435.01

AD B.21/7a.3

Ms autogr. 3 p. (21 x 13)

De Mr Boute

Hazebrouck 19 Xbre 1860

Mon cher Léon,

Les anglais, comme vous savez, ne se pressent jamais et arrivent toujours après les autres sur le champ de bataille: témoin la Crimée. Eh bien! nous venons enfin de re­cevoir aujourd'hui des nouvelles de Londres, encore est-ce d'un français anglicanisé, Mr Toursel, desservant la chapelle française. L'anglais n'a pas encore répondu. Je me hâte de porter à votre connaissance les renseignements obtenus1.

Il paraît qu'il fait très cher à vivre en Angleterre, et l'on n'y obtient le confortable qu'à prix d'argent. Aussi Mr Toursel se trouve assez embarrassé pour répondre, at­tendu, dit-il, qu'il n'a rien de positif (ce qui est tout en Angleterre), sur la somme que l'on ne voudrait que dépenser. Puis il nous donne le prospectus d'une pension catho­lique de jeunes gens des meilleures familles, où l'on enseigne les mathématiques, les langues modernes, chimie, physique, etc… moyennant 150 liv. sterl. 3750 frs par an. Si le maître de pension ne devait pas vous faire donner de leçons, il vous pren­drait pour deux guinées par semaines, soit 1450 f. pour le moins. C'est une des meil­leures pensions de Londres, patronnée par le cardinal Wiseman. Dans une famille comme il faut, ajoute-t-il, on prend moins pour un jeune homme qui vient pour ainsi dire faire partie de son intérieur.

- Il n'y a de plus de véritables pensions bourgeoises, boarding-houses, où l'on prend par semaine depuis 1 liv. 7 schelling = 26 f. 25c. sans compter les extra jusqu'à…, mais ces messieurs ne prennent pas la responsabilité de ces diverses pen­sions où il y a toutes sortes de gens.

Mais voici l'adresse de la meilleure pension (bourgeoise) catholique, ajoute Mr Toursel, patronnée aussi par le Cardinal, et où le prix dépend de la chambre que l'on veut occuper. Vous pouvez écrire directement à Mrs Harley, 46 York-Street, Baker St, London.

Il y a aussi des pensions catholiques aux environs de Londres qui, pour un élève en chambre, ne prennent pas moins de 80 liv. st. = 2000 fr par an.

Mr Toursel termine en disant qu'il sera très heureux de faire votre connaissance de même que tous ces MMrs qui sont avec lui.

En voilà assez pour vous fixer sans attendre d'autres renseignements. Ecrivez di­rectement à Mrs Harley dont l'adresse ci-dessus; ou si vous aimez mieux partez pour Londres, en descendant chez lui; le lendemain vous irez voir Mr Toursel, avec qui vous pourrez mieux vous entendre pour vous caser sûrement, étant sur les lieux. Adresse de Mr Toursel: Rév. Joseph Toursel, french chapel, King Street, Portman Square. Nous logeâmes à Londres dans un hôtel français, Mr Delatour, Dean Street, Soho Square, et nous payions 10 francs par jour, chambre unique pour tous et deux repas, mais confortables, sans vin, mais bière excellente.

Si l'anglais nous offre en répondant des conditions plus avantageuses, je vous en donnerai connaissance. Ecrivez-moi d'ici à q.q. jours pour me dire à quoi vous vous arrêtez. J'aurai à vous prier d'une commission auprès de Mr notre doyen, dans le cas où vous vous décidiez à partir pour Londres, commencement de janvier, en passant par Hazebrouck. Etant très pressé pour le moment, je vous écris au grand galop de la plume. Mes respects à toute la famille.

Boute Ptre (prêtre)

1 Il s'agit de la préparation du premier séjour de Léon en Angleterre en avril - mai -juin 1861 (cf NHV I, 43 v° - 57 v), L'allusion à la guerre de Crimée (1854-1856) se rapporte sans doute à quelque épiso­de de la bataille de l'Alma (1854).

435.02

AD B.21/7a.3

Ms autogr. 3 p. (21 x 13)

De Mr Boute

Hazebrouck 29 Xbre 1861

Mon cher Léon,

Je ne saurais vous exprimer quel plaisir m'a causé votre lettre. Quel beau triomphe pour vous et pour vos amis! Trois examens emportés d'assaut et avec un succès ma­gnifique; ce serait vraiment à ne pas y croire, si l'on ne vous connaissait tous trois aussi capables et aussi studieux. Je vous en félicite bien sincèrement, et tous ces mes­sieurs s'unissent à moi pour vous adresser aussi leurs félicitations empressées.

Vous comprenez que l'établissement auquel vous avez appartenu ne peut rester étranger ou indifférent à de si beaux succès. Continuez ainsi, mon cher, et il vous se­ra facile de reporter bientôt votre diplôme de licencié à votre bonne mère, qui est à juste titre fière de ses enfants. J'aime à croire qu'Henri vous devancera et que vous le suivrez de près. Serrez-lui la main pour moi et dites-lui, que son père et moi comp­tons le voir sous peu, de même muni de la licence, revenir à La Capelle, pour y fixer ses pénates. Avant deux ans il doit être à la tête de l'établissement; qu'il se hâte donc, pour s'engager, le plus tôt possible, dans une carrière où l'appellent ses goûts; j'ap­pelle ce moment de tous mes vœux.

Et vous, mon cher Léon, il faut aussi que pour ce temps vous ayez coiffé votre chef du bonnet de docteur; j'y compte aussi puisque tout vous est possible.

Je vous quitte pour répondre deux mots aux lignes obligeantes de votre ami Si­méon.

Tout à vous

Boute Ptre (prêtre)

1 Des 3 pages du manuscrit, 2 sont adressées à Léon et une à son ami Siméon Vandewalle, lui aussi étudiant à Paris avec Henri et Léon Dehon.

Les trois examens auxquels il est fait allusion pourraient être ceux de Léon lui-même: baccalauréat es lettres (1959), baccalauréat en sciences (1960), baccalauréat en droit (juillet 1861). Mais il s'agit plus probablement des examens des trois étudiants aux-mêmes.

Ces «messieurs» sont les professeurs du collège d'Hazebrouck, collègues de Mr Boute. Sur Siméon cf LD 4 (note 3).

435.03

AD B.21 /7a.3

Ms autogr. 4 p. (21 x 13)

De Mr Boute

Hazebrouck 29 mai 62

Mon cher ami,

Je vous adresse ma lettre à Edimbourg, poste restante, comme vous me l'indiquez dans votre dernière. Je ne me serais jamais attendu à vous écrire en une ville qui rap­pelle tant de souvenirs, ne serait-ce que Marie Stuart et Walter Scott. Je suis heureux de voir que vous puissiez compléter votre instruction par les voyages; profitez-en, mon cher; non datur omnibus ire Corinthum1. Mr le Principal et Mr Evrard ont visi­té, il y a quelques années, Edimbourg, Glasgow et les Lacs, et ils sont revenus en­chantés de leur excursion. Puisse-t-il en être de même avec vous! Parlez toujours an­glais afin de pouvoir le parler le plus correctement possible, mais surtout ne nous re­venez pas anglais. C'est un peuple que je ne saurais jamais aimer, parce que c'est un peuple boutiquier, égoïste. Je suis presque porté à vous envier votre bonheur, lorsque je me vois claquemuré, occupé à faire du latin et du grec, comme vous savez; c'est quelquefois abrutissant.

Je n'ai pas répondu à votre première lettre, parce que, à mon retour de La Capelle, je me suis trouvé indisposé; je ne pouvais plus digérer, je rendais tout ce que je pre­nais. Mais aujourd'hui, je me trouve beaucoup mieux en suivant un certain régime.

J'approuve tous vos plans pour l'avenir. J'avais déjà pensé à Rome depuis long­temps. Espérons que la suite des évènements ne viendra pas contrarier vos projets. Je vous félicite de votre constance; un tel caractère annonce déjà un homme mûr. Je me surprends quelquefois, mon bon ami, à faire par rapport à vous et pour vous mille châteaux en Espagne, le pourrais mieux dire en France, pour ne point faire de figure. Vos parents vous laisseront désormais suivre la route où vous voudrez marcher. Vous pourrez exercer, plus tard, une grande influence sur l'esprit de Mr votre père, et je vous regarde comme l'homme que Dieu a choisi pour le ramener à Lui. Vous pourrez faire aussi beaucoup de bien à Henri: à propos de lui, je voudrais savoir s'il a fait ses Pâques à La Capelle. Je l'espère et le désire de tout mon cœur2.

Dassonville doit être ordonné prêtre le 29 juin prochain; je me propose d'assister à son ordination. Henri m'a promis de faire en sorte d'assister à ses prémices, comme il le lui a promis tant de fois. Dassonville écrira à La Capelle pour vous inviter tous deux3. C'est le 3 juillet (jeudi) qu'elles auront lieu. Faites donc en sorte de repasser par chez nous pour ce temps et d'assister à la première… d'un si bon condisciple et d'un excellent prêtre. Vous lui feriez, à lui et à sa famille, un plaisir infini. Mr le Prin­cipal sera invité à prêcher. S'il accepte, faites tous vos efforts pour venir, vous m'obli­gerez particulièrement.

Je n'entends point parler de Siméon. Va-t-il bientôt passer son dernier examen? Je désire qu'il réussisse; ce n'est pas comme vous un emporte-pièce; mais il travaille et pioche et il mérite certainement de réussir4.

Nous avons assisté hier aux funérailles de Demeyer Arthur, que vous avez pu connaître. Ce jeune homme s'est fait mourir en travaillant! Il avait passé avec succès son premier ou mi-examen de sciences, et il avait été admis; il se destinait à St-Cyr. Nous avons été châtiés parmi nos élèves depuis un an, 4 morts sans maladie régnan­te. Espérons que ce sera le dernier. Mr Loueth(?), maire d'Hazebrouck, est mort aus­si il y a quelques jours. Mr Verrièle (?) n'est point admis à la tonsure, après tant de persévérance. Je le plains de tout mon cœur. Il va, je crois, se présenter à Soissons; puisse-t-il trouver des juges plus indulgents. A mon avis, malgré ses petits travers, il ferait un bon et pieux vicaire de village.

Rien de nouveau ici, toujours les mêmes us et coutumes; les professeurs comme les élèves appellent de tous leurs vœux les grandes vacances, et en cela je ne vous ap­prends rien de bien merveilleux ni de nouveau, vous qui avez passé par là…

Poursuivez, mon cher, avec plaisir et fruit, le cours de vos pérégrinations lointai­nes; faites de la poésie aux bords des Lacs, et pour cela procurez-vous un Walter Scott. Vous n'oublierez pas Le … …, château que Marie Stuart a rendu si célèbre.

Je dois finir, mon bon ami. Je vous écris, comme vous voyez, au grand galop de ma plume, non point comme un professeur de Rhétorique, mais comme un ami à son ami. Que pourrait faire la rhétorique ici, entre amis? Surtout, tenez-moi au courant de votre voyage. Je ne suis pas exigeant, quelques lignes me suffiront; je sais qu'on a en voyage peu de temps devant soi.

Tous ces MMrs vous présentent leurs amitiés et vous remercient de votre bon et ami­cal souvenir. Quand vous écrirez chez vous, ne m'oubliez pas auprès de vos parents. Dans 3 mois c/a nous nous reverrons, au sein de la famille; je l'espère du moins.

Tout à vous

Boute Ptre

1 «Il n'est pas donné à tout le monde d'aller à Corinthe» (proverbe latin). C'est le second séjour de Léon en Angleterre, avec longue excursion en Ecosse et Irlande, d'avril à juillet 1862, en compagnie de son cousin Wateau, de l'abbé Poisson et de Palustre, dont il fait alors la connaissance (cf NHV I, 63v° - 92v°).

2 On verra, à ce sujet, par les lettres de séminaire de 1865 à 1871, combien Léon a pris à cœur cette sorte de mission.

3 Chez les Dassonville (d'Armentières) Léon était reçu pour ses petites vacances pendant son séjour au collège d'Hazebrouch (cf NHV I, 27r°).

4 Siméon Vandewalle, déjà cité en LC 2 et 3 (cf LD 4 note 3).

435.04

AD B.21 /7a.3

Ms autogr. 2 p. (21 x 13)

De Mr Boute

Hazebrouck 13 janvier 1863

Mon cher ami,

J'ai reçu ou plutôt trouvé ici votre bonne lettre au retour des vacances de nouvelle année et je tiens à vous répondre le plus tôt possible; mais ma réponse ne pourra être bien longue, parce que la besogne me talonne, sans comprendre celle laissée en arrière.

Je ne pourrais que donner mon approbation à votre plan d'études, si elle était né­cessaire. 7 heures de repos sont plus que suffisantes, si nous nous en rapportons à l'école de Salerne: Sex horis dormire sat est juvenique - senique; septem pro pigris…1. Je regrette seulement dans votre plan l'éloignement du Cercle Catholique2; ne pourriez-vous pas le dimanche y aller, ne fût-ce qu'un instant? Vous m'avez dit que votre nouvel ami pensait comme vous; il n'y a donc point de ce côté aucun péril en la demeure3. Vous faites bien de lire chaque jour un chapitre, avec commentaire de la Bible. Si vous pouviez y joindre une page de Bossuet, rien ne manquerait, sous le rapport du confortable, à votre banquet spirituel. Ce grand penseur lisait tous les soirs, comme vous savez, quelques vers d'Homère; vous agissez sagement en vous oc­cupant encore du grec qui ne vous sera point inutile par la suite. Si l'étude est quel­quefois aride, elle a aussi ses agréments; un esprit bien fait comme le vôtre trouve toujours plaisir à s'instruire et ne voudrait pas rester étranger à aucune branche des connaissances humaines; avec cela, vous êtes jeune, plein de santé et de vie; quel bel avenir pour vous! Il y a bien là de quoi à vous encourager.

Siméon a été extrêmement contrarié de ne pouvoir donner suite à ses projets. Il est actuellement à Béthune chez Mr Werelwesse (?), avoué, mais seulement pour quel­que temps; il se proposait, la dernière fois que je le vis, d'aller à Paris pour se placer clerc d'avoué; je ne sais s'il persiste dans le même dessein4.

J'ai appris que vous aviez perdu madame votre tante Foucamprez5. Rien de nou­veau ici; tous ces messieurs vont bien et me prient de vous offrir, avec les miens, leurs bons souhaits de nouvelle année; c'est ce que je fais en terminant, mon cher Léon.

Votre ami

Boute Ptre

1 A Salerne (Italie) une école de médecine jadis célèbre (cf NHV I, 18 r°).

2 Sur la fréquentation de Léon Dehon au Cercle Catholique cf NHV I, 35r° - 36r°.

3 En 1862-1863, Léon Dehon a Léon Palustre pour compagnon d'appartement à Paris (68, rue Bona­parte). Sur Léon Palustre et sur leur programme de vie commune cf NHV II, lv° - 2°.

4 Siméon Vandewalle cf LC 2 et 3; et LD 4 note 3.

5 La tante Foucamprez est Julie-Erminie-Clémence Dehon (ép. Edouard Foucamprez), sœur cadette du père de Léon (1823-1863).

435.05

AD B.21/7a.3

Ms autogr. 1 p. (21 x 13)

De Mr Boute

Hazebrouck 30 mars 1863

Mon bien cher ami,

Je reçois à l'instant votre lettre et j'y réponds par ces deux mots, dans la crainte de n'avoir pas demain, veille du départ, le temps de le faire. Je compte être chez vous vendredi soir 3 avril, par la voiture de Landrecies à La Capelle; ne vous dérangez donc pas puisqu'il y a correspondance. Je séjournerai chez vous samedi, dimanche de Pâques et lundi jusque dans l'après-midi; vous ne vous plaindrez pas cette fois, je l'espère du moins. Je réponds par le même courrier à Mr Lempereur de venir me chercher chez vous lundi 6 avril vers le soir ; je ne pourrai lui donner que le mardi. Cette année, par exception, résultat de quelques changements à opérer dans la salle d'étude et ailleurs, les vacances commenceront mercredi prochain au matin.

Je vous félicite de votre nouveau succès, et je vous dirai que je n'en suis pas surpris; je verrai donc bientôt votre jeune front orné des lauriers du doctorat; vous taillez, mon cher, de la besogne à vos futurs panégyristes1.

A bientôt donc, et entretemps mes sentiments les plus affectueux à vos parents et au cher Henri.

Votre ami

Boute Ptre

1 Léon a passé sa thèse de licence (sur la Tutelle) le 18 août 1862 et a prêté le serment d'avocat le 22 nov. 1862 (cf NHV 11, 18r° ss.). De quel «nouveau succès» Mr Boute veut-il parler en ce début de 1863?

435.06

AD B.21 /7a.3

Ms autogr. 4 p. (21 x 13)

De Mr Boute

Hazebrouck 16 8bre 1863

Mon bien (cher) Léon,

Je vous remercie de la bonne lettre que vous m'avez écrite du fond de la Norvège et que j'ai lue avec le plus vif intérêt. Vous du moins vous ne voyagez pas uniquement pour votre plaisir, mais dans le but de vous instruire et de compléter votre éducation1. Où êtes-vous maintenant? Vous aurez été assez prudent pour ne point pénétrer en Pologne, où les voyageurs, les français surtout, ne sont pas vus de très bon oeil par les Russes2. Vous êtes sans doute revenu en Allemagne; quoi qu'il en soit, je vous adresse, selon votre demande, cette lettre à Vienne, poste restante.

Je n'ai pu passer qu'un jour et une nuit chez vous; malgré ce peu de temps, on a as­sez souvent parlé de vous, comme vous le pensez bien. Mr votre père en est toujours à ses projets d'avenir pour ce qui vous concerne; on a néanmoins parlé de l'éventuali­té où vous persévéreriez dans vos premières pensées et cette perspective, au cas où el­le viendrait à se réaliser, ne semblait pas effaroucher l'imagination de Mr Dehon; elle semblait même être envisagée par lui avec assez de calme; mais vous savez où vont ses préférences.

Quant à vous, mon cher Léon, vous verrez dans quelques mois ce que vous aurez à faire. Comme vous le dites fort (bien), vous demanderez à Dieu si vous devez quitter le monde ou y rester, et je vous connais assez sérieux pour apporter à cet examen toute la maturité d'un esprit réfléchi. Il faut avant tout vous hâter pour conquérir le bonnet de docteur avant votre majorité; le plus tôt sera le mieux; il y a obligation d'honneur de votre part, et vous n'y manquerez point, j'en suis convaincu. Alors seu­lement vous songerez à vous faire une position, sans attendre, comme bien d'autres, des années entières â vous décider. Vous aurez à vous recueillir quelque temps dans la solitude et le silence. C'est loin du monde que l'on doit demander à Dieu si l'on doit renoncer au monde ou continuer à vivre dans le monde. Vos voyages n'auraient­-il pas modifié un peu vos idées? Il y en a qui le pensent, d'autres qui l'espèrent. Je ne . suis point du nombre des derniers, ni du nombre des premiers; j'attends, comme vous, en une affaire d'une telle importance, la voix de Dieu et sa décision. Je vous di­rai toute la vérité comme à un ami. Il y a des gens aussi qui craignent que vous ne ve­niez â trop partager les goûts de votre compagnon de voyage, qui n'en est encore nul­le part. Cependant il faut une position, la fortune ne suffit plus par le temps qui court. Mais je présume trop bien de vous pour m'arrêter â ces craintes exprimées â votre sujet et dans votre intérêt. Non: dans un an au moins, vous aurez pris une déci­sion, et cette décision une fois bien arrêtée, vous suivrez avec ardeur la carrière que vous aurez embrassée, comme vous avez fait jusqu'ici; jamais vous ne renierez votre passé, si beau et si honorable pour vous. Si, après mûre réflexion, vous restiez encore indécis, ne pourriez-vous pas aller a Rome suivre quelque temps au moins les cours du Collège Romain, tout en étudiant l'italien et les monuments de la Ville éternelle? Ce serait le cas de vous mettre là en relation avec Mgr de Mérode et d'autres. savants prélats romains. C'est une idée que je jette ici, vous verrez vous-même ce que vous avez de mieux à faire3.

Siméon vient d'arriver à Hazebrouck pour prendre quelques jours de vacances; il est arrivé à l'improviste; il m'a dit que vous lui aviez écrit aussi il y a bientôt un mois. Votre maman est allée passer 3 semaines à Paris, m'a dit Siméon; ils seraient partis de La Capelle, madame Dehon et Henri, un jour ou deux après mon départ. Comme il n'était pas question de ce voyage, il aura sans doute été projeté et mis â exécution au même instant. Henri est-il maintenant avec vous4? - Julien attend la sous­-lieutenance, il a demandé à entrer aux Zouaves. Son frère et lui vous disent mille choses aimables. Ces messieurs du collège vous souhaitent bonne chance dans vos voyages. Mr le Principal envie votre sort, lui qui désire depuis si longtemps voir les lacs de la Suède et les forêts de la Norvège. Il souffre des nerfs et surtout de son ima­gination, par suite de la mort de son frère qui l'a beaucoup affecté. Il a passé, pour se distraire, ses vacances à Dunkerque, où il est encore en ce moment. Les médecins semblent craindre pour sa position; son imagination ajoute a son malaise. Rien autre de nouveau ici, nous boulottons toujours comme par le passé5, et votre ami commen­ce à se faire vieux, les rhumatismes se font sentir avec plus d'intensité que jamais. Que voulez-vous «debemus morti nos nostraque»6. Je m'aperçois que je dois mettre fin à mon bavardage, puisqu'il ne me reste que juste la place nécessaire pour me dire pour toujours.

Votre ami

Boute Ptre

1 Léon est en voyage avec son ami Palustre en Allemagne-Norvège, Suède-Autriche du 12 août au 11 novembre 1863. Les AD (B. 13/1.A.B; Inv. 87.00) conservent deux cahiers de «notes» rédigées al­ternativement par Léon Dehon (LD) et par Léon Palustre (LP), dont le p. Dehon se servit pour rédi­ger ses NHV II, 21v° -61v°.

2 L'histoire tourmentée de la Pologne est marquée au XVIII° siècle par trois partages successifs entre la Prusse, l'Autriche et la Russie (1772, 1793, 1795). Les traités de Vienne en 1815 avaient consacré ce partage; une histoire ponctuée de révoltes durement réprimées par les Russes, notamment en 1830-1831 et précisément en janvier 1863. La France fut le refuge des écrivains et des résistants comme Adam Mickiewicz (Le Chant des Pélerins). La cause de l'indépendance polonaise était soute­nue en France notamment par le mouvement romantique (Montalembert, Lamennais, Hugo, La­martine… ).

3 Sur ce problème de la vocation de Léon et ses projets romains cf déjà LC 3 et plus tard LD 12; 25, 26, 28… ainsi que NHV I, 31r°; II, 70r°.

4 Henri rejoindra les deux amis en Bavière et Autriche (cf NHV II, 21r° et 54r°), pour étudier l'indu­strie de la brasserie; plusieurs membres de la famille Dehon, dont le propre père de Léon et son oncle de Vervins étaient, en effet, brasseurs.

Julien, frère de Siméon Vandewalle, qui mourut au Mexique en 1865 cf LD 11 et 12.

5 Terme familier pour signifier «travailler (de «boulot»); aujourd'hui plus souvent» manger.; on dit plutôt «boulonner» de «boulon».

6 «A la mort nous devons nos personnes et nos biens».