182.01
AD B.17/6.35.1
Ms autogr. 5 p. (21 x 13)
De l'abbé Petit
(Buironfosse le 9 mai 1871)
Mon bien cher ami,
J'attendais votre lettre avec la plus vive impatience, aussi fut-elle la tres bien venue. Une seule fois depuis votre départ je suis allé à La Capelle, ce fut au jour des Calendes1. La réunion fut moins nombreuse que de coutume, plusieurs confrères étaient absents. Je n'y apportais pas beaucoup de gaieté, j'avais le cœur attristé par la maladie de mon père que les médecins disaient être mortelle. Ils donnaient au malade quelques jours de vie, mais Celui qui conduit aux portes du tombeau et en ramène lui a rendu sa santé première; me voilà consolé et reconnaissant.
La visite d'un instituteur que nous reçûmes à la fin du dîner, empêcha Mr le Doyen de nous adresser les communications nombreuses qu'il avait, dit-il, à nous transmettre; aussi, après le départ du maître d'école, tomba-t-il vertement sur le dos du bon curé qui avait eu la témérité d'introduire son instituteur dans le sanctuaire réservé aux seuls enfants d'Aaron.
Toujours est-il que nous avons entendu la débâcle, les importantes communications viendront plus tard.
Je me suis empressé, avant le dîner, de rendre visite à Mme votre mère. J'avais rencontré Mr votre père sur le chemin du Nouvion. Nous avons beaucoup parlé, vous savez de qui! et comme la bouche parle de l'abondance du cœur, de part et d'autre, il y eut un vif échange de communications. Cependant, le jeune Eugène Joly, le séminariste de St-Sulpice étant avec moi, je demeurai moins longtemps, je sortis en faisant des reproches à la mère du trop long silence de son fils à mon égard. Le fils a parlé, je retire mes reproches, je rejette toute amertume.
Il faudrait être ici, mon bien cher ami, pour juger des occupations qui m'incombent pendant le temps pascal: 13.000 personnes à confesser2, 60 vieillards et malades, 250 enfants, etc… Je dois vous l'avouer toutefois, j'ai peu senti ma fatigue, tout mon cœur jubilait au milieu des nombreuses consolations que la bonne Providence a daigné m'accorder pour alléger mon travail.
Bon nombre de brebis errantes sont revenues au bercail et je m'aperçois de la sincérité du retour par l'assiduité plus grande aux saints offices. Pour moi les malheurs des temps s'effacent un peu en face des joies spirituelles qui font rayonner mon âme. Toute ma vie est là. Je suis entré dans ma nouvelle paroisse avec le désir le plus ardent, le plus absolu que de ne m'occuper uniquement que de la gloire de Dieu et du salut des âmes.
Depuis, c'est la seule pensée qui me guide, je n'en ai pas, je n'en veux jamais avoir d'autre; celle-ci prime, tout ce qui vient après est accessoire; et du moment où je vois se réaliser insensiblement tout le rêve de ma vie entière, mon cœur jubile au milieu des tristesses communes. Ce n'est pas sans doute qu'il n'y ait aussi des amertumes dans le parcours de cette voie, car l'art de gouverner les âmes est de tous le plus difficile à pratiquer; mais comme le Souverain Maître récompense le travail et non le succès, la grande source de ma jouissance est dans le travail accompli. Le succès sans doute ajoute un complément bien doux, mais le bonheur est avant tout dans la conscience du devoir accompli. Aussi le devoir ne me coûte-t-il jamais la moindre peine, je dirai plus, je l'aime d'autant mieux qu'il est plus difficile et par là plus méritoire.
Voilà bien des mots pour vous dire que, pensant beaucoup à vous, je n'ai pas eu le loisir de vous écrire. Ma verbosité vous rappellera un temps qui reviendra, j'espère, où dans l'expansion de notre commune amitié, nous laissions se déverser nos cœurs, comme deux vases dont l'un contiendrait une liqueur nécessaire à l'autre.
Je ne vous parle pas des malheurs des temps, j'ose à peine les envisager. Je ne puis y porter remède, et quand ils sont sur le point de m'attrister, je regarde ma belle étoile et je souris! Après tout, me dis-je, s'ils me prennent la terre, je garde le ciel!
Mes paroissiens ont remercié la Providence qui nous a si bien gardés en offrant quatorze cents francs pour l'ornementation de ma nouvelle église.
Nous ne sommes pas encore entrés dans notre cathédrale; nous subissons les retards qu'entraînent nécessairement et la guerre étrangère et la guerre civile. Si vous saviez qu'elle est belle! J'ai hâte de vous la faire voir. Mon buffet d'orgue est placé, tout le monde l'admire, il est superbe! On vient de loin contempler mes magnificences et décidément Buironfosse va se relever dans l'estime générale. Il y a bien encore quelques ombres légères dans ce beau tableau, mais il faut des ombres pour faire ressortir les points lumineux…
Mr Lecrignier est de nouveau renommé bourgmestre de la commune, grâce à quelques concessions qu'il sut faire habilement aux conseillers du Boujon. Au reste, j'avais demandé au bon Dieu, le matin à la Ste Messe, de le maintenir si, pour le bien de tous, il devait en être ainsi. Ne soyez pas surpris si je m'incline, et sans arrièrepensee3.
Je vous remercie des détails que vous voulez bien m'offrir sur le grand Pontife, sur l'attitude de la Ville éternelle et sur ses pensées intimes, sur vous et sur vos projets. J'ai lu tous ces détails avec le plus vif intérêt. Vos projets vont germer et s'épanouir sur cette terre féconde qu'arrosa le sang des martyrs; les fruits mûris au soleil de la charité auront un suc conservateur qui les préservera et en garantira la durée.
Veuillez croire, mon bien cher ami, à l'assurance de ma respectueuse et bien vive affection.
Votre ami tout dévoué en N. S.
C. Petit
Buironfosse le 9 mai 1871.
A bientôt de vos nouvelles, n'est-ce pas? 22 prêtres sont morts dans le diocèse depuis six mois. Avez-vous recueilli pour moi la bénédiction du St-Père? Notre cher Doyen ne me parle pas plus de vous que de mon église, deux monuments qu'il admire et dont il voudrait jouir seul.
1 Le 1° jour du mois; sans doute jour de réunion du doyenné.
2 Le chiffre (sic!) doit sans doute être 1.300 pour la paroisse, même avec les annexes: aujourd'hui Buironfosse: environ 1.400 h.
3 Le Boujon, hameau dépendant de Buironfosse à 5 km de La Capelle.