=======25ème CAHIER. Départ – Les Etats Unis======= =====Notes quotidiennes (8 août 1910 – 28 août 1910)===== **51** //Occasion du voyage//(( Une grande partie du «voyage autour du monde», à partir du 19 août 1910, a été publiée dans diverses livraisons de la revue «Le Règne du Sacré-Cœur» (Louvain), de 1911 à 1914. On a des adaptations rédactionnelles et des coupures; ces textes, publiés dans «Le Règne», étaient préparés par le P. Ducamp et non pas par le P. Dehon lui-même (cf. lettre de Ducamp au P. Dehon, datée 1912; et aussi la note 17 ci­-dessous). )) On préparait le beau congrès eucharistique de Montréal. Mes amis de Montréal et de Québec, Mgr Bégin, Mgr Marois(( Marois (Cyrille Alfred), protonotaire apostolique. En 1909 il a fait beaucoup pour aider les débuts de notre Congrégation au Canada. Le P. Dehon avait demandé à Mgr Bégin l’autorisation d’ériger une maison dans l’archidiocèse de Québec. Mais plusieurs congrégations y travaillaient déjà, et donc sa demande n’a pas été acceptée. Alors c’est Mgr Marois, protonotaire de l’archevêché, qui le 20 novembre 1909 infor­ma le P. Dehon qu’il avait lui-même transmis sa requête à Mgr Langevin, archevêque de St-Boniface, au Manitoba, en lui recommandant notre Congrégation (AD.B.102/4). Le 27 nov. il reçoit de l’archevêque de St-Boniface cetté réponse: «Votre éloquente lettre du 18 courant se ressent du souffle de notre grand concile de Québec et elle plaide avec un cœur d’apôtre la fondation demandée par le célèbre père Dehon». Mais lui aussi avait accepté tout récemment d’autres congrégations et donc sa réponse est négative. Cependant Mgr Marois insiste dans sa recherche en transmettant la même demande à l’évêque de St-Albert. Et cette fois-ci c’est Mgr Emile Legal qui se hâte lui-même d’écrire directement au P. Dehon: «C’est de grand cœur que je vous dis que je désire vivement que vos missionnaires puissent nous prêter leur concours dans ces nouveaux pays, et en particulier dans le diocèse de St-Albert» (10 déc. 1909).)), le chanoine Martin, vic. génér. et M. Volbart, sulpicien, m'avaient invité avec instan­ce à y aller. Mon ami, Mgr Tiberghien(( Tiberghien (Jules), né à Tourcoing en 1867, chanoine de Saint-Jean de Latran, consulteur de la Congrégation pour l’Eglise Orientale, arch. tit. de Nicée. Mort à Rome le 3.1.1923.)), y allait aussi, il est membre du Conseil des Congrès eucharistiques. Nous avons fait nos plans à Rome. Nous voulions visiter les Etats-Unis et le Canada, et pousser jusqu'à notre mission de l'Alberta vers le Pacifique. Là nous examinerions s'il n'y avait pas lieu de revenir par l'Asie. M. Flipo, parent de Mgr Tiberghien et professeur au séminaire **52** de Cambrai, allait avec nous jusqu'à Montréal seulement. Nous avions rendez-vous à Cherbourg. ====Paris==== Je suis à Paris le 8 août. Il faut aller prier à Montmartre et à N.-D. des Victoires avant de partir. A Rome, j'avais fait mon pèlerinage à N.-D. du bon Voyage(( L’église N. D. du Bon Voyage, dont parle ici le P. Dehon, c’était «Santa Maria in Torre», plus connue comme «Santa Maria del Buon Viaggio». Elle se trouvait à Trastevere, non loin de Ste Cécile et de Porta Portese. Sa façade donnait sur le Tibre, plus précisément sur le port de Ripa Grande, le plus important de la Ville. Pour cette raison, elle était invoquée par les bateliers du Tibre allant à Ostie. Elle a été construi­te, probablement, sous le pontificat de Léon IV (846-855) (cf. «Archivio Chiese di Roma», Ed. del Vicariato).)). A Paris, la rue Scribe est un petit coin d'Amérique et comme la tête de pont sur l'Océan. Il y a là les bureaux de la compagnie de naviga­tion //White Star// et du chemin de fer Canadien-Pacifique. Je prends mon billet pour Cherbourg et pour New-York. Il y a là aussi la banque de l'//Américan-Express//, qui donne des chèques valables sur signature dans toute l'Amérique. On trouve à cette banque tous les horaires illustrés des **53** lignes américaines et une salle de lecture avec un grand nom­bre des journaux d'outre-mer. A toute heure on rencontre là des amé­ricains affairés qui se renseignent, qui changent leur monnaie, qui prennent des billets ou des chèques. C'est déjà l'Amérique. ====Normandie==== En route: Evreux, Bernay, Lisieux, Caen, Cherbourg. C'est d'abord la gracieuse vallée où la Seine s'écoule doucement entre ses rives fleuries. Nous voyons passer Mantes la jolie et d'autres villes et bourgades où villas et châteaux entourés de leurs parcs abri­tent les parisiens pendant la saison chaude. Pins et bouleaux, érables verts et noirs dessinent comme des tapis aux couleurs variées sur les collines. Voici la Normandie. Ce mot me fait songer. Je trouve là les traces **54** de plusieurs races et de plusieurs civilisations successives. Les Celtes ont vécu là porteurs de traditions primitives, semant sur les collines leurs cromlechs(( Cromlech ( du breton crom, rond, et lech, pierre). Groupe de pierres dressées ou de menhirs disposés en cercle.)), leurs menhirs(( Menhir (du breton men, pierre, et hir, longue). Monument mégalithique formé par une pierre levée. Après le triomphe du christianisme en Gaule, de nombreux menhirs furent par l’apposition d’une croix plantée au sommet du monolithe ou sculptée sur une de ses faces.)) et leurs dolmens(( Dolmen (du breton dol, table, et men, pierre). Monument mégalithique formé par un ou plusieurs blocs horizontaux reposant sur des pierres dressées. Parfois enfouis dans des tumulus, les dolmens sont des sépultures collectives.)), tom­beaux des chefs, pierres du sacrifice, enceintes où se tenaient les assemblées nationales. Ils s'appelaient les Ebudans, les Léxoviens, les Bajocasses, et leurs noms se perpétuent dans les villes de Bayeux, de Lisieux et d'Evreux. Je retrouve à Cherbourg le cromlech de Tourlaville. Puis les romains ont passé, et ils ont laissé l'empreinte indélébile de leur langue et de leur civilisation. Ils ont fondé Cherbourg, le bourg de César, Caesarisburgus, et ils ont baptisé Bayeux du nom d'Auguste (Augustodurus). **55** La religion chrétienne a pénétré profondément la Normandie. Aucune province de la vieille France n'était aussi riche en grandes abbayes et en splendides cathédrales. En courant même à la vapeur, on est ébloui par les hautes nefs, les tours ajourées et les flèches élégantes d'Evreux, de Lisieux, de Bayeux et de Caen. Là sont venus il y a mille ans les hardis navigateurs du Danemark et de la Norvège, que nous avons appelés les normands, peuple robuste, aventureux et intelligent, qui est en train de conquérir le monde, car il a formé avec ses frères les Anglo-Saxons, cette race anglaise et améri­caine, qui domine sur toutes les mers. Ils étaient vaillants nos vieux Normands, qui allaient conquérir l'Angleterre, la Sicile, la Grande **56** Grèce, et qui donnaient le meil­leur appoint aux Croisades. Rollon les fit chrétiens; Guillaume le Bâtard donna les fiefs des Iles britanniques à ses vassaux. Eric le Rouge avait atteint le Groënland et l'Amérique, cinq ou six siècles avant Colomb. Le grand Corneille était des leurs, le rival de Sophocle et d'Euripide, qui nous a donné le Cid, Polyeucte, Horace et Cinna... Mais aujourd'hui, il faut dire avec tristesse que notre belle Normandie est en décadence. Elle se dépeuple. Elle est ravagée par l'alcoolisme. Son cidre est trop tentant. Elle n'a plus d'enfants. Ses vergers sont encore beaux, mais les fermes vieillissent, avec leurs murs en pans de bois et leurs toits de chaume. Les villages laissent voir des mai­sons en ruine. Il n'y a plus assez de monde pour les habiter. **57** ====Cherbourg==== Cherbourg mérite vingt quatre heures d'arrêt. Son beau port regar­de l'Angleterre et l'Amérique. Sa rade a un millier d'hectares. Son cromlech de Tourlaville, sa vieille église gallo-romaine de St­Germain marquent les étapes de son histoire. Sa belle église de la Trinité du XVe siècle a une danse des morts comme les vieilles cités allemandes. Comme tous nos ports, Cherbourg a une église du voeu en l'hon­neur de Notre-Dame, je vais là recommander mon voyage à la Sainte Vierge. Napoléon 1er avait compris la valeur de Cherbourg dans nos luttes avec l'Angleterre. Il y a là une statue équestre avec cette inscription: «J'avais résolu de renouveler à Cherbourg les merveilles de l'Egypte». **58** ====L’Adriatic, 10 août==== L'heure est venue, il faut s'embarquer. C'est le steamer Adriatic, de la Compagnie White Star, qui va me conduire au nouveau monde. En 1819, un bateau à vapeur, le Savannah, traversa pour la première fois l'Océan Atlantique. Il mit vingt six jours de Savannah à Liverpool et cette rapidité émerveilla l'Europe. J'espère y mettre moins de temps. L'Adriatic est un bateau superbe: 15.600 tonnes, 2.225 passagers. Il y a 370 passagers en 1ère classe, 422 en 2e classe, 926 en 3e classe, et 447 hommes d'équipage et de service. Nous faisons environs 400 milles par jours. Il y a 3500 milles à faire, cela prendra neuf jours. Ces grands navires sont confortables, **59** ce sont de vrais hôtels. mais leur vitesse est médiocre. Quand les Américains viennent en Europe, c'est pour leurs vacances. Ils aiment mieux avoir leurs aises que d'aller vite et d'être trop secoués. Ce bateau anglais, qui embarque la plupart de ses passagers à Cherbourg, est peuplé d'Américains. Nous sommes trois Français et trois Anglais en première; tous les autres sont des citoyens du nouveau monde. Nous sommes déjà en Amérique. ====Queenstown, le soir==== Nous allons prendre quelques émigrants irlandais à Queenstown. Mais comment aborder? Il fait un vrai brouillard anglais, un brouillard épais, noir, qui ne permet pas de voir à deux pas. Nous sommes dans la baie. Nos sirènes sifflent à nous étourdir. Des bateaux viennent on ne sait d'où. Ils sifflent aussi, ils nous rasent. Il **60** faut aller pas à pas. Enfin, ils nous abordent. Curieux spectacle! De pauvres Irlandais se font hisser à notre bord. Des hommes et des femmes grimpent ainsi aux flancs du navire. Ils bravent les risques et les fatigues pour gagner quelques sous. Ils étalent leur pauvre marchandise: des cannes, travail­lées au couteau, des pipes, des chapelets, quelques broderies. Travail et pauvreté, c'est le caractère de cette race, qui garde des réserves de sang généreux, de foi et de vigueur physique, pour aller peupler les continents nouveaux de l'Amérique et de l'Australie. ====A bord==== Du 12 au 19. J'apprécie le peuple américain. Ils tiennent à la vigueur physique, à un régime substantiel et régulier, avec le sport et l'exercice. Il y a de la simplicité et du **61** sans-gêne dans leurs maniè­res, parfois un peu trop. Ils prennent leur bain journalier. Ils se promènent à bord par mesure d'exercice. Tous font les cent pas, hom­mes, femmes et enfants, tout le monde se prête au sport, à la lutte, aux jeux forains, même les hommes les plus sérieux. C'est une société nou­velle qui a hérité des qualités de Sparte. Nous tendons d'ailleurs à l'i­miter dans les sports. L'Américain prend au réveil le café ou le thé. A huit heures, il lui faut un repas complet. On commence par un fruit, orange, pêche ou pamplemousse; puis une purée de farine d'avoine ou quelque chose d'analogue, du roastbeef, du jambon, un pudding; souvent du gâteau de sarrasin avec du sirop d'érable. On boit le thé ou le café. **62** Un bouillon à 11 heures, le déjeuner solide à midi, un goûter à 4 heures et le dîner à 7 heures, avec un thé encore le soir à 9 heures. Ce n'est pas un carême. La plupart boivent le whisky avec l'eau de selz. Cela rem­place pour eux le vin. Ils ont la réputation d'abuser du whisky, mais en somme ce sont quelques rares personnalités, qui oublient les lois de la tempérance. La mer est monotone. Le 13, quelques marsouins nous récréent par leurs exercices de natation. Un coucher de soleil épatant nous retient sur le pont malgré le potage qui nous attend. Le 14, c'est dimanche, jour sacré pour les Anglo-saxons. Un pasteur protestant fait l'office dans la grande salle. Nous nous sommes ar­rangés avec les catholiques. Nous disons **63** la messe dans les trois classes. Nous avons 25 assistants aux premières, 100 aux secondes, et 120 pour les troisièmes et la calle [cale]. Le purser ou commissaire, des stewards ou camériers, des chauffeurs assistent à l'office en bonne tenue et avec ordre. Plusieurs nous causent aimablement. Ils ont des prêtres, des frères dans leurs familles. Nous marchons lentement. On dit que nous avons des chauffeurs d'occasion, parce que nos chauffeurs étaient en grève à Southampton. Le 16 nous recevons un Marconi de l'île du sable; le 17 nous som­mes en communication avec New York par la télégraphie sans fil. On nous donne un petit journal à bord. J'apprends le grand incendie de l'Exposition de Bruxelles. Nous croisons des bateaux. La terre n'est plus loin. **64** ====L’arrivée Coney Island==== Le 18 au soir nous stoppons. C'est trop tard pour débarquer. Devant nous, un éblouissement de lumières, une ville, toute embrasée de feux électriques, des tours, des façades imposantes, des flèches élancées. Serait-ce New York, me disais-je? Y a-t-il donc quelque fête nationale? Non, c'était Coney-Island, l'île des fêtes, la foire perpétuelle de New York, quelque chose comme la fête de Neuilly, à Paris, mais bien plus vaste et plus épatant. New York fait tout en grand. J'irai voir cela de près. Le 19 nous saluons la statue de la Liberté, un symbole véridique et sincère à l'entrée d'un pays libre, tandis que la statue de la liberté à Paris est une **65** blague dans un pays d'oppression et de persécution. Nous abordons la grande ville, nous apercevons les maisons cyclopéennes qui montent vers le ciel, les ponts qui ne finissent pas, les agglomérations immenses. C'est évidemment la ville la plus étonnante du monde, la ville des géants. Le bon Père Hattais, vicaire général des Prêtres de la Miséricorde, nous attend sur le quai. C'est l'amabilité française au pays des anglo­saxons. Nous allons avec lui chez ses confrères à l'église française de St Vincent-de-Paul. Ces messieurs seront pour nous les guides les plus bienveillants pen­dant trois jours. La colonie française trouve là une bonne direction. C'est à la 23e rue à l'ouest, entre **66** la 6e et la 7e avenue. ====New York 1re Journée==== Le 19. Ma première visite est pour la cathédrale de St Patrice. Les Irlandais triomphent en Amérique, autant qu'ils souffrent chez eux. Cette église est toute en marbre blanc dans le plus pur style gothique. C'est la plus belle de New York. Elle a été construite de 1850 à 1880. La chapelle de la Ste-Vierge n'a même été achevée qu'en 1903. On a depuis complété l'ornementation de la cathédrale et elle va être consa­crée après le Congrès de Montréal, par le Cardinal Légat(( Le cardinal-légat Vannutelli, Vincenzo, né à Genazzano (diocèse de Palestrina) le 5 déc. 1836, mort à Rome le 9 juill. 1930, frère de Serafino Vannutelli, cardinal lui aussi. Ordonné prêtre en 1860, il fut d’abord professeur de théologie au Séminaire Vatican et ensuite il choisit la carrière diplomatique. Envoyé en 1865 comme auditeur de l’internonciature aux Pays-Bas, l’année suivante il passa à Bruxelles en conservant le même titre. Appelé à Rome comme substitut au Secrétariat d’Etat (1875), il fut un collaborateur efficace des cardinaux Antonelli et Simeoni, et conserva son poste jusqu’au début du pontificat de Léon XIII quand (en 1878) il devint auditeur de la Rote. Elu archevêque titulaire de Sarde et délégué apostolique à Constantinople en 1880, il eut le mérite de faire cesser le schisme avec les catholiques arméniens qui refusaient l’obéissance au patriarche légitime Hassun. Nommé internonce apostolique au Brésil (1883), il fut envoyé par Léon XIII comme son représentant au couronne­ment du tzar Alexandre III et il négocia en Russie la mise en œuvre de la convention établie entre le Saint-Siège et le gouvernement russe sur la nomination des évêques et sur l’enseignement aux séminaires. De retour de sa mission, il fut transféré par Léon XIII à la nonciature de Lisbonne où il négocia avec succès la question du patronage royal. Cardinal en 1891, en plus de 40 ans de cardinalat, il assuma des charges parmi les plus importantes au sein de la Curie: il fut préfet des affaires économiques de la Congrégation de Propaganda Fide (1892), préfet de la Congrégation du Concile (1902), dateur de Sa Sainteté (1914). Il eut, en outre, des charges importantes à l’étranger: légat pontifical à la consécration de la cathédrale de Cork et aux Congrès eucharisti­ques de Bruxelles (1898), Metz (1907), Londres (1908), Cologne (1909) et Montréal (1910). Archiprêtre de la basilique de Sainte Marie Majeure, depuis 1897, il ouvrit et ferma la Porte Sainte dans les années jubilaires 1900 et 1925, et assista, le 2 avril 1899, à la première messe du jeune prêtre Eugenio Pacelli, célébrée à l’autel de la Sainte Vierge «salus Populi Romani» dans la chapelle Borghèse. Evêque de Palestrina, depuis le consistoire du 19 avril 1900, après la mort de son frère Séraphin, il devint doyen du Sacré Collège et évêque d’Ostie (le 6 déc. 1915). Et c’est dans ce dernier siège qu’il fit construire le temple consacré à la Sainte Vierge «Reine de la Paix». Favorable durant toute sa longue vie à une solution de la question romaine, il eut la joie d’assister un an avant sa mort à l’événement historique des Accords de Latran.)). Elle est lon­gue de 122 mètres, haute de 34 et ses deux clochers ajourés ont plus de 100 m de haut. L'intérieur compte 3.000 places, il y a de beaux vitraux, et de riches autels. L'ensemble a coûté plus de 20 millions de francs. **67** En face est le petit séminaire, un simple externat avec demi-pen­sion. Les élèves logent dehors dans des maisons de famille ou //boarding// //house//. La cathédrale se trouvait là presque en dehors de la ville quand on l'a commencée, mais maintenant ce quartier est envahi par les affaires, par les //skycrapers//, les gratte-ciel, et les ouailles s'en vont plus loin. Visite au Parc Central [//Central Park//]. On y va par le chemin de fer élevé. Ce parc a 4 kilomètres de long sur 800 mètres de large. Sa super­ficie est de 340 hectares, c'est la moitié du Bois de Boulogne. L'exécution des plans pour lui donner sa forme actuelle a coûté 15 millions de dollars. Il doit son charme à ses rochers naturels et à ses beaux arbres feuillus. Il a 16 kilomètres de **68** routes carrossables, 10 kilomètres de routes cavalières et 48 kilomètres de sentiers. Les réser­voirs du Croton (57 hectares d'étendue), le divisent en deux parties. Un lac permet de faire des parties de barque. Le Mall est la plus belle avenue du parc, avec de beaux ormeaux. De petits écureuils gris jouent partout dans le Parc et personne ne les dérange. La grande ville a pu se réserver une promenade digne d'elle. Je parcours la 5e Avenue. C'est le faubourg St-Germain ou Ste-Honoré de New York. On n'y trouve pas les hôtels des Montmorency, des Larochefoucauld, des Rohan, mais les riches maisons des milliardai­res, les Vanderbildt, les Astor, les Carnegie, etc. Ces hôtels sont riches et beaux, **69** mais ils n'impressionnent pas plus qu'un musée de copies. On y a imité l'art italien, l'art français, l'art allemand. L'Amérique est venue trop tard pour avoir une grande originalité. Il faut voir les maisons colossales du quartier des affaires, les gratte-ciel. Voici la maison du //fer à repasser//, la première qu'on ait osé pousser si haut. Elle a 20 étages et 87 mètres d'élévation. C'est une des plus étonnantes par son aspect, elle est si étroite! Elle ressemble à une proue de navire. Elle a coûté 4 millions de dollars avec le terrain. Le //Singer building// a bon aspect avec sa coupole. Le //Metropolitain buil­ding// les domine tous... jusqu'à nouvel ordre. Il a 50 étages et 210 mètres de haut. Sa grande tour est dans le style du campanile de Venise. **70** J'y monte jusqu'au 47e, et c'est une vue merveilleuse sur cette fourmilière d'hommes, avec ses fleuves, ses îles, ses parcs et sa nuée de vaisseaux. Aucun spectacle au monde ne met mieux en relief l'activité humaine. Ce fameux building a au rez-de-chaussée une cour de marbre et une galerie de marbre, que n'auront pas égalées les palais de Babylone. Voulez-vous quelques statistiques? J'ai dit que le palais a 50 étages. Sa construction a demandé 35 millions de briques, sans compter 40.000 barils de ciment et 550.000 pieds cubiques de marbre blanc. La maison compte 38 ascenseurs pour les passagers et 10 pour les colis. La tour a 6053 marches d'escaliers. 30.000 becs électriques éclairent la maison, 116 moteurs avec une force de 707 chevaux-vapeurs servent à faire fonctionner **71** l'éclairage et les élévateurs. Cent autres constructions rivalisent avec celle-là, et le dernier mot est loin d'être dit. On parle déjà de constructions nouvelles qui attein­dront 240 mètres et plus. A la pointe de l'île de New York, vers la mer, c'est la Batterie, un square qui a une vue merveilleuse sur le pont, l'île de la Liberté et les quartiers de Brooklyn et de Jersey-Cité [//Jersey City//]. L'après-midi, excur­sion à Brooklyn. En allant prendre le pont, on traverse des quartiers du vieux New York, qui ont des aspects fort variés. C'est d'abord le quartier juif autour de //Chatham Square//, avec ses étroites boutiques de vieux habits; puis c'est le quartier italien, un coin de Naples, où l'on voudrait voir plus de tenue et de propreté; et plus près du fleuve le quartier **72** chinois, avec son aspect asiatique, ses lanternes, ses ensei­gnes qui flottent au vent. New York pourrait s'appeler Cosmopolis. Le fameux pont de Brooklyn, construit de 1870 à 1883, est un des plus grandioses du monde. Il a coûté 15 millions de dollars. Il a 1826 mètres de long. C'est tout un ensemble de ponts avec chemins de fer, chemins de tramways, routes de voitures et de piétons. J'ai voulu le revoir. C'est de là qu'on apprécie le mieux le mouvement du port de New York. Il passe là tant et tant de bateaux de tout genre! L'arche centrale du pont a 486 mètres et le nombre des passagers est estimé à 60 millions par an. Brooklyn a plus d'un million **73** d'habitants. C'est moins agité que New York. On l'appelle la ville des églises, il y en a tant! On l'appelle aussi le dortoir de New York, tant de commerçants de la ville vont là le soir chercher le calme dans un cottage de famille! J'allai passer la soirée chez les Pères de l'église de Lourdes. Il y avait fête, danses, bazar de charité. On fait ainsi de l'argent pour les œuvres par les entrées à la fête et les ventes. On gagna ce jour-là de 2 à 3.000 dollars pour le presbytère et l'école. Les prêtres favorisent ces danses qui préparent des mariages catholiques. Il y a là six Pères et une école italienne. Chose étrange: on avait invité un orateur pour donner de relief à la fête, et cet orateur était le député du quartier, fils d'un pasteur protestant, qui parla de la **74** morale en bon philosophe. Il ne parla pas à l'église, bien entendu, mais sur une estrade dans le jar­din. ====2me journée==== Le 20, promenade avec le P. Supérieur de la maison, le P. Wucher. Nous allons voir la belle Université de Columbia, la plus ancienne de New York et la mieux organisée. Les nouvelles constructions s'achè­vent. C'est l'ancien collège royal fondé par Georges II en 1754. Tout y est grandiose, la belle bibliothèque surtout, sorte de panthéon à cou­pole: entrée par un beau portique à colonnes de marbre. Sur l'archi­trave on lit cette inscription//: For the advancement of the public good and the glory of the almighty God//. Pour l'avantage du bien public et pour la gloi­re de Dieu tout-puissant. Les universitaires de chez nous n'auraient pas le courage de mettre sur leur porte une si **75** belle inscription. L'anticléricalisme les abêtit. Autour de la bibliothèque, sur la colline plantée de vieux arbres l' //University Hall//, le club des étudiants, avec un théâtre, un restaurant, un gymnase, des bains, des cabinets de physi­que et de chimie, une chapelle, une maison de famille. Chez nous, la Sorbonne est trop entourée de cafés et de magasins. Plus au nord, est l'hôpital St-Luc, un grand palais de marbre blanc, avec une tour d'horloge au-dessus de l'entrée. Dans ce quartier neuf et prospère, les Pères de la Miséricorde cons­truisent une nouvelle paroisse de N.-D. de Lourdes, dont le choeur forme une belle grotte. C'est aussi dans ce quartier qu'est le grand couvent des Dames du S.-Cœur. **76** A quelques pas de là aussi dans le parc qui s'allonge en bordure de l'Hudson, j'allai voir le monument de Grant(( Grant (Ulysses Simpson), général américain (Point Pleasant, Ohio, 1822 – Mount MacGregor, New York, 1885), 18e président des Etats-Unis. Sorti de West Point, il combattit pendant la guerre du Mexique (1845-1848), et reprit les armes après un retour à la vie civile, lors de la guerre de Sécession. Rapidement promu général, il se signala par la victoire de Belmont et la prise des forts Donelson et Henry (1862). Victorieux à Vicksburg et dans la vallée du Mississippi qu’il dégagea (1863), il prit la tête des forces nordistes de Ouest, puis le commandement en chef. Ses nombreuses victoires furent couronnées par la prise de Richmond (1865) et la reddition de Lee qu’il reçut à Appomattox. Elu président par le Parti républicain (1868, 1872), il se révéla un médiocre homme d’Etat et, malgré son intégrité personnelle, favorisa les abus et les scandales, aussi bien par les mesures de répression prises contre le Sud, que par celles qui renforcèrent le capitalisme industriel. Sa politique souleva l’opposition dans son propre parti, et il ne put être réélu.)), une rotonde de style ionique en granit. Le principal charme du monument est sa situation et la belle vue qui de là s'étend sur les rives de l'Hudson. Avant de rentrer pour le déjeuner, visite à un grand magasin, un //big store//. New York, comme Paris et Londres, a ses magasins immenses, bazars infinis, où l'on vend de tout et où l'on trouve, même au 5e ou 6e étage, buvette et restaurant. Visite aussi à une œuvre voisine de notre église, chez les Soeurs de la Providence. C'est une maison de famille pour les jeunes filles qui cherchent une place. New York a toutes les œuvres et toutes les com­munautés possibles. **77** L'après-midi, excursion à Brooklyn et à Coney Island. A Brooklyn, visite à la paroisse de Ste Chantal, fondée par les Pères de la Miséricorde. La crypte seule est faite et sert au culte. Le reste viendra. C'est ainsi qu'on procède à New York. Coney Island est un parc d'agrément, avec des illuminations féeri­ques, une foire animée, des jeux, des sports, des projections, des ciné­mas. Ni la foire de Neuilly, ni celle de Bruxelles n'égalent cette fête populaire. Il y a foule, on se sert les coudes. Mais tout y est correct et de bon ton. Le prêtre y est respecté et souvent salué. Paris va imiter cela en partie au Luna-Parc. Je doute fort qu'il y ait autant de tenue. J'en revins par le bateau. Le port a son **78** charme le soir. Le flam­beau de la Liberté sert de phare. ====3me journée==== Le 21, visite au grand séminaire, qui est à Yonkers, à 17 milles de New York. Le chemin de fer longe l'Hudson. J'aurais préféré aller par le bateau. Vues à droite sur les hauts édifices à l'aspect babylonien, puis le parc de la côte, l'Université Columbia, le couvent du S.-Cœur à gauche, les hautes falaises granitiques de l'Hudson, qu'on appelle les Palissades. Nous passons les collines boisées du Mont Vernon, nous laissons à droite le Mont St-Vincent, maison centrale des Soeurs de Charité en Amérique, puis nous voici à Yonkers. Le Séminaire est dans un vaste parc; édifice considérable, il a coûté 1 million de dollars. **79** Il a 160 élèves. Il a été dirigé autrefois par les Sulpiciens mais il est maintenant sous la direction de prêtres séculiers. Les professeurs ont fait à Rome d'excellentes études. La maison est grande et confortable, on aime cela en Amérique: chambres commo­des, vastes salles de cours avec des sièges disposés pour écrire facile­ment sur une tablette, bains et douches dans les sous-sols. Les élèves peuvent aller aux bains quotidiennement, ils doivent y aller au moins chaque semaine. Les musées de New York sont au Parc National. J'aurais voulu visiter le Musée d'histoire naturelle, je n'ai pas eu le temps, je verrai celui de Washington. J'ai visité: le Musée des Beaux-Arts. Il ne le cède en rien aux **80** grands musées d'Europe. On estime sa valeur à 20 millions de dollars. Le rez-de-chaussée contient surtout les sculptures et les antiquités orientales. Le premier a dans ses nombreuses salles des peintures de toutes les écoles. Le grand hall de sculpture, de 50 mètres de long, a quelques belles œuvres de Schwantheler, de Thorwaldsen, de Millet, de Barye. Dans les cabinets voisins, antiquités grecques, romaines, étrusques: vases, terres cuites, bronzes, poteries. Une chambre romaine a été reconsti­tuée avec des fresques retrouvées à Boscoreale près de Naples. Un bige de guerre étrusque venu des tombeaux de Norcia que j'ai visités jadis. Dans les salles suivantes, importante collection du général Cespola, qui a fait faire de longues fouilles à **81** l'île de Chypre: statues, vases, stèles et poteries, toutes les formes de l'art ancien, depuis l'archaïsme assyrien, jusqu'à l'époque gréco-romaine. Dans la salle des styles d'architecture, Hall of architectural casts, modèles, reliefs et moulages des édifices célèbres et des œuvres classi­ques de l'architecture. A l'étage supérieur, collections chinoises et japonaises, riches de vases, d'armures, de costumes, d'instruments de musique. Pour les peintures, deux branches m'ont surtout frappé: d'un côté les écoles flamande et hollandaise; de l'autre l'école française moder­ne. De Rubens: la Ste Famille, Suzanne et les vieillards, Cambyse punis­sant un mauvais juge... de Van Dijck: Ste Marthe à Tarascon **82** et divers portraits; de Rembrandt: l'homme au large chapeau et des portraits; de Frans Hals: la Vénus de Harlem, etc.; de l'école anglaise: portrait de Reynolds et paysages de Turner. Mais c'est notre école française qui est admirablement représentée. L'Amérique a acheté beaucoup d'œuvres importantes de nos salons et de nos ateliers. On trouvera difficilement en France d'aussi belles œuvres de Meissonnier, Detaille, Lhermitte, Rosa Bonheur: de Meissonnier: Friedland - Une superbe bataille, qui surpasse les dimensions ordinaires des tableaux du maître; de Rosa Bonheur: sa célèbre foire aux chevaux, souvent reproduite; de Detaille: la bataille de Champigny; **83** de Lhermite: la vendange. Il fallait s'arracher à la vue de ces chefs-d'œuvre que j'aurais voulu contempler plus longuement. Il y a encore: de Cauture: l'écolier paresseux. de Gérome: prière dans une mosquée. Jules Breton: paysanne tricottant [tricotant]. Bouguereau: frère et soeur. Horace Vernet: le Corso. Eugène Delacroix: Enlèvement de Rébecca. Dupré: le char de foin. Troyon: vaches hollandaises. Bonnet: une jeune fille romaine. Corot: ville d'Avray. Knoens: la Ste Famille. Fortuny: chameaux à Tanger. C'est toute l'école moderne et une sorte de musée du Luxembourg. Le soir, il y avait quelques invités chez les Pères de la Miséricorde, **84** entre autres, Mgr Murphy, de la paroisse de l'Immaculée Con­ception. Il a beaucoup d'Italiens sur sa paroisse. Il a une école pour eux. Ils ont du reste quatre paroisses spéciales à New-York. Tous ces Napolitains fréquentent peu l'église, mais ils envoient leurs enfants à l'école catholique et la seconde génération vaut mieux que la premiè­re. ====Vue d’ensemble==== Je quitte New York. J'y étais venu sans goût, persuadé que je n'y trouverais rien d'intéressant et maintenant je dois avouer qu'aucune ville ne m'a autant impressionné. Babylone avait sans doute moins de grandeur. Paris est resserré et n'a pas la mer. Londres a beaucoup de monotonie. New-York est la vil­le **85** des géants. Les maisons cyclopéennes s'y multiplient. On en compte bien 80, qui ont de 12 à 50 étages. Quelle ville peut présenter une masse aussi imposante? La population est de cinq millions, mais cela ferait bien sept, si on y comprenait les quartiers de jersey City et autres qui entourent la ville. Population robuste et entreprenante: ils aiment le sport, le confortable et les affaires. La couche ancienne de la population était formée des meilleures races d'Europe: Anglais, Irlandais, Allemands et quelques Français. La nouvelle émigration est moins favorable. Il y a presque un million de juifs. Ils ne s'assimilent pas à un peuple, ils restent toujours juifs. Il y a aussi 200.000 Italiens. Ce serait bien s'ils étaient du nord **86** ou des provinces agricoles; mais ils viennent presque tous de Naples et du midi. Ils gagnent cependant à vivre là. Presque tous sor­tent de la misère et quelques-uns s'élèvent par le commerce. Les Slaves arrivent aussi. Les voilà aussi à 200.000. Ceux-là devien­dront des Américains, presque à l'égal des Anglo-saxons. Au point de vue religieux, New-York est une Babel. On y compte 200 dénominations religieuses. Les sectes protestantes varient sans cesse. Elles se fondent, elles se divisent, elles fusionnent, elles disparaissent. Ce n'est pas là l'Eglise fondée sur la pierre, elle est fondée sur le sable. Il y a 120 églises ou chapelles catholiques à New York et **87** pres­que autant à Brooklyn. On y compte aussi 200 synagogues et des tem­ples de tout nom et de tout acabit. Outre la belle cathédrale de St Patrice, quelques églises catholiques méritent d'être citées. Il y a une belle paroisse du S.-Cœur. Celle de Tous les Saints à Madison Avenue, et celle de St Joseph à la 6e avenue sont des églises aristocratiques. Le collège des Jésuites a une belle égli­se dédiée à St François Xavier et richement décorée. Les Paulistes près du Parc central ont dédié leur église à St Paul apôtre. Une des dernières sectes protestantes, celle des scientistes prétend guérir les maladies par la prière. La principale église protestante épiscopalienne est celle de la Trinité. Elle a des biens-fonds pour 2 millions de dollars, **88** La société Biblique (//Bible house//) a distribué déjà plus de 70 millions de Bibles. Espérons que le juge Suprême leur tiendra compte de ce zèle. L'Association chrétienne de la jeunesse protestante est puissante aux Etats-Unis. Son siège central à la 23e rue de l'Ouest est un bel édi­fice qui a coûté 750.000 dollars. La société en a douze autres à New York, sans compter le club des étudiants de la Columbia et deux cer­cles d'employés de chemins de fer. Elle compte 12.000 membres à New York et 350.000 aux Etats-Unis. Ses dépenses annuelles s'élèvent à 200.000 dollars. Après les associations religieuses, il faut dire un mot des Loges et des groupes maçonniques. Ils sont ici **89** étonnamment nombreux. La Maçonnerie compte, dit le //World// (almanach encyclopédique de 1910), un million et trois cent mille membres en Amérique. Les loges américaines sont affiliées à celles d'Angleterre et d'Allemagne, mais non à celles de France et d'Italie. Les Loges centrales de New York ont les plus beaux noms: Le Suprême Conseil des grands Inspecteurs généraux du 33e degré de la Maçonnerie écossaise. Le grand Chapitre de l'Arche royale. Les Chevaliers du Temple. Le Souverain Sanctuaire de l'ancienne et primitive Maçonnerie. L'Ancien Ordre arabe des Nobles de l'Ecrin mystique. La Souveraine grande Loge de l'ordre indépendant des //Odds Fellows//... **90** Ces derniers, les //Odds Fellows// ne se donnent cependant pas pour Francs-maçons. Ils sont à eux seuls 1.400.000. Les //Woodmen// ou Hommes des bois (Forestiers d'Amérique) sont à eux seuls deux mil­lions. En somme, si les Francs-maçons avoués sont 1.300.000, les diverses organisations plus au moins secrètes comptent environ 12 millions de membres (voir le //World// de 1910, p. 507). Il y a une Société intéressante celle des Chevaliers de Colomb. Elle compte environ 300.000 membres. C'est une société catholique. On y trouve des évêques, des prêtres, des religieux. Elle a ses mystères, ses initiations. Les Américains aiment tant à se sentir membres d'une association **91** et à porter à certains jours un insigne à la boutonnière. Le but des Chevaliers de Colomb est de se soutenir entre eux et de s'aider à faire leur carrière. Beaucoup de sociétés ont pour principal résultat de participer à des pique-nique et à des fêtes à certains jours de l'année. Citons encore quelques étrangetés de cette ville où tout est colossal. Voici le corps des Pompiers. Ils sont 3.000 à New York et ils ont à éteindre 8 à 9.000 incendies par an. Ils ont dû opérer ces jours-ci à Coney Island, au palais du rêve et du plaisir, où les grandes installa­tions qui couvrent quatre hectares ont été anéanties. C'est une perte de vingt cinq millions. La ville de New York doit être navrée. **92** Voici le palais des Postes. Il a 3.000 employés, et on y expédie 1 mil­liard et demi de lettres par an. J'ai vu la grande Poste du Rajah de Jaipur aux Indes. Il y avait bien quatre employés assis sur leurs nattes et ils devaient bien expédier quelques centaines de lettres par an. New York a ses grands hôtels: hôtel Waldorf, Astor, Manhattan, etc. etc. Ils ont environ 1500 chambres chacun. L'hôtel Astor a coûté 5 mil­lions de dollars. Le Palais de Justice: 12 millions de dollars. Le Musée des Archives (//Hall of records//) : 6 millions de dollars. Une maison de rapport, Ausonia, a 17 étages, 300 appartements et 3.000 pièces. **93** L'hôtel Waldorf a des salles de fêtes splendides et un jardin sur les toits. Le Palais de Madison Square est une maison de fêtes et de récréa­tion. C'est un énorme édifice de style mauresque. Il contient un théâ­tre avec 1500 places; un amphithéâtre pour 15.000 spectateurs, un restaurant et un vaste jardin sur les toits. La tour haute de 91 mètres est une imitation de la Giralda(( Giralda, n. f. (mot esp. «girouette) », tour de Séville, minaret de l’anc. mosquée hispano-mauresque, construite au XIIe s. (à la même époque que la Koutoubia à Marrakech et que la tour Hassan à Rabat). Elle est haute d’env. 97 m. à la base, sur plan carré de 13,60 m de côté. Ses murs de brique ont une épaisseur de 2,50 m., percés de fenêtres simples et à arcs lobés. Son nom provient d’une statue de Bartolomé Morel (1568) placée au sommet et qui, malgré son poids (1 288 kg) tourne comme une girouette.)) de Séville. On y monte en ascenseur pour jouir du panorama de la ville. Je ne finirais pas si je redisais tout ce que New York a d'épatant, et cela ira toujours en croissant. A la maison de 50 étages, on va en opposer une de 60, elle aura 230 mètres de haut et elle coûtera 40 millions. Avant longtemps la Tour Eiffel sera dépassée. **94** ====En route==== Départ le soir pour Philadelphie. New York, c'était l'Etat d'empire. La Pennsylvanie, c'est l'Etat de la Clef de voûte, parce que la déclara­tion de l'indépendance américaine y fut adoptée. La Pennsylvanie, c'est le pays Sylvestre de Penn. William Penn(( Penn (William), quaker anglais (Londres, 1644 – Field Ruscombe, près de Londres, 1718). Fils de l’amiral sir William Penn qui conquit la Jamaïque, il adhéra à la secte des quakers (1666). Il fut arrêté et emprisonné à la tour de Londres pour son activité de prédicateur (1666) et y rédigea son ouvrage No Cross, no Crown («Pas de croix, pas de couronne», 1669). Libéré, il voyagea en Hollande, en Allemagne, où il prit contact avec d’autres sectes, et, à son retour en Angleterre, il obtint, contre une créance de plusieurs milliers de livres sur la couronne, une concession en Amérique du Nord. Il y fonda en 1682 une colonie qui prit le nom de Pennsylvanie, et la ville de Philadelphie, formulant la constitution et les lois d’un Etat démocratique et libéral (Frames of Government, 1682-1701, qui devait inspirer en partie la législation des Etats-­Unis). Revenu en Angleterre (1684), il se lia avec Jacques Il, de qui il obtint en 1687 la Déclaration d’indulgence qui instaurait une certaine tolérance religieuse. A la chute des Stuarts, les quakers furent à nouveau victimes de persécutions, et W. Penn fut privé de sa colonie jusqu’en 1694.)) acheta ce pays aux Indiens pour y fonder une colonie de Quakers. C'est ma première nuit dans un sleeping car de la compagnie Pullman. Que de temps nous gagnerons ainsi! La nuit, les wagons deviennent des dortoirs: un couloir au milieu, deux rangées de lits, l'un au-dessus de l'autre à droite et à gauche. Les Américains y vont avec simplicité! Le matin, on gagne en négligé le //lavatory// pour faire sa toilette. On se lave, on se rase. Certains **95** wagons ont même une chambre de bains et un coiffeur. Dans le jour, un wagon d'arrière sert de salon, de belvédère, de cabinet de lecture et d'écriture. C'est l'hôtel ambulant. ====Philadelphie==== Gare de Broad Street: bel édifice gothique, coût 5 million de dol­lars. On se croirait au parlement de Westminster. Philadelphie, ville de l'amour fraternel, quel beau nom! C'est William Penn qui a trouvé cela, quand il est venu en 1701 établir là sa colonie. Philadelphie avait alors 4.500 habitants. Elle en a maintenant un million et demi. C'est la troisième ville des Etats-Unis. En débarquant, je vais dire la messe chez les Pères du St-Esprit. Ce sont des Irlandais. Ils ont là une paroisse **96** pour les noirs, et ils se dévouent à l'évangélisation des nègres. J'apprends qu'aux Etats-Unis les prêtres ont le privilège de dire la messe en noir pour les morts tous les lundis, même s'il y a une fête double. Ils ont bien d'autres faveurs, comme celle de dire la messe sans servants: tout le monde est si occupé aux Etats-Unis. Philadelphie s'appelle la «Cité du chez soi», //City of homes//. Il y a très peu de hautes maisons. Chaque famille a son chez-soi. Les maisons sont en briques à 2 ou 3 étages au plus, avec perron de marbre blanc et contrevents verts ou blancs. Beaucoup de maisons sont revêtues de lierre terrestre, comme autant de cottages. Les églises ont le même ornement et le même cachet rustique. **97** La moyenne des habitants d'une maison est de 4 et demi à Philadelphie, elle est de 16 et demi à New York. En face la gare, c'est le //City Hall//, ou l'hôtel de ville, la gloire de Philadelphie, édifice énorme qui rivalise avec St-Pierre de Rome. Il occupe la même surface: 1 hectare, 80. Il est tout de granit et de mar­bre, dans le style français de la renaissance. La grande tour centrale s'élève à 155 mètres et porte à son sommet la statue de Penn de 11 mètres de haut. Les Quakers sont encore puissants à Philadelphie. Le //City Hall// a coûté 25 millions de dollars et compte 750 salles. Le Broad Street se croise avec Market Street. Le premier plan de la ville a été tracé par Penn. **98** Un autre édifice concentre les souvenirs de Philadelphie, c'est l//'Independence Hall//, l'ancienne Maison d'Etat, reconstruite en 1897, dans le style du XVIIIe siècle. C'est là que se réunit le Congrès continental en 1774. L'indé­pendance y fut proclamée le 4 juillet 1776. C'est le jour dont les Américains fêtent si joyeusement l'anniversaire chaque année. C'est là aussi que se réunit la Constituante en 1787. Le premier Président Washington(( Washington (George), général et homme politique américain (Bridges Creek, Virginie, 1732 – Mount Vernon, 1799), premier président des Etats-Unis. Issu d’un milieu aisé appartenant à la classe dirigeante, il devint en 1752 «adjudant» d’un district de la Virginie, et fut chargé de porter aux Français l’ultimatum leur enjoignant de quitter l’Ohio. Il fut également à l’origine de l’incident qui déclencha les hostilités franco-anglaises aux Etats-Unis lors de la guerre de Sept Ans, à laquelle il prit une part active (prise du fort Duquesne, 1758). Devenu par la suite le chef de l’opposition à la politique anglaise, il prit en 1775 la tête de l’armée des Insurgents et permit à ces volontaires inexpérimentés et mal organisés de résister, plus par son courage et sa ténacité que par ses qualités de stratège. La prise de Boston (1776) fut suivie de la perte de New York et, après une période de victoires (1776-1777), Washington connut de graves revers jusqu’à l’arrivée du corps expéditionnaire de Rochambeau. En 1781, leurs efforts conjugués aboutirent à la capitulation de Cornwallis à Yorktown. Retiré de la vie politique, George Washington accepta cependant de revenir à la Convention de Philadelphie (1787) et signa la Constitution des Etats-Unis. Elu par deux fois à la présidence (1789, 1792), il fut amené à arbitrer le conflit entre la tendance républicai­ne (Jefferson) et la tendance fédéraliste (Hamilton), lui-même étant favorable à la seconde. Le soutien qu’il apporta à la politique financière d’Hamilton, sa prudence face à la Révolution française, le traité conclu par Jay avec la Grande-Bretagne créè­rent un tel mécontentement dans le parti adverse qu’il se retira définitivement en 1796, après avoir adressé un message d’adieu à la nation.)) y demeura. Le Congrès s'y rassembla jusqu'au 1797. On y montre la salle du premier congrès, les souvenirs de Franklin, de Penn, de Washington. Benjamin Franklin(( Franklin (Benjamin), homme politique, mémorialiste et pamphlétaire américain (Boston, 1706 – Philadelphie, 1790). Quinzième enfant d’une famille probablement d’origine française, il n’alla guère à l’école, mais entra tout jeune en apprentissage chez son frère imprimeur. Autodidacte, il acquit une technique littéraire en plagiant les articles d’Addison qu’il lisait dans le Spectator. Collaborant lui-même au New England Courant fondé par son frère, un désaccord avec ce dernier le fit partir pour New York en 1723. A Philadelphie, il fut remarqué par le gouverneur de Pennsylvanie qui l’envoya à Londres, où il écrivit De la liberté et de la nécessité du plaisir et de la peine. Devenu le comptable d’un riche commerçant, Denham, il revint à Philadelphie en 1726 et fonda une imprimerie en 1730. En 1729, il avait racheté la Gazette de Pennsylvanie et publiait, sous le pseudonyme de Richard Sauders, son célèbre Almanach (Poor Richards Almanach, 1732). Appartenant à la loge maçonnique de Philadelphie, il fonda la «Junte», société de discussion libre, en 1727, créa la première bibliothèque publique des colonies, et la Société philosophique américaine (1743) qui deviendra l’université de Pennsylvanie. Maître général des postes d’Amérique en 1753, il proposa une union des colonies, mais le projet fut rejeté. Ses Ecrits sur l’électricité et la météorologie nous apprennent qu’il découvrit avant Faraday le rôle des isolants dans les phénomènes électriques. Il fut l’inventeur du calorifère («cheminée à la Franklin») et du paratonnerre (il remarquait en 1752 l’identité de l’électricité et de la foudre). Choisi pour défendre les intérêts de la Pennsylvanie à Londres, où il vécut de 1757 à 1762 et se lia avec Hume, le succès de sa mission le fit nommer ambassadeur extraor­dinaire des colonies en Grande-Bretagne. D’abord impérialiste, il se rapprocha des physiocrates français à la suite de taxes injustes sur le thé et le sucre. Ses pamphlets de 1773: Règles pour faire d’un grand Etat un petit, Edit du roi de Prusse, eurent un énorme retentissement, et la Déclaration d’indépendance (4 juillet 1776), composée par Jefferson, fut corrigée par lui. Chargé de solliciter l’aide française, il fut reçu triomphalement à Paris où, grâce à Buffon, il faisait partie de l’Académie des sciences. Il rencontra Robespierre et Danton, collabora avec Mirabeau (Considérations sur l’ordre des Cincinnati). Malgré la réticence de Louis XVI et de Turgot, il obtint, assisté de La Fayette, l’envoi d’une armée (1780), d’une flotte (1781) et une aide financière appré­ciable. Président de Conseil exécutif de Pennsylvanie, c’est lui qui rédigea en 1787 la Constitution fédérale. On peut encore citer parmi ses œuvres: Plan pour faire du bien à des pays lointains et déshérités (1771), Avis à ceux qui voudraient émigrer en Amérique (1784) et surtout ses Mémoires, l’un des documents les plus vivants sur les origines de l’Amérique moderne.)) vint à Philadelphie à l'âge de 17 ans en 1723 et il y mourut en 1790. **99** A citer à Philadelphie une fondation originale, l'orphelinat Girard. Ce monsieur, un français, disciple de Voltaire et de Rousseau, a stipulé que jamais aucun prêtre n'entrerait dans son orphelinat. C'est une œuvre strictement anticléricale. La cathédrale de St Pierre et St Paul, un petit St-Pierre de Rome, avec une coupole de 64 mètres de hauteur. Philadelphie a un grand établissement de jésuites, plusieurs cou­vents, un hôpital catholique et une centaine d'églises. Les catholiques gagnent du terrain. L'arrivée de nombreux émigrants ruthènes aux Etats-Unis a nécessité la résidence d'un évêque ruthène qui habite Philadelphie. J'ai visité le Club des jeunes gens catholiques. C'est gracieux et confortable. 600 abonnés paient 15 dollars par an. **100** Bibliothèque, salles de jeux, de sport de base-ball, rien n'y manque. Philadelphie a son Université, comme toutes les grandes cités amé­ricaines. Mais ce qui présente ici un cachet particulier, c'est la grande loge maçonnique: palais considérable, coût: un million et demi de dol­lars. On dit que les salles intérieures reproduisent tous les styles classi­ques d'architecture: égyptien, ionique, corinthien, normand, gothi­que, renaissance, oriental. Ces messieurs aiment les choses originales. La «cité du home» a cependant quelques maisons à nombreux éta­ges et de grands magasins, comme celui de Wanmackers qui compte 4.500 employés. J'allai visiter la Monnaie, c'est l'usage. Un employé franc-maçon me conduisit, il avait l'insigne à **101** la boutonnière, on ne se gêne pas aux Etats-Unis. La Monnaie est un gros édifice, qui a coûté 1 million et demi de dollars. On y frappe l'or, l'argent, le nickel. On y a frappé déjà pour un milliard de monnaie. Il y a une collection de monnaies nationales et européennes. On y montre un denier juif, qui rappelle le denier de la veuve de l'Evangile. Ma dernière visite fut pour l'usine Baldwin, énorme fonderie, 15.000 ouvriers. On y fabrique de 5.000 à 6.000 locomotives par an. Il faut voir manier toutes ces plaques qui se découpent, se plient, se tor­dent comme si elles étaient en carton. Avec des instruments puissants, l'homme manie le fer comme le papier. Il faut retourner vers la gare. **102** Au coin d'une rue des transpa­rents annoncent les résultats d'un jeu de //base-ball//, qui a lieu à l'autre bout de la ville. Il y a là une foule curieuse et anxieuse; les Américains se passionnent pour le //base-ball//, comme les parisiens pour les courses. Départ: dernier coup d'oeil sur la ville et son magnifique port sur le Delaware. J'aperçois le //Fairmont Park//, ses avenues et ses statues. C'est le bois de Boulogne des Philadelphiens. Les environs sont beaux et prospères, c'est le jardin de Penn­sylvanie. Arrivée le soir à Baltimore. ====Baltimore, le 23==== Je cherche le séminaire, c'est bien loin de la gare. C'est un séminai­re central tenu par les Sulpiciens comme celui de Paris. Il y a 250 élè­ves. Les Etats-Unis n'ont encore **103** qu'une trentaine de séminaires. Vaste établissement avec cours et jardins. Le supérieur, M. Uhlrich nous en fait les honneurs. C'est la retraite ecclésiastique, la maison est pleine de prêtres. Les choses se font à l'américaine. A la récréation, ces curés même âgés ôtent la soutanelle et font une partie de base-ball. Il fait bien chaud: 25 degrés à l'ombre, des milliers de chenilles grim­pent aux arbres et les effeuillent, mais le jardinier a mis aux arbres une cravate de ouate qui arrête dans leur ascension les malencontreux insectes. Je vais visiter Baltimore, on l'appelle la //Monumental City//, elle a en effet un bel aspect et des édifices assez remarquables. **104** Elle a un beau port sur l'embouchure du Patapsco, à 22 kilomètres de l'océan. Elle a exporté 17 millions d'hectolitres de blé en 1900. C'est le plus fort marché de grains après New York. On peut l'appeler relativement une vieille ville. Elle a été fondée en 1729 par Lord Baltimore(( Baltimore (Cecilius) 2e baron (1603-1676). Il obtint en 1632 la Charte lui accor­dant la propriété de la colonie qui fut appelée Maryland.)) qui avait reçu en fief de Charles 1er la colo­nie de Maryland. Le Maryland, terre de Marie, a reçu ses premiers colons en 1633. C'étaient des catholiques qui donnèrent à leur terre le nom de la Vierge Marie et de la reine Henriette Marie. Baltimore compte plus de 600.000 habitants parmi lesquels près de 100.000 nègres et 60.000 Allemands. **105** Ma première visite est pour le Cardinal Gibbons(( Gibbons (James), né à Baltimore de parents irlandais, en 1834, mort aussi à Baltimore en 1921. Sacré évêque en 1868, il participa au Concile Vatican 1. Evêque de Baltimore en 1877, il fut créé cardinal le 7 juin 1886. Il sut comprendre à fond le caractère et les besoins du peuple américain. Il gagna une grande popularité et réussit à établir de bons rapports entre l’Eglise catholique et le Gouvernement, sur la base de la liberté, et avec les protestants anglo-américains, en faisant tomber beaucoup de préjugés anti-catholiques. Il exerçât son apostolat en particulier auprès des immigrés catholiques, en faveur des pauvres et pour l’abolition de l’esclavage. Cet engagement dans l’apostolat concret le faisait paraître comme principal représentant de l’américa­nisme, marqué par sa préférence pour les vertus naturelles et actives aux vertus surna­turelles et passives. Il contenait, en germe, diverses erreurs condamnées par Pie X à l’occasion de la condamnation du modernisme. En général, le clergé américain, très engagé dans l’activité apostolique, n’apporta pas son soutien, au niveau doctrinal, aux erreurs ascétiques et dogmatiques de l’américanisme, et plus que tous les autres, c’est le card. Gibbons qui y resta étranger. Quand il reçut la lettre de Léon XIII, Testeur bene­volentiae (22.1.1899), qui condamnait les erreurs de l’américanisme, il put prouver au moins les bonnes intentions des promoteurs des nouvelles théories et leur fidélité à la tradition catholique en faisant valoir une soumission immédiate et inconditionnelle à la lettre du Pape. Les ouvrages apologétiques du card. Gibbons ont rencontré un grand succès, en particulier The Faith of our Fathers (1876) (La foi de nos Pères) qui connut plus de 280 éditions et fut traduit dans les principales langues à travers le monde.)), beau vieillard bien conservé, 76 ans. Il était au Concile, c'est un sujet de conversa­tion, nous nous rappelons nos vieux souvenirs. Il était tout jeune alors, on le surnommait //puer episcopus//, le jeune évêque. Il était auxiliaire de Mgr Spalding(( Spalding (Martin John), archevêque de Baltimore, apologiste et historien de l’Eglise. Né à Rolling Fork le 23.5.1810; mort à Baltimore le 7.2.1872. Il est le troisiè­me enfant (de 21) de Richard Spalding, marié trois fois. Sa première femme s’appelait Henriette Hamilton. M. J. Spalding étudia à Rome et fut le premier américain à obtenir le doctorat en théologie (1834). La même année il fut ordonné prêtre. Engagé dans le ministère pastoral et connu comme historien, en 1844 il devint Vicaire général de Louisville et le 3 octobre 1852 il fut consacré Evêque de Louisville. Intarissable dans ses initiatives apostoliques et dans ses œuvres de charité, il sut être énergique et conciliant, en parti­culier durant la période difficile de la guerre de Sécession (1861-1865). Le 31 juillet 1864, il devint Archevêque de Baltimore. En une seule année, il commença la con­struction de vingt nouvelles églises, acheva la cathédrale, favorisa la diffusion des diverses œuvres de charité et accueillit des instituts religieux dans son archidiocèse. En 1866, il organisa le deuxième Concile plénier de Baltimore dont les 534 décrets furent approuvés parla Congrégation de Propaganda Fide en 1868. Le 16 août 1868, il consacra comme vicaire apostolique de Caroline du Nord Mgr James Gibbons, son secrétaire depuis 1865. Avec Mgr Gibbons, il participa au Concile Vatican 1 et fut l’un des partisans de la définition de l’infaillibilité pontificale. En décembre 1871, de retour à Baltimore, il tomba gravement malade et mourut le 7 février 1872.)). La cathédrale, une sorte de panthéon, la coupole a 38 mètres de haut. Baltimore a un quart de sa population qui est catholique et la ville a une cinquantaine d'églises. Il y a 10.000 catholiques noirs. Ils sont évangélisés par les Josephites. Ils ont quatre paroisses. J'ai visité celle de St Pierre Claver. Le P. Favart de Lyon en est le recteur, il est assisté par quatre prêtres de couleur. **106** Les Rédemptoristes ont une belle église gothique, dédiée à St Alphonse. Les catholiques ont encore un hôpital, dédié à St Joseph, diverses communautés de Soeurs et en particulier des Soeurs de couleur qui tiennent des écoles, asiles, orphelinats, dispensaires. Les Soeurs noires de Ste Françoise Romaine ont 10 maisons, tant à Baltimore qu'en d'autres villes. Les Soeurs de la Ste Famille sont une autre commu­nauté de Soeurs noires. Ces bonnes filles font le bien tout comme d'autres. On ne leur demande que des voeux annuels. Curieux détail. Les abat-voix au-dessus des chaires dans les églises américaines ont généralement la forme d'éventails. C'est gracieux et on dit **107** que c'est pratique. Le centre de la ville est au square du Mont Vernon. C'est là qu'est le monument de Washington: une puissante colonne de marbre haute de 40 mètres; en haut la statue colossale de Washington, haute de 11 mètres. Le //City Hall// a un dôme haut de 79 mètres. John Hopkins est un des grands bienfaiteurs de Baltimore. Il y a fondé une université et un hôpital qui portent son nom. Baltimore est fière de son //Druid Hill park//, qui a une étendue de 275 hectares. Le //Druid Lake// a un kilomètre de long. La ville a d'autres parcs à tous ses angles. Les clubs et sociétés y **108** pullulent comme partout. Il y avait un grand congrès des Sociétés de l'orignal. Des groupes étaient venus de toute la région. Le quartier du Club qui les recevait était pavoisé. Tout ce monde est fier de ses insignes et se récrée pacifiquement sans trou­bler la police. Nous partons le soir pour Washington par un pays boisé où la cultu­re est plutôt négligée. ====Washington==== Il fait presque nuit quand nous arrivons à Washington, à la grande station de l'Union. Nous allons vers l'Université catholique par la lon­gue rue qui porte le nom du Nord de Capitole. Il y a là un ensemble de collèges dans un parc, maisons des jésuites, des Dominicains, des Franciscains, des Pères de Ste Croix, des Maristes, des Pères **109** du Divin Amour, des Paulistes. C'est chez les Sulpiciens que nous descendons. La maison est presque déserte, toute l'Université est en vacances du 22 juin au 15 septembre. Tout cet ensemble de palais n'a, dit-on, que 200 élèves. C'est peu, mais je pense qu'on y forme des hommes de valeur. L'Université des jésuites, à l'ouest de la ville a 650 élèves. L'Université Howard, qui est protestante, en a 900, mais en comp­tant les filles. Je commence une visite de la ville le 24 dès le matin. Washington est une des plus belles villes de l'Union. Elle est taillée en échiquier, comme les villes américaines, mais avec un système d'ave­nues rayonnantes bien plantées, qui partent du Capitole **110** et qui portent les noms des différents Etats de l'Union. Les édifices publics sont imposants et les squares et jardins sont bien ombragés. C'est une ville d'administration et d'études. Elle compte 230.000 habitants, dont près de la moitié sont noirs. Elle est le siège du gouver­nement depuis l'an 1800. Elle ne comptait encore en 1810 que 8 mille habitants. Sa belle situation en confluence du Potomac et de l'Anacostia a été choisie par George Washington lui-même. Ma première visite a été pour le vénérable délégué apostolique Mgr Fabronio [Falconio](( Falconio, Mgr Diomède: frère mineur, né à Pescocostanzo, près de Mont-Cassin, en 1842, profès en 1864, envoyé aux Etats-Unis en 1865, puis provincial et, en 1889, procureur général. Elu évêque de Lacedonia en 1892, promu aux sièges unis d’Acerenza et Matera en 1895, délégué apostolique aux Etats-Unis depuis 1902. Son nom s’est transformé, dans les Cahiers manuscrits du P. Dehon, en Fabronio, et, dans «Le Règne» de Louvain (1911, p. 364), en Falconia. C’est très curieux!)), que je reverrai peut-être à Rome sous la pour­pre cardinalice. Sa bonté et sa prudence lui ont gagné l'estime **111** de tous aux Etats-Unis. Il aime l'Amérique, il nous parle des progrès rapides qu'y fait le catholicisme et des espérances qu'offre à l'Eglise romaine ce peuple si plein d'avenir. Mgr Cerretti, secrétaire de la délégation, va nous aider aimable­ment pour la visite de la ville. Il est juste de commencer par le Capitole, qui est le palais législatif de la grande République. Le Capitole primitif construit en 1825 était plus modeste: un dôme central peu élevé, deux ailes avec des amphithéâtres assez petits pour les deux chambres, le tout construit en grès. Mais en 1860, le dôme a été relevé jusqu'à 87 mètres et surmonté d'une grande statue de la liberté. Deux ailes en marbre blanc ont été ajoutées pour contenir les **112** nouveaux amphithéâtres des deux Chambres. C'est maintenant un long édifice de 230 mètres, devant lequel s'étend à l'ouest une vaste terrasse de marbre avec des perrons majestueux. Sous la coupole, sujets historiques peints par des Américains et représentant bien la mentalité américaine: 1. Arrivée de Christophe Colomb en 1492. 2. Embarquement des Pèlerins Quakers à Delfthaven en 1620. 3. Washington déposant ses pleins pouvoirs à Annapolis en 1783. 4. Capitulation de l'armée anglaise à Yorktown en 1781. 5. Capitulation de Burgerque à Saratoga, 1777. 6. Déclaration d'indépendance à Philadelphie 1776. 7. Baptême de la noble indienne Pocahontas à Jamestown, en 1613. 8. Découverte du Mississippi par de Soto en 1541. **113** L'arrivée de Colomb, c'était la prise de possession de l'Amérique par l'Eglise catholique. Le baptême de Pocahontas par les pasteurs anglicans c'est la déviation. L'Amérique reviendra à la foi de Christophe Colomb. De chaque côté de la rotonde les anciennes salles du sénat et du parlement sont affectées, l'une à la cour suprême de justice, l'autre au Panthéon des statues d'hommes célèbres américains. Les salles nouvel­les, aménagées dans les pavillons de marbre ont tout le confort des parlements modernes. Près du Capitole est la Bibliothèque du Congrès. C'est la Biblio­thèque Nationale des Etats-Unis. Edifice énorme, construit en granit dans le style de la Renaissance italienne avec une vraie profusion de décoration. **114** Le tout a coûté plus de six milliards de dollars. Ce peuple que l'on croirait adonné uniquement aux affaires, met tout son luxe dans ses bibliothèques. Toutes les grandes villes en ont de splendi­des. Ici, il y aurait place pour cinq millions de volumes. Il y en a déjà un million et demi. Et ce qui prouve que la bibliothèque est fré­quentée, c'est qu'elle a un restaurant à l'étage supérieur. Elle a plus de 300 employés. L'intérieur est surchargé de marbres, de sculptures, de peintures, de dorures. La grande salle de lecture, rotonde de marbre, sous une coupole dorée, peut contenir 300 lecteurs. Les livres sont apportés des rayons et remis en place par des appareils automatiques. Les deman­des s'expédient par voie pneumatique. Deux caisses **115** mues par un câble sans fin font le service de transport par un tunnel long de 400 mètres entre cette salle et celle du Capitole, de sorte que les membres du Congrès reçoivent en trois minutes les livres qu'ils ont demandés. Tout cela est bien américain. De l'autre côté du Capitole, c'est le jardin botanique avec ses gran­des serres de palmiers, puis une série de parcs, le Mall, le Parc du Potomac. La grande avenue de Pennsylvanie conduit du Capitole à la Maison Blanche, du palais législatif à celui du pouvoir exécutif. La Maison Blanche correspond bien à sa fonction. C'est une maison plutôt qu'un palais. C'est bien l'habitation qui convient au chef d'une démocratie. C'est une grande maison longue de cinquante mètres, en pierres blanchies et à deux étages. **116** On laisse voir la grande salle, longue de 24 mètres, qui n'est qu'un grand salon bourgeois, et les sal­les de réception, ornées de portraits de présidents. A droite et à gauche de la Maison Blanche, les Ministères et la Trésorerie, édifices bien plus considérables que la maison du Pré­sident. En face, mais assez loin dans le Mall, l'obélisque de Washington, étroite pyramide en marbre blanc, haute de 169 mètres. On monte en ascenseur presque dans la calotte en aluminium qui surmonte le monument. C'est une sorte de tour Eiffel en pierre. On y a dépensé 1.000.000 dollars. Sur le Mall, divers édifices: la commission des pêcheries de l'Etat, sorte de musée maritime et le Musée médical de l'armée. On y montre **117** un curieux souvenir historique, une médaille que les rois d'Angleterre donnaient à ceux qu'ils touchaient pour les guérir des scrofules. En face, le Musée national, collections d'histoire naturelle parfaite­ment organisées. J'aime à voir là les animaux spéciaux à la faune amé­ricaine: le caribou, l'orignal, le castor, les lièvres blancs, le boeuf musqué, les chèvres des montagnes. Il suffit d'ailleurs de voir un de ces musées, que l'on retrouve dans toutes les grandes villes des Etats. Il me restait à voir, au matin du départ, le Trinity collège, tenu par les Soeurs de Namur, une vraie merveille. C'est une université fémini­ne et le plus grandiose établissement d'enseignement pour les filles: vaste parc, musée digne d'une ville, **118** installation confortable des jeunes élèves, avec chacune un cabinet d'études, une chambre à cou­cher et une salle de bains. Cela ne ressemble en rien à nos pensionnats-casernes. La chapelle aussi a une splendeur digne de l'éta­blissement. ====Voyage==== Départ: la soirée et la nuit en pullman. On dit qu'il n'y a qu'une classe de voyageurs en Amérique, mais les wagons pullman avec leurs suppléments constituent vraiment une classe supérieure. Au soir, deux rangées de lits à droite et à gauche transforment le wagon en dortoir. Il y a aussi les wagons-salons (//parlor cars//) et des wagons d'observation (//tourist cars//) avec fauteuils, balcon, et bureau pour écrire. La démocra­tie américaine ne dédaigne ni le confortable ni les privilèges de la for­tune. **119** Nous traversons d'abord une contrée déserte et infertile, la //Wilderness// connue par les terribles combats qui s'y livrèrent pendant la guerre de Sécession de 1863 à 1864. Puis la nuit vient. Nous dévorons l'espace. Nous traversons la Virginie, appelée le Vieil Etat; la Caroline du Nord, appelée le vieil Etat du Nord; la Caroline du Sud, surnommée l'Etat du palmiste, par­ce que les petits palmiers chamarops y croissent en broussailles et figu­rent dans ses armes. Nous entrons dans la Géorgie, dite l'Empire du Sud, et nous débar­quons le matin à Atlanta. ====Atlanta, le 26 août==== je vais dire la messe chez les Pères Maristes, qui ont là un beau col­lège. Ils ne sont pas exclusifs, ils ont des catholiques, des protestants et des juifs. **120** Atlanta a 100.000 habitants, dont 40 % de couleur. On l'appelle la ville-porte, Gate City, à cause des nombreuses voies qui s'y croisent pour contourner les Appalaches. En vue le cône de granit du Stone Mont, 514 mètres. Grandes filatures. On cultive dans la plaine le coton, le millet, le tabac. La ville forme un cercle de plus de cinq kilomètres de rayon. Au centre, le Capitole et la grande gare de l'Union. A citer: la bibliothèque Carnegie en marbre blanc - l'Atlanta University avec 300 étudiants de couleur - la Clark University avec 600 étudiants noirs ou mulâtres. La Géorgie est un des Etats qui ont le plus d'hommes de couleur, **121** aussi c'est là que Boiker Washington(( Washington (Boiker Talaferro), éducateur américain de race noire (Hale’s Ford, Virginie, 1856 – Tuskegee, Alabama, 1915). Fils d’une esclave noire, il put, par des efforts personnels, accéder aux grades universitaires. En 1881, il fut placé à la tête de l’école normale de Tuskegee, qui, sous sa direction, fut bientôt la plus importante uni­versité noire des Etats-Unis. En 1895, il devint le véritable chef des Noirs américains: il était d’ailleurs le plus éloquent partisan du rapprochement avec la race blanche. En 1900, il fonda la Ligue nationale des affaires noires.)) a placé son grand institut pour l'éducation des nègres. ====Tuskegee==== Je pars le matin d'Atlanta. J'arrive à Chehaw où l'on change de train. Quelques kilomètres à peine séparent cette gare de Tuskegee. Il y a deux salles d'attente, une pour les blancs, une pour les noirs. Le petit train qui m'emmena était composé de deux wagons seulement, un pour les blancs, un pour les hommes de couleur. La Constitution proclame l'égalité, mais les moeurs en décident autrement. Le wagon des noirs était répugnant, les banquettes à demi démolies, le crin sor­tant des coussins. On devrait relever les nègres à leurs propres yeux dans la vie publique, si on veut en faire des citoyens libres. Tuskegee est une vaste plaine, **122** livrée à l'agriculture et entourée de collines vertes et riantes. L'Institut se compose de plus de soixante bâtiments séparés. Boiker Washington a commencé là en 1881, sans un sou de capital. ,L'esprit rempli de son projet, il alla partout faire des conférences et chercher des subsides. Il expliquait son but: faire sortir la race noire de son état d'ignorance et d'erreur, l'élever jusqu'à l'éducation et la culture modernes, augmenter la valeur des dix millions de nègres des Etats-Unis, en faire des citoyens utiles, et cela par le travail manuel combiné avec l'étude et l'éducation morale. Cela n'alla pas tout seul. Les noirs eux-mêmes, grisés par leur éman­cipation, ne comprenaient pas qu'il exigeât encore d'eux le travail manuel. **123** Il a réussi cependant. Il commença par acheter quel­ques arpents de terre dans ce pays solitaire et de maigre végétation, et après trente ans, il y a là une ville prospère et un institut modèle avec 1500 élèves. Mais comment Boiker Washington a-t-il été amené à concevoir ce grand projet? Né d'une femme esclave en 1858 ou 59, il n'a pas d'état civil. Il n'a pas connu son père, qui devait être quelque planteur de race blanche. Quand l'émancipation fut déclarée, il travailla dans les mines de char­bon de Malden en Virginie. Il entendit parler d'une école fondée pour les nègres à Richmond. Il grillait d'y aller, mais il y avait 800 kilomètres à faire. Il ne vécut plus que pour cela. **124** Il s'engagea comme domestique chez le propriétaire de la mine et on l'aida à apprendre à lire. Sa mère lui laissa ses épargnes et il eut bientôt de quoi subvenir aux frais d'un voyage à Richmond à pied. On lui refusait l'entrée des auberges parce qu'il était noir, il dormait où il pouvait. Arrivé à Richmond, il se présenta à l'école; il exposa sa bonne volonté, et on l'admit comme étudiant-portier et balayeur de l'école. Par sa ténacité, il arriva à conquérir un diplôme et se fit nommer maître d'école à Malden, où sa mère venait de mourir. Là il se dévoue à l'éducation des nègres. Il se fait remarquer par des conférences éloquentes. Son ancien professeur de Richmond, le géné­ral Armstrong, le rappelle auprès de lui, lui communique les plans et l'envoie fonder l'Institut **125** de Tuskegee. Il a su trouver déjà quelques millions. On court à ses conférences. Il a des auditeurs de 4.000 hommes. Il a su intéresser à son œuvre des personnages influents. Non seulement il a pu ériger une soixantaine de bâtiments, mais il a créé une organisation qui assure l'avenir de son œuvre. Il a 1.500 élèves. Un certain nombre paient leur pension qui est de 30 à 35 francs par mois, ce qui ne les dispense pas de faire deux jours de travail manuel par semaine. Les pauvres travaillent tous les jours dans les ateliers et ne suivent les cours que le soir. On les paie environ 3 francs par jour, mais on leur retient chaque mois les frais de leur sco­larité. J'avais lu tout cela quand **126** je débarquai à Tuskegee. J'entrai dans les bureaux. A mon grand regret Boiker Washington était absent. Le sous-directeur me donna un employé fort aimable pour me guider dans la visite de l'Institut. Les soixante bâtiments qui s'étalent devant nous ont tous été cons­truits par les nègres, et ils ont très bon air, ce qui prouve que les noirs bien dirigés savent faire de bon ouvrage. L'Institut est divisé en trois grandes sections: la section académique (enseignement primaire, dessin, musique), la section de l'agriculture et la section des arts mécaniques. Du côté des garçons, voici la briqueterie: on y fabrique trois mil­lions de briques par an. Cinquante nègres y sont employés. Puis nous jetons un coup d'oeil aux ateliers de ferblanterie, de fonderie, de menuiserie et charpente, de **127** carrosserie et d'ébénisterie. Plus loin, voici des imprimeurs, des architectes et dessinateurs, des électriciens, des tailleurs et cordonniers, voire même des cuisiniers et blanchisseurs. Et tout ce monde, maîtres et élèves a un air affable et doux. Tout est tenu avec soin et propreté. Du côté des filles, il y a des classes de couture, de modes, de blan­chissage, de cuisine, de repassage, de vannerie. Les cours de cuisine sont suivis par les 500 élèves filles de l'Institut. Toutes doivent savoir le ménage et le service de table. L'hôpital est admirablement tenu. Les infirmières ont l'air de diaco­nesses. Au centre des sections, voici la bibliothèque Carnegie avec son por­tique ionique. **128** Plus loin, c'est le domaine de l'agriculture. Une voiture légère nous y conduit. Trois cents élèves font partie de cette section. On n'apprend pas seulement à labourer, à semer, à récolter. Il y a aussi des cours où l'on enseigne la botanique, la chimie agricole et ce qui concerne le drainage, l'alimentation des animaux et le soin de leurs maladies. Un laboratoire bien complet permet de faire toutes les expériences utiles. En somme, tous les élèves intelligents peuvent se mettre à même de s'élever à l'aisance par leur travail. Les étables et la laiterie méritent aussi une visite. Tout y est tenu avec le même soin qu'en Hollande et en Belgique. La prairie a 112 bêtes à corne. Les employés nous font goûter leur excellent lait. **129** Les dortoirs des élèves ne laissent rien à désirer. Les étudiants sont tenus de laver le plancher de leur chambre deux fois la semaine. Ils ont droit, comme blanchissage hebdomadaire, à douze pièces lavées, chemises, serviettes, bas, etc. Chaque élève doit avoir sa brosse à dents et s'en servir matin et soir. Les bains et douches sont bien organisés. Tous doivent y passer deux fois par semaine au moins. Ils peuvent y aller plus souvent. Tuskegee a sa chapelle. Il y a office le dimanche, matin et soir. On chante des cantiques, on lit la Bible, et le directeur ou un professeur fait une conférence. Pourquoi n'essaierait-on pas de demander à Boiker Washington d'avoir une aumônerie pour les catholiques? S'il ne s'y prêtait pas, il **130** ne resterait aux catholiques qu'à faire une œuvre analogue pour les nègres. ====La question des nègres==== En sortant de Tuskegee, c'est le moment de consigner mes réfle­xions et le résumé de mes lectures sur la question des nègres aux Etats-Unis. Après la guerre civile de 1865, dont nous suivions en France les péripéties avec d'assez vives émotions, les Nordistes vainqueurs impo­sèrent aux Sudistes non seulement la libération des nègres, mais enco­re leur égalité civile et politique avec les blancs. De 1865 à 1875, dans plusieurs Etats du Sud, les nègres étant en majorité et jouissant du droit de suffrage sans restriction, s'emparèrent du pouvoir des Etats et des villes et **131** se livrèrent à toutes les exac­tions. Ils agissaient comme des sauvages devenus les maîtres dans une société organisée. En 1875, les blancs se ressaisirent. Ils usèrent de la violence là où il le fallait, et quand ils eurent repris le gouvernement ils changèrent les lois. La Constitution des Etats-Unis accorde l'égalité de droit de vote aux blancs et aux noirs, mais les Parlements des Etats du Sud décrétèrent que noirs ou blancs n'auraient le droit de suffrage que s'ils savaient lire et écrire et s'ils possédaient une propriété d'au moins 300 dollars. Comme il y a peu de nègres qui remplissent ces conditions, la majorité fut assurée aux blancs et tout est rentré dans l'ordre. **132** Roosevelt a perdu de sa popularité dans le Sud parce qu'il a nommé quelques nègres à des emplois publics et parce qu'il a invité Boiker Washington à sa table. «Il ne faut pas, disent les Sudistes, que les blancs soient gouvernés par des nègres, c'est inadmissible. Les nègres sont un peuple inférieur. Ils sont incapables de se gouverner eux-mêmes dans la vie privée. Ils sont imprévoyants, paresseux, menteurs et presque tous fétichistes, même s'ils ont un vernis chrétien. La religion des blancs est bonne, disent-ils, mais celle de Guinée est bonne aussi. Ils n'ont aucune mora­lité. Ces défauts permettent-ils qu'on en fasse les gouvernants des races anglo-saxonne, française et espagnole, qui vivent dans le Sud? L'Amé­rique a été **133** conquise et civilisée par la race blanc et pour les blancs. Les blancs ont des siècles de civilisation, et ils ne peuvent pas permettre que leurs enfants soient gouvernés par des nègres». Mais ces nègres ne sont-ils pas perfectibles? «Peut-être, répondent les Sudistes, mais il y faudra des siècles. Provisoirement le nègre, en général, est une brute, pas méchante, il est vrai, douce même, mais pourrie de vices; quand il a travaillé une semaine, il se repose la semaine suivante; il ment, pour le plaisir de mentir, il ignore les lois de la dignité humaine. Il ne se marie pas ou guère, il change de femme comme un animal, et naturellement la fem­me change d'homme avec la même facilité. Il n'y a guère chez le nègre que des enfants **134** illégitimes, à peu d'exception près. A cer­taines époques, le nègre devient la proie de ses instincts - comme un satyre, il ne sait plus respecter une femme blanche. Il sait qu'il sera lyn­ché et pendu quelques heures après, rien ne l'arrête, c'est comme un faune déchaîné...». Alors, favorisez le croisement des races, au lieu de l'interdire par les lois... «Mais il arrive que les mulâtres sont pires que les noirs. S'ils sont nés d'un blanc et d'une femme noire, leur père n'est en général pas grand chose de race. Ils prennent alors les défauts et les vices de la race noire et les tares de la race blanche, et le produit est effrayant. S'ils proviennent d'un père noir et d'une femme blanche, qu'est-ce que peut bien être une **135** femme assez vile pour s'unir à un nègre?... Voyez en Haïti où les noirs et les mulâtres, maîtres de pouvoir sont en train de retourner à tous les vices de la Guinée africaine». N'y a-t-il pas des exceptions? «Oui, il y en a; Boiker Washington est une exception admirable. Son œuvre contribuera à éduquer les noirs, mais il y faudra le temps. S'il avait l'aide de l'Eglise catholique cela irait plus vite, mais il semble que les catholiques des Etats-Unis, prévenus contre les nègres par l'in­fluence de l'opinion générale, ne s'occupent pas assez d'évangéliser cette race déshéritée». - Patience, les missionnaires d'Europe donne­ront le branle, et l'œuvre se fera. ====La Louisiane==== De Tuskegee, je cours vers la Nouvelle Orléans, par les plaines de la Louisiane. **136** C'est le pays des fleurs et des oiseaux, le pays des beaux chênes, des bois de palmiers, des lianes, des bayous, bras de rivières où dorment les crocodiles, de la brousse où se cachent les ser­pents. Les parcs et les jardins y sont égayés par les fleurs éclatantes de la végétation semi-tropicale. C'est aussi le pays des plantations de coton et de canne à sucre. Dans la campagne, près des fermes, on voit encore les étroites caba­nes de bois où logeaient les esclaves et où vivent encore des noirs qui travaillent aux champs. Ces huttes évaporent le souvenir de la Case de l'oncle Tom. La Louisiane a encore beaucoup de créoles de langue française, mais elle s'anglicise beaucoup plus vite que le Canada, depuis que Napoléon en 1803 la céda à l'Angleterre. Elle est encore régie par le code Napoléon.(( Des extraits de ce Cahier ont été publiés dans la revue «Le Règne du Sacré-Cœur» de Louvain, à partir de septembre 1911, sous le titre «Voyage autour du monde» (cf. 1911: sept., pp. 268-270; oct., pp. 303-305; nov., pp. 332-336; déc., pp. 361­365; et 1912, janv., pp. 13-16).)) **187** =====Table des matières===== |Occasion du voyage|51| |Paris|52| |Normandie|53| |Cherbourg|57| |L'Adriatic, 10 août|58| |Queenstown, le soir|59| |A bord|60| |L'arrivée, Coney Island|64| |New York - 1ère journée|66| | « « - 2e journée|74| |New York - 3e journée|78| | « « - vue d'ensemble|84| |En route|94| |Philadelphie|95| |Baltimore, le 23|102| |Washington|108| |Voyage|118| |Atlanta, le 26|119| |Tuskegee|121| |La question des nègres|130| |La Louisiane|135|