218.53

B18/9.2.53

Ms autogr. 4 p. (21 x 13)

À ses parents

Rome 19 novembre 67

Chers parents,

J'espère que vous avez reçu la lettre que je vous écrivis jeudi dernier. Comme je vous le disais, mon voyage a été très heureux, et j'ai gagné du temps en évitant la traversée. Rome est calme et l'a toujours été, car la petite émeute dont on a fait tant de bruit a eu lieu la nuit, et les habitants n'ont jamais cessé de vaquer tranquillement à leurs affaires. Les cours du Collège romain étaient ouverts depuis deux jours, et pour les cours supérieurs seulement, parce que les salles ordinaires servaient à loger des troupes françaises. Depuis hier, le Collège romain est rendu tout entier aux élèves. Je me suis mis facilement au courant et j'ai repris mes habitudes de l'an passé. Nos supérieurs ont toujours pour nous une bonté vraiment paternelle, et plusieurs de mes condisciples sont pour moi d'excellents amis. Nous sommes déjà 40 et dans peu de jours nous serons 48. Notre nombre a augmenté malgré l'état des affaires politiques. Nous ignorons à Rome, et vous aussi probablement, quels seront les résultats et la durée de l'expédition française. Nos soldats ont été reçus ici comme des libérateurs, surtout après la victoire de Mentana. La conduite de l'armée pontificale dans toutes ces affaires a été admirable. Elles ont partout été victorieuses. Les 350 soldats qui se sont rendus aux 5.000 garibaldiens à Monte Rotondo après 27 heures de résistance, ne l'ont fait qu'après avoir brûlé jusqu'à leur dernière cartouche et brisé leurs armes. Ils n'ont pas perdu un seul homme et ils ont tué dans cette seule affaire 600 garibaldiens, le même nombre que les autrichiens ont tués dans la grande bataille de Custoza. À Mentana, les pontificaux n'étaient que 5.000 contre 10.000, au lieu d'être deux fois plus nombreux comme on l'écrivait de Florence. Les zouaves ont perdu une centaine des leurs. Ce sont de vrais martyrs. Ils mouraient en offrant leur vie pour l'Église. Guilmin avait été déjà blessé à Castelfidardo et il pleurait alors de n'avoir pas été digne de mourir. Le capitaine Du Fournel venait de voir mourir son frère. Il alla prier à Saint-Pierre pour mourir aussi pour l'Église et peu de jours après il était blessé mortellement. Je suis allé voir ces jours derniers un sous-lieutenant blessé, charmant et excellent jeune homme. Il enviait le sort de Guilmin et me disait: «Ce sont les meilleurs qui sont morts; nous, nous n'en étions pas dignes.» Ce sont des cœurs généreux qui aiment l'Église et qui comprennent quelle récompense aura au ciel leur dévouement1.

Aujourd'hui, j'ai rencontré le Saint-Père qui sortait de visiter des malades dans un hôpital. Il est toujours souriant et plein de santé!

Je suis allé voir le légionnaire Gaufrin (?). Il est à peu près guéri. J'écrirai quelques mots à sa mère.

Je suis heureux que vous n'ayez aucune inquiétude à avoir sur l'état de Rome.

Embrassez pour moi Henri, Laure, maman Dehon et Marthe. Dites à Marthe que je lui rapporterai un livre d'images pour l'amuser. Je vous embrasse de tout cœur.

L. Dehon

1 Suite des événements évoqués dans cette lettre: À Castelfidardo (sept. 1860), Lamoricière, commandant des troupes pontificales, avait été battu par les Italiens. Réorganisation de ces troupes (constitution de corps de zouaves et de légionnaires) par Mgr de Mérode et le cardinal Antonelli. Après le retrait des troupes françaises de Rome (décembre 1866), tentative d'un coup de main sur Rome par Garibaldi (23 octobre). Le 26 départ d'un corps expéditionnaire français pour Rome. Le 27, affaire de Monte Rotondo à l'avantage des troupes pontificales (NB: la bataille de Custozza avait eu lieu le 24 juin 1866 entre Autrichiens et Prussiens). Le 3 novembre, bataille de Mentana, victoire pontificale. Une garnison française devait rester à Civitavecchia jusqu'en 1870 (guerre franco-prussienne, août-septembre). Le 20 septembre, entrée des Italiens à Rome (Porta Pia). Cf. NHV V, 115 (à noter la graphie - plus probable? - Guillemin, différente de celle de la lettre: Guilmin).