P. André Perroux SCJ
LE PERE DEHON
ET SA FAMILLE
Commissione Generale pro Beatificazione di p. Dehon
Curia Generale SCJ
Roma - 2004
Ces pages ont été préparées en premier lieu pour être présentées à la famille du Père Dehon, ses petits-neveux et leurs familles, lors d'une rencontre tenue à La Capelle le 15 mai 2004.
Le sujet a ensuite été élargi, de la famille à son milieu de vie, ville, diocèse, région…, et pour proposer en conclusion une piste sur la démarche spirituelle dehonienne.
Le Père Dehon est abondamment cité, dans ses Notes et surtout dans sa correspondance, encore peu connue et très riche sur la relation familiale : dans l'intention première de rendre en quelque sorte à la famille, et dans une mesure bien partielle seulement, un témoignage qu'elle nous a conservé et qui lui appartient au premier titre.
Ces citations sont transcrites en italiques : on pourra facilement les repérer, les passer si l'on désire une lecture plus rapide. Plus que tout autre texte cependant elles introduisent à percevoir la qualité de l'échange familial, et c'est bien l'intention de cette étude.
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Le 6 juillet 1890 le Père Dehon reçoit la visite de son frère Henri à Saint-Quentin. Cette visite le comble de joie ; il en recueille le souvenir dans son journal. Mais bien vite c'est dans la prière que sa joie trouve toute sa dimension : « Je remercie Notre Seigneur de ce qu'il a béni ma famille…» (NQT V/1890, 8r).
Nous le surprenons là dans le réflexe habituel de sa vie la plus personnelle : les événements qui se suivent au fil des jours le portent comme spontanément à se recueillir sous le regard de Jésus, « Notre Seigneur », principalement pour le remercier. Car en tout et le plus concrètement possible il aime à retrouver la présence de Celui qu'il désire servir par tout ce qu'il est. Et par le même mouvement de foi et de louange, cette présence du Seigneur il l'accueille à travers l'influence de ceux et celles qui ont marqué sa vie : en tout premier lieu sa famille.
Or ce passage quasi spontané, comme une respiration qui exprime et entretient la vie, ce lien entre la joie très humaine d'appartenir à une famille aimée et le merci à Notre Seigneur, il nous en livre bien souvent le témoignage tout au long de sa vie et dans son œuvre écrite. Il en a une vive conscience et il aime à le reconnaître : tous les dons qu'il a reçus de Dieu, il les a reçus par l'intermédiaire des nombreuses personnes qui ont marqué son existence, en particulier par ses parents et à travers les multiples relations familiales autour de lui. C'est précisément ce lien qui fera l'objet de notre conversation : comment toute sa personnalité jusque dans ce qui la caractérise religieusement s'enracine profondément dans le tissu humain dans lequel il est né et a grandi, et qui l'a marqué définitivement.
Tout naturellement nous feuilletterons surtout ses Notes personnelles : ses « Notes sur l'Histoire de ma vie » (NHV, 15 cahiers) et ses « Notes Quotidiennes » (NQT, 45 cahiers). Mais aussi sa très abondante correspondance. Nous y découvrirons quelque peu la diversité et la densité de ces liens de famille. Nous tenterons d'en souligner quelques traits plus révélateurs en raison de leur fréquence ou de leur contenu. D'autre part on ne saurait séparer une famille de son milieu de vie : communauté de la petite ville de La Capelle et d'autres communes proches, plus largement la région et la patrie : nous verrons rapidement combien cela compte pour le P. Dehon. Et comment toute cette riche expérience humaine fait vraiment corps avec sa façon de comprendre et de vivre son adhésion à Jésus selon l'Evangile.
C'est dans la Correspondance que pour commencer nous chercherons la plupart de nos informations. Inutile de le rappeler, bien des lettres sont égarées définitivement ; d'autres peut-être dorment encore au fond d'un grenier, d'une armoire de famille ou d'un placard de communauté!… Je fais état de ce que les Archives de Rome ont conservé, et c'est déjà beaucoup… Il serait cependant bien fastidieux d'aligner seulement des chiffres, même si en eux-mêmes ceux-ci sont déjà une bonne indication. Je retiendrai donc en même temps quelques détails : pour plusieurs d'entre vous ils feront revivre sans doute des personnes très chères, ils évoqueront des lieux et des situations qui comptent beaucoup. Je voudrais le faire avec le plus grand respect, avec toute l'estime pour cette nombreuse et belle famille qui nous a donné notre Père Fondateur. En communiant au mieux à sa propre gratitude, en préservant en même temps une discrétion qui toujours chez lui accompagne la spontanéité et l'affection.
Commençons donc par un rapide survol du « terrain » : que comporte la correspondance du Père Dehon avec sa famille, comment se répartit-elle ? Vous le savez, en 1992 le P. Bourgeois a publié cette correspondance jusqu'en 1871 inclus : les lettres que le Père Dehon a envoyées et celles qu'il a reçues. Pendant ces premières années, c'est-à-dire entre 1864 - 1871, sa famille a de beaucoup la première place dans sa correspondance. L'ensemble publié constitue un volume précieux, enrichi de nombreuses notes. Pour cette période il faudrait le compléter par les lettres retrouvées depuis. Surtout il devait être le premier d'une série dont la suite attend toujours des chercheurs patients et persévérants… Espérons ! En attendant la poursuite de la publication, pour les années après 1872 j'utiliserai le texte manuscrit contenu aux Archives et repris dans l'édition provisoire.
Sauf erreur dans mon enquête, nous n'avons aucune lettre des parents du Père Dehon à leur fils. Tout a été perdu et c'est bien dommage : nous n'accédons à leur dialogue que par ce que nous en livre Léon.
Par contre de celui-ci à ses parents, père et mère, nous avons 233 lettres, certaines assez longues : dont 27 écrites pendant son voyage en Orient (du 23 août 1864 au 25 juin 1865), et 114 qui datent de ses années d'études à Rome (octobre 1865 - août 1871).
Du fils à son père plus personnellement nous avons 14 lettres, et 2 à sa mère, 9 à son frère Henri, 10 à sa nièce et filleule Marthe. Pas de lettres connues à Amélie la petite sœur de Marthe, pas non plus à Laure leur maman ; mais nous trouvons plusieurs allusions à des lettres perdues, et surtout la correspondance aux parents, à Henri…, nous laisse entrevoir le lien d'une profonde affection. Il y a aussi 4 lettres à son petit neveu Jean Malézieux - Dehon. A cela viennent évidemment s'ajouter les très nombreuses mentions de la famille, ensemble ou telle ou telle personne en particulier, qui émaillent les lettres et les notes du Père Dehon.
Tel est, pour l'essentiel, le matériau qui s'offre à notre enquête. Il est très abondant. Il nous donne de participer à un échange régulier, il nous ouvre sur l'intimité d'une famille vivante et très unie. Au long des mois et des années, au fil des événements de la famille et de la société, nous devenons ainsi les confidents d'une quantité de nouvelles et de réactions qui s'entrecroisent, préoccupations, sentiments, projets. Nous vivons en quelque sorte avec la famille, nous faisons la connaissance de beaucoup de monde… Impossible de refléter tout cela en quelques mots, impossible de retenir tout ce que nous confient ces lettres et notes. Ce serait pourtant bien passionnant : n'est-ce pas à travers ce tissu de relations que se laissent quelque peu entrevoir la profondeur et la délicatesse du lien familial, dans la vie très ordinaire de tous les jours ?
Je voudrais simplement partager avec vous la spontanéité et la cordialité de ces échanges, la densité de « présence » et de réciproque attention, la communion bien concrète à partir des « choses de la vie ». Plutôt que de suivre la succession chronologique, puisqu'il s'agit surtout de ressaisir l'expérience de toute une vie je vous propose un parcours qui à partir du plus commun ira vers le plus profond. Commençons par recueillir quelques expressions plus fréquentes : ce sont les mots très simples que l'on se dit tous les jours, parfois les « petits mots » de la tendresse. C'est à travers eux que se précise la relation entre les personnes. Discrètement ils sont déjà très évocateurs du lien qui unit chacun à tous, les présents et les absents, jusque dans l'intimité de leur existence commune. Ils donnent en quelque sorte la tonalité caractéristique du climat familial. Evidemment pour simplifier je dois regrouper des expressions qui peuvent varier dans le détail, au long des années…
Le Père Dehon écrit souvent à ses parents. Ainsi durant les premières années où il doit vivre loin du foyer familial, en particulier quand son choix de devenir prêtre le conduit à étudier à Rome et en même temps lui impose l'épreuve d'une incompréhension qui mettra beaucoup de temps à se résorber. Egalement pendant les années de ses débuts comme jeune vicaire à Saint-Quentin, alors qu'il se donne à fond aux tâches d'un ministère qui déroute sa famille, et que très vite il devient une des personnalités en vue, un des prêtres les plus sollicités du diocèse de Soissons. Il est désormais tout proche des siens, les visites entre La Capelle et Saint-Quentin ne sont pas rares. Surtout les joies et les émotions vécues ensemble au moment encore assez proche de l'ordination à Rome, puis la présence et l'influence du jeune prêtre dans le diocèse ont beaucoup apaisé les craintes et l'incompréhension, la famille a retrouvé pleinement son enfant dont elle est si fière. Pourtant jusqu'au décès des parents en 1882 - 1883, le courrier reste fréquent. Et ceci atteste bien l'importance accordée à cette relation familiale, le constant souci de mettre en commun les détails du quotidien, de concrétiser la communion et la permanence de l'attachement réciproque.
Léon commence toujours ses lettres par ces mots : « mes chers parents, mon cher père, ma chère mère… ». Lui qui est habituellement très réservé dans les manifestations sensibles de son affection, il termine le plus souvent : « Je vous embrasse de tout cœur, embrassez pour moi Henri, Laure, maman Dehon, Marthe et Amélie ». « Je vous embrasse de tout cœur comme je vous aime, et je vous prie d'embrasser pour moi Laure, Henri, Marthe et maman Dehon » (12 novembre 1865). Ecrivant à son père : « Embrasse pour moi ma chère mère et dis-lui que je pense toute la journée à elle comme à toi. Embrasse aussi pour moi Henri, Laure, maman Dehon et Marthe » (6 avril 1867) : ainsi pratiquement en chacune de ses lettres.
Avec son frère Henri, « mon cher Henri, mon cher ami… », tout naturellement la conversation se fait plus directe, elle reste toujours affectueuse. De tempérament et de goûts bien différents, ils ont toujours été très solidaires. Ils sont heureux de se retrouver, de se faire plaisir, de voyager et de visiter ensemble : que ce soit des visites professionnelles comme une brasserie à Vienne, ou de tourisme en Italie et à Rome avec Laure où ils seront reçus en audience par le pape Pie X en 1908 ; visites aussi de nos communautés en Belgique… Ensemble on se plaît à évoquer les parents, nombreux sont les souvenirs communs qui renouvellent le lien fraternel: « Les souvenirs de famille me sont toujours encourageants et édifiants », note-t-il après sa participation à la Saint-Henri à La Capelle (NQT XXIII/1907, 100). Ou encore (en mai 1894) : « Le 30, fête de famille à La Capelle. Mon frère m'a demandé d'aller lui dire la sainte messe pour le 30ème anniversaire de son mariage. Nous réveillons nos vieux souvenirs. Nous parlons de nos bons parents, que nous espérons revoir au ciel, et du gracieux voyage que nous avons fait ensemble à l'occasion de son mariage en 1864 » (NQT X/1894, 119).
Parmi les « vieux souvenirs », il y a bien sûr les jeunes années, la vie étudiante à Paris. Voici comment Léon l'évoque : « Je sortais un peu avec mon frère. Je dois ici rendre justice à mon frère, il m'a toujours édifié, encouragé et protégé. Je lui suis extrêmement reconnaissant. A Paris comme à Hazebrouck il a été pour moi un Mentor [dans l'Odyssée, Mentor est le conseiller prudent et expérimenté qui accompagne le jeune fils d'Ulysse, Télémaque] ou plutôt un Raphaël [Raphaël : « le bon ange » qui protège le jeune Tobie et l'accompagne pour la réussite de son voyage]. Moins porté que moi à la piété et aux œuvres et n'ayant pas la même vocation, il aimait à me voir pieux et me donna bien des conseils utiles pour le travail et l'éducation… » (NHV I, 42 v - 43 r).
Avec la même affection il accueillera Laure sa belle-sœur : la correspondance avec elle est perdue, et c'est regrettable car avec beaucoup de délicatesse la belle relation qui unit les deux frères accorde vite une large place à Laure. A tous deux il écrit très simplement : « cher frère et chère sœur ». Dans les lettres à ses parents : « J'ai trouvé aujourd'hui votre lettre et celle de Laure, cela m'a rendu ma gaieté que j'avais perdue depuis quelques jours » (10 avril 1865). Ou encore, toujours aux parents : « Embrassez pour moi Laure et Henri ; ils ont sans doute plus de temps que moi. Ils seraient bien aimables de ne pas compter mes lettres et de m'écrire plus souvent » (25 juin 1865). « Je remercie Laure de sa belle lettre » (20 janvier 1866). « J'ai reçu l'aimable lettre d'Henri et de Laure. Je leur répondrai de vive voix dans dix jours » (31 juillet 1868)…
Bien sûr de toute son affection il fait sienne la joie de la naissance, au foyer d'Henri-Laure, de Marthe (1865) puis d'Amélie (1868). Les deux fois l'attente et la naissance ont été douloureuses, il s'en inquiète, il demande des nouvelles. Puis il se réjouit en pensant à ces deux petites filles, « mes chères petites nièces » : « ma petite Marthe », qui est aussi sa filleule, « qu'il me tarde de revoir » (26 avril 1866), Marthe dont « les adieux (elle a alors 15 mois) m'ont fait beaucoup d'impression » (17 octobre 1866), Marthe « à laquelle je pense souvent aussi » ( le 13 novembre suivant). Puis quand Amélie est là, il dit sa hâte de « se trouver bientôt au milieu de la famille agrandie » (21 juin 1868), d'avance il embrasse sa seconde petite nièce, et désormais il n'oublie jamais un bonjour affectueux pour « les deux petites filles » : « embrassez pour moi Henri, Laure et les enfants ».
Il serait plaisant de surprendre ainsi les fréquentes marques d'affection de l'oncle à l'égard de ses deux nièces ; on les trouve pratiquement en chacune des lettres adressées à sa famille. Ainsi le 18 février 1869 : « Soignez bien la petite Marthe pour lui rendre la santé. Embrassez-la pour moi ainsi que sa grosse sœur » (qui a 10 mois !). « Embrassez pour moi Henri, Laure, maman Dehon, Marthe et Amélie, et donnez à mes nièces une dragée de ma part » (26 octobre 1869). Trois ans plus tôt, quand Marthe avait 18 mois, il avait pourtant sagement conseillé : « Embrassez-moi pour moi ma petite Marthe et dites-lui de ne pas manger de sucre pour qu'elle ait plus tard de belles dents et qu'elle n'en souffre pas comme il arrive quelquefois à son oncle » ! (8 décembre 1866).
Ses deux nièces, avec un brin de malice il les appellera bientôt « les deux espiègles » (18 août 1872). Elles grandissent. Marthe a 7 ans quand elle écrit « une belle lettre » à son oncle parrain ; en réponse il « envoie une image pour elle et une autre pour Amélie » (19 février 1872). Il s'intéresse aux questions que leurs parents se posent pour le choix de l'école (école à la maison). Il prépare soigneusement leurs étrennes, il leur envoie des images et des livres de lectures pour enfants, ainsi un exemplaire illustré de Fabiola pour Marthe et un livre d'images pour Amélie (27 décembre 1873). Bientôt il pensera à leur offrir des livres qui pourront intéresser aussi les parents et même les grands parents : ainsi toute la famille en profitera !
Alors qu'il est en pleine activité de lancement de son « Patronage », constructions, organisations, fêtes…, pour chacune de ses nièces distinctement il compose un beau compliment qu'elles auront à cœur de réciter à Laure pour la fête des mères (8 mars 1873). Voici celui qu'il a préparé pour Amélie quand elle a cinq ans : « Par cœur j'avais appris un joli compliment/ Et j'accourais le dire à ma chère maman/ Mais j'ai tout oublié lorsque je suis venu/ 'Je t'aime' est le seul mot que j'ai retenu… ». Toujours affectueusement à l'occasion il ne manque pas de s'étonner de ce qu'elles aient oublié de marquer la fête de la Saint Léon (13 avril 1875)…
La qualité de la relation permet d'unir spontanément et de façon très heureuse la taquinerie et le sérieux, et au témoignage de beaucoup de contemporains ce sera là une caractéristique constante du Père Dehon jusqu'à ses derniers jours. Ecoutons-le par exemple s'adresser à Marthe, quand elle va sur ses 9 ans (pour le nouvel an 1874) : « Ma chère petite Marthe, je te remercie de tes bons souhaits, et j'espère que le bon Dieu les réalisera. Prie bien pour cela. Les prières des enfants sont très agréables à Dieu. Tu liras avec soin ton livre d'étrennes. Tu y trouveras la vie des Saints de notre temps et tu prendras la résolution de les imiter. Tu seras obligée de lire aussi celui d'Amélie. Tu lui en feras la lecture en famille tous les soirs, puisque cette petite paresseuse ne sait pas encore lire toute seule. Quand j'irai te voir, je te questionnerai sur l'histoire sainte pour voir si tu l'as bien lue. Embrasse Amélie pour moi et dis-lui que si elle ne se dépêche pas d'apprendre à lire, je lui reprendrai son beau livre. Je t'embrasse de tout mon cœur. Ton oncle dévoué ».
Deux ans plus tard, en parrain attentif qui a vive conscience de sa responsabilité, à Marthe encore il écrit à l'approche de sa première communion. « Ma chère Marthe, ta charmante petite lettre m'a fait le plus grand plaisir. Les sentiments que tu m'exprimes sont ceux d'un cœur pieux et bon. C'est ce que j'attendais de toi. L'année qui commence aura sur tout le reste de ta vie une influence capitale. C'est l'année de ta première communion. Il faut t'y préparer avec ardeur. Réforme peu à peu les défauts de ton caractère. Réprime toutes les tentations d'entêtement et de bouderie… Prie chaque jour la Sainte Vierge. J'aimerais que tu m'écrives dans un mois pour me dire comment tu te prépares à ta première communion. Je t'embrasse affectueusement ».
Passent trois mois et arrive le « grand jour », à Pâques 1876. A la veille il envoie à sa nièce une longue lettre : « Ma chère petite Marthe, le grand jour approche ! Tu te prépares à l'action la plus importante de ta vie ». Il redit alors à sa filleule tout l'amour de Jésus pour elle, pour nous, et la merveille de l'Eucharistie grâce à laquelle cet amour devient notre nourriture de vie. « Tu vas être admise pour la première fois à ce bonheur. Notre Seigneur ne veut pas en priver même les enfants de ton âge. Ce ne serait pas trop d'une vie entière pour se préparer à recevoir ainsi le bon Dieu, qui est si grand et si puissant. Tu ne pourrais donc rien faire de trop pour t'y préparer. Suis bien les conseils de ta mère et de ta grand-mère… Tu demanderas aussi à maman Jules [la grand-mère] de demander à M. le Doyen quelle instruction il attend de moi [pour la célébration du matin, ou celle de l'après-midi ?]… Embrasse pour moi père, mère, mère papa Jules, maman Jules et Amélie. Je t'embrasse de tout mon cœur ».
Par son mariage en 1884, Marthe entre dans la famille Malézieux, une des plus influentes familles de Saint-Quentin, très présente dans la région grâce à l'industrie du textile. Le beau-père de Marthe, Monsieur Malézieux était député et vice-président de la Chambre de commerce de Soissons. Il comptera parmi les tout premiers et les plus fidèles collaborateurs et bienfaiteurs du Patronage et autres initiatives suscitées par le P. Dehon. Celui-ci aura à cœur de veiller sur la vieillesse de Madame Malézieux. En 1917 avant de rejoindre enfin Rome il ira la visiter à Braine-le-Comte, il fera tout pour la rassurer devant le désastre de l'interminable guerre, les morts parmi les proches et les amis… Elle meurt en 1919 à 88 ans. André Désiré Malézieux, mari de Marthe, membre de comités directeurs d'œuvres, était mort en 1893 ; il avait appartenu aux agrégés qui s'associaient à la grande « famille » spirituelle du Père Dehon, comme d'autres parents et en tout premier lieu Madame Dehon sa mère.
Bien souvent il fait allusion à ses grands parents, « papa Dehon » et « maman Dehon », qui vivaient sous le même toit que la famille. Le grand-père, Hippolyte Alexandre, décédé en 1863, avait été maître de poste à La Capelle. Maire de la commune en 1843, il avait eu la joie de signer l'acte de naissance de son petit-fils. Celui-ci garde un souvenir ému du solide optimisme de son grand-père. Habilement il ne manque pas de le rappeler aux parents quand ils sont trop enclins à s'inquiéter à tout propos au sujet de leur fils séminariste à Rome : « J'aime beaucoup commencer mes lettres par ces mots qu'affectionnait papa Dehon : Tout va bien. Tout va bien à Rome depuis quinze jours : matériellement la chaleur est modérée et le travail assez facile ; spirituellement ma joie intime est toujours la même et je suis toujours plus heureux d'avoir été appelé par Dieu à cette carrière de dévouement et d'apostolat » (19 juin 1866).
Il a beaucoup aimé sa grand-mère aussi, Henriette Esther Grincourt. C'est « maman Dehon », il n'oublie pas de l'embrasser en terminant chacune de ses lettres aux parents. Le 30 décembre 1872 : « Offrez mes souhaits de bonne année à Maman Dehon. Je désire que vous la gardiez bien portante au milieu de vous ». Au moment de sa mort en mai 1874 : « Je remercie le bon Dieu d'avoir pu rendre les derniers devoirs à maman Dehon… J'ai dit plusieurs fois la messe à son intention » (10 mai) ; et le même jour, à un ami, l'abbé Desaire : « Je suis allé dans ma famille dernièrement dans des circonstances pénibles : ma grand-mère, que vous y avez rencontrée, est morte il y a quelques jours, laissant un grand vide dans la maison où elle vivait… ». De Rome, au début de ses années de séminaire, toujours avec habileté il a soin de rappeler à ses parents la recommandation pleine d'affectueuse sagesse et de profond sens chrétien que la grand-mère avait donnée à son sujet, au moment où sa décision de vocation sacerdotale suscitait déception et vive inquiétude : « … Je sais que la source de vos soucis n'est que l'attachement que vous me portez. Eh bien ! n'avez-vous pas lieu d'être satisfaits de me savoir ici heureux et content, et plein de santé… Dites à maman Dehon qu'elle avait bien raison quand elle disait : Il sera heureux si c'est sa vocation » (6 décembre 1865).
Les grands parents appartenaient à des familles nombreuses, eux-mêmes ont eu plusieurs enfants outre Jules Alexandre : ce qui fait beaucoup d'oncles et tantes, cousins et cousines ! De même autour du Nouvion dans la famille Vandelet, même si nos renseignements ici se font moins précis. D'où la quantité de noms qui reviennent maintes fois et dans les circonstances les plus diverses : Vandelet, Longuet, Née, Penant, Lavisse, Foucamprez, etc…
Pour aider la lecture de la correspondance, voici quelques mentions que l'on rencontre plus souvent : surtout une tante maternelle, Juliette - Augustine Vandelet, épouse de Félix Penant. Elle est la marraine très estimée. Elle confie à son filleul bien des commissions (de l'eau du Jourdain à ramener de Palestine, des objets pieux de Rome, des photos - portraits…), elle lui transmet des intentions de messes. Avec ses parents, avec son oncle et sa tante, Léon fera un émouvant pèlerinage à Lourdes fin août 1873 : des journées de très grande joie, une expérience d'une intense communion spirituelle. A la mort de son oncle il note : « Funérailles de mon oncle Penant, mort à 86 ans, après une belle vie de pratique chrétienne, de dignité familiale et sociale » (NQT XXXV/1913, 3). Peu de temps après, en avril 1914, en bénissant dans la même famille Penant le mariage de Paul et de Marguerite Rondaux il fera un très émouvant éloge de ce foyer chrétien. Il rappelle son souvenir très personnel du mariage des grands parents, leur longue vie bénie de Dieu dans une union « toute pénétrée d'esprit chrétien ». Il la propose comme exemple aux futurs jeunes époux (cf. Manuscrits divers, 6ème cahier, p. 572).
Une autre tante maternelle est souvent mentionnée : Juliette - Mathilde, épouse de Charles Longuet : ce sont les parents de Laure et d'Aline. Pour le Père Dehon, c'est habituellement « ma tante Vandelet du Nouvion ». Aline, sœur de Laure et cousine germaine de Léon, épouse Gaston Née puis en secondes noces Ernest Lavisse, du Nouvion, un historien de grand renom et qui sera reçu à l'Académie en 1893 : le Père Dehon aura à cœur d'assister à la cérémonie.
Un oncle paternel, Joseph Hippolyte Dehon, avait épousé une tante maternelle, Sophie Eléonore Vandelet. Etablis à Paris, à Montmartre précisément, ils ont souvent accueilli Léon lors de ses nombreux passages dans la capitale, à l'occasion de ses pèlerinages à la toute récente Basilique du Sacré-Coeur. Leur neveu leur est très proche par le coeur, d'autant plus qu'il suit de près l'épreuve de la maladie de leur fille Marie. Léon parle aussi d'une autre tante à Paris, Dorothée, épouse d'Edouard Gustave Dehon.
Tous ces noms et bien d'autres reviennent fréquemment dans les notes et dans la correspondance. Parmi les personnes citées toutes n'ont pu être identifiées mais on perçoit combien elles comptent pour lui, dans le concert des relations multiples au sein d'une parenté très unie. Par exemple, en mai 1906 : « Le 27, voyage à La Capelle. Je vois à Fontaine, chez mon oncle, une famille vraiment patriarcale et bénie » (NQT XX/1906, 48). Souvent aussi, faute de pouvoir nommer séparément il regroupe tout son monde : « Embrassez pour moi mes oncles et tantes quand vous vous trouvez réunis chez eux… » (21 mai 1868), ou encore : « maman Dehon et mes parents de La Capelle, de Vervins, du Nouvion et de Dorengt »… Et parmi « les amis du Sacré-Cœur » qui à partir de 1880 s'uniront à la jeune Congrégation en qualité d'agrégés, on trouvera les noms de plusieurs membres de la famille, à commencer par Madame Dehon : ainsi les dames Penant, Malézieux, Madame Demont-Buffy cousine germaine de Madame Dehon et qui deviendra supérieure du Tiers-Ordre…
En outre il gardera le souvenir ému et reconnaissant de la domestique qui servait à la maison des parents. Il la rappelle en ces termes, unissant comme si souvent l'estime pour la personne et le merci à Dieu : « Elle a été un instrument de la Providence… Dieu s'est servi d'elle pour préparer les plus grandes grâces de ma vie… Elle mit mes parents en relations avec le curé de sa paroisse, M. Boute. Celui-ci devenu professeur à Hazebrouck nous attira là mon frère et moi. Cette domestique a donc été l'occasion de toutes les grâces reçues par moi à Hazebrouck et de la grâce insigne de ma vocation. Je lui en suis pieusement reconnaissant et j'ai été heureux dernièrement d'abriter sa vieillesse dans l'humble asile des Petites Sœurs des Pauvres où je ne manque pas de la visiter quelquefois. Ses dispositions chrétiennes me sont une joie et une consolation » (NHV I, 5v - 6r).
Toujours dans l'intention de recueillir au mieux la tonalité de ces échanges, et pour approcher ainsi la personnalité très humaine des correspondants, voyons maintenant quelques circonstances, quelques événements, les préoccupations qui le plus souvent occasionnent ces lettres. Peu importe la mise en ordre dans cette évocation forcément rapide : il s'agit avant tout de se laisser inviter à participer à la vie toute simple et concrète d'une famille, suivant son rythme au gré des circonstances, au fil des saisons et des années. C'est le jour le jour, il est souvent bien ordinaire, banal même au moins apparemment. Mais il cesse de l'être quand il devient l'aliment dont se nourrissent l'affection et la cohésion d'une famille.
Retenons d'abord l'importance accordée à cet échange, les visites mais surtout les lettres quand Léon se trouve loin de ses parents. Ainsi au début de son voyage au Proche-Orient avec l'ami Palustre, il promet d'écrire chaque mardi et il s'y tiendra le plus possible. Cela nous vaut des lettres qui sont en même temps un passionnant journal de route. Avec enthousiasme il décrit les lieux visités, il raconte les nombreuses surprises et aventures. L'humour ne manque pas : Léon sait amuser et détendre par quelques anecdotes pittoresques. En même temps il tient beaucoup à rassurer. Evidemment il n'oublie de rappeler qu'il attend aussi l'indispensable soutien financier convenu, en particulier les très précieuses lettres de crédit qui lui permettent de subvenir aux frais prévus et imprévus…
Lui-même sollicite des nouvelles, souvent avec insistance. Ici encore, il révèle un trait de son caractère que nous retrouvons constamment : la précision, le sens du détail jusqu'à la minutie même, au service d'une sensibilité très attentive. Il compte bien trouver le courrier aux étapes programmées avant le départ : « J'ai hâte d'arriver à Athènes, j'espère y trouver de nombreuses lettres » (15 novembre 1864). « J'espérais me consoler à Alexandrie, mais je n'y suis pas plus heureux : il n'y a pas encore de lettres… » (9 décembre 1864). « Cette correspondance est devenue pour moi une énigme. La dernière lettre que j'ai reçue était datée du 21 octobre ; depuis c'est la septième lettre [mot souligné] que je vous écris. Les avez-vous reçues et ne m'avez-vous pas répondu ?… Jamais le temps ne m'a paru aussi long et l'attente aussi pénible… » (15 décembre 1864). « Si vous croyez n'avoir pas le temps de me répondre à Jérusalem, écrivez-moi à Damas… » (7 mars 1865). Ainsi de suite et tout au long de ce voyage, un voyage offert par le père comme une ultime diversion mais en même temps craint par la mère comme une aventure aux redoutables dangers : Léon le sait, il le sent, par ses nombreuses lettres il fait tout ce qu'il peut pour dialoguer, maintenir et approfondir le lien, en vue de l'avenir qui ne sera pas facile en tout… Lui-même éprouve très vivement le besoin de cet échange : la vie des siens fait vraiment partie de sa vie.
En octobre 1865, une fois fixé à Rome pour y commencer son Séminaire, - un séjour moins périlleux mais qui renouvelle la séparation et relance l'inquiétude -, réapparaît le vif désir de recevoir des nouvelles : « Il me coûte beaucoup de recevoir si peu de vos nouvelles ». « J'espère que vous m'écrirez souvent et avec de longs détails. Cela vous coûte peu et c'est pour moi une grande jouissance. J'attends une lettre aujourd'hui ou demain ». « Vous m'oubliez un peu et vos lettres se font rares ». « Ecrivez-moi toujours de bonnes et longues lettres, et surtout plus de tristesse. Tout vous sourit, vos enfants sont heureux, vous devez en remercier Dieu tous les jours ». « Continuez à me donner des détails sur toute la famille. Vos lettres sont assez rares, qu'elles soient longues, c'est pour moi une grande jouissance ». « Ecrivez-moi souvent, surtout toi, chère mère, qui as des loisirs, puisque tu es obligée de garder la chambre… ». Et toujours réaliste il va même jusqu'à préciser : « Je vous prie de m'écrire un peu plus souvent… La taxe des lettres va, je crois, être diminuée »… On pourrait difficilement se faire plus insistant et plus pratique !
Lorsqu'en fin 1871 il est nommé vicaire à Saint-Quentin les visites pourront être plus fréquentes. De part et d'autre cependant on les trouve toujours trop espacées et trop rapides. Ces retrouvailles valent bien plus que toutes les lettres et pourtant on continue à s'écrire copieusement. A ses parents toujours (28 février 1874) : « Ne me laissez pas trop longtemps sans nouvelles. Vous êtes moins occupés que moi et vous êtes plusieurs pour écrire, vous pouvez donc m'écrire assez souvent »…
Pourquoi cette « gourmandise » de courrier ? Parce que l'affection réciproque maintient vive l'attention à la vie quotidienne de chacun, bien sûr. Mais plus précisément et avec plus d'insistance c'est d'abord le souci de rassurer et de se rassurer.
Léon sait combien ses parents, sa mère surtout, se font du souci à son sujet. Sur sa santé, bien sûr : on la sait tellement fragile, on la croit menacée et non sans quelque juste raison surtout quand le jeune Léon parcourt les routes et chemins de Grèce et d'Egypte puis en Turquie, mais même encore quand il mène une vie plus sédentaire à Rome et jusqu'à Saint-Quentin ! Léon sent qu'il doit trier judicieusement les nouvelles, au besoin rajouter quelque peu de couleurs sur une réalité qui parfois ne manque pas de sombre ou de gris.
Il lui faut dire, à temps et à contretemps répéter que « tout va bien », et il le fait pratiquement en toutes ses lettres. Dans un post-scriptum à la fin d'une longue lettre racontant le voyage sur le Nil, il écrit le 22 janvier 1865 : « Pourquoi ma mère s'inquiète-t-elle ? Je lui promets d'être prudent et lui garantis qu'il n'y a rien à redouter. Je la supplie en l'embrassant encore que ses lettres soient plus confiantes et moins tristes ». Du Caire, le 7 mars suivant : « Je voudrais persuader ma chère mère que je ne cours pas le moindre danger et qu'avec l'aide de Dieu je lui reviendrai en bonne santé ». Une semaine auparavant en descendant le Nil sur « un confortable bateau » il n'hésite pas à détailler le menu quotidien, il y ajoute un brin d'humour pour détendre : « Je ne sais si je vous ai donné le menu de nos repas. Le matin : thé, œufs, confiture. A midi : trois plats et dessert. Le soir : potage, cinq plats et dessert. Café, trois fois par jour : c'est peu pour l'Orient. Voilà notre carême. Vous croirez facilement que nous engraissons tous… » (1er mars 1865). Un peu plus tard : « Embrassez aussi maman Dehon et dites-lui bien que je m'efforce de rouler non comme la pierre du torrent, mais comme la boule de neige qui amasse et grossit… » (de Jérusalem, 16 avril 1865).
Quelques semaines après son installation à Rome et après avoir décrit par le détail sa chambre, le programme du jour, l'organisation et la méthode de son travail d'étudiant mais aussi le menu de ses repas de séminariste, il conclut (3 novembre 1865) : « Je crois que ma santé se fortifiera encore avec ce régime réglé qui me convient très bien ». Pour concrétiser la présence par-delà la séparation il envoie des photos - portraits. Sans négliger le détail à l'occasion : « Je vous envoie la photographie de mes favoris que j'ai coupés depuis » (ibid.). Surtout pour mieux convaincre, puisque la photographie commence à se répandre comme le support visuel au service de la communication : « Si vous le voulez, je me ferai photographier de nouveau pour vous faire voir que j'ai bonne mine » (23 novembre 1865). Même souci quand il débute à Saint-Quentin, en janvier 1872 : « Ma santé est excellente, on me dit que j'engraisse. J'attribue cela à l'exercice que me donne le ministère ». « Je n'ai aucune fatigue exceptionnelle et je me porte mieux que je ne m'étais porté depuis deux ans » (10 novembre 1873)…
Mais autour de la santé viennent se greffer bien d'autres motifs d'inquiétude ! Pour une mère dans sa sollicitude pour son enfant tout ou presque devient vite sujet à préoccupation: l'installation de la chambre, le chauffage, la cuisine, les études, la surcharge de travail, les risques sur les routes de Calabre et de Sicile, mais encore les morsures de moustiques, et le choléra ; sans compter les échauffourées de rues dans une Rome en pleine turbulence politique (autour de 1867), etc., etc…
C'est donc à tout propos et à tout moment qu'il faut rassurer, prévenir même les soucis à venir. « Reprenez la gaieté qui fait défaut dans vos dernières lettres et ne vous faites pas un tourment de vaines inquiétudes » (6 mai 1866). « Il peut arriver que dans le courant de l'hiver, après le départ des troupes françaises, il y ait quelque émeute partielle. Ne vous en inquiétez pas et soyez certains qu'il n'y aura pour nous aucun danger… » (8 décembre 1866). Quinze jours plus tard : « Je commence par vous rassurer sur les dangers que vous craignez pour moi. Il n'y a pas du tout de choléra à Rome et la paix y est aussi complète que pendant l'occupation française… ». Il faut anticiper, déjouer les fausses inquiétudes dues à la désinformation (déjà !), dénoncer les exagérations de la presse : « Défiez-vous des appréciations des journaux » (30 mai 1870)…
Un souci bien plus pesant va venir assombrir le ciel familial pendant des années. Léon sait la persistante difficulté des siens à accepter la décision qu'il a résolument arrêtée pour son propre avenir : devenir prêtre, et s'y préparer par ses études à Rome.
Quand il annonce cette décision à ses parents, en été 1865, une douloureuse dissension les désunit, elle va les blesser pour longtemps. « Ma mère sur laquelle j'avais compté tout à fait pour m'aider m'abandonna complètement. Elle était pieuse, elle me voulait pieux, mais le sacerdoce l'effrayait. Il lui semblait que je ne serais plus de la famille, que j'étais perdu pour elle » (NHV IV, 101). Quant au père qui « avait de grands projets » pour son fils, « tous ses châteaux en Espagne s'écroulaient… Il rêvait pour moi une carrière selon le monde », polytechnique, puis diplomatie ou magistrature… (NHV I, 31r et IV, 101). C'est donc « comme un coup de foudre » qui secoue la famille. Au point que le père « devait être saisi d'une tristesse qui ne le quitterait guère avant sa mort » ; tandis que le fils, affligé mais ferme et loyal, tient bon, « dussé-je attendre que la majorité me donnât ma liberté » (NHV I, 31r).
Tous souffrent beaucoup de ce grave dissentiment. Sans le minimiser car il est trop réel, il n'est pourtant pas simple d'en apprécier correctement la profondeur. Le 5 mai 1865, M. Boute, un ami de la famille qui a conseillé Léon durant ses années de collège à Hazebrouck, lui écrit : « J'ai trouvé votre père fort bien disposé pour vos futurs projets, si vous y persistez toujours : il parle de Rome comme si vous y étiez déjà. Toute la famille pense de même… ». Le 2 décembre 1866, il confirme : « J'ai trouvé la famille très bien disposée, à tel point qu'elle considère la chose [réception de la tonsure et des ordres mineurs] comme déjà faite, parce qu'elle connaît votre fermeté de résolution. Quant à Mr votre père il s'y habitue peu à peu… Il dira encore de temps en temps : c'est dommage, j'aurais voulu le voir embrasser une autre carrière ; mais ses impressions changent selon les temps et les circonstances. Une fois que vous serez engagé dans les ordres sacrés, il en prendra facilement son parti et n'y pensera plus ». C'est bien ce que Léon lui-même écrit à son directeur de Rome quand il relate son arrivée à La Capelle, en soutane : « Mon père fut un peu ému mais le laissa à peine voir et dès le lendemain il en avait pris son parti, demandant seulement que ma tenue ecclésiastique soit soignée » (21 août 1867).
Ce qui ressort surtout des lettres de Léon à ses parents, c'est combien par tous les moyens, tendresse et fermeté, humour et gravité, il tente de les convaincre que son choix répond bien à son plus profond désir et comblera en même temps leur propre attente. Que ses parents le sachent, qu'ils se le disent et se le redisent : oui sincèrement, il est heureux, il est pleinement à sa place et à son affaire. Puissent-ils l'entendre et le croire vraiment ! De Rome, deux semaines après son arrivée : « Cette vie paisible et réglée, bien qu'active, est précisément ce qu'il me fallait. J'y suis heureux et joyeux de me préparer par l'étude et la prière à rendre quelques services à l'Eglise. Ne croyez pas que je vous le dise pour vous satisfaire ; c'est du plus profond de mon cœur. Dieu m'a appelé ici pour m'y donner le bonheur » (3 novembre 1865). Peu après : « Je suis sans inquiétude, tout à ma besogne et dans la paix la plus parfaite. C'était bien la vie qui me convenait et je voudrais que vous en fussiez persuadés comme moi » (12 novembre 1865). De nouveau un mois après, et parce que les parents insistent : « Je voudrais aller avec ma lettre… dissiper les inquiétudes qui percent dans vos lettres et vous rassurer entièrement. Je sais que la source de vos soucis n'est que l'attachement que vous me portez ; eh bien ! n'avez-vous pas lieu d'être satisfaits de me savoir ici heureux et content, et plein de santé ? » (6 décembre 1865).
Ainsi encore en de nombreuses lettres. Car s'il ne cesse de répéter qu'il est pleinement épanoui, de son côté le séminariste contracte le souci… d'apaiser le souci de sa famille, de dissiper surtout toute ombre d'incompréhension. La réception de la tonsure, en décembre 1866, avait été un moment de crise, d'ailleurs assez vite relativisée comme on l'a vu : Monsieur Dehon refusait de voir son fils revenir à La Capelle autrement qu'en costume civil. Le début de l'année 1867 est plus calme, et en mars Léon compte bien sur les prochaines vacances pour que tout redevienne vraiment serein. Non sans beaucoup d'optimisme il annonce : « Le mois de juillet viendra bien vite, et nous aurons encore le bonheur d'être ensemble pour trois mois. Ces vacances seront meilleures encore que celles de l'année dernière et des années précédentes, parce que nous serons tous satisfaits d'avoir suivi la volonté de Dieu et il n'y aura plus entre nous aucun motif d'inquiétude, de doute, de divergence d'opinion, mais un plus grand épanchement et une plus grande liberté. Remercions bien Dieu de ce bonheur et reconnaissons que le vrai moyen d'être heureux, c'est de marcher selon ses voies… Et si papa désire me faire plaisir, qu'il m'écrive qu'il va à la messe tous les dimanches quand il le peut. Je deviens sermonneur, n'est-ce pas, mais en somme, la meilleure marque d'affection que je puisse vous donner, c'est de m'intéresser beaucoup à votre salut éternel… » (11 mars 1867).
Quelques années plus tard, sa nomination comme simple vicaire, le septième vicaire dans une paroisse à majorité ouvrière, vient relancer l'inquiétude, une certaine déception aussi. De nouveau il lui faut donc tout faire pour apaiser et pour convaincre : « Au moment où j'allais vous écrire, je reçois la lettre de maman qui s'inquiète trop facilement… Je me trouve heureux à Saint-Quentin » (6 février 1872). « La vie de communauté m'est très agréable… » (19 février 1872). Les parents voient mal leur fils se donner à fond dans un ministère somme toute assez ordinaire et surtout éprouvant pour sa santé. Très vite il s'attarde alors à leur décrire les projets et la mise en route, les espoirs ainsi éveillés. Il ne manque pas de leur faire savoir ses premières joies sacerdotales, et les relations qui vont s'élargissant dans la société de la ville, les encouragements de son évêque, le succès et l'influence croissante…
A propos du lancement du « Patronage », une initiative qui effraye particulièrement les parents : « … Nos travaux touchent à leur fin et j'espère que nous serons entièrement organisés quand vous viendrez comme l'an dernier faire vos pâques à Saint-Quentin. Je n'ai plus aucune inquiétude sur la bonne marche de l'œuvre. Vous remercierez Dieu avec moi de ce que j'ai réussi dans cette première entreprise. J'ai constaté dans mes visites de nouvel an que cette fondation contribuerait à me donner ici une certaine influence dont je pourrai me servir pour faire du bien. Monseigneur m'a fort encouragé… » (31 janvier 1873).
Le souci cependant n'est pas que du côté des parents : Léon est bien leur fils en cela aussi, cette sollicitude pour ceux que l'on aime. Et n'est-ce pas tout simplement dans la « logique » d'une authentique réciprocité de sentiments ? S'il demande souvent des nouvelles, et des nouvelles précises, c'est que lui-même il a besoin d'être rassuré. Outre les ennuis passagers de santé pour telle ou telle personne, c'est de la santé de sa mère qu'il s'informe régulièrement. Ainsi durant l'hiver de 1867 : « Bien qu'il n'y ait que huit jours que je vous ai écrit, j'ai besoin de m'entretenir un peu avec vous pour consoler ma chère mère de sa maladie, qui ne sera pas longue, j'espère… » (14 janvier 1867). « Je rends grâce à Dieu de ce que ma chère mère ne souffre plus et qu'au mois de juillet nous pourrons être tout au bonheur d'être ensemble, sans avoir beaucoup besoin d'aller voir le médecin » (12 février). « Je suis heureux que vous soyez tous en bonne santé. Ma chère mère continue à bien aller » (11 mars).
Nouvelle inquiétude, nouvelle sollicitude durant l'hiver suivant : « Je plains beaucoup maman d'être obligée de tenir la chambre. Il faut cependant qu'elle se conforme exactement aux prescriptions du médecin pour se guérir radicalement… » (29 novembre 1867). « Je suis heureux, chère mère, que ta santé s'améliore, je t'engage à être prudente pour hâter ta guérison… » (12 février 1868). « J'espère que toutes les santés chancelantes de la famille s'affermiront avec l'été » (5 mai 1868). Au printemps 1872, de Saint-Quentin : « Maman a-t-elle pu se remettre de son indisposition malgré la mauvaise saison ? Nous avons ici depuis quinze jours un temps humide et froid. Espérons que l'été viendra bientôt réparer tout cela. Papa doit être heureux de voir pousser ses pâtures et son jardin… » (16 mai 1872).
Tout naturellement cette affectueuse attention s'étend aux autres membres de la famille : en particulier pour Henri et Laure, pour Marthe et Amélie ses nièces. « Je suis désireux de savoir comment va Laure [qui alors attendait Amélie]. Je prie tous les jours la Sainte Vierge pour elle » (28 mai 1868). « Je souhaite que Laure soit déjà quitte de ces moments de souffrance par lesquels elle doit passer » (6 juin suivant)… « J'ai reçu la lettre d'Henri et de Laure et j'ai dit la messe pour les enfants comme Laure me le demandait. J'espère que Marthe sera bientôt guérie » (5 juillet 1871). A son ami Léon Palustre (quelques semaines après son retour à Saint-Quentin): « Notre petite Amélie est en pleine convalescence après une maladie qui nous a inquiétés. Ma famille est heureuse de m'avoir si près d'elle » (26 novembre 1871).
Ainsi de suite : il nous faut bien nous limiter à ces quelques exemples pour illustrer assez concrètement cette communion à partir de la vie… Il nous faut surtout souligner l'essentiel : c'est avant tout à la paix du cœur, à la sérénité que Léon ne cesse d'encourager ses chers parents. Il les respecte trop, de toute sa tendresse reconnaissante, de toute son obéissance aussi ; en même temps il est trop ferme dans sa décision de se donner pleinement au Christ, il est trop heureux dès ses premiers pas sur la longue route qui le mènera au sacerdoce, pour ne pas insister à temps et même à contretemps s'il le faut : cessez de vous tracasser à mon sujet, et tout au contraire, louez Dieu avec moi !
Il emploie pour cela toutes les ressources conjointes de la délicatesse et de la franchise : communiquer son bonheur en espérant le faire partager ; convaincre que son choix de vocation, loin de distendre l'affection, l'accroît et l'approfondit. Et ainsi recevoir au plus tôt l'assurance que le temps de l'incompréhension est décidément dépassé.
Voici quelques citations. Elles sont un peu plus longues pour mieux suggérer le ton et la teneur de ces lettres émouvantes, mais je vous souhaite de pouvoir les lire un jour dans leur intégralité… : « Mon affection et ma piété filiale envers vous s'accroissent chaque jour et souvent la pensée de la reconnaissance que je vous dois remplit mon cœur d'émotion. Je me demande alors ce que je pourrais faire pour vous ; je prie et je m'efforce de vous satisfaire en devenant par un travail assidu et par un grand recueillement un prêtre digne de ce nom. J'attribue à la bonne direction que vous m'avez donnée dans mon enfance la grâce de la vocation et du zèle que Dieu m'a donnés. J'en rends grâce surtout à ma chère mère qui m'a toujours donné en même temps le précepte et l'exemple de la sainteté… » (20 décembre 1866).
Deux jours après, il reçoit la tonsure : pour lui c'est la porte qui ouvre officiellement la préparation au sacerdoce, mais pour les parents cette étape réactive les préoccupations. Nous sommes dans le climat spirituel de Noël, la période de l'année liturgique la plus chère au Père Dehon; et c'est aussi la Sainte-Stéphanie, la fête de sa mère. Il fait tout non seulement pour lever l'incompréhension mais aussi pour renouveler son affection et inviter les siens à partager la reconnaissance et la fierté. « Je vous écris sous l'impression du bonheur et de la joie que j'éprouve en ces jours de grâce et de bénédiction où le Seigneur nous comble de ses bienfaits… Bénissez Dieu avec moi de tant de grâces, d'honneurs et de bénédictions et ne regrettez qu'une seule chose, c'est que j'en sois bien indigne. Tous les autres regrets sont vains et contraires à la volonté de Dieu. C'est là la vérité. .. En négligeant votre inquiétude du moment, je vous ai préparé pour l'avenir un grand bonheur et une grande joie… J'espère que vous allez retrouver la joie et la paix du cœur et je vous supplie d'unir pour cela vos prières aux miennes. C'est aujourd'hui Saint-Etienne, c'est en latin le même nom que Stéphanie. C'est donc ton patron, chère mère, je vais prier pour toi… et je te souhaite en même temps une bonne fête… Ma santé est parfaite et je ne souffre pas même de maux de dents ni d'engelures comme il m'arrivait quelquefois l'année dernière… » (26 décembre 1866).
Le 14 janvier 1867, il revient encore sur ce profond malaise qui décidément lui pèse. Il tient à demander pardon à son père pour la peine qu'il vient de lui infliger par son choix. Et il insiste : « En apprenant, cher père, que ton fils est heureux et d'un bonheur plus pur et plus parfait que celui que donnent les richesses et les honneurs du monde, tu seras heureux aussi et tu ne regretteras plus qu'il ait suivi cette voie où Dieu lui a fait la grâce de l'appeler. La peine que tu ressens est la suite d'une erreur et quand tu l'auras reconnu tu me béniras et tu rendras grâce à Dieu et tu me sauras gré d'avoir été contre ton désir… ». En des termes par lesquels il souhaiterait rejoindre les raisons qui expliquent la réticence de son père, il donne une émouvante leçon de théologie sur la dignité du ministère du prêtre… Puis c'est de nouveau par le langage du cœur que s'achève cette longue lettre: « Quant à mon affection pour vous, elle est plus vive et plus vraie que jamais. Je n'aurai jamais d'autre famille et je serai plus entièrement à vous… Bénissez donc Dieu avec moi et remerciez-le, et après avoir fait une petite concession au monde en vous chagrinant de ma vocation, reconnaissez que c'est une immense faveur du ciel et ne me retranchez rien de votre affection… Je vous embrasse de tout cœur et à grands bras ».
Tout au long de sa vie nous retrouverions maintes fois cette attitude : elle révèle la cordialité dans la fermeté, l'équilibre entre une volonté résolue et une attention délicate aux personnes. Lors de conflits, dans la franchise il sait patienter, il sait accepter que tout ne soit pas complètement clair tout de suite mais il maintient toute sa confiance, il espère et favorise la compréhension. Ainsi, quinze jours après cette lettre insistante à ses parents il leur écrit de nouveau et longuement : car sa conviction est forte mais par l'intelligence du cœur il sait qu'il faut du temps, beaucoup de finesse, pour guérir les peines et vaincre les résistances intimes sans rien brusquer. Il compte surtout sur le dialogue, il veut le rendre possible par la confiance : « Si vous avez encore quelques moments de peine et de contrariétés, au lieu de remettre à m'écrire, écrivez-moi plus souvent ; une peine partagée est à moitié consolée. Et puis n'oubliez jamais que personne au monde ne vous aime plus que moi. Embrassez pour moi Henri, Laure, maman Dehon et Marthe. Je vous embrasse de tout cœur » (22 janvier 1867)
Je me suis arrêté quelque peu sur ces premières années, séminaire à Rome puis vicariat à Saint-Quentin. Dans une période de tension, voire même de crise, s'y manifeste plus nettement encore ce qui caractérise la relation du Père Dehon avec les siens. En particulier, comme il le dit souvent : la « piété filiale », une expression riche de sens. Elle noue ensemble la déférence respectueuse en même temps que l'affection la plus spontanée ; la joie et le don de communier au plus concret de la vie ; une vive sensibilité toute spontanée qui cependant reste discrète et va de pair avec la fermeté et le courage de la sincérité. Domine la confiance, la certitude même que chez les parents le désir du vrai bonheur de leur fils, leur profond sens chrétien aussi, sauront peu à peu apaiser les peines, redimensionner les espoirs et surmonter les déceptions, pour parvenir à une harmonie encore plus profonde parce que mûrie par l'épreuve. Et de fait c'est bien ainsi qu'il en a été.
Cependant nous nous tromperions beaucoup en insistant trop sur cette tension. En un aperçu plus rapide, voici quelques-unes des choses de la vie qui sont comme la substance de l'échange au cours des années. Pour éviter de surcharger cette présentation je citerai seulement quelques passages, sauf pour l'importante relation avec Marthe et Amélie. Mais à lire tout ce courrier et ces notes c'est vraiment la vie de la famille, proche et lointaine, la vie de la cité et de la région, qui prennent consistance, saveur et couleur…
C'est tout spécialement en des occasions plus marquantes que le Père Dehon exprime sa solidarité familiale : les fiançailles et les mariages, les naissances, les maladies aussi, les deuils et les funérailles… Ce sont les événements de la vie. Mais ces quelques citations parmi bien d'autres le montrent, bien plus que par simple et superficielle curiosité le Père Dehon y prend part avec toute l'intensité de son attention : « J'attends de longs détails sur l'heureux mariage d'Aline Dehon » (6 mai 1866). « Ecrivez-moi bientôt. Dites-moi comment s'appelle le poupon d'Edmond Legrand » (5 mai 1868). « Je ne connaissais pas la mort de Gabriel Lefèvre et bien qu'il ait toujours eu une mauvaise santé, je ne puis m'habituer à cette idée » (21 juillet 1866). « Mon excellent ami Perreau, avec qui j'étais au Tréport, est mort saintement il y a quelques jours à Chambéry… Je le recommande à vos prières. Il priera pour nous au ciel, parce qu'il m'aimait beaucoup » (3 février 1870).
Marthe et son mari se sont établis à Paris. Bientôt le jeune foyer est comblé par la naissance d'Henri puis de Jean, et de tout son cœur l'oncle communie à leur joie. Désormais il associera régulièrement ses deux petits neveux aux souhaits de fête adressés à leur maman pour la Sainte-Marthe : « Je n'oublie pas que c'est demain la fête d'une grande sainte… Je la prie de bénir sa protégée. Je voudrais être demain avec vous tous pour partager la joie commune mais je suis retenu ici… J'espère que nos deux chers bébés font la consolation de leur mère. Ils sont si gentils, quand ils veulent [ces 3 mots malicieusement soulignés]. Je prierai bien pour vous tous demain » (28 juillet 1892).
Mais bientôt la santé d'André, le mari de Marthe, donne de graves inquiétudes. Dans la prière et dans l'affection l'oncle se fait encore plus proche. « J'ai bien prié pour vous deux à Lourdes. Je continue à demander à la Sainte Vierge qu'elle veuille bien rendre la santé à André… Surtout ne nous décourageons pas dans les épreuves qui nous viennent… » (30 août 1892). André meurt le 8 juin 1893. A sa mère, Madame Malézieux, le Père Dehon écrit en fin d'année : « Cette année vous a apporté une grande épreuve, mais l'épreuve n'est pas sans consolation. Quand une âme quitte la vie dans des dispositions chrétiennes, les regrets sont bien adoucis. Ce n'est qu'une séparation de quelques années et puis ce sera la réunion pour toujours… » (26 décembre 1893).
Pour encourager la jeune veuve, à l'émotion contenue il ne manque pas de joindre un peu d'humour : « J'ai reçu avec plaisir les souhaits de la petite maman et de son fils aîné [il a sept ans]. Il y manque le style de notre cher Jean, mais il ne sait sans doute pas encore faire beaucoup plus que des bâtons. Quand il sera grand je crois qu'il sera assez fécond. Je prie Dieu de vous bénir tous et de vous donner une année plus clémente que cette terrible année 1893… » (6 janvier 1894). Puis de Rome il s'attarde à donner de nombreux détails en pensant à ses deux petits neveux et il ajoute avec quelque malice: « Je pense souvent aux deux petits espiègles. Plus tard ils viendront aussi visiter l'Italie… Rome n'offre d'intérêt qu'à des esprits mûris par l'étude. Jean aime mieux le beau Guignol des Tuileries que les grandes ruines du Colisée. Je le soupçonne aussi de préférer les monuments élevés par les excellents pâtissiers de Paris à ceux qu'ont élevés les architectes de Rome. J'embrasse bien fort ces deux chers bébés et vous envoie à tous mes meilleures amitiés » (10 mars 1894).
En juillet 1896, toujours à sa nièce Marthe qui va inscrire ses deux enfants au lycée Stanislas : «…Vous avez eu jusqu'à présent bien des jours sombres, l'avenir sera meilleur… Vous avez auprès de vous deux petits êtres qui sont bien intéressants. Il faudra veiller rigoureusement à leur éducation… La direction sérieuse de Stanislas leur sera nécessaire jusqu'au bout » (26 juillet 1896). En mai de l'année suivante il fait tout son possible pour être présent à la première communion de Henri à Paris. Et il écrit : « J'espère que notre petit espiègle va devenir un petit saint » (16 mais 1897).
En 1923, deux ans avant sa mort, à l'occasion de la naissance d'un premier enfant au foyer de son petit neveu Jean, il saura témoigner une nouvelle fois de toute son attention et de sa tendresse, de sa communion autour des valeurs de la famille : « Mon cher Jean, je partage ta joie dans l'attente de l'heureux événement, j'ai la confiance que tout ira bien… Mes amitiés à Germaine » (24 avril 1923). Le 17 juin : « Je t'envoie toutes mes félicitations. Je prie pour le petit Jacques [Monsieur Jacques Malézieux-Dehon] et je le bénis, fais-le baptiser bientôt. J'aime bien les vieux noms d'apôtres, ce sont les meilleurs, ils nous donnent de puissants patrons au ciel. Ce petit Jacques ne manque pas de fées protectrices, son grand père de La Capelle, sa tante Amélie, etc, etc. On prie pour lui au ciel. Consacre-le à la Sainte Vierge et au Sacré-Cœur. Mes félicitations à son heureuse mère ». Et le 2 janvier 1924 : « Mon cher Jean, je t'envoie mes vœux et mes amitiés pour toi et ta femme et je bénis le bébé. Ce petit Jacques paraissait délicat, je me réjouis d'apprendre qu'il se fortifie. Ta grand-mère se remet tout doucement… Bon courage ! Deviens un banquier habile et prudent ».
Lorsqu'en 1899 Marthe épousera en secondes noces le Comte Robert de Bourboulon (1861 - 1932), grand Chambellan du roi de Bulgarie, il faudra un peu de temps au Père Dehon pour se sentir pleinement à l'unisson dans cette famille aristocratique. Mais vite la simplicité retrouve toute sa place : lettres, visites à Rome, démarches au Vatican, puis l'accueil de leur fils Robert, avec lui un voyage en Italie et en Sicile et une audience spéciale du Pape.
A la mort de Marthe (9 février 1925) Robert de Bourboulon écrira au Père Dehon toute son émotion et sa reconnaissance : « … Quant à moi, je remercie Dieu une fois de plus d'avoir mis sur ma route une famille donnant d'aussi beaux exemples de piété, de vertus, d'esprit de devoir et d'union familiale !… Ils s'incarnent désormais en Vous, mon cher oncle, avec la supériorité dont les rehausse la sainteté de Votre vie… » (11 février 1925). Lui-même, qui sent ses forces décliner et se prépare à la grande rencontre du ciel, confie son émotion dans ses notes tout en ayant bien soin de corriger l'éloge de son neveu: « Je ne vais pas dans l'inconnu au ciel, c'est tout un monde qui m'y attend. Le 9 février est morte ma pieuse belle-sœur de La Capelle, trois ans après mon frère. Elle a toujours été bonne et pieuse mais elle avait beaucoup avancé dans ces dernières années. Elle était digne de sa mère et de la mienne. J'insère ici le récit édifiant de sa mort, écrit par mon neveu. Il y faut effacer cependant ce qui est dit du « saint de Bruxelles », c'est une pieuse exagération d'une parente affectueuse et charitable… » (NQT XLV/1925, 42).
Le Père Dehon est aussi très proche de sa seconde nièce, Amélie, même si aucune lettre ne nous a été conservée. Il célébrera la messe de son mariage avec M. Guérin, notaire à Saint-Quentin (3 juin 1889). Durant des années auparavant, Amélie avait beaucoup hésité sur l'orientation de sa vie, elle pensait à une vocation religieuse. Son oncle l'avait accompagnée dans son difficile discernement. Connaissant bien sa nièce il souhaitait pour elle le choix d'une vie consacrée à Dieu, il l'avait recommandée à la prière de plusieurs communautés.
Amélie meurt le 12 janvier 1896, une mort bien précoce après une dernière courte maladie. Le Père Dehon écrit dans ses notes : « … Une dépêche me rappelle à Saint-Quentin. Ma nièce est retournée à Dieu, à 27 ans ! Tous les miens sont dans la plus grande désolation. C'était une âme chrétienne et naturellement bonne. Elle n'avait que des amis. Elle avait pris part à la mission avec ferveur. Elle était de toutes les œuvres. Son cœur la portait vers les Petites Sœurs des Pauvres, les Sœurs de Charité et nos Sœurs. C'étaient là ses relations préférées. Notre Seigneur lui fera grâce. Un grand concours d'amis assiste aux funérailles à Saint-Quentin et à La Capelle. Nous la déposons dans le caveau de mon père. C'est là dans ces deux cimetières du Nouvion et de La Capelle que s'accumulent peu à peu tous les membres de ma famille. Les survivants se font rares. Puissions-nous nous retrouver tous auprès de Dieu ! » (NQT XI/1896, 48 r et v).
Pour le reste et en renonçant vraiment à une évocation ordonnée et complète, que trouve-t-on encore dans ces échanges avec sa famille ? Beaucoup de préoccupations concernant des personnes : c'est une place qu'il faut trouver dans une maison de repos pour personnes âgées, ou dans une famille, dans une pension pour une jeune fille ; ce sont des renseignements qu'on lui demande en vue de mariages, ou des recommandations pour un emploi… Il se fait aussi le porte-parole d'une domestique du vicariat pour négocier avantageusement le rachat d'un bien de famille à La Capelle. La correspondance abonde de ces menus services auxquels il donne toute son attention.
De son côté le jeune vicaire informe régulièrement ses parents sur la vie de sa paroisse et de sa ville. Il leur parle souvent de son initiative de Patronage au bénéfice de la jeunesse ouvrière de Saint-Quentin. Il leur confie ses soucis d'achats de terrain, la trop lente et très coûteuse progression des travaux de construction et d'aménagement. Le succès est là, évident et rapide, et il le fait savoir non sans fierté : déjà 150 jeunes en octobre 1872, 200 à Noël alors que les constructions sont loin d'être achevées, 500 en 1876. Les fêtes sont magnifiques, ce sont des moments qui mieux que les paroles expriment le sens et le climat de son initiative : régulièrement il y invite ses parents. Mais les frais sont bien là aussi, il faut donc calculer au plus près, économiser au mieux. Il consulte ses parents sur des contrats de bail mais aussi jusque dans le menu détail : par exemple le réemploi de panneaux de fonte, le calcul des meilleurs prix de carreaux.
Il souhaiterait beaucoup la présence de son père pour l'aider : « J'ai enfin trouvé à louer à de bonnes conditions un jardin dans lequel nous allons bâtir une belle salle. Je regrette de ne pas avoir papa à Saint-Quentin pour diriger et surveiller cette construction » (18 août 1872). Il informe des dépenses à prévoir, des dettes aussi, sans trop insister cependant car c'est un sujet pour lequel on ne manque pas de beaucoup se préoccuper à La Capelle : l'œuvre décidément n'en finit pas de se développer, jusqu'où cela ira-t-il et gare aux dettes !
Il s'attarde davantage à communiquer les initiatives prises pour trouver les ressources : les loteries et donc les placements de billets, et il se fait alors plus engageant ! « Je vous envoie 100 billets de loterie à placer. Vous n'en aurez sans doute pas assez, car mon oncle Félix se propose d'en vendre 40 pour lui seul. Donnez-en quelques-uns au Nouvion… J'en tiendrai d'autres à votre disposition quand vous voudrez » (23 septembre 1873). Puis il signale le rendement, il envoie soigneusement la liste des lots gagnants… Le 29 décembre 1881 une partie du collège Saint-Jean à peine installé est la proie d'un grave incendie : « Mon père et ma mère étaient malades, je leur envoyai le matin des dépêches aussi rassurantes que possible » (NHV XIV, 85).
Il parle aussi de la vie en communauté avec ses confrères prêtres. Il informe du passage d'hôtes de marque, surtout il tient à signaler les visites de son évêque qui en effet ne ménage pas son estime croissante. En mai 1875 il est nommé second vicaire et il est chargé de la direction du vicariat, « lourde charge pour laquelle il me faudra l'aide du Bon Dieu que vous demanderez pour moi » (11 mai). Discrètement mais toujours en ménageant chez ses parents la permanente tendance à s'inquiéter il évoque des perspectives d'avenir, comme un possible ministère d'enseignement supérieur à Lille - et ses parents le souhaiteraient vivement, ce serait pour eux un honneur et un soulagement -, les Congrès auxquels il participe, le travail de commissions diocésaines. Il raconte les pèlerinages auxquels il participe avec toute la piété qu'il a héritée des siens. La présence de son père et son frère au pèlerinage d'hommes (1873) à Liesse le comble de joie : dès ses plus jeunes années il a tellement aimé venir en famille en ce lieu cher à la dévotion de toute la région.
Porté par son zèle apostolique il conçoit de nombreux projets, et il s'en ouvre à ses parents. De fait les initiatives vont se multipliant, mais bien vite apparaît le risque de surmenage. On s'en inquiète à La Capelle : le Patronage et l'épuisant souci de trouver quelqu'un pour le seconder sur place, les réunions d'étudiants et de patrons, le lancement d'un journal et donc… le recrutement d'actionnaires (1874), une activité sociale qui bientôt s'étend sur le diocèse et au-delà, les voyages, les Congrès… Il ne peut pas ne pas s'en ouvrir à ses parents, tout en s'efforçant de les ménager et de s'intéresser à leurs propres soucis. Il commente les élections de Saint-Quentin comme celles de La Capelle, il a conscience de rejoindre en cela une véritable tradition de famille, de partager notamment un engagement de son frère : depuis 1871 Henri est Conseiller municipal à La Capelle, jusqu'en 1876 ; il sera Conseiller général de l'Aisne (1886 - 1919), et Président du Comité agricole de l'arrondissement de Vervins, puis Maire de La Capelle (1892 - 1919).
Ainsi va la vie, telle que la correspondance nous la fait partager. N'oublions pas cependant des temps forts comme par exemple les nombreuses visites, de La Capelle à Saint-Quentin et inversement. Le fils est très heureux d'accueillir ses parents, son frère et sa famille. « J'attends une lettre qui m'annonce votre arrivée. Le temps est redevenu très doux, j'espère que maman pourra facilement faire ce petit voyage… Je serai assez libre cette semaine pour être avec vous… » (1er avril 1872). « La visite de Laure et de Marthe m'a fait le plus grand plaisir. Je regrette qu'Henri ne les ait pas accompagnées, j'espère qu'il réparera cela bientôt » (3 juin 1873).
Ces retrouvailles tellement précieuses sont toujours trop courtes à son gré. Il insiste pour que ces visites ne soient pas un simple aller et retour, que l'on s'arrange pour rester au moins deux ou trois jours, ou davantage : « Je compte sur votre visite à la fin de mars. Arrangez-vous de façon à rester deux ou trois jours » (9 mars 1874). L'invitation se fait plus pressante à l'occasion d'une fête, d'une inauguration. Il fait tout son possible pour trouver en ville des amis qui pourront accueillir avec un peu plus de confort, et pour libérer un peu de son temps pourtant bien occupé afin d'être plus disponible.
Aussi souvent qu'il le peut il se rend lui-même à La Capelle : pour les vacances bien sûr même s'il n'en prend pas beaucoup et avec bien des imprévus, mais aussi pour les fêtes ou à l'occasion d'un anniversaire… En particulier à l'occasion de mariages : il y prend part volontiers ; et comme nous avons souvent l'occasion de le souligner, ces moments de joie familiale le porte comme spontanément à prier, à se réjouir de son choix de vie pour Dieu et à renouveler son désir de fidélité : « 28 septembre. Le Nouvion. Mariages de famille. En pareille circonstance, je remercie toujours mon Dieu de la belle vocation qu'il m'a donnée. Mais cette vocation demande une grande fidélité » (NQT VI/1892, 14v).
Mais nous le savons, il est bien trop réaliste pour négliger « l'intendance » ! Régulièrement revient la mise à jour des comptes, au sujet de l'aide habituelle convenue par les parents ; aussi les « rappels », les dépenses inattendues dont il s'excuse et qu'il s'efforce d'expliquer : il en fait état bien franchement, toujours avec grand respect et un réel souci d'économie et de simplicité. Ainsi il écrit de Rome en 1867 : « J'ai été obligé, ces jours derniers, d'acheter un bréviaire pour commencer à apprendre à le réciter, et deux ouvrages théologiques. Cela joint à mes dépenses ordinaires m'a presque ruiné… Je vous coûte beaucoup et je ne demande pas volontiers, mais je compte sur votre générosité qui ne m'a jamais fait défaut » (7 janvier 1867).
Peu après ses débuts à Saint-Quentin avec beaucoup de délicatesse il se risque à faire cette proposition : « Comme je ne suis pas sûr de vous voir bientôt, je crois devoir vous exprimer dans cette lettre une pensée à laquelle vous réfléchirez. J'ai cru remarquer que vous trouvez un peu lourde la pension que vous me faites. Comme je ne veux vous être désagréable en rien, et bien que j'aie besoin de grandes ressources pour faire beaucoup de bien ici, je vous propose de réduire un peu, si vous le jugez nécessaire, la somme que vous me donnez… Je laisse cela à votre appréciation. Si vous pouvez faire plus sans vous gêner, vous participerez à des oeuvres importantes que j'ai en vue et qui ne peuvent se faire sans argent » (1er décembre 1873).
Chaque semaine ou presque la « caisse » de linge à « blanchir » fait le voyage aller et retour entre La Capelle et Saint-Quentin. Une liste on ne peut plus précise en détaille le contenu, et quelle affaire s'il vient à manquer un mouchoir ! Il y a parfois des problèmes de cols et de boutons à ajuster, de cordons de sonnettes aussi qui malencontreusement ont été expédiés à une autre adresse !
Autre souci d'intendance que l'on retrouve, plus discret mais répété : en pensant à ses confrères du vicariat, aux visiteurs, à sa propre santé aussi, il lui faut fournir et renouveler sa cave. «Voici les chaleurs passées, je crois que vous pourrez bientôt m'expédier une feuillette de vin [tonneau de 120 litres environ]. Le mieux serait peut-être de m'envoyer du vin de Bordeaux qui ait déjà quelques années et que l'on puisse boire de suite » (11 septembre 1872). Et un mois plus tard : « J'ai fait mettre mon vin en bouteilles. Je le trouve bon. Je désirerais que vous m'envoyez aussi à l'occasion deux ou trois litres de liqueur ». En post-scriptum, plus tard : « Je serai content de recevoir des liqueurs » (23 juin 1873). Et encore : « Merci pour vos bonnes poires » (25 janvier 1875).
Nous le voyons, il associe sa famille à ses soucis les plus concrets, ainsi encore l'aménagement de son bureau et de sa chambre, puis l'installation de son petit appartement, les meubles, les rideaux… Réciproquement il s'intéresse de près aux préoccupations pratiques de ses parents : l'aménagement de la maison familiale avec la chambre à coucher au rez-de-chaussée pour éviter la fatigue des escaliers, la peinture des boiseries, les bouches de chaleur et le garde - étincelles… Mais encore les travaux des champs, jardin et pâtures, la rentrée des récoltes, les aléas du temps… On le retrouve toujours avec le même réalisme, le souci de précision d'un homme qui aime l'ordre et qui sait le prix de chaque chose: « Je vous recommande de planter avec soin les oignons de tulipe de Harlem qui sont dans une petite armoire basse à la porte qui va de la chambre d'ami à mon bureau. Il faut les mettre dans un mélange de sable et d'engrais de vache, et noter le nom de chacune tel qu'il est sur l'enveloppe » (1er octobre 1864). « Vous trouverez, je crois, dans le bas de l'armoire aux minéraux ou dans une petite caisse sur les rayons du grenier, des cônes de cèdre. Vous pourrez en briser un pour en semer la graine. J'espère que le jardin sera bien garni et plus ombragé cette année et que nous aurons des vacances calmes et heureuses » (19 mars 1866).
En 1873 le printemps est anormalement pluvieux : « N'avez-vous pas chez vous beaucoup à souffrir du mauvais temps ? Vos pâtures doivent être bien humides. Elles doivent cependant mieux résister à la pluie que celles du Nouvion et de Landrecies qui sont en grande partie inondées » (3 juin 1873). L'année suivante au contraire, c'est un été de canicule, « les pluies bienfaisantes… ont dû vous rendre la gaieté ». Mais son père ayant « eu recours aux moyens extrêmes » pour nourrir les chevaux, « je regrette que papa n'ait pas attendu la pluie en donnant des tourteaux. Il a fait pour le mieux… » (août 1874). Plus tard, « j'espère apprendre bientôt que vous êtes délivrés de toute préoccupation pour vos bestiaux. Ne redoutez-vous pas les conséquences de la sécheresse ? » (21 avril 1875). Les courses enfin, qui déjà comptent beaucoup pour la population de La Capelle et pour sa famille en particulier : « Je suppose que vos Courses ont répondu à votre attente. Le beau temps vous a favorisé » (18 août 1874).
On ne manque pas de lui confier aussi nombre de commissions, notamment quand il se rend à Rome. Il s'en acquitte avec le plus grand soin. « Edouard vous demandera des timbres romains. Vous en aurez, je crois, de toutes les couleurs à lui donner » (19 mars 1866). Il informe minutieusement quand il ne trouve pas exactement ce qui a été demandé ou quand le prix dépasse ce qui avait été prévu. Il demande alors des indications plus précises, il donne les raisons de retard…
Ainsi par exemple pour un médaillon avec mosaïque, un crucifix, l'achat de tableaux, des reliques, des coupes, des monnaies antiques, etc… A propos d'un bracelet on n'hésite pas à aller jusqu'à la nuance ! : « Je crains que la commission du bracelet ne soit difficile, parce que je ne me rappelle pas au juste la couleur et le genre de la parure de Berthe » (30 mai 1870). L'achat et l'expédition d'une caisse de vases en marbre toscan pour les parents de Vervins le préoccupent, et il est soulagé de pouvoir enfin annoncer, le 7 août 1871 : « J'ai expédié à Vervins une caisse de coupes solides et bien emballées. J'espère qu'elles arriveront sans se briser ». Il est en souci pour des peignes qu'on lui a demandés pour Laure : « Les peignes de Laure ne sont pas encore terminés, je ne pourrai les lui envoyer que dans huit jours avec ma caisse de linge » (4 avril 1874).
Lui-même prend un évident plaisir à faire quelques cadeaux, notamment pour associer ses proches à la joie de ses découvertes de voyageur passionné, surtout pour les unir à sa prière de pèlerin fervent. Ainsi durant son voyage en Orient avec Palustre, aux livres - guides et à des objets personnels qu'il expédie il joint quelques souvenirs : « Nous allons vous expédier une petite caisse composée de nos livres sur la Grèce et de divers minéraux et curiosités… » (25 novembre 1864). Deux semaines auparavant, en traversant la Grèce il écrit gentiment à son frère : « … Les animaux que nous rencontrons le plus souvent sont de douces tortues qui rentrent leur tête sous leur carapace à notre approche et qui se croient alors invisibles ; j'en voudrais emporter pour en peupler tes jardins, mais j'y renonce, il y a trop d'obstacles » (20 octobre 1864). Plus tard : « J'espère que vous avez reçu les trois colis envoyés du Caire il y a un mois » (10 avril 1865).
La précision est un de ses traits de caractère, elle ne le quitte jamais. Il la met au service de l'attention à chacun : le plus souvent ses cadeaux sont le témoignage d'une intention bien personnelle, il ne manque pas de le rappeler s'il le faut. De retour d'un pèlerinage à La Salette, il précise : « Je destinais à maman et à Laure les petites statuettes en os de Notre-Dame de la Salette. Les médailles et les statuettes qui sont dans les étuis sont pour papa, pour Henri et pour les enfants. Je pourrai vous envoyer encore deux ou trois statuettes dans des étuis et des petites croix » (9 septembre 1874). Il tient même à rectifier : « Les reliques que maman a données à Siméon sont pour une personne d'Hazebrouck… » (23 juin 1871).
Revenons encore un instant sur quelques aspects de la relation entre les deux frères, Henri et Léon. Ils portent en commun le souci de participer activement à la vie de la société. Sur le fond d'affectueuse estime qui les rapproche, outre la joie d'évoquer réciproquement les souvenirs des parents et du passé familial, ils se retrouvent de temps à autres pour quelques haltes de repos à Cannes. Et ils partagent le souci de l'histoire de la famille et de ses biens.
En février 1901, d'une dame venue d'Amérique lui rendre visite Léon apprend l'existence d'une famille Dehon à Boston: « une des premières familles de la ville », qui descendrait d'un Théodore Dehon qui en 1750 à 16 ans est parti de Dunkerque comme colon aux Etats-Unis. Voilà une extension tout à fait inconnue de la famille ! Cela l'intéresse beaucoup, il en informe immédiatement son frère Henri : s'agirait-il de notre famille ? Il y a là en tout cas une piste à explorer. Non certes par intérêt matériel : « Il n'y a pas d'héritage à en attendre, mais il y a peut-être un autre intérêt : c'est qu'ils [ces possibles parents éloignés] sont protestants, et que nos relations pourraient les ramener à la foi catholique (6 février 1902). En 1912, Léon retrouve dans ses « vieux papiers » une lettre de M. Blake Dehon, envoyée de Boston en 1901, dans laquelle est consigné le souvenir « qu'un Dehon du Nord a été guillotiné en 1793. Ce trait ne m'a pas frappé quand j'ai reçu cette lettre, mais aujourd'hui je suis impressionné en la relisant. J'offre à Notre Seigneur pour ma conversion cet acte héroïque d'un parent » (NQT XXXIV/1912, 148 - 149).
Comme bien souvent au sein des familles qui depuis des générations sont attachées au patrimoine d'une terre, Henri et Léon manifestent leur dévouement à la famille notamment en prenant soin de l'héritage reçu. En 1903 ils vont ensemble visiter la propriété de Bélièvre près de Chimay en Belgique, Léon n'en revient pas du tout enchanté, à cause de la conduite de ceux qui s'en occupent (NQT XVIII/1903, 63 - 64). Quelques années plus tôt, en 1886 - 1887, un désaccord était survenu entre les deux frères. Léon est alors écrasé par les dettes contractées pour soutenir ses œuvres, - « ces angoisses ont été de tous les jours cette année ». Il « doit vendre sa propriété de la Haie-Maubecq à son frère pour faire de l'argent » (NHV XV, 56). « C'est encore un sacrifice pour cette chère œuvre, à laquelle j'ai tant donné » (NQT/1887, 97). Peu de temps après, pour payer un terrain qui au départ lui avait été offert gratuitement par un bienfaiteur, il doit donner en échange une autre propriété que Monsieur Dehon père avait estimée à 72.000 francs : « Je reçois une lettre bien dure de mon frère au sujet de la propriété de Wignehies que j'ai vendue. J'offre cette humiliation pour le règne du Sacré Cœur » (ibid. 108).
Pour cette famille profondément liée à une terre, la conservation du patrimoine, le souci de vivre de ce que l'on possède sans se lancer dans de lourdes dettes, une gestion prudente et économe sont des valeurs profondément ancrées dans la tradition familiale. Léon lui aussi en vit, mais sa situation est tout autre : directement ou non il doit faire face à des dépenses importantes et urgentes, toutes ne sont pas complètement prévisibles. Il connaîtra durant toute sa vie la hantise de dettes excessives, des rappels de débiteurs non solvables : « Après le paiement de mes dettes spirituelles, celui de mes dettes temporelles est ce que j'ai le plus à cœur » (1er décembre 1897). Il recommandera sans cesse à quelques-uns de ses religieux au zèle trop entreprenant de ne pas dépenser plus que ce dont ils disposent effectivement. Mais sur ce point sa famille ne l'a pas toujours facilement compris. A ce sujet de nouveau, un domaine souvent délicat dans les familles, nous retrouvons Marthe, et son intervention confirme combien jusqu'au bout la nièce et l'oncle ont profondément communié sur l'essentiel. « Ma famille vient me voir le 21 [août 1924] ; je leur explique que mes œuvres ont absorbé mon avoir et qu'ils n'ont pas d'héritage important à attendre de moi. Ma nièce me répond noblement que mes œuvres valent plus qu'un héritage pour l'honneur de la famille et pour lui mériter les bénédictions divines » (NQT XLIV/1924, 113 - 114).
Le désaccord entre Henri et Léon à propos du patrimoine familial n'a pas du tout entamé leur estime réciproque. En octobre 1898, Léon demande à son évêque, Monseigneur Deramecourt, de soutenir une démarche faite à Rome pour qu'Henri soit nommé Chevalier de saint Grégoire le Grand [En 1831 le Pape Grégoire XVI avait créé cet « Ordre », sorte de légion d'honneur pour récompenser les mérites civils et militaires au service de l'Eglise]. « N'est-ce pas d'une bonne politique d'encourager les catholiques que le gouvernement franc-maçon tient à l'écart de toutes ses récompenses ? Mon frère a par son influence personnelle retourné l'opinion du canton de La Capelle… » (30 octobre 1898). Un mois plus tard c'est à Marthe qu'il a la joie d'annoncer que la supplique pour son père a été accueillie favorablement et que la nomination est imminente : Henri pourra en profiter dès les cérémonies de la nouvelle année.
Citons enfin ce beau témoignage de Léon sur son frère : « Le dimanche 19 [1922], mon frère était bien malade à Paris chez ses enfants. J'y cours et j'assiste à ses dernières heures. Il fait une belle mort, bien chrétienne, entouré de tous les siens… C'était un juste. Sa vie a été très digne et très bienfaisante. Nous avons toujours été bien unis. Funérailles imposantes à La Capelle. Tout le pays y prend part et se tient bien… Mon frère a été apôtre par l'exemple d'une vie sérieuse et chrétienne. Mes parents et amis s'en vont, ce sont de grandes leçons dont je ne profite pas assez. Mon tour approche, j'ai gaspillé beaucoup de grâces, je m'humilie et j'invoque la miséricorde du bon Maître » (NQT XLIV/1922, 42).
Nous pourrions continuer ainsi, toujours avec le même intérêt, à reconstituer de notre mieux le dense échange familial tel que nous le laissent entrevoir les lettres et les souvenirs du Père Dehon. Bien souvent en préparant ces pages j'ai éprouvé combien cette évocation est une tâche délicate et qui forcément restera imparfaite : comment recueillir avec exactitude et respect ce témoignage de vie où se nouent tant de liens, où se laissent entrevoir tant de nuances, à partir de situations précises qui nous restent imparfaitement connues ? Comment trier, et il le faut bien pourtant, sans fausser, ou même sans trop appauvrir, sans figer ?
Cependant ce sont les personnes avant tout, notamment la personnalité du Père Dehon, que nous désirons mieux approcher, plus que le détail d'événements familiaux qui pour une part conserveront leur secret. C'est pourquoi en complément de ce qui précède, je vous propose de revenir encore sur ce témoignage pour en faire ressortir désormais ce qui précisément me semble le plus révélateur des personnalités : l'affection, la profonde joie de la vivre jusqu'au partage de la foi pour le prolonger dans la vie présente et jusque dans la fête du ciel.
La vive affection qui unit les parents à leur fils : directement ou non elle transparaît en tout ce qui précède. En voici un nouveau signe discret mais non dénué de sens : en chacune de ses diverses résidences, et malgré la pile de livres et de documents qui couvrent son bureau et qui, au témoignage de ses visiteurs, masquent presque à leur regard sa haute stature, sur sa table de travail le Père Dehon tient à avoir en bonne place la photo de ses parents. Ainsi ils lui sont présents tout au long de ses heures, de ses journées de travail au service de Notre Seigneur, et lui-même est avec eux dans la communion en Dieu. Ainsi jusqu'à ses derniers jours, sur son bureau à Bruxelles.
Mais revenons un instant aux premières années qui l'ont tenu éloigné de La Capelle, pendant son grand voyage en Orient puis les études à Rome. En même temps qu'il fait de son mieux pour assurer les siens de sa proximité de pensée et de cœur, le jeune Léon ne peut cependant cacher, et parfois dans la même lettre, sa nostalgie d'être si loin du foyer, sa peine d'être privé de son monde familier. Oui sans aucun doute, il est tout à fait heureux et en bonne santé, il ne cesse de le répéter, il demande qu'on le croie et qu'on cesse de se tracasser ; pourtant combien le temps des retrouvailles lui dure !
De Jérusalem, la Ville Sainte qu'il désirait tant visiter, qui parlera tant à son cœur, il avoue : « Nous voici parvenus au but de notre pèlerinage, heureux et bien portants ; et j'ai besoin de tout l'attrait des lieux saints pour ne pas ressentir trop vivement l'ennui d'une si longue absence de notre cher pays » (26 mars 1865). Deux semaines plus tard : « Si je n'étais pas si loin et s'il était facile de revenir ici, je laisserais pour une autre fois ce qui me reste à voir, tant j'ai hâte de retourner près de vous » (10 avril 1865). Après un court passage par Rome, un détour que pourtant il désire ardemment et dont il attend beaucoup, « le 6 ou le 7 juillet, je vous serrerai dans mes bras, ce sera le plus beau jour de mon voyage » (30 mai 1865). « J'ai le plus grand désir de mettre fin à notre séparation… » (25 juin 1865).
Nous le savons mais il est toujours opportun de nous le rappeler quand on cherche à mieux le connaître en vérité, dans la force et la cohérence de son tempérament le Père Dehon est un homme tout en nuances et en contrastes. Mais ce qui dissuade d'une approche trop simpliste est aussi ce qui rend compte de sa richesse et de l'attrait renouvelé qu'il exerce… Il est bien trop sensible pour être homme taillé tout d'une pièce, et il est bien trop spontané et vrai pour vouloir dissimuler ce qu'il ressent.
Ainsi, bien qu'il reste tout à fait résolu dans l'orientation de sa vie et passionné pour ses études, les débuts d'année scolaire lui sont pénibles. S'il ne cache pas sa joie de reprendre le travail, c'est « malgré la tristesse que j'ai d'être séparé de vous » (14 novembre 1867). Les fins d'année sont encore plus pesantes, elles sont bien longues à venir et il voudrait les accélérer. Il devance la joie du retour : « Le moment de notre réunion approche et si cela était possible, je le hâterais encore mais il faut prendre patience… » (3 juillet 1866).
Par la pensée et comme pour s'aider à cette patience il anticipe sur la joie des retrouvailles, des heureuses semaines de vacances en famille : « Depuis quelques jours je surprends souvent mon imagination me représentant la maison paternelle, et cependant j'avais besoin de fixer ici toute mon attention sur l'examen que je préparais… Notre séparation a été longue. Nos vacances en seront plus heureuses. Je me promets de bonnes jouissances… Mon père me trouvera toujours prêt à l'accompagner dans ses propriétés. Je ne renonce même pas à faire quelques promenades à cheval avec Henri, s'il a un cheval facile à me prêter » (26 juillet 1866). « Je serai à vous au mois de juillet et j'espère que nous passerons ensemble de bien bonnes vacances… » (22 avril 1867). Et le 30 juin suivant : « Dans un mois environ, nous aurons le bonheur d'être ensemble ». « Aussitôt qu'il me sera possible de quitter Rome, je partirai sans m'arrêter… pour être plus vite avec vous » (21 juin 1868). « J'aurai bientôt le bonheur de me retrouver au milieu de vous. Un mois sera bientôt passé » (4 juillet 1868).
D'avance il se voit déjà présent aux réunions de famille, il aime tant y participer : « Je compte bien que nos parents de Paris se trouveront en même temps que moi à La Capelle. Les petites réunions de familles et les parties champêtres que nous ne manquerons pas de faire sont les moments les plus heureux des vacances » (19 juin 1866). Ce ne sont que quelques citations : elles disent assez clairement ce que sa famille représente pour Léon, et combien il en a besoin.
Plus secrète, plus tenace que cette épreuve de l'éloignement physique, une autre souffrance le ronge : celle de l'incompréhension autour de sa vocation, nous y avons déjà fait allusion. Elle fait d'autant plus mal qu'elle touche à ce qui lui est le plus précieux. Ici encore, à s'en tenir à ce qu'en laisse filtrer son témoignage, il nous faut nuancer car bien des aspects se croisent : de la faille introduite dans l'affection réciproque jusqu'à à la crainte qu'il ne puisse répondre pleinement à Notre Seigneur sans profondément décevoir et par le fait même blesser ceux qui l'aiment.
Léon est triste de la tristesse même de sentir sa mère douter de sa propre affection. Juste après son départ pour l'Orient, de Bologne avec beaucoup de délicatesse et de mesure il écrit: « La lettre que vous m'avez écrite à Louèche m'a beaucoup attristé : pourquoi maman doute-t-elle de mon attachement ? Ne sait-elle pas que j'ai entrepris en pleurant ce voyage ?… Vous savez bien que si je vous en entretenais peu dans les derniers jours, c'est parce que l'approche de notre séparation nous attristait. Il n'y a que l'excès de notre tendresse qui ait pu vous porter à prendre mon silence pour de la froideur…(6 septembre 1864) ». Une émouvante confidence qui montre combien dans leur réciproque préoccupation le fils et ses parents se font mutuellement souffrir : « l'excès de notre tendresse ». Une semaine après il écrit encore : « Ne me reprochez pas de m'être éloigné de vous. Je travaille pour votre bonheur et pour le mien » (14 septembre). L'année suivante, de Rome où il commence sa préparation au sacerdoce : « Je trouve ici ce bonheur qu'on attribue généralement à la vie de collège…, dans la paix la plus parfaite. C'était bien la vie qui me convenait, et je voudrais que vous en fussiez persuadés comme moi, pour que vous cessiez de vous préoccuper péniblement de mon avenir » (12 novembre 1865).
Un mois auparavant il avait fallu quitter La Capelle pour rejoindre la Ville éternelle. Intense a été l'émotion qui a uni les parents et leur fils dans des adieux qui alors semblent définitifs. Bien des années après, le souvenir en reste encore très sensible quand le Père Dehon rédige ses « Notes sur l'histoire de ma vie », un texte où nous le retrouvons dans la délicatesse et les nuances de ce qu'il ressent : « Ce départ marque une étape dans ma vie. Il fut bien émouvant et bien pénible. C'était le 14 octobre. Mes bons parents me conduisirent jusqu'à Notre-Dame de Liesse et même jusqu'à la gare de Saint-Erme. Il leur en coûtait tant de se séparer de moi ! Il leur semblait qu'ils me perdaient pour toujours… Je fis mes adieux à ma famille à Saint-Erme, et ce ne fut pas sans larmes amères. Mon père et ma mère pleuraient, comment n'aurais-je pas pleuré aussi ? Et puis, ces adieux confirmaient pour moi des sacrifices qui ne se font pas sans un déchirement, même quand la partie supérieure de l'âme en éprouve une joie surnaturelle » (NHV IV, 102 - 103). Ce n'est que peu à peu que les parents passeront de la tristesse à la résignation : « Je vous ai quitté moins triste à Saint-Erme qu'à La Capelle parce que vous m'avez paru plus résignés à la volonté de Dieu… Je vais gaiement à Rome parce que je crois y être appelé par la Providence ; j'espère que vous n'en êtes pas plus attristés que moi » (16 et 20 octobre 1865).
Des années durant il devra insister pour convaincre que son choix de vie qui est le motif de ce déchirement, bien loin de signifier un moindre attachement et une perte pour la famille, le rapproche encore plus profondément d'eux. De tout son cœur et par tout le sérieux de son application dans sa vie de séminariste, il voudrait leur montrer que ce choix qui le comble lui-même mais qui leur cause tant de peine est en réalité un authentique bienfait pour les siens, et que c'est bien dans ce sens qu'eux-mêmes doivent s'efforcer de le comprendre et de le vivre. « Je demande tous les jours à Notre Sauveur ses grâces pour vous… La religion ne diminue pas l'amour de la famille, mais il le rend plus fort et plus vrai » (10 janvier 1866). Un an plus tard, plus spécialement à son père dont l'opposition persiste après la célébration de la tonsure : « J'espère que tu m'as déjà pardonné et que tu reconnais maintenant que j'ai agi dans ton propre intérêt et en vue de ton bonheur futur. Mon amour pour toi ne fait que s'accroître et comme je ne puis rien t'offrir que des prières, je n'y manque pas, si indignes qu'elles soient devant Dieu » (début février 1867).
Dans une lettre où il s'adresse en particulier à son père, - lettre importante que nous avons déjà utilisée -, le plus franchement qu'il peut il livre le fond de son coeur : « Tu regrettes pour moi les honneurs et les richesses et tu crois que mon affection pour toi est diminuée. Eh bien ! tu te trompes. La dignité du prêtre ne prive pas des honneurs, car elle est la plus honorable qu'on puisse avoir sur la terre… La dignité du prêtre ne prive pas non plus des vraies richesses… Notre héritage surpasse celui de qui que ce soit au monde, car c'est Dieu lui-même… C'est un héritage que ne détruisent ni les incendies, ni les autres fléaux qui ruinent les hommes… Si le monde juge autrement l'honneur et la richesse, le monde est aveugle : pourquoi l'écouterais-tu ?… Quand à mon affection pour vous, elle est plus vive et plus vraie que jamais. Je n'aurai jamais d'autre famille et je serai plus entièrement à vous. Jamais je n'ai prié pour vous avec plus d'ardeur, ni je n'ai mieux ressenti la reconnaissance que je vous dois et tout l'amour filial que vous méritez. Bénissez donc Dieu avec moi et remerciez-le, et après avoir fait une petite concession au monde en vous chagrinant de ma vocation, reconnaissez que c'est une immense faveur du ciel et ne me retranchez rien de votre affection » (14 janvier 1867).
De la tristesse à la résignation, donc. Le désir aussi de ne rien précipiter pour réserver encore l'avenir, sans doute le secret mais tenace espoir d'un changement de décision… Le 22 mars 1867 Monsieur Dehon écrit au Père Freyd, directeur de son fils à Rome : « Vous avez su la grande douleur que j'ai éprouvée en apprenant son ordination ; je voulais attendre encore, dans la crainte que mon fils ne vînt à avoir des regrets. Cette seule pensée trouble mon repos ; espérons avec vous, Monsieur, qu'il n'en sera pas ainsi. Je désire que Léon ne prenne les ordres supérieurs que le plus tard possible et après une décision prise en famille… ».
Bientôt, lentement cependant, viendra le consentement, puis ce sera franchement la joie : la poursuite résolue du dialogue où se rencontrent le courage de la franchise et la délicatesse du coeur saura réduire une opposition où, dans le fond, sous des aspirations humaines bien compréhensibles, admiration, désir de réussite et de bonheur, couve secrètement la cendre de la générosité et de l'adhésion à Dieu. Et l'affection qui rassemble tous ces sentiments s'en trouvera grandement renforcée. C'est ainsi que le jeune Léon le désire très fort dans la vérité de son choix. Il suit ainsi le conseil d'amis, comme celui-ci de son très estimé directeur au collège d'Hazebrouck, M. Boute - qui d'ailleurs écrit dans le même sens à la famille - : « Je ne puis que vous louer d'écrire à vos parents, à votre bonne mère surtout, des lettres qui respirent la plus profonde affection filiale. Vous le devez pour la satisfaction de votre cœur de fils, et pour l'honneur et le respect dus à l'habit que nous portons. Dans le monde, comme vous le savez, on nous accuse si facilement de sécheresse de cœur et d'égoïsme, parce que nous n'avons pas de famille… à élever » (6 février 1867).
Sécheresse de cœur, égoïsme qui viendraient motiver un choix de vie: à l'évidence ce n'est pas au Père Dehon qu'on pourrait adresser un tel reproche. Abondantes sont les lettres, les notes dans lesquelles il accorde libre cours à sa joie de « retrouver » en quelque sorte pleinement ses parents autour de son ordination. Elles comptent parmi les plus émouvantes qu'il nous ait laissées. On les lira surtout autour de « ces grands jours de l'ordination et des premières messes », en décembre 1868 (NHV VI, 78 - 84). Il saura en faire un récit très personnel. Pourtant il a soin d'avertir : « Le papier n'aurait pas pu rendre mes impressions si profondes » (NQT I/1868, 130). Ce sont pour lui, il le redira maintes fois, « les meilleurs jours de sa vie ».
A la rentrée scolaire, fin octobre 1868, les parents se sont décidés à accompagner leur fils à Rome. Avec lui, dans le temps qu'il peut libérer pour eux sur ses études, ils découvrent Rome, et auraient-ils pu souhaiter un guide plus enthousiaste ? « Mon père était ému de son séjour à Rome. Sa foi s'affermissait de jour en jour. Quels témoignages éloquents rendent à la foi les basiliques, les catacombes, les tombeaux des martyrs, les chambres des saints ! Il faudrait être de marbre pour rester insensible à tant de voix qui parlent à l'âme ». (NHV VI, 77).
Sur la proposition, en vérité « une heureuse idée » (ibid.) de son directeur de séminaire le Père Freyd, l'ordination sacerdotale de Léon est avancée de juin 1869 à décembre 1868 : de cette façon les parents pourront y assister. « Ma mère saisit cette pensée avec bonheur. Mon père, tout en redoutant de profondes émotions, l'accepta » (NHV VI, 77). Léon lui-même fait part de son espoir et de sa joie à Henri et à Laure : « J'espère que leur présence [des parents] sera pour moi l'occasion d'une grande grâce, celle de recevoir la prêtrise six mois plus tôt. Nous comptons avoir prochainement une audience du Saint - Père et nous lui demanderons que je puisse être ordonné à Noël. Je n'ose pas croire que j'obtienne une si grande faveur » (15 novembre 1868). L'audience eut bien lieu, Léon rédigea la supplique mais c'est son père qui la remit personnellement au Pape. « Je vis le triomphe de la grâce divine : mon père qui avait été si longtemps hostile à ma vocation remit lui-même au Pape une pétition pour que je puisse être ordonné avant la fin de ma théologie » (NHV VI, 78).
Quelques jours après, la demande est accordée : Léon est ordonné le 19 décembre, il célèbre sa première messe le lendemain. « Quels souvenirs vivants et quelles impressions profondes m'ont laissées ces deux grandes journées !… Mes bons parents étaient derrière moi, versant des larmes sans fin. Mon père ne sut pas manger ce jour-là… Après l'ordination… me retournant, je trouvai ma mère agenouillée devant moi pour recevoir ma première bénédiction. C'était trop, je sanglotai et je rentrai au Séminaire, reconduit par mes bons parents, mais épuisé par les émotions. Mon père était complètement gagné, il promit de communier le lendemain à ma première messe… La journée du 20 fut pour moi plus émouvante encore… » (ibid., 78 - 82).
La communauté du Séminaire français Sainte-Claire, pourtant bien habituée à de telles célébrations, est elle-même très solidaire de ce que vit alors le jeune prêtre avec ses parents. Quinze ans plus tard un ancien compagnon lui écrit : « Les années de Sainte-Claire de Rome me sont restées trop chères pour que j'oublie jamais moi-même ceux qui ont partagé de plus près avec moi ces joies si douces et dont la sainte amitié était la meilleure source. Je me rappelle si bien votre ordination, votre première messe, madame votre mère mêlant ses larmes aux vôtres dans vos mains consacrées, pendant le Magnificat qui suivit cette première grand'messe » (NHV XIV, 164 - 165).
Il lui faudra attendre sept mois pour qu'au terme d'une année scolaire éprouvante pour sa santé il puisse enfin revenir à La Capelle : ce seront alors les grandes journées des premières messes dans sa paroisse et autour. « Mes bons parents préparèrent pour le 19 juillet la fête que l'on fait à tout jeune prêtre qui revient célébrer la messe au milieu de sa famille… La fête fut bien belle et bien touchante… Les émotions d'un jour comme celui-là ne peuvent se redire. Ma famille, mes compatriotes capellois étaient aussi impressionnés que moi. Tout le monde pleura et cette journée laissa, je pense, dans les âmes un accroissement de foi qui aura contribué au salut de plusieurs » (NHV VI, 140 - 141).
Pour lui cette fête sacerdotale est la conclusion d'une longue fidélité à son enfance. Pour ce 19 juillet il note : « Messe solennelle de famille à La Capelle. Que de souvenirs ! Que d'émotions ! dans ce sanctuaire de mon baptême, de ma première communion et des prières de mon enfance. Je prêche avec un peu de gaucherie. Tous les miens sont cependant émus… « (NQT II/1869, 3). L'émotion est d'autant plus vive que la santé du jeune prêtre donne de sérieuses préoccupations : « A La Capelle…, en assistant à mes premières messes de braves gens disaient : Ce pauvre monsieur n'en dira pas beaucoup. Mes forces revinrent peu à peu et je fus assez valide pendant 10 ans » (NHV VI, 139). En réalité bien plus de 10 ans se seront écoulées quand il redira dans ses « Notes sur l'histoire de ma vie » : « Ces beaux jours passent rapidement, mais ils laissent une impression profonde que les années n'effacent pas » (ibid. 150).
Pour sa part bien souvent et en particulier à chaque anniversaire il revivra intensément le souvenir de ces journées inoubliables : à n'en pas douter elles marquent le moment le plus fort de ce que je vous proposais comme thème de cette conversation: la rencontre chez le Père Dehon entre son amour de Dieu, ici le don tant désiré de se consacrer pleinement à Lui, et l'affection pour sa famille, une affection désormais retrouvée et confortée.
Ainsi fin novembre 1869, au moment aussi où l'ouverture du Concile est imminente, il ne peut dissocier ses parents de sa reconnaissance toute personnelle à Dieu. Il leur écrit: « Aidez-moi à rendre grâces à Dieu de la grande grâce de mon sacerdoce dont l'anniversaire approche » (30 novembre). Deux semaines après, aux jours même d'anniversaire de l'ordination et de la première messe : « Vous rappelez-vous comme nous étions heureux l'année dernière à pareil jour ?… Avec quel bonheur et quelle émotion j'ai célébré cette messe ce matin ! je me suis représenté ce que j'étais ce jour-là et ce que nous voulions être. Comme nous étions pénétrés de la grâce de Dieu ! Quelle joie ! Quelle bonne volonté ! » (19 décembre). Nous devrons bientôt reconnaître cependant que ce rappel insistant n'est pas sans intention précise… Vingt cinq ans plus tard, de Rome il écrit à sa nièce Marthe: « Je fais revivre ici mes souvenirs d'il y a vingt cinq ans. Je vais chaque jour dire la sainte messe dans les sanctuaires où je la disais alors en présence de mes bons parents. C'est si bon de renouveler les impressions des meilleurs jours de sa vie ! » (10 mars 1894).
Ainsi de suite, chaque année pratiquement, et toujours avec une émotion qui ne perd rien de sa fraîcheur. Fin 1917, une intervention toute spéciale de son grand ami le Pape Benoît XV vient mettre enfin un terme à ses « trois années de réclusion » de guerre à Saint-Quentin puis à Bruxelles. Il peut rejoindre Rome en décembre, au Séminaire il peut prier et célébrer l'Eucharistie à l'autel de l'oratoire qui lui rappelle tant de souvenirs. En décembre 1918 il a l'immense joie de pouvoir fêter son jubilé de cinquante ans d'ordination : « J'ai fêté mon jubilé ici au même autel où j'avais dit ma première messe en 1868 avec mes chers parents » (lettre à une religieuse, 1er janvier 1919).
Dans le souvenir de ces journées uniques chaque fois il puise « une joie et une force » (NQT XVIII/1902, 38) : la joie qui rajeunit le cœur, une force de fidélité renouvelée. C'est pour lui « comme une retraite » où se retrempe son amour de Dieu dans la communion même de ses parents (NQT XLIV/1921, 31). « Tous ces souvenirs me remuent profondément et chaque année je trouve là une source abondante de grâces même sensibles » (NQT XIX/1904, 45). Ou encore, en 1908, et en passant comme souvent de la joie reconnaissante à l'humble aveu de son manque d'amour: « Il y a quarante ans, c'étaient de beaux jours à Rome, avec toutes les joies. Notre Seigneur m'encourageait, mon père revenait à Dieu, ma mère était profondément émue. J'étais entouré d'amis. Mon Dieu, donnez-moi le temps et la grâce de pleurer toutes mes fautes » (NQT XXIV/1908, 61 - 62).
Pourtant de la communion à nouveau pleinement retrouvée entre les parents et leur fils à l'occasion de ces mémorables journées sacerdotales va surgir bientôt une nouvelle préoccupation : le jeune prêtre va, comme il le dit lui-même, « essayer de ramener son père à la pratique de la vie chrétienne » (NHV VII, 151), en particulier à la pratique dominicale et tout spécialement pendant la période de Pâques.
A vrai dire ce souci l'habite déjà auparavant. Dans ses notes pour 1866, il avoue sa préoccupation : « Je pleurais souvent l'état d'indifférence religieuse de mon père, mais je devais garder cette douleur encore deux ans… » (NHV V, 11). En mars de cette même année il écrit à ses parents : « Le temps pascal est commencé, il faudra que mon père profite bien d'une occasion pour se mettre en règle… » (19 mars). Deux semaines plus tard il s'adresse directement à son père : « C'est demain ta fête… Peut-être auras-tu eu l'heureuse idée de choisir ce jour-là pour faire ta communion pascale, je suis sûr que tu n'y manqueras pas cette année ». Il le supplie en même temps de lui permettre de pouvoir venir en « habit de clerc » pendant les vacances d'été à La Capelle; mais pour éviter de le peiner et « puisque ce n'est pas essentiel à sa vocation » il saura y renoncer et retardera sa prise de soutane à l'automne : « Je te fais volontiers ce sacrifice, quoiqu'il me coûte beaucoup » (11 avril 1866).
Par contre quelques mois après il revient sur la pratique sacramentelle, c'est en effet un souci bien plus important à ses yeux. En février 1867 il écrit de nouveau à son père : « Tu pourrais profiter de ton séjour à Paris pour rentrer en grâce avec Dieu… Cela ne demande pas de toi un grand sacrifice puisque tu ne manques guère qu'à l'observation du dimanche… Le bon Dieu n'est vraiment pas exigeant et nous ne sommes vraiment pas raisonnables de risquer pour si peu notre salut éternel ». En novembre de la même année, quand des ennuis de santé de Madame Dehon et le décès d'un proche parent assombrissent le ciel familial, il écrit à ses parents : « Je me réjouis de ce que vous avez Henri, Laure et Marthe pour faire diversion à la tristesse à laquelle vous êtes un peu enclins… Il n'y a qu'un moyen d'avoir le cœur libre de toute crainte et d'attendre en paix, c'est de demander à un ministre de Dieu le pardon de ses fautes mortelles et de suivre exactement la loi de l'Eglise qui n'est pas rigoureuse. Je prie papa de dire seulement tous les soirs humblement ces quelques mots : Mon Dieu, donnez-moi la force de me réconcilier entièrement avec vous » (29 novembre 1867).
Mais c'est surtout après les célébrations à Rome fin 1868, après la « conversion » si forte en émotion de son père, que Léon croit pouvoir se faire plus pressant. Certes Monsieur Dehon avait bien repris partiellement la participation à la messe et à la communion dominicale. Mais il garde « un peu de respect humain », cette maladie sociale qui a paralysé tant de chrétiens à cette époque ; voilà ce qui le retient de « faire ses Pâques ». Léon cependant, s'il parle encore du « devoir » de « se mettre en règle », invite son père surtout à faire tout le possible pour rester dans la paix du cœur et la joie reconnaissante, en cohérence avec ce qu'ils viennent de vivre ensemble à Rome.
Les interventions se suivent désormais, nombreuses ; le respect et l'affection tentent bien d'adoucir au mieux une insistance qui pourtant ne manque pas de nous surprendre aujourd'hui, et dont rendent compte seulement l'ardent zèle pour le bien spirituel et la confiance désormais affermie par les récentes retrouvailles. Plus encore, sans le dire toujours mais de toute son intuition le fils sait trouver les mots pour rejoindre les dispositions profondes qui habitent le cœur de son père : dans le contexte de l'époque et surtout dans la société d'une petite ville, la peur du « qu'en dira-t-on » peut peser très lourd, elle ne peut étouffer complètement ce qui a été reçu et vécu par un homme foncièrement bon et droit, uni à une épouse qui est une « sainte ».
Voici quelques textes, de nouveau des phrases qui en disent beaucoup sur les personnes mais que je ne peux citer que bien partiellement : « C'est à toi que j'adresse ma lettre à l'occasion de ta fête. J'aurai le bonheur cette année de célébrer la messe en l'honneur de Saint Jules ton patron et je le supplierai de toutes les forces de mon cœur de te protéger par sa puissante intercession et de te garder dans la grâce de Dieu… Ces retours annuels de nos fêtes et les anniversaires des grâces que nous avons reçues de Dieu sont des moments favorables pour faire l'inventaire de nos âmes et voir où en sont les trésors que nous amassons pour le ciel. En réfléchissant un peu sur le passé, tu pourras voir, cher père, quel grand amour Notre Seigneur Jésus-Christ a pour ton âme… Que de grâces ici [à Rome], les plus fortes et les plus touchantes auxquelles aucun cœur ne saurait résister ! Je t'aiderai par le saint sacrifice à remercier Dieu de tout cela et à lui demander d'en bien profiter » (6 avril 1869).
Coup sur coup dans les semaines qui suivent il envoie deux lettres encore plus nettes. A son père : « Ta lettre est bien bonne, mais j'attendais plus encore. J'espérais que tu m'annoncerais ta persévérance dans la grâce de Dieu et l'accomplissement de ton devoir pascal. Je t'avais vu si heureux ici que j'avais la confiance que tu ne t'exposerais plus à être un seul instant de ta vie hors de cet état de paix et de joie… Tu as été la première conquête de mon sacerdoce et j'ai mis tout mon zèle et je le mettrai toujours à la garder… Mais je suis encore plein de confiance et j'espère que tu vas bientôt te mettre au courant… Il ne faut pas qu'un peu de respect humain te fasse manquer au principal devoir du chrétien… » (22 avril 1869). Et à ses parents: « Je compte bien que papa m'annoncera que j'avais eu tort de douter de sa persévérance. S'il en était autrement, je remuerais le ciel et la terre jusqu'à ce que j'aie obtenu cela de lui… » (7 mai 1869).
Durement éprouvé dans sa santé Léon doit anticiper ses vacances d'été en famille. Il est à La Capelle dès début juin, et après un peu de repos ce sont les journées des premières messes. En octobre il est de retour à Rome pour une année qui s'annonce encore très chargée, puisqu'il devra continuer ses études tout en participant au Concile comme sténographe. En décembre le premier anniversaire des ordinations ravive le souvenir de ce qu'il a vécu un an plus tôt avec ses parents. Pour lui, c'est l'occasion d'une intervention encore plus chaleureuse, poignante presque.
Le jour même de l'anniversaire, 19 décembre, il écrit à ses « chers parents » une très belle lettre que nous avons déjà citée en partie, où l'amour pour ses parents ne fait qu'un avec celui pour Notre Seigneur : « Vous rappelez-vous comme nous étions heureux l'année dernière à pareil jour ?… Notre Seigneur nous a donné sans compter, il s'est donné lui-même. Nous lui avons promis beaucoup aussi avec l'aide de sa grâce. L'avons-nous tenu ? Je fais tous les jours mon mea culpa… Mais je vais reprendre avec la même confiance que le premier jour… J'ai besoin, cher père, de m'ouvrir à toi plus spécialement mon cœur. Tu as certainement ressenti l'année dernière quelle joie tu me causais à moi. Mais cela n'est rien. Tu as ressenti aussi quelle joie tu causais au ciel, à Notre Seigneur Jésus-Christ et à ses saints. Eh bien ! si tu ne restais pas dans les mêmes sentiments, de même que tu me déchirerais le cœur à moi, tu renouvellerais aussi, s'il était possible, les larmes de sang que Notre Seigneur a versées sur nos infidélités. Voilà pour le nécessaire. Mais il y a en outre ce que l'Eglise n'exige pas et qui est extrêmement bon et utile, ce serait une communion aux deux ou trois plus grandes fêtes de l'année. Penses-y à Noël et si tu pouvais renouveler notre union commune avec Notre Seigneur dont nous étions si heureux l'année dernière, n'y manque pas. Entretenons-nous souvent de ces souvenirs-là. Ils nous feront du bien » (19 décembre 1869).
Au printemps suivant la fête de saint Jules coïncide avec la proximité de Pâques. Avant même de donner des nouvelles de sa santé et du Concile il écrit à son père : « C'est à toi que j'adresse cette lettre parce qu'elle t'arrivera vers la fête de Saint Jules… Je compte bien que tu ne te laisseras pas mettre en retard cette année pour la communion pascale. Quand on a le jugement droit que tu as, on ne peut se laisser arrêter par les petits obstacles de la gêne et du respect humain. Tu sais bien que négliger les devoirs essentiels du chrétien, c'est renoncer à son droit d'héritier du ciel. C'est une folie. C'est ne pas aimer Dieu, ne pas aimer les siens, ne pas s'aimer soi-même. Tu ne nous donneras certainement pas ce chagrin cette année » (8 avril). Quelques jours après il revient à la charge : « Je t'écris encore, parce que je crains plus que la foudre que tu ne restes en état de péché et que tu ne te mettes pas en règle avec Dieu. Je frémis à cette pensée. C'est la seule chose nécessaire. Tu sais bien que je suis prêt à donner tout ce que j'ai, ma santé et ma vie pour assurer ton salut ».
La lettre continue sur le même ton passionné. Diverses considérations convergent pour appuyer l'exhortation : la préoccupation du salut éternel, la hantise de ne pas se retrouver tous ensemble pour en partager la joie, la profonde « déchirure » que dès maintenant un refus du père causerait « au cœur de son fils » ; aussi la légèreté, l'inconsistance même, qui au regard du fils motivent l'attitude de son père : au fond, ce n'est rien de plus que « gêne, respect humain ».
Mais voilà le plus grave : comme une douloureuse ingratitude un tel refus blesserait l'amour de Notre Seigneur : « Il y a plus que les tiens, il y a ton Dieu qui s'est fait homme pour toi et qui a versé des larmes de sang à la pensée que tu l'oublierais… ». En outre ce que le Sauveur demande correspond tellement à ce que notre propre cœur désire ! L'expérience encore fraîche est là pour l'attester. « Ses commandements [de Jésus] sont si doux ! Il nous oblige à nous asseoir à son banquet et à recevoir ses grâces. Quel honneur et quel bonheur c'est pour nous ! Et tu l'as bien éprouvé, car je t'ai vu comme transfiguré quand tu as bien reçu ici la sainte communion… Allons, écris-moi bien vite que c'est fait. Je t'en prie, je t'en supplie. Il le faut ». Ne manque pas non plus le rappel du devoir de montrer l'exemple : « Donne l'exemple à Henri. Il le suivra certainement » (14 avril, Jeudi Saint 1870).
Le temps passe, et toujours pas de réponse ! La préoccupation, elle, ne passe pas, elle se creuse et devient « anxiété » même. Le 28 avril, nouvelle intervention de Léon, toujours directement à son père : « Cher père, tu es bien long à m'annoncer ton bonheur. J'attends tous les jours le courrier avec anxiété et la bonne nouvelle n'arrive pas. Si tu savais combien je souffre de ce retard, tu aurais peut-être pitié de toi-même comme de moi. Je ne sais plus quoi dire pour te déterminer. J'avais jusqu'à présent une confiance entière. Il ne me semblait pas que tu puisses résister… Cher père, vis avec nous dans la grâce de Dieu et l'attente du ciel et la sainte joie de l'espérance. Va à ton Sauveur… Prends courage… Regarde cette image [un Christ en croix] que je t'envoie et laisse-toi toucher par tant d'amour… Ecris-moi vite. Pas de promesses, pas de vains regrets ou de vaines espérances. Des faits… Je t'embrasse et te supplie d'avoir pitié de toi-même, pitié des tiens, pitié du Fils de Dieu qui frappe à la porte de ton cœur et à qui tu ne veux pas ouvrir… ».
Ce n'est rien moins qu'un ultimatum, très étonnant en vérité : sachons le resituer dans l'atmosphère de la relation familiale, la profonde et franche intimité qui unit Léon à ses parents, son fervent amour pour le Christ et la vigueur de sa conviction chrétienne selon la formation de son époque, et donc son impossibilité d'envisager ne serait-ce qu'un instant une séparation éternelle…
Enfin, quatre jours plus tard, l'heureuse nouvelle tant attendue ! : « Bien cher père, quelle bonne nouvelle m'a apportée le 1er jour du mois de Marie ! Comme tu dois être heureux maintenant d'avoir vaincu un long respect humain ! Quelle joie pour nous de vivre maintenant tous de la même vie franchement chrétienne, vie pleine d'espérance et qui sera suivie d'un bonheur éternel. Ne te laisse jamais séparer de la grâce de Dieu. Reste l'ami et le cohéritier de tous les habitants du ciel. Tu as dépassé en courage la plupart des habitants de La Capelle. Cet acte de généreuse énergie était bien digne de toi. Je retournerai en vacances bien plus heureux que l'an passé parce que j'irai vivre avec des amis de Dieu… ».
Pourtant ce n'est pas encore la pleine sérénité. La même insistante sollicitude se reporte désormais sur Henri, le frère aîné : « Tu ne me dis rien d'Henri. N'aurait-il pas eu le courage de t'accompagner ? Est-ce qu'il a oublié ce qu'il te disait il y a quelques années ? Il te suppliait comme moi de faire ton devoir et il ajoutait : 'Si tu ne le fais pas, c'est autoriser tes enfants à ne pas le faire'. Je me rappelle très bien. Il a dit cela. Il ne manquait ni de foi, ni de courage alors. Est-ce qu'il ne devrait pas maintenant s'adresser à lui-même ces prières et ces bons arguments ? Il savait très bien alors qu'il ne faut pas vendre le ciel pour un moment de paresse ou de gloriole… Qu'il me rassure vite et me dise que notre joie est complète et que notre famille est bénie et aimée de Dieu » (2 mai 1870). Puis quelques semaines après : « Embrassez pour moi Henri, et félicitez-le d'avoir réparé son retard » (30 mai 1870).
Fallait-il évoquer avec tant de détails des échanges aussi insistants et qui regardent ce qui touche au plus secret des consciences, de la liberté des personnes : un domaine qui demande par-dessus tout respect et grande discrétion ? Mais ce sont les faits, et ils comptent beaucoup, me semble-t-il, pour caractériser la relation entre le Père Dehon et sa famille. Ils contribuent à nous faire connaître les personnes dans le concret de leur tempérament et jusque dans l'intimité de leur communion, en les replaçant dans le contexte de leur vie, dans leur milieu et selon leur temps. Lui-même a éprouvé le besoin de citer très longuement ces lettres dans ses « Notes sur l'histoire de ma vie » (NHV VII, 163sq).
Sans minimiser ce qui peut nous surprendre à bon droit aujourd'hui, nous entrevoyons mieux combien et comment le Père Dehon aime ses parents. Il sait l'attachement de cœur qu'ils portent, ensemble bien que diversement, à la tradition chrétienne qui les relie aux générations précédentes. Dès sa toute petite enfance il a été modelé par la foi vécue de sa mère, par la rectitude et la tolérance de son père. Il a surtout expérimenté combien, par-delà le lien explicite à l'Eglise, par-delà les dévotions et les pratiques, ils vivent la vie d'un foyer fidèlement uni sous le regard de Dieu.
L'épreuve qui a suivi son choix de vie a été rude pour tous, elle a tout de même fini par confirmer et affiner l'affection réciproque. Et c'est sur cette affection qu'il s'appuie encore, avec une confiance désormais renforcée : selon son tempérament où à la piété filiale s'associent la franchise et la force de conviction. Il sent bien qu'il peut se faire insistant, intransigeant même. Parce que par le meilleur de lui-même, comme ces réflexions voudraient le montrer, il sait et il professe que c'est de sa famille elle-même qu'il a reçu tout ce qu'il est, avec la joie de l'éducation dans la foi : il y a là un patrimoine spirituel qui ne peut s'être perdu. C'est dans l'espérance du bonheur présent et futur de chacun qu'il aime sa famille. Comme il le dit lui-même, aimer Dieu, aimer les siens, en réalisant sa propre vocation et son propre épanouissement, pour lui c'est tout un.
Nous voici donc conduits à recueillir ce qu'il y a de plus profond et de plus stable, de plus émouvant aussi, dans les liens que le Père Dehon a vécus avec sa famille. Tout ce qui précède le suppose évidemment, souvent très manifestement. Il nous faut pourtant y revenir au moins brièvement, et pour cela rappeler quelques-unes des pages où il nous raconte son enfance, puis ce qu'a été sa communion avec ses parents dans leurs dernières années et après leur mort. De nouveau ce sont des confidences où il se livre pleinement : impossible de les résumer sans perdre beaucoup de leur saveur, de leur richesse. Je ne peux que recommander de lire notamment les premières pages du premier cahier des « Notes sur l'histoire de ma vie ».
Comme très souvent dans de nombreuses familles jusque récemment, les prénoms que dès sa naissance le petit baptisé reçoit l'insèrent dans une solide tradition chrétienne. L'enfant Dehon se prénommera Léon Gustave. Léon, mais lui-même le précisera plus tard, ce sera Léon le Grand. Outre la vénération qu'il aura toujours pour ce grand Pontife et Docteur de l'Eglise, ce nom reporte sur lui toute l'affection et la souffrance de sa mère. « Ma mère aimait le nom de Léon. Elle me le donna en souvenir d'un petit ange, mon frère aîné, mort à l'âge de 4 ans quelques mois avant ma naissance. Ce petit ange avait été bien aimé… Ma mère me conduisit souvent auprès de sa petite tombe de marbre au vieux cimetière. Je n'ai jamais vu ma mère parler de lui sans pleurer… » (NHV I, 2v). « Le nom de Gustave était celui de mon parrain, frère de mon père. Ma marraine fut la plus jeune sœur de ma mère. Je lui suis reconnaissant. Elle a eu dans la famille une heureuse influence par sa foi solide, sa dévotion ardente… » (ibid. 2v et 3r). Il ajoute plus loin : « Je pourrais parler de l'ensemble de ma famille : j'y trouvais particulièrement de l'édification chez les sœurs de ma mère qui avaient reçu la même éducation qu'elle » (ibid. 12r).
Puis il nous parle abondamment de ses parents : de sa mère d'abord, et très longuement. « Ma mère a été pour moi un des plus grands dons de mon Dieu et l'instrument de mille grâces. Quelle dignité de vie, quelle foi, quelle vertu, quel coeur elle avait ! Notre Seigneur l'a bien aimée, car il lui a fait bien des grâces… La grande grâce de ma mère fut d'être élevée au pensionnat de Charleville… C'était presque une maison du Sacré-Cœur…, l'esprit de cette maison était vraiment l'esprit chrétien, l'esprit de Dieu… Le souvenir de ma mère reviendra souvent dans ces notes. Je veux seulement remercier ici Notre Seigneur de m'avoir donné une telle mère, de m'avoir initié par elle à l'amour de son divin Cœur… » (ibid. 3v - 4v). A deux jeunes fiancés dont il va bénir l'union, c'est bien son expérience la plus secrète qu'il confie : « Le don le meilleur » que nous pouvons recevoir de Dieu, c'est celui « d'une mère chrétienne ». Et quand il peut visiter quelques familles d'élèves du collège Saint-Jean, c'est encore le souvenir de sa mère qui le réjouit et le porte à la prière : « Visites à de bonnes familles d'élèves, à Lehautcourt et au Vergnier. Des mères de familles pieuses et dignes me rappellent ma mère. Je vous remercie encore, ô mon Dieu, de m'avoir donné ma mère, je lui dois tout. Ces âmes chrétiennes sont le fruit de l'éducation des couvents » (NQT V/1890, 8v - 9r).
C'est bien cela surtout, l'éducation chrétienne, plus précisément l'amour du Cœur de Jésus, le goût de la prière, le zèle de la charité, la douceur et le courage, enfin « l'apostolat puissant de l'exemple », c'est cela qui dès son enfance restera gravé en lui quand il rappellera le souvenir de sa sainte mère. « Je subissais l'action constante de ma mère et malgré mon étourderie je pris goût peu à peu à la piété et aux choses religieuses… Ma mère m'apprit bientôt à prier… La belle âme de ma mère passait ainsi un peu dans la mienne, pas assez complètement à cause de ma légèreté… [A l'église] Je priai avec elle ou plutôt elle priait pour moi. Je ne savais pas bien ce que c'était que prier. Elle me conduisait aux offices du dimanche et quelquefois aux saluts de la semaine » (ibid. 6r - 7v). C'est encore cela qu'il retient en premier lieu de ses années d'adolescence, quand pour les vacances il revient d'Hazebrouck à La Capelle : « J'aimais ma vieille église, j'y allais volontiers. Ma mère me faisait du bien, elle me soutenait, elle m'apprenait à prier. Nous causions ensemble de piété » (ibid. 29v).
Bien différent est le souvenir que Léon nous livre de son père, mais il est tout aussi prégnant d'affectueuse reconnaissance. Avec le recul du temps le désaccord qui a fait très mal est nettement redimensionné. Reste le témoignage d'un homme qui dans la communion familiale a su transmettre un héritage de valeurs très humaines : Léon les reçoit comme « un bien grand concours » pour sa vie chrétienne elle-même. Voici une longue citation : toute en nuance mais très positive et chaleureuse, elle est la relecture d'une vie. Elle vaut plus que tout commentaire.
« Mon père n'avait pas eu le bienfait d'une éducation complètement chrétienne… Il a gardé de son éducation de famille l'esprit d'équité et de bonté qui a caractérisé toute sa vie. Il a perdu au collège la pratique de la vie chrétienne, mais il en a gardé le respect et l'estime. Ce qui lui restait de foi devait toujours s'accroître, grâce surtout à l'influence constante de ma mère, à ses prières et à ses sacrifices. Je priai pour lui dès que j'eus l'intelligence des choses de la foi. Que de fois dès le collège et surtout à Rome je me surpris versant des larmes pour son salut.
Dès le collège je lui parlais de la foi et de la pratique chrétienne. Il revint à Dieu une première fois dans un pieux pèlerinage à Notre-Dame de Liesse, puis il se laissa de nouveau mettre en retard. Le séjour à Rome, la bénédiction de Pie IX et les émotions de ma première messe devaient achever l'œuvre de la grâce dans cette âme que Notre Seigneur a tant aimée. Ses trois mois à Rome furent la grande grâce de sa vie. Il refit là toute son éducation chrétienne. Sa foi y trouva des accroissements quotidiens. Un pèlerinage à Lourdes lui laissa aussi une impression qui ne s'effaça plus…
Je devais trouver dans la tendresse de son affection paternelle pour moi un bien grand concours pour tout le développement de mon éducation et même pour ma vie chrétienne. Je ne devais me heurter à lui que pour ma vocation. Il l'éprouva. Notre Seigneur l'a permis. Il m'a soutenu et conduit au port. - Je vous rends grâce, ô mon Dieu, de me l'avoir donné. Je me sens plus que jamais uni à lui. Son souvenir m'est doux, il m'aide et me réconforte » (NHV I, 4v - 5v).
Bien des années se sont écoulées quand Léon écrit ces lignes. Il ne retient alors que ce qui pour lui, sous le regard de Dieu, lui paraît bien être le plus précieux. Mais à le suivre au fil des jours dans ses échanges avec les siens on peut voir combien cette profonde union correspond effectivement à ce qu'a été au cours des années leur rencontre autour de l'essentiel.
Par sa famille Léon a conscience de bénéficier d'une longue tradition chrétienne dont il se dit heureux et fier : « Il y a une satisfaction légitime à rencontrer chez ses ancêtres une vie honorable et chrétienne » (NHV I, 93v). En bénissant un mariage dans la famille (Paul Penant - Marguerite Rondeaux, le 22 avril 1914), il félicite les jeunes époux pour cette célébration chrétienne : « Nous sommes de la race des enfants de Dieu… C'est un mariage chrétien que vous allez contracter, comme vos parents, comme vos aïeux ».
Maintes fois, toujours avec cette discrétion qui le garde de l'effervescence sentimentale, de tout cœur il aime à redire aux siens sa joie de les retrouver souvent dans la prière. Autour du souvenir de la rencontre à Rome bien sûr, des grands moments des ordinations, nous l'avons vu. Mais bien avant ces événements qui sont un sommet, et par la suite surtout. A son père : « Demain je prie ton patron pour toi… Remercie Dieu du bonheur de tes enfants… Je te souhaite le bonheur et la paix de l'âme et te prie d'embrasser pour moi ma mère chérie, puis Henri, Laure, Marthe, maman Dehon et Marthe… ». (11 avril 1866). « Je serai heureux d'être auprès de vous comme Henri, mais ce n'est pas la volonté de Dieu. Je compense cela en priant souvent pour vous plusieurs fois par jour. C'est la meilleure manière dont je puisse vous témoigner mon affection » (28 février 1867). A sa mère : « Conserve par la prière les grâces que tu as reçues à Rome et demandes-en pour tes enfants »…
Durant l'été 1873, après l'important Congrès des directeurs d'œuvres ouvrières à Nantes - le premier des nombreux Congrès où peu à peu le jeune prêtre acquerra une dimension nationale - avec ses parents, l'oncle et la tante Penant-Vandelet de Vervins, il fait le pèlerinage de Lourdes. Avec eux il y vit de nouveau d'intenses journées de foi et de pratique : « Mon père en fut particulièrement ému. Nous passâmes de longs moments devant la grotte où l'on prie toujours si bien. J'avais tant de grâces à demander pour mes œuvres, pour ma famille, pour moi-même » (NHV X, 88). Puis, au retour et toujours en famille, ce sont les pèlerinages à Notre-Dame de la Garde à Marseille, « où nous avons prié de tout notre cœur » ; à Notre-Dame de Fourvière à Lyon, enfin à Ars et à Paray-le-Monial. « Nous avons bien prié là et terminé par les plus douces émotions ce beau voyage de famille qui a laissé à mes parents de si bons et si précieux souvenirs et qui a tant contribué à affermir la foi de mon père » (ibid. 95).
Souvent, on pourrait presque dire en chacune de ses lettres, c'est dans le souvenir des défunts de la famille et de ses amis que par la prière il vit sa communion avec tous. Pour Noël 1865, à ses parents : « Je voudrais vous envoyer … des lettres pour maman Dehon, Henri, Laure et mon oncle… Je porte souvent ma pensée vers chacun de mes parents, surtout dans ces jours de fêtes et je prie pour leur bonheur temporel et éternel. C'est le meilleur souhait que je puisse leur faire. Je n'oublie pas non plus les morts. Je ne saurais vous dire quelle privation il y a pour moi de ne pas être avec vous dans ces jours où l'esprit de famille est dans toute sa vigueur. Mais il faut que la volonté de Dieu se fasse » (27 décembre 1865). Début janvier 1868, en envoyant ses vœux : « Je n'étais pas avec vous le 1er janvier ; cependant ma pensée me portait tout naturellement vers vous, surtout au saint sacrifice. Je m'unissais en esprit à vos saints patrons et à vos bons anges pour demander à Dieu de vous bénir, et je priais mon frère Léon qui est un ange au ciel et que je vous engage à invoquer souvent, pour qu'il protège notre famille ».
Les années 1880 - 1883 vont apporter au Père Dehon de graves soucis et de lourdes croix. Il y reviendra très souvent en retraçant l'histoire de sa vie. Le décret républicain de la suppression et de l'expulsion des congrégations non autorisées, l'incendie d'une partie du collège Saint-Jean, le surmenage de travail, les difficultés internes à sa toute jeune Congrégation et les conséquences autour de lui dans le diocèse et à Rome… : autant d'épreuves qui de nouveau ébranlent sérieusement sa santé constamment fragile. Et la mort de ses chers parents. Le suivre dans ces moments douloureux - les lettres et les notes sont abondantes - nous permet de compléter ce que nous savons de son affection reconnaissante et de sa foi. Ici surtout rien ne peut remplacer son propre témoignage.
Monsieur Dehon est mort le 11 février 1882. « Dans sa dernière maladie, Notre Seigneur, qui l'aimait, le combla visiblement de ses grâces. Il fut admirable de patience, de douceur, de discrétion, de délicatesse, de charité. Il s'éteignit dans un acte de pur amour de Dieu » (NHV I, 5r et v). Léon a pu l'accompagner presque jusqu'au terme de son agonie, il regrettera beaucoup de n'avoir pu l'assister à ses tout derniers moments.
Le lendemain, en annonçant la nouvelle à plusieurs correspondants, il écrit : « Mon pauvre père a été admirable de foi et de charité jusqu'au bout. Il nous consolait tous et nous cachait ses souffrances pour ne pas nous faire de peine. Ses dispositions ont été admirables [il souligne ce dernier mot]. ' Je pars, disait-il, avec la confiance que mes fils garderont l'honneur de mon nom'. Avec quelle noble attitude il disait cela en nous tendant les deux mains. Il a fait généreusement son sacrifice. 'Je vous aime bien, mais je suis heureux d'aller voir Dieu'. C'est la mort d'un juste. La bénédiction de Dieu était sensible auprès de cette couche funèbre ». Il ajoute : « Ma mère est très courageuse. Elle a cependant de temps en temps des sanglots » (lettres du 12 février 1882).
De beaucoup d'amis le Père Dehon lui-même reçoit un témoignage de solidarité et d'admiration qui le touche profondément. De l'abbé Bougouin, un ancien condisciple au Séminaire de Rome : « J'avais entrevu Monsieur votre Père lors de votre ordination, et le souvenir de votre première Messe me le fait voir encore s'avançant avec Madame votre Mère pour aller s'agenouiller devant vous. Vous m'avez dit les grâces dont ce séjour à Rome avait été l'occasion pour l'âme si chère qui vient de vous quitter. Vous aurez été consolé, je n'en doute pas, par l'une de ces morts chrétiennes qui sont le meilleur gage des bénédictions de Dieu sur les familles » (20 février 1882).
Treize mois plus tard, le 19 mars 1883, Madame Dehon s'éteint à son tour, après des années d'affaiblissement. « Il y avait eu trois ans que ma mère avait eu son attaque de paralysie. Elle s'était remise un peu. Elle se préparait doucement à la mort. Elle m'était toujours très unie. Quand j'allais la voir, trois ou quatre fois l'an, elle me demandait toujours d'avoir avec elle quelque entretien sur la vie intérieure… Elle finit par s'agréger à nous par la profession de victime au Sacré-Cœur… » (NHV XIV, 144).
Monsieur l'abbé Petit, curé de Buironfosse et ami très proche de la famille, avait pu souvent rendre visite à la malade : au Père Dehon il écrit combien sa sainte mère en s'associant spirituellement à l'œuvre de son fils et avec le même zèle fait de ses dernières années comme un couronnement de toute sa vie. Le 11 mai 1880 : « Dès maintenant elle se regarde comme votre novice… Son regret est de ne pouvoir comme les années précédentes circuler pour amener quelques personnes à faire la Sainte Communion pendant la semaine du Sacré-Cœur. Mais elle se propose d'envoyer des billets pour ne pas perdre l'occasion de faire honorer le Cœur du Sauveur ».
Le Père Dehon écrit dans ses notes : « C'est le 19 mars 83 que Notre Seigneur appela ma mère à lui. Le 19 mars ! le beau jour de la fête de saint Joseph, patron de la bonne mort. Elle avait tant aimé et tant honoré saint Joseph !… Sa vie a été une vie de travail, de piété, de vertu. Vraie femme forte, elle était toujours levée la première et tenait admirablement sa maison. Elle a toujours été douce et patiente. Elle avait une grande dignité. C'était une matrone chrétienne. Elle avait contribué à fonder à La Capelle la confrérie des mères chrétiennes. Elle était admirablement fidèle à toutes ses pratiques de piété : chapelet, lecture spirituelle, prières de confréries… Elle pouvait dire en mourant : 'J'ai gardé la foi, j'ai achevé ma course' [2ème lettre à Timothée 4, 7]. Elle a préparé indirectement ma vocation, elle obtiendra mon salut » (NHV XIV, 148 - 149).
Comme pour son père Léon ne peut être aux côtés de la malade mourante. Il en souffre beaucoup, « c'est le sacrifice dans le sacrifice », mais il est aussi comblé d'admiration quand il apprend que sa mère est morte en priant une prière d'encouragement au désir du ciel : « Notre Seigneur l'a lui-même préparée… Une marque de ses livres me laisse comme testament le chapitre suivant : 'Dieu fait le vide autour des cœurs qu'il veut absorber complètement'… La dernière feuille qu'elle avait cueillie à son calendrier portait le mot de Marguerite-Marie : 'Qu'il est doux de mourir quand on a aimé le Sacré-Cœur !'… Jésus me comble de grâces en me mettant un peu sur la croix avec lui. Personne n'a connu comme moi les richesses de cette âme. C'est la moitié de moi-même qui est déjà au ciel. Quelle confiance sa douce mort me donne ! » (lettres du 20 mars 1883).
Désormais le Père Dehon va beaucoup prier et faire prier pour ses parents, pour son père surtout. Il y invite tout spécialement son frère Henri. Mais bien vite, assuré qu'ils ont été miséricordieusement accueillis dans la pleine joie du ciel, il va surtout les prier eux-mêmes, sa mère en particulier : pour lui, pour sa double famille, ses proches et sa Congrégation… Auprès d'eux, sur leur tombe au cimetière qui pour lui va devenir un « lieu de pèlerinage », et fort de la certitude de les retrouver dès maintenant en Dieu, il va chercher dans cette communion l'épanouissement de celle commencée ici-bas. Et il y puise le secours dont il ressent si vivement le besoin : la paix, la force et la consolation, le rappel de leur exemple et le courage de l'espérance.
Ses nombreuses confidences, souvent une simple allusion, en particulier à l'occasion de visites à La Capelle, au Nouvion, témoignent bien de la fidélité de son affection, de la profondeur de la communion. Le souvenir de ses parents fait vraiment partie de sa vie la plus intime, ils sont présents à son cœur et à sa prière en toutes circonstances. Ainsi en les années difficiles entre 1886 et 1889. Le 25 septembre 1886 : « Enterrement de M. le Doyen au Nouvion. Je pense avec profit à mes fins dernières. Ce cimetière contient bien des tombes de ma famille. L'union de pensées avec les morts me fait du bien » (NQT III/1886, 57). En été 1887 il participe au pèlerinage national de Lourdes, il passe à Bétharam : « Le souvenir de mon père et de ma mère m'accompagne le long de ce chemin de croix qu'ils ont fait autrefois avec moi. Je prie ma mère de m'aider, elle doit être auprès de Dieu » (NQT III/1887, 112 - 113). En décembre il est à La Capelle pour les funérailles d'un parent, M. Hérigny : « Il me semble que ma bonne mère a obtenu beaucoup de grâces pour moi et pour l'œuvre aujourd'hui. Son souvenir me fait du bien et j'ai confiance en son aide » (NQT IV/1887, 11r). Quelques jours plus tard : « Un anniversaire de ma famille m'attirait hier [3 janvier] au Nouvion. Les souvenirs de ma mère et de ma famille me font du bien. Je sens que j'ai déjà au ciel tout un groupe de pieux parents qu'il faut que j'aille rejoindre, ma mère surtout » (NQT IV/1888, 12 v).
Puis en juin suivant: « Voyage au Nouvion et à La Capelle. Tous les souvenirs de mes parents et de ma jeunesse revivent dans ma mémoire : ma pieuse mère surtout, ma première communion, les premiers temps de mon sacerdoce et la mort de mes parents. J'ai à rendre grâces et à réparer » (ibid. 47v). Le 4 mars 1889 : « J'ai baptisé mon petit neveu Jean à La Capelle. Puisse cet enfant devenir plus tard un apôtre ! La grâce de cette journée a été pour moi de prier sur la tombe de mes parents. Voilà six ans que ma mère est avec Dieu ! Que je voudrais la revoir ! Elle doit être dans la gloire, elle prie pour moi. Son souvenir me fortifie » (NQT IV/1889, 79v). Quelques mois après, lors de difficultés à Saint-Quentin qui lui sont des « épreuves terribles », « un état de mort » : « Je vais à La Capelle. Le souvenir de ma mère et la prière sur sa tombe me fortifient tout en me brisant le cœur » (ibid. 96v). Peu après : « Mon frère Henri est très souffrant. Je vais le voir. Je vais toujours volontiers faire un pèlerinage à la tombe de mes parents. Je leur rappelle leurs bontés. Je leur dis mes peines, mes craintes, mes espérances. Je regarde ma mère comme mon avocate fidèle et puissante auprès de Notre Seigneur » (ibid. 97r bis).
Ce n'est là qu'une évocation bien incomplète de cette communion avec ses chers défunts. Une communion qui le nourrit chaque jour dans le silence de sa vie de travail et de prière : comme on peut toujours le voir à Bruxelles, il a organisé sa cellule comme un véritable petit « sanctuaire » personnel. En compagnie de Jésus et des saints il y retrouve la réconfortante présence de ceux et celles qu'il aime et qui l'accompagnent dans son désir de Dieu: « Que de pieux pèlerinages je puis faire sans sortir de ma cellule ! J'y possède des reliques de la vraie croix et d'un grand nombre de saints, les images de mes saints protecteurs, c'est un sanctuaire. Les images, portraits et souvenirs de ma mère, de mon père et de quelques personnes amies de Dieu conduisent aussi ma pensée au ciel » (NQT IV/1888, 21v - 22r). Dans cette rencontre vivifiante s'entrelacent pour lui la vigueur de sa foi chrétienne et la fidélité de sa reconnaissance; pour nous elle exprime sa vive sensibilité, la fidélité de son affection.
Les années passent, cette fidélité dans le souvenir demeure et il ne manque pas l'occasion de le raviver sur les lieux même qui les évoquent le mieux : on pourrait en multiplier les témoignages. Le 1er septembre 1895 : « Une journée à La Capelle. Visite à ma famille et aux tombeaux de ma famille. Le cimetière est comme l'aire où Dieu réunit tout, le froment et la paille, puis il sépare le bon grain. Comme ces tombes parlent à l'âme ! » (NQT XI/1895, 32v). Début août 1897 : « Ma famille attendait une visite, je lui donnai trois jours. J'ai là des souvenirs si chers, surtout ce cimetière de La Capelle où reposent beaucoup des miens. C'est ma mère qui a eu sur ma vie la plus grande influence, et sa tombe me parle encore avec une sorte d'autorité qui me pénètre » (NQT XII/1897, 72). En juillet 1899 : « Je passe trois jours à La Capelle. Le souvenir de mes parents m'est toujours bon et la visite au cimetière me fait toujours du bien. Je dois tout à ma mère, la foi, la piété, l'éducation chrétienne d'Hazebrouck qui a préparé ma vocation » (NQT XIII/1899, 157).
A mesure qu'il avance dans la vie, une vie pleinement donnée à laquelle jusqu'au bout il continue d'adhérer par toutes les fibres de son être, à mesure que les préoccupations de santé se font plus fréquentes, avec le souvenir se précise une pensée qui en réalité ne l'a jamais quitté : l'approche de son propre retour à Dieu, l'urgence de s'y bien préparer. Et c'est encore avec ses chers défunts, parents et amis, qu'il s'y dispose tout en continuant de tout son zèle un service d'Eglise qui ne cesse de s'étendre. En 1894, au plus fort de son engagement social à la suite du Pape Léon XIII : « Visite à La Capelle. Mon frère va quitter la maison de famille. C'est là que je suis né, c'est là que ma bonne mère m'a appris à prier. Ces souvenirs m'impressionnent. Je parcours le cimetière : que de noms connus. Ce sont presque toutes mes relations d'enfance qui sont là : mon jour viendra, il s'approche tous les jours. Seigneur, viens à notre secours ![Ps 44, 26] » (NQT VI/1894, 45 r et v).
En novembre 1902, alors que les soucis s'accumulent, alors qu'en France les décisions d'expulsion et de suppression de sa Congrégation sont imminentes, il retrouve vigueur sur la terre et dans le milieu où il a pris racine: « Visite émue à la tombe de mes parents, à la tombe de ma mère. Que d'amis et de protecteurs j'ai au ciel et comme j'en profite peu ! Je suis singulièrement impressionné de lire sur les tombes au cimetière les noms de la plupart de mes connaissances d'autrefois. Je rencontre aussi dans le pays quelques vieillards que j'ai connus jeunes et vigoureux. Ce sera bientôt mon tour à paraître devant Dieu ! » (NQT XVIII/1902, 30 - 31).
Fin juillet 1909, après un mois de conférences spirituelles à Sittard puis la visite des communautés dehoniennes dans l'Ouest de la France, il repasse à Lourdes et à Paray-le-Monial, des lieux saints où le souvenir de ses parents lui parle au cœur. Puis il s'arrête à La Capelle. Ce sont les jours anniversaires de sa rédaction des Constitutions de sa Congrégation, au couvent des Sœurs Servantes. Il rapproche étroitement la communion à son enfance et le début de sa fondation. « Je finis à La Capelle. C'est toujours pour moi un pèlerinage de revoir l'église de mon baptême et de ma première communion et la tombe de mes parents. C'est du 16 au 31 juillet que j'ai écrit mes premières constitutions dans une bonne retraite chez les Sœurs. C'est vraiment de cette quinzaine de grâce que date la fondation de l'Oeuvre » (NQT XXIV/1909, 87).
Douze ans plus tard, ce sont les terribles années de « la grande guerre » de 1914 - 1918. Elle décime sa patrie qu'il aime tant, elle déchire sa Congrégation présente d'un côté et de l'autre du front, elle en ralentit le développement ; elle le contraint lui-même à un sévère exil à Saint-Quentin. La paix en 1918 lui procure enfin l'immense joie de participer à la progressive reprise de son œuvre dans l'unité et pour une forte extension. Mais le grand âge est là, ses forces déclinent, chaque jour il en fait un peu plus l'expérience. Très simplement il vit sa vieillesse dans la prière qui, avec l'humilité et le regret pour ses manquements, devient surtout abandon et sereine confiance.
De plus en plus souvent, par avance il goûte la joie indicible de retrouver autour de Notre Seigneur dans la communion trinitaire, avec les Saints et les Saintes de tous les temps et surtout ceux et celles du Cœur de Jésus, toutes les personnes qu'il a aimées : ses parents, ses proches, tant et tant d'amis… Pour lui qui a toujours gardé la foi simple et vigoureuse de son enfance, « l'intime union de l'Eglise du ciel et de celle de la terre » (NQT II/1869, 23) a toujours beaucoup parlé à son cœur. Car il aime le méditer : l'Eglise est née de l'amour du Cœur de Dieu manifesté dans le Cœur du Christ ; grâce à l'Esprit l'Eglise, ce sont avant tout des personnes en relation de charité et en communion de vie, qu'elles reçoivent ensemble de Celui qui « nous a aimés jusqu'à la fin, jusqu'à l'extrême ».
Au soir de sa vie cette « communion des saints » devient le plus clair de son espérance. Il aime à le dire bien souvent : autour de l'Eucharistie sa prière s'unifie et se simplifie. Elle devient louange et gloire rendues au Père, en Christ, par Lui et avec Lui dans l'unité de l'Esprit, puis longuement elle se prolonge en un immense « mémento ». Il y convie ceux et celles qui chaque jour ont été ses compagnons dans la fidélité, dans la reconnaissance. Il passe alors comme naturellement de sa messe de la terre à la grande messe du ciel, pour lui c'est « la messe perpétuelle ». Et bien sûr, à ce rendez-vous où il puise le courage de vivre le quotidien, parmi tous ces « amis qui l'attendent », sa mère, ses parents sont en très bonne place.
Ici encore on aimerait citer longuement ses nombreuses confidences. Voici seulement quelques expressions parmi beaucoup d'autres, elles sont tirées des derniers cahiers des Notes Quotidiennes. « Ce courant d'idées de la communion des saints est bien celui que la grâce m'inspire depuis longtemps. C'est mon oraison de tous les jours » (NQT XXXIX/1915, 33 - 34). « La grâce divine me pousse à oublier la terre et à penser davantage à ces amis du ciel qui m'attendent » (NQT XL/1916, 32). « Je vis beaucoup avec tous mes amis du ciel : ma pieuse mère, mes saints directeurs…, mes parents et amis, mes fils spirituels… » (NQT XLIV/1923, 75).
La lecture d'un livre sur « Nos morts » l'« aide beaucoup pour la vie intérieure, il me fait vivre avec mon Ciel, avec tous mes parents, amis, directeurs, collègues, occupés à louer Dieu, mais tous aussi bienveillants et secourables pour moi. Leur souvenir se ravive, je les sens présents, je les prie, j'ai confiance en leur intercession… Ils m'ont aimé, ils m'aimeront encore et m'attireront à eux » (NQT XLIV/1924, 100 - 101). « Je suis aux derniers chapitres de ma vie et au vestibule du ciel. Je ne pense plus qu'à tous ceux que j'irai voir bientôt. C'est Jésus et Marie…, surtout mes saints patrons et ceux que j'ai particulièrement honorés, et tant de parents, d'amis… » (ibid. 103). « Je vis beaucoup avec mes morts : mes parents, amis, anciens directeurs, anciens élèves, une centaine de mes religieux… » (ibid. 139 - 140).
La communion avec « ses » morts dans le désir du ciel s'avive durant les derniers mois, en 1925. La mort d'un ami, René La Tour du Pin, lui « rappelle les belles amitiés que la Providence m'a données. Je ne puis les citer toutes ». Il en cite beaucoup cependant, et il poursuit sur plusieurs pages : « J'assiste à la grande messe perpétuelle du ciel : Jésus s'offrant à son Père… ». Il s'unit à la liturgie du ciel avec les anges et les saints, « les amis de Jésus », « les dévots de l'Eucharistie », les fondateurs… « Je salue les saints anges, mes patrons et tous mes amis du ciel, où j'ai tant de parents et d'amis : ma mère, mes directeurs, mes saints protecteurs, confrères, condisciples… Je pense constamment au ciel, je vis avec mes protecteurs et mes amis de là-haut, je grille de les voir bientôt… » (NQT XLV/1925, 6 - 15). Le 9 février meurt Laure sa « pieuse belle-sœur », trois ans après Henri son frère. Il note : « Je ne vais pas dans l'inconnu au ciel, c'est tout un monde qui m'attend » (ibid. 42).
Ainsi également dans sa correspondance. Parmi ses dernières lettres : « Je vis beaucoup plus avec nos amis du ciel qu'avec les gens de la terre. Toutes mes vieilles connaissances sont parties au ciel. Je les retrouve là par groupes en pensant aux pays où j'ai vécu. Courage ! Portons la croix jusqu'au bout, ce ne sera pas bien long. Union dans le Cœur de Jésus » (29 janvier 1925). A un de ses tout premiers religieux, un de ses meilleurs amis, qui mourra le lendemain de sa propre mort : « Nous sommes quelques-uns à nous préparer au grand voyage… Moi, je ne vis plus en esprit que dans l'autre vie. Je vis avec la Sainte Trinité, avec le Sacré-Cœur, avec Marie et Joseph, avec mes patrons et amis du ciel. Je me rappelle toutes les pieuses personnes que j'ai connues dans ma vie, je pense à les revoir bientôt… Prions l'un pour l'autre » (30 mai 1925).
C'est donc tout au long de son parcours terrestre que le Père Dehon a vécu intensément la communion avec sa famille. Les sentiments humains se trouvent enrichis de la foi chrétienne, l'affection partagée sur la terre s'ouvre sur la forte espérance de la rencontre définitive dans la plénitude de la vie auprès de Dieu. Même succinctement, en laissant de côté bien des détails pour ne pas multiplier les références déjà abondantes, nous pouvons recueillir la richesse de cette communion : la délicatesse de cœur, la spontanéité et le réalisme, la fidélité à travers les épreuves et par-delà la mort, et surtout la convergence entre l'humaine reconnaissance filiale et la louange à Dieu.
Encore plus sommairement mais toujours avec le désir de mieux connaître la personnalité du Père Dehon, il nous faut maintenant élargir quelque peu notre regard. Car par sa famille, à travers la succession des générations le Père Dehon se sait intimement solidaire d'une ville, d'une région, d'une patrie et finalement d'un monde, de l'humanité : autant de liens dont il a une conscience très éveillée. Ils font partie de ces racines humaines qui nous marquent tous et chacun, même si tous nous n'y prêtons pas une égale attention.
Pour sa part le Père Dehon y est très sensible. Il sait que pour les personnes, les sociétés, pour l'Eglise du Christ et d'abord pour lui-même, ce recours au passé, ce détour par l'histoire, sont une clé indispensable pour acquérir une meilleure compréhension et pour se disposer à une action en prise sur le présent. L'écoute de l'histoire en toutes ses dimensions, écoute maintenue vivante dans le cœur et enrichie par l'étude, contribue à construire une personnalité par la juste perception de l'héritage reçu, des influences et des conditionnements qui l'ont marquée. C'est en particulier là que se nourrit la conscience de l'identité profonde, c'est là que se ressourcent les fidélités tenaces qui confèrent unité et cohérence à une existence par ailleurs toute en souplesse, féconde en imprévus et en initiatives les plus variées. Un arbre, - et Dieu sait si le Père Dehon a admiré les grands arbres de nos forêts ! -, s'épanouit d'autant plus en larges branches, en feuilles et en fruits, et pour de longues années, qu'il enfonce de solides racines au plus profond d'une terre saine.
Cet intérêt pour le passé familial, le Père Dehon le manifeste très tôt, en particulier à travers ce qui de nos jours devient une occupation assez courante : la recherche généalogique. « C'est je crois, une curiosité qui n'a rien de blâmable » (NQT XIII/1899, 121).
Pendant ses vacances en été 1861, « une visite de famille à Dorengt, au canton de Nouvion, éveille en moi ma pensée de faire quelques recherches sur l'origine de ma famille. L'église de Dorengt contient de belles pierres tombales qui disent la piété et la charité de mes aïeux aux XVIIè et XVIIIème siècle. J'examinai les registres de l'état-civil de Dorengt… » (NHV I, 92v). Il parvient ainsi à quelques résultats, il regrette de ne pouvoir clarifier davantage des points incertains. Et il note : « Il y a une satisfaction légitime à rencontrer chez ses ancêtres une vie honorable et chrétienne » (ibid., 93v).
Beaucoup plus tard, en été 1896, il se rend à Albert dans la Somme, puis à Hon et Bavay dans le Nord : « Je désirais depuis longtemps aller prier au pays d'où est sortie ma famille, j'en ai ainsi l'occasion » (NQT XI/1896, 64v). Comme il le fait toujours, ce qu'il voit, le château, l'abbaye de Lobbes…, il le relie au riche passé de la région. Il relève des noms, il s'essaie à reconstituer les situations. Et de nouveau il conclut : « Je désirais prier là depuis longtemps. Nos aïeux ne sont-ils pas des amis et des intercesseurs auprès de Dieu ? » (ibid. 65r).
En 1899 il fait mention d'une recherche plus approfondie (NQT XIII/1899, 121 - 127). A partir de renseignements reçus d'archivistes de Lille et de Mons, il parcourt l'histoire de la famille depuis « la petite paroisse, terre ou seigneurie de Hon, Hon - Hargies, Tasnières sur Hon près Bavay » (ibid., 121 - 122). Il recueille les orthographes successives (Huoi, De Hon, Dehon…), il reconstitue les armoiries, il décrit les alliances et les fonctions (échevins, seigneurs à la cour de Mons, croisés, receveurs…), les migrations. Il sait que faute de temps sa recherche restera bien incomplète, mais il tient à la mener jusqu'à son père, Jules Alexandre Dehon. Pour remarquer encore : « La noblesse d'origine n'est rien. Ce qui importe, c'est de servir Dieu et de sauver son âme » (ibid., 127).
Nous avons vu son désir, communiqué aussi à son frère Henri, d'être mieux informé sur une possible extension de la famille Dehon aux Etats-Unis, vers 1750. Et sous le titre « probabilités », il entreprend également la recherche autour de la famille de sa mère : la famille Van de Let, d'origine flamande ou hollandaise, et la famille Fournier, de Compiègne. « Ma grand-mère Fournier, d'une grande piété, mit ses filles en pension à la Providence (depuis, le Sacré-Cœur) de Charleville. Elle prépara ainsi ma sainte mère, les trois sœurs de ma mère étaient également fort pieuses » (Manuscrits divers, p. 1188).
Au XVIIème siècle les De Hon sont établis à Dorengt près de Guise, ils sont administrateurs de la propriété seigneuriale de Ribeaufontaine. Puis au début du XVIIIème siècle une branche de la famille arrive à La Capelle. Sous la Révolution Adrien Joseph, l'arrière-grand-père de Léon (1730 - 1823), maître de poste à La Capelle, transforme le nom en Dehon. Assez vite la famille compte dès lors parmi les plus influentes de la petite ville, qui compte environ 2400 habitants en 1880. Durant tout sa vie Léon Dehon qui y naît en 1843 aimera à redire son attachement à sa terre d'origine.
Ainsi par exemple à l'occasion de ses premières messes, en été 1869 (cf. NHV VI, 140sq.). Sur ces grandes journées nous savons déjà comment, des années plus tard, il notera des impressions même si elles « ne peuvent se redire ». Malgré son extrême fatigue, et dans le style solennel de quelqu'un qui se reconnaît lui-même peu doué pour le genre oratoire, - « mais les circonstances parlaient d'elles-mêmes » -, au début d'un long sermon il évoque La Capelle. Autour de « l'autel de la paroisse où il est né », il rappelle tout ce qui l'enracine en ces lieux bénis : le don de la foi et du baptême, « ce premier embrassement d'amour que Notre Seigneur nous donne dans la première communion et qu'il renouvelle ensuite avec la tendresse d'une mère » - relevons encore ce passage quasi spontané entre l'affection humaine et la communion à Notre Seigneur -. Puis son souvenir se porte vers les personnes de la ville, les joies et les peines communes : surtout la joie de l'union dans la prière et le désir de servir Dieu, la peine de ne pas aimer assez, de ne pas être assez unis. A l'évidence il est très ému de se retrouver prêtre de Jésus Christ célébrant le Saint Sacrifice au milieu d'une communauté humaine dont il se sent très solidaire : « Parlez, Seigneur, à votre Père, demandez-lui de bénir son indigne ministre, ses vénérables maîtres et pasteurs, ses compatriotes, ses amis, sa famille. Demandez-lui de bénir cette pieuse assemblée et de nous réunir tous avec vous dans le bonheur du des élus ».
Au cours de ce même été 1869 il célèbre d'autres premières messes, à Sommeron, à Buironfosse…. Plusieurs de ses premiers sermons nous ont été conservés : il y donne libre cours à « sa joie de commencer son ministère parmi les siens ». En septembre il prononce le panégyrique de sainte Grimonie. C'est pour lui l'occasion de dresser un ample panorama d'histoire comme il les aime : autour de cette jeune martyre il rappelle « la grande lutte entre le paganisme et le christianisme », en particulier sur la terre bénie de France, et dans la région du Nord. « Mourir et vaincre », c'est la devise de cette sainte très vénérée à La Capelle et dans la région : en la commentant le prédicateur exhorte ses compatriotes à hériter de son témoignage de fidélité par une vie chrétienne courageuse et fervente.
Son attachement à la ville de ses origines, le Père Dehon aura à cœur de le manifester bien souvent et de bien des façons. Ainsi en automne 1870, quand la chute rapide de Sedan puis de Metz et le démantèlement du front désorganisent l'armée française. La Capelle se rend le 18 novembre mais ne sera pas occupée par les vainqueurs. Un régiment de l'armée du Nord est cantonné dans la petite ville : le jeune abbé Dehon se dépense auprès de ces soldats désemparés avant leur départ pour participer aux combats du Nord (cf. NHV VIII, 121). En janvier 1871 il suit attentivement l'évolution des opérations, Vervins, Guise, Leschelle, Laon ; mais finalement « à La Capelle nous avons été providentiellement préservés. Pendant que les pays environnants étaient accablés de contributions, nous avons échappés à tout » (Lettre à Palustre, 24 mars 1871).
Durant l'été 1871, avant de prendre « la grande décision » de se mettre au service de son évêque, il aide son curé à La Capelle. Chargé de donner le discours d'inauguration d'une petite chapelle consacrée à Notre-Dame de La Salette, il adresse à son auditoire un vigoureux appel à la conversion. Il s'en souviendra quand il écrira plus tard : « Et je voyais que mon auditoire était impressionné et ému. Ce pauvre pays de La Capelle a fait quelques efforts. Le travail du dimanche a diminué, l'église a été reconstruite et elle est plus fréquentée » (NHV IX, 53 - 58).
Et ainsi tout au long des années, surtout autour des lieux qui ont le plus marqué son enfance. Avec émotion il se souvient de la vieille église, bien misérable : « C'était presque une masure, elle était triste et sans ornement » (NHV I, 7v), mais c'était l'église de son baptême, l'église si souvent visitée durant ses toutes jeunes années avec sa mère, avec ses tantes… Le 29 mai 1886, il participe à la cérémonie de consécration de la nouvelle église. « Cérémonie touchante en elle-même et très émouvante pour moi parce que ce sanctuaire succède à celui où j'ai reçu le baptême et la première communion et où j'ai souvent prié avec ma mère. Je prie pour cette chère paroisse où le service de Notre Seigneur est bien pauvre et bien imparfait chez la plupart des âmes » (NHV XV, 58).
En juin 1895 il vient y prêcher la retraite des enfants qui se préparent à la première communion, elle lui rappelle la sienne. « Je mets tout mon cœur à cette retraite. Je rentre un peu en communication avec ce peuple capellois qui m'oubliait depuis quinze ans. Que de souvenirs se pressent dans mon cœur ! C'est là que j'ai fait ma première communion, c'est là que j'ai prié avec ma mère… C'est la aussi que j'ai commencé à prêcher et à exercer le ministère… » (NQT XI/1895, 27v). Le 2 août 1900 c'est le baptême de son petit-neveu Robert de Bourboulon qui l'appelle à La Capelle: nouvelle occasion de prêcher à la paroisse. « Les souvenirs gais et tristes affluaient dans mon esprit et j'eus peine à contenir mon émotion » (NQT XVI/1900, 16).
De ses fréquentes visites à La Capelle maintes fois il retient quelque détail qui lui parle au cœur. Ce peut être l'évolution politique dans la région, un domaine qui lui tient à coeur: « J'allai voir ma famille. Mon frère me dit que les idées républicaines ont absolument gagné le pays. Aux dernières élections pour les conseils départementaux, toutes les communes de la région ont donné la majorité à un jeune candidat qui se donnait comme représentant des idées nouvelles. Cela prouve une fois de plus la justesse des directions politiques et sociales du Pape. On ne peut plus aller au peuple qu'avec un programme républicain et démocratique » (NQT XVII/1901, 7). Ou encore : « Voyage à La Capelle… Ceccaldi est élu député dans cet arrondissement qui était bon. C'est le triomphe de la canaille » (NQT XX/1906, 48). Mais plus souvent c'est encore et toujours l'union à partir de la vie chrétienne : « Le 15 [15 juillet 1908], visite à mon frère à La Capelle pour la Saint-Henri. A l'église, je me rappelle les grâces reçues : baptême, première communion, prémices de mon sacerdoce. Je prie pour mes parents et en union avec eux » (NQT XXIV/1908, 31). « Le 3 [juin 1912], visite de famille à La Capelle. C'est un pèlerinage au lieu de séjour et au tombeau des pieux ancêtres » (NQT XXXIV/1912, 101).
La terrible épreuve de la guerre de 1914 - 1918, avec ses conséquences particulièrement dramatiques pour toute la région, vient pratiquement interrompre toute relation même épistolaire. Mais en décembre 1917, dès que par la médiation du Pape Benoît XV le verrou de l'isolement saute pour lui, de Bruxelles par la Suisse et par Paris le Père Dehon se rend à La Capelle avant de rejoindre Rome : « Aimable accueil dans ma famille où je suis heureux de voir mes deux officiers en bonne santé » (NQT XLII/1918, 4) ; Ces « deux officiers » sont ses petits-neveux Henri et Jean dont il aime à rappeler le patriotisme et le courage sur le front.
Les années d'après-guerre seront surchargées de soucis prenants: tout ou presque est à reconstruire, et les moyens sont très insuffisants. Et le grand âge est là. Mais les liens demeurent. De tout son amour pour sa patrie, de toute son énergie il désire que sa Congrégation puisse au plus tôt renaître en France, en commençant par l'école apostolique qui de Fayet avait dû s'expatrier à Thieu en Belgique. Pour cette nouvelle école il avait d'abord pensé à la ville de Liesse, porté par le désir de la mettre sous la protection de la Vierge Marie près de ce sanctuaire auquel le lient tant de souvenirs. Mais finalement c'est pour La Capelle qu'il se décide, - une décision qui malheureusement ne pourra avoir de suite - : « Il est question de mettre l'école Saint Clément à La Capelle, il faut rentrer en France pour mieux nous recruter » (NQT XLIV/1923, 80). « Nous allons commencer à La Capelle. J'y ai bien souvent pensé, c'est encore une grâce. Nous serons là près des tombeaux de ma famille, près de l'église de mon baptême et de ma première communion » (NQT XLIV/1923, 79).
Le déroulement de l'activité du Père Dehon nous fait naturellement passer de La Capelle à Saint-Quentin : la ville, la paroisse où en novembre 1871 son évêque le « case ». Il y vivra les meilleures années de son ministère le plus actif. Avec cependant bien des temps d'absence : outre ses nombreux et parfois longs voyages, viendra l'expulsion des religieux hors de France à partir de 1901, puis le transfert de sa résidence habituelle à Rome et à Bruxelles pendant la guerre…
En le suivant dans sa relation avec sa famille, nous avons pu percevoir tout ce que cette ville: - une ville d'environ 50.000 habitants vers 1885, population à forte majorité ouvrière -, représente pour lui. Il en parle souvent : en particulier à partir de « sa » paroisse et de la communauté de prêtres qui l'animent, et autour de la basilique. « J'aimais beaucoup mon église de Saint-Quentin et je regarde comme une des grandes grâces de ma vie d'avoir été rattaché pendant sept ans à cette église » (NHV IX, 83). Selon son habitude il en retrace la glorieuse histoire à travers les siècles, depuis le martyre du jeune romain Quentin au IIIème siècle jusqu'aux embellissements aux temps des « rois très chrétiens ». Il mentionne la réputation de son Chapitre, « un des plus beaux de France », et la présence stimulante de nombreux ordres religieux masculins et féminins.
Autour de la basilique, la ville : les corporations, l'hôtel de ville. Pour constater non sans regret : « Il n'y a plus de chapitre, plus de corporations. Il reste des confréries, des dévotions et une bonne vie de paroisse pour l'élite de la ville. Telle était mon église. J'y ai prié de bon cœur, je l'ai aimée, j'y ai un peu exercé l'apostolat, j'y ai eu bien des grâces, et je n'y entre pas sans émotion » (NHV IX, 87). Tout en donnant à « l'élite » le service de son ministère, c'est surtout vers la nombreuse population ouvrière que le jeune vicaire porte son attention : une foule souvent misérable plus encore que pauvre, injustement écrasée par le développement inhumain d'une industrie dominée par le capitalisme libéral alors en pleine extension. En vérité une société gravement malade, « une société pourrie » qu'il compare aux écuries d'Augias, un peuple pour lequel l'Eglise est trop lointaine et trop compromise avec les riches, au point qu'une bonne partie de la ville « vit dans le paganisme » (NHV IX, 92 - 94).
Recueillir ses réactions, entendre ses dénonciations, le suivre dans ses nombreuses initiatives pour le « relèvement des masses populaires par le règne de la justice et de la charité chrétienne » (cf. ses « Souvenirs », en mars 1912), son action d'éducation et de conscientisation etc…, ce n'est pas le propos de notre présente réflexion. Simplement nous ne pouvons oublier que pour une bonne part c'est cet « apostolat social », qui bien vite va occuper tant de place dans sa vie et aura tant de retentissement en France et jusqu'à Rome, c'est cet engagement multiforme qui fera du Père Dehon une figure marquante de l'Eglise de son temps. L'originalité de sa contribution au réveil de la conscience sociale dans l'Eglise lui vient en particulier de son expérience bien concrète, bien située. Il a certes beaucoup lu, beaucoup étudié, il a confronté ses positions avec d'autres au cours de nombreuses commissions et rencontres ; mais ce sont avant tout les personnes avec lesquelles il a vécu le drame de la « question sociale » qui l'ont formé, sur le terrain. Pour ce jeune prêtre passionné de Jésus et de son Evangile, ce qui a été déterminant c'est le choc insupportable de l'injuste condition imposée à tant de petites gens, et l'urgence de vivre authentiquement la mission de Celui qui est venu proclamer la Bonne Nouvelle aux pauvres. C'est tout particulièrement dans la proximité de cœur et de vie avec la population ouvrière de sa ville de Saint-Quentin, par la lucidité et le courage d'une action efficace et continue, que le Père Dehon a approfondi et développé sa vocation d'apôtre du Règne du Cœur de Jésus parmi nous.
C'est aussi à partir de l'expérience vécue à Saint-Quentin que s'affermit sa conviction d'une Eglise communauté de vocations différentes et d'initiatives en partenariat, ce qu'il prolongera plus tard en particulier en désirant associer les laïcs à son Œuvre. Parmi quelques bonnes familles de la société saint-quentinoise il trouve vite l'aide qui lui est indispensable pour commencer ce qui pour lui est une priorité, rejoindre et secourir la jeunesse ouvrière. Rien de surprenant s'il s'adresse d'abord à « quelques gens » de la Conférence Saint-Vincent de Paul, il y est en quelque sorte en famille. « Je commençai à me lier avec eux et en faire mes complices pour le bien à faire à Saint-Quentin ». Il cite beaucoup de noms, Messieurs Julien, Guillaume, Black, Vilfort, Lehoult, Basquin, Lecot, Santerre, etc… Pour lui ce sont bien plus que des noms et des aides, ce sont de véritables amis : il leur gardera à jamais sa reconnaissance, il redira sa joie d'avoir collaboré avec eux pour l'œuvre de l'Evangile (cf. NHV IX, 80 - 83).
Ainsi encore des bienfaiteurs et bienfaitrices, en particulier pour soutenir le Patronage Saint-Joseph : dans le début la grande majorité d'entre eux appartient à la classe dirigeante de Saint-Quentin. Par les visites, par les fêtes « portes ouvertes », avec patience et résolution le jeune vicaire réunit autour de son œuvre un nombre croissant de souscripteurs, depuis le député Malézieux, le maire Mariolle, jusque parmi les médecins, les enseignants, les industriels. « On pourrait dire bientôt que toute la ville était de l'œuvre, et le bien se faisait largement. C'était l'âge d'or de cette chère œuvre. Nos jeunes gens se transformaient… » (NHV X, 2). Le 29 avril 1874 : « La fête que nous avons donnée a achevé de nous faire connaître et de nous conquérir toutes les sympathies de la ville » (ibid., 49).
Au début de cette même année, pour son Patronage il avait pu constituer un « comité directeur », il ne peut en taire sa fierté et sa reconnaissance : « Cette réunion fut un véritable événement politique et social. Toutes les notabilités de la ville en faisaient partie… Toute la ville était gagnée à cette œuvre qui défiait la critique… ». Avec beaucoup d'attention il décline les 46 noms des participants, et il ajoute cette observation qui nous reporte au temps où il rédige ses Notes, le temps de la persécution anticléricale : « C'était un temps de vraie liberté de conscience que celui où les sous-préfets, les procureurs, les magistrats osaient patronner officiellement une œuvre catholique » (NHV X, 137 - 138). On pourrait relever la même attention, le même souvenir ému, à propos de la collaboration autour du journal « Le Conservateur de l'Aisne », lancé également au début de 1874. Avec son ami et confident Monsieur Julien le Père Dehon s'emploie de nouveau activement à trouver des actionnaires, dans la ville et dans le département. « Il y avait partout de la confiance, nous rencontrâmes beaucoup de bonne volonté et un concours assez actif » (ibid., 188).
C'est donc la vie concrète qui enracine profondément le Père Dehon à la ville de Saint-Quentin. Le partage des projets apostoliques et leur réalisation, l'estime qui naît de la générosité mise au service de la même grande cause : avec les personnes et avec les lieux cela tisse au fil des jours des liens qui vont définitivement marquer une personnalité de leur empreinte, et l'enraciner dans une terre humaine pour un réciproque enrichissement. Mais le Père Dehon ne serait pas celui que nous savons si à partir de cette forte expérience humaine il n'élargissait pas son intérêt à l'histoire même de sa ville. Et ce sera de nouveau dans un souci pastoral : faire connaître aux jeunes la grande tradition locale, leur communiquer quelque chose de son amour pour la région qui sera pour beaucoup d'entre eux comme pour lui le terrain de leur vie civile et chrétienne.
Le 30 juillet 1887 il préside à la cérémonie de la distribution des prix à l'Institution Saint-Jean de Saint-Quentin. Il le fait chaque année quand il le peut car c'est la fête qui conclut le parcours scolaire, mais cette année revêt une particulière signification : c'est le « dixième anniversaire du commencement de l'œuvre ». Avec une sobre émotion il rappelle le modeste début, collège et congrégation ensemble, il ne peut oublier les récentes épreuves dont il s'attribue encore la responsabilité. « En 1877 à pareil jour, je finissais ma retraite et la composition des règles. Seigneur, pardonnez-moi toutes les fautes qui ont retardé notre œuvre » (NQT III/1887, 110). C'est aussi l'année où l'évêque Monseigneur Thibaudier, dans son désir de confier à la jeune congrégation la fondation d'une paroisse au faubourg Saint Martin, l'associe encore davantage à la mission de l'Eglise à Saint-Quentin.
Le Père Dehon prononce à l'occasion de la fête à Saint-Jean un important discours « sur l'histoire locale de Saint-Quentin ». Un texte très travaillé, tant par la documentation que dans l'écriture, et qui cependant garde toute la spontanéité de quelqu'un qui à l'évidence se sent à son aise dans un monde qui lui est familier. Impossible de le résumer, on pourra le lire dans le 4ème volume des « Œuvres Sociales », OSC IV, pp. 397 - 423). En voici seulement les principales articulations.
L'orateur survole les siècles pour faire revivre devant son jeune auditoire la longue tradition de la ville : la préhistoire aux temps des Celtes, la conquête romaine, la présence chrétienne à partir du martyre du jeune saint Quentin, les évêques et les comtes du Vermandois qui ont marqué de leur forte personnalité la ville et la région, l'enthousiasme et l'héroïsme au temps des croisades avec Hugues-le-Grand « l'illustre croisé ». Puis la construction de la Basilique et l'organisation de la ville à partir des libertés communales, la victoire de Bouvines (1214) qui conforte la France dans son unité nationale et lui assure son indépendance, l'affermissement de la ville au temps de saint Louis et des rois chrétiens : « Nos rois aimaient Saint-Quentin et la ville aimait le roi et la patrie »… Viennent ensuite le XVème siècle et la construction de l'Hôtel de ville, puis le drame du siège de 1557, « date à la fois glorieuse et sombre comme celle d'un martyre », « le carnage et le pillage » qui détruisent alors la ville. Une ville toute nouvelle renaît des cendres au cours des siècles de Henri IV, Louis XIII et Louis XIV, et c'est l'essor des arts et du commerce. Puis de nouveau « les années terribles » de la Révolution, « presque aussi funeste pour Saint-Quentin que l'avait été le siège dévastateur de 1557 ». Enfin l'époque napoléonienne et le XIXème siècle : le développement bénéfique de la ville, - notamment l'inauguration du chemin de fer « qui frappa mon imagination d'enfant en 1850 » -, mais au prix d'un insupportable indifférence à la situation de nombreux ouvriers totalement livrés à eux-mêmes.
Parmi la jeunesse de son collège où visiblement il se sent heureux, en présence de son évêque dont il a retrouvé la confiance - quinze jours plus tôt Monseigneur Thibaudier vient de confier au Père Dehon une importante prédication aux visiteurs des Cercles catholiques de la ville -, devant les enseignants et les parents, le directeur de Saint-Jean livre beaucoup de lui-même dans cet ample panorama d'histoire locale : s'y expriment ses préférences politiques et sociales, sa fierté patriotique, un lien viscéral pour sa terre, son désir d'éduquer à la fidélité dans la responsabilité civique et chrétienne. Il le dit lui-même dans l'exorde : « Quand je devins Saint-Quentinois, il y a seize ans, je m'attachai avec une affection filiale à notre belle Basilique… J'aimai à Saint-Quentin le parfum de piété d'une partie de la paroisse, l'esprit ouvert, le cœur généreux, l'activité des habitants, leur patriotisme et une certaine fierté et indépendance de caractère qui est un fruit des vieilles libertés communales. J'étudiai l'histoire de la ville, et il me semble que j'acquis ainsi peu à peu la naturalisation de l'esprit et du cœur qui vaut bien celle que donnent les lois ». S'il propose ce discours, c'est pour « entretenir l'amour de la religion et de la patrie », comme une « occasion de réveiller en nos cœurs et l'ardeur de la foi et l'amour de la France ».
Le Père Dehon nous a laissé de nombreux témoignages semblables de son intérêt pour sa ville, son histoire, son présent, le plus souvent en lien avec l'histoire de la région et de la France : notes de lectures, préparation de textes ou d'exposés, chroniques de la Revue, réactions lors de visites de sites et de monuments… Voyageur qui a beaucoup vu et comparé, il se montre sévère sur la gestion récente de Saint-Quentin : « Toutes les villes de la région du Nord, Meaux, Compiègne, Amiens, Reims, etc. sont mieux administrées que notre pauvre Saint-Quentin. Nous gardons des ruelles, des impasses, des rues en zigzag. Nous ne savons pas ouvrir de larges rues et les planter, dresser un quai le long de la Somme, faire les ponts nécessaires, etc. L'esthétique est au niveau de la culture morale » (NQT XXXIV/1912, 99).
L'occupation étrangère pendant la guerre, avec toutes ses très pénibles conséquences, il la voit comme une punition de Dieu sur sa ville: « Saint-Quentin paie sa dette à la justice divine… La ville a exalté Voltaire et Renan, amis de la Prusse et de la critique luthérienne ; le bon Dieu lui répond : 'Pour avoir trop aimé ces écrivains, vous logerez leurs amis une année dans vos murs'. La ville a glorifié les chefs du communisme, Babeuf et Bianqui, en donnant leurs noms à ses rues, elle est punie par un régime communiste : tout le monde au pain noir, 180 grammes par jour ; peu de viande ; le travail en commun, les jeunes gens de toute classe amenés aux tranchées… Le petit commerce oubliait l'Eglise pour tenir le comptoir, il a maintenant des loisirs… » (NQT XXXVII, 1915, 52 - 54).
Une fois éloigné le drame de la guerre, au prix de mille sacrifices et grâce à sa ténacité et à son réalisme habituels notamment pour défendre ses droits aux indemnités et allocations de réparations, le Père Dehon parvient à relancer l'Institution Saint-Jean. Certes elle appartient désormais au diocèse, mais malgré les énormes charges qu'il doit affronter pour sa Congrégation, aidé du Père Falleur son répondant sur place, il fait l'impossible pour redonner vie à cette œuvre qui lui tient à cœur et qu'il considère comme vitale pour sa ville. Saint-Jean pourra rouvrir dès octobre 1919. Le 20 octobre le Père Dehon écrit à la Supérieure des Sœurs Servantes: « Nous avons rouvert l'Institution Saint-Jean, il y a cinquante élèves, cela augmentera. On dit que Saint-Quentin a maintenant 25.000 habitants. L'aspect de la ville est toujours aussi triste, ce ne sont que des ruines partout ».
Nous pourrions ainsi continuer à recueillir les marques de cet attachement du Père Dehon à « sa ville ». Evoquer par exemple un autre moment fort dont le souvenir révèle bien sa personnalité : la préoccupation sociale approfondie parmi le jeune clergé de France et sur place, à Saint-Quentin. En septembre 1895 il organise une importante réunion d'études sociales. Elle devait se tenir au Val-des-Bois près de Reims, dans l'usine de Léon Harmel. Les participants sont trop nombreux, deux cents ecclésiastiques de plus de trente diocèses français : c'est donc à l'Institution Saint-Jean qu'ils seront accueillis pour six jours d'intenses travaux. « Ce sont là de grandes journées, ardentes, lumineuses, inoubliables. C'est un petit concile, un concile de jeunes… Il reste de ces réunions un bon compte-rendu, mais il en doit en rester mieux que cela : des convictions, du zèle, de l'ardeur pour le bien. Ce petit congrès doit peser dans la balance pour le réveil de la vie sociale chrétienne en France » (NQT XI/1895, 33r - 34v).
En octobre 1874, peu de temps avant sa mort le Père Freyd écrit une dernière fois à son ancien et très aimé disciple du Séminaire français de Rome. Il tient à le rassurer encore et à l'encourager dans ce ministère paroissial qu'il lui avait conseillé à un moment de grande hésitation, et qui bien vite se révèle très lourd pour l'entreprenant jeune vicaire. « Je vous redis ma joie et ma satisfaction de vous savoir docile à mes recommandations, et pour le moment fidèlement attaché à la besogne que Dieu lui-même vous a donnée, ou qu'il vous a inspiré de faire à Saint-Quentin. Cette pauvre ville avait bien besoin de vous. Dieu bénira votre travail et les pauvres jeunes gens vous en remercieront dans le temps et dans l'éternité » (lettre du 6 octobre 1874). Nous ne doutons pas de la bénédiction de Dieu, et nous en voyons déjà la manifestation à travers la reconnaissance qu'il reçoit, mêlée cependant à bien de douloureuses épreuves, de la part de la population de sa ville et par la voix qui pour lui est la plus autorisée, celle de son évêque.
Le 19 août 1925, lors des funérailles du Père Dehon à la basilique de Saint-Quentin, Monseigneur Binet évêque de Soissons prononce l'homélie funèbre. En voici quelques extraits : « Une page de grande histoire religieuse vient d'être achevée… A l'un de ses fils les plus éminents, les plus illustres du XIXème siècle, le diocèse de Soissons… apporte par mon ministère les larmes de deuil…, l'infinie gratitude, le tribut de prières surtout, qui lui sont dus à tant de titres… Il aimait trop la France et le département de l'Aisne, où sa famille a fait grande figure, il aimait trop cette ville de Saint-Quentin pour ne pas dire à ses fils, réunis autour de sa couche funèbre : 'Réunissez-moi à mon peuple'. Saint-Quentin ! Quelle place cette ville a tenue dans la vie du vieillard, du grand citoyen français, du prêtre éminent que nous pleurons ! Quelle place le Père Dehon y a tenue !… ».
L'évêque le rappelle : Saint-Quentin est inséparable du département de l'Aisne, du diocèse de Soissons et Laon dont elle est la ville la plus importante. C'est aussi selon ces coordonnées plus larges, civiles et religieuses, que le Père Dehon manifeste son appartenance à sa région. Même en une rapide allusion il nous faut retenir cette nouvelle dimension, elle caractérise aussi sa personnalité.
Quand il est nommé vicaire à Saint-Quentin en novembre 1871, l'abbé Léon Dehon est assez peu inséré dans le clergé de son diocèse. Toute sa formation, classique, professionnelle puis sacerdotale, l'en a quelque peu éloigné. Il y compte quelques prêtres dont l'amitié lui sera très précieuse : l'abbé Demiselle curé de La Capelle, l'abbé Petit, curé de Buironfosse… Mais il y arrive, marqué par l'ascendant de ses origines, par le prestige de ses titres et de ses relations romaines, de sa participation au Concile de Vatican. Très vite cependant, par l'ardeur de son zèle apostolique il se fait connaître au-delà des limites de sa paroisse et de sa ville.
Quand en août 1874 l'évêque Monseigneur Dours crée un Bureau diocésain pour la diffusion des œuvres, le jeune vicaire qui en avait fait lui-même la suggestion y tient vite un rôle déterminant, il en devient le secrétaire et l'animateur. Tout de suite est lancée une enquête sur la situation religieuse du diocèse, les œuvres, les projets, les difficultés… Les réponses très décevantes ne découragent pas le zèle : le Bureau accomplit un incontestable service, dans une situation très ingrate. Rappelons aussi les Congrès diocésains, Liesse, Saint-Quentin, Soissons : là encore l'abbé Dehon est la véritable cheville ouvrière, il y communique son zèle porté par sa foi et sa confiance. Il y fait partager sa préoccupation dominante de secouer les inerties, de sensibiliser le clergé et les classes dirigeantes à l'urgence de la « question sociale ». L'abbé Adrien Rasset, un de ses confrères prêtres qui deviendra son premier confrère religieux et l'un de ses plus assidus collaborateurs, lui écrit après une réunion à Liesse à laquelle il regrette de n'avoir pu participer : « J'ai entendu parler de votre projet pour une nouvelle assemblée diocésaine… : courage ! Et persévérance ! Mais ne vous dissimulez pas l'apathie de la plupart de nos chrétiens et le découragement de presque tous les Curés… Mais je demeure gagné à votre cause : 'On ne peut rien faire que par l'Association !' » (22 août 1876).
Une initiative tout aussi significative de ce que le jeune prêtre vit, de la communion qu'il désire intensifier avec ses confrères du diocèse : la création, de nouveau en 1874, d'un « Oratoire diocésain ». Un petit groupe de « quelques bons prêtres » se constitue en libre association pour s'aider dans leur vie spirituelle. Ils conviennent de quelques rencontres et retraites et d'un règlement de vie pour la prière personnelle. Ils forment même un projet de vie commune, ils se donnent un petit bulletin de liaison. L'évêque approuve, là encore l'abbé Dehon est nommé secrétaire, et des amis comme les abbés Rasset, Petit…, s'y engagent. Ecoutons encore l'abbé Adrien Rasset dans une lettre à son confrère Léon Dehon: « C'est une vraie nécessité que cette œuvre, aussi nécessaire pour les pauvres ouvriers de l'évangile que l'œuvre des Cercles pour les ouvriers de l'usine. Courage ! Monsieur et honoré confrère, essayez de nous pousser, comme vous le faites, à toute sorte de pieuses entreprises et de courageuses résolutions dans l'union et la charité de Notre Seigneur ! » (lettre du 15 avril 1875).
Le 12 juin 1885, à la basilique de Saint-Quentin et en présence de son évêque, le Père Dehon prononce un discours sur « la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, don de notre temps et grâce spéciale de la France » (cf. OSC IV, pp. 377 - 394). C'est de nouveau un grand et solennel discours. Le thème est fréquent chez le Père Dehon, il lui est très cher. Mais ici l'orateur précise bien son intention : il entend montrer que ce don très précieux de la dévotion au Cœur de Jésus, c'est une grâce que Dieu accorde notamment à la France en réponse à un besoin spécialement ressenti de notre temps. « Elle est aussi un don tout particulier de ce beau diocèse de Soissons et Laon, et de cette chère ville de Saint-Quentin… Il a toujours été cher à Notre Seigneur, ce beau diocèse de Soissons et de Laon… ». Après avoir retracé la grande histoire chrétienne locale, le Père Dehon exhorte ses confrères prêtres et le peuple chrétien à accueillir pleinement cette grâce. « Le Sacré-Cœur est le besoin de notre diocèse… Il est le foyer de toutes nos œuvres… ». Puis il exprime le souhait que son diocèse se donne un pèlerinage consacré au Cœur de Jésus : « Notre Seigneur, qui aime tant ce diocèse, le voudra, je l'espère… Il faut que notre diocèse soit spécialement béni du Sacré-Cœur… A l'œuvre donc ! ».
C'est encore par un discours, prononcé à la distribution des prix à Saint-Jean le 29 juillet 1893 juste avant la dispersion des vacances d'été, que le Père Dehon invite les jeunes de son collège à découvrir et à aimer leur département : « Discours sur le département de l'Aisne. Description, art, histoire » (cf. OSC 4, pp. 459 - 520). L'introduction donne bien la tonalité toute personnelle de l'ensemble : chaleur et vivacité, enthousiasme et souci éducatif.
« Mes chers enfants, vous allez dans quelques instants prendre votre vol dans toutes les directions. Le champ le plus ordinaire de vos courses sera ce beau département de l'Aisne, auquel vous appartenez presque tous. C'est le moment de vous redire ce qu'il offre de plus remarquable, ce sera vous tracer un programme de vacances aussi attrayant qu'instructif. Allons ensemble, si vous le voulez, nous asseoir un moment en haut d'une tour de la cathédrale de Laon, et là, regardons passer sous nos yeux les choses et le temps. Nos regards porteront au loin, et pour ce que nos yeux n'atteindront pas, nos souvenirs y suppléeront ».
Il faut parcourir ces pages - pas moins de 56 pages dans l'édition citée ! - pour communier vraiment à l'amour du Père Dehon pour sa terre d'origine. Il n'hésite pas à se faire poète pour en chanter la beauté et la fécondité. « Voyez au Nord, c'est la grande plaine, la terre de blé, le grenier de la province : au printemps, vagues mouvantes d'épis verts ; l'été, moissons dorées ; chaumes ras en automne. C'est aussi la terre des racines qui produisent le sucre ; la terre de l'orge qui donne la boisson rafraîchissante… Au Midi, tout ce que la nature a de séduisant se trouve s'y trouve réuni,… des forêts profondes, les plus belles de France… ».
Plus en détail cette fois il raconte l'histoire tourmentée et glorieuse de cette région à travers les siècles depuis la préhistoire. Il en loue les richesses d'art . « Ce département est bien le centre le plus riche, et la source de cet art ogival que les Italiens appelaient depuis le XIIIè siècle l'art français ». Parmi les monuments témoins des époques troublées il évoque les nombreuses « églises forteresses » dressées aux points stratégiques des plaines. Terre de passage de par sa position géographique, depuis toujours carrefour d'échanges culturels, elle est naturellement un champ de bien des batailles : « Notre pauvre pays est toujours le premier à recevoir les coups ». Il en retrace les drames et les gloires, il ne peut oublier le passage libérateur de Jeanne d'Arc : « Elle est le signe de l'amitié du Christ pour la France. Elle est notre gloire, elle est notre espérance ».
La foi et la piété chrétienne ont marqué cette terre d'une très forte empreinte : les cathédrales, celle de Soissons, celle de Laon proposée par le guide comme belvédère imaginaire pour ce survol « des choses et des temps » ; les abbayes des moines cisterciens et prémontrés dont le rayonnement spirituel et culturel a été immense ; les fondations pieuses pour soulager les pauvres et soutenir les écoles… La littérature aussi y a trouvé un milieu propice pour son inspiration : Racine, La Fontaine, Fénelon qui à Soupir près de Soissons dans la vallée de l'Aisne, a écrit une grande partie de son Télémaque. Les années de la Terreur (1792 - 1795) ont affamé la Thiérache et multiplié les souffrances : « Nous en avons entendu le récit navrant de la bouche de nos aïeux ». Et en esquissant le développement actuel, - jusqu'aux chars ailés -, en résumant les promesses et les défis, c'est à partager son habituel optimisme que pour terminer l'orateur convie son auditoire sans doute un peu assoupi par un si long discours : « Après la confiance en Dieu, le meilleur appui de notre espérance serait une jeunesse chrétienne, ferme et pure, amie de la justice et de la charité. Vous nous la donnerez, nous l'espérons, chers élèves, et le Christ, épris de cette jeunesse, bénira la France ! ».
« Le Christ bénira la France ! ». Cette certitude, et c'est en même temps une ardente espérance, révèle parfaitement le Père Dehon : une adhésion sans partage au Christ, mais ancrée dans une tradition, chevillée à une terre, à partir d'un peuple et d'une patrie très aimés. Nous venons de le voir, c'est pour lui une ferme conviction : il y a comme une rencontre providentielle entre le zèle à promouvoir la dévotion au Cœur de Jésus et la préoccupation pour l'Eglise de son diocèse. C'est dans la même harmonieuse unité, « l'amitié du Christ pour la France », qu'il exprime son amour et sa fierté pour son pays. « Nous, catholiques, qui unissons dans un seul amour notre patrie à l'Eglise, allons au Cœur de Jésus ! » : c'est ainsi qu'il annonce l'orientation de sa Revue, « Le Règne du Cœur de Jésus… », en février 1889.
Cet amour, cette fierté, il les hérite de la très longue lignée de ses ancêtres dont beaucoup ont pour leur patrie fait le sacrifice de leur vie. Pour elle, c'est-à-dire pour la France chrétienne, « notre belle France qui devait être la fille aînée de l'Eglise », comme il le rappelle en faisant l'éloge de sainte Grimonie à La Capelle (NHV VI, 163). Inlassablement et en laissant libre cours à son enthousiasme, le plus souvent il se montre aussi un sévère critique. Jeune étudiant à Paris, il visite le Panthéon déclaré « Temple de la Gloire » quelque trente ans auparavant, et il note : « C'est froid, il y a là un mélange de chrétien et de profane qui fait mal ». « Un charnier athée », c'est ainsi que plus tard il qualifiera le Panthéon dans sa nouvelle transformation (NQT XI/1895, 4v). Mais heureusement « les reliques de sainte Geneviève sont là, elles ont un attrait invincible et puis ces fresques qui représentent les grands faits historiques de la France chrétienne font une profonde impression. La France toute belle est là, elle nous montre ce qui restera de son histoire au ciel, ses héros chrétiens et sa vie chrétienne » (NHV I, 38v).
Ce patriotisme qu'il a reçu et qu'il s'efforce de transmettre à la jeunesse qui lui est confiée, il le vit dans le contexte d'une époque où un peu de partout les nationalismes s'exacerbent : en France notamment, surtout après la défaite de 1870 et la chute de Napoléon III, la perte de l'Alsace - Lorraine, l'espoir et la préparation d'une revanche qui couvent durant des décennies et qui ne compteront pas pour rien parmi les causes de la « Grande Guerre » en 1914. C'est en même temps l'époque où le pays traverse de graves turbulences dans l'incertitude autour d'une restauration monarchiste qui n'aboutit pas et pour l'affermissement de la République à travers des courants dispersés. Les années pendant lesquelles le pouvoir républicain se veut et effectivement se montre résolument anticlérical sont particulièrement difficiles. Ce déchirement, le Père Dehon le vit au plus vif de ses attaches et de ses convictions : le patriotisme hérité de son éducation, son souci de fidélité aux directives pontificales, son amour pour le peuple, mais aussi la fermeté pour défendre son droit, les biens de sa jeune Congrégation, l'avenir de son oeuvre. En d'innombrables occasions il clame sa souffrance, sans savoir toujours se démarquer du parti pris et de l'agressivité qui de toutes parts abondent alors dans les débats et dans les expressions d'opinion.
Lui qui se tient toujours très proche de l'actualité il suit ces débats avec la plus grande attention. Il le déplore souvent : la France, déjà bien malade depuis « l'ivresse révolutionnaire », est en train de devenir pour de bon « la pauvre France », « la pauvre nation ». Ainsi, dans une lettre à une religieuse en 1903 : « …La pauvre France. C'est principalement pour la France qu'il faut offrir vos sacrifices, elle a une si grande mission dans l'Eglise ! ». A la même époque, de Saint-Quentin qu'il s'apprête à quitter pour aller « se fixer à Bruxelles » : « Je lutte ici contre toutes les juridictions pour sauver quelques bribes de la liberté de mes biens. La France n'est plus la France, elle est conquise par une horde de barbares » (1er décembre 1903). En avril 1906 : « Priez bien pour la France… Nous passerons sans doute par une crise profonde. Nos bourgeois ont peur. C'est eux qui sont la cause du mal… A Paris on s'est encore beaucoup amusé cet hiver… Les journaux parisiens ont une colonne pour décrire les catastrophes de Courières, du Vésuve, de San Francisco et une autre pour raconter les soirées et les courses. Comme notre monde est léger ! Le Pape nous donne de bons évêques, mais il faudra un siècle pour nous refaire ». « Aidons bien la pauvre France » (20 décembre 1911). En décembre 1914 il stigmatise « les sectaires stupides qui aujourd'hui se sont emparés partout du pouvoir en France… les conseillers impies… » (NQT XXXV/1914, 181).
En juin 1918, alors que la guerre n'en finit pas de semer la souffrance et la mort, à un ancien élève : « La pauvre France expie trente cinq années de persécution, d'indifférence religieuse et de mollesse… Il y a déjà eu une hécatombe infinie d'excellents jeunes gens, de héros et de saints… Le Sacré Cœur nous sauvera… Un acte de foi du gouvernement finirait tout, mais que peut-on attendre des 300 ou 400 chenapans qui nous gouvernent ? » (25 juin 1906). Deux mois plus tard, à un confrère : « Encore quelques mois de patience. Le Sacré Cœur nous aide, malgré l'endurcissement de notre gouvernement civil. Ils ne sont pas la vraie France » (21 août 1918).
Cependant cette tristesse, cette amertume même devant l'évolution de son pays, - « Priez pour la France qui est si mal gouvernée », écrit-il encore le 14 mars 1925 - ne le poussent jamais jusqu'au pessimisme et au découragement. Et cela, toujours en raison de l'amour incontesté pour sa patrie, nourri de sa foi chrétienne. Des pages et des pages de notes de ses lectures nous ont été conservées « sur la mission de la France fille aînée de l'Eglise » (cf. Manuscrits divers, 14ème cahier, pp. 1397 - 1454). Ne retenons qu'un exemple, parmi les plus parlants : la dévotion à Jeanne d'Arc.
Dieu, « qui voulait garder la France catholique, pour se servir d'elle dans le monde », parmi le « grand nombre de saints, d'ordres religieux, et des missionnaires à l'infini » (NQT XXIV/1909, 72 - 73), a daigné appeler Jeanne de Lorraine. Le Père Dehon ne peut retenir sa joie de pouvoir participer à Rome à la béatification (18 avril 1909) puis à la canonisation (16 mai 1920) de celle qui a rendu à son pays la liberté et la dignité. Il aime à en relever la fière déclaration : « La France : le royaume de Jésus Christ. Le plus beau royaume du monde après la Paradis ! » (cf. Excerpta, p. 32, colonne 2).
« J'ai toujours été optimiste, je mourrai optimiste » : celui qui nous a laissé cette confidence, et qui par ailleurs appelle souvent à la pénitence et au sacrifice, ne cesse en même temps de guetter les moindres signes de relèvement et de renouveau, même aux plus sombres heures des interminables années de la guerre 1914 - 1918, et ensuite. Mais c'est tout sauf un optimisme béat et attentiste : il s'y efforce lui-même, il appelle la jeunesse à se mobiliser et à se former pour un service généreux et qualifié, et ce sont parmi les meilleures exhortations qu'il adresse à ses chers anciens élèves de Saint-Jean.
C'est déjà dans cet esprit qu'il éduque ces élèves dès les tout premiers débuts de son collège. Pour la fête de la distribution des prix en août 1879, il donne un discours sur le « patriotisme chrétien » (cf. OSC IV, pp. 309 - 320). Dans cet éloge enflammé de son pays on lit notamment cet appel : « Cette patrie aimée, chers enfants, votre devoir est de la servir généreusement. Ce n'est pas seulement un enthousiasme factice et variable qu'elle attend de vous, c'est un noble et austère dévouement, c'est un labeur constant et assidu ». Et la conclusion : « Je le sens, votre cœur proteste contre l'ingratitude et votre raison a saisi la vérité. Vous unissez dans vos respects et dans votre amour l'Eglise et la patrie. La patrie française sans l'Eglise serait sans passé, sans histoire, sans honneur et sans espérance… : la France de la Vierge Marie et du Christ ».
De tels élans patriotiques émaillent toute son œuvre, non sans surprendre et même gêner des lecteurs de nations différentes. Il nous faut d'autant plus rappeler la sévérité des critiques qu'il formule à l'égard de son pays, de ses travers. Non seulement pour déplorer les méfaits du protestantisme et de la Révolution, mais par exemple pour dénoncer l'insouciance et l'individualisme, la routine et l'étroitesse d'esprit, la négligence et la partialité dans la sauvegarde du patrimoine culturel… « Le patriotisme est une vertu naturelle, un devoir primordial. Ceux qui méprisent la patrie, mépriseront aussi la famille et le Créateur », écrit-il au 14 juillet 1915 (XXXVIII/1915, 33). Mais peu auparavant il avait averti : « Le patriotisme est une vertu facilement exagérée et dépassée par la passion… Partout l'amour exagéré de la patrie produit la guerre et la violence… » (NQT XXXVI/1915, 26).
De toute son énergie il dénonce le chauvinisme, et ce qui est pire encore, le racisme. Dans sa revue Le Règne, en avril 1900, il écrit : « On discute beaucoup ces temps-ci des peuples et des races. On compare les peuples latins aux peuples anglo-saxons. Il faut une grande largeur d'esprit, une connaissance assez vaste de l'histoire et une profonde charité chrétienne pour ne pas se laisser aveugler, dans cette étude et ces comparaisons, par cette étroite passion politique qu'on appelle le chauvinisme » (cf. OSC V/2, p. 383). Lorsque dans sa Congrégation se multiplient les communautés composées de religieux aux nationalités différentes, au risque de ne pas être compris tout à fait ni approuvé il combat ce mal qui pourrait vite devenir la mort de la vie communautaire. A propos d'une de ces communautés il note : « … Il faut faire une exécution et renvoyer un sujet qui sème la zizanie par son excès de patriotisme… » (NQT V/1890, 16 r et v). Lors du procès en vue de la béatification, en 1952, un religieux rapporte la réaction de son Supérieur général, au cours de la guerre de 1914 - 1918 : « Si nous ne pouvons pas prendre nos repas sans être froissés dans nos sentiments de patriotisme, vous mangerez à la cuisine ! » (cf. « Positio », vol. II, témoignage du P. Pauly, p. 38, § 82). Ecrivant ses Souvenirs en mars 1913, il avait conclu par ces mots : « Pas de divisons entre nous. Passons par-dessus tout pour rester unis… Aimons toutes les nations. Il n'y aura plus de nations au ciel. Nous sommes tous les frères du Sauveur et les enfants de Marie… ».
« La France est heureuse d'avoir en abondance le pain de froment et le vin fort, vif ou pétillant… Ces aliments ont leur effet sur la vigueur et le caractère d'un peuple. 'Le bon vin réjouit le cœur de l'homme et le pain fortifie son cœur' [Ps 104, 15]. L'Eucharistie donne la force, la sainteté, la charité. Un peuple sans Eucharistie en souffre dans sa civilisation ». Ces lignes sont tirées de notes préparées pour une retraite que du 4 au 10 octobre 1918 le Père Dehon prêche aux grands séminaristes de Moulins, sur l'invitation de son ami l'évêque Monseigneur Penon. Nous sommes alors dans les dernières semaines de la longue épreuve de la guerre. Non sans une audace qui de nouveau nous le révèle bellement, le prédicateur associe étroitement la force sanctifiante de l'Eucharistie et la vigueur de sa nation ! Réalisme humain et foi…
Au terme de cette longue présentation qui nous a fait côtoyer le Père Dehon en un aspect très significatif de sa vie, cette dernière citation souligne encore une fois l'intention qui l'a motivée : mettre en relief le vigoureux réalisme qui le caractérise dans l'unité de sa personnalité humaine et chrétienne. Réalisme d'un homme très sensible, riche de grandes qualités de cœur et d'action, et en même temps « saisi » par Notre Seigneur au plus profond de son être.
Réalisme qui se révèle à travers la qualité et la consistance humaine de sa présence en tout ce qu'il est, en tout ce qu'il fait, par l'efficacité et le caractère toujours pratique de sa conduite et de ses diverses interventions. Et sa sensibilité toujours attentive et réceptive, cette noblesse et délicatesse de cœur que l'on retrouve sans cesse dans ses nombreuses relations, l'affection pour sa famille, pour ses amis et ses collaborateurs, pour son pays. Ce réalisme et cette cordialité se vérifient aussi et se confortent réciproquement dans l'adhésion et l'union habituelle à Notre Seigneur « sans laquelle il ne saurait vivre » : c'est là qu'il puise « la force, la vie de l'intelligence et du cœur » ; pour lui « elle est tout, c'est ma grâce, c'est ma vie, c'est mon salut et ma seule joie ».
C'est en effet un homme solidement attaché à une terre bien circonscrite : la petite ville où il a vu le jour et celle où il a mené une grande partie de son activité, puis son diocèse, sa région, sa patrie très aimée. Un homme aux racines humaines profondément fichées dans un milieu sain et fertile : sa famille qui le relie à une grande tradition chrétienne que tant de fois il a aimé scruter et mettre en valeur. Un homme qui, s'il a beaucoup voyagé à travers le monde, s'il a beaucoup milité pour défendre et améliorer la condition des ouvriers dans la ville alors en forte extension, par bien des côtés est resté en vérité un « rural », il a été un promoteur assidu de la fidélité à la « terre » : « Le XIXème siècle a été le siècle de l'industrie, il faut que le XIXème soit celui de la terre ». De toutes les fibres de son être il voudrait que la France sauve à tout prix sa population paysanne : « C'est l'agriculture qui conserve dans un peuple le meilleur de sa race » (cf. OSC I, pp. 409 et 535) ; et il ne manquera pas de le recommander chaleureusement lors d'un mariage de deux jeunes dans sa famille… « Saveurs et terroirs » comme le propose l'enseigne d'un magasin au centre de La Capelle.
Il est quelqu'un qui, jusque dans sa formation intellectuelle assez privilégiée, à travers une intense activité de conférencier et d'écrivain et dans ses évidentes dispositions « spirituelles » et même mystiques, garde toujours bien solidement les pieds sur terre. Il a le goût de la précision, il soigne le détail jusqu'à la minutie ; il mesure la valeur et le prix de chaque chose. Mais il sait en même temps porté son regard au loin, vers les vastes champs de l'histoire et du monde. De sa famille il a reçu l'habitude de la prudence, le sens de l'économie, il a la hantise des dettes trop longtemps laissées en suspens. Son abondante correspondance le montre bien : un vigoureux sens pratique caractérise ses interventions, en des phrases brèves et claires il va droit au but sans s'attarder à des discours inutiles. Mais en même temps il sait être souple et nuancé, il sait que « chaque jour a son opportunité », comme l'enseigne la nature où s'allient la constance et le renouveau. Avec les personnes sur qui il compte il est patient, et mais tenace aussi et persévérant dans son propos, car il a appris qu'il y a un temps pour tout, et qu'entre le temps des semailles et celui de la moisson s'impose le rythme des saisons qu'on ne gagne rien à précipiter. Et devant les surprises, les déceptions il supporte et pardonne, comme le paysan sait faire le gros dos devant les imprévisibles aléas du climat. Enfin il vit comme spontanément cette complicité avec la terre qui caractérise l'âme paysanne, autant par l'admiration devant la beauté des paysages que par la préoccupation active pour un sage rendement, ne serait-ce même que d'une parcelle de terrain à gazon. Comme il aime à le redire à bien de ses correspondants : « Aide-toi, le ciel t'aidera » !
C'est cet homme, le Père Dehon, qui pour nous parler de Dieu ne veut partir que de son Fils qu'Il nous a envoyé pour preuve suprême de son amour: le Verbe devenu l'un d'entre nous dans le réalisme de notre chair, en partageant le plus authentiquement notre condition en tout à l'exception du péché.
Serait-il exagéré de voir comme une interdépendance, implicite mais d'autant plus révélatrice, entre la façon qu'a le Père Dehon d'accueillir la manifestation de Jésus en méditant et en commentant l'Evangile, et son expérience personnelle dans la relation avec sa famille et les liens à sa terre, cette expérience que nous avons ressaisie tout au long de sa vie ? Mener la recherche dans cette direction entrait en tout cas dans le projet initial de cette étude, mais cela présentement nous porterait trop loin. Et ce n'est là qu'une piste proposée, à explorer : en se gardant bien d'une systématisation trop rapide et trop sûre que le Père Dehon ne fait jamais. Mais je crois vraiment que dans son approche de Jésus selon l'Evangile et dans la Tradition de l'Eglise, il est secrètement porté par ce qui a modelé sa personnalité à travers l'ensemble des liens humains que nous avons repérés.
Pour concrétiser ce qui pourrait être l'objet d'une recherche ultérieure voici quelques suggestions pour la réflexion à partir de l'œuvre du Père Dehon. Les citations explicites seront encore indiquées en italiques, mais sauf pour quelques-unes plus marquantes je ne donne pas les références pour ne pas alourdir le texte. Ce serait principalement son œuvre dite « spirituelle » qu'il faudrait interroger désormais ; mais nous verrions bien vite qu'elle est toujours abondamment nourrie de la révélation concrète de Jésus et qu'avant tout elle vise l'action, qu'elle veut encourager à une vie chrétienne bien incarnée.
Que signifie, pour Lui et pour nous, ce point capital de notre foi : le Verbe de Dieu a voulu participer réellement à notre humanité en « naissant d'une femme » ? C'est le mystère de l' Incarnation, central dans la « visée spirituelle » du Père Dehon. De la façon la plus authentique et pour toujours, le Fils Unique du Père devient l'un de nous. Il est notre frère, « appartenant vraiment à la famille du genre humain ». Pour cela, Lui qui est « le Verbe de vie » il devient l'enfant d'un peuple, enraciné sur une terre qui est celle de ses ancêtres, la terre promise et donnée par Dieu. Il participe à une histoire déterminée mais qui le relie à l'ensemble de l'histoire, il hérite d'une culture parmi d'autres possibles. Comme chacun d'entre nous il prend place dans une « généalogie » : elle l'inscrit dans notre humanité qui est bénie de Dieu mais aussi marquée par le péché. « Le Verbe de Dieu a daigné, pour nous racheter, devenir notre frère. Son sang a traversé toutes les générations pendant 4000 ans. Il fallait qu'il appartînt bien selon la chair à la famille pécheresse d'Adam… » (NQT I/1868, 68).
Attentif comme il l'est à la portée de l'histoire, le Père Dehon aime replacer Jésus dans la continuité des générations bibliques qu'il lit dans l'interprétation littérale de son époque, depuis la création du monde jusqu'à « la plénitude du temps » décidée par Dieu. Se réalise alors cette « période finale où nous sommes », en laquelle « Dieu nous a parlé en son Fils ». Elle marque la fidélité de Dieu à accomplir ses promesses au rythme de notre histoire, et en Jésus la définitive « manifestation de sa bonté et de sa philanthropie pour le salut de tous ». Un salut qui se déploie sur l'horizon illimité de l'humanité et de l'univers, mais à partir d'un point très déterminé de notre temps, au temps de « Joseph, l'époux de Marie, de laquelle est né Jésus que l'on appelle Christ ». Le Père Dehon aurait sans nul doute été heureux de suivre la recherche historique actuelle, qui resitue clairement Jésus dans l'appartenance à son peuple juif, héritier de sa culture, solidaire de sa vocation.
Que signifie le fait que Jésus, l'humble fils de Marie, ait voulu connaître les étapes de tous et de chacun, « tout petit enfant, adolescent avant d'être un homme fait » ; qu'en lui batte un très sensible cœur de chair infiniment riche en compassion et en capacité d'amitié, mais par le fait même combien vulnérable à la souffrance, à l'angoisse, à la mort… « Un cœur vivant, aimant, souffrant », un vrai cœur d'homme qui nous a aimés à travers toutes ses paroles et ses gestes, à travers tous ses choix et toutes ses fatigues au cours de sa vie parmi nous. Dieu, Jésus le Fils l'est tout entier ; … mais pour être Dieu il n'en est pas moins homme, au point qu'il ressent tout ce que peut ressentir un homme, il aime tout ce que peut aimer un homme, sauf le péché… Mais si affectueux que soit un homme, il le surpasse infiniment par la qualité du cœur » (La voie d'amour, 3ème section, cf. Manuscrits divers, p. 1040).
Un cœur qui a vibré aux aspirations de son peuple tout en en dénonçant les ambiguïtés. Un cœur qui pour vivre sur notre terre et pour louer le Père dans la beauté de son œuvre « a choisi de naître dans un des points les plus beaux et les plus riches du monde » et qu'il a passionnément aimé. Un cœur « doux et humble » surtout, il « sait ce qu'il y a dans l'homme », il connaît notre cœur et infatigablement il se rend accessible à tous les « pauvres » : par son extraordinaire compassion et par sa miséricorde il nous a révélé humainement la tendresse du cœur de Dieu. Un cœur comme le nôtre, en tout ce qu'il signifie, mais pour le purifier et le transformer : « Le Verbe de Dieu va prendre un cœur de chair pour diviniser en quelque sorte la matière et la racheter aussi bien que l'âme… » (Couronnes…, OSP 2, 200). Et pour déjà nous associer très intimement à l'oblation parfaite qu'il présente au Père dans son sacrifice, pour toucher notre cœur et nous appeler à une réponse de cœur à cœur.
Pour bien comprendre le Christ, nous dit encore le Père Dehon, quelle grâce de pouvoir le replacer dans l'authenticité de son milieu humain ! Et il nous en donne lui-même le témoignage, en nous confiant l'émotion qu'il a éprouvée lors de sa visite de la Terre sainte « toute remplie des souvenirs de la Bible » : « On comprend mieux le Christ et toutes les scènes de sa vie quand on a eu la grâce de s'agenouiller, de méditer et de prier à Bethléem, à Nazareth… ; on le cherche là et il semble que l'on retrouve quelque chose de lui… ». C'est pourquoi souvent, pour éveiller ses jeunes auditeurs à l'amour de Jésus, ou pour rendre plus parlante en vérité humaine telle ou telle page de l'Evangile, il en appellera à des souvenirs personnels sur les lieux saints, géographie, paysages, monuments…
Ne pourrait-on pas rapprocher aussi, toutes proportions respectées, ce que le Père Dehon reconnaît avoir reçu de Dieu par la médiation de sa famille humaine, des nombreuses et belles pages consacrées à Jésus dans son milieu familial, à Bethléem et Nazareth : Marie et Joseph, la parenté, « frères et sœurs » selon l'expression évangélique. « Nazareth nous enseigne la perfection de la vie de famille, famille naturelle ou famille religieuse… ». Une famille unie et solidaire, dans la pauvreté et dans l'exil puis dans la suite très ordinaire des jours et selon la piété ancestrale d'un peuple. Une famille où l'exemple donné et reçu, la confiance partagée, la contribution de chacun à sa place instaurent un climat de sérénité, de complémentarité dans le travail et le respect.
Une famille au sein de laquelle se concilient parfaitement le sentiment de l'affection la plus vraie et un solide équilibre dans une vie simple et saine. On en retrouve un écho dans ces lignes, qui nous sont données à propos de la dévotion au Sacré Coeur : « Il est à remarquer que la dévotion au Sacré Cœur préserve précisément de ce sentimentalisme vague et tout d'imagination et de chair qui fait tant de victimes aujourd'hui et qui est à l'opposé du sentiment vrai qui part d'un cœur surnaturalisé… Oserait-on combattre l'amour d'un enfant pour son père, d'une mère pour ses enfants, sous prétexte que cet amour est basé surtout sur le sentiment ? C'est tout ce qu'il y a de plus tendre et de plus fort en même temps. Et pourquoi voudrait-on priver celui qui nous a aimés plus qu'une mère, plus qu'un époux, plus qu'un ami, de notre amour filial, affectueux, reconnaissant, sentimental en un mot ? » (« Couronnes », cf. OSP 2, p. 387).
Peu à peu le travail commun dans l'atelier de Nazareth fera connaître le fils de Marie comme le fils du charpentier. Jésus aura à contribuer à la vie du foyer familial par le service d'un métier simple, riche en relations humaines, dans son village et sa région : tellement inséré naturellement dans le tissu humain proche que les gens de sa famille et ses compatriotes ne sauront le reconnaître comme l'Envoyé de Dieu : « Un prophète n'est méprisé que dans sa patrie, parmi ses parents et dans sa maison ». Mais ainsi « le Fils de Dieu nous fit voir dans le travail et dans le travail le plus humble, le travail des mains… la condition commune de l'humanité, une condition digne et louable, et un moyen de perfection proposé à des âmes d'élites qui le choisiraient… pour réhabiliter le travail sur la terre » (discours à des « ouvriers de saint François-Xavier », en 1884).
Le « jeu » souple d'une pleine obéissance avec l'affection et l'affirmation de la légitime indépendance. Ce qui pour lui a représenté tant de joies, tant de luttes aussi : le conflit avec les siens sur sa décision de vie, le Père Dehon aime l'approfondir en méditant notamment « la vie cachée » de Jésus à Nazareth.
Lui qui a tant et tant insisté sur l'humilité et l'obéissance, « un point capital, un des ineffables privilèges de notre vocation », sans cesse il nous propose le modèle de l'obéissance affectueuse et attentive de Jésus enfant à Marie et à Joseph: « c'est la meilleure marque d'amour qu'on puisse donner à un père ». Pour Jésus c'est sa « règle de vie » : en soumission humaine très concrète la manifestation de sa communion filiale au Père dans la Trinité, de la disposition qui l'anime dès sa venue dans le monde : « accomplir la volonté du Père », « Me voici, je viens ! ». Une obéissance qui serait bien pauvre, c'en serait en vérité une lamentable contrefaçon, si elle n'était cordiale, entière, heureuse de faire « le bon plaisir » de celle et de celui que l'on aime. Le Père Dehon fait dire à Jésus : « Mon obéissance à Nazareth était prévenante, empressée, entière. J'aimais à obéir ; l'obéissance était la joie et le trésor de mon Cœur » (OSP 1, 182).
Mais ce ne serait pas une obéissance humaine si elle n'était libre, éducation et affermissement de la liberté ! Le Père Dehon revient souvent sur les versets de saint Luc (2, 51 - 52) le très bref résumé de la vie de Jésus avec Marie et Joseph à Nazareth : « Il leur était soumis, il progressait en sagesse et en taille ». Il prend soin de le préciser, et ce n'est pas sans intérêt quand on pense à certaines « images pieuses » de l'époque : cette obéissance exclut « une pure sentimentalité qui ne mène à rien », comme aussi « tout marchandage », elle sollicite autant la volonté que le cœur.
Surtout il tient à souligner comment au seuil de l'adolescence Jésus a su, sinon désobéir, du moins affirmer ce qui pour lui est la pleine dimension de son être, « être chez son Père, aux affaires de son Père » (Lc 2, 49). Pour vivre cette fidélité Jésus ne transigera jamais. Pour Marie et Joseph c'est une soudaine et comme fulgurante ouverture sur le mystérieux secret de leur enfant par ailleurs si soumis, au point qu'ils « ne comprirent pas ce qu'il leur disait ». Ils ne comprirent pas, pas tout de suite, et ils n'ont pas fini de ne pas tout comprendre. Mais ils sauront respecter leur enfant dans sa vérité et dans sa liberté, et à leur place rester près de lui dans la plus profonde communion, la nouvelle famille de ceux et celles qui par delà les liens du sang accueillent la Parole et en vivent.
On retrouverait de semblables considérations, à propos de la scène de Cana, ou devant l'incompréhension de la parenté pour qui Jésus a tout simplement « perdu la tête »! Et plus généralement à propos de la liberté que Jésus, animé par l'Esprit dans sa fidélité à répondre à l'attente du Père, sait imposer envers et contre toute tentation d'où qu'elle vienne: il laisse sa famille et peu à peu sa région, il « durcit son visage en le tournant vers Jérusalem » (Lc 9, 51) pour accomplir l'œuvre du Père. Et c'est cette décision, le courage d'une séparation même douloureuse, même incomprise, même contrecarrée, que Jésus de façon provocante attend de ceux qui sont appelés : « Laisse les morts enterrer leurs morts ! » (v. 60).
Les méditations que nous donne le Père Dehon à ce sujet sont certes empreintes de mesure et de nuances. Elles sont très claires cependant. Elles traduisent certainement quelque chose de ce qu'il a vécu, la souffrance éprouvée en proportion de l'affection filiale, pour tenir ferme dans son choix de vie en réponse à l'appel de Dieu. Voici quelques passages : « Nos amis ou nos parents s'opposeront peut-être à notre vocation ou à nos œuvres. Nous saurons répondre avec Notre Seigneur : Ne faut-il pas que j'accomplisse l'œuvre que mon Père du ciel me demande ? » (OSP 2, p. 263). « Le temps vient où le prêtre et sa famille doivent faire le sacrifice de se quitter… » (ibid., p. 579). « Les enfants sont sous la tutelle des parents jusqu'à l'âge d'homme, mais il y a un point pour lequel ils n'ont pas à obéir aux parents mais à Dieu, c'est la question de la vocation… » (OSP 3, p. 160). Celui qui donne de telles orientations ne manque pas de le rappeler aussi à des parents, et là encore comment ne pas faire le lien avec sa propre expérience ? A un père qui retarde la vocation religieuse de sa fille : « Je crois que nous résistons à la volonté de Dieu en retardant l'accomplissement de cette vocation… Je comprends votre épreuve et j'y compatis, mais la volonté de Dieu bien manifeste doit l'emporter sur les affections naturelles. Faites généreusement votre sacrifice. Vous serez consolés quand elle vous écrira qu'elle a trouvé le bonheur » (lettre du 11 avril 1883).
Cette fermeté, qu'on ne souligne peut-être pas assez quand on évoque « le Très Bon Père », reflète son histoire personnelle. Mais tout autant la conviction qu'il répète souvent : c'est très tôt, et dans la famille tout spécialement, auprès des parents reliés à la longue tradition antécédente, c'est par l'exemple de vie et dans l'éducation reçue, que se prépare et se mûrit une vocation sacerdotale et religieuse. « La vocation sacerdotale est souvent préparée par de pieux ancêtres. Il y a souvent parmi les causes déterminantes de notre vocation les exemples, les prières, les mérites d'une mère, d'une aïeule ou d'autres parents… Revenons par la pensée vers notre enfance. Remercions Dieu des grâces reçues… » (OSP 2, pp. 543 - 544).
Cette dernière observation nous est donnée au cours d'une méditation sur « la préparation du sacerdoce de Jésus-Christ : la famille du Sauveur et son enfance ». Mais là surtout, quand il parle de notre vocation, le Père Dehon nous renvoie à ce qui lui tient le plus à cœur : l'inoubliable souvenir de sa mère, ses exemples, sa prière, ses mérites.
Ici surtout ce sont de très nombreuses pages, certaines parmi les plus émouvantes, qu'il faudrait relire avec attention : Marie unie au Fils de Dieu qui s'est fait l'enfant de sa chair ; Marie qui, debout, se trouve au pied de la croix où son enfant meurt affreusement abandonné et torturé ; Marie qui est au cœur de l'Eglise naissante de son Fils quand sur elle est répandu l'Esprit promis… ; Marie qui désormais partage pleinement dans son corps la plénitude de vie qu'elle a vécue dans son cœur et par la foi… Notre - Dame du Bon Conseil : « elle est une amie pour tous ceux que son Fils visite, pour tous ceux à qui son Fils s'intéresse… Un enfant bien élevé court à sa mère aussitôt qu'il a quelque doute ou quelque difficulté. Sa mère est tout pour lui. Il l'écoute, il la croit, il a confiance. Personne ne lui fera croire que sa mère se trompe. Elle est pour lui l'organe de la sagesse divine. Soyez tout cela pour moi, ô Marie. J'ai confiance en vous » (OSP, 3, pp. 481 - 482).
Il y a dans l'Evangile une proximité, discrète et cependant manifeste et combien merveilleuse, dans les mots et surtout dans les dispositions de cœur et dans la vie, entre Marie et Jésus son enfant. Celle qui répond à Dieu « Je suis la Servante du Seigneur, que tout se passe pour moi comme tu l'as dit ! », est la mère et en même temps la disciple de Celui qui en entrant dans le monde a dit : « Voici, je suis venu pour faire ta volonté ». Celui qui pour ses disciples et pour les foules humaines proclame les Béatitudes du Royaume est l'enfant de Celle qui aux premiers jours de la Bonne Nouvelle a chanté la joie des « pauvres » dans son Magnificat…
Le Père Dehon aime à le souligner, et comment ne pas nous reporter alors à ce qu'il a aimé aussi nous dire de sa reconnaissance pour sa mère ?: Marie est « l'ange de la famille ». Riche de toute son attention, de sa sollicitude et de sa bonté (à propos de l'intervention à Cana), elle est le modèle de la femme chrétienne. En se souvenant de sa mère et se référant aussi au poème biblique sur la parfaite maîtresse de maison (Pr 31, 10 sq .) le Père Dehon écrit : « Sa vie a été une vie de travail, de piété, de vertu. Vraie femme forte, elle était toujours levée la première et tenait admirablement sa maison. Elle a toujours été douce et patiente… » (NHV XIV, 148). Dans l'homélie lors d'un mariage célébré précisément dans sa famille, il tient à exhorter les deux jeunes époux : Plus que tout autre c'est la femme chrétienne qui porte les joies et les soucis de la maisonnée, c'est elle surtout qui est le cœur du foyer. Si par ailleurs il a recueilli avec tant de fervente émotion les témoignages de l'Evangile, de saint Luc surtout, sur la tendresse et la compassion du Cœur du Christ pour les pauvres et pour les opprimés de toutes sortes, n'est-ce pas aussi parce que c'est dans cette tendresse, dans cette compassion qu'il a été éduqué, en particulier par sa mère ?
Et rappelons-nous surtout ceci : on sait avec quelle émotion retenue il revient sur les toutes premières années de sa petite enfance, pour nous dire l'essentiel de ce qu'a été pour lui cette éducation maternelle, une communion de cœur à cœur, d'âme à âme… « Ma mère m'apprit à prier. Les souvenirs de mes premières prières d'enfant me sont très présents. Ma bonne mère n'aurait pas manqué de me faire prier le matin et le soir… La belle âme de ma mère passait ainsi un peu dans la mienne… » (NHV I, 6v et 7r). Le même Père Dehon écrit dans ses notes, mais cette fois en parlant de Marie dans son affection maternelle et l'éducation donnée à son enfant, Jésus : « L'enfant ne reçoit pas seulement son corps et son sang de sa mère, mais la mère crée moralement, pour ainsi parler, l'âme de son enfant. Elle lui donne son sang vivant, animé ; elle conforme son âme à la sienne ; elle continue sa formation morale dans l'éducation. Jésus a daigné recevoir de Marie l'éducation… Mais outre que les tendres baisers de l'enfance laissent une impression ineffable, il est certain que la maternité est une relation réelle qui persévère dans l'éternité. Et Jésus rend grâces sans cesse avec amour à Marie du sang qu'il tient d'elle et avec lequel il a racheté ses frères et il les enivre tous les jours à l'autel » (NQT I/1868, 69 - 70).
« La mère crée moralement l'âme de son enfant » : on appréciera la force presque audacieuse de l'affirmation, elle suggère beaucoup sur le sentiment de celui de qui nous la recevons. Une nouvelle fois nous serons sensibles en même temps au « glissement » entre sa propre expérience personnelle et le regard qu'il porte sur Jésus. Le jeune Léon Dehon écrit ces lignes en 1868, au moment où s'éclaircit enfin le conflit avec ses parents au sujet de son choix de vie. C'est aussi le 18 mars : comme il le mentionne si souvent, c'est la veille de la fête de saint Joseph si présent à la dévotion de sa mère ; 15 ans plus tard, le 19 mars 1883 : c'est le jour de sa fête que saint Joseph « est venu la prendre. Elle l'avait beaucoup aimé et servi… ».
C'est très souvent qu'il revient sur cette communion entre la mère et le fils, dont la réalisation la plus parfaite unit Marie et Jésus : Marie alors reçoit tout de son Fils le Verbe qui prend chair en elle, avant de lui donner à son tour tout ce que la meilleure des mères peut et souhaite donner à son enfant. « Quelle intimité, quelle communion divine ne s'établit pas alors entre la Mère et le Fils !… Quelle union ! Quelle intimité ! Il n'en est pas de plus grande dans l'ordre de la nature, ni de plus étroite dans l'ordre de la grâce… Les dispositions, les sentiments du Fils passent dans l'âme de la Mère, et ils ne font l'un et l'autre qu'une même chose moralement… » (OSP 1, p. 327).
« Il y a souvent une sainte mère auprès du berceau des saints ». Cette observation le Père Dehon la fait en parlant de saint Stanislas. Il en médite la réalisation la plus parfaite en contemplant Marie sur le berceau de Jésus. Et à partir de son témoignage, bientôt nous pourrons la reprendre en pensant à lui: elle traduit toute son affection et sa reconnaissance. Il y avait bien en effet une sainte mère qui se penchait sur son berceau dans la maison où Léon Dehon est né, en la maison de La Capelle.
Pour conclure je vous propose de reprendre en les complétant deux citations déjà utilisées.
Le 5 avril 1868, de Rome Léon écrit à son père en lui présentant ses vœux de bonne fête : « … C'est aussi pour moi l'occasion de te témoigner ma reconnaissance pour tous les bienfaits que j'ai reçus de toi, car après Dieu, c'est à toi et à maman que je suis redevable de tout ce que je suis et de tout ce que j'ai ».
« Je remercie Notre Seigneur de ce qu'il a béni ma famille. Mon père était à la fin de sa vie un modèle de foi et de piété, mon frère reste pratiquant, mes nièces ont trouvé des maris chrétiens. Quant à ma mère, elle était pendant tout sa vie un vrai disciple du Sacré Cœur » (NQT V/1890, 8r).
Ces deux citations illustrent bien ce qui a été le fil conducteur de toute notre réflexion : c'est dans la force et la cordialité de sa relation avec les siens que le Père Dehon rencontre son Dieu. C'est à partir du terreau humain de sa famille et de sa terre, qu'il a connu et qu'il a commencé de vivre l'amour de Dieu pour lui et pour tous. Cet amour, il le reconnaît par-dessus tout en Jésus, le Fils de Dieu devenu le fils de Marie. C'est devant la crèche de son collège que, tout jeune adolescent, il décide de consacrer sa vie à accueillir et à servir au milieu du monde cette présence inouïe, Bonne Nouvelle pour la gloire de Dieu et pour la joie de tout le peuple des « pauvres ».
Un mystère d'amour, bien sûr, et le Père Dehon ne cesse de se nourrir de phrases comme celles-ci, inépuisables : « Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils… Voici ce qu'est l'amour : ce n'est pas nous qui avons aimé de Dieu, c'est lui qui nous a aimés et nous a envoyé son Fils… ».
Mais tout autant que le fait de cette présence, c'est sur ce qui le fascine le plus qu'il veut attirer aussi notre attention : la modalité, « l'Incarnation », qui est tout autre chose qu'un terme très abstrait. C'est une présence de « sainte humanité ». Non pas de l'extérieur et comme en passant : une présence à partir de ce que nous sommes et en le faisant sien d'une façon tout à fait unique, une présence de l'intérieur de notre condition commune, et pour toujours : comme la Résurrection en notre chair l'affirme et comme l'Eucharistie à partir des « fruits de la terre et du travail humain » nous la donne comme nourriture quotidienne sur notre chemin vers la vie.
Donc une présence dont les caractéristiques sont la pleine authenticité, le réalisme et la vérité humaine : ce sont les « épousailles » du Verbe de vie avec notre humanité, avec notre terre et notre univers, une présence de pleine et entière solidarité. Et cela, pour tout purifier et pour tout « diviniser », comme le Père Dehon aime à le redire à partir d'un Père de l'Eglise qui compte tant pour lui, Irénée le saint évêque et martyr de Lyon.
Ici encore les lieux de la Parole de Dieu où il recueille cette révélation qui illumine toute son existence seraient très nombreux, ils nourrissent indéfiniment sa prière, il en parsème toute son œuvre. « Le Verbe s'est fait chair… Il s'est dépouillé, devenant semblable aux hommes, obéissant jusqu'à la mort…Qui me voit, voit le Père… Il m'a aimé et s'est livré pour moi… Venez à moi, vous tous les opprimés, je vous donnerai le repos. Prenez sur vous mon joug, il est facile à porter… Prenez, mangez, buvez, c'est mon corps et mon sang… Il s'agit de le connaître, lui, et la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, de devenir semblable à lui dans la mort afin de parvenir, s'il est possible, à la résurrection des morts… Je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin du monde… Rien ne pourra nous séparer de l'amour de Dieu manifesté en Jésus Christ notre Seigneur ».
Et nombreuses et très belles seraient aussi les pages où nous recevons du Père Dehon sa constante méditation sur ce « mystère de l'amour » qu'est l'Incarnation. Par exemple :
« Le mystère de l'Incarnation est un mystère d'amour… C'est le mystère d'un Dieu aimant l'homme jusqu'à se faire homme lui-même… C'est l'amour humain divinisé. La fête de l'Annonciation est donc la grande fête de cet amour.
[Et en faisant parler Jésus lui-même] En me faisant chair, en revêtant une forme sensible, visible et tangible, j'ai rendu l'amour divin palpable, perceptible aux sens des hommes. Voilà pourquoi la contemplation de mon humanité sainte porte dans les cœurs qui s'y livrent mon divin amour. Ces formes sensibles de mon humanité facilitent aux hommes la production d'actes d'amour envers moi. L'objet de mon amour les divinise. En aimant mon humanité, on m'aime, on aime donc Dieu puisque je suis Dieu » (« La voie d'amour », OSP 1, pp. 36 - 37).
André Perroux, scj
5 juillet 2004