161.08

AD B.17/6.15.8

Ms autogr. 6 p. (21 x 13)

De l'abbé Désaire

Nîmes 15 janvier 1871

Bien cher Ami,

Je vous écris sans voir aucune nouvelle un peu importante à vous donner. Tout marche sur le pied que je vous ai décrit, c'est-à-dire d'une manière assez satisfaisante; aussi suis-je toujours très satisfait, et également convaincu qu'au rétablissement de la paix, nos projets pourront s'exécuter sérieusement, pleinement et selon toutes nos vues. Mais, hélas! où allons-nous avec ces événements foudroyants qui se multiplient sans nous laisser entrevoir quand et comment ils auront un terme? Il est inutile de bâ­tir en l'air des projets arrêtés: ceux que nous avons décidés et mûris sont en voie d'exécution par le petit commencement dont je suis ici le témoin; attendons, prions et surtout tenons-nous prêts à marcher quand le moment sera venu.

Vous insistez de nouveau sur votre arrivée au milieu de nous, que vous paraissez toujours vouloir retarder. Comme je vous l'ai dit, mon bon ami, je ne vois pas que votre présence actuelle soit ici d'une rigoureuse nécessité; elle me serait très agréable, parce qu'elle me fournirait votre société et surtout parce qu'elle déciderait peut-être certains sujets à entrer dans notre voie. Puis je ne m'explique pas trop que vous ne saisissiez pas avec empressement le bonheur de vous placer dans une solitude reli­gieuse, où vous pourriez préparer pour vous-même votre doctorat en théologie. Mais aucune de ces raisons ne demande impérieusement votre arrivée sans retard. Votre pays étant ainsi exposé, vos parents désirant légitimement vous avoir auprès d'eux dans des moments si critiques, tout me fait vous dire: attendez encore et continuez à faire le bien là où vous êtes et dans toute la mesure de vos forces.

Toutefois, j'ai été douloureusement peiné par la raison que vous avez invoquée dans votre lettre au P. d'Alzon et dans celle que vous m'avez adressée. Je crois voir là une échappatoire plus qu'un motif vraiment sérieux et déterminant. Vous voulez le consentement du P. Freyd: rien de plus raisonnable ni de plus chrétien, mais avouez­-le: est-ce que le P. Freyd vous refuserait son consentement si vous lui exposiez la per­sistance de votre désir et de votre but? Et d'ailleurs, s'agit-il pour vous de vous atta­cher irréversiblement? Pas plus que pour moi, vous ne feriez en venant qu'affirmer votre dessein et mûrement examiner si sa réalisation est possible avec les éléments que nous trouvons ici. Par conséquent, le P. Freyd ne saurait vous empêcher d'em­ployer si utilement votre temps et de sonder le terrain sur lequel vous désirez bâtir. Reculez donc votre arrivée tant qu'il vous plaira et tant que les événements seront si tristes et si menaçants pour votre pays en particulier, mais n'invoquez plus la raison par vous apportée. Avec ce système, jamais nous ne commencerons rien, et vous pourriez m'inspirer des regrets pour ma détermination et ma venue à Nîmes. Je n'en ai point eu encore, Dieu merci! et je ne pense pas en avoir de si tôt, pourvu que vous ayez la possibilité de me prêter main forte; mais n'allez pas remettre la question sur son premier point de départ1.

Avant la fin du mois, je pense avoir fini la logique (dialectique) pour les élèves du matin. En étudiant la Critique, ils commenceront donc à argumenter. Les consola­tions que je goûte dans cette étude, qui avait été jusqu'ici pour moi un livre scellé à 7 sceaux au moins, sont amplement suffisantes pour me faire résister victorieusement à toutes les distractions, tous les ennuis, tous les découragements qui pourraient me venir en connaissant les revers de notre patrie, les inepties de ceux qui la gouvernent en ce moment et les tristes jours qui sont présagés lors du rétablissement de la paix.

Je suis définitivement aumônier des 40 blessés que le P. d'Alzon a pris a sa charge et qui sont à dix minutes de l'Assomption. J'y ai dit la messe dimanche dernier pour la première fois et tous les jours, après dîner, j'y vais passer une petite heure de re­création. Ils sont doux et simples comme des agneaux et j'espère les rendre pieux comme des séminaristes. Hier, un d'entr'eux est mort; aujourd'hui, j'ai donné l'extrême-onetion à un autre qui ne tardera pas beaucoup d'aller au ciel. Soyez tran­quille, ce petit travail, qui me fait le plus grand bien au cœur, n'apportera aucun obstacle a mon travail intellectuel si je perds deux petites heures le dimanche matin, je saurai facilement les retrouver.

Comme à Rome, nous avons pris quelques jours de vacances au premier de l'an: je m'en suis servi pour aller voir mes parents des Bouches-du-Rhône et pour me reposer un peu le «caput» qui paraissait se fatiguer. Depuis ce temps, tout marche assez bien.

Ayant accepté plusieurs messes en Savoie et d'autres m'ayant été données ici, pourriez-vous, dans le cas où vous n'auriez pas d'honoraires, m'acquitter 20 messes avant le 15 mars, simplement «ad intentionem dantis». Vous me rendriez le plus grand service et je vous en tiendrai compte aux vacances, après lesquelles je soupire beaucoup pour aller enfin à La Capelle.

Vous ai-je dit que Mr Dugas père m'a écrit: Laurent est prisonnier en Prusse, et point de nouvelles de l'abbé, qu'on dit être à Orléans. M. Lemann est parti d'ici gra­vement malade: c'est un chaud partisan de nos idées et il nous sera très dévoue2.

M. …, qui est aumônier volontaire des mobiles de la Loire, m'écrit qu'il redouté plus les crises que nous traverserons au moment du rétablissement de la paix que cel­les qui nous désolent à cette heure.

Je m'étonne quelque peu de votre apparente tranquillité, malgré le désagréable voi­sinage des Prussiens. Vos bons parents partagent-ils votre sérénité? Je pense bien souvent à eux et à vous à l'époque du renouvellement de cette année; j'ai surtout prié comme pour des cœurs qui me sont bien chers. Offrez-leur mes souhaits respectueu­sement affectueux et dites-leur bien qu'aux prochaines vacances j'aurai le bonheur de m'imposer â eux longuement.

Je suis fort ennuyé que l'abbé Bernard n'ait point fait ma commission. Si au moins il se souvenait du numéro et me laissait la possibilité d'écrire au P. Daum à ce sujet, je me hâterais de saisir cette occasion pour causer un peu avec ce bon Père. Voyez un peu, malgré l'ennui de traiter ces bagatelles en ce moment, si je dois absolument me résigner à ne pouvoir pas recouvrer mon dépôt.

Adieu, cher et bon ami, continuons â beaucoup prier l'un pour l'autre et, comme vous le dites, à nous écrire plus souvent. Vous me savez bien occupé, mais je trouve­rai toujours tant d'agrément â venir causer avec vous un instant, qu'une petite demi­-heure sera aisément trouvée.

Croyez à mes sentiments fraternels et dévoués.

Votre ami en J.M.J.

Charles D.

P.S. Un jour, après avoir causé longuement avec le P. d'Alzon, il me raconta com­ment une jeune personne, qui se savait appelée à la vie religieuse, en fut détournée par un jeune abbé de ce diocèse, qui lui avoua être pris d'une grande affection pour elle. Racontez cette histoire au P. Dehon, me dit-il, mais dites-lui que la jeune per­sonne est maintenant postulante. Je ne vois pas d'autre conclusion â ceci que la né­cessité de songer aux dangers du pauvre prêtre séculier.

1 Deux brefs extraits de cette lettre en NHV IX, 8-9

2 Les fils Dugas: Laurent, officier de mobiles, l'abbé Dugas, condisciple de Rome (cf LC 90). L'abbé Lemann connu à Rome (cf LD 151; LC 92).