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7ème CAHIER

Notes quotidiennes (12.3.1894 – 18.3.189)

1r

12 mars 1894

Naples: vue d'ensemble. Réflexions à bord d'un vaisseau dans la ra­de. Quel site privilégié que celui de Naples! Elle a devant elle son beau golfe bleu et derrière elle la riche plaine de Campanie. A gauche, c'est le Vésuve qui forme un panorama toujours varié avec son panache de fu­mée et les tons changeants que donnent à ses pentes les effets d'ombre et de soleil. A droite, c'est la région tourmentée de Pouzzoles et de Cumes, poétisée par Homère et Virgile. En face, ce sont les coteaux gracieux de Castellamare et de Sorrente et les rochers de Capri qu'on voit au loin à travers une brume bleuâtre.

Quand les fils de Japhet et de Gomer, les vieux Pélasges arrivèrent là, ils 1v durent trouver tous ces coteaux couvertes de pins et d'ilex. Ils avaient sans doute là comme en d'autre beaux sites de l'Italie, à Préne­ste, à Tibur, à Tusculum, à l'Ariccia et en cent autres lieux, une cité protégée par des murs cyclopéens.

Plus tard des grecs de l'Eubée venaient s'établir au rivage de Cumes, vers l'an 1056 avant l'ère chrétienne, et leurs enfants fondaient Parthé­nope, séduits par une sirène de ce nom, qui pouvait bien n'être pas autre chose que le charme naturel de ce rivage.

Parthenope avait son acropole au rocher, au nid d'aigle ou de vautour du Pizzo Falcone. Mais bientôt ses habitants s'enhardirent et s'établi­rent sur un coteau plus large et d'une pente plus douce vers l'Est. Il y eut une nouvelle ville «Neapolis», l'autre s'appela la vieille ville «Paleopo­lis». Plus tard elles se rejoignirent et se confondirent en s'élargis­sant 2r

Le petit bassin, appelé Porto Piccolo était suffisant pour les petits vais­seaux de ce temps là.

Le plan de la ville gréco-romaine est facile à reconnaître encore. Elle montait du rivage jusqu'à la porte St Janvier et au Musée Bourbon. Ses églises d'aujourd'hui ont succédé à ses temples d'autrefois. La cathédra­le est sur l'emplacement des temples d'Apollon et de Neptune. San Pao­lo a encore des colonnes du temple de Castor et Pollux. St Jean a succé­dé à Antinoüs.

Les églises des Sts-Apôtres et de St-Grégoire recouvrent d'autres dé­bris de temples 2v.

La curie était où est St-Laurent; les arènes étaient en haut de la ville; le théâtre auprès de San Paolo.

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Golfes de Naples et de Salerne; Ischia et Capri.

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Pauvre Naples, vers la fin de la république et sous l'empire, elle rivali­sait par ses moeurs dissolues avec Pompeï, Pouzzoles, Baies et les autres villes de cette région enchanteresse. Pétrone lui-même lui reproche sa dépravation. Horace loue ces rivages délicieux.

Nullus in orbe sinus Baiis praelucet amoenis. Sénèque et Suétone en signa­lent la vie dissolue. Properce dit que la pudeur en était bannie. Cicéron dépeint comme il sait la vie de plaisir qu'on y menait. Libidines, amores, adulteria… convivia, comessationes, navigia, symphonia, cantus.

Les riches romains allaient là à la saison favorable, par mode et par désœuvrement. Beaucoup de chrétiens aujourd'hui ne vont-ils pas sur leurs traces? 3r L'empire porta les choses à l'extrême. Néron chantait et jouait la tragédie au théâtre de Naples avec des histrions et il tuait sa mère à Baïes.

Ce tableau est de ceux dont une âme délicate éloigne bien vite ses yeux.

Il nous est facile de nous représenter cette ville dans sa splendeur. Pompeï sortie de ses cendres nous dit ce qu'était Naples. Je vois des tem­ples nombreux. Quelques-uns ont encore les lourdes colonnes doriques des temps primitifs. Plusieurs ont d'élégants portiques ioniques ou co­rinthiens. L'amphithéatre domine au sommet de la ville, les théâtres au centre, les bains aux extrémités. Les habitations sont élégantes, elles sont ornées de peintures lascives, elles ont à l'intérieur des portiques de marbre avec des fontaines jaillissantes. Des chars nombreux sillonnent les rues. Une infinité d'esclaves circulent 3v pour satisfaire les fantai­sies de leurs maîtres. Des navires apportent les vases et statues de la Grè­ce, les étoffes de l'Orient, les fruits de Carthage. Les temples sont déserts et abandonnés. Une foule curieuse et désoeuvrée remplit le forum et ses portiques. Les théâtres, les lupanars et les bains sont les points d'attrac­tion de cette fourmilière.

Mais je vois venir des sages avec une doctrine nouvelle. Ils vont semer le bon grain dans cette pourriture.

Voici Pierre de Galilée. Il passe en allant à Rome. Il séjourne là à l'en­trée de la ville. Il offre un sacrifice nouveau. Le souvenir en restera. Un monument abritera l'autel de ce sacrifice mystérieux (San Pietro ad Aram). Il communique sa croyance à un groupe de colons israélites d'abord, puis aux Grecs et aux Romains. Il laisse là 4r en partant une petite communauté de disciples ardents. Sa doctrine se propagera. Son souvenir restera vivant. On garde encore là comme la relique d'un ami son bâton de voyage. Il fait de même à Pouzzoles.

Peu d'années après, voici venir Paul. Il passe sept jours à Pouzzoles, retenu par les disciples de Pierre. Il visite aussi sûrement ceux de Neapo­lis.

La bonne semence germe rapidement. Les prosélytes se multiplient. Les moeurs se transforment. Il arrive là ce qu'on a vu à Rome et dans les autres villes. La simplicité, la charité,, la pudeur détruisent le règne du faste et de la corruption. Les hommes vicieux sont mal à l'aise. Les théa­tres, les lupanars et d'autres commerces qui se rattachent à la débauche ou à l'idolâtrie sont en souffrance.

De là des plaintes, des dénonciations et 4v bientôt des persécutions qui sont l'écho de celles de Rome.

Naples aussi a ses martyrs. Elle a ses vastes catacombes, là haut dans les flancs de la montagne, auprès de l'amphithéâtre c'est toute une ville souterraine dont les inscriptions attestent la transformation qui s'était opérée dans la ville.

La persécution la plus cruelle fut celle de Dioclétien. Elle sévissait à la fois dans toute la Campanie, à Nole, à Sora, à Naples, à Pouzzoles. C'est alors, en 305, que St. Janvier, évêque de Bénévent et ses compa­gnons furent livrés aux bêtes fauves à l'amphithéâtre de Pouzzoles.

St. Janvier, épargné par les animaux sauvages fut ensuite décapité. Quelques années après, en 325, Constantin le Grand est là avec sa mè­re, Ste Hélène. Ils apprennent les miracles qu'opèrent St. Janvier à son tombeau de Pouzzoles 5r et Ste Restitute, l'illustre martyre de Cartha­ge, dans une île du golfe où son corps avait été apporté. Ils jugent que ces dépouilles sacrées seront mieux honorées dans un beau sanctuaire à Naples. Ste Hélène préside à la construction de la basilique. C'est l'ori­gine de la cathédrale de Naples. La foi chrétienne acheva de conquérir la ville. Des églises s'élevèrent. Les temples furent délaissés ou détruits. Voici venir ensuite les siècles des barbares. Six fois au moins Naples tombe entre leurs mains et toutes ses richesses sont pillées et emportées. Les Vandales viennent par mer. Les Goths, les Hérules, les Ostrogoths descendent du nord.

En 410, Alaric passe avec ses Goths, comme un ouragan qui renverse tout. Le grand évêque de Nole, St. Paulin avait une grande fortune. Il la 5v distribue pour secourir toute la Campanie dévastée.

Dix ans après ce sont des pirates vandales. Paulin se livre en esclavage pour racheter le fils d'une pauvre veuve.

En 455, Genseric passe avec les Vandales, il va jusqu'à Rome, pillant et dévastant tout sur son passage.

En 536, c'est Vitiges avec les Ostrogoths. Il est repoussé en 538 par Bélisaire. Mais les Ostrogoths reviennent en 542. Totila vaincu et refou­lé par Bélisaire en 545 revient à nouveau en 548. Les Ostrogoths sont ce­pendant repoussés définitivement par Narsès en 552. Naples et la Gran­de Grèce rentrent sous l'autorité de Justinien.

Naples reste aux grecs jusqu'à l'arrivée des princes normands aux XIIe siècle.

Les Lombards cependant ont envahi l'Italie en 568 avec le roi Alboin. 6r Ils sont allés jusqu'aux portes de Naples, mais ils ne l'ont pas prise. Charlemagne leur enleva le nord de l'Italie. Ils restèrent dans le midi et formèrent le Duché de Bénévent et de Salerne. Naples était comme bloquée et n'avait plus d'issue que par mer.

En 825, le prince de Bénévent infligea à Naples une perte cruelle. La ville assiégée ne sauva son indépendance qu'en cédant à Bénévent le corps miraculeux de St. Janvier. Elle ne devait le recouvrer qu'en 1497.

Au IXe et au Xe siècle, les Sarrasins vinrent plusieurs fois en pirates pillier Naples et ses environs.

Mais voici venir les Normands. C'étaient de vaillants chevaliers que ces fils de Tancrède de Hauteville, Guillaume Bras-de-fer, Drogon, Ro­bert Guiscard et Roger qui préludèrent aux croisades 6v et vinrent se tailler un royaume aux dépens des Sarrasins. Ils bataillèrent comme des héros. Ils étaient braves et ils croyaient en Dieu. Leurs exploits ont été le thème de plusieurs de nos vieilles épopées.

Robert Guiscard avait conquis les Duchés de Pouille et de Calabre. Roger I son frère se rendit maître de la Sicile. Roger II prit Naples et de­vint roi des Deux-Siciles en 1130. On trouverait dans leur histoire cent exploits héroïques. Pour son premier coup de main en Sicile Roger, avec 700 hommes, défit 15.000 Sarrasins, en 1061. L'année suivante à Troïna, aidé de son héroïque femme Judith d'Evroult, avec 300 hommes il battit 5.000 ennemis.

On ne leur sait pas assez gré de ce qu'ils ont fait pour l'Eglise 7r et la chrétienté. Ils ont opposé au flot envahissant des Sarrasins une digue qui n'a plus été dépassée. C'étaient gens de foi et ils construisaient égli­ses et monastères.

C'est à Roger II et à son fils Guillaume qu'on doit les beaux châteaux féodaux de Naples, le château Ste Elme, le château de l'Oeuf et la porte de Capoue.

Les princes normands allaient avant leurs campagnes prier à St­Michel du Mt. Gargano. Ils embellirent le sanctuaire de St-Michel et ce­lui de St-Nicolas de Bari, et ils en firent des basiliques royales. Roger II fut couronné à Palerme. Il couvrit la Sicile de ses fondations.

La dynastie souabe des Hohenstaufen succéda à celle des Normands. Elle règne de 1189 à 1266.

Les Hohenstaufen étaient cultivés 7v mais ambitieux. Ils favorisè­rent les sciences et les lettres et fondèrent les universités de Naples et de Palerme. Frédéric II par ses démêlés avec le St-Siège se fit du Pape un ennemi qui le déposa et appela à lui succéder Charles d'Anjou frère de St. Louis, en 1266.

Les Angevins ont règne de 1266 à 1435. C'est cette Dynastie qui a couvert Naples de monuments. On leur doit le Castel Nuovo et les plus belles églises de Naples.

Ces deux siècles ont été d'ailleurs l'époque la plus brillante de l'église. L'art, les lettres, les institutions, les œuvres chrétiennes étaient à leur apogée. Naples possédait alors Thomas d'Aquin, qui enseignait la théologie; et il l'enseignait si bien que le Sauveur vint lui dire en personne combien il était content de lui: «Bene scripsisti de me, Thoma» 8r.

Giotto décorait les belles églises qu'élevait l'architecte Masuccio. Dante était là aussi, écrivant et s'inspirant de la doctrine du théologien et de la piété du peintre son ami.

Thomas d'Aquin, Dante et Giotto, quelle pleiade glorieuse!

A la fin du XIIIe siècle, je vois s'élever la cathédrale, Ste-Marie la Neuve, St Jean, St-Augustin, St-Dominique, N.-D. du Carmel.

Au XIVe siècle, c'est Ste-Chiara, St-Laurent, la Vierge couronnée, St Jean à Carbonara, St-Martin, St-Ange à Nilo. En 1411, c'est l'église du Mt. Olivet. Toutes ces églises étaient ogivales. Malheureusement el­les ont toutes été défigurées par les siècles suivants.

C'est Page où s'organisent les corporations, qui sont bientôt à Naples riches en ressources et en institutions de tout genre: 8v orphelinats, hospices, caisses de secours, règlements professionnels, etc.

C'est aussi l'âge du développement des grands instituts religieux. Au­paravant Naples avait les bénédictins et les augustins. A cette époque s'établissent les dominicains, les frères mineurs franciscains, les carmes, les chartreux, les olivétains, les célestins, les servites. Ce sont les repré­sentants de la science, des œuvres populaires, de la contemplation, du culte de Marie.

Cependant cette dynastie qui avait si bien commencé s'éteignit en 1435 à la suite des désordres de deux reines du nom de Jeanne. A cette époque, la papauté était affaiblie par le schisme. La corruption des moeurs envahissait la chrétienté et préparait les désordres de la Réfor­me.

Jeanne II avait adopté pour héritier d'abord Alphonse d'Aragon roi de Sicile, 9r puis René d'Anjou. De là des compétitions. Alphonse roi de Sicile l'emporta. Il régna à Naples et après lui son fils et ses petits fils. Mais la famille d'Anjou gardait ses prétentions. Charles VIII et Louis XII de France les firent valoir.

Charles VIII réussit même à prendre Naples mais il ne put y rester. Louis XII céda ses droits à l'Espagne. Le royaume des Deux Siciles pas­sa à la maison d'Autriche par le mariage de Jeanne, héritière de la mo­narchie espagnole. La maison d'Autriche qui régnait en Espagne garda les Deux Siciles pendant deux siècles, jusqu'en 1736. Naples était gou­vernée par des vice-rois. La couronne passa alors par les traités aux Bourbons d'Espagne.

La dynastie d'Aragon n'eut pas le temps de laisser beaucoup de mo­numents à Naples. Elle ne dura que trois quart de siècle, de 1441 à 1516. 9v Ses premières années furent des années de lutte. On lui doit l'église de San-Severino des bénédictins, achevée en 1516. Le cloître io­nique de cette abbaye contient un vieux témoin des destinées de la ville, un platane colossal, qui remonterait, dit-on, au IVe siècle.

On lui doit aussi l'église de St-Jean évangéliste (1492), celle de St­Pierre à Majella (1494), celle de Ste-Marie delle Grazie (1500), celle de St Jean à Pappacoda (1517).

Le gouvernement des vice-rois pour l'Espagne, sous la monarchie au­trichienne de 1516 à 1734 fut beaucoup plus fécond. Naples profita du grand renouveau de la Renaissance, mouvement magnifique, mais gâté par le mariage mixte du réveil catholique avec la Renaissance païenne.

C'est l'époque de l'éclosion des grands 10r ordres apostoliques, les Jésuites, l'Oratoire, les Théatins.

C'est alors que s'élèvent les églises de St Jacques (1540), du Gésù (1584), de St-Philippe de Néri (1592), de St-Paul (1600), de N.-D. des Anges (1600), de San-Severo, de Ste-Marie Donna Regina (1620). En même temps l'architecte Fontana bâtissait le Palais royal. Les vice-rois faisaient ouvrir les rues de Tolède, de Médina et de Chiaia.

La poésie se relevait avec le Tasse (1544-1595) et avec Sannazar (1458-1530), le Virgile chrétien.

La Renaissance sous cette dynastie s'avance rapidement vers la déca­dence et le maniérisme du XVIIIe siècle.

Le deux monuments les plus purs de la Renaissance à Naples sont la crypte de St Janvier et le gracieux arc de triomphe du Castel Nuovo. Ils datent de la fin du XVe siècle 10v.

Les Théatins ont des architectes. Leurs œuvres ont de la grandeur, mais elles n'échappent pas au mauvais goût du jour.

Le P. Grimaldi construit la chapelle de St-Janvier, l'église des Saints­Apôtres et celle de Ste-Marie des Anges. Le P. Guarini construit N.-D. Donna Regina.

L'église de St Jacques est l'église nationale de la dynastie espagnole. Le grand vice-roi, Pierre de Tolède y a un superbe tombeau, chef d'œuvre de Jean de Nole.

La dynastie d'Aragon avait manifesté sa foi par l'arc de triomphe tout religieux d'Alphonse ler et par le sanctuaire de Sainte-Barbe au Castel Nuovo. L'église St Jacques est l'acte de foi sociale des Espagnols. La chapelle St-Janvier est un ex-voto de la ville plutôt que des vice-rois.

Il faut signaler encore la grande 11r école de peinture du XVIIe siè­cle: Solimena, Salvator Rosa, Corenzio et Stanzione de Naples sont ai­dés par des étrangers, le Guide, le Dominiquin, l'Espagnolet, Lanfranc, Mignard, Ribera, etc. Ils décorent le trésor de St-Janvier, les églises du Gésù, de St-Philippe, et de St-Dominique. A la Chartreuse ils traitent des sujets religieux, mais il leur manque le sens chrétien de Giotto et de fra Angelico.

La dynastie des Bourbons agrandit et embellit la ville. Elle fit con­struire le château de Capodimonte, l'Hospice des pauvres, le Musée, l'Observatoire, le Palais royal et la belle église votive de St-François de Paule, imitation de St-Pierre de Rome. Le principal architecte des Bour­bons fut Vanvitelli, à qui l'on doit 11v le beau palais de Caserte.

La dynastie d'Espagne avait vu la révolte du peuple soulevé par Ma­saniello en 1647, à l'occasion des exactions qui pesaient sur le royaume. La dynastie des Bourbons succomba aux assauts répétés de la Révolu­tion. En 1799 et en 1806 c'est l'invasion française. En 1820, nouvelle ré­volution populaire, apaisée par la concession d'une constitution libérale. Le règne de Ferdinand II de 1831-1859 n'est qu'une suite de conspira­tions et de soulèvements. En 1860, François II, le fils de la sainte reine Marie Christine est renversé par l'invasion garibaldienne.

Pour compléter le panorama de Naples, il faut rappeler son merveil­leux musée. C'est la civilisation romaine qui revit dans ses peintures, son mobilier, ses ustensiles, ses 12r bijoux, ses mosaïques, ses vases, ses inscriptions, ses papyrus. C'est un fait historique unique: on peut là entrer en contact avec la vie domestique d'il y a 2000 ans.

Enfin Naples a sous une apparence frivole une intensité de vie chré­tienne dont ne se doutent pas les touristes. Ses écoles de théologie se res­sentent de la proximité de Rome. Elles produisent des œuvres de valeur. L'esprit de St. Thomas d'Aquin et de St. Alphonse y règne toujours. Mais ce qui est surtout remarquable à Naples, c'est la multiplicité des œuvres catholiques. Maxime du Camp a écrit un beau livre sur la chari­té à Paris. M. Lefèvre a dépeint les établissements de bienfaisance à Ro­me. On ferait aussi un beau livre sur les œuvres de Turin et surtout sur celles de Naples.

Il y a, il est vrai, a Naples beaucoup de misère, très allégée toutefois par 12v la modicité des besoins de cette race sous un si beau climat. 600.000 âmes sont entassées dans cette baie. Et Naples a si peu d'indu­strie! Et les gains y sont si minimes! 1 franc 25 pour les maçons et me­nuisiers; 0,80 pour les tailleurs de gants, et ils sont des milliers. Les fem­mes gagnent encore moins, quand elles ont un métier. Beaucoup vont travailler tout le jour pour faire le ménage des riches, et on leur donne 10 francs par mois sans les nourrir. Avec cela elles vivent et font vivre leurs enfants «le créature».

Derrière les maisons de commerce des quais sont entassées les popula­tions ouvriers, dans des ruelles de deux mètres de large où le soleil ne peut pas pénétrer, où séjournent les tas d'ordures. Et cependant ce peu­ple aime le grand air, le soleil et les fleurs. Là règnent la fièvre qui use les corps, l'usure et la loterie qui dévorent l'épargne 13r.

La famille ouvrière paie de 5 à 10 francs par mois de loyer. Elle se nourrit de peu. Deux sous lui font un repas. Elle a pour un sou une tran­che de pizza, galette assaisonnée de tomate, de poivre et d'ail; et pour un sou encore deux ou trois petits poissons frits, ou quelques châtaignes bouillies, ou deux épis de maïs cuits à l'eau, ou une cuillerée de bouillie de courges, ou une livre de figues en chapelet ou encore deux tranches de melon d'eau.

Mais ce peuple n'est ni découragé, ni dépité dans le malheur, parce qu'il a la foi.

Je désirais tout à l'heure un livre sur la charité à Naples, mais il y en a un écrit avec talent et piété par la Duchesse Ravaschieri, et tout récem­ment M. René Bugin nous a donné le désir de le lire en en citant quel­ques pages dans ses croquis italiens.

Que de traits édifiants fournissent 13v la charité privée et la charité publique à Naples! Quel magnifique ensemble d'hôpitaux, d'asiles, de re­fuges, d'écoles, de confréries, d'orphelinats! Aucune misère n'est oubliée.

Et comme l'origine de ces œuvres a souvent un cachet poétique! Voi­ci, par exemple, la Santa Casa dell'Annunziata. Ce sont deux gentilshommes, prisonniers de guerre des Pisans au XIVe siècle, Jacques et Nicolas Scondito, qui se souviennent en exil d'une image vénérée de Marie et font voeu, s'ils revoient leur patrie d'y construire une église et un hôpi­tal. Leur voeu fut exaucé en 1322. Ils furent libérés par un échange de prisonniers. Ils firent construire l'église et l'hôpital. Une confrérie se constitua. Les pieux chevaliers avec les confrères de la meilleure société processionnaient la nuit du vendredi, chantant des psaumes et se don­nant la discipline. Ils rencontrèrent 14r un enfant abandonné, jeté là pour cause de pauvreté, comme le disait un billet qu'il portait. Ils pensèrent que cela pouvait arriver souvent, et ils provoquèrent une souscription pour joindre à l'hôpital une œuvre des enfants abandonnés. Les gen­tilshommes donnèrent de grosses sommes. Plusieurs s'imposèrent pour pénitence de donner à l'Œuvre cent ou même mille ducats toutes les fois qu'ils se laissaient aller à la passion du jeu. L'œuvre avait déjà reçu au XVIIIe siècle plus de 30.000 legs. Le peuple donnait aussi à sa manière. De pauvres femmes s'offraient à nourrir de leur lait gratuitement les en­fants de l'asile. Des familles pauvres gardaient gratuitement dans les moments de détresse de l'hospice les enfants qu'on leur avait confiés moyennant salaire.

Ce n'est pas tout. Les garçons 14v recueillis par l'œuvre appre­naient un état. Les artisans de la ville les recherchaient comme appren­tis. Les jeunes filles étaient recherchées en mariage, non seulement parce qu'elles avaient une petite dot de quelques cents francs et qu'elles étaient formées au ménage, mais surtout parce qu'elles étaient les filles de la Madonne et que leur présence au foyer portait bonheur.

Mais voici une autre fondation, celle de Ste-Marie des Incurables. C'est l'œuvre de deux pieuses veuves, Maria Longa, veuve d'un gentil­homme du conseil royal, et Marie d'Aragon, de sang royal, veuve du duc de Termoli. La ven. Maria Longa fonda en même temps à Naples l'institut des capucines. Ces pieuses veuves sont honorées par le peuple de Naples comme des saintes. La duchesse de Termoli fut déposée dans le même tombeau que son amie, comme 15r elle l'avait demandé et l'on raconte que le cercueil de Maria Longa ayant été ouvert sous les yeux d'une grande foule, on vit le bras de la morte se soulever vers le cou de son amie.

Quelle touchante histoire aussi que celle du grand Albergo dei Poveri le monument le plus colossal de Naples! Ce palais abrite aujourd'hui plus de 2.500 pauvres et possède plus d'un million de rentes.

C'était au commencement du XVIIIe siècle. La pieuse reine Amélie entendait le récit de la fondation à Gènes d'une hôtellerie des pauvres, pour tous les mendiants abandonnés. On racontait le dévouement des grandes familles et en particulier du Mis. du Brignole, qui après avoir donné son bien à l'hospice et ses soins personnels demanda à être ense­veli dans la chapelle de l'hospice, sous les pieds 15v de ces pauvres, qu'il avait grandement aimés. La pieuse reine désira voir à Naples une fondation semblable. Son désir fut un ordre pour le bon roi Charles III. Le roi ouvrit les caisses de l'Etat, la reine donna ses bijoux, la noblesse entra dans la fraternité fondée pour soutenir l'œuvre. Les banques et les commercants souscrivirent. Et avec une générosité presque folle on commença ce palais qui demanda cinquante ans pour s'achever.

Il faudrait encore citer l'hospice des saints-Pierre-et-Janvier, pour les vieux serviteurs; le Pio Monte della Misericordia, association de gen­tilshommes, analogue à nos secrétariats du peuple; l'hospice dei pellegri­ni, fondé pour accueillir les pèlerins qui allaient à Rome, et qui contient aujourd'hui 1.200 lits pour les blessés.

Naples compte encore plus de cinquante 16r asiles ou refuges pour les jeunes filles et deux cents confréries auxquelles sont unies des caisses de secours mutuels.

Les fondations de dots pour les jeunes filles pauvres sont très nombreuses à Naples comme à Rome. C'est une œuvre éminemment italienne et inspi­ré par le culte du bon St. Nicolas. On se rappelle que le grand Michel-Ange aimait à pratiquer cette œuvre. Il disait à son neveu Leonard: «cherche quelque citoyen de bonne famille, dans l'étroitesse ayant une fille dans sa maison; je l'aiderai volontiers en vue du salut de mon âme».

Les traits de la charité privée dans le peuple de Naples feraient le bon­heur de nos académiciens en quête de récits émouvants pour le discours des Prix de Vertu. Ils citeraient ces pauvres femmes qui partagent leur lait pour que 16v leurs voisines puissent aller en service, et ces jeunes filles qui se privent pour porter quelques douceurs aux malades du quar­tier et cette enfant qui soutient une voisine malade avec les médicaments qu'on lui donne pour elle à l'hôpital.

Images du S.-Cœur. Nuova Pompei. Naples n'a donc pas seulement une foi superstitieuse, comme le pensent bien des touristes, mais elle a une foi vraie qui se manifeste par les œuvres.

12-13 Palerme

Avec mes souvenirs et mes lectures, j'ai fait revivre tout Naples dans ma veillée. Nous voici en route. En passant devant Capri, notre regard va plonger jusque dans la grotte d'azur. Quelques heures de sommeil, puis c'est Palerme et la Sicile. J'arrivai à la pointe du jour sur mon gra­cieux vapeur l'Elettrico.

L'aspect de Palerme le dispute pour la beauté et la grandeur à celui de Naples. La grande ville blanche, entourée de son manteau d'orangers, vert et or, 17r occupe une ravissante situation au fond d'un golfe bleu. A droite se présentent les rochers gris du Monte Pellegrino; à gau­che c'est le mont boisé de Catalfano.

Derrière la ville et sa riche campagne, les montagnes s'étagent et s'étagent encore en s'élevant jusqu'à six reprises successives pour former au tableau un cadre de 1.300 mètres de haut.

Le vieux port, la Cala, s'enfonce encore en ville, moins toutefois qu'au temps de la Panormos antique. Un château sarrasin, Castellamare, est resté au port comme une sentinelle oubliée.

A l'intérieur, la ville a tout à fait un air de capitale, un air de vieille ville royale. Marquée volontairement d'une grande croix par deux lar­ges rues qui se coupent à angle droit, depuis la vice-royauté de Pierre de Tolède, elle affirme sans vergogne son caractère chrétien. 17v

A peine débarqué, je remonte la grande rue de Tolède où les monu­ments sont nombreux et rappellent le caractère si différente des races qui se sont succédé dans l'île.

Ma première visite est pour Ste Rosalie, la grande patronne de Paler­me. Je vais à son tombeau, à la cathédrale, et j'y célèbre la messe. La sainte est là au dessus de l'autel, dans un sarcophage d'argent et sa riche chapelle est ornée d'arabesques du grand sculpteur sicilien Gagini et de reliefs d'un élève de Canova. Je commence bien ma visite de la Sicilie au tombeau de cette jeune princesse normande qui a quitté le monde pour la solitude, nièce du roi Guillaume le Bon, fleur choisie de cette dynastie normande, si chevaleresque, si amie des arts et si chrétienne.

Elle a un grand air, cette cathédrale dédiée à l'Assunta et présentant à l'extérieur sa longue silhouette découpée 18r de château féodal, avec ses galeries crénelées, ses tours et ses tourelles. Son aspect rappelle va­guement la grande façade de Westminster.

Elle fut bâtie au XIIe siècle, sous le règne de Guillaume le Bon, mais elle a été bien défigurée dans les siècles suivants. Là ont prié toutes les générations. Avant la cathédrale normande, c'était la basilique byzanti­ne, dont les Arabes à leur tour avaient fait une mosquée. L'intérieur a été complètement défiguré. L'architecte Fuga au XVIIIe siècle eut la malencontreuse idée d'habiller la basilique normande en église renais­sance, blanchie au badigeon et coiffée d'une coupole. Malheureuses sont les villes qui ont des ressources aux époques de décadence artistique.

La cathédrale possède les monuments imposants des rois de Sicile, Roger II, Henri VI, Frédéric II, l'impératrice Constance et 18v plusieurs princes. Ces monuments viennent de la cathédrale de Cefalù, l'ancienne basilique royale. Ses rois reposent dans de magnifiques sarco­phages de porphyre sous de riches baldaquins. Ces sarcophages rappel­lent ceux des empereurs de Bysance et de Rome. Je vis encore avec plai­sir à la cathédrale les statues du choeur, œuvre de Gagini, élève de Michel-Ange, et quelques tableaux de Novelli le peintre de Monréal, le Raphaël sicilien, dont les œuvres me rappellent Van Dyck et l'Espagno­let.

Cette visite à la cathédrale me rappelle toute l'histoire de Palerme. El­le a beaucoup d'analogie avec celle de Naples. C'est d'abord un comp­toir phénicien. Les grecs en font Panormos. Les carthaginois s'en empa­rent, elle devient la capitale de leurs possessions siciliennes jusqu'à la fin de la lère guerre punique.

C'est alors une ville romaine, embellie 19r et agrandie par Augu­ste. Les Vandales s'y établissent en 440, mais Bélisaire la reprend en 538. Elle appartient à l'empire d'Orient jusqu'à l'arrivée des Sarrasins en 830. Ceux-ci en font la capitale de leur émirat de Sicile et la conser­vent pendant deux siècles Elle est alors à l'apogée de sa puissance. Elle compte jusqu'à 300.000 habitants et elle a 200 mosquées. Les Normands en font la conquête en 1072 et y placent aussi le siège de leur gouverne­ment. Ils y laissent leur empreinte, marquée par un grand esprit de foi et des monuments délicieux que toute l'Europe lui envie. Après eux pas­sent les Hohenstaufen, qui fondent l'université. Elle est inhospitalière pour la famille d'Anjou, qu'elle expulse par le funèbre événement des Vêpres siciliennes en 1282. C'est Naples qui profitera du zèle religieux de cette famille d'Anjou 19v à laquelle elle doit ses plus belles églises. Les princes de la maison d'Aragon résidèrent rarement à Palerme. La ville était aux mains de puissants barons feudataires, les Chiaramonte, qui s'y construisirent le superbe palais dont on a fait depuis les tribu­naux. Sous les dynasties d'Espagne et de Bourbon, Palerme est gouver­née par des vicerois. C'est alors qu'elle est marquée de sa grande croix par le vice-roi Pierre de Tolède. C'est alors aussi, surtout au XVIe et XVIIe siècle, que s'élèvent la plupart des palais et des églises qui don­nent à Palerme son cachet définitif. Un soulèvement populaire avec Giu­seppe d'Alesi en 1647, fit le pendant de celui de Masaniello à Naples.

Mais j'ai hâte de visiter les monuments de l'époque normande: Mon­reale, la chapelle palatine, la Martorano, les petits palais normands. 20r Sur la place de l'Indépendance, des landaus font les fonctions d'omnibus. Quand ils sont pleins, on part pour gravir la montée. Un fu­niculaire a été établi ici et au Monte Pellegrino, mais en si mauvaises conditions qu'on l'a abandonné au moment de s'en servir. Monreale n'est qu'à sept kilomètres de Palerme et il y a très peu d'années encore on ne s'y aventurait qu'avec l'appui de quelques piquets de carabiniers. On aperçoit bientôt la petite ville de Monreale avec ses vieilles maisons serrées le long du roc. La route surplombe l'abîme, mais l'abîme ici c'est la conque d'or. Derrière nous se déroule un paysage merveilleux qui va­rie à chaque tournant. La mer en forme le fond. Sur ses bords, c'est Pa­lerme la ville blanche, resserrée par la distance au pied de ces montagnes et dans sa verdure sombre.

20v Mais voici la cathédrale de Monreale, et le monastère bénédic­tin bâtis par le roi Guillaume II. L'extérieur est sobre d'ornements. L'abside cependant est richement décorée d'arcatures ogivales et de mosaïques. Le portail occidental, orné aussi de mosaïque et d'arabe­sques a de belles portes de bronze de l'école de Pise avec des bas-reliefs divisés en 42 compartiments.

L'intérieur tout couvert de marbre, d'or et de mosaïques est d'une splendeur toute orientale. C'est St-Marc de Venise transporté sur cette montagne et tout brillant de fraîcheur et de lumière. Cela donne une idée de Ste-Sophie dans tout son éclat. C'est la foi et la richesse de By­zance chrétienne, imitées par les Normands. Dix huit colonnes de granit portent les arcs ogivaux. Ces colonnes sont un trophée enlevé aux tem­ples païens ainsi que plusieurs des chapiteaux en 21r marbre blanc. Des lambris de marbre blanc, nacré, couvrant les murs à leur base. Des rubans de pierres de couleur les séparent en panneaux. Au dessus de ces lambris, c'est l'épopée chrétienne en mosaïques qui couvre les plats des murailles, les voûtes et les arceaux, tapisserie la plus riche du monde.

L'ancien et le nouveau Testament sont là comme une prédication constante.

Au fond de l'abside une figure colossale du Christ est d'une effet im­posant. Le dessin et les costumes sont grecs.

L'art greco-byzantin, avec l'art arabe et l'art chrétien du nord se sont réunis là pour glorifier le Christ.

A signaler encore au choeur l'autel en argent doré du XVIIIe siècle, les trônes du roi et de l'archevêque, les tombeaux de Guillaume le Bon et de Guillaume le Mauvais, et ce qui est 21v pour nous bien précieux les reliques de notre roi St. Louis, son cœur et ses entrailles, laissés là aux pieds de la Madone, lors du transport de son corps de Tunis à Pa­ris.

Le couvent des bénédictins est désert, hélas! comme tous ceux d'Ita­lie. Il a un merveilleux cloître du XIIe siècle avec 216 colonnes accou­plées et ornées de mosaïques.

Pour dire tout Monreale, il faut signaler encore sur la montagne qui la domine l'autre couvent de San Martino fondé jadis par St. Grégoire le Grand pour les bénédictins du Mont Cassin. Il n'y a plus de moines là non plus. L'abbaye a été reconstruite au XVIIIe siècle. Ce qu'elle a de plus précieux c'est son panorama grandiose, qui s'étend jusqu'à l'Etna, par dessus toute la Sicile 22r.

Il faut rapprocher de la cathédrale de Monreale la chapelle palatine de Palerme. C'était la sainte chapelle des rois normands. Elle a été fondée par Roger II, vers 1129. C'est une curieuse synthèse des styles byzantin, ogival et sarrasin. Elle est toute tapissée de mosaïques et lambrissée de marbre et d'albâtre. Ses colonnes de granit ont des chapiteaux de bronze doré. Sa voûte est en rayons de miel et ses frises ont des inscriptions ara­bes. Elle a son ambon, son candélabre byzantin, son trône royal. Ses mosaïques reproduisent les grands traits de l'histoire biblique. Cette chapelle est un joyau de l'art chrétien, comme la sainte chapelle de Pa­ris.

Palerme a encore trois petites églises byzantines fondées ou restaurées par les rois normands: la Martorana, 22v San Cataldo et Sant'Anto­nio. Ces petites églises ont un plan uniforme: une coupole élevée sur quatre piliers, de petites absides à l'est.

La Martorana a conservé ses mosaïques. Dans l'une d'elles le roi Ro­ger I, vêtu du costume byzantin et portant la dalmatique, est couronné par Jésus-Christ.

Le palais royal a encore sa tour normande et la chambre du roi Roger, toute ornée de mosaïques.

Trois petits palais, dans la campagne, rappellent la même époque. On les nomme la Cuba, la Ziza et Favara. La Cuba et Favara ont été habi­tées par Guillaume II et sa cour, et la Ziza par Guillaume I.

C'étaient de vrais palais arabes, simples et carrés à l'extérieur, avec cours, galeries, mosaïques, fontaines et bassins de marbre, inscriptions sur les frises et 23r voûtes en rayons de miel à l'intérieur. La Ziza était probablement antérieure aux normands, mais elle a été adaptée aux moeurs chrétiennes par Guillaume I.

Avant d'aller plus loin dans la description de Palerme, j'aime à jeter un regard sur l'ensemble de cette dynastie normande si chevaleresque. Le seigneur Tancrède Hauteville en Normandie a 12 fils. Il est cheva­lier et bon chrétien. Il sait tout le mal que font les Sarrasins. Il connaît les exploits de Charles Martel, de Charlemagne et de Roland. Il envoie ses aînés, Guillaume, Drogon et Omphroy avec quelques vaisseaux et 300 hommes combattre pour le Christ dans la Méditerranée. Ceux-ci vont se mettre au service du prince grec de Salerne contre les Sarrasins de Sicile. Ces héros ont devancé la grande épopée des croisades 23v. C'était en 1030. Ils bataillent vigoureusement. Guillaume mérite le surnom de Bras-de-fer. Trompés par la mauvaise foi des grecs, ils se re­tournent contre eux et conquièrent la Calabre et la Pouille (1030-1046). Robert Guiscard et Roger, autres fils de Tancrède, viennent alors avec quelques centaines d'hommes d'armes aider leurs frères. Ils vont en pèlerinage au Mont St-Michel du Gargan pour obtenir la protection du grand Archange. Robert obtient du Pape Nicolas II à Melfi l'investi­ture du Duché de Pouille en 1061. Un moment ils avaient lutté contre le Pape allié aux grecs. Ils avaient même fait prisonnier St. Leon IX, mais celui-ci les gagna par sa dignité et sa sainteté et ils le reconduisirent avec honneur à Bénévent. St-Léon reconnut les titres de Omphroy, Richard et Robert à la possession de la Pouille. Nicolas II devait leur en 24r donner l'investiture. Un moment en lutte avec Grégoire VII aussi, ils lui firent hommage de leur couronne et devinrent les meilleurs défenseurs de la papauté.

Robert et Roger commencèrent la conquête de la Sicile en 1061 et l'achevèrent en 1090. Leurs exploits surpassent ceux des héros d'Home­re. A Syracuse 700 Normands écrasèrent 15.000 Sarrasins. A Troïna, Roger et Juditte sa femme défirent avec 300 hommes une armée assié­geante de 5.000 ennemis. Il fallait lutter à la fois sur terre et sur mer, contre les Sarrasins et les Grecs.

Après la conquête, viennent les travaux de la paix. Toutes les églises sont à relever. Roger fait commencer les cathédrales de Salerne, d'Amalfi, de Catane, de Messine. Robert a bâti le château de Palerme. Des tours et castels s'élèvent en divers endroits. 24v

Les monastères aussi se multiplient et se peuplent de moines basiliens et bénédictins à Faro, Aderno, Mileto, etc.

Juliette fille de Roger, Adélasie son petite fille font batir la cathédrale de Sciacca, le monastère d'Aderno et d'autres. Roger séjourne de préfé­rence à Mileto. Son couronnement est représenté à Palerme parmi les mosaïques de la Martorana, la jolie église byzantine batie par son amiral Georges d'Antioche. C'est à Mileto qu'il meurt. Les riches sarcophages qui contenaient ses restes et ceux d'Eremberge sa femme ont été tran­sportés au musée de Naples.

Les neveux de Robert, Tancrède et Bohémond comptent parmi les héros les plus glorieux des croisades. Ce sont les compagnons et les ému­les de Godefroy de Bouillon et de Baudouin de Flandre. Tancrède porte le premier le drapeau chrétien sur les murs de Jérusalem. Il 25r devient prince de Tibériade. Bohémond est prince d'Antioche et de Tarente. Son tombeau se voit à Canosa.

Roger II, roi de Sicile et de Naples est plus glorieux encore que son père. Sa couronne de fer est conservée à St-Nicolas de Bari. La basilique de Cefalù est un ex-voto qu'il promit dans un danger qu'il courut en al­lant de Naples à Palerme. C'est la rivale de Monreale. Deux tours sem­blables à celles de St-Etienne de Caen ornent son portail. Ses mosaïques rappellent celles du Mt. Athos. Malheureusement celles du portique sont détruites. Elles représentaient les rois normands dans leurs rapports avec l'Eglise.

C'est à Roger II qu'on doit la chapelle palatine, la Martorana, et les cathédrales de Messine, de Catane et autres commencées par son père. Ces princes chrétiens n'oubliaient pas leur première patrie. Ils trou­vaient encore des ressources pour 25v aider à construire la cathédrale de Coutances et les grands monastères de Normandie. Le sanctuaire du Mont Saint-Michel était l'objet de leurs plus grandes largesses.

Son tombeau (de Roger II) et celui de Constance sa fille étaient à Ce­falù, ils sont maintenant à Palerme. Ce sont des sarcophages de porphy­re dignes d'un empereur.

Guillaume I fonda la Ziza, l'église St-Cataldo, le monastère de Molet­to, le château de l'Oeuf à Naples. Guillaume II fit construire la merveille de Monreale et la cathédrale de Palerme. On lui doit aussi la Cuba.

Sa nièce Ste Rosalie a mis le comble à la gloire de cette famille si che­valeresque. Elle était fille du duc Sinibaldi. Eprise de solitude et de con­templation, elle s'était retirée d'abord dans les grottes sauvages de Quisquina au centre de l'île. Elle vint ensuite vivre et mourir dans une belle grotte 26r blanche au sommet du Mt. Pellegrino comme Ste Ma­deleine en Provence. C'est là haut qu'on retrouva son corps cinq siècles après sa mort, en 1664, pendant une grande peste qui désolait Palerme. Elle délivra la ville du fléau et elle en est devenue la patrone bien-aimée.

A sa fête, en juillet, une foule innombrable gravit les lacets de la monta­gne dès la veille au soir. Tout le flanc du Pellegrino est alors constellé de lu­mières. Les cantiques se répondent. C'est un immense campement en haut et en bas de la montagne pour attendre les messes du matin. La foi simple et touchante de la Sicile éclate dans ces grands jours. Quelle vue merveil­leuse aussi on a de la haut sur Palerme et sa conque d'or! 26v.

Mais il faut achever ma visite de Palerme. Ses églises sont innombra­bles, elle en a plus de cent. Mais comme elle a gardé peu de temps la dy­nastie d'Anjou, elle a peu d'église ogivales. St-François seulement et St­Augustin dans ce genre méritent d'être signalées. C'est le XVIIe siècle qui domine, avec ses sanctuaires riches, amples, surchargées d'orne­ments. Telles sont les chapelles des dominicains, des jésuites, de l'Ora­toire, des Théatins. Celle-ci surtout, dédiée à St. Joseph, montre que les Théatins ont eu à Palerme comme à Naples un grand succès au XVIIe siècle.

Mais hélas! ces belles églises sont aujourd'hui presque abandonnées et desservies par de vieux chapelains.

Palerme est le trait d'union entre l'Italie et l'Espagne. Ses églises du XVIIe siècle, ses palais, ses monastères aux fenêtres grillées rappellent les grandes 27r villes de l'Espagne. Au centre de sa grande croix, la place des quatre cantons ou des quatre coins est ornée de hauts portiques avec fontaines et statues. En bas ce sont les statues des rois. Charles Quint, Philippe II, Philippe III, Philippe IV. Au dessus sont les symbo­les des vertus et les Saints patrons de la ville. C'est une profession de foi et un hommage religieux.

Palerme a ses promenades, qui correspondent à nos Champs-Elysées, au Pincio de Rome. Equipages et piétons vont faire la passeggiata et en­tendre la musique. L'heure varie comme à Rome. L'été on va à la Mari­na respirer la brise de mer, le soir jusqu'à dix heures, et c'est alors seule­ment que les salons s'ouvrent pour les visites jusqu'à 2 heures du matin. A l'automne on va au jardin anglais. La Marina se prolonge par la Flora 27v et le jardin botanique. On trouve là de l'ombre, des fleurs et des parfums: de magnifiques érythrines ornées de grappes rouges, des dattiers et cocottiers dignes de l'Afrique, des bananiers, des papyrus, des bambous de 15 mètres de hauteur. Une autre place a un souvenir tragi­que, c'est celle de la Croix des Vêpres. C'est de là que partit le signal du massacre des Français en 1282. Ce souvenir rappelle aux Siciliens un ef­fort de leurs pères pour réaliser l'indépendance nationale qu'ils ont tou­jours rêvée et qu'ils n'ont jamais obtenue. Le régime piémontais l'ex­ploite depuis 10 ans pour soulever des sentiments antifrançais.

J'ai pu donner deux heures au Musée. Il m'a vivement intéressé. On y voit revivre toute l'histoire de la Sicile et ses civilisations successives. Voici des inscriptions phéniciennes de Lilybée 28r.

Les métopes de Selinonte, un chapiteau et une cariatide d'Agrigente représentent l'art grec primitif.

Ce chapiteau dorique de quatre mètres de côté, cette cariatide de neuf mètres de haut, ce sont des œuvres de géants, qui viennent du temple de Jupiter à Agrigente. Les métopes sont précieuses pour l'histoire de l'art.

Il y en a une dizaine. Elles montrent les progrès de la sculpture grec­que depuis ses débuts jusqu'à son apogéé, du VIIe au IVe siècle avant Jésus-Christ. Ce sont des scènes mythologiques: un char de victoire, Persée décapitant Méduse du sang de laquelle naît Pégase, Hercule et les Cercopes, Hercule tuant la reine des Amazones, Junon et Jupiter, Ac­téon dévoré par les chiens de Diane, Minerve tuant le géant Ancelade.

Les populations d'alors avaient déjà 28v leurs traditions mythologi­ques et historiques. La poésie prenait corps sur les frises des temples. Les plus anciennes métopes ont toute la raideur d'un dessin primitif, des po­ses forcées, des membres exagérés. On y retrouve les caractères de l'art égyptien primitif. Ces deux civilisations avaient pris contact à Argos par l'invasion des Phéniciens venus d'Egypte. Les métopes intermédiaires sont de l'époque des marbres d'Egine (Ve siècle av. J.-C.). Elles repré­sentent les combats des dieux et des géants. Les quatre plus récentes sont d'une époque déjà voisine de l'âge de Périclès. On y remarque la correc­tion du dessin, le sentiment, la finesse des détails, avec quelque raideur encore dans les mouvements et les draperies.

Ces métopes sont le joyau du musé de Palerme, mais il a encore bien des objets intéressants, qui forment comme une 29r synthèse de l'art de toutes les époques. Il y a quelques belles statues grecques, notamment un faune de Torre del Greco. Des bronzes antiques: un Hercule trouvé à Pompeï, un bélier de Syracuse - des vases grecs - des services entiers de céramique étrusque - des peintures d'appartements de Pompeï - une grande lampe chrétienne de Selinonte, avec le Christ Ⓟ et les mots «Deo gratias» - des objets arabes, vases et inscriptions. - Un tripti­que de l'école des Van Eyck. C'est un chef d'œuvre que nos grands mu­sées doivent envier à Palerme. Quel sens chrétien, quels soins, quelle piété dans ces premiers peintres de l'école flamande!

Le tableau représente, sur les volets extérieurs, Adam et Eve chassés du paradis. Quand les volets sont ouverts, le centre représente la Vierge Mère sur son trône. C'est donc dans l'ensemble, la nature et la grâce, la chute et la rédemption. 29v La Ste Vierge est délicieuse. Elle est assi­se sur un trône ogival, avec sa robe de pourpre et sa chevelure blonde flottante.

Palerme honore aussi ses propres artistes: le sculpteur Gagini, élève de Michel-Ange représenté par une très belle Vierge et d'autres œuvres - les peintres Romano et Novelli du XVIe siècle. Romano a la touche et le coloris des flamands; Novelli est plutôt de l'école de Naples et d'Espa­gne. Un jeune artiste qui me faisait fort gracieusement les honneurs du musée, était fort enthousiaste de Novelli, le Raphaël Sicilien.

En dehors de Palerme, à la campagne il y a encore deux églises inté­ressantes. L'une Ste-Marie de Jésus, église franciscaine du XVe siècle a une vue superbe sur la ville. Elle est située sur un coteau, auprès de la grotte des géants, où l'on retrouve des 30r ossements fossiles intéres­sants pour la paléontologie.

L'autre, l'église des capucins est célèbre par son cimetière. Les capu­cins sont encore là. A leur porte, de nombreux mendiants plus pauvres qu'eux viennent partager leur soupe. Le cimetière se compose de gale­ries souterraines. C'est le royaume des morts. C'est, paraît-il, la société de Palerme qui est là. On y compte huit mille morts. Ils ne sont point en­fouis comme les nôtres. Ils sont là visibles, et s'ils ne parlent point à l'oreille, ils parlent profondément à l'âme. Ce sont d'abord de longues caisses cadenassées comme des malles de voyage, mais sur la face une ouverture vitrée laisse voir des corps couchés, encore vêtus, à demi con­servés. Au-dessus, des squelettes habillés de 30v redingotes ou de ro­bes de bure à capuchon sont dressés sur leurs jambes, alignés et fixés au mur par leur dos. Ceux qui sont vêtus de bure sont des tertiaires de l'Or­dre. Quelques fragments de chairs desséchées sont restés à ces osse­ments, quelquefois toute la peau, tannée, noire, pareille à celle des mo­mies. Tous ces morts ont les mains jointes et tiennent une pancarte qui donne leurs noms et la date de leur mort. Ils datent de 1830 à 1875. Quel spectacle phantastique! Tous ces pauvres restes humains sans yeux et sans lèvres ont des poses étranges. Ils se sont tordus, affaissés, inclinés à droite, à gauche, ou avant. Ils forment des groupes d'une expression ef­frayante. Les uns semblent parler, les autres écoutent en tendant leurs crânes où il n'y a pas d'oreilles. Quelques uns ont le rictus du fou rire. D'autres se 31r détournent et semblent vouloir échapper à l'anneau qui les retient là. Le Dante eut trouvé là des inspirations.

Au-delà, ce sont les galeries des femmes. On ne les a pas dressées le long des murs, mais derrière les vitres des cases superposées, on les voit couchées dans leurs plus riches toilettes. Beaucoup sont en robe de bal, en robes de soie rayée ou brochée avec la ceinture lamée d'or ou d'ar­gent et l'éventail qui est le fidèle compagnon des femmes de Palerme. Les jeunes filles portent une couronne de métal doré. Elles rappellent de loin les reines endormies de nos légendes. Mais de près! quels visages in­formes.

Çà et là des boîtes plus petites contiennent des enfants. Une mère a même suspendu le sien le long d'un pilier, un enfant de trois ans peut-être, étonnamment conservé, et sur ce visage parcheminé elle a eu l'étrange pensée de faire poser des yeux d'émail! 31v Est-ce pour pro­longer sa vie terrestre ou pour devancer sa résurrection éternelle? Il y a une dernière galerie, celle des prêtres. Ils ont la soutane, le surplis, le ca­mail, la barrette. L'impression commune des visiteurs est «qu'ils ont l'air de dormir en général et d'être les plus vieux de ce royaume des morts». On éprouve la même impression dans les cimetières analogues, à Rome et à Bordeaux. Le royaume des morts nous révèle donc la longé­vité de ces hommes pacifiques qui gardent dans la mort le calme de leur conscience.

Ce cimetière montre assez la profondeur de la foi des Siciliens en l'au­tre vie. Leurs deuils aussi ont un caractère particulier. Ils ont des pleu­reuses Gommes les orientaux. Palerme a ses entrepreneurs de démonstra­tions aux funérailles, et le deuil des familles se manifeste par une inscrip­tion à 32r la porte de leur maison sur une écharpe de crêpe. «Per la mia figlia», «Per la mia sorella». Pendant un an ils vous disent qu'ils ont perdu leur fille ou leur soeur.

Palerme a, comme Naples, ses innombrables œuvres de bienfaisance chrétienne trop peu connues des touristes: sa grande hôtellerie des pau­vres, des ouvroirs et conservatoires de jeunes filles, des fondations de dots, des confréries de tout genre.

En allant et venant, en faisant causer mes compagnons de voiture, j'étudiais les moeurs de ce peuple. C'est une race particulière et vrai­ment cosmopolite. Elle a du sang des Ibères et des Sicanes, qui parais­sent avoir été des Chamites, venus de la Lybie par l'Espagne. Elle a du sang de Sem par les Phéniciens et les Arabes. Elle est alliée aussi aux Ro­mains, aux Normands, aux Espagnols. Il semble que les Phéniciens, les Arabes et les Espagnols 32v y aient laissé surtout leur empreinte. Ce n'est plus la foule tapageuse de Naples. La race est plus fière et plus con­tenue. Comme à Athènes, on cause beaucoup. Jadis c'était à l'agora. Aujourd'hui c'est au salon, et le salon c'est la boutique du coiffeur. Tous les dix pas il y a un salone, fermé sur la rue d'un simple filet de cordes. On y entre, on y reste des heures, on s'y donne rendez-vous. On y cause avant et après le lissage des cheveux. Il y a aussi le café, où l'on prend la glace, la granita. C'est au salone surtout qu'on se livre aux combinazioni et qu'on traite les affaires.

La salutation des Siciliens rappelle l'Espagne. C'est le baisemain pour les personnes en dignité. «Vi bacio la mano». Je l'ai entendu cent fois. Bien des coutumes et des superstitions ont 33r survécu aux Grecs et aux Romains. Telles sont les divinations par les fleurs ou par le plomb fondu, les imprécations, l'exposition des morts. Parfois encore les morts sont exposés non pas sur le lit ou dans la bière, mais assis sur un siège, avec la tête attachée au mur par un mouchoir.

A Catane, parait-il, on les peignait encore au siècle passé. On prati­que encore la conjuration solennelle. Une femme du peuple irritée s'agenouille, dénue ses cheveux, découvre sa poitrine, frappe trois fois le sol et ses genoux, baise la terre et commence ses malédictions contre son ennemi: «Brûlée soit ton âme! … foudroyé! … tué à coups de couteau! … empoisonné! … mort subite! … peste noire! … naufragé! … trahi par tes fils!».

Il faut, parait-il, pour éviter l'effet redoutable de pareilles formules ré­péter trois fois: «Eau et sel!» et cracher trois fois 33v en l'air.

Le Sicilien croit aussi au mauvais oeil. Pour se garer de ses effets, il porte une corne de corail ou touche une clef comme nos francs-maçons. Ce qui m'a vivement intéressé encore à Palerme, qui le croirait, ce sont les charrettes. Elles sont tout un poème. Les chars homériques n'étaient pas plus précieux. Elles valent tout un livre. Elles conservent les traditions de la Sicile et en redisent l'âme et la poésie. C'est pour elle le poème des siècles.

Elles sont d'abord fort jolies, et du même modèle dans toute l'île. Elles sont légères et assez haut montées, grandes à peu près comme une car­riole anglaise. Elles sont peintes en jaune vif, avec des filets rouges et des mouchetures vertes. L'essieu porte une frise de bois et de fer découpé, fi­gurant des 34r fleurs et des oiseaux. Les harnais aussi sont pimpants. Ils sont pailletés, ornés de cuivre, bordés de franges rouges. Le pom­meau de la sellette s'élève comme une petite tour Eiffel à quatre vingt centimètres en l'air, tout garni de miroirs et de clous, et coiffé, aux grands jours, aux jours de pèlerinage à Ste Rosalie, d'un bouquet de plumes écarlates.

Mais la merveille, c'est la caisse de la charrette, où sont peints de vrais tableaux, à l'huile s'il vous plaît: deux panneaux à droite et deux pan­neaux à gauche. Ces tableaux varient à l'infini, au goût du propriétaire qui les a demandés au peintre. Une légende en lettres noires indique le sujet. Toute la suite des traditions superposées de ce peuple à l'histoire si variée est là représentée.

C'est un vrai cours d'histoire qui trotte derrière les chevaux de Sicile. 34v C'est d'abord la mythologie et l'histoire de la Grèce: l'En­lèvement d'Europe, le Cheval de Troie, l'Incendie de Troie. C'est en­suite et plus abondamment les souvenirs de la grande époque chevalere­sque et des chansons de gestes, c'est comme l'illustration du Tasse et des trouvères: Roland à Roncevaux, Roland sonnant du cor pour appeler Charlemagne, la trahison de Gamelon, Charlemagne et ses preux, le Duel d'Olivier, la Bénédiction de l'archevêque Turpin; Renaud de Montauban, fils d'Aymon, couronné empereur de Trébizonde; le dé­barquement de Rodomont en France, etc.

Les rois normands ont une grande place sur les charrettes, comme dans le cœur des Siciliens. Que de fois, on y voit le couronnement de Roger! Six paladins l'épée haute, entourent le roi assis sous un baldaquin.

L'épopée napoléonienne a aussi sa 35r large place. Voyez Bonapar­te à Arcole, la Retraite de Russie, les Adieux à la vieille garde et Water­loo.

Puis ce sont les faits contemporains: le débarquement des Mille à Marsala, Napoléon III à Milan et même Napoléon III remettant son épée à Guillaume Ier. Il y a aussi une superbe collection d'attaques de brigands, les exploits fameux des brigands historiques.

Les sujets religieux ne devaient pas manquer non plus. Bethléem, Na­zareth, Bethanie avec leurs mystères sont souvent répétés.

Le peintre de charrettes est l'artiste populaire à Palerme. Il peint ce qu'on lui demande, en copiant des lithographies, ou même d'inspiration (a testa). Et cette décoration coûte de 70 à 80 francs, soit le tiers de la va­leur de la charrette. Mais les charrettes ne sont pas seules 35v à gar­der les traditions populaires en Sicile. Le théâtre populaire et les moder­nes trouvères y contribuent pour leur part. La librairie populaire vend encore aussi les romans de chevalerie et les histoires légendaires des temps héroiques. Palerme compte au moins dix théâtres de marionnettes qui jouent chaque jour la paladiniera, c'est-à-dire des drames héroïques et de chevalerie. Les autres villes de Sicile ont gardé les mêmes coutumes. Le peuple est passionné pour la vieille épopée. Il sait depuis son enfance les nomes des paladins. Il connaît leurs types traditionnels et leur carac­téristique. Charlemagne a le poing fermé, Roland a un oeil de travers. Olivier est légèrement obèse, Renaud porte dans ses armes un lion et Ogier une étoile.

On ne se lasse pas de voir jouer la chronique de Turpin, les Rois de France, 36r le Roland amoureux de Bajarda, le Roland furieux de l'Arioste. Parfois on donne l'Incendie de Troie avec le cheval de bois et le combat des Grecs et des Troyens. Le sujet préféré est toujours la Brèche de Roland ou la Mort des paladins. Il en coûte de 10 à 25 centimes pour entrer à l'opra.

Le cantastorie est le descendant des trouvères. Il sait de longs récits et de longs poèmes et les dit chaque jour au lieu qu'il a adopté, sous un arbre des promenades, sous le porche d'une église, ou dans une modeste bou­tique. Après avoir fait le signe de la croix il conte pendant deux heures les exploits et les amours des chevaliers. Les auditeurs serrés autour de lui se passionnent pour les héros et leurs exploits et honnissent les traîtres. Ils pleurent avec les vaincus. Ils récompensent ensuite l'Aède en lui 36v donnant deux centimes.

Ces délassements ne seraient-ils pas plus sains pour nos populations que le théâtre moderne si profondément immoral, et le cabaret avec l'ab­sinthe, la Lanterne et l'Intransigeant?

A mon retour, dans quelques jours, je parlerai des fêtes religieuses à Palerme, de son grand deuil du Vendredi saint et de son triomphe de Pâ­ques.

14 mars, Marsala

De Palerme à Marsala, riches vallées bien cultivées en vignes, qui donnent les vins de Zucco, de Portinico et de Marsala. Je laisse à droite Ségeste et son beau temple dorique et le mont Eryx, jadis cher à Vénus et dédié aujourd'hui à St. Julien. A gauche, je laisse les grandes ruines de Sélinonte, ses temples du VIIe siècle avant l'ère chrétienne, dont les colonnes enormes ont été renversées 37r pèle-mele par les commo­tions du sol. Marsala est l'antique Lilybée. Elle a été le témoin de la vic­toire décisive du consul Lutatius Catulus sur la flotte carthaginoise à la fin de la dernière guerre punique. Elle se glorifie aussi de l'accueil qu'el­le a fait à Garibaldi et à ses prétendus héros en 1860. Un brave habitant de Marsala, pieux et de bonne société se fit mon cicerone. Il me fit voir l'église de la Cava, église de pèlerinage à une Madonne trouvée dans une carrière (cava); puis la cathédrale, dédiée à St-Thomas de Cantor­bery, grande et majestueuse église à coupole du XVIIe siècle, qui s'est écroulé récemment par un vice de construction, et que l'on reconstruit par souscription. J'allai au salut à la petite église de St Joseph, édifice de la renaissance, qui 37v ne manque pas de cachet. Ce petit office a bien le caractère local.

On le sonne avec furia, comme chez nous un incendie. De braves gens s'installent là, plutôt assis qu'agenouillés et crachant sans vergogne. Le jeu de l'orgue est échevelé. Le peuple admire et regarde autant l'orgue que l'autel. Cependant tout ce monde a une foi vive. On prie et on chan­te mais on traite le Bon Dieu comme un ami, avec lequel on ne se gêne pas trop. Après le salut, c'est le mois de St. Joseph et on donne la béné­diction avec sa relique.

Marsala a deux cités, deux sociétés, cela se touche du doigt. Les jésui­tes qui tenaient un collège ont été chassés. Il y a un gymnase. Le monde des affaires a plus d'esprits forts que de chrétiens. La jeu­nesse 38r paraît aussi mal élevée que possible. De grands établisse­ments italiens et anglais font fortune avec la préparation du vin de Mar­sala.

Je pris à Marsala le bateaux pour Tunis. Nous touchions en chemin à Pantelleria, île volcanique, qui a fait parler d'elle, il y a peu d'années en­core, par les convulsions de son sol.

L'île est gracieuse. La ville blanche s'étage à la côte avec quelques pal­miers dans ses jardins. Sur les coteaux se succèdent les oliviers et les vi­gnes. Au-dessus règnent des sommets boisés aux teintes sombres.

La mer était belle et le voyage agréable. Mais le capitaine nous disait:

«A cette saison des équinoxes le changement peut être subit». C'est ce qui arriva. Une tempête s'éleva la nuit, tempête qui amena divers sini­stres dans la Méditerranée 38v.

Le Cap Bon, qu'il faut doubler pour entrer dans le port, dément d'ail­leurs fréquemment son nom. Tout le monde fut malade à bord, mais on n'en meurt pas. Le matin, le capitaine nous dit: «Il y a eu quelque dan­ger, un bateau plus faible ne s'en serait pas tiré». Nous étions en Afri­que, à Tunis, à Carthage.

15 mars, Tunis, Carthage

Ma première visite à Tunis fut pour le Bon Dieu. J'allai dire la sainte messe à la cathédrale, élevée là en souvenir de la captivité de St. Vincent de Paul. Je saluai Mgr Combes1), le nouvel archevêque, descendant du brave colonel Combes, qui périt à l'assaut de Constantine. Je saluai aus­si Mgr Gazaniol2), évêques-curé de Tunis. Le grand cardinal Lavigerie3) avait fait sacrer évêques les curés de ses grandes villes pour donner à la religion plus de prestige en Afrique 39r.

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Une grande partie de ma journée se passa à Carthage. Assis au milieu des ruines de sa grande basilique récemment découvertes, entre le port et l'acropole, j'aimais à faire revivre les siècles passés et l'histoire si va­riée de ce petit coin de terre. C'est donc là qu'était Carthage. Ce site était prédestiné. Ce promontoire avancé, qui regarde la Sicile et l'Italie et qui surveille le passage entre les mers de l'Orient et les colonnes d'Hercule était fait pour recevoir un entrepôt commercial, une capitale maritime et au besoin un repaire de pirates.

Pour une ville antique, il fallait une acropole, c'est-à-dire une colline qui pût servir de citadelle, et un petit port qui pût habiter les petits vais­seaux de ce temps là.. La reine Didon, fille de Bélus, roi de Tyr, fuyant 39v les persécutions de son frère Pygmalion, trouva là ce qu'il lui fallait pour sa petite colonie: l'acropole de Byrsa et le port de Coth­ron. Etait-ce en 1250 avant J.-C., comme le veut la légende Virgilienne ou seulement vers l'an 900 comme le prétendent certains historiens, Dieu le sait. Les Phéniciens apportaient là leur civilisation. Didon eut son palais à Byrsa avec un temple à Baal et ses bains au rivage. L'archéologie a cru retrouver les traces de ces monuments.

La ville se développa, elle étendit son pouvoir et multiplia ses colonies sur les côtes de la Méditerranée. Elle préluda aux grandes républiques de Venise et de Gènes. Elle avait son sénat, ses deux consuls ou suffètes et ses familles puissantes, aristocratie de fortune qui se disputait le pou­voir 40r.

Les Hannon et les Barca arrivaient tour à tour au consulat. Les Han­non étaient de puissants navigateurs. L'un deux longea et visita les côtes et les îles de l'Europe occidentale jusqu'au Jutland. Les Barca eurent de brillants généraux, comme Amilcar, Asdrubal, Annibal. L'un d'eux fonda la ville de Barcelone (Barcina). On retrouve au rivage de Carthage les ruines du palais des Barca.

La conquête de la Sicile mit les Carthaginois en contact avec les Ro­mains. De là les guerres Puniques, où se disputait entre Rome et Car­thage la prépondérance dans la Méditerranée.

La première, de 264 à 242, a un épisode bien connu, celui de Régulus, ce loyal officier romain, fait prisonnier à Tunis, envoyé à Rome pour traiter de la paix et priant le sénat de 40v le renvoyer à ses fers plutôt que d'accepter une paix humiliante. Cette première guerre eut son dé­nouement à la bataille navale des îles Egades, près de Marsala, où Luta­tius Catulus batit Amilcar, prit 70 navires carthaginois et en coula 50. Le résultat de la campagne fut la perte de la Sicile pour les Carthaginois.

Dans l'intervalle de la l ère à la seconde guerre punique, Amilcar Bar­ca avait conquis l'Espagne entière. C'est lui qui fonda Barcelone. Frap­pé à mort par les Basques (Vettones), il avait fait jurer à son fils Annibal, agé de neuf ans, une haine implacable contre les Romains.

Annibal avait 32 ans en 219 quand il commença la seconde guerre pu­nique. Vainqueur à Sagonte en 219, il passa les Pyrénées et les 41r Alpes. Puis il vola de victoire en victoire au Tessin, à la Trébie, à Trasimène, à Cannes. C'est là qu'il tua 40.000 hommes et laissa le sol couvert des anneaux des chevaliers. Amolli par les délices de Capoue, il se fit battre à Nole en 202 par Marcellus. Repassé en Afrique il fut battu encore par Scipion à Zama et Carthage perdit l'Espagne.

J'avais dix ans quand je traduisais le récit de ces campagnes dans mes soirées auprès de ma mère à la Capelle.

Aujourd'hui, assis sur les ruines du palais d'Annibal je me représente l'agitation de cette grande ville à l'époque de ces luttes gigantesques. C'était l'Afrique luttant contre l'Europe. L'Afrique vaincue prit sa re­vanche avec les Sarrasins, qui eux aussi conquirent l'Espagne et la Sicile et inquiétèrent la France et l'Italie 41v.

Mais l'Afrique a été vaincue de nouveau et Tunis la nouvelle Cartha­ge est comme l'ancienne dominée par un peuple latin.

La troisième guerre punique fut plus courte. La lutte n'était plus éga­le. Rome s'était fortifié et Carthage était amoindrie. Scipion Emilien s'empara de Carthage en 146 après une campagne de trois ans.

Les Romains tinrent la ville pendant près de six siècles. Elle porte bien encore leur cachet dans ses ruines. Ils l'agrandirent et la couvrirent de temples, de théatres, de bains et de portiques.

Comme partout, ils placent à l'acropole les sanctuaires des dieux pri­mordiaux: Jupiter, Junon et Saturne. Minerve et Apollon ont leurs tem­ples au quartier des études 42r et des beaux-arts; Pluton, Proserpine et Mémoire président à la nécropole; Cérès aux moissons. Mercure à l'agora, Neptune à la mer; Vénus et Bacchus au quartier des plaisirs; Vulcain, Castor et Pollux aux remparts.

Esculape était le saint du lieu, il avait la place d'honneur au sommet de la colline de Byrsa. Cela montre l'esprit positiviste des Carthaginois. Les empereurs Auguste et Adrien ont été les grands bienfaiteurs de Carthage. Ici comme partout ils ont déployé leur faste et montré leur goût en agrandissant et en embellissant la cité.

Cependant, voici venir l'ère du Christ. L'apôtre Pierre passe là. C'est la tradition. C'était le chemin, d'ailleurs. Il allait de Palestine à Rome vers l'an 51. Il fonde là une chrétienté et y laisse Crescent pour évêque 42v.

La semence divine fructifie rapidement. Un siècle et demi plus tard Tertullien peut écrire que la majorité de la ville est chrétienne.

La persécution de Marc-Aurèle sévit à Carthage, mais plus encore celles de Septime Sévère et de Dèce. Ce sont des milliers de chrétiens que Septime Sévère envoya au supplice de l'an 200 à l'an 202. C'est le spec­tacle de l'héroïque patience des martyrs qui convertit Tertullien et en fit un apôtre. Le vaillant écrivain embrassa la vie chrétienne dans toute son austérité. Vêtu du pallium des philosophes, il alla visiter les chrétiens de Rome. Au retour il écrit ses livres au style un peu dur, mais plein d'éclat, de feu et d'énergie. On l'a justement nommé le Bossuet de l'Afrique. Il combat tour à tour les païens, 43r les juifs et les héréti­ques. Malheureusement il tomba lui-même dans l'erreur des Montani­stes et son salut est resté un problème. La fleur de la persécution de Sep­time Sévère, c'est le groupe de Ste Félicité, Ste Perpétue et leurs compa­gnons. Ces jeunes femmes de noble famille furent jetées aux bêtes dans l'arène. C'est ainsi qu'on relevait l'éclat de la fête du César Géta associé à l'empire.

Les actes de ces martyres ont été conservés par la Providence pour no­tre édification. Nous voyons ces saintes femmes s'avancer avec autant de joie que de noble dignité et de mâle courage. Les tigres, les léopards et les sangliers déchirent leurs corps délicats. Enfermées dans des filets, el­les sont le jouet des taureaux. On allait-les achever dans la coulisse, dans le spoliarium, mais le peuple ne veut rien perdre de l'horrible spectacle. 43v On les ramène dans l'amphithéâtre, elles se donnent le baiser de paix et Perpétue conduit elle-même la main du bourreau ivre qui tremble. Le cirque témoin de si grands crimes et de si grandes vertus est encore là. Les ruines de la grande basilique qui posséda les trophées des martyrs sortent aujourd'hui du sol par les soins du savant P. Delatte (Delattre)4). C'est là que je me suis assis pour refaire l'histoire de Cartha­ge. St. Augustin raconte qu'aux fêtes annuelles des illustres martyres il y avait plus grande foule qu'il ne dut jamais en avoir au cirque.

La persécution de Dèce fut marqué par le martyre d'un grand nombre de chrétiens de l'église de Carthage. St. Cyprien était évêque. Il écrivait ses magnifiques lettres de 44r consolation et d'encouragement aux confesseurs de la foi, et ses lettres de reproches à ceux qui apostasiaient dans la crainte des supplices. Le clergé et le peuple allaient généreuse­ment à la prison et à la mort. Mais beaucoup de ceux qui étaient riches ou en dignité offraient de l'encens aux idoles. Après la persécution, St. Cyprien ne les admit aux sacrements qu'après une longue et sévère péni­tence. Il avait comme Tertullien un caractère vigoureusement trempé. L'histoire de sa conversion le montre. Il était attaché au monde et à ses passions et il hésitait à recevoir le baptême parce qu'il ne concevait le christianisme qu'avec un changement de vie. Comment pourrai-je, pensait-il, me dépouiller tout d'un coup d'habitudes enracinées? Com­ment pratiquer la frugalité, quand on est habitué à une table abondante et délicate? 44v

Mais il reconnut l'efficacité de la grâce du baptême; et après l'avoir reçu, il trouva facile tout ce qui lui avait paru impossible.

Son tour vint pour le martyre. La persécution se ranima sous Valé­rien. Le saint évêque fut pris et condamné à être décapité. Une croix hors des murs marque le lieu de sa glorieuse mort. C'est à genoux et les mains croisées qu'il offrit son cou au glaive (en 258).

Après la persécution, son corps fut honoré avec ceux de Ste Perpétue et de Ste Félicité dans la Basilique Majeure.

Un siècle plus tard Augustin et Monique étaient là. Carthage avait encore des écoles renommées. En 374, Augustin avait vingt ans. Il dési­rait aller suivre les cours des illustres professeurs de Rome et de Milan. Monique redoutait pour lui la corruption 45r des grandes villes, elle voulait le retenir. Mais un soir, pendant qu'elle priait longuement dans la chapelle du martyre de St. Cyprien, Augustin se joignit à un bateau qui partait pour Rome. Sa sainte mère le suivit peu après. Augustin re­vint plus tard et prêcha la gloire des grands martyrs à la Basilique Ma­jeure.

St. Augustin touchait à la fin de sa vie quand le préfet de Carthage, Boniface, révolté contre son empereur Valentinien, eut la malheureuse idée d'appeler à son aide Genséric et les Vandales. St. Augustin inter­vint pour empêcher cette alliance néfaste mais il était trop tard. Le saint évêque eut la douleur avant sa mort de voir les Vandales assiéger Nippo­ne.

Genséric prit Carthage en 439. Il alla, jusqu'à Rome en 455 45v appelè encore par suite des divisions de l'empire. Eudoxie lui de­mandait son concours contre Pétronne, meurtrier de Valentinien. Les Vandales régnèrent cent ans à Carthage et leur règne fut marqué par deux grandes persécutions, celle de 457 et celle de 484. Ils étaient ariens. L'un d'eux Thrasimond éleva en 496 une basilique arienne dont les re­stes subsistent.

Les deux persécutions ariennes égalèrent et surpassèrent même celles de Septime Sévère et de Dèce. Les chrétiens avec les évêques et les prê­tres à leur tête étaient conduits par troupes vers le désert, comme les vic­times des esclavagistes aujourd'hui. Ils étaient maltraités. Ils souffraient de la faim et des coups, et ils semaient les chemins de leur cadavre. Les Maures païens chargés de l'exécution des édits d'exil s'y enten­daient 46r.

Ils stimulaient les retardataires avec leurs javelots ou les entraînaient en les attachant à leurs chevaux.

L'Eglise honore au 12 octobre les 4970 confesseurs et martyrs des Vandales. St. Victor de Vite a décrit cette persécution si émouvante. Le vaillant général Bélisaire vint en 534 reprendre Carthage sur Géli­mer roi des Vandales.

La grande capitale de l'Afrique resta encore soumise à l'empire grec pendant 160 ans, jusqu'à l'arrivée des Arabes en 690.

Tunis garde le souvenir et le culte de Sidi-Obka et Hassan qui con­quièrent au Croissant l'empire de Carthage.

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Intérieur de la Cathédrale de Carthage.

Le patrice Jean vint de Constantinople avec une flotte et reprit la grande ville. Ce fut sa perte. Hassan s'en empara de nouveau et se vengea 46v en la détruisant. Carthage avait duré près de 2.000 ans. Elle disparaissait pour laisser l'empire à Tunis. L'empire arabe dura près de 800 ans. Diverses dynasties se succédèrent. Toutes exercèrent la piraterie dans la Méditerranée. Plusieurs firent la guerre aux chrétiens en Sicile, en Italie, en Syrie.

Un seul évènement pendant cette longue période vint relever la gloire du Christ à Carthage. C'est la sainte mort de notre roi St. Louis au 25 août 1270.

Le pieux roi voulait atteindre chez lui le plus puissant ennemi des chrétiens. Il était venu avec l'élite de sa chevalerie. La maladie éprouva les croisés. Le roi perdit son fils Jean et se voyant atteint lui-même par la maladie, il donna sous forme de testament ses derniers conseils à son 47r fils Philippe. Il fait bon à relire là ces conseils si élevés. Je les copie, cela me vaut une lecture spirituelle: «Mon fils, la première chose que je vous recommande, c'est d'aimer Dieu de tout votre cœur: sans cela personne ne sera sauvé. Si Dieu vous envoie quelque adversité, souffrez-la avec patience et actions de grâces; pensez que vous l'avez toujours méritée et qu'elle tournera à votre avantage. S'il vous envoie de la prospérité, remerciez-le, ne vous en attribuez rien, et n'en devenez point orgueilleux; car on ne doit pas tourner les dons de Dieu contre lui.

Choisissez des confesseurs vertueux et savants, donnez leur la liberté de vous avertir et de vous reprendre. Entendez avec piété le service de l'Eglise, sans y parler, ni regarder ça et là; mais priez Dieu de bouche et de cœur. Soyez plein de charité envers les pauvres, et consolez-les selon votre pouvoir. Ne vous 47v liez qu'avec des gens de bien. Que per­sonne ne soit assez hardi de rien dire devant vous qui excite au pêché ou pour médire d'autrui. Aimez tout ce qui est bien, et haïssez tout mal. Punissez les blasphemateurs, rendez souvent grâces à Dieu des biens que vous en avez reçus, et méritez par là d'en recevoir davantage. Soyez équitable en tout, même contre vous. Mettez votre application à faire rè­gner la paix et la justice parmi vos sujets».

Quel beau règlement de vie!

Le grand roi mourut sur cette colline de Byrsa, qui porta les temples et les palais de toutes les générations et près des ruines de la Basilique dont le sol est mêlé aux cendres de tant et de si glorieux martyrs.

Les Arabes furent dépossédés par les Turcs en 1571. L'année même où ceux-ci se faisaient battre à 48r Lépante, ils avaient encore assez de vitalité pour s'emparer de Tunis. Ils ont régné là 300 ans, jusqu'au trai­té du Bardo en 1885. Le Bey n'a plus aujourd'hui qu'une ombre de pou­voir.

Dans cet intervalle, il y eut le touchant épisode de la captivité de St. Vincent de Paul.

Bien des chrétiens étaient victimes de la piraterie des Turcs. Ils étaient vendus sur le marché de Tunis et devenaient esclaves.

Vincent de Paul allant par mer de Marseille à Narbonne fut pris par les pirates tunisiens en 1605. Il appartint successivement à un pêcheur, à un médecin, puis à un marchand renégat natif de Nice. Promesses, me­naces, mauvais traitements, rien ne fut épargné pour ébranler sa foi. Ce­pendant ses chants 48v pieux, le mélancolique super flumina et le tou­chant Salve Regina avaient ému la femme du renégat. Le Saint gagna ses maîtres et revint avec eux en Europe en 1607.

C'est là un souvenir de Tunis, plutôt que de Carthage, et la nouvelle cathédrale de Tunis, dédiée à St. Vincent de Paul va glorifier Dieu dans son saint confesseur.

Il me restait à visiter à Carthage la nouvelle basilique et le musée des Pères Blancs.

Elles sont comme les trois phares de l'Afrique chrétienne, ces trois ba­siliques qui s'élèvent sur les côtes et qui frappent les regards de tout voyageur qui aborde ces rivages: Notre-Dame d'Afrique, qui domine Alger, la basilique de St-Augustin élevée sur le vieil acropole d'Hippone et 49r la basilique de St-Louis et des saints de Carthage sur la colline de Byrsa.

Elles sont toutes trois dans un style imposant, demi-bysantin et demi­arabe avec des coupoles hardies. C'est une heureuse pensée d'avoir pris ce style autochtone. Nos flèches gothiques sont en harmonie avec nos grands arbres du nord; elles s'élèvent vers le ciel comme le sentimentali­sme et la rêverie franco-germanique.

La basilique de Carthage est la plus grande et la plus majestueuse des trois. Elle a cinq coupoles. De larges galeries intérieures surmontent les bas-côtés.

L'Eglise fait de ces monuments isolés, comme à St-Paul-hors-des­murs, sans tenir compte de l'absence de population parce qu'elle a une grande idée des Saints et des lieux sacrés.

Le grand cardinal Lavigerie a fait reproduire 49v en lettres maju­scules, à la frise intérieure de l'église un passage d'une lettre de St. Léon le Grand aux évêques d'Afrique, qui justifie la primauté de Carthage.

«Sine dubio post romanum Pontificem primus archiepiscopus et totius Africae me­tropolitanus est carthaginensis episcopus, nec pro aliquo episcopo in tota Africa per­dere potest privilegium semel susceptum a S. Sede romana et apostolica. Obtinebit il­lud usque in saeculum saeculi. Invocabitur in eo nomen Domini N J. -C., sine de­serta jaceat, sine gloriosa resurgat ah quando».

Une couronne d'écussons orne aussi l'intérieur de l'église. C'est le pendant de la salle des croisades à Versailles. Le cardinal a demandé le concours de toutes les familles dont les armoiries figurent à Versailles. Ces familles étaient là représentées 50r par les nobles chevaliers qui entouraient St. Louis en 1270. Elles ont part aujourd'hui à l'honneur qui est rendu au St. Roi.

Le cardinal repose là sous une dalle de l'église. Une inscription rap­pelle ses dignités et se termine par les mots «Nunc cinis» qui attestent la vanité des grandeurs de ce monde.

Il n'y a autour de la cathédrale que la maison des Pères Blancs, le sé­minaire de Carthage et l'habitation de l'archevêque. Chez les Pères Blancs, un musée déjà riche d'antiquités puniques et chrétiennes a été organisé par le P. Delatte (Delattre)4. De nombreuses stelles (stèles), des vases, des lampes, des inscriptions rappellent l'art punique. Malheureu­sement les inscriptions sont courtes et ne donnent guère que des noms propres. Elles ont peu d'intérêt historique. Aucun papyrus n'a été trou­vé jusqu'à présent, 50v quoique des tombeaux intacts aient été décou­verts où les morts étaient pieusement couchés avec leurs idoles, leurs mets funèbres, des vases, des bijoux et des armés. Ce qui me frappa, c'est l'unité de l'art la plus ancien que j'ai constatée en Egypte, en Syrie, en Grèce, en Etrurie.

A Beni-Hassan en Egypte, à Argos, au tombeau des rois de Palestine, les éléments de l'art primitif sont les mêmes. Le point de départ fut donc nécessairement unique.

J'eus la bonne fortune de rencontrer à Carthage le P. Delatte (Delat­tre). Il me fit lui-même les honneurs du musée et des fouilles de la Basili­que majeure. Il est par son érudition l'honneur de sa congrégation et de l'Eglise.

Tunis

Je devais compléter ma visite de 51r Tunis au retour. Cependant, pour ne pas en diviser la description, je réunis ici mes impressions. Tunis est une grande ville mauresque bien conservée et débordant de ses remparts. Elle a 100.000 habitants. Voilà dix ans que nous y sommes. Nous l'avons respectée. Nous avons bâti à côte d'elle au bord de la mer une ville française fort panachée d'Italiens et du Maltais, qui comp­te 10.000 âmes.

La vieille ville a gardé son enceinte, ses portes arabes, ses mosquées à ga­leries ogivales, sa citadelle ou Kasba, ses bazars variés. Elle a même encore son Bey, souverain de nom plutôt que de fait. Il habite à la Marsa. Il vient le vendredi présider les assises royales. Je l'ai rencontré venant avec son pe­tit cortège de soldats demi-mauresques 51v et demi-européens dans son vagon décoré de tentures de pourpre et d'or passablement fanées.

Comme ville orientale, Tunis est bien inférieure au Caire et à Damas. Elle n'a rien qui approche des belles mosquées du Caire, de ses palais, de ses tombes royales.

Tunis a ses bazars bien conservés: bazars des tapis, des parfums, de la bijouterie, des chaussures, etc. Ces rues étroites, en grande partie cou­vertes sont bordées de petites boutiques grandes à peine de quelques mê­tres carrés, mais louées fort cher, paraît-il. Les corps d'états forment des corporations gouvernées par des Amins ou syndics élus. Comme ceux d'Orient les bazars de Tunis ont un grand cachet. Les marchands ont le talent de l'étalage et le goût de la couleur. Bien des objets même, 52r dans l'orfèvrerie, dans la sellerie, dans les étoffes, les tapis et les chaussures ont plus de grâce que chez nous.

Que de monde dans ces bazars, et quelle variété de races et de costu­mes! Ce sont des maures élégants, aux vestes claires et brodées, des ara­bes en burnous aux jambes nues et tatouées, des femmes juives aux pan­talons collants avec un voile suspendu au-dessus de leur tête. On se heurte aux fripiers qui portent leurs marchandises sur la tête, aux mar­chands d'eau glacée, aux petits décrotteurs. Quelques bourriquets agi­les, voire même de grands chameaux porteurs de charbon de bois ajou­tent à la confusion générale.

Les Amins ou syndics servent d'intermédiaires entre le marchand et l'acheteur. Ils surveillent la fabrication, répriment les fraudes, fixent les prix 52v de vente. C'est notre vieille organisation corporative.

Le corps des selliers est un des plus honorables. D'ailleurs les lourdes selles garnies de maroquin et de velours, rehaussées de dessins en filigra­ne d'or ou d'argent, les housses brodées, les harnais de cuir gaufré, or­nés de plaques niellées et de croissants d'ivoire, relèvent plus de l'artiste que de l'ouvrier.

Au souk du cuivre que de vases gracieux aux formes antiques, mais aussi quel tintamarre effroyable.

Les forgerons pressent avec leurs pieds une peau de vache en guise de soufflet.

Les tourneurs manœuvrent leur instrument tout primitif par un ar­chet qu'ils tiennent de la main gauche.

Les poteries rappellent les amphores grecques. Des peintres y tracent des arabesques ou des fruits coloriés sur un 53r fond jaune clair. Au souk des étoffes se mêlent les tapis du Maroc ou de Kairouan aux bandes régulières, les carpettes de Damas aux dessins archaïques, les couvertures rayées de Djerba, les haïks de toutes nuances, les ceintures aux glands d'or, les soiries brochées d'animaux héraldiques. Ce mélange chatoyant éblouit les yeux comme un kaleidoscope.

Quelques marchands juifs et mauresques poursuivent les européens, les comblent de prévenance, les font asseoir, leur offrent le moka et leur offrent leurs lames de damas aux étuis de velours, leurs fusils marquetés d'ivoire et des nacres, des soirées, des vases de filigrane, des antiquités.

Le souk el berka est l'ancien marché des esclaves. Il a passé là des cen­taines de mille chrétiens 53v.

Charles Quint en trouva 20.000 qui lui ouvrirent les portes de la Ka­sba. Depuis le XVIIe siècle des Pères de la Merci, reconnus par le gou­vernement beylical, avaient un monastère à Tunis et rachetaient tous les esclaves qu'ils pouvaient.

Charles V en 1535 et Don Juan d'Autriche en 1573 avaient pris Tunis et l'avaient gardée quelques années. Ils avaient agrandi la Kasba, con­struit le fort des Andalous et bâti une église qui est devenue une mo­squée.

Je n'ai pas pu visiter les mosquées de Tunis, elles sont réservées aux musulmans.

C'est au-dessus des souks, en montant un peu, qu'est le Dar-al-Bey, le palais du Bey, inoccupé et fort insignifiant. Plus haut encore est la Ka­sba; la vieille citadelle mi-partie arabe 54r et espagnole, qui a succédé à l'acropole de Tunis. C'est aujourd'hui une caserne française qui jouit d'un panorama splendide. En face c'est Carthage et sa basilique et La Goulette qui forme une ligne blanche entre le lac Bahira et la mer. A droite ce sont les montagnes de fer au Cap Bon, puis les pics élevés du Zaghouan. A gauche, c'est le lac Seldjoum, souvent à sec et couvert d'ef­florescences salines qui font un effet de neige; puis c'est le vieil aqueduc romain aux arcades brisées et la plaine de la Manouba dont les villas se perdent dans des bosquets d'orangers.

Lalla Manouba est une sainte légendaire des Musulmans. Elle a son

sanctuaire, sa Kouba dans la plaine. Les coteaux voisins de Tunis ont aussi plusieurs blanches Kouba où le peuple 54v vénère quelque pieux marabout.

J'allai jusqu'au Bardo, en traversant tout le faubourg de Bab-el­Souïka. C'est là le quartier populaire. Les Maltais, puis les Maures et les juifs y ont leurs rues préférées. Les Maltais sont laborieux, simples, très religieux, mais querelleurs. Les Maures viennent en général d'Espagne. Ils sont tolérants et doux et se livrent au commerce. Quelques uns ont une belle fortune. Les Arabes les méprisent et les regardent comme des …épiciers.

Les juifs sont ici très nombreux, et cela date, dit-on, de la prise de Jé­rusalem par Titus. Jusqu'en 1840, ils étaient soumis à mille vexations, portaient un costume à part et devaient se déchausser en passant devant les mosquées. Depuis ils ont conquis le droit de cité et ils en usent. Le haut commerce est entre leurs mains, 55r surtout celui des draps, de la soie et des bijoux. Ils ont pris la langue et les habitudes des maures. Ils portent la culotte marron et la veste bleue. Le luxe des femmes est l'em­bonpoint. On les y dispose au moment du mariage par trente ou quarante jours de la vie que nous faisons mener à nos poulets dans les «séminai­res». On les enferme et elles mangent, boivent et dorment sans interrup­tion. Leur nourriture se compose de couscous, de gâteaux de semoule, de boulettes de graisse cuites dans l'huile et de viande de jeune chien, comme autrefois à Carthage. Quand les femmes juives sortent, elles sont couvertes de vêtements éclatants, culottes de drap d'or ou d'argent, haïks de soie multicolore, mules brodées de perles, bracelets et colliers. Un grand voile noir ou blanc enveloppe le tout 55v.

Les petits ânes gris encombrent les rues. Les Kabyles en burnous les poussent de leur bâton pointu.

Les chameaux se rencontrent surtout le matin. Ils vont rêveurs et in­conscients, le regard dédaigneux, posant comme au hasard leurs grands pieds plats.

D'innombrables petits portefaix, les Mesquinos, enfants des steppes, exercent mille industries. En seronal blanc et blouse d'indienne courte ils offrent dans des corbeilles d'alfa tressé des légumes et des fruits, des pâtisse­ries, des nougats au miel frits dans l'huile, des gâteaux de blancs d'oeuf et de millet, des galettes de semoule. Les arabes aisés achètent volontiers ces friandises. Les pauvres vivent de figues sèches et de couscous.

Ces rues marchandes, ces corporations, 56r ces petites boutiques, cela rappelle bien les coutumes de l'antiquité.

L'intérieur des maisons ne diffère guère des maisons romaines. J'en parlerai à Alger.

Les officines des barbiers méritent une mention. Souvent elles sont voisines des bains ou Hammam. Elles ont leurs devantures ornées de barreaux tournés, peints en rouge et en vert. Sur les bancs de pierre qui règnent autour de la pièce, les clients s'asseoient le dos au mur. L'arti­ste, après avoir décroché un des rasoirs qui pendent au râtelier parmi les pipes et les cafetières, met sous le cou du patient un plat de cuivre échan­cré, plein d'une eau parfumée au jasmin, et de sa main restée libre lui la­ve la joue et la gratte, avec son instrument.

La boutique du barbier répond au 56v salone de Naples et de Sici­le. Les passants y entrent volontiers. Ils y prennent le café apporté par le caoudj voisin et consultent les docteurs en Hyppocrate, qui tiennent séance dans la boutique à certaines heures. Le médecin ou thébib n'a qu'une science de tradition. C'est une profession héréditaire. Quelques recettes empiriques et l'usage des simples, c'est tout le bagage scientifi­que du thébib. Il est modeste d'ailleurs et se contente de quelques carou­bes pour ses consultations.

Les arabes comptent plus sur les pratiques superstitieuses que sur la médecine. Ils portent des scapulaires qui contiennent des parchemins écrits par les marabouts. Ils marquent leurs maisons d'une main rouge et y conservent des pattes de porc-épic contre le mauvais oeil.

Ils ont pour distraction le soir des concerts indigènes accompagnés de danses 57r lascives. Ils unissent au violon les instruments archaïques, qu'ils appellent le rebab, le bendair et le regg, tambours et instruments à corde qui n'ont guère varié depuis le temps du roi David.

Le café maure a son cachet tout oriental. Le caoudj apporte à ses hôtes une tasse de café fumant et une pipe de Kif qu'il a allumée lui-même. Quelques arabes dorment sur les banquettes, les jambes étendues ou repliées. Leurs chaussures déposées à terre forment des bordures irrégu­lières le long des bancs. Sous les hais brunis du plafond quelques miroirs de venise aux bris convergents renvoient la lumière. Un groupe de jeu­nes maures, accroupis sur les nattes brunes qui font ressortir leurs costu­mes frais et voyants, écoutent avec les yeux grands ouverts et un regard intelligent, 57v un conteur arabe qui redit les conquêtes d'antan ou quelque récit fantastique des Mille et une nuits.

Tout en traversant et en étudiant la ville, j'arrivais à la plaine, puis au Bardo. Le vieux palais est bien délabré. On se croirait au lendemain d'un siège. Un quartier cependant a échappé à la ruine. Il a un grand aspect. Ce sont les appartements de réception. Ils entourent la cour des Lions.

Le grand escalier, orné de huit lions en marbre toscan conduit à un délicieux portique mauresque. La salle du trône, tendue de soie rose et jaune a des meubles Louis XV et une douzaine de portraits en pied de souverains de l'Europe.

La salle de justice à côté est bien plus artistique. Le plafond est tout en pans de glaces encadrées de baguettes d'or 58r. Tout autour règne une corniche mauresque et les murs sont lambrissés de plaques de marbre sanguin qui présentent en relief des vases de fleurs et des arabesques de marbre blanc. On dit ces panneaux rapportés de Carthage. Je les crois plutôt arabe. C'est l'usage à Tunis d'attribuer aux Carthaginois tout ce qui a quelque cachet.

Le souverain actuel Ali-Bey ne vient au Bardo que pour de rares cir­constances officielles. On l'attendait pour les fêtes qui terminent le Ra­madan. A cette occasion toutes les autorités indigènes et les consulats viennent lui offrir leurs hommages.

Rentré en ville, je visitai le quartier français.

On sent bien ici qu'il y a deux Frances. La France… moderne a don­né à Tunis ce qu'elle a pu: 58v des cafés chantants, des opéras, de l'absinthe, des tailleurs, des couturières, des coiffeurs, Zola, le Figaro, le Gil Blas, l'Intransigeant, la Lanterne, des courses, des banques juives, des turcos, des jurons, des couacs, des loges maçonniques, des tram­ways, des fiacres, un canal, des Cohen, des Lévy, des Meyer, du tabac de la régie, une petite tour Eiffel, du chocolat Menier, de l'amer Picon, des somnambules, des Monts de piété, des photographes, des bicycles, des pianos, de la moutarde de Dijon, de l'eau de vie frelatée, des machi­nes agricoles, etc.

Il y a là dedans quelques bonnes choses, mais il y a aussi tout ce qu'il faut pour pourrir un peuple.

La France catholique aussi a donné ce qu'elle a pu. Elle avait 59r donné autrefois déjà le sang de St. Louis et de ses chevaliers, les chaînes de St. Vincent de Paul et les souffrances de milliers d'esclaves chrétiens, les religieux de la Merci. Elle a donné récemment ses Pères Blancs, ses Frères des Ecoles, ses Soeurs de Charité, ses Soeurs de St. Jo­seph, ses Soeurs de Sion, ses Petites Soeurs des Pauvres, sa dévotion à N.-D. de Lourdes, le grand Cardinal Lavigerie et son clergé. Elle a don­né encore la belle basilique des Saints de Carthage élevée par les sou­scriptions des fils des croisés. Elle est en train de donner la cathédrale de St-Vincent de Paul.

Oui, cette cathédrale commence à s'élever. Elle est dédiée au Saint esclave Vincent de Paul. Elle a aussi des autels à St. Cyprien, à 59v St. Augustin, aux Saintes Félicité et Perpétue. Je suis allé y célébrer la Sainte messe. Le curé Mgr Gazagnol (Gazagnol), qui est évêque titulaire, me fit un aimable accueil. J'eus aussi le plaisir de saluer le nou­vel archevêque, Mgr Combes, qui présidait là une réunion de Mères chrétiennes.

L'ancien couvent des Marcedaires est devenu le pensionnat des Frè­res. L'église que les bons et dévoués franciscains avaient fondée là de­puis des siècles est devenue la seconde paroisse.

On me raconta à Tunis comment nous devions cette possession au Card. Lavigerie. C'est lui qui vint exposer au gouvernement la facilité et l'utilité de l'entreprise. Il nous conduisit pour ainsi dire par la 60r main. C'est lui qui a conquis Tunis.

16 mars, Tunisie

Je partis le matin pour Alger, j'allais mettre deux jours à faire la rou­te.

Le chemin de fer contourne d'abord le faubourg de Bab Djezira, amas de petites maisons dominées par les minarets des mosquées et par les blanches coupoles des Koubbas. Puis il longe les murs crénelés de l'en­ceinte, franchit un tunnel, traverse la riche vallée de la Manouba, passe sous l'aqueduc romain et atteint Djedeïda. C'est une petite ville indu­strielle d'où part l'embranchement pour Bizerte.

De Djedeïda à la frontière algérienne, la ligne va suivre constamment la vallée de la Medjerda, qui roule ses eaux jounies comme celles du Ti­bre à travers de vastes et fertiles plaines.

Nous passons à Tebourba, petite ville de jardiniers maures et de vi­gnerons français 60v. Elle eut un évêque dans l'antiquité. Plus loin Medjez-et-Bab (Membressa) eut aussi un évêché. Elle eut la gloire de donner à l'Eglise de nombreux martyrs. On y voit encore une porte triomphale, des thermes et d'autres ruines romaines. La petite ville mo­derne s'élève à côté des gourbis arabes.

A cent kilomètres de Tunis, la voie s'engage dans les gorges de la Med­jerda. La rivière devient sinueuse, les rives s'élèvent. On franchit neuf ponts en neuf kilomètres. Cette partie du trajet est des plus pittoresques.

Nous laissons sur la droite Béja, l'ancienne Vacca de Saluste. Elle eut aussi un évêque. Elle a 4.000 âmes, un marché important et une garni­son qui tient en respect les Khroumirs.

Plus loin à gauche était Zama, aujourd'hui Zouam, où la victoire de Scipion mit fin à la seconde guerre punique. La Medjerda 61r reçoit ensuite les eaux de la Mellègue qui vient du Kef, l'ancienne Sicca Vene­ria, riche, paraît-il, en ruines romaines. C'est là que Marius battit Ju­gurtha. Cette vallée de la Medjerda a toujours été la grande vie de com­munication entre Carthage et la Numidie.

On déjeune a Souk-et-Arba. C'est un gros bourg qui a un marché flo­rissant et qui devient un centre important au croisement des routes de Tunis, de Tabarka et de Kef.

Désormais nous longeons la Khroumirie. Ses montagnes à droite sont magnifiquement boisées. Nous passons près de Chemtou, l'ancienne Si­mittus, qui a des ruines de bains et de théatres. Près de là aussi sont de précieuses carrières de marbre rose et jaune que les Romains exploi­taient par le port de Tabarca et qui ont tant contribué à embellir l'an­cienne Rome.

La frontière algérienne est à Ghardimaou, à l'entrée de vastes forêts, qui n'ont pas moins de 120.000 hectares 61v.

De Ghardimaou à Souk-Ahras et au-delà c'est la plus belle route de l'Algérie. La contrée montagneuse qu'elle traverse et des travaux d'art qu'il a fallu exécuter rappellent la ligne du Sommering en Autriche. On passe du versant tunisien au versant algérien, de la vallée de la Medjerda (l'ancien Bagradas) à celle de la Seybouse.

La ligne court sur des terrasses maçonnées, accrochées aux flancs des parois rocheuses et sur des viaducs courbés jetés sur le torrent. Elle fait d'immenses lacets qui serpentent à mi-côte et présente des coups-d'oeil splendides sur la chaîne abrupte des Beni-Salah, flanquée d'imposants contreforts.

Souk-Ahras a 6.000 âmes. Elle est sur un petit plateau mame­lonné 62r à 700m d'altitude. C'est une ville d'avenir à cause de son heureux position à la jonction des lignes de Tunis, de Bône, de Constan­tine et de Tebessa. Elle a un marché important de blé, de boeufs, de moutons, de bois et de liège.

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1. Femme de la tribu des Ouled Na :il (Biskra). 2. Mosquée (Sidi Okba). 3. Caravane. 4. Campement. 5. Cèdre. 6. Cerf. 7. Antilopes. 8. Hérisson. 9. Lion. 10. Gerboises. 11. Tombeau de la Chrétienne (environs de Bilda). 12. Menhir. 13. Mouflon. 14. Cavalier et ânier arabes. 15. Types de femmes algériennes. - Arabesques, Caractères arabes (Pays d'Alger).

La vigne s'y développe. C'était l'ancienne Thagaste, la patrie de St. Augustin. C'est là que le cher Saint est ne le 13 novembre 334. Son père Patrice était décurion de la cité. C'est là que Ste Monique sa pieuse mère priait, souffrait, gagnait à Dieu son mari et soignait l'éducation de cet enfant dont la sanctification lui coûterait tant de larmes. J'y voudrais séjourner davantage, mais je me dédommagerai à Hippone qui est un des buts principaux de mon voyage et où je retrou­verai les souvenirs du cher saint.

Thagaste a des ruines nombreuses, mais informes. C'était le centre d'une grande population. Tout autour à quelques kilomètres 62v sont des ruines de villes romaines.

Thubursicum (auj. Khuemissa) a des ruines de temples, de théatres, de palais, d'arcs de triomphe. Tipesa (Tifech) a son ancienne citadelle pre­sque intacte et ce qui est fréquent en Numidie des dolmens nombreux. Madaure (Mdaourouch) a des fragments de colonnes et de corniches du plus beau style et une forteresse bysantine qui est un ancien palais. C'est la patrie d'Apulée, le romancier latin qui écrivit sous le nom d'Ane d'or le tableau de la société romaine au IIe siècle. Puis c'est Tagura (Tagura) dominé par un petit fort arabe qui n'est pas autre chose qu'un temple ro­main qu'on a crénelé. Le sommet de la route est à Aïn-Seinour à 778m d'élévation.

On a de là-haut un magnifique 63r panorama sur la chaîne de l'Edough et celle des Beni-Salah.

On descend ensuite, toujours en forêt au milieu des chènes-liège, des chènes-zèens et des oliviers sauvages. Plus loin à Aïn-Afra le regard plonge à 600m de profondeur sur la vallée où la route va descendre en la­cets. C'est un spectacle émouvant.

Je continuai ma route le soir assez tard pour passer quelques heures de la nuit à Kroub.

Dans le courant de cette longue journée j'avais fait causer quelques braves colons sur la Tunisie et son avenir.

La Tunisie, à leur avis, peut redevenir aussi riche que dans l'antiqui­té. Il faut pour cela modifier l'administration politique et financière, re­boiser les montagnes et aménager les eaux 63v.

Aujourd'hui, on travaille pour le fisc et pour ses agents. Ce n'est pas encourageant.

Les capitaux sont rares en Tunisie et ils sont concentrés entre les mains des juifs. L'argent a donc acquis une valeur locative considéra­ble. Les placements hypothécaires rapportent de 10 à 12 pour cent, et même plus dans l'intérieur.

En Tunisie comme en Algérie, l'usure est la pierre d'échappement de la colonisation. Une grande partie de la propriété est déjà engagée aux juifs de Tunis et leurs malheureux débiteurs, colons ou arabes ont toutes les peines du monde à payer les énormes intérêts des sommes qu'ils ont empruntées. Au point de vue ethnographique, les Tunisiens n'ont rien de commun avec les Algériens. Ce ne sont ni des Arabes ni des Africains d'origine. 64r Ce sont des Maures d'Espagne, alliés aux races Vanda­les, Grecques et Romaines qu'ils ont trouvées là et renouvelées par les femmes que la piraterie leur procurait.

Ils sont plus doux et plus affables que les Algériens. Ce sont aussi des travailleurs consciencieux et soumis, que les colons peuvent utiliser. Ils se louent volontiers pour les travaux agricoles, étant peu occupé par la culture de leurs petits biens et le prix de la journée ne s'élève guère au­delà de 75 centimes à 1 franc.

Le pays n'a pas de routes, mais les chemins naturels y sont faciles et souvent carrossables.

Une sécurité absolue règne dans toute la régence. La justice sommaire du Bey inspire le respect. Il préside lui-même tous les samedis le tribunal de haute justice. Il écoute les plaideurs, 64v il prononce la sentence et les criminels sont pendus sans sursis ni appel.

Le climat de la Tunisie serait bien meilleur si le pays n'avait pas été complètement dépouillé de ses arbres. Rien n'y tempère le vent froid de l'hiver ni le soleil brûlant de l'été.

Rien n'a été fait encore pour le régime des eaux. Le manque d'om­brages dessèche les cours d'eaux et tarit les sources en été. A la saison des pluies les oueds grossissent, débordent et transforment les plaines en marécages.

Depuis quelques années, la plupart de colons se sont mis à la culture de la vigne. Ils y ont trouvé de beaux profits, mais voici nos vignes re­constituées en France et les vins de Tunisie et d'Algérie vont être délais­sés. C'est une crise qui commence 65r.

Les céréales, le blé et l'orge donnent de beaux produits. La culture maraîchère est avantageuse auprès des villes. L'olivier deviendrait une des richesses de ce pays s'il n'était pas surchargé par l'impôt. J'ai vu ce­pendant bien des champs où les oliviers sauvages sont mis en rapport par un greffage récent.

L'industrie est encore presque nulle. Il y a bien quelques orfèvres à la ville qui fabriquent des bijoux d'or et d'argent.

Dans l'intérieur du pays, on fabrique des tapis et des couvertures, au moyen d'un métier primitif que nos tisseurs lyonnais regarderaient com­me antédiluvien.

Les orfèvres travaillent les métaux, accroupis à coté de leurs enclumes et en faisant mouvoir les soufflets avec leurs pieds.

La fabrication de l'huile et la conservation des sardines prennent une forme plus moderne et un développement 65v de quelque importan­ce. Avec l'intérieur, le commerce se fait encore par échange et sans mon­naie. Il faut conduire du blé et de l'orge au Sahel pour en rapporter des dattes.

Au point de vue de la colonisation, on ne peut espérer aucune fusion avec les musulmans. C'est une caste fermée. Ne pouvant pas compter nous faire aimer d'eux, nous pouvions au moins nous en faire estimer, nous ne l'avons pas su. Les musulmans sont profondément religieux. Pour eux la religion fait tellement partie de l'existence qu'ils ne peuvent comprendre un peuple sans religion. Aux hommes sans religion sont ré­servés les châtiments les plus sévères de la Djehennah et le feu éternel.

Ce qui les a surtout éloignés de 66r nous, c'est l'attitude antireli­gieuse de la plupart des colons algériens.

Une des caractéristiques du colon algérien, c'est son antipathie pour toute religion. Non seulement il ne pratique pas, mais il ne manque guè­re une occasion pour manifester sa haine de la religion. Quel contraste avec les colons que la vieille France envoya au Canada!

Il est peu de contrées où la franc-maçonnerie et les associations révolu­tionnaires comptent plus d'adeptes qu'en Algérie. J'ai constaté moi­-même que l'arabe et le tunisien nous estimeraient plus si nous étions un peuple religieux.

Souvent ils ont manifesté pour mon habit plus de respect que mes compatriotes.

Leur sentiment profond était bien rendu par un vieux chérif qui disait 66v à un de nos évêques, en lui témoignant d'ailleurs une gran­de vénération: «Vous autres, Français, vous en savez plus que nous sur les choses de la terre, mais nous valons mieux que vous, parce que nous sommes plus près de Dieu».

L'esprit de la colonie a été formé par les déportés que Lamoricière5) y fit conduire après la révolution de février 1848 et par ceux qu'on y en­voya après le coup d'Etat de 1851.

L'administration actuelle de la colonie est un obstacle à son dévelop­pement.

Le malheureux indigène tunisien préfère souvent ne rien produire que de travailler pour le collecteur des impôts. Une quarantaine d'impôts di­vers atteignent toutes les branches de la production et de la consomma­tion.

L'impôt de capitation se monte par tête à environ 30 francs 50 67r.

Chaque pied d'olivier est frappé d'un droit fixe annuel de 5 f. Or on sait que l'olivier ne commence à rapporter qu'après dix ans et qu'il ne donne de récolte que tous les deux ans. Aussi les Tunisiens arrachent ceux qu'ils trouvent sur leurs terres plutôt que d'en planter. Il en est de même pour les autres arbres producteurs.

Les impôts sont affermés et, comme on peut le penser, les fermiers leur font rendre tout ce qu'il est possible d'en tirer.

Malgré cela, il semble que le régime du protectorat actuel est encore préférable à l'annexion.

Avec le régime algérien, la Tunisie nous coûterait 80 millions par an. La sécurité serait moindre qu'avec la justice sommaire du Bey 67v. Des politiciens faméliques feraient là en administration ce qu'ils font en Algérie. Les juifs obtiendraient les droits de citoyens et cela nous aliéne­rait absolument les musulmans.

Les travaux publics ont été conduits assez lentement depuis l'occupation. Cependant Tunis a son canal, son port et son quartier européen. Les tra­vaux du port de Biserte s'achèvent. Ceux de Sousse, Sfax et Gabès sont commencés. Les projets de chemins de fer vont, dit-on, être repris.

Les lignes de pénétration par le midi, le long de la frontière tripolitai­ne sont à l'étude. Elles donneront des résultats importants. En ce mo­ment même, un de nos amis, Henri de la Marche se livre 68r à ces études comme auxiliaire de M. Fournel, au nom du gouvernement. Il retrouve, marquées par des ruines, les stations indiquées par les tables de Ptolémée. Il y aura là des voies commerciales à rétablir.

17, Kabylie

Je passai la nuit au Khroub, à l'hôtel Honorat. Le domestique qui me sert est de Bavay. C'est un «pays». Il est resté en Algérie après son ser­vice militaire. Le Khroub est un gracieux village bien dessiné sur un cô­teau avec une église convenable sur un côté de la place. Le chef de gare est corse comme bon nombre d'employés algériens. Le Khroub n'est qu'à 16 kilomètres de Constantine.

Du Khroub à Alger, c'est encore une journée de chemin de fer, mais une journée intéressante. Il y a des sites, tels que les Portes 68v de fer et les gorges de Palestro, qui valent les grands paysages de Suisse et d'Ecosse.

Du Khroub à Sétif (140 km) ce sont de grandes plaines monotones et sans arbres. A cette saison printanière, il y a des céréales qui lèvent et le pays ressemble à une prairie. De loin en loin on aperçoit quelque douar arabe formé de tentes sombres et de pauvres gourbis.

Parmi les villages de colons, près du chemin de fer, deux rappellent des noms illustres: Paladines et St-Arnaud.

Sétif est une des cités importantes de l'Algérie. Elle a 12.000 âmes dont 2.500 français. C'est l'ancienne capitale de la Mauritanie Sitifien­ne: C'etait le siège d'un évêché. St. Augustin raconte que lors du trem­blement de terre de 416 deux cents païens 69r effrayés y demandèrent le baptême. L'église conserve l'inscription de St. Laurent martyr.

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Un marchand épicier arabe.

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Baudet de Maître.

Le plateau environnant est très riche en céréales. On y cultive aussi la vigne depuis quelques années. Huit ou dix villages ont été colonisés par une compagnie Suisse en 1853.

Le marché de Sétif voit affluer 10.000 arabes chaque dimanche. Sétif a des casernes, des magasins, un arsenal. C'est devenu la clef de toutes les opérations militaires depuis sa conquête par le duc d'Orléans en 1839.

Vingt-cinq kilomètres après Sétif, c'est le Hammam, village de bains avec des moulins sur le Oued-Ben-Sellam, rivière importante, qui va se jeter dans le Sahel par des gorges profondes et pittoresques. Ces moulins et les autres 69v créations industrielles de la province sont l'œuvre de M. Lavie, qu'on honore à Constantine comme un bienfaiteur du pays.

Le chemin de fer court toujours sur le plateau de l'Atlas à huit ou neuf cents mètres d'élévation, entre la chaîne des Bibans et celle du Hodna. Le plateau se termine au Bordj-Bou-Areridj, qui est une bourgade ri­che en souvenirs et en espérances. Son fortin a été créé par le général Négrier. C'est le centre de la belle plaine de Medjana, plaine fertile et bien arrosée qui va devenir un terrain préféré de colonisation. C'est dans cette plaine qu'étaient les villes romaines de Medianum, de Gala et de Serteï. On trouve aussi sur les flancs du Djebel 70r Kiana de nom­breux monuments mégalithiques. On ne sait quelle race du nord est ve­nue implanter sur la côte africaine ces témoignages d'un culte primitif. Après ce Bordj, ce sont les Portes de fer, long défilé dominé de toutes parts par des rochers rougeâtres inaccessibles, qui s'élèvent à une hau­teur immense comme des forteresses de géants. C'est une des choses les plus imposantes de la nature Africaine. Le torrent et ses cascades, les oli­viers sauvages, les bois et les cactus animent ce sombre et effrayant dé­sert. Il nous reste à parcourir la Kabylie, province montagneuse, que l'Oued Sahel divise en deux parties, la grande et la petite Kabylie.

Le chemin de fer suit la dépression de l'Isser à travers le massif du Djurjura.

Les Kabyles sont les anciens Berbères ou Numides. Ils subirent le mahometisme 70v après des luttes homériques.

Ils sont plus laborieux que les Arabes. Ils n'habitent pas sous la tente mais dans des maisons bâties de pierres ou de terre et d'argile.

Ils cultivent les céréales, les oliviers et les figuiers. Ils n'ont pas comme les Arabes la manie de détruire les arbres, leurs montagnes sont bien boisées. Ils vivent en tribus avec une organisation démocratique. Les fa­milles ont un caractère patriarcal. Elles constituent l'unité social. Plu­sieurs familles forment un village et plusieurs villages une tribu.

Le village est l'unité politique et administrative. Il est gouverné par la Djemàa, assemblée générale des habitants majeurs. Cette assemblée rend la justice et règle les impôts 71r. La commune est autonome. Elle prend soin des pauvres.

Les Kabyles ont une langue imagée. Leurs poèmes et contes populai­res se transmettent par la mémoire.

Ils ont pour vêtements, comme les Arabes, la Cheloukha (chemise en laine), le haïk (sorte de toge) et le burnous. Ils y joignent d'ordinaire des Bourerous ou guêtres tricotées. La femme chez eux a plus de liberté que chez les Arabes. Elle travaille aux champs.

Ils sont industrieux. Ils fabriquent la toile, les tissus de laine, les cor­beilles, les armes blanches, les instruments de labour et de jardinage, l'huile, la poudre et le plomb.

Ils ont installé leurs villages sur des crêtes de rochers, d'où ils surveil­lent leurs récoltes et où ils se défendent 71v en temps de guerre. Ces mamelons couronnés de cabanes donnent un cachet particulier aux pay­sages de la Kabylie.

Les Kabyles auraient été bien plus accessible que les Arabes à la pro­pagande chrétienne, mais nos gouvernements aveuglés par un faux et désastreux libéralisme ont empêché tout prosélytisme du clergé.

On sort de la Kabylie par les gorges de Palestro. C'est un défilé aussi grandiose que celui des Biban ou des Portes de fer.

Le train court sur des terrasses maçonnées au-dessus de l'Isser qui roule en grondant ses flots jaunâtres parmi des blocs de grès. Des singes se jouent dans les rochers.

La voie parcourt ensuite la 72r plaine de la Metidja jusqu'à Alger où j'arrivai la nuit.

Ma première visite fut pour la cathédrale, où je pus célébrer la messe après avoir fait viser mon celebret à l'évêché. L'église est dédiée à St. Philippe l'apôtre qui baptisa le premier chrétien d'Afrique, l'eunuque d'Ethiopie. C'est l'ancienne mosquée des Ketchaoua, mais elle a été modifié et agrandie. On y voit le tombeau du Vén. Geronimo, le martyr qui avait été jeté au XVIe siècle dans les fondations du fort des vingt quatre-heures, et qu'on y a retrouvé en démolissant les murailles en 1853.

C'était le Dimanche des Rameaux. L'église était remplie et tout ce peuple priait. Il y a à Alger des Espagnols et des Maltais pleins de foi. Les Français sont moins édifiants. Après la messe, j'allai vers la je­tée 72v pour voir l'aspect général de la ville.

Aspect général

Alger est toujours dans son ensemble ce que l'ont dépeinte tous les voyageurs depuis des siècles. C'est la grande ville blanche, toute blanche comme un gigantesque escalier de marbre, qui s'élève en amphithéatre sous un ciel profondément bleu. La blancheur crue des maisons n'est pas coupée comme dans le nord par des toits rouges ou sombres. Les mai­sons au terrasses sont d'énormes dés tout blancs.

Quelques jardins reposent les yeux. Le tout est couronné par la Ka­sbah, la vieille citadelle, assombrie et négligée.

Au premier plan, c'est la ville moderne. Tout le long de la plage de hautes arcades recèlent dans leur profondeur des docks et des bou­tiques 73r.

Au-dessus, c'est un quai immense et magnifique, appelé le boulevard de la République, une vraie rue de Rivoli. Derrière, deux rues parallèles et de la même longueur complètent la ville moderne, qui est toute en façade.

Quelques places et squares rompent la monotonie de ces grandes li­gnes. Tout à droite, c'est le jardin Marengo avec sa belle végétation afri­caine; au centre, c'est la place du gouvernement avec ses beaux plata­nes; à gauche, c'est le square Bresson, ombragé de palmiers magnifi­ques.

C'est là tout Alger, mais au delà des vieilles murailles, au delà des col­lines, à l'Est et à l'Ouest s'étendent de vastes faubourgs. A l'Est surtout le quartier de Mustapha est comme un second Alger, 73v couronné par le palais d'été du gouverneur. Plus loin, aux avant-postes de la rade algérienne, à l'Est comme à l'Ouest, sur les montagnes de la Bouzarea et de la Kouba qui enserrent le Sahel d'Alger, s'élèvent des temples maje­stueux dédiés au culte eucharistique.

A l'Ouest, c'est la basilique de N.-D. d'Afrique. A l'Est, c'est l'église du séminaire et de l'orphelinat.

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Des deux côtés les Pères Blancs prient pour l'Afrique. Ils demandent grâce à Dieu pour cette grande cité où se coudoient le fanatisme des Mu­sulmans, l'esprit haineux des juifs et l'indifférence des mauvais chré­tiens.

Population

Quant à la population de cette ville, elle est cosmopolite. Il 74r y a de tout dans Alger; des Français qui occupent les postes officiels et se partagent le haut commerce avec les Anglais et les Italiens; des Espa­gnols et des Siciliens, cochers ou domestiques; des Maures élégants fils des anciens conquérants de l'Espagne mêlés par les femmes surtout au sang des renégats et des esclaves chrétiens; des Arabes au burnous rapié­cé, qui errent dans les rues drapés dans leurs guenilles; des Biskris, por­teurs de fardeaux; des nègres amenés du Soudan avec les caravanes d'esclaves.

Histoire

Quel est donc le passé de cette Algérie, aujourd'hui si bigarrée? Les Libyens et les Gétules l'ont peuplée d'abord et ils descendaient sans dou­te de Cham. Polybe, Salluste et les vieilles annales d'Egypte en font mention 74v.

Deux mille ans avant J.-C., des hommes blonds venus du Nord, Ibe­res ou Celtes, y pénétrèrent par le Maroc et y élevèrent cette série de dol­mens dont on retrouve la trace de la Baltique au Sahara.

Plus tard, au témoignage de la Bible, d'Hérodote et des historiens ara­bes, le nord de l'Afrique subit des invasions de peuples asiatiques les uns d'origine japhétique, tels que les Mèdes et les Arméniens, les autres d'origine chananéenne tels que les Phéniciens, auxquels on doit Cartha­ge et les colonies tyriennes.

De cette union de peuples divers sortirent les Numides et les Maures, que l'on désigna dans la suite sous le nom générique de Berbères. Dans 75r les caractères de cette race dominent les éléments indo­européens, avec un vernis de sémitisme apporté par les Arabes.

Après la chute de Carthage, Rome gouverna l'Afrique pendant cinq siècles et la couvrit de monuments dont le temps ne parvient pas à effa­cer les vestiges.

Les Vandales, conduits par Genseric, ont passé et n'ont rien fondé. Les Arabes sont venus et ils ont dominé cette terre autant que les ro­mains l'avaient dominée. Ils y ont mis leur empreinte indélébile: la vie pastorale et guerrière, le culte d'Allah et les moeurs du Coran.

Ce succès des Arabes s'explique. Ils trouvaient là des masses populai­res ébranlées dans leurs traditions, hésitantes entre le christianisme, le schisme d'Arius, le judaïsme et l'idolâtrie. Ils arrivaient 75v avec le prestige de la victoire. Ils apportaient d'ailleurs le culte du Dieu unique et un livre sacré habilement mêlé de formules hébraïques et chrétiennes.

Au VIIe siècle, les Arabes ont déjà envahi l'Algérie par une conquête rapide mais précaire. Les Berbères gagnés à l'Islamisme recouvrent leur autonomie. Au XIe siècle commence une émigration lente et continue des tribus arabes. Ils pénètrent à l'intérieur, se mêlent aux aborigènes et leur imposent peu à peu leur langue, leurs moeurs et leur physionomie.

Quand les Turcs arrivent au XVIe siècle, l'Afrique est toute arabisée. L'Algerie gouvernée par les Turcs et remplie de Maures d'Espagne qui avaient à prendre leur revanche, devient un repaire de pirates qui infestent la Méditerranée pendant trois siècles, malgré les efforts des Etats chrétiens.

76r

Table des matières

page
Naples 1r
Palerme 16v
Marsale 36v
Tunis-Carthage 38v
Tunisie 60r
Kabylie 68r
Alger 72r
1)
Combes (Barthélemy-Clément. 1839-1922), arch. de Carthage (1893-1917) et d’Alger (1909-1917).
2)
(Gazagnol) Gazaniol (Jules-Étienne. 1845-1917), auxil. de l’arch. de Carthage (l892): év. de Constantine (l896): démiss. et év. tit. de Modra (1913).
3)
Lavigerie (Charles-Martial-Allemand: 1825-1892), arch. d’Alger (1867); card. (1882); arch. d’Alger et de Carthage (1884-1892),
4)
Delattre (Louis-Alfred: 1850-1932). Ses études au Séminaire de Rouen terminées il entre chez les Pères Blancs. Il fut ordonné prêtre en 1873. Envoyé à Carthage il se fait remarquer très tôt par les importantes découvertes archéologiques, parmi lesquelles on peut citer les célèbres basiliques chrétiennes de Carthage.
5)
Lamoricière (Louis Juchault de. 1806-1865). En 1830, il participa à la prise d’Alger. Promu général à 34 ans, en 1847 il reçut la soumission d’Abd-el-Kader. En 1848, Ca­vaignac lui confia le portefeuille de la guerre dans le cabinet qu’il constituait. Le P. Gratry l’aida à retrouver sa foi de chrétien. En 1860 le «ministre des armes» du pape Pie IX, Mgr de Merode, vint lui demander de se mettre à la tête des «volontaires pon­tificaux». Le général arriva à Rome le 3 avril 1860. Il déclara à Pie IX qu’à condition de ne jamais avoir à servir contre la France, il se mettait à sa disposition. Le 18 sept. 1860, à Castelfidardo les volontaires pontificaux, huit fois moins nombreaux que les Piémontais et moins bien armés, furent battus. Revenu en France, Lamoricière vécut encore quelques années au château de Prouzel. Il y mourut en 1865.