184.03

AD B.17/6.37.3

Ms autogr. 4 p. (21 x 13)

De l'abbé Poiblanc

Semur le 28 novembre 1871

Cher ami et Confrère,

Je ne saurais assez vous dire combien j'ai été heureux lorsque j'ai lu votre signature au bas de votre bonne lettre. Certes, il m'en coûtait de voir toutes relations, si ce n'est celles de la prière, rompues entre nous; aussi je désire bien vivement que les œuvres communes, dont nous allons avoir à nous occuper pour la gloire de Dieu, resserrent des liens d'autant plus doux que c'est dans notre chère Rome qu'ils ont été formés.

Avant de répondre à votre demande, laissez-moi encore vous dire avec quelle joie j'ai appris que vous étiez entré bravement dans les rangs du clergé séculier. Grâce à Dieu, j'aime profondément les ordres religieux: je comprends trop qu'ils sont dans le clergé romain des corps d'élite; d'ailleurs Rome les aime, les encourage: cela doit nous suffire pour les aimer aussi.

Cependant, je l'avoue simplement, quand je considère le rôle immense que le cler­gé séculier, paroissial, a et peut seul avoir au milieu de la société, je ne puis empêcher un sentiment de tristesse de monter jusqu'à mon cœur, quand je vois les meilleurs d'entre nos confrères quitter nos rangs, où ils craignent de perdre leur ferveur, où ils trouvent trop difficile de se sanctifier. Et cependant, c'est précisément de leur fer­veur, de leur sainteté que nous aurions besoin pour redonner un peu de zèle apostoli­que, de vie intérieure, d'esprit de sacrifice à nos prêtres, qui, il faut le reconnaître avec douleur, se laissent de plus en plus aller à des habitudes toutes bourgeoises et à une vie qui rappelle bien peu celle du Divin Maître. Comment avec cela s'étonner que notre société se perde de plus en plus: ses médecins sont aussi malades qu'elle. Que Dieu, dans son infinie miséricorde, daigne nous donner de saints prêtres et nous en­seigner le moyen de combattre l'isolement qui nous tue et de nous lier fortement par les liens étroits de saintes associations sacerdotales. Prions! ne cessons de prier!

Vous avez bien mal choisi, mon cher abbé, en vous adressant à moi pour connaître le moyen d'établir un patronage pour les jeunes gens. Pourtant je serai heureux de vous dire le peu que je sais. Avant tout, je vous renvoie à deux excellents livres, qui méritent d'être lus, médités par tous ceux qui veulent s'occuper de sanctifier les jeu­nes gens: 1° «Méthode de direction pour les œuvres de jeunesse», par l'abbé Timon­David, chez Sarlit; 2° «Vie et esprit du Ven. Serviteur de Dieu, J. J. Allemand», par l'abbé Gaduel, chez Lecoffre. Vous pourrez consulter avec avantage, le «Manuel du Patronage à l'usage des Conférences de St Vincent de Paul», chez Sarlit1. Enfin, je vous recommande beaucoup la Revue des Associations Catholiques pour la classe ouvrière, Boulevard des Lices 33, à Angers. Vous feriez bien de demander l'année déjà parue, à cause du compte-rendu du Congrès de Versailles. Vous trouverez dans ces publications, surtout dans les deux premières, beaucoup mieux que ce que je pourrais vous dire. Ma petite expérience me convainc que la méthode de Mr Timon­-David est la meilleure, pour ne pas dire la seule bonne. Avant tout, il ne faut pas avoir peur de la piété avec les jeunes gens; le milieu dans lequel ils sont appelés à vi­vre est si funeste qu'on ne peut espérer les conserver, si on n'aspire â en faire que des chrétiens faisant leurs Pâques.

Il faut en faire des chrétiens fervents. Pour cela, je pense qu'il faut commencer avec un petit groupe bien choisi, former bien sérieusement ce noyau, y développer un grand esprit de foi et de piété, lui faire prendre de sérieuses habitudes de dévotion, et puis alors, petit â petit, y adjoindre d'autres jeunes gens qui facilement prendront le pli. Afin de conserver l'esprit de ferveur, il me semble que, dès qu'on s'est un peu agrandi, il faudra former dans le sein de l'œuvre une petite association des plus fer­vents, qui sera comme un levain.

On ne pourrait, à mon avis, commencer avec de grands jeunes gens qu'autant qu'on en trouverait de très bons. Dans ce cas, il n'y a pas à hésiter: l'œuvre sera plus vite, plus sûrement établie. Mais s'ils ne sont pas très bien disposés, vous les manie­rez très difficilement, tandis que des enfants plus jeunes, par exemple après leur 1° communion, seront, plus malléables.

Pour commencer, vous n'avez besoin que d'une cour et d'une salle et, si possible, une petite chapelle ou un oratoire. C'est même le point capital qui donne tout de sui­te à l'œuvre son cachet. La confession fréquente est la cheville ouvrière d'une œuvre de jeunesse. Le règlement ne peut pas exiger moins de tous les mois, mais il faut tâ­cher d'avoir davantage. Pour le budget, vous pouvez faire très peu de dépenses: c'est une illusion de croire que c'est par de fréquentes récompenses, des jeux variés et dispendieux qu'on conserve les jeunes gens.

Pour commencer, il est bon d'user de récompenses. Au bout d'un certain temps, el­les ont moins d'utilité. Si les enfants ne sont pas pauvres, il est bon de leur faire don­ner une petite cotisation: cela les intéresse à l'œuvre, ils sentent que c'est leur œuvre, et cela est un grand point. Il est bon d'avoir quelques livres à prêter, non seulement afin d'éviter les mauvaises lectures, mais aussi afin qu'à l'œuvre, à leur œuvre, ces enfants trouvent tout ce dont ils ont besoin, tout ce qui peut leur être agréable, J'espère que bientôt vous me ferez connaître ce que vous avez entrepris.

Tout à vous en N.S.

F. E. Poiblanc

L'abbé de Bretenières n'a toujours pas retrouvé sa bonne santé. Cependant il conti­nue son cours; il se plaît dans son poste, où d'ailleurs il a trouvé d'excellents confrères. Il sera tres heureux d'avoir de vos nouvelles. Je ne manquerai pas de le faire en lui écrivant. S'il me vient encore en pensée quelque chose à vous dire sur le Patrona­ge, je me ferai un vrai plaisir de vous le communiquer. Avez-vous des nouvelles du Séminaire français et des Pères?

1 Timon-David (Joseph-Marie, 1823-1891), fondateur à Marseille d'une Œuvre de jeunesse pour les classes populaires, œuvre continuée aujourd'hui par les membres de l'Institut qui porte son nom. Allemand (Jean-Joseph, 1772-1836), prêtre de Marseille, qui reprit en 1801 l'Œuvre de jeunesse, supprimée par la Révolution, notamment pour les classes moyennes, œuvre de formation spirituelle assez exigeante pour la formation de laïcs engagés.

Gaduel (Jean-Pierre, 1811-1888); d'abord Sulpicien, il tenta une œuvre de jeunesse à Paris (du type Allemand) ainsi qu'une association pour les prêtres, à l'exemple de Barthélémy Holzhauser en Alle­magne. Devenu collaborateur intime de Mgr Dupanloup, il prit une part active dans la polémique anti-infaillibiliste pendant le concile du Vatican.