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25. 02. 1877

Aux jeunes gens du Cercle J. de Maistre

Rome

Mon bien cher ami,

Merci de votre bon souvenir. Vous me n'oubliez pas. Je ne cesse pas de penser à vous tous. Vous êtes présents au milieu des mille tableaux qu'offrent à mon imagination les lieux que nous parcourons.

Ah! c'est que la vie des pays dont nous connaissons l'histoire fait revivre en notre pensée bien des faits et bien des personnes. «Tanta vis admonitionis inest in locis», disait Cicéron. Et cela surtout à Rome! «Et idquidem in hac Urbe infinitum», comme il ajoutait. Là, en effet, à chaque pas se retrouve un souvenir1.

Rome m'était familière. Je suis moins ému des nombreux vestiges qu'y a laissés l'Antiquité. Je me plais à me servir de ces débris du passé pour faire revivre en mon esprit les générations qui se sont succédé.

Auprès de l'Agger de Servius Tullius, de la prison Mamertime d'Aucus et de la Cloaca Maxima de Tarquin, je vois grandir cette peuplade de pasteurs campée sur ses collines, sans lettres et violente, victorieuse dans ses luttes avec les bourgades voisines et pressentant une destinée que la Providence lui fit grande parce qu'elle devait unifier le monde pour préparer le règne du Christ.

La période de la République a laissé peu de monuments. Les plus remarquables sont peut-être ses grandes voies militaires. Il faut reconnaître que cette époque avait une vraie grandeur. Il y avait chez ces guerriers avec une vaine passion de la gloire quelque vrai patriotisme.

Ses relations avec la Grèce lui donnèrent le goût des arts, des lettres, de la philosophie et de l'éloquence. Elle eut Caton, Cicéron, César et Pompée. Mais l'enivrement de la puissance et la corruption de la richesse amenèrent la décadence de l'empire et la chute profonde et rapide.

Les peuples chrétiens résistent davantage à ces causes d'énervement, mais ils ont aussi leurs faiblesses. Après nos gloires nationales du XIIIème siècle et nos gloires empruntées du XVIIème, n'avons-nous pas eu les temps troublés du XIVème et du XVème siècle et la corruption du XVIIIème, qui prépara la révolution?

L'empire jouissait des revenus des provinces conquises. Ce fut le temps du luxe et de la profusion. Auguste avait trouvé Rome bâtie en briques, il l'avait laissée en marbre. Les empereurs pour se rendre populaires élevaient des théâtres, des bains et des portiques. Le peuple et le sénat en retour les divinisaient et leur élevaient des statues.

Malgré les dévastations d'Alaric et des Vandales, Rome comptait encore au VIème siècle, suivant un historien, 46.000 maisons, 17.000 palais, 13.000 fontaines, 31 théâtres, 11 amphithéâtres, 9.000 bains, 8 grandes statues dorées, 66 statues d'ivoire, 82 statues équestres en bronze.

De tout cela nous n'avons plus que de rares spécimens pour aider l'imagination à reconstruire ce qui fait défaut. La vue de Pompéi nous donne l'aspect de la vieille ville romaine. L'amphithéâtre de Flavien, les Thermes et les ruines attestent la véracité des historiens.

C'était2 une ville de marbre, une ville de luxe et de plaisir, mais il n'y avait plus de place pour la vertu et pour le caractère quand les apôtres y firent modestement leur entrée.

Quel contraste aujourd'hui! Rome est devenue la ville de st Pierre! Et comme il l'eut bientôt conquise et transformée! Tacite constatait déjà qu'une grande multitude de citoyens était suspecte de christianisme, «ingens multitudo». Pline en l'année 107 écrivait qu'il n'allait plus rester aux païens que leurs temples et leurs théâtres; Tertullien au second siècle pouvait écrire à l'empereur: «Nous sommes dans les villes en majorité.»

L'archéologie confirme ces textes historiques. J'ai revu les catacombes avec leur illustre interprète, le Chevalier de Rossi. C'est tout un monde souterrain. Vingt-cinq vastes cimetières contenant des galeries multiples dont l'ensemble formerait plusieurs centaines de kilomètres.

Ces cimetières étaient établis dans les riches propriétés des convertis qui appartenaient aux familles puissantes. Un des plus intéressants est celui de Domitille, nièce de Domitien, dans lequel se retrouvent avec des peintures et des inscriptions du 1er et du second siècle les tombes chrétiennes de quelques membres de la gens Flavia.

Notre foi et nos rites revivent dans les catacombes. Elles attestent deux prodiges constants, la propagation miraculeuse de notre foi et la perpétuité de nos croyances et de notre culte.

Quand la Rome chrétienne sortit des catacombes, elle adopta un art simple, grave et majestueux qui devint traditionnel. Pendant mille ans elle ne connut pour ses églises que la forme de la basilique, qui s'adaptait si bien à nos rites. La colonnade de marbre séparant la nef des hommes et celle des femmes; l'abside circulaire pour le clergé; la crypte pour les tombeaux des martyrs; le narthex pour les catéchumènes, tel était le plan uniforme des temples et tout l'ornement consistait en mosaïques hiératiques qui ne sortaient guère d'un certain cycle, régulier comme la liturgie.

La Providence qui inspire l'Église voulait former ici cet esprit traditionnel qui devait conserver intact le dépôt de notre foi.

À cause des guerres locales et du séjour d'Avignon, Rome n'a pas connu la grande effloraison de l'art chrétien au XIIème et au XIIIème siècle. Elle est entrée trop avant dans la renaissance à l'antique avec ses pontifes-mécènes Jules II et Léon X. Elle a fait siens Raphaël, Michel-Ange et Bramante.

Aujourd'hui elle doit à Pie IX un véritable réveil de l'art chrétien, qui se montre surtout dans la brillante basilique de St Paul, dans les peintures décoratives de plusieurs églises restaurées et dans les sculptures sobres et pures qui émaillent son vaste cimetière, le plus intéressant que je connaisse.

Il me semble que ne vous ai encore rien dit et cependant mon papier se remplit. Mille idées se pressent encore en mon esprit. J'aurai d'autant plus de joie à vous revoir que je sens le besoin de vous ouvrir mon cœur qui déborde.

À bientôt donc. Une bonne poignée de mains à chacun de nos amis.

Je suis à vos réunions «absens corpore sed præsens spiritu», comme disait st Paul (I Co 5, 3).

Tout vôtre en Jésus Christ

L. Dehon

125.02.1877 1 Texte latin corrigé par une autre main et rendu peu lisible.

225.02.1877 2 Rome.