parents,
Vous rappelez-vous comme nous étions heureux l'année dernière à pareil jour? Le 19 décembre est l'anniversaire de mon ordination et en même temps le 4ème dimanche de l'Avent me rappelle ma première messe. Avec quel bonheur et quelle émotion j'ai célébré cette même messe ce matin! Je me suis représenté ce que nous étions ce jour-là et ce que nous voulions être. Comme nous étions pénétrés de la grâce de Dieu! Quelle joie! Quelle bonne volonté! Et ce n'était que le commencement d'une série de grâces qui se continue tous les jours. Notre Seigneur nous a donné sans compter, il s'est donné lui-même. Nous lui avons promis beaucoup aussi avec l'aide de sa grâce. L'avons-nous tenu? Je fais de tout mon cœur mon mea culpa. Je n'ai pas toujours apporté au saint sacrifice la même bonne volonté que la première fois et par suite tout le reste aussi a été en souffrance. Mais je vais reprendre avec la même confiance que le premier jour et j'espère tout de la miséricorde de Dieu. Remerciez Dieu aussi des grâces qu'il vous a accordées à Rome et tenez les promesses que vous lui avez faites.
J'ai besoin, cher père, de t'ouvrir à toi plus spécialement mon cœur. Tu as certainement ressenti l'année dernière quelle joie tu me causais à moi. Mais cela n'est rien. Tu as ressenti aussi quelle joie tu causais au ciel, à N.S. Jésus-Christ et à ses saints. Eh bien si tu ne restais pas dans les mêmes sentiments, de même que tu me déchirerais le cœur à moi, tu renouvellerais aussi, s'il était possible, les larmes de sang que Notre Seigneur a versées sur nos infidélités. Voilà pour le nécessaire. Mais il y a en outre ce que l'Église n'exige pas et qui est extrêmement bon et utile, ce serait une communion aux deux ou trois plus grandes fêtes de l'année. Penses-y à Noël et si tu pouvais renouveler notre union commune avec N.S. dont nous étions si heureux l'année dernière, n'y manque pas.
Entretenons-nous souvent de ces souvenirs-là. Ils nous feront du bien.
Ma santé est excellente et je suis on ne peut plus heureux de suivre de près la grande œuvre du concile. Depuis la belle fête du 8, il y a eu deux réunions ou congrégations générales. La 3ème aura lieu demain. Ces réunions sont secrètes. Nous avons seuls le privilège d'y assister. Nous y sommes mieux placés que nous ne pouvions l'espérer. Notre table est au centre de la salle. Ceux de nous qui n'ont pas à écrire ont à leur disposition une tribune d'où ils peuvent voir et entendre. Nous avons eu peu à faire jusqu'à présent. Les séances ont été remplies par des élections de commissions et autres dispositions préparatoires. Il est probable que nous ne serons pas occupés du concile plus de deux jours par semaine.
J'ai fait visite à Mgr Dours et à Mgr d'Orléans. Mgr Dupanloup a fait tort à son influence par ses dernières lettres, qui n'ont pas été du tout du goût des évêques. Vous en verrez dans les journaux une belle réfutation écrite par Mgr Dechamps, archevêque de Malines1
Je vois de temps en temps Mr Demiselle, et j'ai reçu des nouvelles de Mr Boute qui se plaint beaucoup de sa santé2.
Embrassez pour moi Henri, Laure, maman Dehon et Amélie.
Je vous embrasse de tout cœur.
Votre dévoué fils
L. Dehon
1 Allusion à cette campagne de Mgr Dupanloup en NHV VI, 186 et VII, 36-42. L'évêque d'Orléans avait reçu et conseillé Léon Dehon en 1864-1865 sur sa vocation et ses études (cf. LD 4, note 3, et LD 28, notes 2 et 3). À propos du concile, il s'était déjà manifesté en mars 1869 par un article anonyme (dans le journal Le Français), protestant contre un article de la «Civiltà Cattolica» du 6 février, sur le problème de l'infaillibilité, article répercuté dans l'Univers de Louis Veuillot. Les lettres auxquelles fait allusion Léon Dehon furent publiées le 11 novembre 1869, sous le titre: «Observations sur la controverse soulevée relativement à la définition de l'infaillibilité au futur concile», puis une «lettre à son clergé», enfin, en réponse à un article de Veuillot dans l'Univers du 18 novembre, un «Avertissement à M. Louis Veuillot». Sur les détails de cette polémique, voir en Aubert: «Le Pontificat de Pie IX» (pp. 318-321), et aussi l'ouvrage de L. Veuillot: «Rome pendant le Concile», auquel le P. Dehon s'est référé pour la rédaction de ses NHV. Mgr Dechamps avait publié en juin 1869 une brochure sur «L'Infaillibilité et le Concile Général».
2 De Mr Boute LC 59.