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B18/9.1.21

Ms autogr. 4 p. (21 x 13)

À ses parents

Jérusalem 10 avril 1865

Chers parents,

Si je n'étais pas si loin et s'il était facile de revenir ici, je laisserais pour une autre fois ce qui me reste à voir, tant j'ai hâte de retourner près de vous. Je suis à Jérusalem, au milieu des souvenirs les plus saisissants, et je regrette La Capelle, la vie de famille, l'air pur, les jardins, les promenades1.

Mais je suis un écolier et le jour des vacances n'est pas arrivé. Je vais achever de visiter sérieusement la Syrie: Nazareth et Tibériade, lieux témoins de la vie de Notre-Seigneur, puis le Carmel, St Jean d'Acre, Tyr, Sidon, Damas, les Cèdres et Beyrout. Nous partons d'ici lundi prochain, 17 courant, en même temps que la caravane française: elle suit le même itinéraire. Nous comptons nous embarquer le 11 mai à Beyrout pour Smyrne. Nous irons aux ruines de Troye (Troie), et vers le 1er juin, nous serons à Constantinople.

Nous visiterons cette ville comme une des plus importantes de notre voyage, puis nous retournerons directement en France par le Danube. Nous laisserons la Russie à distance2. Nous sommes seuls à présent: nos compagnons d'Égypte ont pris une autre direction. Notre séjour ici est un repos: nous logeons au couvent. Nous assistons aux cérémonies près du chancelier du consulat de France: hier, fête des rameaux, nous avons reçu une palme de la main de Mgr le patriarche. Nous vous enverrons d'ici une caisse contenant beaucoup de souvenirs précieux. Je distribuerai ces objets à mon retour.

J'espère que vous avez reçu les trois colis envoyés du Caire il y a un mois. En Palestine, tous les lieux sont remplis de saints souvenirs: à Bethléem, c'est l'étable où est né Notre-Seigneur, sa crèche, le lieu de l'adoration, le village où l'ange apparut aux bergers. À St-Jean, c'est la maison de St Zacharie et le désert où St Jean prêchait. Au Jourdain, c'est le lieu où fut baptisé Notre-Seigneur: nous nous y plongeâmes pieusement: je vous envoie plusieurs flacons de cette eau bénie; près de là est la Mer Morte, dont les eaux goudronneuses couvrent l'emplacement des villes maudites, Sodome et Gomorrhe. À Hébron sont les tombeaux des patriarches Abraham, Isaac, Jacob, avec un monument bâti par Salomon. Ici, chaque pas foule une terre maudite ou bénie.

C'est le mont des Oliviers avec le jardin de l'agonie, dont les oliviers séculaires ont été arrosés par la sueur du Christ. En ville, c'est la voie douloureuse, le Calvaire, le Saint Sépulcre. Les cérémonies représentent toute la passion du Christ. Du temple de Salomon il ne reste pas pierre sur pierre comme l'évangile l'a prédit; mais il en reste l'enceinte et toutes les semaines les juifs vont y pleurer leur honte. Je laisse d'autres souvenirs dont je vous parlerai bientôt à La Capelle.

La température est assez agréable; cependant il fait plus froid qu'en Égypte.

Je vous écris régulièrement et je crains que plusieurs de mes lettres ne se perdent; mais ne vous inquiétez pas, j'espère vous arriver bientôt en bonne santé. J'ai reçu à temps la lettre de crédit; je n'en ai pas trouvé de mon oncle Dehon3. Siméon m'a écrit: il m'annonce la révolution au collège d'Hazebrouck; je tâcherai d'écrire à Mr Boute pour le féliciter de sa résolution4. J'ai bien écrit à Mr Demiselle d'Athènes5, ma lettre se sera perdue. J'ai trouvé aujourd'hui votre lettre et celle de Laure: cela m'a rendu ma gaieté que j'avais perdue depuis quelques jours.

Je vous embrasse de tout cœur.

Votre dévoué fils

L. Dehon

Dites à madame Fiévet que je ne l'oublie pas au St Sépulcre. Je prierai aussi pour madame Borgnon et les autres malades de la famille.

À Constantinople (Turquie) poste restante.

1 Du 26 mars au 10 avril, visite détaillée de Jérusalem et des environs: la Mer Morte et le Jourdain, Jéricho, Béthanie… Bethléem, Hébron, la vallée de Mambré, St Jean-du-Désert. En VO V, 133 vº - VI, 9 rº (67 pages); NHV III, 148-187.

2 Avec cependant pour Léon un petit détour et séjour de 10 jours à Rome cf. LD 28.

3 Cf. LD 9 (note 5).

4 Sur Siméon cf. LD 4 (note 3). La «révolution» au collège d'Hazebrouck est la révocation par le gouvernement impérial (ministre V. Duruy), en mars 1865, de Mr Dehaene comme Principal, et la fondation par celui-ci d'un nouveau collège libre - l'Institut S. François d'Assise - bientôt florissant (cf. NHV I, 14 vº). Mr Boute s'était résolu, avec tous les prêtres professeurs, à suivre Mr Dehaene (NHV I, 19 vº). À ce sujet cf. de l'abbé Lemire (élève du collège comme Léon Dehon): «L'abbé Dehaene et la Flandre». Léon Dehon écrivit, en effet, de Jérusalem à l'abbé Boute qui lui répond longuement le 5 (?) mai à ce sujet (cf. LC 12).

5 Sur M. Demiselle cf. LD 4 (note 3).