P. Tullio Benini SCJ - P. André Perroux SCJ
PÈRE DEHON,
QUI ÊTES-VOUS?
Curia Generale SCJ
Roma - 2004
texte italien par le Père Tullio BENINI
adaptation française par le Père André PERROUX
Le Père Tullio Benini, scj. est curé de l'importante paroisse du Christ-Roi à Milan.
Il a composé cette présentation du Père Dehon, pour répondre à la demande des jeunes de sa paroisse : mieux connaître les grandes lignes de la vie du Père Dehon, son œuvre et la spiritualité qui l'anime.
Le Père André Perroux, du Centre d'Etudes à Rome, a adapté cette présentation, qui peut rendre service spécialement aux groupes de jeunes et pour la promotion vocationnelle.
Léon Dehon naît le 14 mars 1843 à La Capelle, au diocèse de Soissons dans le Nord de la France.
Il meurt le 12 août 1925.
Une longue vie, 4 diplômes : en droit civil, philosophie, théologie, droit canonique
De nombreux voyages : Europe, Proche Orient, Amérique latine, autour du monde
De grands idéaux
La prêtrise et la fondation d'une Congrégation religieuse
De nombreuses et douloureuses épreuves. Surtout un grand amour.
Mais par-delà toutes ces données d'histoire, qui est vraiment le Père Dehon ?
La première réponse, celle qui vient tout de suite à l'esprit, celle qui est peut-être la plus courte et en même temps la plus vraie, nous pourrions l'exprimer à peu près en ces termes :
Un homme qui dans le Cœur du Christ, a trouvé la synthèse d'une forte spiritualité et d'un intense et surprenant engagement dans la société ; un homme qui a vécu en se donnant vraiment à Dieu et à ses frères humains, avec une authentique générosité et persévérance !
Il y a quelques années une jeune femme me disait : « Ce qui m'attire chez le Père Dehon, c'est la profonde unité qu'il a vécue entre spiritualité et action, entre la contemplation du Cœur du Christ et sa façon de servir l'humanité, ce style particulier d'amour qui se donne : voilà qui fait naître en moi le désir de m'offrir à mon tour à Jésus, de répondre oui à son amour ».
C'est dans cette ligne que je voudrais vous faire connaître le Père Dehon : selon ces caractéristiques qui gardent toute leur actualité pour nous aujourd'hui.
Non pas du tout pour vous inviter à faire ce que lui- même a fait, pour « copier » en quelque sorte sa vie.
Mais bien plutôt pour qu'en le regardant vivre, nous soyons portés à découvrir les « points forts » de notre propre vie aujourd'hui : là même où le dessein de Dieu sur nous s'exprime avec plus de clarté, là où il nous appelle, où il nous attend pour que nous collaborions généreusement à son oeuvre…
Connaître une personnalité marquante, c'est pour ainsi dire se regarder dans une grand miroir intelligent.
Il en naît un dialogue, une invitation à nous mieux connaître nous-mêmes et les grandes choses auxquelles nous sommes appelés.
Dans le style incisif qui lui est propre, saint Augustin s'écriait en pensant aux grands personnages qui l'avaient précédé : « Si ils et elles ont été tels, pourquoi pas moi ? »
Je vous propose quelques moments plus significatifs de la vie du Père Dehon, en partant non tant de ce que ses biographes ont écrit de lui, mais de son propre témoignage tel qu'il nous l'a laissé dans ses Notes Quotidiennes (NQT), son journal, et ses Notes sur l'Histoire de ma vie (NHV), ses mémoires.
De ces cahiers - qui témoignent de sa fidélité à tenir le journal de sa vie - ressort tout de suite sa capacité de « prendre à cœur », de réfléchir sur ce qu'il vivait. « Ne pas se laisser vivre ». Il cherchait à participer, à être protagoniste de la vie passionnante qui s'offrait à lui.
Voilà mon souhait : que vous puissiez lire dans ce que je vous propose, - et par-delà le langage de l'époque -, les sentiments profonds, les lignes de continuité qui ont animé l'homme, le prêtre Léon Dehon.
Pour faciliter la lecture, le texte a été divisé en plusieurs numéros, avec des titres de référence.
Père Tullio Benini, scj
* * * * *
Une des caractéristiques de la vie du Père Dehon : savoir retourner aux racines.
Les racines nourrissent l'arbre, elles le maintiennent en vie.
Ses racines, le Père Dehon les identifie dans ses parents, dans son baptême.
Il a beaucoup aimé rappeler le souvenir de ses parents.
Il leur dit bien souvent, il ne sait comment leur témoigner toute sa gratitude. Il écrit à son père : Cette lettre « est pour moi une occasion de te témoigner ma reconnaissance pour tous les bienfaits que j'ai reçus de toi, car après Dieu, c'est à toi et à maman que je suis redevable de tout ce que je suis et de tout ce que j'ai » (Lettre du 5 avril 1868).
« Mon père n'a pas eu le bienfait d'une éducation complètement chrétienne… Il n'était pas ambitieux pour lui, il l'était pour moi, il voulait me voir arriver à quelque haute position ». (NHV I, 4v).
Lorsque contre sa volonté paternelle, son fils se prépare à être prêtre, pour lui il en vient à rêver les plus hautes dignités ecclésiastiques. Dans ces ambitieux rêves inspirés par son amour paternel il sera profondément déçu…
« Ma mère a été pour moi un des plus grands dons de mon Dieu et l'instrument de mille grâces… Je veux seulement remercier Notre Seigneur de m'avoir donné une telle mère, de m'avoir initié par elle à l'amour de son divin Cœur… C'est ma mère qui domine dans mes plus lointains souvenirs. Je ne la quittais pas dans mon enfance… La belle âme de ma mère passait un peu dans la mienne » (NHV I, 3r et sq.)
La grâce du baptême, le 24 mars 1843.
« J'ai toujours considéré comme une grâce d'avoir reçu le baptême le 24 mars, pour les premières Vêpres de la fête de l'Annonciation… Le 'Je suis la Servante du Seigneur' de Marie et le 'Me voici, je viens pour faire ta volonté' de Jésus ont annoncé par avance ma vocation de prêtre-victime ».
« J'ai toujours eu un culte pour le souvenir de mon baptême… A chacune de mes vacances, j'allais faire un pieux pèlerinage aux fonts sacrés de mon baptême et j'éprouvai un serrement de cœur quand la vieille urne fut ensevelie dans un autel puis disparut tout à fait » (NHV I, 1v).
« Notre baptême est la première étincelle de ce feu que Notre Seigneur est venu apporter sur la terre. Notre Seigneur l'a mis en nous par pure bonté. Il nous était impossible de mériter cette grâce… » (De la vie d'amour)
L'optimisme que le Père Dehon a gardé durant toute sa vie, son inébranlable confiance en Dieu : très certainement nous en trouvons là une de leurs racines. De sa pieuse mère il a appris à regarder Jésus en partant de son Cœur… Le souvenir continu de son baptême l'a maintenu dans la confiance et dans la sérénité. « Si Dieu est pour nous, qui sera contre nous ? », proclame saint Paul (Rm 8, 31).
Le « Je suis la Servante du Seigneur » de Marie, et le « Me voici, je viens » de Jésus sont devenus comme les devises de sa vie, l'expression de sa vocation religieuse.
Dès l'âge de 13 ans le jeune Léon entrevoit son avenir : la vocation à devenir prêtre. C'est durant la nuit de Noël au collège d'Hazebrouck, en 1856, qu'il naît à cette conviction, à cette « conversion ».
« Comme enfant de chœur j'allai assister à l'office de minuit chez les capucins… Notre Seigneur me pressa fortement de me donner à lui. L'action de la grâce avait été si marquée qu'il me resta longtemps l'impression que ma conversion datait de ce moment-là » (NHV I, 26r)
Il était entré dans ce collège d'Hazebrouck le 1er octobre 1855, « jour à jamais béni ! », comme il l'écrit dans ses souvenirs. Il réussissait bien en toutes les matières, ce qui lui valut divers prix. Du directeur du collège, Monsieur Dehaene, il disait : « Cet homme de Dieu… était d'une nature d'élite… J'eus le bonheur pendant quatre ans d'être son pénitent. Il me garda une affection que je ne méritais pas… Il me semble qu'il a obtenu de Dieu de faire passer dans mon âme quelque chose de la sienne » (NHV I, 14r et sq.). Monsieur Dehaene aimait redire : « On ne forme pas les générations avec des aliments sans consistance, mais avec ce qui est stable, solide et sûr ».
C'est à cette école que le Père Dehon s'est laissé formé :
« J'étais tenté d'orgueil, de vanité et surtout de sensualité. Parfois j'étais gourmand… J'écoutai de mauvais camarades et je le fus moi-même pour plusieurs. Je me laissais aller à la mollesse du cœur. Je gardais avec tout cela toutes mes pratiques pieuses. C'était la lutte. Je la soutenais parfois avec courage. Je couchais sur une planche, j'imposais à mon palais des mortifications bien rudes… D'autres fois je faiblissais honteusement. Je fis souvent pour me soutenir un vœu de chasteté de quelques semaines… » (NHV I, 26v et sq.).
La conscience d'avoir un avenir ! La capacité à l'entrevoir, à le désirer, à le préparer de façon concrète : voici une autre des lignes de continuité qui dessinent et soutiennent la vie du Père Dehon.
Un avenir ouvert, qui va toujours au-delà du présent…
Il aimait à redire avec saint Paul : « Seigneur, que veux-tu que je fasse ? »
Après la fin de ses humanités classiques qu'il conclut par le baccalauréat, le jeune Léon fait part à ses parents de sa volonté de devenir prêtre. Le refus est catégorique, particulièrement de la part de son père. Léon demande d'entrer au Séminaire de Saint-Sulpice. Son père lui répond qu'il n'y consentira jamais. Il l'envoie au contraire à Paris pour y faire des études universitaires. C'est là qu'il vit sa première forte expérience d'homme et de chrétien.
Il rapporte dans ses souvenirs : « Paris, octobre 1859… Mon père me mit pour la rentrée d'octobre à l'Institution Barbet… J'allais donc passer cinq années à Paris. Je l'avais beaucoup redouté. J'y reçus beaucoup de grâces. J'y trouvai un grand développement intellectuel. J'y appris à connaître le monde sans m'y souiller. J'y devais prendre le goût des lettres, des arts, des voyages. Le droit devait développer mon jugement et me préparer à la philosophie » (NHV I, 31v ).
La première expérience à l'Institution Barbet comme interne est une déception amère, non tant du point de vue matériel et intellectuel mais moralement. Le Père Dehon dira plus tard qu'il avait connu là un désordre d'enfer. Il en souffre jusqu'à l'exaspération. Il écrit alors plusieurs lettres très fermes à son père. Et à partir du 1er décembre, il obtient de ne fréquenter l'Institution que comme externe et d'aller habiter avec son frère Henri. Il peut alors retrouver un rythme plus harmonieux.
« J'assistais presque chaque jour à la sainte messe… J'allais me confesser toutes les semaines à Saint-Sulpice…, j'entrai bientôt au Cercle catholique et je m'associai à une conférence de Saint Vincent de Paul.
Je m'intéressais particulièrement à deux vieillards qui vivaient sous les combles, dénués de tout, dans un taudis où je ne pouvais pas même me tenir debout. Je pus développer chez eux des sentiments chrétiens et ils m'édifièrent à leur tour. La haine sociale régnait dans ce quartier, - le quartier Mouffetard -. Une ouvrière m'y poursuivit une fois longtemps d'injures et de menaces uniquement parce que je lui paraissais appartenir à une classe sociale plus élevée que la sienne » (NHV I, 33 r et sq.).
Il devient aussi un bon catéchiste.
« Je fis là mes premiers essais de parole publique. J'avais à mon service plus de bonne volonté que de talent. Mes élèves étaient les pauvres du quartier de Saint-Sulpice… Rien ne m'éloignait de la piété et de l'étude. Ce que je voyais m'aidait plutôt à élargir mon âme et à l'élever à Dieu… Je sentais que l'étude du droit n'était pour moi qu'un passage et mes affections étaient ailleurs » (NHV I, passim).
On peut dire en vérité qu'il ne laissait échapper aucune occasion… ! Une jeunesse vécue sous le signe de la générosité, malgré les défauts et les fautes.
Il savait accepter des expériences diverses, poussé par la curiosité intellectuelle et spirituelle. Il ne se contentait pas de savoir. Et il ne se laissait pas abattre par les difficultés.
Il s'efforçait de ne pas perdre la continuité, la cohérence de vie… Le rôle indispensable de l'accompagnement spirituel.
L'amitié sera vraiment une des constantes de sa vie. Il a su susciter de nombreuses amitiés et y rester fidèle, il les a entretenues avec grande délicatesse. Et ceci jusqu'au dernier jour de sa vie.
Pendant son séjour à Paris, il commençe une belle et profonde amitié avec Léon Palustre qui « était issu d'une famille démocratique… Il avait les goûts et les manières d'un grand seigneur… Il a eu une grande influence sur ma vie… Il aimait les lettres et les beaux-arts… Il devint mon compagnon d'appartement… Nous aimions le travail. Nous nous levions à 5 heures et nous commencions notre journée par une demi-heure de lecture d'Ecriture sainte dans les commentaires de dom Calmet.
Je n'avais en vérité à peu près rien lu jusqu'alors en littérature et en philosophie. Palustre m'y fit prendre goût et je commençai à parcourir les classiques et les contemporains.
Sous l'influence de son ami Léon Dehon s'initie à l'archéologie. « La Providence s'est servie de Léon Palustre pour me conduire en Palestine et à Rome, ce sont là deux grandes grâces de ma vie » (NHV II, passim).
Dans « La vie d'amour », il écrira : « L'amitié est délicate, elle s'entretient par les attentions, l'assiduité, les services rendus »…
C'est de cette époque de sa vie que se manifeste l'amour du Père Dehon pour la Parole de Dieu, pour la Bible.
Elle deviendra une référence constante de sa méditation et de sa prédication. Ses écrits spirituels sont nourris de citations bibliques. C'est un aspect qui le rend particulièrement actuel. Ne l'oublions pas : dans les premières règles qu'il écrit pour ses religieux, il leur demande de consacrer une heure par jour à la lecture de l'Ecriture sainte.
Ils ont été une caractéristique, une « chance » aussi de sa vie.
Volontiers son père les finançait, il comptait notamment détourner ainsi son fils de son désir de devenir prêtre.
Tout jeune déjà Léon a visité la moitié de l'Europe. En 1910 il fait le tour du monde.
Tout spécialement important est son voyage au Proche Orient, commencé le 23 août 1864 en compagnie de son ami Palustre. Un long voyage de 10 mois : la Forêt Noire, la Suisse, l'Italie, la Dalmatie, l'Albanie, la Grèce, l'Egypte, la Terre Sainte. Puis le chemin du retour : la Turquie, Constantinople, Vienne, où les deux amis se séparent : Palustre rentre en France tandis que Léon continue sur Rome.
« Deux fois dans ce trajet [en voiture et en bac, entre Padoue et Venise] je vis la mort de près, et j'attribuai mon salut à la très Sainte Vierge que j'invoquai avec confiance ».
« Nous voulûmes faire à pied la dernière journée de marche pour arriver à Jérusalem en vrais pèlerins. Nous étions profondément émus à la pensée de voir bientôt Jérusalem… Par la grâce de Dieu j'ai visité en priant, j'étais plus un pèlerin qu'un touriste » (NHV III, passim).
La joie, le désir de connaître. Une « curiosité » toujours en éveil, elle ouvre l'esprit, le nourrit, le dilate.
Se rendre compte que le monde est riche et complexe : on ne peut s'en tenir à des jugements simplistes.
Les voyages font grandir aussi chez le Père Dehon la dimension missionnaire. Pour lui à chaque voyage est liée une nouvelle expérience spirituelle, culturelle.
Dans ses Souvenirs (écrits en 1912), il fait aussi le lien entre son goût pour les voyages et son apostolat social.
« Je veux dire pourquoi j'ai fait volontiers, à l'occasion, de grands voyages. C'est que pour écrire et pour parler sur les questions sociales, il faut avoir beaucoup vu, il faut savoir comparer les régimes sociaux et les civilisations des divers peuples. Des connaissances étendues donnent de l'autorité et permettent de redresser une foule d'erreurs et d'apprécier l'action de Dieu »
Pèlerin plus que touriste.
Pour ainsi dire naturellement ouvert à l'Esprit.
Capacité de voir par souci d'intérêt humain, artistique, et en même temps attention à saisir un signe, un renvoi à ce qui est « au-delà » de ce qui se voit… Il s'agit d'entrevoir et de mieux « apprécier l'action de Dieu »…
* Réaliser que des aspects fondamentaux de la personne s'enracinent dans l'enfance : voilà qui n'est pas sans grande importance. Savoir mettre en valeur ce que chacun a reçu comme patrimoine génétique, culturel, spirituel. Et savoir le cultiver, l'expliciter, le porter à maturité et le faire fructifier.
* L'enfance et la jeunesse sont le temps plus réceptif des semailles (mais pas seulement pour le bon grain !). Il faut se rendre capable de lutter. Le grain ensemencé représente le patrimoine reçu, mais il est nécessaire de le prendre en main…
* Léon Dehon est un jeune homme normal : une bonne intelligence, une mémoire vive, une grande sensibilité et émotivité… C'est en même temps un jeune qui est vulnérable, il a besoin de présence, d'amitié… Il a un tempérament plutôt soumis, influençable… Très nets pour lui sont les risques de l'orgueil, de la sensualité, avec les conséquences de son appartenance au milieu des fortunés, de ceux qui sont protégés et pourraient ne pas s'engager…
* Mais il a la chance de faire, dès son adolescence et sa jeunesse, une forte expérience de Dieu. Et il s'est laissé impliquer et compromettre. Il sait qu'il a besoin d'être soutenu, qu'il ne peut s'en tirer tout seul. Il accepte volontiers d'être dirigé et accompagné (la direction spirituelle). De façon persévérante il sait recourir à ceux qui peuvent l'aider…
* Il sait partager et s'approprier quelques expériences concrètes de solidarité, de catéchèse. La croissance d'une personne ne peut pas se réaliser sans cette capacité de se compromettre, même de se salir les mains, et d'assumer personnellement quelques engagements.
Nous avons accompagné Léon Dehon dans la première phase de sa vie, jusqu'à son voyage - pèlerinage au Proche Orient. Nous sommes maintenant en 1865. Léon a 22 ans. C'est un beau jeune homme, grand - selon son passeport, il mesure 178 cm, il a les cheveux châtains, un front large, des yeux bruns, un visage ovale, un teint clair.
Il note dans son journal ; « Chaque jour a son opportunité ; chaque heure, sa grâce ».
Cette citation nous indique assez clairement dans quel esprit, dans quelle disposition Léon a vécu et entend vivre. Elle introduit bien la seconde phase de sa vie, les années 1865 - 1878, que nous allons considérer maintenant.
En voilà le message essentiel : il importe de ne gaspiller aucune occasion !
Pour Léon, une conséquence bien évidente de son voyage au Proche Orient, c'est sa décision de commencer ses études de séminaire, et de le faire à Rome. Nous le savons, à 16 ans il avait demandé à son père d'entrer au Séminaire de Saint Sulpice à Paris. Devant un refus net il avait obéi, tout en précisant loyalement qu'il attendrait sa majorité. Dans une lettre écrite de Patras en Grèce, le 7 novembre 1864, il écrit à ses parents : « Je retournerai probablement par Rome pour décider de la direction de mes études ».
Sur le chemin du retour après la visite de Vienne son ami Palustre rentre en France, Léon part à Rome. Il y arrive, c'est sa première visite, le 20 juin 1865, pour un bref séjour (20 juin - 1er juillet). « Mardi matin, j'entrais ici tremblant d'une émotion involontaire… Chaque pas y évoque un souvenir et tout le sol en est vénérable ».
A Rome sa première grande joie : il est reçu en audience particulière par le Pape Pie IX, qui lui conseille de faire ses études au Séminaire français Santa Chiara. « La meilleure de mes joies fut de voir Pie IX, la bonté unie à la sainteté… Je lui parlais de ma vocation… Il me conseilla le Séminaire français de Rome… Il me semble que cette première bénédiction de Pie IX m'a procuré de grandes grâces. J'étais désormais dans la paix » (NHV IV, 98).
Une seconde rencontre qui va beaucoup compter pour lui : le Père Melchior Freyd, un authentique « homme de Dieu, un saint », qui pour des années sera son directeur spirituel très estimé et très écouté.
Il visite le quartier, l'Université Grégorienne, et il commente : « Il me sembla que j'étais déjà de la maison. J'avais terminé à Rome ce que je voulais y faire. Ma vocation était arrêtée, c'était le couronnement de mon voyage » (NHV IV, 99).
Il rentre donc à La Capelle, où sa mère venait de passer toute une année dans la peur. Elle se demandait si elle reverrait vivant son fils : « Je revins me jeter dans les bras de ma mère. Quelle joie nous eûmes tous deux ! » (ibid.).
Les trois mois qui suivent sont pénibles : discussions en famille, pleurs, quelque dispute. Sa mère elle-même lui est opposée, mais Léon reste ferme dans sa décision. Son unique soutien, il le reçoit de sa grand-mère maternelle : « Il sera heureux si c'est bien sa vocation ».
Le 14 octobre 1865 Léon quitte La Capelle pour Rome : « Ce départ marque une étape dans ma vie…Mes bons parents me conduisirent jusqu'à Notre Dame de Liesse et même jusqu'à la gare de Saint-Erme. Il leur en coûtait tant de se séparer de moi ! Il leur semblait qu'ils me perdaient pour toujours… Je fis mes adieux à ma famille…, ce ne fut pas sans larmes amères. Mon père et ma mère pleuraient, comment n'aurais-je pas pleuré aussi ? » (NHV IV, 102 - 103).
Le 19 octobre il passe le Mont-Cenis, dans un convoi de « diligences traînées chacune par douze mules ». « Il y avait beaucoup de neige et il y faisait bien froid » (Lettre du 20 octobre 1865). Le 20 octobre il est à Turin et le 25 il arrive enfin à Rome.
« La logique de mon esprit me disait que l'eau est plus pure à la source qu'au ruisseau et que la doctrine et la piété doivent se puiser plus facilement et plus pleinement au centre de l'Eglise que partout ailleurs » (NHV II, 66 v).
Une fois arrivé à Rome, où il trouve l'eau pure de la source, on comprend la fatigue du « voyage » : pas seulement celui au Proche Orient mais plus encore l'urgence d'une décision qui peu à peu s'était imposée à lui. Il y a des buts qu'on ne peut atteindre qu'en portant jusqu'au bout certaines intuitions ou aspirations intérieures.
L'importance d'une rencontre pour un discernement éclairé : il ira le demander même au Pape, il le fait aussi avec le Père Freyd. Sans discernement il est bien difficile de suivre avec assurance la volonté de Dieu.
Toute décision comporte qu'on se donne de la peine, qu'on sache prendre de la distance, y compris par rapport à ceux que l'on aime. C'est comme un déchirement intérieur, « même quand la partie supérieure de l'âme en éprouve une joie surnaturelle » (NHV IV, 103). Le détachement/distance permet la liberté d'un chemin nouveau.
Au plan psychologique : un caractère équilibré, avec une note particulière de sensibilité, prompt à l'ardeur et à l'émotivité tout en gardant à l'extérieur une attitude calme et distinguée.
Sensibilité, ardeur, émotivité, qui demandent d'être constamment guidées, orientées.
Son caractère aimable lui attire l'affection de ceux qui le connaissent. Ainsi durant toute sa vie : il a su beaucoup aimer, il a cultivé l'amitié, il a suscité aussi beaucoup d'amitié autour de lui. Il a souffert de voir des amis s'éloigner de lui à cause de divergences d'opinion…
Il manifeste une grande curiosité intellectuelle, mais il ne se fait pas d'illusion sur ses propres insuffisances, notamment en philosophie et en littérature. Savoir qu'on ne sait pas ou au moins qu'on ne sait pas assez.
Comme il le dit lui-même, il venait de la vie dans le monde, il était marqué par la douloureuse opposition de ses parents. Opposition que peu à peu il reconnaîtra providentielle : toutes ces circonstances ont favorisé en lui un engagement très ferme dans sa préparation au sacerdoce.
Arrivé à Rome il franchit le seuil du Séminaire français de Santa-Chiara. « J'étais enfin dans mon élément véritable, j'étais heureux. Le séminaire était une vieille habitation, étroite, toute en hauteur, sombre et triste à l'intérieur. N'importe, j'étais heureux. On me logea au cinquième ou sixième, je ne sais plus bien, dans une mansarde sous les plombs, au-dessus de la chapelle. La chambrette était petite et nue, le lit était dur : peu importe, j'étais heureux » (NHV IV, 123).
Dès le début Léon est attiré par l'amour de Dieu, par l'amour du Cœur de Jésus : on rencontre ici et tout de suite un aspect caractéristique de sa spiritualité, que résume bien L. Cristiani dans son petit livre sur le Père Dehon : « Dehon n'a rien aimé d'autre que le cœur ».
« Notre Seigneur s'empara bien vite de mon intérieur, et il y établit les dispositions qui devaient être la note dominante de ma vie, malgré mille défaillances : la dévotion à son Cœur sacré, l'humilité, la conformité à sa volonté, l'union avec Lui, la vie d'amour, tel devait être mon idéal et ma vie pour toujours. Notre Seigneur me le montrait, m'y ramenait sans cesse, et me préparait ainsi à la mission qu'il me destinait pour l'œuvre de son Cœur » (NHV IV, 183).
Il commence alors à noter chaque jour ses impressions, ce sont les Notes Quotidiennes. Et ceci l'aide à rester attentif à ce qui est essentiel, à ne pas se disperser ni perdre son temps, à être fidèle.
Il remarque que très souvent les Saints se sont donné une devise qui les maintient en éveil dans leur vie spirituelle. Il choisit pour lui : « Seigneur, que veux-tu que je fasse ? ». « Je n'en trouvais pas de plus propre à cimenter et entretenir l'union avec Dieu » (NHV V, 2).
Léon s'adonne à la méditation quotidienne, faite avec calme, pour tendre à l'union avec Jésus. Il médite volontiers les mystères, les vertus de Jésus. « Cette habitude me conduisit peu à peu à l'oraison d'affection » (NHV V, 7).
« La messe, la communion quotidienne, l'office de la Sainte Vierge et mes autres exercices de piété me soutenaient. J'ai passé de bons moments dans notre vieille église » (NHV V, 35 - 36).
Il vit quotidiennement cet amour d'oblation qui deviendra la caractéristique première de sa grâce de fondateur : « Le cœur est rempli du désir de plaire au Seigneur et de le faire aimer », comme il aimait à dire.
Il pratique fidèlement la direction spirituelle. Sans se laisser décourager par ses difficultés intérieures, à la pensée des péchés de ses années passées. Il lutte assidûment contre ses défauts, ses tendances instinctives. Il pratique avec générosité la charité pour ses proches (cf. NHV V, 10).
Il se met à l'étude avec passion et grande ouverture d'esprit. Et les résultats sont là, ils sont éloquents. « La théologie est la plus belle des sciences. Elle parle en même temps au cœur et à l'esprit, en élevant l'un et l'autre vers Dieu. » (Lettre du 13 novembre 1866). Il s'habitue très vite à cette vie studieuse ; autant qu'un travail elle est pour lui un plaisir. Quand il quittera Rome, il sera trois fois docteur : un bilan largement positif ! « Ces années de séminaire ont été assurément les plus heureuses de ma vie ».
« Je brûlais du désir de devenir un saint prêtre » (NHV V, 3).
C'est ce désir qui l'a constamment encouragé, il a motivé son ouverture à la vie, son action, par la prière, dans l'étude, selon la spiritualité qui ensuite le caractérisera : le zèle, l'union explicite au Christ, la réparation des péchés pour reporter tous et tout à l'amour du Christ.
Les étapes qui le conduisent jusqu'à l'ordination se répartissent sur deux ans, un temps somme toute assez court : de fait après avoir attendu le consentement de son père, son directeur spirituel le Père Freyd lui fait accélérer sa démarche.
* Le 22 décembre 1866 il reçoit la tonsure, en la Basilique de Saint Jean de Latran :
« Je désirais tant réaliser ma séparation du monde, me donner à Notre Seigneur…J'éprouvai là les plus profondes et les meilleures émotions de ma vie. En recevant la tonsure, je laissai tomber bien des larmes avec mes cheveux dans le plateau de l'évêque. J'avais tant attendu et tant lutté pour réaliser ma vocation ! » (NHV V, 65-68).
Il aurait dû la recevoir en juin 1866, mais il y avait renoncé devant la réticence de son père.
* Les 23 et 26 décembre 1866 il reçoit les ordres mineurs :
« J'ouvrais avec foi et simplicité mon âme aux grâces spéciales à chaque ordre » (ibid., 68).
Et tout de suite il écrit à ses parents :
« Je vous écris sous l'impression du bonheur et de la joie que j'éprouve en ces jours de grâce et de bénédiction où le Seigneur nous comble de ses bienfaits. Combien je regrette de ne vous avoir eu auprès de moi pour vous faire participer à ces délicieuses jouissances que le monde ne connaît pas. J'ai beaucoup prié pour vous et j'espère que Dieu vous comblera de ses bénédictions… J'espère que vous allez retrouver la joie et la paix du cœur et je vous supplie d'unir pour cela vos prières aux miennes » (Lettre du 26 décembre 1866).
* Le 21 décembre 1867 il est ordonné sous-diacre :
« Mon père aurait voulu retarder indéfiniment mon engagement décisif. Pour lui faire plaisir j'avais retardé de quelques mois. Le Père Freyd pensa qu'il fallait trancher le nœud gordien… Le 21 septembre 1867 a été un des plus beaux et des meilleurs de ma vie. Je me donnais à Notre Seigneur pour toujours par les engagements du sous-diaconat. Je décrivais mon état d'âme par ces mots : Jour de bonheur et de joie pure. Commencement d'une vraie liberté. Servir Dieu, c'est régner » (NHV V, 127 et 131).
* Le 6 juin 1868 Léon est diacre :
« Je prends la résolution de m'attacher de plus en plus à faire la volonté de Dieu, en vivant en sa présence et en n'ayant d'autre but que de faire sa volonté… Notre Seigneur me pressait chaque jour davantage de m'unir à son Cœur » dans la douceur, la patience et l'amour (NHV VI 62 - 63).
Il passe les vacances de l'été à La Capelle. Jésus lui préparait une grande grâce : ses parents décident de le raccompagner à Rome. Ils partent le 22 octobre et après un voyage qui les mène aussi au sanctuaire de Lorette ils arrivent à Rome le 3 novembre.
Leur séjour devait se prolonger jusqu'au mois de février 1869. Léon devait être ordonné prêtre au mois de juin suivant, mais le Père Freyd eut l'heureuse idée de faire anticiper cette ordination sacerdotale : « Ma mère saisit cette pensée avec bonheur. Mon père tout en redoutant de profondes émotions, l'accepta » (NHV VI, 77).
C'est Monsieur Dehon lui-même qui remet à Pie IX la demande écrite pour que son fils soit ordonné prêtre avant la fin de ses études de théologie. Lui qui avait été le plus opposé à la vocation de Léon, c'est lui qui maintenant en demande le couronnement.
* Le 19 décembre 1868, en la basilique de Saint Jean de Latran, Léon est ordonné prêtre :
« Mes bons parents étaient derrière moi, versant des larmes sans fin. Mon père ne sut pas manger ce jour-là. Les impressions de l'ordination ne sauraient se rendre. Je me relevai prêtre possédé de Jésus, tout rempli de lui-même, de son amour pour son Père, de son zèle pour les âmes, de son esprit de prière et de sacrifice… Quand mon père et ma mère s'approchèrent pour communier, personne ne put retenir ses larmes. Pour moi, j'étais fou d'amour pour Notre Seigneur et plein de mépris pour ma pauvre personne. Ce fut la meilleure journée de ma vie » (NHV VI, 81 - 83).
C'est avec la même émotion qu'il célèbrera ses premières messes : et même durant toute une année il ne put célébrer une seule fois la messe sans verser des larmes.
Les grands désirs dessinent la personnalité profonde. Ils demandent de la persévérance, du combat aussi, pour être réalisés. C'est l'équilibre difficile entre l'attente nécessaire et la mise en œuvre accélérée : dans quelle mesure faut-il attendre, et dans quelle mesure faut-il hâter la décision ?
Comment devenir semblable à Jésus ? Cette interrogation, ce désir valent pour chaque chrétien. Une ressemblance qui se construit jour après jour, en persévérant dans l'écoute de la Parole, dans la prière, dans la décision résolue de choisir le bien tout en ayant bien conscience de notre faiblesse naturelle…
Pour chacun de nous il y a toujours comme un foyer autour duquel tout se noue dans notre vie la plus profonde.
Pour le Père Dehon c'est l'Eucharistie. C'est là qu'il rencontre Jésus Ressuscité, dans sa vie, dans son amour.
C'est là qu'il faut aller, c'est de là qu'il faut partir. Découvrir la place centrale de l'Eucharistie est aujourd'hui encore une condition de vitalité, un gage précieux pour l'avenir selon la foi.
Le Père Dehon a maintenant 26 ans. Sa présence au Concile est pour lui une expérience dont il parlera très longuement dans ses souvenirs.
On avait besoin de sténographes. Parmi 23 séminaristes de divers pays, le Père Dehon est retenu lui aussi avec trois autres du Séminaire de Santa Chiara.
Le Père Freyd, recteur du Séminaire, avait d'abord pensé à lui pour la soutenance d'une grande thèse de doctorat, puis il avait changé d'avis : pour Léon les fonctions de sténographes seraient plus intéressantes et plus utiles. C'était voir juste.
« Le Concile avait pris cette année la moitié de mon temps. C'était un retard pour mes études, mais d'autre part quelle précieuse moisson de connaissances diverses ! J'avais touché du doigt la vie de l'Eglise et acquis en un an plus d'expérience que je n'eusse pu faire en dix ans de mon train de vie ordinaire » (NHV VIII 55).
* A la fin de l'année scolaire 1868 - 1869 Léon tombe malade.
« Les émotions de l'ordination et des premières messes m'avaient tout enfiévré. Les répétitions de sténographie s'ajoutant chaque jour à nos cours habituels, amenèrent un vrai surmenage. Au commencement de juin il fallut m'arrêter et prendre le lit. Je toussais, j'étais sans forces, j'avais tous les symptômes de la phtisie » (NHV VI, 136 - 137).
La situation devient très préoccupante. Il se confie alors à la Vierge Marie, « qui faisait peu à peu son œuvre. Mes forces revinrent peu à peu et je fus assez valide pendant dix ans » (ibid. 139). Il peut rentrer en France pour la solennelle première messe à La Capelle et pour prendre ensuite une bonne convalescence.
Puis il retourne à Rome pour poursuivre ses études et participer au Concile qui commence le 8 décembre 1869.
« Un spectacle très émouvant…Mon cœur battait bien fort, et je priais pour l'Eglise tout en admirant cette imposante manifestation de son unité et de sa sainteté » (NHV VII, 4). « Après avoir été témoin de telles manifestations de l'Eglise, on éprouve une nouvelle et brûlante ardeur de travailler pour le ciel, dont l'Eglise de la terre n'est que le vestibule » (Lettre à ses parents, 8 décembre 1869).
« Nous étions quatre sténographes au Séminaire français… Nous écrivions debout devant la tribune. Nous nous remplacions deux à deux de cinq en cinq minutes… » (ibid. 42-43). Puis ils se retiraient pour transcrire leurs notes en caractères normaux.
Le 1er juillet 1870 Pie IX reçut en audience les 24 sténographes du Concile. Il tenait à leur manifester sa vive satisfaction pour leur service. Au cours de la soirée il les reçut dans sa bibliothèque privée. Après un petit rafraîchissement, une loterie animée par le Pape permit à Léon de recevoir un bréviaire en 4 volumes. « Nous avions goûté là une des meilleures joies de notre vie » (NHV VIII, 46 - 47).
* Le déclenchement de la guerre entre la France et la Prusse (1870 - 1871) a failli impliquer aussi Léon Dehon. Il parle beaucoup de cette guerre dans ses souvenirs. Comme prêtre il était exempté de service militaire, mais il a risqué d'être mobilisé sur l'ordre du maire de La Capelle. Il put cependant rester en famille : il se consacra à l'apostolat parmi les soldats qui revenaient du front.
« Quelles tristes journées ! et quelles pénibles impressions elles m'ont laissées ! » (NHV VIII, 114).
Appartenir à l'Eglise. Découvrir son sens, sa grandeur, sa mission. Travailler directement pour la vie de l'Eglise. Léon Dehon vit son appartenance à l'Eglise comme une chance incomparable : l'Eglise est Mère, c'est elle qui nourrit toutes les vitalités.
Les fatigues et les dangers sont le sort normal de celui qui se met en route. Tout dépend de la façon de les affronter : en comptant beaucoup sur la grâce de Dieu, dans la prière, mais aussi avec une ferme détermination.
Celui qui n'apprend pas à combattre ne réalisera jamais la plénitude de sa vie. L'important est de ne pas se laisser aller au découragement !
Savoir regarder plus loin que l'horizon immédiat, plus loin que les difficultés présentes, y compris celles de la santé ou quand autour de soi tout s'assombrit ou devient comme épais brouillard. Le cœur qui accueille la lumière de la foi sait voir et aller de l'avant…
Entre-temps l'évêque de Soissons, Monseigneur Dours, préoccupé du manque de prêtres dans son diocèse et en pensant à tant de paroisses privées de pasteur, propose à Léon Dehon d'accepter un ministère de vicaire.
« Je ne pouvais pas accepter cette proposition. Je n'avais pas terminé mes études à Rome et d'ailleurs je songeais à la vie religieuse » (NHV VIII, 125).
Une fois l'armistice signé entre la France et la Prusse (28 janvier 1871), Léon estime qu'il était temps de « retourner à Rome où j'apprenais que les cours se réorganisaient » (ibid. 124).
Il quitte La Capelle en mars pour regagner Rome. Durant le voyage il s'arrête à Nîmes pour rencontrer le Père d'Alzon et mieux connaître son œuvre.
« J'avais des velléités d'y entrer. Un travail profond se faisait dans mon esprit depuis deux ans. D'un côté je voulais être religieux. D'autre part je pensais que le moment était venu pour l'Eglise de s'adonner avec un soin nouveau aux études supérieures… J'unissais ces deux pensées et il me semblait que ma vocation pouvait être d'entrer dans une communauté religieuse vouée à l'étude et à l'enseignement » (NHV IX, 3).
Le Père d'Alzon, fondateur de la congrégation des Assomptionnistes, avait hâte de le recevoir parmi ses religieux. Mais Léon resta ferme dans sa décision de terminer d'abord ses études à Rome.
Le 1er juin 1871 Léon est docteur en théologie et le 24 juillet docteur en droit canonique.
Le moment de décider est désormais arrivé.
Que faire ? Il y a la demande de son évêque qui l'attend pour son diocèse. Il y a l'invitation du Père d'Alzon qui, projetant de fonder une université catholique, compte sur Léon Dehon. Et il y a l'aspiration à la vie religieuse.
Avant de quitter Rome, Léon fait une retraite spirituelle pour le discernement de sa vocation, il évalue les diverses voies qui s'offrent à lui.
Il a désormais l'autorisation de son évêque pour rejoindre Nîmes et participer à l'université catholique. Pourtant il ne se sent pas en confiance : divergence dans le tempérament, mais aussi dans la façon de voir les choses, d'envisager le projet.
Il rentre en France sans passer à Nîmes. Il se donne le temps de réfléchir, attentif à l'hésitation tenace qu'il éprouve en lui-même. Convaincu que ce doute lui vient de l'action de la grâce il télégraphie au Père Freyd pour solliciter son conseil. Décisive est l'intervention de son directeur qui répond par la même voie : « Votre hésitation est légitime. Vaudrait mieux vous désengager, si possible » (NHV IX, 66).
Léon se range à ce conseil, et le 3 octobre il écrit à son évêque pour se mettre complètement à sa disposition. Il reçoit son ministère : il sera septième vicaire à la basilique de Saint-Quentin.
« C'était absolument le contraire de ce que j'avais désiré depuis des années, une vie de recueillement et d'étude. Fiat ! [Qu'il me soit fait selon votre volonté !]… » (NHV IX, 71).
Le 7 novembre 1871, en compagnie de son grand ami l'abbé Petit, Léon Dehon fait sa première visite à Saint-Quentin, avant d'y venir pour son service de vicaire..
« J'arrivai pour m'installer le 16 novembre… J'aimais beaucoup mon église de Saint-Quentin et je regarde comme une des grandes grâces de ma vie d'avoir été attaché pendant sept ans à cette église… J'y ai prié de bon cœur, je l'ai aimée, j'y ai un peu exercé l'apostolat, j'y ai eu bien des grâces, et je n'y entre pas encore sans émotion » (NHV IX, 79sq).
Confiance en Dieu, recherche persévérante de Sa volonté, discernement… ce sont quelques-unes des constantes de la vie de Léon Dehon, dès sa première jeunesse et maintenant encore alors qu'il est prêtre et plusieurs fois docteur.
Il ne « marche » jamais tout seul, mais toujours au sein de l'Eglise, accompagné par son directeur spirituel…
Chaque objectif atteint ouvre la voie sur un autre à poursuivre : il y a toujours un « au-delà » de l'engagement, de la foi, du service, de la présence active… La vie, comme la vocation, est un germe toujours en croissance. C'est seulement en grandissant que l'on s'ouvre aux nouveautés de l'avenir, c'est ainsi que la semence peut devenir un arbre.
Préparation intellectuelle et préparation spirituelle : ce sont nos deux bras pour agir, les deux ailes qui nous permettent de voler, les deux trains d'atterrissage pour bien accomplir notre voyage. Léon ne cessera jamais d'étudier, pas davantage il ne cessera de tendre à plus de vie intérieure et de profonde vie de prière.
La capacité, ou le don, de « voir droit », y compris dans ce qui se présente comme sinueux ou tordu dans la vie ; l'aptitude à saisir tout le bien qui peut jaillir même d'une situation incomplètement satisfaisante, d'une situation qui n'est pas celle que nous avions désirée ou dans laquelle nous sommes plongés, dans laquelle on nous « case » comme dit le Père Dehon lui-même…
Souvent c'est dans ce genre de situation que le germe de vocation acquiert une nouvelle vigueur.
A 28 ans, Léon commence son ministère. Il est le septième et dernier vicaire d'une grosse paroisse.
« C'était absolument le contraire de ce que j'avais désiré depuis des années » (NHV IX, 71). Sa riche préparation lui semble alors comme inutile, inutiles ses quatre doctorats… Des amis qui le connaissent bien ne comprennent pas et le lui font savoir. Sans parler de sa famille…
C'est pourtant là que commence son « véritable avenir ».
« Comme j'étais dernier vicaire, j'avais beaucoup de messes tardives : enterrements de 5ème classe, mariages de 4ème classe, messe de midi le dimanche. Je jeûnais presque un jour sur deux et cependant ma santé se conserva parfaitement, je pus observer le carême entièrement, sans rien prendre avant midi. Mes journées étaient très remplies. J'avais des assistances aux enterrements, des conduites au cimetière…, des catéchismes à l'église et dans les écoles, des visites de malades, des préparations de sermons… J'étais chargé de la première messe en semaine, je me levais régulièrement à 4h 1/2 pour avoir le temps de faire mon oraison… Je gardais mes habitudes du séminaire : lecture spirituelle, examen particulier, etc… » (NHV IX, 87sq.).
Léon bien vite se trouve au contact avec le peuple, il en écoute les justes revendications et les fait siennes. La loi de l'incarnation est vraie pour tous. Les idées, les projets doivent se mesurer avec les attentes, avec les situations et les besoins des personnes. Ses yeux et son cœur sont préparés à se mettre concrètement à l'œuvre, à trouver des solutions qui puissent engager réellement sa vie.
Il note ses premières constatations. Certes la situation religieuse fait vraiment pitié, mais épouvantable surtout est la situation sociale des ouvriers : les horaires de travail démesurés, un travail très dur ; dans les filatures les conditions inhumaines et désastreuses pour la santé, la promiscuité des sexes, l'immoralité. L'alcoolisme est un véritable fléau. On travaille le dimanche, on boit le lundi, le mardi et souvent le mercredi. Les cabarets sont fréquentés même par des jeunes de quinze ans…
Pour beaucoup le repos du dimanche n'est qu'un rêve. Les logements sont infects, de bien misérables baraques en réalité. On ne voit point d'ouvriers à l'église. Ils lisent les feuilles locales qui répandent la haine pour la société, « avec l'antipathie pour le patron et la haine envers le clergé qui ne fait pas assez pour eux ». Oui, c'est bien « une société pourrie, toutes les revendications des ouvriers ont un fondement légitime » (NHV IX, 91 - 92).
Le 20 novembre, trois jours après ses débuts dans le ministère paroissial, il porte déjà un très lucide diagnostic sur la situation : « Il manque à Saint-Quentin comme moyens d'action, un collège ecclésiastique, un patronage et un journal catholique ». Et surprenante est sa conclusion : « je devais logiquement fonder un patronage » (NHV IX, 82 - 83).
* Presque immédiatement il met en route le Patronage de Saint-Joseph, avec une bibliothèque, un accompagnement pour les enfants des familles ouvrières dans leurs devoirs à la sortie de l'école. Il est vicaire seulement depuis trois mois et déjà il réunit des jeunes gens dans son bureau, le dimanche après les vêpres. Il s'endette pour construire une petite chapelle, quelques salles pour les réunions…, et à Noël 1872 pas moins de 200 jeunes sont déjà là à fréquenter régulièrement le Patronage.
* En 1874 il participe au lancement du journal « Le Conservateur de l'Aisne ».
* Le collège, ce sera pour plus tard, en 1877.
Léon Dehon sait que le renouveau passe par une formation suffisante, à commencer parmi le clergé. Aussi fonde-t-il en juin 1874 le Bureau diocésain des œuvres, pour favoriser la formation humaine, intellectuelle et spirituelle du clergé en vue d'un ministère plus adapté aux besoins présents. Aux séminaristes et aux prêtres il proposera sans cesse trois voies complémentaires pour leur ministère : « l'étude, l'action et la prière ». Il accordera une particulière attention aux prêtres : sans leur sérieuse préparation, sans leur sainteté, impossible que naisse une nouvelle façon d'être Eglise.
« Tout me souriait dans la vie séculière. J'étais aimé de tous. Je réussissais dans mes œuvres. J'étais chanoine honoraire à 33 ans. On parlait de me faire vicaire général à la première vacance. Cependant je n'étais pas heureux. Il me semblait que ma vie intellectuelle et ma vie surnaturelle s'étiolaient. Je n'avais plus le temps de lire et d'étudier. J'étais surmené. Mes exercices de piété en souffraient. Je ne me croyais pas à ma place et je voulais la vie religieuse » (NHV XII, 116).
Mais que décider, où aller pour devenir religieux ? Serait-ce chez les Pères Spiritains ? Ou chez les Jésuites ? Léon Dehon, dans son seul désir qui est de faire la volonté de Dieu, ne sera pas jésuite, il n'entrera pas dans la Congrégation du Saint-Esprit - il avait très précisément consulté le Père Eschbach, membre de cette Congrégation, et le Père Pouplard, jésuite… Il fondera les Oblats du Cœur de Jésus.
«Un travail progressif se faisait en mon âme. Je voulais être religieux ; je ne pouvais pas quitter mes œuvres de Saint-Quentin. J'éprouvais un attrait puissant pour une congrégation idéale d'amour et de réparation au Sacré Cœur de Jésus… Notre Seigneur demandait peut-être que je fondasse moi-même cette congrégation à Saint-Quentin … Je m'en ouvris à celui qui avait autorité pour me dire la volonté divine, mon évêque… Monseigneur m'avait donné son consentement verbal, il eut l'occasion de le consigner par écrit le 13 juillet : 'Le projet de société a toutes mes sympathies… je souhaite que vous présidiez à sa réalisation'. Cette lettre épiscopale est vraiment l'acte de fondation de notre Institut » (NHV XII, 163 - 165).
Providentielle pour la vie religieuse du Père Dehon a été la rencontre avec les Sœurs Servantes du Cœur de Jésus, depuis 1873. Entre le jeune prêtre et ces Sœurs bien vite se noua une véritable communion spirituelle. Leur charisme l'attirait : « Une vie de pur amour et d'immolation, en esprit de réparation à l'égard du Cœur de Jésus, par une totale donation de toutes les prières et de toutes les œuvres au divin Cœur et à travers le zèle à le faire aimer et à le consoler ».
Il en parle à son évêque le 8 juin 1877, fête du Sacré Cœur de Jésus… Tous deux tombent d'accord sur le projet de fonder un Collège, « sous le couvert » duquel le Père Dehon pourra commencer son Institut. Le 13 juillet, dans un grand acte de foi et de confiance en la Providence, avec seulement 500 francs en poche, il loue une pension pour étudiants avec la promesse de pouvoir l'acquérir. C'est ainsi qu'est né le Collège Saint-Jean, berceau de la Congrégation des Oblats du Cœur de Jésus.
Les grands désirs, ceux que Dieu fait naître au fond de notre cœur… Ce sont ces désirs qui ne doivent jamais mourir, il nous faut les garder et les faire grandir. Ces désirs ont comme « racines » l'intériorité. Celui qui est vivant au plus profond de son être trouvera bien le moyen d'être vivant aussi dans son action extérieure. L'inertie intérieure aplatit tout, même les perspectives les meilleures.
C'est plus évident que jamais : les biens matériels, mêmes les plus beaux, ne sauraient suffire. La plénitude se trouve au-delà de ce que l'on possède, au-delà même des personnes. « Dieu seul suffit ». Seul le Cœur de Jésus est source de vie pleine et de sainteté. On ne peut remplacer cette source. Tout le reste, et en aucune façon, ne peut nous donner ce que nous recevons de cette source. L'union au Cœur de Jésus est l'unique source de sérénité.
« Mon unique désir, c'est de faire la volonté de Dieu » (lettre à son évêque). Pour vivre réellement dans une telle disposition, il faut avancer avec persévérance, savoir se faire conseiller par qui le peut en vérité, s'informer pour voir plus clair et discerner…, et sans cesse être à l'écoute du désir profond que dès le début Dieu a mis dans notre cœur.
« Je reconnais tous les jours que le Bon Dieu m'a toujours conduit pour le plus grand bien de mon âme et je me repose entièrement sur sa Providence » (lettre au Père Freyd, le 9 mars 1873).
A 35 ans Léon Dehon se trouve donc être le Fondateur d'une nouvelle Congrégation religieuse. Ce point d'arrivée s'est concrétisé au terme d'une patiente recherche, à travers des perspectives variées qui dès le début ont été maintenues ouvertes. Désormais le Père Dehon repart avec un nouvel élan vers l'avenir.
A les considérer de l'extérieur, les douze années qui précèdent ont été passablement mouvementées et tourmentées. Mais la suite l'a montré très clairement : c'était Dieu qui le conduisait, « là où lui-même ne savait pas ». Dès 1871 son directeur spirituel le Père Freyd lui écrivait : « L'avenir vous montrera plus clairement ce que le Seigneur demande définitivement de vous. En attendant, l'expérience que vous gagnerez dans le saint ministère vous sera précieuse » (21 octobre 1871). Et le 16 mai 1872 : « Laissez la bonne Providence conduire votre barque, elle a été si bonne pour vous… Que le Seigneur vous donne sa grâce…Ne craignez point. Lui-même vous mènera là où il voudra ».
Au fond de lui-même il avait toujours ardemment désiré la vie religieuse : il y parvenait enfin en 1877, mais comme Fondateur qui sème en terre un germe initial et est appelé à en diriger la croissance à venir, même si ce sera loin d'être toujours facile.
Ce qui suit, la période que nous allons aborder maintenant, représente une étape longue et complexe : 35 ans, de 1877 à 1912. C'est l'étape de la maturité, de l'intense apostolat, d'un plus grand amour mais aussi d'une souffrance plus vive.
C'est ainsi qu'il appelle sa fondation : car il en a la plus vive conscience, ce n'est pas à lui qu'elle appartient, mais bien à Celui qui la lui a demandée, au Cœur de Jésus lui-même.
« Le moment providentiel était venu pour la réalisation de ma vocation. Je pris un parti le 27 juin 1877 et je devais faire mes premiers vœux le 28 juin 1878 » (NHV XII, 151).
« Je commençai mon noviciat… J'avais à mettre en train l'institution Saint-Jean et la Congrégation. J'étais encore vicaire ; le Patronage et les œuvres étaient encore en pleine activité. C'était trop, aussi je devais être éprouvé par un état de santé inquiétant au milieu de l'année. J'avais trop à faire, j'étais surmené… Cette première année, j'étais presque seul. J'avais deux frères laïques qui n'ont pas persévéré… » (NHV XIII, passim). Un de ses compagnons, pour le consoler (!), lui répétait souvent : « Il ne viendra personne ! ».
Du 22 au 31 juillet 1877 il écrit les Constitutions de sa Congrégation, sous la protection de sainte Marie Madeleine et de saint Ignace de Loyola : sainte Madeleine comme modèle pour l'esprit de réparation, et saint Ignace, modèle de l'amour pour Notre Seigneur et de zèle pour l'apostolat.
a) C'est donc une année décisive qui commence pour lui : le noviciat, la fondation du Collège, le ministère de vicaire. Le lancement du Collège Saint-Jean absorbe beaucoup de ses forces physiques et de ses possibilités économiques. Le 14 juillet il achète la maison Lecompte avec le terrain attenant, et immédiatement il met en route les nouvelles constructions : une chapelle, des salles, un mur de clôture. La dépense s'élève à 25.000 francs : à vues humaines c'est franchement une imprudence. Pour acheter la maison Lecompte il n'avait que 500 francs et… une folle confiance en la Providence, avec la seule certitude de faire la volonté de Dieu. C'est seulement ainsi que nous pouvons nous expliquer l'audace du Père Dehon.
« J'engageais l'avenir, je donnais à mes voisins de grosses espérances pour la vente de leurs immeubles, mais que faire ? Où aller pour commencer l'œuvre ? On n'improvise pas un local pour commencer un pensionnat » (NHV XII, 182).
Le jour de la fête de l'Assomption 1877 il va habiter au Collège Saint-Jean, ce qui lui permet de mieux suivre les travaux. Le 8 septembre il peut déjà y célébrer la première messe : « Je célébrai avec une grande émotion la première messe à l'oratoire de Saint-Jean. J'étais si heureux de donner un autel de plus à Notre Seigneur » (NHV XII, 185), une joie qui se renouvellera maintes fois dans sa vie…
C'est ainsi qu'il passe l'année du noviciat, harcelé par les tâches obsédantes du nouveau Collège. Il ne trouve d'aide qu'auprès des Sœurs Servantes et de l'archiprêtre de Saint - Quentin, Monsieur Mathieu, qui volontiers lui ménage toujours une place à sa table.
Il est surchargé de travail, assailli par les soucis financiers alors que les ressources sont bien incertaines.
Et la situation en ville change à son égard. Jusqu'alors Léon Dehon était le prêtre de tous, entouré de nombreuses amitiés. Mais désormais le Collège tend à devenir un dangereux concurrent pour le lycée public et pour les pensions locales. C'est ainsi que le Père Dehon perd une bonne moitié des sympathies qu'il avait dans la ville. Il souffre beaucoup aussi de l'attitude de son père, déçu car il n'espérait pour son fils rien moins que l'épiscopat.
« Cela m'était très sensible. Je n'avais pas un tempérament de lutteur. Ma nature me portait à être bon pour tous et j'aimais qu'on le fût pour moi » (NHV XIII, 23).
b) Peu à peu la mesure est comble, c'est la santé qui en subit les conséquences.
« Au mois de mai [1878] j'étais à bout de mes forces, je crachais le sang, et la santé allait demeurer chancelante pour toujours. C'est un sacrifice que Notre Seigneur me demandait. Je donnai ma démission du vicariat pour atténuer un peu ma besogne… » (NHV XIII, 65 - 66).
« Je m'étais donné à Notre Seigneur pour une œuvre de réparation, il fallait m'attendre à ce qu'il usât de mon offrande. Il devait désormais me prêter souvent sa croix. Ce serait la forme de ses bénédictions » (NHV XII, 185).
c) Il peut malgré tout poursuivre son noviciat qu'il termine par la profession religieuse.
« Le 28 juin [1878] était la fête du Sacré Cœur. Je fis mes vœux. J'en avais le plus vif désir… La petite cérémonie se fit dans l'oratoire de Saint-Jean… Je me donnai sans réserve au Sacré Cœur de Jésus, et dans ma pensée mes vœux étaient déjà perpétuels. Mon émotion fut bien profonde. Je sentais que je prenais la croix sur mon épaule en me donnant à Notre Seigneur comme prêtre réparateur et comme fondateur d'un Institut nouveau. En même temps que je faisais mes trois vœux publics, je faisais le vœu privé de victime… Cette date du 28 juin sera sans doute retenue dans l'œuvre comme date de sa fondation » (NHV XIII, 100).
Ce même 28 juin, un signe d'encouragement : un prêtre, l'abbé Adrien Rasset, demande d'entrer dans la toute nouvelle Congrégation, il commence son postulat, une année plus tard il émet ses vœux comme premier religieux dehonien. Le 4 octobre un nouveau novice se présente, Joseph Paris. Au début de 1879 il y aura quatre novices, et 12 au début de 1880.
Les caractéristiques constantes de cette époque sont : la réponse de Jésus au Père « Me voici, je viens pour faire ta volonté », et celle de Marie « Me voici, je suis la Servante du Seigneur ».
« C'est la vocation des Oblats, des victimes : s'offrir pour aimer, réparer, s'immoler ; offrir sa volonté, son cœur et tout son être. Ecce venio, ecce servus Domini » (NHV XIV, 37).
Dans la fidélité de tous les jours tout s'accomplit ; en dehors d'elle rien ne se construit.
Dans les Souvenirs qu'il écrira des années après, c'est ainsi que le Père Dehon rappelle le désir qu'il a nourri pendant longtemps :
« J'avais la vocation religieuse depuis le temps de mon adolescence… Je cherchais et j'attendais. Tout mon attrait était pour le Sacré Cœur et la réparation » (Souvenirs, 14 mars 1912).
Et c'est cette double caractéristique, l'oblation ou l'offrande d'amour et la réparation, qu'il a voulu donner à sa nouvelle Congrégation
Il choisit en effet pour sa Congrégation le nom de « Oblats du Cœur de Jésus ».
« Leur nom d'Oblats a été choisi pour exprimer la vie d'immolation » (Constitutions de 1881).
On lit dans la Règle de Vie actuelle (nn. 6 - 7)
« En fondant la Congrégation des Oblats, Prêtres du Sacré-Cœur de Jésus, le Père Dehon a voulu que ses membres unissent d'une manière explicite leur vie religieuse et apostolique à l'oblation réparatrice du Christ au Père pour les hommes. C'était là son intention spécifique et originelle et le caractère propre de l'Institut, le service qu'il est appelé à rendre à l'Eglise.
Selon les mots mêmes du Père Dehon : ' Dans ces paroles : Ecce venio, Ecce ancilla, se trouvent toute notre vocation, notre but, notre devoir, nos promesses'.
De ses religieux, le Père Dehon attend qu'ils soient des prophètes de l'amour et des serviteurs de la réconciliation des hommes et du monde dans le Christ.
Ainsi engagés avec Lui, pour remédier au péché et au manque d'amour dans l'Eglise et dans le monde, ils rendront, par toute leur vie, leurs prières, leurs travaux, leurs souffrances et leurs joies, le culte d'amour et de réparation que son Cœur demande, cf. NQT XXV/1909, 5 ».
Réparation de quoi ? Et réparer à qui, et comment ? C'est le péché qui est le vrai mal, celui qui ronge la vie de chacun et celle de toute l'Eglise.
Nous lisons encore dans la Règle de Vie : « Le Père Dehon est très sensible au péché qui affaiblit l'Eglise, surtout de la part des âmes consacrées. Il connaît les maux de la société ; il en a étudié attentivement les causes, au plan humain, personnel et social. Mais il voit la cause la plus profonde de cette misère humaine dans le refus de l'amour du Christ.
Saisi par cet amour méconnu, il veut y répondre par une union intime au Cœur du Christ, et par l'instauration de son Règne dans les âmes et dans la société » (n. 4).
Le vrai « Réparateur » du péché, c'est assurément le Christ Jésus. Il appelle son Eglise à participer à cette œuvre, la plus urgente qui soit.
« Cette idée de la réparation souffle sur l'Eglise, de par l'action de l'Esprit de Dieu, et de tous les côtés », écrivait l'évêque de Grenoble Monseigneur Fava au Père Dehon, comme pour confirmer ce que celui-ci éprouvait lui-même très vivement. Et la réparation appartiendra désormais à la mission de la Congrégation tout récemment fondée.
La Règle de Vie précise :
« Ainsi comprenons-nous la réparation : comme l'accueil de l'Esprit [1 Th 4, 8], comme une réponse à l'amour du Christ pour nous, une communion à son amour pour le Père et une coopération à son œuvre de rédemption au sein du monde.
C'est là en effet qu'aujourd'hui il libère les hommes du péché et restaure l'humanité dans l'unité. C'est là aussi qu'il nous appelle à vivre notre vocation réparatrice comme le stimulant de notre apostolat.
La vie réparatrice sera parfois vécue dans l'offrande des souffrances portées avec patience et abandon, même dans la nuit et la solitude, comme une éminente et mystérieuse communion aux souffrances et à la mort du Christ pour la rédemption du monde » (nn. 23 - 24).
Oblation, réparation : des mots qui peut-être ne nous sont pas familiers, leur sens reste très actuel.
L'amour nous incite à nous donner à Dieu, à vivre dans la foi, à nous offrir au Père comme une oblation vivante, sainte et agréable à Dieu (cf. Rm 12, 1).
L'urgence de la réparation aujourd'hui encore est évidente. Plus que jamais le péché reste non seulement une réalité : il est souvent mis en avant, exalté, justifié. On va jusqu'à revendiquer le droit au péché. Et il y a l'immense péché social, ces « structures de péché » qui blessent les personnes et les groupes, compromettent gravement la justice et la solidarité, et font obstacle à la vie de foi.
La rencontre avec les Sœurs Servantes, en 1873, a été un événement providentiel pour la vie religieuse du Père Dehon. De par son ministère le jeune prêtre est appelé à rencontrer souvent cette communauté nouvellement venue à Saint-Quentin : « J'allais confesser les Soeurs, je leur faisais une conférence sur la vie religieuse chaque semaine… Je faisais aussi un catéchisme à leurs orphelines » (NHV X, 173, en 1874). Il y trouve lui-même l'aide spirituelle dont il a besoin : « J'y trouve d'ailleurs un profit spirituel. Elles m'édifiaient, et leur direction me tenait dans un courant surnaturel dont mon âme avait soif » (NHX XI, 156, en 1875).
De plus en plus il éprouve comme une harmonie profonde entre l'inspiration qui anime la consécration des Sœurs et ce que l'Esprit lui suggère. En communion avec elles il vit déjà ce qui sera l'essentiel de sa propre grâce de fondation et donc de sa Congrégation. Quand plus tard il tentera de préciser les « motifs pour lesquels la Congrégation a été fondée », il en énumère neuf, dont celui-ci : L'esprit d'amour et de réparation, « nos Sœurs Servantes du Cœur de Jésus avaient ce but. Elles priaient et se sacrifiaient pour cela. C'était leur attrait. J'avais moi-même vécu dans cet esprit depuis plusieurs années… » (NHV XII, 172).
Cette relation aura des conséquences positives, mais négatives aussi, dans la vie du Père Dehon.
a) En premier lieu certains ont pensé que la Fondatrice des Sœurs, « Chère Mère », aurait eu une influence tellement marquante dans la fondation des Oblats, qu'on pouvait voir en elle comme une cofondatrice. Il n'est pas aisé de faire la part exacte de ce qui relève des tempéraments et des cultures, des circonstances, du secret travail de la grâce dans les cœurs… Mais un examen attentif de tous les documents ne peut que porter à partager ce qu'écrit le Père Dehon lui-même : « Chère Mère a eu sa mission de fondatrice, et pour nous une mission de prière et d'immolation… » (lettre du 20 décembre 1924). Selon leur grâce propre la Fondatrice et le Fondateur ont eu l'initiative d'œuvres distinctes, tout en se retrouvant autour d'une même spiritualité, l'amour et la réparation.
Le Père Dehon lui-même s'est souvent et longuement exprimé à ce sujet. Ainsi, dans des notes sur sa vie spirituelle, le 16 décembre 1872, avant même d'avoir rencontré les Sœurs :
« L'esprit de piété consiste dans l'amour filial envers Dieu. Il nous faut craindre ce qui peut affliger son cœur. Mon Dieu, je suis attristé de vous voir offensé et de ne pas pouvoir m'y opposer. Mon désir est d'accomplir en tout votre sainte volonté. Je m'empresserai de vous dédommager par tous les moyens possibles des outrages que vous recevez. J'aime aussi tout ce qui tient à vous, l'Eglise, les Saints, la vertu, les âmes rachetées par votre sang ». « Cette note, ajoute le Père Dehon, me préparait à l'esprit que devait avoir la Congrégation qu'il voulait m'amener à fonder » (NHV X, 26).
b) Comme souvent aussi, et jusqu'à la fin de sa vie, en octobre 1924, le Père Dehon le reconnaît : de sa relation avec les Sœurs il reçut également « des grâces personnelles et des lumières pour la préparation et la fondation » (NHV XLIV/1924, 138). Il a ses raisons pour n'en pas parler davantage ici. Il s'en tient à rappeler que comme d'autres fondateurs ont été aidés par la collaboration de pieuses femmes, lui aussi il a été aidé par Sœur Marie de Saint-Ignace, une Sœur Servante.
Il tiendra aussi à le préciser : ces lumières qu'il recevait ainsi n'ont pas été à l'origine de la Congrégation, elles ne sauraient donc être considérées comme son fondement. « Nous existions une année avant ». Mais il le reconnaît volontiers, pour lui elles ont été un soutien, une confirmation pour la jeune Congrégation (NQT III/1886, 9).
Tout ceci renvoie à un moment difficile de la vie du Père Dehon, nous y reviendrons. Gardons présent ce que dans la relecture de sa vie il reconnaît devant Dieu, et qu'il tient à rappeler dans ses Souvenirs (14 mars 1912): « Les Servantes du Cœur de Jésus de Saint-Quentin ont eu vis-à-vis de nous une mission qu'on peut appeler maternelle. L'union de prières et de sacrifices avec nous, elles l'ont toujours, et nous devons l'avoir à leur égard… ». Et jusque dans son Testament spirituel (1914) : « Nous devons une reconnaissance inaltérable aux Sœurs Servantes du Cœur de Jésus… Je ne saurais dire ce qu'elles ont fait pour nous, jusqu'à offrir leur vie pour le succès de notre Œuvre ».
c) Les Sœurs aidèrent le Père Dehon au plan économique aussi, par une rente annuelle de 20.000 francs, héritage de l'une d'entre elles. Elles l'aidèrent en participant aux services domestiques du Collège Saint Jean, puis en d'autres maisons. De plus une jeune Sœur, Marie de Jésus, qui n'avait pas encore vingt-deux ans, offrit à Dieu sa vie en lui demandant de prolonger celle du Père Dehon quand celui-ci, au printemps 1878, est atteint de violentes et fréquentes hémoptysies. La jeune Sœur mourra en août 1879, sans qu'aucun docteur ne sut diagnostiquer à temps le mal qui la minait (phtisie). « Tout me porte à croire que la pieuse Sœur mourait pour moi… C'est une seconde vie que Dieu m'a donnée… », écrira le Père Dehon dans ses Mémoires (NHV XIII, 165 - 166).
d) Une autre Sœur Servante a beaucoup compté dans la vie du Père Dehon, Sœur Marie de Saint-Ignace. Elle a 30 ans quand le Père Dehon fonde sa Congrégation. C'est une femme psychologiquement saine et équilibrée, douée d'un solide bon sens et d'une piété intense et toute simple. Elle se distingue par son obéissance et son esprit de mortification, « plus admirable qu'imitable », note le Père Dehon (NHV XIII, 72).
En février 1878 sa santé décline, elle est proche de mourir. Elle se rétablit cependant, mais à partir de ce moment et jusqu'en 1883 elle a des lumières intérieures, il lui semble d'entendre des voix, des communications mystiques dont certaines concernent le Père Dehon. A la demande de sa Supérieure elle les écrit, en allemand ; une de ses Sœurs les traduit. Sa Supérieure est elle-même convaincue que ses « révélations » viennent en réalité de Notre Seigneur, Sœur Marie Ignace le croit aussi. Et à cette époque (1878 - 1883), suivant l'opinion de conseillers spirituels en qui il a toute confiance le Père Dehon accepte lui aussi comme révélations proprement dites ces communications reçues dans l'oraison.
« J'eus le tort de croire tout cela, écrira le Père Dehon bien des années plus tard -. Notre Seigneur ne donne pas ainsi de longs sermons dans ses révélations. J'aurais dû n'accepter ces pieuses pages que pour leur valeur théologique et comme des lumières d'oraison. C'est ce que devait décider le Saint-Office en 1883 » (NHV XIII, 81 - 82). Et de fait, en particulier en raison de ces « lumières » considérées comme révélations, la Congrégation du Père Dehon sera soumise à enquête puis supprimée en novembre 1883.
« J'aurais dû m'en remettre plus pleinement à Monseigneur Thibaudier (son évêque] qui réservait toujours son assentiment » (NHV XIII, 84) et renouvelait ses appels à la prudence : « Mon inquiétude s'accroît chaque jour, en voyant d'une part une véritable publicité et l'habitude prise de faire reposer une grande œuvre sur des fondements si incertains ». L'évêque donnait de sages lignes de conduite : « Il faut que pour un temps du moins on se renferme dans une grande réserve et un grand silence… Le Père Dehon descendra rarement chez les Sœurs, tous les quinze jours au plus… Je tiens absolument à l'observation des deux règles que j'ai toujours tracées : le secret, et l'abstention de tout souvenir des écrits de Sœur Marie Ignace dans la conduite administrative… » (lettres de Mgr Thibaudier le 5 et le 6 juillet 1881).
Ce sont des circonstances très pénibles pour le jeune Fondateur. On ne peut qu'admirer en tout cas son humble loyauté par laquelle il nous fait connaître cette correspondance, il la transcrit dans ses Souvenirs, et en même temps il reconnaît son erreur.
Quelle relation, aujourd'hui encore, y a-t-il entre « croire » et « faire l'expérience » ?
De nos jours aussi, et de façon bien courante, on rencontre cette soif de l'« extraordinaire », visions, apparitions, miracles… Avec le danger de faire davantage confiance à ces « phénomènes », souvent mis en valeur avec beaucoup d'émotivité et trop peu de discernement, plus qu'à la Parole de l'Evangile et aux directives de l'Eglise…
L'Oeuvre, commencée dans un climat de grande ferveur mais aussi dans une grande pauvreté, a manifestement besoin d'être renforcée, elle doit être purifiée. Rien donc de surprenant dans le patient travail qu'immédiatement le Fondateur doit entreprendre pour sa fondation : un travail d'ajustement, il y aura des hauts et des bas, d'évidentes lacunes aussi qui vont conduire jusqu'à la suppression de la jeune Congrégation sur ordre de l'Eglise.
Ce sera le Consummatum est (« Tout est consommé ») : pour le Fondateur une des plus grandes épreuves de sa vie, comme un cyclone qui s'abat et qui dans un premier temps ne laisse derrière lui que désolation et mort.
a) Cette condamnation sera en grande partie due aux vues mégalomanes du Père Captier et à une mauvaise interprétation des lumières d'oraison de Sœur Marie de Saint Ignace.
- Les soi-disant « révélations » de la Sœur ont été diffusées un peu partout par un religieux dehonien, le P. Vincent de Pascal : il se met à parler d'une nouvelle sainte, comme si se renouvelaient autour d'elle les expériences mystiques de sainte Marguerite-Marie, de Paray-le-Monial. L'évêque de Soissons est alors de plus en plus perplexe.
- L'autre cause, la plus importante à vrai dire, ce sont les extravagances du Père Captier : après avoir été renvoyé d'une autre Congrégation, ce prêtre entre à presque 50 ans dans la Congrégation du Père Dehon, auréolé en quelque sorte par un encouragement antérieur du saint Curé d'Ars.
« Pourquoi l'avais-je reçu ?, s'interroge avec grande tristesse le Père Dehon dans ses Souvenirs. J'avais une très grande confiance aux vues de Sœur Marie-Ignace et elle lui était favorable » (NHV XIV, 61).
Le Père Captier était un homme de vaste culture, il avait des titres académiques qui pouvaient rendre service au Père Dehon pour la gestion de son école. Il était malheureusement fort ambitieux, et dans la responsabilité il manquait gravement d'équilibre et de bon sens. Se croyant favorisé de voix venant des Anges…, il en vient à adopter un comportement bizarre, il devient intransigeant dans ses prétentions. « Il eut la plus grande responsabilité dans les épreuves qui nous assaillirent bientôt… Il ne m'obéissait plus et voulait nous éloigner de l'obéissance simple et humble à Monseigneur », note le Père Dehon (NHV XIV, 60 - 61), qui doit le reprendre très durement : « Défiez-vous de votre jugement et obéissez… Soyez simple et humble, et surtout obéissant… Je prie le Cœur de Jésus de mettre dans votre cœur le véritable amour de lui-même et des âmes, qui ne va pas sans l'humilité, l'obéissance et le sacrifice. Notre Seigneur vous éclairera lui-même si vous avez l'esprit de docilité envers vos Supérieurs » (Lettre du 8 mai 1883). Beaucoup plus tard, en 1908, le Père Dehon se souviendra encore : « Le Père Captier est un homme terrible qui avait quelques bonnes idées et beaucoup d'illusions. Il nous aurait fait crouler si une Providence merveilleuse du Sacré Cœur ne nous avait sauvés » (lettre du 28 août 1908).
b) D'autres circonstances viennent encore aggraver les difficultés :
- la mort, en l'espace de neuf mois, de quatre jeunes Sœurs ; et en conséquence la campagne de diffamation qui se déchaîne dans la presse où l'on parle d'empoisonnement, dans l'intention de trouver et de dénoncer des crimes ;
- durant l'été 1879 la mère du Père Dehon est atteinte d'une attaque de paralysie. « Elle restait dans un état pénible à voir. Mon père attristé avait contracté une maladie d'estomac qui allait préparer sa mort » (NHV XIV, 17).
- Les ressources économiques s'envolent en fumée, car les héritiers de la Sœur ont intenté un procès et ont obtenu gain de cause.
- Le 29 décembre 1881 une aile du Collège Saint Jean est détruite par un incendie.
- En février 1882 le père du Père Dehon meurt.
- L'évêque lui-même, qui pourtant avait grande estime pour le Père Dehon, commence à prendre de la distance à cause des prétendues « révélations » auxquelles on se fie trop…
c) Dès lors les événements se précipitent :
Par toute une série de malentendus et de circonstances assez embrouillées, les documents qui ont trait à la fondation de la Congrégation sont envoyés à Rome, au Saint-Office. Dans ce contexte assez trouble, où les aspects négatifs ne manquent pas, le Saint-Office ne peut que se montrer sévère sur ce dossier. Il y relève des points étranges, il ne peut admettre les extravagances du Père Captier qui désormais se fait passer pour le « co-fondateur ».
Le Père Dehon en est informé, il se rend à Rome pour donner toutes les explications souhaitées et remettre les constitutions. Mais c'est trop tard, le jugement défavorable du Saint-Office est déjà arrêté. Et le 8 décembre la Congrégation est officiellement supprimée !
Le Père Dehon en est consterné ; mais l'évêque aussi, qui ne pensait pas du tout que les choses puissent prendre une tournure aussi grave. Tout était donc perdu !
« Je reçus cet arrêt de mort à la belle fête du 8 décembre. J'étais atterré et broyé. Je m'étais donc trompé. Qu'allais-je devenir ? Il me restait l'institution [Saint-Jean], mais ce n'était pas là qu'étaient mes attraits et ma vocation… J'étais couvert de dettes et c'était sans remède. Comme religieux je pouvais quêter, comme chef de l'institution je ne le pourrais plus. Dieu sait ce que j'ai souffert pendant ces jours de mort. Sans une grâce spéciale, j'aurais perdu la raison ou la vie » (NHV XIV, 182).
C'est pourtant au plus sombre de l'épreuve que reprennent le dessus la foi, l'humilité et l'obéissance.
Il écrit aussitôt à son évêque :
« Notre Seigneur me demande maintenant de détruire ce qu'il m'a demandé d'édifier. Je ne puis avoir un instant la pensée de résister… Je ne puis dire que mon Fiat ! Vous savez combien il est douloureux. La mort le serait cent fois moins. Tout y est brisé et détruit, l'honneur, les ressources engagées, les espérances et plus que je ne puis dire. Mais qu'est-ce que tout cela ? ce qui me torture plus que tout le reste, c'est cette pensée à laquelle je ne puis me soustraire : Notre Seigneur a voulu cette œuvre, je l'ai fait échouer par mes infidélités… Voilà la souffrance que rien ne peut apaiser.
Maintenant, Monseigneur, je remets le tout entre vos mains, en vous demandant pardon de l'imperfection de mon obéissance dans le passé… Je vous prie de ne pas compter avec ma personne. Je serai trop heureux si je puis par toutes les humiliations et les destructions réparer toutes mes fautes passées… Je ferai tout ce que Votre Grandeur m'ordonnera au nom de la Sainte Eglise et à l'heure où elle le voudra » (lettre du 20 décembre 1883).
d) C'est l'évêque lui-même qui se rend alors à Rome, il obtient que les Oblats puissent renaître comme Congrégation diocésaine, et sous le nouveau nom de Prêtres du Sacré Cœur de Jésus. Le décret de renaissance est officiellement communiqué à l'évêque, et par celui-ci au Père Dehon le 29 mars 1884.
Mais la blessure, les conflits, le découragement de plusieurs de ses religieux et de beaucoup de ses proches collaborateurs, à l'intérieur et à l'extérieur du Collège, tout cela ne se laisse pas facilement évaluer.
« Il y eut cependant bien des souffrances. Ce fut chez les miens un désappointement, une désillusion. On s'exagérait les choses, on désespérait de redevenir plus tard une congrégation plus étendue. C'était une vie souffrante, mais c'était la vie » (NHV XIV, 186 - 187).
Un bien grand tourment, en vérité. Il n'a pas été complètement négatif, y compris lorsque la souffrance s'est faite plus lourde. La vie ne s'est jamais arrêtée. Notamment parce que les signes d'espoir demeuraient : de nouvelles vocations dont certaines très mûres (les Pères Prévot, Charcosset, bientôt l'abbé Grison…), la participation de laïcs à la spiritualité de la Congrégation, la confiance vite retrouvée de son évêque, la vie spirituelle du Père Dehon toujours plus intense et plus harmonieusement unie à son apostolat, l'ouverture de nouvelles maisons …
Le 21 novembre 1882 le Père Dehon avait ouvert un petit séminaire à Fayet, dans les environs de Saint-Quentin. En 1883, devant la menace d'expulsion de ses religieux en raison de la politique du gouvernement, comme refuge possible il ouvre à Sittard en Hollande une maison qui devient vite le noviciat. En 1884 il commence une maison d'études à Lille.
Comme il le confiera plus tard, il pensait : « Notre Seigneur peut faire son Œuvre avec moi, il a bien fait des miracles avec de la boue. Mais il faut au moins que je ne résiste pas dans ses mains » (NQT IV/1889, 92r).
La vie dans l'obéissance, dans la disponibilité, alors que la mort semble tout emporter : voilà qui n'est pas du tout facile ! C'est pourtant l'unique chemin qui débouche sur la vie. Il ne marche pas sur les voies de Dieu, celui qui refuse de porter la croix lorsque celle-ci lui est mise sur les épaules.
Cette expression ouvre le « Décret de louange » que le Père Dehon a reçu pour sa Congrégation en 1888. Mais elle reflète bien la réalité qu'il était en train de vivre en toute cette période dramatique. Et on le comprendra mieux plus tard.
a) Il devient malaisé de suivre l'évolution de la situation pour les années qui suivent : de nombreux facteurs s'entrecroisent, des influences diverses et parfois opposées. Ainsi pour une nouvelle organisation de la Congrégation, pour la direction de l'Institution Saint-Jean, pour le remplacement du Père Dehon dans sa charge, etc. L'évêque lui-même, conscient de sa responsabilité à l'égard de la Congrégation dans sa nouvelle identité, ne parvient pas à donner une ligne bien claire et ferme, il est partagé entre les mesures de prudence et son désir de voir l'œuvre se poursuivre. Mais il le sait très bien, de toutes manières cette poursuite serait inconcevable sans la personne même du Père Dehon.
Quelques religieux contestent le Fondateur, on voudrait l'écarter pour donner à la Congrégation une direction plus sûre, une orientation qui, pense-t-on serait plus conforme aux origines. Ces hauts et bas durent des années, jusque vers 1896.
Cependant le Père Dehon ne cesse pas d'être le Fondateur. Il doit lutter ferme pour maintenir le caractère propre de sa Congrégation, tant du point de vue juridique que dans son identité charismatique. Sa patience de « lutteur tenace », malgré la fragilité de sa santé et selon son tempérament de conciliateur, finira par triompher. Le soutien de quelques-uns de ses collaborateurs les plus proches, les Pères Prévot, Rasset, Charcosset, Paris… lui est extrêmement précieux.
« La petite œuvre revivait. C'était un nouveau Bethléem. Nous devenions société diocésaine, nous n'avions jamais été autre chose en droit, et nous pourrions toujours dans l'avenir, comme toutes les sociétés diocésaines, devenir une congrégation plus étendue. L'école de Fayet était sauvée. Le noviciat de Sittard obtenait un répit qui devait plus tard devenir définitif. J'acceptai tout humblement et me remis entre les mains de Monseigneur », écrit le Père Dehon juste après le décret de résurrection de la Congrégation (NHV XIV, 185 - 186).
De son côté l'évêque exprimait son admiration et sa satisfaction pour le comportement « absolument et magnifiquement sacerdotal « du Père Dehon.
b) Durant cette période passablement agitée, une intervention de la suprême autorité de l'Eglise arrive très opportunément, comme une vivifiante bouffée d'oxygène : le « Décret de louange » du Saint Siège.
Il porte la date du 25 février 1888, et il commence par cette phrase :
« Au milieu des épines et des ronces de ce siècle, la pieuse Congrégation des Prêtres du Sacré Cœur a surgi comme une fleur gracieuse et odoriférante à Saint-Quentin, l'année 1877… ».
Pour l'œuvre c'est là un résultat considérable. Le moment du commencement, à savoir 1877, est ainsi confirmé. « Les chaînes nous étaient ôtées. Nous sortions ainsi du Saint-Office, nous retrouvions notre pleine liberté », dira plus tard le Père Philippe, le premier successeur du Père Dehon qui alors fut très vivement encouragé.
c) Ce n'était pourtant pas la fin de ses tourments, qui au contraire s'accentuent à travers diverses privations. On lui enlève le Patronat de Saint-Joseph, puis le Collège Saint-Jean. Quand Monseigneur Duval succède à Monseigneur Thibaudier la situation ne s'améliore guère.
- « Monseigneur est rempli de défiances. Il retourne le fer dans la plaie de mon cœur. Fiat ! Fiat ! (NQT IV/1890, 104 v) ».
- « J'apprends les préjugés qu'on a en haut lieu (à Soissons) contre moi et contre l'œuvre. Nous ne valons pas cher, il est vrai, mais comme on renchérit sur nos défauts ! » (ibid. V/1891, 4r). « Jour d'épreuves, en réalité jours de purification et de grâce… L'humiliation arrive sous mille formes… » [ibid., 11v).
- « J'ai des fils qui me font souffrir. Ce qui m'est le plus douloureux, c'est qu'ils font souffrir Notre Seigneur. Seigneur, pardonnez-leur. Ils ne savent pas tout le mal qu'ils font » (NQT V/1892, 107v).
- « Epreuves : dénonciations, calomnies. Jours de souffrance… Epreuves et inquiétudes. Le démon soulève contre nos œuvres un orage de critiques, d'accusations, de calomnies. Des défectuosités réelles y ont donné occasion. Je vais à Montmartre passer quelques heures… J'y reçois des grâces sensibles de lumière, de force et de paix. Le Cœur de Jésus est toujours miséricordieux… » (NQT VI/1893, 32 r et 36 v).
- « Jour de sacrifice. Je quitte l'Institution [Saint-Jean] où j'ai vécu pendant 16 ans pour habiter la maison du Sacré Cœur [où le Père Blancal, le supérieur, lui est ouvertement et subtilement hostile]. J'ai le cœur bien gros et les yeux pleins de larmes… Des tentations de découragement m'assaillent, mais j'ai voué au Cœur du Bon Maître un amour confiant. Je me jette à ses pieds et j'ose aller jusqu'à son Cœur » (novembre 1893, NQT VI/1893, 40 r).
- Et durant le 4ème Chapitre Général de la Congrégation, les 31 août et 1er septembre 1896 : « J'y éprouve une peine profonde. Un Père a entendu des calomnies, il y croit, il les propage, il trouble le Chapitre ». Le Père Dehon fait figure d'accusé. Il prononce le discours d'ouverture puis il remet sa démission de Supérieur général. Elle est refusée par 16 voix contre 6, celles du P. Blancal et de ses partisans. « Tout se passe bien finalement. Nous révisons nos règles et nous prenons bien des décisions utiles » (NQT XI/1896, 69 r et v).
Les opposants insistent cependant, ils ne demandent rien moins que la scission de la Congrégation. Le Père Dehon réagit par la patience et la bonté, en donnant du temps au temps, et en abandonnant tout à la Providence. Trois de ces religieux quittent la Congrégation pour entrer dans le clergé séculier, les trois autres se décident à rester dans la Congrégation. Parmi eux, le P. Blancal : en décembre 1905, à presque 80 ans, il mourra dans les bras du Père Dehon qui écrit dans ses Notes Quotidiennes : « Il s'est éteint doucement sans agonie. Et c'était le premier vendredi du mois. C'est une gracieuseté de la Providence » (NQT XIX/1905, 126).
Dans la Vie d'amour envers le Cœur de Jésus, le Père Dehon écrira : « Celui qui aime ne se résigne pas seulement, il fait plus ; il se met joyeusement à la disposition de l'objet aimé. Il s'en remet à lui en tout et pour tout. L'amertume de la résignation est incompatible avec l'amour dont elle blesse la délicatesse. L'abandon amoureux et confiant est ce qui plaît à Notre Seigneur. C'est ainsi qu'il se donnait à son Père et même à Marie et à Joseph » (15ème méditation).
Durant toutes ces années ainsi marquées par cette longue tourmente, ni le progrès spirituel du Père Dehon ni son zèle d'apôtre ne se sont arrêtés. C'est même à croire que les difficultés, loin de freiner son ardeur apostolique, la fortifie à l'extrême. C'est précisément pendant cette période qu'il s'ouvre lui-même et ouvre sa jeune Congrégation à l'engagement social et aux missions lointaines.
- En 1888 le Père Dehon se rend à Rome pour remercier le Pape Léon XIII d'avoir accordé le décret de louange à sa Congrégation. Du Pape il reçoit cette exhortation : « Prêchez mes encycliques ». Cette parole du Pape, pour lui c'est la voix même de Dieu, elle le confirme dans la vocation à l'apostolat social qui a été une des caractéristiques de toute sa vie. L'amour pour le Cœur du Christ le portait à l'amour des plus pauvres, à l'action en faveur des plus délaissés : c'est pourquoi il s'est tant consacré en particulier aux milieux ouvriers.
Telle est bien une préoccupation majeure qu'il laisse à sa Congrégation, comme l'exprime à nouveau la Règle de Vie : « Le ministère auprès des petits et des humbles, des ouvriers et des pauvres, pour leur annoncer l'insondable richesse du Christ » (n. 31).
- Le 25 janvier 1889 il commence la publication de la Revue : « Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés ». Ce titre est déjà tout un programme : le primat de l'amour doit porter à militer pour l'urgente et indispensable justice, pour promouvoir les lois aptes à la réaliser. Dans l'éditorial du premier numéro le Père Dehon écrit : « Il faut rétablir le règne de Jésus Christ… Il faut que le culte du Sacré Cœur de Jésus, commencé dans la vie mystique des âmes, descende et pénètre dans la vie sociale des peuples ».
- Dès 1887 il avait commencé les réunions du Val-des-Bois, près de Reims où se trouvaient les usines de filature de son grand ami, Léon Harmel, un patron lucide et courageux, un homme à la foi et au zèle immenses. Le Père Dehon éveille alors des collaborateurs laïcs, il contribue à sensibiliser les classes dirigeantes et les patrons aux exigences sociales de l'Evangile, aux devoirs de la justice. Pendant 14 ans, au Val-des-Bois ou à l'Institution Saint-Jean, il participe à des rencontres pour des prêtres diocésains et des séminaristes : pour les porter à prendre conscience des problèmes sociaux, les inciter à sortir de leurs sacristies pour « aller au peuple ».
Georges Goyau, un bon témoin de la vie de l'Eglise de ce temps, participa à l'une de ces réunions en 1889. Il écrit, en parlant du Père Dehon : « Je l'entends encore développer les grandes lignes de la doctrine pontificale et déduire les enseignements qui s'en dégageaient. Altière était sa silhouette, et rigoureuse sa théologie ; mais tout de suite, dès qu'il parlait, affleurait sur ses lèvres cette tendresse d'âme qui s'alimentait, dans ses méditations quotidiennes, par la contemplation constante d'une autre tendresse de l'Homme-Dieu. Il était avant tout, comme apôtre social, le disciple du Cœur qui avait tant pitié ».
- En 1894 le Père Dehon publie le « Manuel social chrétien », immédiatement traduit en plusieurs langues : il y rassemble les principes les plus solides de la doctrine sociale catholique selon Léon XIII, et il indique des solutions pratiques.
En 1895, critiquant l'opinion qui prévalait alors parmi le clergé et dans les Séminaires de France, il écrit ces phrases courageuses : « Cette génération pusillanime nous a changé le Christ. Ce n'était plus le Christ des ouvriers, les pauvres à qui il venait annoncer la bonne nouvelle, le Christ qui exerçait son apostolat incessant auprès des pécheurs, des publicains, des hommes du monde, 'je suis venu appeler non pas les justes mais les pécheurs, Mt 9, 12'. Notre Christ, dont l'apostolat puissant et fort a inspiré celui des Paul, des Xavier et de tous les conquérants des âmes, est changé en un homme craintif et faible qui ne parle qu'aux enfants et aux malades…. Déplorable illusion » (Manuel social chrétien, deuxième partie, ch. préliminaire, II).
- C'est dans cette intense activité de sensibilisation, d'éducation, que trouvent leur place les « Conférences romaines ».
A Rome, du 14 janvier au 11 mars 1897, le Père Dehon donne cinq Conférences sur la question sociale. Pour chacune, parmi les nombreux auditeurs, - jusque cinq cents -, se trouvent plusieurs Cardinaux, archevêques et évêques. On ne ménage pas les applaudissements au conférencier, la presse publie de longues recensions. Ces conférences, avec quatre autres qui ont suivi de près, ont été publiées en 1900 sous le titre : « La rénovation sociale chrétienne ».
Un de ces auditeurs, Monseigneur Prunel, raconte la forte impression que partage l'assemblée : « En entrant dans la salle on se rendit compte de l'importance attachée à cette Conférence par le clergé et les membres de la meilleure société de Rome… L'orateur entra, aux applaudissements de la salle. Grand, sec, nerveux, il avait quelque chose de militaire dans la tenue et la démarche. Le front découvert, le regard inquisiteur, le nez aquilin et je ne sais quoi d'assuré qui indiquait la pleine maîtrise de lui-même et la conviction ardente… De plus en plus l'orateur conquérait son auditoire. Les Eminences semblaient prendre part à l'enthousiasme général… En un geste inspiré, les yeux fixés en haut comme s'il eût oublié l'auditoire et eût suivi du regard une vision éclatante, l'orateur déroulait comme en une magnifique épopée les gestes de l'Eglise à travers les âges ».
En rentrant en France au printemps 1897, le Père Dehon passe par Milan et Bergame (8 - 11 mai 1897). Il désire mieux connaître les réalisations sociales du mouvement catholique en Italie. A Milan il tient une conférence à l'Archevêché sur le malaise social contemporain et sur les remèdes à y apporter.
Dès ses années de jeunesse et de séminaire, le Père Dehon pense à l'immense tâche de l'Eglise, selon la volonté de son Seigneur : « Allez, de toutes les nations faites des disciples… ». Il songe à y prendre une part directe, il admire ceux de ses condisciples qui peuvent partir en terres lointaines, certains iront jusqu'au sacrifice de leur vie offerte pour l'Evangile.
A peine a-t-il fondé sa Congrégation qu'il envisage de la faire participer à la diffusion de l'Evangile à travers le monde : comme témoignage de l'amour pour le Christ, en servant la gloire de Dieu dans des conditions qui demandent plus d'esprit de sacrifice et de zèle.
- Le 10 novembre 1888 les premiers missionnaires dehoniens s'embarquent pour l'Equateur : les Pères Gabriel Grison et Irénée Blanc.
- En 1893 le Père Dehon envoie ses religieux comme aumôniers du travail dans les filatures de Camaragibe et dans les raffineries sucrières de Goyana, au Nord Est et au Centre du Brésil.
- Le 12 juin 1897 c'est le début de la grande mission au Congo, au Nord Est de cet immense territoire encore à peine exploré. Le Père Dehon à la veille de sa mort confiera : « La mission du Congo a été l'œuvre la plus marquante de la Congrégation parmi nos œuvres d'apostolat » (NQT XLV/1925, 64). De nombreux dehoniens vont s'y dépenser. Très tôt plusieurs y laisseront leur vie, sept en deux ans et demi autour de 1900. Beaucoup mourront martyrs lors de la révolution de 1964. Parmi tant de figures missionnaires pensons à Monseigneur Grison, à Monseigneur Wittebols, au Père Longo, à bien d'autres, moins connus tout aussi méritants.
- L'ardeur missionnaire du Père Dehon n'a décidément pas de limite : il ouvre d'autres missions au Brésil du Sud , en Finlande, au Cameroun, à Sumatra, en Afrique du Sud, en Indonésie et parmi les Indiens du Sud Dakota aux Etats-Unis.
Mais c'est à tous ses religieux qu'il entend insuffler le zèle pour la participation à la mission de l'Eglise, au témoignage rendu à la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, surtout à ceux qui en sont les premiers destinataires, les plus pauvres, et le « peuple ».
A ses prêtres il ne cessait de recommander : « Allez au peuple… Sortez des sacristies… Sachez gagner le peuple qui est assoiffé de justice… ».
« Si nous voulons que le Christ règne, il faut que personne ne nous devance dans l'amour du peuple… .
« Il faut gagner ce peuple, il est assoiffé de justice, il cherche ardemment, par le moyen d'institutions économiques, à améliorer sa condition. Le prêtre gagnera son cœur en lui apprenant à se servir de ces instruments de progrès social. Notre-Seigneur, pour gagner les âmes, n'a-t-il pas guéri les corps, nourri le affamés ?… »
« Un prêtre ne peut se lancer dans cet apostolat nouveau sans s'y être préparé par des études sérieuses… Le peuple sera l'ami du prêtre et de l'Eglise quand le prêtre se sera fait l'ami du peuple » (Citations prises de La Rénovation sociale chrétienne).
En vérité on ne saurait faire l'histoire du dernier quart du XIXème siècle, en France et bien au-delà, sans mentionner le Père Dehon, sans faire état de son zèle apostolique, de sa créativité et de sa générosité spirituelle.
Celui dont le cœur est habité par Dieu, celui qui s'est consacré totalement au Cœur du Christ, ne peut pas ne pas Lui rendre témoignage, en paroles et en œuvres, et jusque dans le silence et dans l'épreuve.
Dans ses Souvenirs, un long et très émouvant texte daté du 14 mars 1912, le Père Dehon se livre pour ainsi dire à un bilan de son activité de prêtre et de fondateur, après 35 ans. Voici ce qu'il écrit :
« J'entre aujourd'hui dans mon soixante-dixième anniversaire… C'est une occasion pour moi de m'entretenir paternellement avec vous, de vous ouvrir mon cœur… C'est comme mon testament spirituel…
Comment résumer le travail de trente-cinq ans ?… Comme œuvres d'apostolat général, j'ai tenté deux grandes entreprises : la première était de conduire les prêtres et les fidèles au Cœur de Jésus pour lui offrir un tribut quotidien d'adoration et d'amour. Insuffisant par moi-même, j'ai préparé l'appel que Monseigneur Gay a bien voulu adresser à tous ses collègues de l'épiscopat en France. Il s'agissait d'unir tout le clergé dans la réparation et la prière au Sacré Cœur. Nous avons obtenu des adhésions, mais pas assez. Qui sait les grâces que nous aurions obtenues pour la société contemporaine, si la réparation avait été suffisante ?… C'est un apostolat à continuer, à étendre, à rendre plus intense.
J'ai voulu aussi contribuer au relèvement des masses populaires par le règne de la justice et de la charité chrétienne. J'y ai dépensé une bonne part de ma vie dans les œuvres de Saint-Quentin d'abord, puis dans mes publications d'études sociales, dans mes conférences à Rome et ailleurs, dans ma participation à une foule de congrès. Léon XIII a bien voulu me regarder comme un des plus fidèles interprètes de ses encycliques sociales. Mais là aussi le travail doit être continué…
Je vous en supplie, comme faisait saint Jean : pas de divisions entre nous. Passons par-dessus tout pour rester unis… Aimons toutes les nations. Nous sommes tous les frères du Sauveur et les enfants de Marie. Aimons-nous dans le Sacré Cœur de Jésus ».
L'héritage que le Fondateur nous laisse ainsi est on ne peut plus concret, et il garde toute son urgence. Pour aujourd'hui encore il dessine la physionomie apostolique des Prêtres du Cœur de Jésus, les axes de leur contribution à la mission de l'Eglise partout où ils sont appelés à servir.
En 1903 meurt Léon XIII, le grand Pontife de l'encyclique Rerum Novarum.
Avec beaucoup de vénération et d'estime le Père Dehon rappelle son souvenir, il fait sien l'héritage qu'il nous laisse :
« Léon XIII a gardé jusqu'à la fin une confiance inébranlable. Il a donné l'horoscope du siècle qui commence.
Ce siècle sera démocratique. Les peuples veulent une grande liberté civile, politique et communale. Les travailleurs veulent une part raisonnable du fruit de leurs labeurs.
Mais cette démocratie sera chrétienne ou ne sera pas. La nature humaine est toute imprégnée d'égoïsme. Toutes les civilisations païennes ont vu la faiblesse opprimée par la force. L'évangile seul peut faire régner la justice et la charité.
Tout essai de réforme sociale en dehors du christianisme sombrera dans l'égoïsme et le règne de la force. Les nations oscilleront entre la tyrannie d'un seul et celle d'une oligarchie…
La grâce du Christ peut seule surmonter l'égoïsme… Il n'est pas une réforme sociale pratique dont le germe ne soit pas contenu dans l'évangile. Le vingtième siècle fera des essais désastreux et reviendra à l'Evangile pour ne pas périr dans l'anarchie » (Le Règne du Cœur de Jésus, 1903, pp. 375 - 376).
Nous pouvons dire qu'à sa façon et en solidarité avec son temps le Père Dehon a été un bon prophète. L'histoire lui donne raison.
Il entre dans le nouveau siècle avec une disponibilité renouvelée, une conviction spirituelle renforcée, des programmes précis d'apostolat.
« Le Cœur de Jésus peut seul rendre à la terre la charité qu'elle a perdue. Lui seul regagnera le cœur des masses, le cœur des ouvriers, le cœur des jeunes gens, et cette nouvelle conquête des cœurs est manifestement commencée avec le règne du Sacré Cœur » (Le Règne, février 1889).
C'est pour cette cause que le Père Dehon ne cesse de travailler, de lutter, jusqu'en ses dernières années. Et c'est cela qu'il demande aussi à ses religieux, à ceux et celles qui se nourrissent de sa spiritualité.
« La vérité et la charité ont été les deux grandes passions de ma vie, et je n'ai qu'un désir, c'est qu'elles soient les deux seuls attraits de l'œuvre que je laisserai, s'il plaît à Dieu » (NQT III/1887, 88 - 89).
Comment le Père Dehon a-t-il commencé le nouveau siècle ?
Au soir du 10 septembre 1900 il ouvre les travaux du Congrès des « Œuvres sacerdotales » de Bourges. Il a devant lui environ 700 prêtres. L'ambiance est à une sorte de découragement diffus, à « laisser tomber les bras », un peu comme l'ambiance que l'on rencontre ici ou là de nos jours. Il prononce alors quelques paroles qui nous le montrent avec toute sa force intérieure et qui nous sont une provocation d'évidente actualité :
« Que dire du zèle ? En face de la difficulté de la tâche n'avons-nous pas perdu courage ? N'avons-nous pas répété cette parole de trahison : 'Il n'y a rien à faire', alors qu'il y a tout à faire ? ».
Le Père Dehon a bientôt 60 ans. S'ouvre pour lui une période plus calme, mais son activité reste intense, et les contrariétés ne lui manqueront pas. Si la vie vaut la peine d'être vécue, il nous faut aussi la défendre en tout ce qui peut contribuer à la rendre authentique. Et en cela le Père Dehon se révèle encore un lutteur qui ne se dérobe pas. Il ressent vivement l'urgence de mener à terme quelques-unes des initiatives dont il se sent responsable : il s'agit d'obtenir du Saint Siège l'approbation définitive de sa Congrégation, mais aussi d'en développer, d'en approfondir encore l'orientation spirituelle. Il faut coordonner le développement, organiser le gouvernement interne de la Congrégation au moment où elle s'ouvre sur le monde entier. Et les années qui viennent le portent à se préparer de son mieux à la définitive rencontre avec son Dieu.
En 1900 la situation politique en France connaît un changement radical qui ouvre sur des années de luttes et de souffrances aussi pour le Père Dehon et pour sa Congrégation. Le gouvernement de Waldeck - Rousseau impose à toutes les Congrégations de demander, en l'espace de trois mois, l'autorisation à être maintenues, sous peine de suppression ou d'expulsion. C'est une nouvelle menace de mort qui s'annonce donc à l'horizon.
« Pendant tout ce temps-là, on souffrait dans tous les couvents les angoisses de la plus vive inquiétude, l'agonie qui précède la mort. Serait-on autoriser à vivre et à continuer le travail du saint apostolat pour la gloire de Dieu ? On priait, on offrait à Dieu de pieux sacrifices. Mais Dieu voulait ou permettait l'épreuve. La loi fatale était votée le 1er juillet. Dans les couvents, la souffrance augmentait… Chez nous aussi, c'était l'angoisse, l'hésitation, une succession de projets, de propositions qui n'aboutissaient pas. Mais la croix s'alourdissait » (NQT XVII/ 1901, 2 - 3).
Le 8 septembre le Père Dehon envoie au Président du Conseil la demande de « l'autorisation à se constituer en Congrégation légalement reconnue ». En effet dans la liste des Congrégations de France, liste que Waldeck - Rousseau avait fait établir et publier, les Prêtres du Sacré Cœur ne figuraient pas, ils n'apparaissaient pas davantage dans l'ordo officiel du diocèse de Soissons où ils y étaient recensés comme simples prêtres diocésains.
La demande est rejetée. L'œuvre du Père Dehon à Saint-Quentin est donc en danger de disparition. Au point que pour échapper à l'expulsion quelques religieux demandent de passer au clergé diocésain, ainsi le supérieur dehonien du Collège. Le Père Dehon souffre profondément de ce comportement :
« Avait-il tort ? Dieu le sait. En tout cas pour moi, c'était encore une phase du Consummatum est. Saint-Jean avait été le berceau de l'Oeuvre. J'y avais vécu vingt ans, et après vingt-quatre ans Saint-Jean se sécularisait, en attendant peut-être sa fermeture ! C'était une blessure qui ne devait pas se refermer et qui devait me donner bien des nuits d'insomnies » (NQT XVII/1901, 3 - 4).
Pour ménager l'avenir, à partir de novembre 1902 le Père Dehon prend toutes ses dispositions pour se transférer à Bruxelles sans toutefois abandonner Saint-Quentin. Desormais il fera la navette entre les deux villes qui heureusement sont assez proches l'une de l'autre. Il a pris la décision de résister et d'ouvrir une procédure contre la décision du gouvernement.
« Il me faut me préparer à partir pour Bruxelles. Mes collègues essaieront de rester comme prêtres diocésains, moi je suis trop compromis comme religieux. J'emballe mes papiers et quelques livres. J'aurai des éléments de travail à Rome, à Saint-Quentin et à Bruxelles, rien de complet, rien d'organisé. J'éprouve un profond dégoût pour la vie présente. J'essaie de sanctifier passablement ma croix en la portant sans découragement… Fiat ! Dieu nous conduit. J'offre mon exil au cœur du bon Maître » (NQT XVIII/1902 [en novembre], 31 - 32). Il part pour Bruxelles le 18 novembre.
Le 17 décembre 1902 le Père Dehon se voit notifié le décret ministériel d'expulsion des religieux étrangers. « Motif : leur présence est un danger pour la sécurité publique ! Sinistre comédie ! Notre Seigneur aussi était un danger pour la sécurité publique au temps de Pilate !… Plusieurs des nôtres montrent peu de courage, j'en suis attristé… La générosité est toujours rare. Notre Seigneur n'a pas non plus été suivi au Calvaire, il n'a eu qu'un saint Jean » (ibid., 36 - 37).
L'Etat confisque les trois maisons françaises de la Congrégation. Le Père Dehon réagit, il proteste énergiquement, il recourt à tous les moyens légaux. « Je proteste et je maintiendrai ma protestation jusqu'à la prison s'il le faut… Le refus du Parlement ne peut entraîner pour nous la dispersion et la confiscation. Nous ne continuerons pas en France nos projets d'organisation, voilà tout » (ibid., 50 - 51, en avril 1903).
Cette protestation, le Père Dehon n'hésita pas à l'exprimer haut et fort, publiquement. L'autorité civile s'affaire pour vendre la maison du Sacré Cœur à Saint-Quentin. On entoure la cour d'un gros mur, « ces briques me pèsent sur le cœur. Les pauvres ouvriers sont tout honteux de ce qu'ils font. Ils n'en sont pas responsables. Je me décide à surélever le mur par une palissade où je fais peindre cet avertissement : 'Bien d'autrui tu ne prendras'. Il faut réveiller la conscience des voleurs et éloigner les receleurs » (NQT XIX/1905, 119 - 120). Un peu plus tard il fait placarder dans la ville une affiche, « Appel à la conscience publique » pour dénoncer la mise en vente, au profit du fisc, des biens appartenant à la Congrégation : « Ceux qu'on appelle les Grands Ancêtres comprenaient mieux que leurs successeurs la justice et la liberté » (NQT XX/1906, [en janvier] 20 - 22).
A cette période le Père Dehon est pratiquement seul à Saint-Quentin.
Une des conséquences immédiates de cette politique antireligeuse est la suspension de la Revue le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés, en 1903.
Et c'est donc l'exil, avec cependant les allées et venues entre Bruxelles et Saint-Quentin. C'est de la Belgique que désormais le Fondateur dirigera sa Congrégation (les statistiques font état de 300 religieux environ).
Mais ces très graves difficultés, loin d'étouffer la Congrégation, génèrent en elle un nouveau développement, elles accélèrent son extension internationale. En 1903 le Père Dehon commence une présence en Belgique, puis au Luxembourg ; il ouvre la mission de Santa Catarina au Brésil du Sud. En 1904 c'est la Tchécoslovaquie, puis de nouveau la Belgique. En 1907 débute la mission en Finlande, et la fondation de l'Ecole apostolique d'Albino en Italie : à la gare de Bergame le Père Dehon est alors accueilli par le secrétaire de l'évêque, l'abbé Angelo Roncalli, le futur Pape Jean XXIII.
Persévérer et lutter. Il n'y a pas d'autre voie pour vivre, pour faire triompher quelques valeurs essentielles. Le Père Dehon n'a cessé de militer pour une société fondée sur la justice et la charité, selon sa formule préférée.
Et il ne se résigne pas, il ne saurait se résigner même devant les difficultés les plus sérieuses.
La spiritualité de réparation qui le nourrit requiert toujours d'aller au plus concret. Sa vie intérieure s'harmonise de façon indissociable avec son apostolat, dans l'engagement pour la justice sociale comme dans l'éducation de la jeunesse et la préparation de nouveaux cadres aptes à diriger la vie civile.
Si le Père Dehon a cherché, et avec la résolution que l'on sait, la vie religieuse, ce n'est pas du tout pour fuir le terrain de l'apostolat. Bien au contraire, c'est là qu'il trouve le fondement spirituel qui fournit à l'apostolat les armes de son combat pour l'Evangile. On pourrait multiplier ses recommandations à ce sujet, c'est une de ses convictions les plus chères et il la puise dans la vie apostolique de Jésus lui-même, dans le choix et la préparation de ses Apôtres…
« Avant de choisir ses Apôtres, Notre Seigneur passe la nuit en prières… Jamais il n'y a eu et il ne peut y avoir de vocation religieuse, sacerdotale, apostolique, qui ne soit surnaturelle… Une vocation qui est née dans le Sacré Cœur ne peut se conserver que là. Elle vit, elle s'entretient et se développe dans le Sacré Cœur, comme le poisson dans l'eau et l'oiseau dans l'air…
Celui qui n'aime pas ardemment Notre Seigneur ne trouvera jamais l'éloquence du cœur propre à gagner les autres à cet amour… Avant de parler aux autres du Sacré Cœur, il faut d'abord profiter pour soi-même des trésors de ce divin Cœur. Qui veut étendre le Règne du Sacré Cœur doit d'abord lui vouer sa vie tout entière…
Une personne adonnée à l'apostolat doit plus encore qu'une autre pratiquer fidèlement ses exercices de piété ; qu'au début de son travail avec beaucoup d'attention elle se mette en présence de Dieu, qu'elle se renouvelle dans cette présence en quelques occasions de sa journée : c'est là sa part nécessaire de vie intérieure, qui en aucun cas ne doit être sacrifiée. L'apostolat doit être un rayonnement de grâce et de sainteté… ».
Le 21 février 1904 le Père Dehon eut la grande joie d'être reçu pour la première fois en audience par Pie X, qui avait été élu Pape le 4 août de l'année précédente. Longuement il lui parle de la situation de la France et de sa Congrégation : son but de réparation et d'apostolat, son exil, ses missions, son groupe de laïcs associés (environ 10.000)… Et il confie au Pape son désir d'une approbation définitive tant espérée. « C'était pour moi une heure de Paradis que ces moments passés avec le Vicaire de Jésus Christ » (NQT XVIII/1904, 129 - 133).
Le Pape l'encourage à entreprendre les démarches nécessaires (les lettres testimoniales des évêques, entre autres). Ce qui n'était pas si facile, car le Saint Office n'a pas encore oublié les difficultés survenues en 1883. Le chemin sera long, avec bien des contrariétés et des épreuves : un vrai « chemin de croix ».
Le 9 avril 1906 le Père Dehon est de nouveau reçu en audience par le Pape qui l'écoute avec bonté, en fixant le crucifix qui était en bonne place devant lui sur son bureau. Puis Pie X prend un feuille de papier et il écrit pour ses collaborateurs : « Je veux que cette affaire avance et qu'elle soit réglée ». Après l'audience Pie, qui s'y connaissait en sainteté, en parlant du Père Dehon dit aux personnes présentes : « On cherche des saints… En voilà un qui est en train de naître ».
Le 4 juillet la Congrégation reçoit enfin l'approbation définitive. « J'écris dans toutes nos maisons, dit le Père Dehon, et… nous chantons partout le Magnificat et nous renouvelons nos vœux… Que Notre Seigneur est bon de nous accepter malgré tant d'années de faiblesses et de misères » (NQT XX/1906, 50 - 51).
Durant les derniers mois de 1906 il fait un long voyage au Brésil, pour y rendre visite à ses missionnaires qui y travaillent depuis 1893. Il emmène avec lui 4 jeunes religieux allemands, dans l'intention d'étendre la présence de sa Congrégation. Il se rend en Uruguay et en Argentine. Et comme il en a l'habitude il tient un minutieux journal de voyage, qu'il publiera en 1908 sous le titre Mille lieues dans l'Amérique du Sud.
En septembre 1908 se tient à Louvain en Belgique le 7ème Chapitre général. Le Père Dehon a la joie de constater le développement de sa Congrégation, qui compte 293 religieux profès. Mais une question s'impose de plus en plus : comment gouverner, comment préparer l'avenir ?
« Sous la protection de Marie… tout se passe avec charité et bon esprit… ». La décision est prise de répartir la Congrégation en deux Provinces religieuses, occidentale et orientale. Cette organisation va se révéler providentielle pour l'élan missionnaire, et pour la vie même de la Congrégation : quand pendant la première guerre mondiale toute communication deviendra pratiquement impossible entre la partie française et la partie allemande. Le Chapitre procède en même temps à un « vote important, celui du Mois de rénovation spirituelle qui se fera tous les trois ans dans nos maisons. J'en attends un bien immense. Ce sera le salut de l'Oeuvre » (NQT XXIV/1908, 47 - 48).
Le 11 octobre un nouvel événement vient réjouir le Père Dehon : la consécration épiscopale du premier dehonien, le Père Gabriel Grison qui, après quelques années passées en Equateur, avait fondé la mission du Congo. C'était le couronnement de bien des efforts et des sacrifices. Trois jours plus tard, en audience près de Pie X, il entend le Pontife qui lui murmure à l'oreille : « Quel bel petit évêque nous avons fait ! ».
L'année 1910 sera de nouveau une grande année : celle du voyage autour du monde. L'occasion en a été le Congrès eucharistique de Montréal, au Canada. Ses amis canadiens l'invitent, il accompagne un ami français influent à Rome, Monseigneur Tiberghien. Il rend alors visite à ses premiers religieux qui commencent une présence difficile au cœur de l'immense Ouest canadien. Mais le projet du voyage prend bientôt des proportions beaucoup plus amples. Le Père Dehon visite aussi les Etats-Unis, puis il s'embarque pour l'Asie : le Japon, la Corée, la Chine, les Philippines, l'Indonésie, Ceylan, l'Inde. Il écrit des cahiers et des cahiers de notes. Il revient par le canal de Suez, Port Saïd et Jérusalem, où il arrive le 22 février 1911. Il y revit des émotions profondes : 46 ans se sont écoulés depuis son premier pèlerinage en Terre Sainte.
Arrivé à Marseille il fait un détour par Rome : il désire communiquer ses impressions aux Cardinaux et surtout au Pape lui-même sur ce qu'il a vu. Ce fut une très longue audience : « Le Saint-Père aimait à prolonger cet entretien. On s'en étonnait dans l'anti-chambre, puis on reconnut que c'était une audience exceptionnelle » (NQT XXXIV/1911, 9).
Le renforcement juridique se doit d'être au service d'une plus grande fécondité spirituelle : « C'est bien de multiplier notre nombre et de développer nos œuvres ; mais à quoi cela servirait-il si nous ne sommes pas fervents et si nous n'avons pas l'esprit de notre vocation ? Notre Seigneur n'a que faire de religieux tièdes.
Rappelons-nous la sentence divine : 'Si le Seigneur ne bâtit la maison, en vain peinent les bâtisseurs…'[Ps 127, 1) » (Lettre circulaire 20 septembre 1908).
C'est là une constante dans la vie du Père Dehon, elle revient comme un leitmotiv. « Dieu n'a que faire de notre savoir et de nos œuvres si nous ne lui donnons pas notre cœur ». Voilà une phrase qui pourrait bien être retenue comme une devise, un résumé de toute sa personnalité et de toute son œuvre.
La vie extérieure du Père Dehon se déroule en des phases diverses, chacune accentue davantage un aspect ou un autre. Mais en profondeur cette vie est profondément cohérente et unifiée. Un seul esprit l'anime : la réponse d'amour à Dieu qui en Jésus nous a manifesté tout son amour. Et cet esprit se concrétise en deux grands sillons. C'est ce même et unique amour qui porte le Père Dehon à se consacrer aux problèmes sociaux et à vivre la spiritualité d'oblation réparatrice.
En 1910, il a 67 ans, il exprime cette unité par cette confidence : « J'ai été amené par la Providence à creuser bien des sillons, mais deux surtout laisseront une empreinte profonde : l'action sociale chrétienne et la vie d'amour, de réparation et d'immolation au Sacré Cœur de Jésus. Mes livres traduits en plusieurs langues portent partout ce double courant sorti du Cœur de Jésus. Deo gratias ! » (NQT XXV/1910, 33).
* Les écrits sur les questions sociales ont été recueillis en 7 volumes (« Œuvres sociales »). Nous pouvons retenir surtout : Manuel social chrétien (1894) ; L'usure au temps présent (1895) ; Nos Congrès (1897) ; Les Directions Pontificales, Politiques et Sociales (1897) ; Catéchisme social (1898) ; Richesse, Médiocrité ou Pauvreté (1899) ; La Rénovation sociale chrétienne (1900). Sans compter les très nombreux articles publiés non seulement dans sa propre Revue, Le Règne, mais dans d'autres revues marquantes de ce temps, comme La Chronique du Sud-Est et La Démocratie chrétienne.
* Les écrits spirituels également sont rassemblés en 7 volumes (« Œuvres spirituelles »). Parmi les principaux titres : Le Directoire spirituel (aux débuts de la Congrégation, puis plusieurs rédactions) ; La retraite du Sacré Cœur (1896) ; Le mois du Sacré Cœur de Jésus (1900), suivi de peu par Le Mois de Marie ; De la Vie d'Amour envers le Sacré Cœur de Jésus (1901) ; Les Couronnes d'amour au Sacré Cœur (3 volumes, 1905) ; Le Cœur sacerdotal de Jésus (1907) ; L'année avec le Sacré Cœur de Jésus (2 volumes,1909) ; La Vie intérieure (2 volumes, 1915) ; Etudes sur le Sacré Cœur de Jésus ( 2 volumes, 1922 et 1923).
Et un certain nombre d'écrits attendent encore leur publication…
L'année 1912 marque pour le Père Dehon un tournant spirituel. Finis désormais les grands voyages. Moins intense l'activité de ministère. Commence une période de « relecture » de sa vie et de synthèse spirituelle. Il éprouve plus vivement l'attrait vers Dieu, dans une dimension nouvelle de sa vie de foi, d'espérance et de charité.
Après les années qui ont été rythmées en « des jours bons et des jours de grande misère, des temps d'aridité et de lutte… », il écrit maintenant : « J'étais comme à la porte du Divin Cœur. Je recevais des grâces pour les autres, mais pas beaucoup pour moi-même… Tout se refait depuis la retraite de septembre [en novembre 1912]. C'est une autre vie. C'est la vie d'union qui est revenue et s'accentue… Notre Seigneur me conduit vite, sensiblement, clairement, à une grande union… » (NQT XXXIV/1912, 176).
* « Depuis la retraite, la grâce m'aide beaucoup. L'oraison m'est devenue facile et l'union avec Notre Seigneur est intense. Deo gratias ! A l'oraison et à l'adoration, c'est le seul à seul avec Jésus présent dans l'Eucharistie. C'est un colloque facile et ardent ». De fait le matin il s'unit à Jésus dans sa vie cachée à Nazareth ; au milieu de la journée et dans l'après-midi il est près de Jésus au Calvaire ; le soir et la nuit, il vit avec lui à Gethsémani. Et il conclut : « Je ferai cela tous les jours de ma vie, et à la fin Jésus m'invitera à le suivre aussi dans sa résurrection, après l'avoir tant suivi dans les épreuves de sa vie mortelle » (NQT XXXIV/1912, [en novembre]174 - 175).
* Au sujet de sa vie spirituelle il écrit : « La vie mystique est le couronnement normal de la vie chrétienne… Comment ne désirerais-je pas du plus ardent désir cette union avec Dieu, dont le nom seul dit tout le charme et le prix ? » (NQT XXXV/1913 [janvier], 4 - 5).
* Il désire vivement être pour Jésus comme le disciple bien-aimé saint Jean. Quelques années plus tard il affirme avec délicatesse et humilité : « Ma vocation exige l'union à Jésus-Hostie : vie d'adoration et d'amour, de réparation et de prière…Je devrais être un saint Jean, un ami, un consolateur pour Jésus-Hostie, j'en suis bien loin ! » (NQT XLIII/1920, 127).
* « Pour ma vie intérieure, je ne désire pas les grâces extraordinaires. J'aspire à un accroissement quotidien de ma grâce substantielle par la prière, par le devoir, par l'Eucharistie, par la pratique des vertus » (NQT XLI/1917, 1 - 2). Il avait toujours soutenu le primat de la contemplation, désormais il en a le plus vif désir et souvent il l'exprime : « Solitude et recueillement ».
* « Je fais tous les jours le Chemin de la Croix, mais il me devient de plus en plus pénible. Je sens trop violemment la part de responsabilité que j'ai dans les souffrances du Bon Maître et dans les douleurs de Marie. Je suis le dernier des pécheurs et chacune des stations me brise l'âme » (NQT XXXV/1913, 7 - 8). « La croix est lourde, c'est comme un abandon général. Il y a eu une poussée inconsciente de critique et de défiance. Je ne me sens plus d'appuis et d'amis… Je retrouve mon état d'âme dans la plainte de saint Paul : 'Le péril nous a accablé à l'extrême'. Mais je veux comme saint Paul me cramponner à l'espérance : 'C'est Dieu qui nous a arraché à une telle mort…, en lui nous avons mis notre espérance' [2 Co 1, 8 - 10] » (ibid., 1914, 67 - 68).
De l'amour d'oblation au Cœur du Christ contemplé et aimé sont nés toute sa vie intérieure et tout son zèle apostolique pour la cause sociale et pour les missions. C'est de cet amour qu'il nourrit désormais ses journées. Il en résulte en lui une profonde et unifiante expérience de Dieu. En particulier il se laisse conduire de plus en plus vers une prière trinitaire.
En 1915 il fait la connaissance de la petite Sœur Carmélite, Elisabeth de la Trinité (1880 - 1906), dont il lit la biographie. C'est pour lui un émerveillement qui l'introduit au cœur du mystère de la Sainte Trinité. « Je garde de cette lecture une dévotion mieux comprise envers la Sainte Trinité » (NQT XXXVI/1915, 47).
Dès lors, ses notes contiennent des allusions de plus en plus nombreuses à la Trinité. Ce qui pour lui auparavant était avant tout un dogme appartient désormais à la vie la plus profonde de sa prière. Cette prière à la Trinité devient toujours plus intense sur la fin de sa vie : « Je dois vivre dans ce petit coin du ciel qui est en moi, où habite la Sainte Trinité. La grâce m'y aidera tant que je voudrai, mais il faut que j'y sois docile, en vivant dans la paix intérieure, dans le recueillement et l'union à Notre Seigneur » (NQT XLIV/1924, 97). « Mon oraison, ce qu'elle est dans cette dernière période de ma vie. Je salue la sainte Trinité, mon Père et Créateur ; le Verbe de Dieu devenu mon frère et mon Rédempteur ; le Saint Esprit devenu mon guide et mon consolateur. J'assiste à la grande messe perpétuelle du ciel : Jésus s'offrant à son Père, l'Agneau immolé dès le commencement… Je pense constamment au ciel, je vis avec mes protecteurs et mes amis de là-haut, je grille de les voir bientôt… Cœur Sacré de Jésus, j'ai confiance en vous » (NQT XLV, 1925, 11 - 15).
Constamment, même durant la période de son activité sociale la plus intense, le Père Dehon sent en lui l'urgence et l'effort pour vivre de « l'union à Notre Seigneur ». « J'ai soif de vie intérieure, de pureté, d'union à Notre Seigneur, d'esprit d'immolation et d'amour ». « Pour moi, c'est l'union avec Jésus qui est tout, c'est ma vie, c'est mon salut » (NQT XXIV/1908, 41 - 42). « Tout par amour, tout en union avec Notre Seigneur. Il faut souvent revenir à cette union, par un souvenir, par un regard » (NQT XXXIX/1915, 79).
Cette insistance exprime aussi la finalité profonde de la fondation de sa Congrégation. La spiritualité du Cœur de Jésus est comme le milieu, le moyen pour vivre cette union - communion. « Cette vocation exige l'habitude de la vie intérieure et l'union avec Notre Seigneur ; aussi nous devons prendre tous les moyens pour y parvenir et pour y demeurer bien établis », prend-il bien soin de préciser dans son Testament spirituel. Il y revient souvent dans ses lettres : « Cherchez la vie intérieure avant tout… Ceux qui chez nous ont un ministère agité répondent médiocrement à leur vocation… Soyez toujours des hommes de vie intérieure ». « Une lumière me frappe principalement dans ce mois, c'est que l'exercice de l'union à Notre Seigneur est préférable à tous les autres et qu'il nous aide plus que tous les autres… C'est vraiment ma grâce et c'est par cet exercice que je me sanctifierai.
Je veux m' attacher définitivement. Je ne ferai rien que dans cette union, avec Jésus, par Jésus, en Jésus ». Quand il s'ouvre à cette « lumière », il est train de prêcher au noviciat de Sittard le « Mois de rénovation spirituelle » décidé au récent Chapitre général (NQT XXIV/1909, 77).
1914 - 1917 : Le Père Dehon se trouve à Saint-Quentin quand éclate la guerre, en août 1914. Il y restera enfermé pendant trois ans, alors que la ville est occupée par les troupes allemandes et que jour et nuit elle tremble sous le roulement continu des canons. Le Père Dehon sait qu'il compte plusieurs de ses fils de chaque côté du front, « 35 français et 35 allemands ». Sa disposition habituelle le porte à la bonté, à l'accueil de tous. La maison du Sacré Cœur est surpeuplée, des confrères prêtres des environs viennent y demander refuge. Malgré ces surcharges, le Supérieur y accueille aussi les prêtres et les religieux allemands qui stationnent dans la ville. « Notre maison du Sacré Cœur est comme l'hôtellerie des prêtres allemands ».
Il fait preuve d'un remarquable courage. Au cours des alertes il ne descend jamais à la cave, durant les récréations il continue de jouer au tric - trac comme si les bombes tombaient bien loin. Mais les préoccupations pour sa famille, pour la Congrégation, pour sa patrie l'usent. Il souffre de ne plus pouvoir servir alors que le désir en est encore si ardent en son cœur. Il écrit : « Je ne puis plus. La bronchite chronique me fait tousser souvent et cracher le sang… C'est pénible d'être obligé de refuser l'exercice de l'apostolat. Je désire tant travailler au règne de Notre Seigneur ! » (NQT XXXVIII/1915 [septembre], 114). Dans la nuit du 31 octobre 1915 il croit mourir : « Ma vie ne sera plus longue. J'ai cru mourir la nuit passée. J'ai eu un accès violente de bronchite… J'étouffais, j'étais étranglé…C'est un navire usé qui s'enfoncera un de ces jours » (NQT XXXIX/1915, 52).
A Saint-Quentin, « pendant les tristes jours de la guerre, en 1914 », il rédige son Testament spirituel, qu'il adresse à « Mes bien chers fils » :
« Je vous laisse le plus merveilleux des trésors, c'est le Cœur de Jésus. Il appartient à tous, mais il a des tendresses particulières pour les Prêtres qui lui sont consacrés, qui sont tout dévoués à son culte, à son amour, à la réparation qu'il a demandée, pourvu qu'ils soient fidèles à cette belle vocation…
Nous ne devons jamais perdre de vue notre but et notre mission dans l'Eglise… : C'est un tendre amour du Sacré-Cœur…, c'est la réparation avec toutes ses pratiques… ; c'est l'abandon de nous-mêmes en esprit de victime au Sacré Cœur…
Autant que je puis, je vous confie tous au Cœur de Jésus. Je vous recommande à sa miséricorde. Je lui adresse cette prière qu'il adressait à son Père pour ses disciples : 'Mon Père, conservez ceux que vous m'avez donnés'.
Je vous confie également à Notre Mère du Ciel. Notre Seigneur voudra bien lui dire à votre sujet ce qu'il disait de saint Jean au Calvaire : 'Voici vos enfants'.
Mon dernier mot sera encore pour vous recommander l'adoration quotidienne, l'oblation réparatrice officielle, au nom de la sainte Eglise, pour consoler Notre Seigneur et pour hâter le règne du Sacré Cœur dans les âmes et dans les Nations.
J'offre encore et je consacre ma vie et ma mort au Sacré Cœur de Jésus, pour son amour et à toutes ses intentions. Tout pour votre amour, ô Cœur de Jésus ! ».
Février 1917 : sous la poussée de l'offensive alliée l'armée allemande resserre le front. En conséquence Saint-Quentin se trouve placé tout à fait aux avant-postes. Les autorités d'occupation décident l'évacuation de la population civile en direction de la Belgique.
Le Père Dehon, malade, part le 12 mars. Il est à la veille de ses 75 ans. Un lourd sac sur les épaules il monte sur un wagon de marchandises, il marche à pied durant toute une journée, pour arriver en soirée, épuisé, à Enghien en Belgique. En traversant les voies il trébuche et tombe. Il se voit mourir. On le relève, ensanglanté. Il est porté à l'hôpital, il est soigné très fraternellement par les Pères Jésuites de la ville.
Le 17 mars il tient à participer aux funérailles de Mère Marie du Cœur de Jésus, la Fondatrice des Sœurs Servantes. « C'est une âme sainte qui nous aidera au ciel. Elle a toujours eu une foi peu commune et un caractère d'une rare énergie… Elle a prié et fait prier autant qu'aucune âme au monde. Si Dieu me conserve, j'aiderai à écrire sa vie », note-t-il dans son Journal (NQT XL/1917, 109 - 110).
Pour finir le 19 avril il arrive à Bruxelles, en bien mauvais état et épuisé : « Dieu est toujours bon. Même quand il éprouve, il a des desseins de miséricorde » (NQT XL/1917, 137).
La force du cœur vient au secours de ses pauvres forces physiques. Evidente en ces circonstances l'influence positive de la foi et de la grâce de Dieu, évidents le courage, la trempe de caractère qui a mûri durant de longues années de progrès spirituel.
Tout au long de sa vie le Père Dehon s'est révélé un « romain convaincu ».
Il témoigne d'un grand attachement à la personne des Souverains Pontifes. Et ceux-ci le lui rendent bien en lui manifestant estime et confiance. Léon XIII le nommera Consulteur à la Congrégation de l'Index, en 1897. Les relations sont devenues encore plus étroites avec Benoît XV qu'il connaissait depuis 1894, c'est-à-dire au temps où le futur Pape était secrétaire du Cardinal Rampolla : on peut parler d'une véritable amitié. Benoît XV partageait l'idéal et les vues du fondateur des Prêtres du Sacré Cœur. A peine élu au siège archiépiscopal de Bologne, il avait voulu dans cette ville une communauté dehonienne. Le Père Dehon l'appellera « Le Pape du Sacré Cœur », en raison de sa profonde dévotion au Cœur de Jésus.
En octobre 1917 Benoît XV obtient pour le Père Dehon un sauf-conduit pour Rome. Celui-ci part, et durant son voyage il s'arrête à Bologne où la communauté de ses religieux, Via Nosadella, fête autour de lui ses 50 ans de prêtrise. Arrivé à Rome le 31 décembre, dès le 3 janvier il est reçu en audience, et le sera plusieurs fois dans les semaines suivantes. « Belle audience d'adieu le 28 févier. Nous causons… de nos œuvres, de l'action sociale chrétienne… J'avais exposé humblement au Pape la pensée qu'il serait bon de rappeler les directions de Léon XIII et le dévouement de l'Eglise à la classe ouvrière. Il m'avait dit qu'il profiterait d'une occasion favorable et cela ne tardera pas. Trois jours après… il prononça un chaleureux discours sur l'action sociale… ». « Notre pape du Sacré Cœur, notre Pape très bienveillant et très aimé. Il a toujours été très bienveillant pour nous et spécialement pour moi. Il est resté fidèle à nos relations d'amitié d'il y a vingt-cinq ans. Il fut… le Pape de la paix, le Pape des missions… Il a fait aimer l'Eglise… » (NQT XLIV/1922, 40). Le 25 avril avant de quitter Rome, lors d'une dernière audience le Père Dehon demande ou Pontife de dédier un autel au Sacré-Cœur dans la basilique de Saint Pierre.
A l'occasion de l'une de ces audiences, le Pape confie au Père Dehon : « Le tableau du Sacré Cœur que vous m'avez demandé est bien venu, on le fera en mosaïque » (NQT XLIII/1920, 121). Et en juin 1920 en la Basilique Saint Pierre est inauguré l'autel du Sacré Cœur.
C'est encore lors d'une de ces rencontres que mûrit le projet d'une grande basilique en l'honneur du Sacré Cœur dans la Ville éternelle. La pose de la première pierre aura lieu le 18 mai 1920. Le Fondateur, qui a 77 ans, y est présent, entouré de son ami le Cardinal Begin du Canada et de quelques autres Cardinaux et Evêques. « C'est une journée mémorable pour l'Oeuvre » (ibid., 120).
Et de fait le Père Dehon va s'investir totalement pour la réussite de ce projet, il va consommer ses dernières forces pour réunir les fonds nécessaires. « Je me donne beaucoup de peine pour la quête et je n'arrive pas à de grands résultats ; en tout cas ce travail est tout entier pour le Sacré Cœur et pour le Pape » (ibid., 123). Il écrit le 20 septembre 1920 : « Priez et faites prier pour cette œuvre de Rome, elle est très importante pour la Congrégation. Nous serions bien humiliés si nous ne réussissions pas. Ce sera très dur, les temps sont si difficiles ! ». La basilique, construite sur les plans de l'architecte Piacentini, sera inaugurée en juin 1934.
En 1922, à la mort de Benoît XV, c'est Pie XI qui lui succède. « C'est un savant et un saint. Il sera bienveillant pour nous. Il est depuis longtemps un bienfaiteur de l'école d'Albino… » (NQT XLIV/1922, 41).
Le 18 juillet suivant le nouveau Pape confirme le Père Dehon comme Supérieur général à vie : « Je ne l'ai ni désiré, ni demandé, j'aurais préféré finir ma vie dans la retraite, la prière et la pénitence. Je veux dire comme saint Martin : je ne refuse pas le travail » (ibid., 48). Cette décision du Pape ne faisait que confirmer ce que déjà la Congrégation avait décidé lors de son Chapitre général de 1919. De ce Chapitre, tout à fait capital après le drame de la « Grande Guerre », le Père Dehon avait écrit dans son Journal : « Ce sont de grandes journées, bien précieuses… Nous sommes quatorze présents. Tout se passe bien, dans la paix et dans la charité » (NQT XLIII/1919, 110).
A l'occasion de son 80ème anniversaire, le Père Dehon écrit : « On me comble de témoignages de sympathie et de bienveillance : des lettres de partout, un Bref du Pape, de belles lettres des Cardinaux Gasparri et Laurenti et de Monseigneur de Soissons. C'est beaucoup plus que je mérite. Je sens l'effet des prières offertes partout pour moi » (NQT XLIV/1923, 73 - 74).
Le Père Dehon connaîtra encore une très grande joie, celle de voir les Constitutions de sa Congrégation définitivement approuvées, en décembre 1923 : « C'est l'aboutissement de 45 ans d'effort et de travail à travers mille difficultés et contradictions » (NQT ibid., 97). « Nos nouvelles Constitutions vont entrer en vigueur. Le Saint Siège n'a rien changé aux premières pages qui indiquent le but et l'esprit de l'Oeuvre, c'est que le fondateur a grâce pour déterminer cela. Il reçoit de Notre Seigneur les lumières nécessaires. La fondation se fait par l'inspiration divine » (NQT ibid., 108, en mai 1924).
Pour le Père Dehon cette reconnaissance représente le temps de la plénitude : selon ses propres paroles, « l'Oeuvre est désormais complète, elle a reçu toutes les approbations ».
Et sa prière devient alors louange et action de grâce avant tout : elle trouve son sommet dans l'Eucharistie et dans l'adoration. Il ne cesse de remercier pour l'œuvre accomplie en dépit de toutes ses faiblesses et manquements.
Dans l'Eglise et avec l'Eglise, avant tout et malgré tout. Pendant tout sa vie il a donc bien été un « romain convaincu ». Dès sa première audience avec Pie IX, qui l'a déterminé à faire ses études au Séminaire français de Rome, jusqu'à la dernière audience avec Benoît XV, et la relation pleine de respect et d'estime avec Pie XI. Comme résumé en quelque sorte de ce « sentire cum Ecclesia », l'obéissance qu'il a su vivre au moment du Consummatum est.
Nous voici maintenant arrivés aux derniers mois de cette longue vie très remplie. A mesure qu'il avance en âge le Père Dehon se prépare avec beaucoup d'émotion, avec un peu de crainte parfois, à l'idée du passage qui le portera à rencontrer Celui dont il a voulu faire la volonté en fondant l'Oeuvre du Sacré Cœur.
L'attente se précise. Il vit par avance la rencontre future qui lui permettra de retrouver tous ses amis, tous ceux et toutes celles avec qui il a travaillé.
Une lettre du 30 mai 1925 à l'un de ses plus anciens religieux évoque cette « liturgie du ciel » qui occupe le plus clair de ses journées. « Je ne vis plus en esprit que dans l'autre vie. Je vis avec la Sainte Trinité, avec le Sacré Cœur, avec Marie et Joseph, avec mes patrons et amis du ciel. Je me rappelle toutes les pieuses personnes que j'ai connues dans ma vie, je pense à les revoir bientôt ». Souvent dans les dernières pages de son Journal il fait part de ce qui désormais est l'essentiel de sa vie de prière. Et il ajoute : « Je participe à la grande messe du ciel ».
C'est une immense communion de foi, d'espérance et de charité, dès maintenant : de toute sa confiance, pardonné, soutenu par la grâce, il espère l'épanouir dans l'éternelle fête de Dieu.
En janvier 1925, en commençant le 45ème cahier de son Journal qui en effet sera le dernier, le Père Dehon écrit : « C'est le dernier cahier et peut-être la dernière année. Fiat !… Ma carrière s'achève, c'est le crépuscule de ma vie… L'idéal de ma vie, le vœu que je formais avec larmes dans ma jeunesse, c'était d'être missionnaire et martyr. Il me semble que ce vœu est accompli. Missionnaire, je le suis par les cent missionnaires et plus que j'entretiens dans toutes les parties du monde. Martyr, je le suis, par les suites que Notre Seigneur a données à mon vœu de victime, surtout de 1878 à 1884, pour tous les dépouillements et les anéantissements jusqu'au Consummatum est… » (NQT XLV/1925, 1 - 2).
Le Père Dehon voyait juste en écrivant ces lignes qui ouvrent sa dernière étape. Il lui restait seulement huit mois à vivre avant de quitter cette terre.
Après le Chapitre général de 1919 et l'approbation définitive en 1923, l'organisation de la Congrégation est désormais mieux assurée.
Aux côtés du Père Dehon il y a maintenant, comme Assistant général, le Père Laurent Philippe (« On me nomme l'Assistant que je désirais »), qui lui sera très attentivement présent lors de ses derniers jours et qui recueillera son héritage, en lui succédant comme Supérieur général.
Le Fondateur achète une maison à Rome pour en faire la nouvelle maison-mère. « Il semble que la Congrégation se complète et s'organise. Elle dépasse mes prévisions. C'est Notre Seigneur qui a tout fait, je n'ai fait que gâter son œuvre » (NQT XLV/1925, 14).
« Je suis le plus petit et le plus indigne des fondateurs, néanmoins j'éprouve le besoin de m'unir à tous les fondateurs. Leurs noms me reviennent à l'oraison : Benoît, Bernard, François, Dominique, Ignace, Néri, François de Sales,… don Bosco, Lavigerie, d'Alzon, Mère Véronique, Marie du Sacré Cœur. Ces grandes âmes avaient un idéal grandiose : gagner le monde, conquérir le monde à Jésus Christ. Elles ont prié, souffert et travaillé pour cela… Je m'unis quotidiennement à toutes ces âmes. Je voudrais élever mon idéal à la hauteur du leur. J'aime ardemment Notre Seigneur et je voudrais procurer le Règne du Sacré Cœur… Je suis heureux d'être arrivé à la pauvreté, comme d'autres sont heureux de se sentir propriétaires » (NQT XLV/1925, 2 - 3).
Lui qui a tant aimé participer à la liturgie de l'Eglise dans ses sacrements, qui a été si heureux d'élever des autels pour Jésus dans son Eucharistie, désormais c'est dans son accomplissement, la liturgie du ciel, que déjà il se retrouve volontiers, « en union à la grande messe du ciel » : « Une maladie de quelques jours m'éprouve…Je ne tiens plus à la vie. 'J'ai le désir de m'en aller et d'être avec Christ' [Phi 1, 23] » (NQT XLIV/1923, 79).
Le 14 mars 1925, année du Jubilé proclamé par Pie XI, le Père Dehon a 82 ans. Il est heureux de pouvoir obtenir, dans la chapelle de Bruxelles, les indulgences du Jubilé : « C'était une vraie joie, un contentement spirituel. Je suis heureux de gagner toutes les indulgences du jubilé et d'être purifiées de toutes mes fautes passées » (NQT XLV/1925, 44).
Ses journées à Bruxelles continuent à se dérouler avec la régularité d'une horloge. Il se lève à cinq heures, il célèbre la messe à sept heures, ponctuellement il est présent à toutes les pratiques de piété de la communauté. Chaque matin il va acheter les journaux : « J'achète des journaux pour la communauté, il me paraît bon qu'on soit au courant de l'histoire contemporaine et qu'on ait quelque sujet de conversation » (NQT XLV/1925, 15). Il fait quelques pas en lisant un petit livre, Recommandations aux prêtres.
En juin 1925 il écrit dans son Journal : « Pour la fête du Sacré Cœur, je m'approprie cette pensée de sainte Marguerite Marie : Ô Cœur de Jésus, je languis du désir d'être uni à vous, de vous posséder et de m'abîmer en vous, qui êtes ma demeure pour toujours » (NQT XLV/1925, 63).
Les dernières lignes de ses volumineux cahiers de Notes Quotidiennes, au moment où la plume va bientôt lui tomber des mains, sont encore pour évoquer une nouvelle fois son action sociale, comme un aspect essentiel de son œuvre : « Je reçois des bonnes lettres de M. Victor Berne, de Lyon, il me rappelle nos campagnes ardentes dans la 'Démocratie chrétienne' pour l'action sociale catholique en France. Pendant quelques années je donnai l'article de tête dans cette excellente revue. C'était une des formes de ma campagne sociale, bénie par Léon XIII » (NQT XLV/1925, 66).
Juillet 1925. La ville de Bruxelles est affligée par une épidémie de gastroentérite. Beaucoup dans la communauté sont touchés par cette maladie. Le Père Dehon va les visiter, il a une parole de bonté pour chacun. Mais le 4 août, après la célébration de la messe, il doit lui aussi se mettre au lit. Son état général est relativement bon, de son lit il peut continuer à s'occuper des affaires de la Congrégation, notamment de la préparation du 9ème Chapitre général qui doit s'ouvrir le 15 septembre.
Pendant ses nuits d'insomnies il prie, il offre sa souffrance pour sa Congrégation, il passe et repasse en revue toutes les personnes, les communautés. Le jour suivant il dicte au Père Philippe « ses désirs et ses volontés ».
Tout récemment il s'était fait procurer, pour la mettre tout près de son lit, une carte postale sur lequel était reproduit le tableau très connu de Ary Scheffer, saint Jean reposant sur la poitrine de Jésus. En la désignant du doigt il disait souvent à ses visiteurs : « Voilà mon tout, ma vie, ma mort, mon éternité » (P. Philippe, Lettres circulaires, I, 22).
Des confrères se proposent de le veiller durant la nuit. Il leur dit : « Allez vous reposer, ne vous fatiguez pas ». A sa famille, à ses amis il demande de l'excuser « de ne pouvoir leur offrir ni le repas ni l'hospitalité de nuit » (ibid., 1, 16). Autour de lui tous sont frappés de sa sérénité, de l'abandon avec lequel il supporte ses souffrances : « Je souffre du matin au soir et du soir au matin… La nuit devient une communion spirituelle. 'Jésus est tout, c'est l'ami. Apportez-moi donc mon Jésus' » (ibid. 22…).
Dans la nuit entre 9 et 10 heures il a une attaque plus forte, les médecins craignent que la menace de la fin se précise.
Le 10 août c'est la fête du patron de son Assistant, saint Laurent. Le Père Dehon demande qu'on lui prépare des fleurs, qu'on lui présente les vœux, qu'on lui fasse un cadeau.
Son cœur continue à être ce qu'il a toujours été : sensible à l'amitié, riche en attention et en sollicitude pour tous et pour chacun. Le 12 août, jour de la sainte Claire : c'est la fête de Claire Baume, une bienfaitrice, ancienne dirigée du Père Prévot et que le Père Dehon avait conseillée ensuite durant des années. Il est à la limite de ses forces : de sa main tremblante qui rend son écriture presque illisible, il recommande encore de ne pas oublier de penser à envoyer les vœux à Claire Baume. Ce sont les derniers mots étanchés par quelqu'un qui en a tant et tant écrit : et ce sont des mots de la plus délicate et fidèle attention.
Le Père Philippe lui avait proposé de faire venir son confesseur habituel, il refuse : « Ce n'est pas nécessaire, vous pouvez entendre ma confession et me donner l'absolution ». Le mardi suivant 11 août le Père Philippe lui demande s'il désire recevoir l'onction des malades : « Oui, oui, de tout cœur », telle est sa réponse, et il bat des deux mains en signe de bonheur. Avant de recevoir le sacrement des malades il renouvelle ses vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, et il ajoute « et d'immolation », en répétant plusieurs fois ces derniers mots. « Pour cela il me faut ma croix que j'ai eue alors en mains, donnez-la moi ».
Lors de sa dernière nuit, le Père Dehon est seul avec le Frère infirmier dont le père était mort peu auparavant. Il lui indique un tiroir de son bureau où se trouve un beau chapelet ciselé en argent. Il bénit ce chapelet, le donne au Frère pour le remercier de ses services, et en souriant il ajoute : « N'en dites rien à personne, et bientôt, je saluerai au ciel votre bon père » (Sur tout ceci, cf. P. Philippe, Lettres circulaires, I, 11sq).
Le mercredi matin, 12 août, les crises cardiaques se rapprochent. Le malade entre en agonie autour de midi. D'un geste vif il tend la main vers une image du Cœur de Jésus et d'une voix claire il s'écrie : « Pour Lui je vis, pour Lui je meurs ».
Ce sont ses derniers mots. A 12 heures 10, le 12 août 1925, le Père Dehon, le Très Bon Père comme on l'appelait familièrement, achève sa longue journée de labeur sur notre terre.
Parmi les papiers qui rassemblaient ses dernières volontés, le Père Philippe trouve une feuille avec cette indication : « Pacte avec Notre Seigneur », un texte que le Père Dehon portait toujours sur lui.
« Mon Jésus, je fais vœu, devant vous et votre Père céleste, en présence de Marie immaculée, ma mère et de saint Joseph mon protecteur, de me vouer par pur amour à votre Cœur sacré, de consumer ma vie et mes forces à l'œuvre des Oblats de votre Cœur, acceptant d'avance toutes les épreuves et tous les sacrifices qu'il vous plaira de me demander. Je fais vœu de donner pour intention à toutes mes actions le pur amour pour Jésus et son Cœur sacré, et je vous supplie de toucher mon cœur, de l'enflammer de votre amour, afin que non seulement j'aie l'intention et le désir de vous aimer, mais encore le bonheur de sentir par l'effet de votre sainte grâce, toutes les affections de mon cœur concentrées sur vous seul ».
Suit une Rénovation quotidienne : « Mon Jésus, je renouvelle avec amour le pacte que j'ai conclu avec vous, accordez-moi la grâce d'y être fidèle ». Et sur l'enveloppe, cette invocation : « Seigneur, ne cesse de garder ta précieuse amitié pour ton pauvre petit disciple ! Fiat ! Fiat ! »
Si, comme c'est probable, ce Pacte d'amour remonte à l'année 1878, année de la fondation de la Congrégation, c'est un document d'une unique et très grande valeur. Le Père Dehon, par la grâce de Dieu, y a été fidèle jusqu'à son dernier soupir. Comme il le faisait lui-même si souvent, nous ne pouvons que proclamer : Oui vraiment, grand est l'amour, grande est la miséricorde du Cœur de Jésus !
La célébration des funérailles a eu lieu d'abord à Bruxelles puis dans la basilique de Saint-Quentin. Le cercueil a été déposé dans la tombe de la Congrégation, au cimetière Saint Jean de Saint-Quentin, avant d'être transferé plus tard dans l'église Saint-Martin, une église que le Père Dehon avait fait édifier pour le diocèse et qui reste confiée à une communauté dehonienne.
C'est l'évêque de Soissons (1920 - 1927), Monseigneur Henri Binet, qui lors des funérailles à la basilique de Saint-Quentin, prononce l'oraison funèbre. Il commence ainsi :
« Une page de grande histoire religieuse vient d'être achevée… A l'un de ses fils les plus éminents, les plus illustres du XIXè siècle, le diocèse de Soissons… apporte, par mon ministère, les larmes de deuil, les immenses regrets, les hommages, l'infinie gratitude, le tribut de prières surtout, qui lui sont dus à tant de titres ». L'évêque indique quelques-uns de ces titres, l'apostolat social, les œuvres réalisées à Saint-Quentin, l'immense contribution à l'éducation chrétienne car « la jeunesse vint à lui avec enthousiasme… Ne faut-il pas être très grand, surtout par le cœur, quand on est ainsi aimé ?… Il s'en est allé, le grand vieillard au cœur toujours jeune, toujours confiant, toujours optimiste, vers l'éternelle jeunesse du Christ, au Cœur duquel il s'était consacré… ».
Sa cordialité, sa noblesse d'âme ont été reconnues par tous ceux qui l'ont approché. Il se distinguait surtout par une bonté attentive, délicate, pleine de compréhension et de solidarité, mais en même temps intelligente et sans faiblesse. Elle allait de pair avec la nécessaire lucidité et l'énergie. Il n'a jamais profité de la moindre occasion pour se venger sur ses opposants, pour eux il savait trouver des paroles d'excuse et de compréhension.
« Il a gardé toute sa vie un esprit d'enfant. Il a toujours éprouvé le sentiment profond qu'a chaque enfant de son impuissance, de son besoin d'aide, et qui se traduit par son attachement à la personne qui lui fait bon accueil. C'est la raison de son exquise gratitude à l'égard de tous ceux qui voulaient lui rendre service. C'est aussi la raison pour laquelle il avait appris à s'abandonner, les yeux fermés, à la Providence de Dieu ».
C'est ainsi que le Père Dorresteijn commence le portrait de « l'homme » que fut le Père Dehon (Vie et personnalité…, p. 368), et il poursuit : « Parce que confiant, l'enfant est naturellement optimiste… Le Père Dehon resta optimiste jusque dans les circonstances les plus difficiles, aux moments où les hommes lui furent le plus défavorables ». Il mentionne alors les opinions de plusieurs témoins. Ainsi Monseigneur Binet : « Il était toujours jeune, toujours confiant, toujours optimiste ». Ainsi encore le Père Kanters : « Il avait foi aux hommes, parce qu'il avait foi en l'efficacité de l'action providentielle sur le monde ». Le Père Philippe rapporte les paroles du Père Dehon lui-même : « J'ai toujours été optimiste, je mourrai optimiste ».
Non seulement il se sentait toujours jeune de caractère, mais jusque sur le tard il a conservé l'allure de la jeunesse : « La jeunesse apparaissait miraculeusement conservée dans le Père Dehon devenu vieillard, dans ses gestes souples, dans la vivacité de son regard, dans la prononciation et les inflexions chantantes de ses prières, dans ses bons mots, dans ses réparties » (P. Devrainne, cf. Dorrensteijn, p. 370). Ce n'est pas du tout un hasard si parmi les moments où il se trouve le plus heureux, aussi le plus libre dans ses propos, il faut compter les réunions des anciens élèves de Saint-Jean, auxquelles il a tant aimé participer durant des années.
Pour lui l'histoire qui compte vraiment, c'est l'histoire du bien. Il fait évidemment allusion aux misères humaines, il les connaît trop bien, mais c'est le plus souvent de façon générale, et pour confier tout le monde, et lui-même d'abord, à la douce miséricorde de Dieu.
Son équilibre serein est le fruit d'une conquête en même temps qu'un don. C'est le résultat de sa communion persévérante avec le Cœur du Christ et de son attitude concrète à faire toujours prévaloir ce qu'il y a de positif dans les relations avec autrui.
La bonté qui caractérise le Père Dehon, comme aussi ses autres vertus, sont toutes en étroite relation avec sa foi, entendue selon le sens biblique de ce mot : l'adhésion du cœur et de la vie au Dieu vivant, au Cœur du Christ. Il a laissé résonner en lui, chaque jour, la Parole de Dieu, avec patience et persévérance il s'est efforcé de la mettre en pratique. Son cœur battait du désir de faire de sa vie quotidienne une incessante « réponse de l'amour à l'amour », « cœur pour cœur ».
C'est ainsi que sa vie entière est nourrie de la foi : avec intensité et profondeur. Une foi spontanée, sans affectation, qui rayonnait en tous les aspects de son être, comme homme et ami, comme prêtre, religieux, éducateur, supérieur, organisateur, apôtre…
Sa vie de foi faisait naître immédiatement en ceux qui le rencontraient la forte impression de rencontrer un « homme de Dieu ».
Il a fait de la spiritualité du Cœur de Jésus comme sa demeure intérieure. Il y puise la nourriture pour alimenter son authentique vie mystique et son activité apostolique.
L'amour divin est à la première place. Dieu - Amour appelle l'homme. Et le Père Dehon répond : « Oui, chacun d'entre nous doit être comme une fibre du Cœur de Jésus, il ne doit battre que sous l'impulsion des battements de son Cœur ».
Selon saint Jean, l'Evangéliste du Cœur de Jésus, il nous invite à « contempler celui que nous avons transpercé ».
Rien d'étonnant donc dans les paroles qu'il prononce sur son lit de mort : « Pour Lui je vis, pour Lui je meurs », lui qui commence son testament spirituel ainsi : « Mes chers fils, je vous laisse le plus merveilleux des trésors, c'est le Cœur de Jésus ». Rien de surprenant s'il a mis ses œuvres et ses écrits sous le titre du Cœur de Jésus, s'il a résumé son projet apostolique dans cette devise : « Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés ». Rien d'étonnant finalement si pour sa profession religieuse, il a voulu choisir le nom de « Jean du Cœur de Jésus ».
Le regard contemplatif porté sur le Cœur ouvert est le meilleur soutien pour répondre vraiment à l'amour de Dieu par notre propre dévouement d'amour : un amour qui n'a rien à voir avec une mièvrerie sentimentale mais qui saisit tout l'être, intelligence et cœur, sentiments et énergies d'action, pour travailler à transformer le monde à partir du mystère pascal de Jésus.
« Appliquons-nous à aimer d'un amour fervent, constant et désintéressé celui qui est infiniment aimable… L'amour que nous demande le Cœur de Jésus, c'est l'amour généreux, fidèle, dévoué, l'amour fort et désintéressé qui donne tous ses soins au service du Maître bien-aimé » (Lettre circulaire, 17 octobre 1893).
« La plaie du Cœur de Jésus est une éloquente école d'amour. En la contemplant, on est irrésistiblement gagné par l'amour, et l'on veut aimer de ce bel amour de compassion qui, fondant d'abord le cœur en d'infinies piétés, le relève ensuite fortifié pour tous les dévouements » (Etudes sur le Sacré Cœur de Jésus, Ière partie, ch. III).
Nous pouvons comprendre aussi dans quel sens le Père Dehon a vraiment été un homme de l'Eucharistie. De ce « mystère des mystères » il parle très souvent dans ses écrits. Mais surtout il en vit, elle est pour lui la source quotidienne qui vient animer et féconder sa vie intérieure et son action.
« Dans la Sainte Eucharistie est le Cœur de Jésus vivant, aimant et blessé… Il est là comme l'Agneau immolé sur l'autel pour être offert à son Père et pour recevoir en même temps nos hommages et notre amour… Il faut qu'il soit vraiment la vie de nos maisons, et comme le soleil, le foyer, l'aliment et le remède de nos âmes » (Directoire spirituel, V, 5).
Il en expérimente le rayonnement sur ses journées, comme le soleil qui illumine, comme le feu qui réchauffe. « Se nourrir de Dieu, s'abreuver de Dieu, être incorporé au Christ… n'être qu'un avec Lui »…
« L'Eucharistie est le foyer, la base, le centre de toute vie, de tout œuvre, de tout apostolat. Toute la rédemption gravite autour du Calvaire, toute son application gravite autour de l'autel. L'ouvrier évangélique qui ne vit pas de la vie eucharistique, n'a qu'une parole sans vie et une action inefficace » (NQT XXV/1910, 46 - 47).
C'est pourquoi tout à fait logiquement le Père Dehon nous invite à unir « l'offrande de notre cœur à celle du divin Cœur de Jésus pour la plus grande gloire de Dieu et le salut des âmes… comme un sacrifice parfait de louange et d'adoration, d'amour et de reconnaissance, de réparation, de confiance et d'abandon à sa sainte volonté ». « C'est le grand acte de la journée, c'est l'holocauste du parfait amour et le sacrifice réparateur par excellence » (Directoire spirituel, V, 4).
Recevons aussi cette importante recommandation, qui couronne son testament spirituel : « Mon dernier mot sera encore pour vous recommander l'adoration quotidienne…, au nom de la Sainte Eglise… ».
Cette expression reflète bien ce qu'a été le style caractéristique de sa vie, de sa sainteté, ce que de nombreux témoins ont retenu par-dessus tout. Une sainteté qui ne recherche en rien les manifestations spectaculaires, ou même seulement les expressions grandioses en apparence. Bien qu'il ait prononcé le « vœu de victime », il préfère accueillir les croix, et elles lui seront nombreuses, qui lui viennent de la vie, des événements, des personnes. Il ne les cherche ni ne les provoque : il les reçoit ainsi de la main de Dieu. C'est une disposition à une quotidienne oblation d'amour, pour vivre ses journées dans l'abandon à la divine Providence.
Il répète bien souvent son Fiat !, celui que comme Marie Jésus nous laisse dans sa prière filiale, celui qu'Il vit chaque jour et surtout lors de son ultime combat : « Qu'il me soit fait selon ta Parole », « que ta volonté soit faite ! ». Le Père Dehon le redit surtout chaque fois que les contrariétés, les ennuis de santé ou la fatigue entrent dans sa vie. Et il ne cesse de recommander de donner importance aux « petites choses », aux devoirs quotidiens de la communauté, de la famille, du travail, de la relation fraternelle. « Il n'y a pas en définitive de grandes et de petites croix, il n'y a qu'un petit et un grand amour… Du reste, si nous aimons beaucoup, le Sacré Cœur viendra en nous par sa grâce… en nous communiquant sa force et sa joie… » (Deuxième Couronne d'amour, 1er mystère, 1ère méditation).ui le porte à une quotidienne oblation d'amourà
Simple, aimable et « sachant se faire aimer », soumis et même dépendant, il sait être aussi persévérant et tenace, cohérent et ferme dans les choix qui caractérisent sa vie : la direction spirituelle, la recherche de la volonté de Dieu, l'abandon confiant pour l'avenir, l'optimisme chrétien envers et contre tout, une intense vie contemplative, une exceptionnelle maîtrise de soi, une correspondance à la grâce soucieuse de délicatesse et de générosité, le don de soi au service de l'Evangile et dans le service du prochain… Jusqu'à l'héroïsme il sait vivre le difficile pardon, dans le silence et la bienveillance, dans l'humilité et dans l'espérance. Il peut témoigner du mystère de la « réconciliation » en Christ : il en a vécu de tout son être.
Le 8 avril 1997, après les divers « procès » canoniques, par le décret sur « l'héroïcité de ses vertus » qui est la dernière phase avant la béatification, l'Eglise a déclaré Léon Jean du Cœur de Jésus (Léon Gustave Dehon) Vénérable.
Dans le texte officiel de la déclaration du Saint Siège, on lit notamment:
« Dans la contemplation du Cœur du Christ il puisa ce qui était considéré comme une constante de sa personnalité : une lumineuse bonté qui lui valait un charme particulier, tout spécialement parmi la jeunesse… Il savait charmer et gagner les cœurs… Rarement un supérieur a été aimé comme lui ; jusqu'à la mort on l'appelait le Très Bon Père.
Les vertus cardinales, qui contribuent à donner équilibre, harmonie et assurance au comportement de la personne, ont trouvé en lui un tempérament qui leur était favorable. Mais les circonstances, souvent assez douloureuses, de sa longue vie ont montré à quel point le Serviteur de Dieu a été capable de les mettre en valeur, quand avec prudence, avec force et équilibre, il a affronté les situations les plus complexes…
Né dans une famille assez aisée, il mit ses biens personnels au service de l'Oeuvre à la tête de laquelle l'Esprit l'avait placé. Entreprenant, audacieux dans ses initiatives apostoliques et sociales, constamment il a fait preuve d'une obéissance humble, éclairée de la foi, tout spécialement à l'égard du Siège Apostolique où il trouvait pour lui-même sûreté de doctrine et de vie.
Constamment la douce lumière de la Vierge Marie l'a accompagné. « Vive le Cœur de Jésus, par le Cœur de Marie », tel était son salut. Il exhortait ses fils à être unis à leur Mère et leur Guide dans leur « vocation d'amour et d'immolation », en particulier par sa participation au sacrifice de son Fils Prêtre, pour être avec Elle calices et canaux de l'eau et du sang jaillis du Cœur ouvert de Jésus… ».
C'est assurément un bel héritage pour la Famille dehonienne, pour l'Eglise aussi. Le Père Dehon lui-même ne cessait de répéter combien cette vocation comptait parmi les plus belles, les plus exigeantes aussi.
Prêchant le « Mois de Rénovation spirituelle » à ses jeunes religieux, à Louvain en janvier 1909, il commence ainsi :
« Nous devons entrer davantage dans l'esprit de notre Congrégation. C'est une très belle vocation. Nous devons tendre à avoir pour Notre Seigneur la même piété, le même dévouement que saint Jean… Etre aimant pour Notre Seigneur et lui être tout dévoué… ». En s'inspirant de sainte Gertrude il commente la parabole de la perle du Royaume, cette perle qui est Jésus lui-même et pour laquelle avec joie nous sommes appelés à tout sacrifier pour le gain sans commune mesure de la communion avec Dieu. Il n'hésite pas à le dire : « Notre Congrégation doit être une Congrégation de milliardaires. Ne gaspillons pas notre vie ! De même que le soleil donnant sur des vitraux, donne des rayons de la couleur des vitraux, ainsi nos actions en passant par le Cœur de Jésus en seront transformées ».
Voici en quels termes le Pape Jean Paul II rappelait cet héritage aux religieux dehoniens réunis en Chapitre général, le 14 juin 1985 :
« Plus d'un siècle est passé depuis les débuts humbles et cachés de la Congrégation dehonienne. Mais le message et le charisme du Fondateur sont toujours actuels, parce que la société d'aujourd'hui éprouve encore plus le besoin de rencontrer le Cœur de Jésus, pour y trouver la paix, la sérénité, le réconfort et le pardon.
Prêchez donc avec ardeur l'amour de Dieu, présentant le Cœur du Christ, symbole et centre de cette réalité divine… A l'homme blessé par tant de tribulations et d'interrogations, montrez dans le Christ crucifié et ressuscité la certitude suprême de l'amour de Dieu !
Avec une sollicitude particulière et avec le sens de l'Eglise veillez à l'apostolat de la presse… Formez les consciences chrétiennes, en présentant avec clarté les vérités qui doivent guider la vie… Soyez pleinement fidèles au magistère et au Siège Apostolique… Témoignez votre amour pour le Christ dans l'adoration eucharistique… Le travail à faire est immense, nous ne pouvons pas perdre de temps ».
Le Père Dehon nous le rappelle :
« La grâce de Dieu te suit, elle te presse, elle te sollicite et revêt toutes les formes pour prendre possession de ton âme et y allumer le feu de l'amour. Que de fois la grâce parle directement à ton cœur ! Ce peut être une lumière qui t'éclaire, ce peut être une autre fois un pieux sentiment qui te touche, ou encore une forte inspiration qui te porte à aimer Dieu, un dégoût pour les vanités qui t'attirent… »
« Il faut que l'amour déborde de notre cœur… Il semble que Dieu soit hors de lui-même par la violence de son amour. Eh bien ! nous, ne craignons pas d'être hors de nous-mêmes, de devenir fous d'amour pour Dieu… Donnons-nous tout entiers, sans réserve. Puisons la générosité dans l'amour. Revenons au don ineffable que Dieu nous a fait de lui-même et de son Fils, au don que le Fils nous a fait de lui-même, lisons et relisons ce livre d'amour qui est l'amour même, et quand nous serons embrasés d'amour, notre oblation sera facilement généreuse, prompte, et sans défaillance… Jésus m'a aimé et m'a choisi. Ma vocation apostolique est née dans son Cœur, c'est là aussi qu'elle doit se conserver et se développer, c'est là que je dois chercher la lumière, la force et toute direction ».