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Je prends quelque jours de repos à Marsanne, auprès du sanctuaire de N.D. de Consolation. Le P. Dupland me conduit faire quelques visites. Nous allons à Valence voir Monseigneur1), qui est toujours fort bienveillant. Je revois la cathédrale, église romane du XIe siècle, consacrée par Urbain II.
Valence a un curieux musée fondé par son archiprêtre. Il a réuni des moulages de toutes les anciennes sculptures chrétiennes, frises, tombeaux, etc. Il y en a de France, d'Italie, d'Espagne. Rien n'est plus propre à faire ressortir le symbolisme chrétien et la 2 représentation des mystères dans les premiers siècles.
J'allai voir aussi le bon évêque de Viviers2), qui nous reçut avec beaucoup d'amabilité. Sa ville épiscopale n'est qu'une bourgade bien située et dominée par sa vieille cathédrale, qui possède de riches tapisseries. L'évêché est un bel hôtel Louis XV.
Cette région là a des usines chrétiennes. Les La Farge ont au Teil une importante fabrique du Chaux hydrauliques. Ils ont une chapelle pour les ouvriers et un aumônier qui est un saint prêtre, mais ces messieurs ont trop peu de contacts avec leurs ouvriers.
M. Lacroix à l'usine St Joseph fait dévider les cocons de soie. Il a des Soeurs qui dirigent ses orphelines et ses 3 ouvrières. C'est pieux. Dieu veuille bénir ces bonnes volontés!
Qui donc connaît Saint-Antoine du Dauphiné en France? Personne. Et cependant nous avons là un monument de premier ordre et une relique précieuse entre toutes, le corps de St.-Antoine le grand, l'ermite du désert d'Egypte.
Le corps de Saint Antoine fut apporté là de Constantinople en 1070 par le baron Jocelin de Chateauneuf de l'Albenc. Des bénédictins de Montmajeur élevèrent une basilique pour le recevoir et une bourgade se bâtit sous le nom de St-Antoine.
Des religieux hospitaliers se fondèrent là, qui essaimèrent partout et soignaient la maladie du feu de St. Antoine. Aujourd'hui dom Gréa3) a mis là le centre de ses chanoines réguliers 4.
La basilique fut consacrée en 1119 par Callixte II. L'intérieur rappelle nos plus belles cathédrales. La façade commencée au XVe siècle est inachevée. Le grand portail a tout un monde de statues finement sculptées: Notre-Seigneur entre la Ste Vierge et S. Jean-Baptiste, les prophètes, les anges.
Le tombeau de S. Antoine forme le maître-autel. Il date du XVIIe Siècle. Il est en marbre de Savoie, revêtu d'ornements en bronze ciselé: guirlandes, cariatides, anges et chimères. La châsse de St. Antoine est en bois, recouvert de lames d'argent ciselé et repoussé. On y voit neuf scènes diverses de la vie de S. Antoine.
Des châsses en bois doré, du XVIIe siècle contiennent des reliques nombreuses.
Les chanoines réguliers chantent 5 là pieusement leur office.
Le site est beau comme celui de toutes les gorges de l'Isère. Quel dommage qu'un siècle religieux et libre n'achève pas et ne restaure pas des monuments de cette valeur.
On nous dit chauvins à l'étranger, mais aucun peuple ne l'est moins pour faire valoir ses richesses artistiques et religieuses. Il faut que St. Antoine soit en France pour rester ainsi ignoré.
De St. Antoine je passai à Grenoble pour visiter Monseigneur4) qui a toujours été bienveillant pour moi. Il m'invita à déjeuner. Je le trouvai trop attaché à la fable de Diana Vaughan5). Il me montra de ses lettres et de ses dédicaces.
Grenoble est dans une situation 6 unique, avec ses belles montagnes qui l'encadrent. Elle a eu ses célébrités, le triste baron des Adrets6) et le bon chevalier Bayard7).
Sa cathédrale est une lourde église du XIIe siècle, mais son palais de justice de la Renaissance est plus gracieux que beaucoup de célèbres palazzi italiens.
La cathédrale a un beau tabernacle en pierre du XVe siècle, haut de 14 mètres, comme on en voit en Allemagne (à Nuremberg) et en Belgique.
Son musée est un des plus riches de la province. J'y remarque une Sainte Famille de Vouet; un Rigaud, portrait de St. Simon évêque de Metz; Lesueur, la famille de Tobie remerciant Dieu; Bruandet, une forêt; Desportes, cerf aux abois; 7 Tintoret, le doge Gritti, devant la Sainte Famille, en prière; Le Pérugin, St. Sebastian et Ste Apollonie; Véronèse, Jésus guérissant la femme hémorroïsse; Guardi, la place StMarc à Venise; Ribera, St. Barthélémy prêt de souffrir le martyre; C1. Lorrain, marine; Rubens, St. Grégoire Pape avec St. Maurice, Ste Domitille, etc; Ph. de Champaigne, Louis XIV conférant l'ordre de St-Esprit au duc d'Anjou, son frère; et, parmi les modernes, Merle, le Rédempteur; Vayson, gardeuse de moutons.
Il faut voir encore à l'église St-Laurent une crypte du VIe siècle avec 28 colonnes de temples antiques.
Il a été superbe le congrès de Lyon. Il était successivement antimaçonnique, antisémite et social. La présence de Drumont a mis en émoi le 8 clergé. C'est qu'il parle si mal des évêques! Mais cependant il a rendu d'immenses services à la bonne cause en soulevant la question juive.
J'ai entendu là de belles paroles; parmi les jeunes, Monicat et de Magallon; parmi les parlementaires, le comte d'Hugues, et Delahaye; parmi le clergé, les abbés Gayraud, Lemire et Cetty.
Les meetings du soir étaient des explosions d'enthousiasme. Les voeux étaient bien préparés.
M. Lemire nous a parlé bien éloquemment de la terre et du foyer. J'ai fait un rapport sur la situation actuelle et les causes du malaise social. C'est un travail qui me servira pour mes conférences de Rome 9.
Je prêche une petite mission à Mais. Le pays passe par une grève métallurgique. J'ai de beaux auditoires dans la vieille cathédrale, et tout se passe sans encombres.
Je visite à Vezenobres la famille de Bernis dans son castel du XVIIe siècle sur les bords du Gardon. La famille est édifiante, mais sa galerie de tableaux montre que les aïeux au XVIIIe siècle étaient bien de leur temps.
Conférence d'hommes à Nîmes, réunion de prêtres, conférences au séminaire, au cercle militaire, ce sont des journées bien remplies.
Nîmes est une ville bien agréable, quand elle n'est pas balayée par le mistral. Sa Maison carrée et ses arènes en font une petite Rome. Sa fontaine forme avec le Mont 10 Cavalier un délicieux jardin public. Ses églises neuves de Ste Perpétue et de Ste Bandile sont fort réussies.
Les catholiques de Nîmes se souviennent que les rois les ont défendus autrefois. Ils sont restés ardents royalistes. Un travail se fait, mais assez lentement, dans le sens des directions pontificales.
J'allais passer quatre mois à Rome, j'en étais bienheureux. Je reverrais Rome et tous ses sanctuaires. Je recevrais la bénédiction du Saint-Père, je visiterais les ecclésiastiques les plus éminents.
Je m'instruirais des véritables intentions du Pape. C'est pour moi un coin bleu dans un ciel nuageux, une oasis dans le désert de ces années assez tristes.
J'ai vu le cardinal Parocchi8), de qui nous dépendons pour notre maison de Rome. J'admire toujours son érudition. Il a tout lu en histoire et en littérature. Il a un petit faible pour le journal La Vérité et se plaint un peu des polémiques de l'Univers.
Plusieurs fois, j'ai vu le card. Rampolla9), toujours bienveillant et content de mon petit apostolat social. Il m'édifie toujours par sa piété et j'admire sa prudence et son habilité.
Le card. Ferrata10) aime à causer de sa nonciature en France, de la politique papale dont il a été un instrument, de la résistance des congrégations, qu'il n'approuve pas.
Le card. Satolli11) a rapporté d'Amérique des idées larges. Il goûte la 12 démocratie et l'action populaire. Il est d'avis qu'un prêtre instruit gagnerait à passer quelques mois en Amérique.
Le card. Jacobini12) me renseigne sur les missions que nous pourrions demander à la Propagande. Sa santé me paraît altérée, la nonciature de Lisbonne l'a fatigué.
Le card. Ledochowski13) m'accueille avec bonté. Je lui demande une mission, il y pensera. La Propagande ne donne plus facilement, dit-il, de missions indépendantes, il faudra sans doute commencer sous la juridiction de quelque vicaire apostolique. Fiat!
Le card. Agliardi14) est un ami ardent de la démocratie. Il a beaucoup aidé Lueger à Vienne, il a contribué à former le parti catholique hongrois 13. Il aime à causer de toutes ces questions. Il est bien encourageant.
Le card. Vincenzo Vannutelli15) est très uni au Pape et au card. Rampolla. Il désire le succès de la politique pontificale en France. Il se montre très bienveillant.
Le card. Seraphino Vannutelli16) est notre supérieur comme préfet de la cong. des évêques et réguliers. Il est plus solennel et plus réservé que son frère. Il est bienveillant et m'engage à demander l'approbation de notre congrégation.
Le card. Prisco17) était professeur à Naples. Il achève d'écrire sa philosophie où il traite, aussi des principes sociaux. Il s'intéresse à nos études. Le card. Steinhuber18) est mon supérieur à l'Index. Jésuite autrichien (ou bavarois) il est assez 14 au courant des questions modernes. Ancien élève du collège germanique, il a connu mes collègues de la sténographie du Concile.
Le card. Gotti19), religieux carme, est un homme d'études. Il vit à son bureau. Il parle bien le français et paraît assez au courant des choses modernes. C'est un de ceux qu'on dit papables religieux.
Ma Retraite du S. -Cœur avait paru, je l'offris au card. Rampolla, qui me donna une lettre fort encourageante.
Je visitai bon nombre de religieux les plus influents de Rome.
Dom Hildebrant de Hemptine est abbé primat des Bénédictins. Je l'avais déjà vu à Maredsous. Il habite à Rome le beau monastère neuf de St-Anselme à l'Aventin. Par ses relations avec l'aristocratie belge, il s'entretient 15 dans des idées réfractaires. Il est d'ailleurs très courtois.
Les bénédictins sont encore bien divisés, mais leur université commune de St-Anselme prépare une fusion à longue échéance.
Dom Sébastien Wyart20), abbé général des Cisterciens de la Trappe. C'est un vieil ami. Je l'ai connu capitaine des zouaves. C'est un cœur d'or. Il s'attache peu à peu aux directions pontificales. Il a fait l'union des Trappistes. On l'espère qu'il fera celle de tout l'ordre de Cîteaux.
Dom Wyart a de bons et aimables auxiliaires, Dom Benoît, abbé et procureur général, Dom Ignace abbé de St-Calixte.
Dom René Herbault est procureur général des Chartreux, via Palestro. Les Chartreux n'ont plus à Rome 16 qu'une procure, depuis que l'Etat leur a pris la maison de Ste-Marie-des-Anges.
Le procureur général des Prémontrés de France, le P. Alphonse Pugnières est notre hôte. Nous habitons chez lui. Je pense que les Prémontrés de France sont en souffrance à Tarascon et à Conques. Ils n'ont plus d'abbé. On parle de leur fusion avec ceux de Belgique.
Chez les Dominicains, j'ai vu plusieurs Pères: le P. Fruhwirth, maître général, autrichien, très affable, très au courant des questions sociales, ayant écrit lui-même un ouvrage sur l'usure. - Le P. Cormier, proc. gen. et le P. Bauduin, conseiller, sont deux français aussi aimables qu'instruits. Le P. Bauduin a revu avec moi le Manuel social. Le P. Laporte est de notre diocèse: très érudit, très original, aimable causeur 17.
Le P. Général des Françiscains est bien vénérable, il est italien. Il est sympathique aux œuvres modernes sans y être trop initié. Il y a là aussi le P. Raphaël, procureur, d'une amabilité et d'une charité bien édifiantes, et le P. David, anglais aux idées larges, d'allures plutôt américaines. Le P. Général va être changé par suite de la fusion de diverses branches.
Chez les Capucins, le P. Général, Bernard d'Andermatt est suisse. Il est en défiance contre les œuvres sociales par suite des échecs du P. Ludovic de Besse en France. Je vois aussi là le P. Pie de Langogne, très agissant, membre de plusieurs congrégations romaines. Les capucins se regardent, paraît-il, comme l'aristocratie de l'ordre. Ils se recrutent souvent dans une classe plus élevée que les franciscains.
Chez les Jésuites, j'ai vu les 18 principaux professeurs du collège romain et les écrivains de la Civiltà. Au collège romain le P. Ferretti, recteur, les Pères Billot, de Maria, de Augustinis, de Mandato et Vernhes. Le P. Vernhes, prof. de droit canon et le P. de Mandato paraissent seuls un peu au courant des questions sociales. Je parle à ces Pères de la fondation d'une chaire de philosophie sociale, mais on craint la nouveauté et on suit les habitudes prises. Le P. Billot est absorbé par la spéculation théologique pure. C'est le frère de mon ancien condisciple, Gabriel Billot.
A la Civiltà, le P. Steccanella est ardent pour les questions sociales; mais il est arrêté par le P. Recteur qui est timide. On craint de heurter la clientèle aristocratique des collèges. Le P. Zocchi est avec nous. C'est le meilleur orateur de la Compagnie à Rome 19.
Chez les Pères de la Mission (Lazaristes), je ne vis que M. Milon, le type du bon missionnaire français, simple, pieux et affable.
A la procure de St-Sulpice, je vis plusieurs fois M. Hertzog. Il eut l'amabilité de m'inviter. On est là un peu en retard sur le mouvement social provoqué par Léon XIII.
Le P. Mallet, procureur des Eudistes, est la droiture même. Il aime le Pape et tout ce que veut le Pape.
Je puis en dire autant du P. Burtin procureur des Pères Blancs. C'est un missionnaire ardent, dévoué au Pape et disciple enthousiaste du cardinal Lavigerie.
Le P. Lemius21), procureur des Oblats de Marie Immaculée a le même caractère loyal et dévoué. Il travaille et il est estimé 20.
Je vis souvent les Pères du St-Esprit. Mgr Leroy leur général passa quelques jours à Rome et vint me voir. C'est encore un vrai missionnaire français, loyal et ardent. Le P. Brichet est toujours le même, tout dévoué à sa procure. Le P. Eschbach22) est érudit et pieux, il arrivera sans doute au cardinalat. Je trouve sa prudence exagérée dans les questions sociales. Le P. Daum est héroïque dans ses souffrances, il tremble toujours comme les branches du peuplier. Le P. Duplessis est resté un saint séminariste, pieux, régulier et très intérieur. Il faudrait quelque chose de plus pour former ses jeunes gens.
Chez les Rédemptoristes, je vis le P. général et le P. Berthe, un bon vieillard qui a écrit la vie de Garcia Moreno. Je le crois trop en défiance 21 contre la démocratie moderne.
Chez les Pères de Ste Croix, le P. Zahm, procureur, est américain, de l'école du Mgr Ireland et du Mgr Kean. Il aime l'action sociale et envoie ses scolastiques à toutes mes conférences.
J'ai vu le P. Martin, général des Maristes et le P. Nicolet procureur. Ils entreprennent une bien grande fondation à Rome. J'envie leurs ressources.
Le P. Jouet, procureur des Marianistes, fait aussi partie du bon groupe des français simples et vraiment apostoliques.
J'ai vu souvent le P. Emmanuel Bailly23) de l'Assomption. Il s'est montré bien hospitalier et m'a prêté ses locaux pour mes conférences. Il est plein de bonne volonté.
Chez les Pères de Lourdes, le procureur, le P. Luciat est encore tout jeune. Il représente bien aussi le caractère français 22. J'ai vu aussi le P. Jouet d'Issoudun. Il est séparé de sa communauté, mais il réussit dans sa fondation aux Prati. Il nous fait un accueil très affable.
Que d'éléments édifiants et comme tout cet ensemble nous invite au travail et à la piété pour faire l'œuvre de N.-S. comme il le voudra!
Je suis allé saluer la plupart des évêques français qui sont passés à Rome pendant l'hiver: Mgr de Rouen24), qui a gardé un bon souvenir de StQuentin et qui connaît le P. Blancal; - Mgr de Nevers25), que je trouvai occupé à lire mon Manuel et qui est tout dévoué à mes idées; Mgr de Meaux26), maladif et amoindri par des embarras financiers; - Mgr de Lyon27), qui est entouré d'influences bien réfractaires; - Mgr de Carcassonne28), même note beaucoup plus accentuée; - Mgr de Montauban29), plein de bonne volonté 23; Mgr de Cabrières30), ev. de Montpellier, retenu par des traditions de famille et par son entourage; - Mgr Richard31), cardinal de Paris, très désireux de marcher avec le Pape, quoiqu'il lui en coûte de rompre avec ses traditions familiales et bretonnes; - Mgr de Vannes32), lié à l'empire par ses origines, à la royauté par son entourage; - Mgr de Saint-Flour33), animé des meilleures intentions.
Tout cela montre que nous avons un épiscopat honorable et digne, mais empêché d'avoir une action intense et générale tant par ses propres divergences d'opinions que par la susceptibilité de l'Etat.
J'ai vu souvent Mgr Mourey, auditeur de Rote et avec lui son compagnon, Mgr d'Hautpoul. Mgr Mourey est très intéressant, très au courant des choses de France, correspondant 24 assidu de M. Etienne Lamy34) et très agissant à la secrétairerie d'Etat. Il se justifie de ses démêlés avec les dominicains, et il espère, je crois, le chapeau de cardinal.
J'ai vu aussi M. Duchesne35), l'archéologue auquel je reproche de demolir nos traditions apostoliques. Quelques uns de ses élèves de l'Ecole française sont bien charmants. J'en reçois deux à déjeuner, MM. Dufourcq et Besnier, qui sont des catholiques sans respect humain.
M. Poubelle, notre ambassadeur, au palais Rospigliosi, n'a pas, je crois, de doctrines bien arrêtées. Il tient que les églises nationales doivent s'attacher à leurs libertés, à leur liturgie, etc. Il a une tendance gallicane sans bien savoir ce que cela vaut 25.
Nos pieuses communautés de femmes sont largement représentées à Rome. Je reçois un accueil très sympathique chez les Dames du S.-Cœur et chez les Dames de la Retraite.
Je vois souvent Mgr Tiberghien et Mgr Radini-Tedeschi son commensal.
Mgr Tiberghien36), fils d'un riche industriel de Tourcoing, a étudié à Rome, à l'académie des nobles. Il fait sa carrière dans la prélature, il est camérier surnuméraire. Il est très courtois, très dévoué, fort attaché aux directions du Vatican, très ami de M. Harmel. C'est lui qui m'a amené à faire des conférences à Rome et qui les a organisées.
Mgr Radini-Tedeschi37) est d'une noble famille de Plaisance. Il est chanoine de St-Pierre. Il est éloquent, très fin, bien au courant des questions 26 actuelles. Il a un des principaux rôles dans l'œuvre des Comités et dans le réveil catholique italien. Il est fort aimé de Léon XIII et appelé à un grand avenir.
Parmi les laïques, j'ai vu le Mis (marquis) Crispolti38), correspondant de La Croix, dévoué à M. Harmel, pauvre d'argent et riche de bonne volonté. J'ai vu aussi le comte Soderini39), catholique assez en vue, écrivain social, ayant ses entrées au Vatican, mais n'ayant pas les sympathies de tous.
Enfin j'ai vu plusieurs fois Mgr Kean, disgracié à l'Université de Washington. Il prend de l'influence à Rome. Il est très américain, très démocrate et pense que l'Europe a beaucoup à apprendre de l'Amérique.
Je ne dois pas oublier Toniolo40), professeur à l'Université de Pise 27, philosophe et sociologue très remarquable et avec cela d'une amabilité et d'une grâce charmantes. Ses idées sont fort avancées. Léon XIII l'aime beaucoup et l'appelle le maître en sociologie. Par sa science et sa douceur, il a mérité d'être comparé à St. Bonaventure, le docteur séraphique.
Le St-Père voulut bien me recevoir avec le bon Père Harmel et le P. Jules, franciscain, le 22 janvier. M. Harmel fit entrer aussi M. de Palomera, un homme d'œuvres, de Cognac.
Le St-Père nous a reçus à 11 h. 3/4. Nous étions quatre agenouillés autour de lui comme des enfants auprès de leur père. J'étais devant lui, M. Harmel était à sa gauche, le P. Jules et M. de Palomera à sa droite.
Le St-Père était bien portant. Il a toujours la même vivacité d'intelligence 28 et le regard vif et pénétrant. Il nous témoigna une grande bonté et nous conserva trente cinq minutes auprès de lui.
Comme j'arrivais, il m'adressa la parole et me dit avec un bon sourire: «Vous faites des conférences à Rome, vous avez commencé». - «Oui, lui dis-je, j'en fais tous les quinze jours». - Il ajouta: «Sur la question sociale?». - «Oui, très Saint-Père». - «C'est très bien».
M. Harmel lui parla alors des œuvres sociales, j'y reviendrai tout à l'heure.
Quand vint le moment de parler au Saint-Père de la Congrégation, il écoutait avec une grande attention. Je lui rappelai notre but intime, dévouement et réparation au S.-Cœur, et nos œuvres extérieures qui consistent surtout dans l'apostolat populaire, missions populaires dans plusieurs 29 diocèses, Soissons, Poitiers, Valence, œuvres du Val, Bruxelles, missions au Brésil.
Le St-Père écoutait avec une grande bienveillance. Il me dit alors: «C'est cela, il faut vous dévouer au peuple par la prédication et les œuvres. Et les évêques encouragent vos œuvres, n'est-ce pas?».
- «Oui, très Saint-Père».
- «Combien êtes vous?».
- «Environ deux cents et nous avons deux cents enfants dans nos écoles apostoliques».
- «Combien êtes vous de prêtres».
- «Soixante cinq prêtres».
- «Et vous n'êtes pas tous français?».
- «Non, très Saint-Père, nous avons aussi des Allemands et des Hollandais».
- «Et des Belges?».
- «Oui, très Saint-Père, et nous avons aussi des Soeurs qui se dévouent aux 30 même œuvres».
- «C'est très bien. Avez-vous l'approbation de l'Institut?».
- «Très Saint-Père, nous avons le Bref laudatif depuis neuf ans déjà et nous espérons avoir bientôt l'approbation de l'Institut?».
- «C'est très bien. Faites l'apostolat populaire, enseignez les droits de chacun, des patrons, des ouvriers. Détournez le peuple du socialisme».
- «Très St-Père, je vous demande de bénir toutes nos œuvres, nos religieux, nos enfants et aussi nos Soeurs».
- «Oh! n'en doutez pas, je bénis toute votre œuvre très volontiers».
Le St-Père accentuait fortement ces paroles et marquait sa bienveillance par un bon sourire.
M. Harmel dit au St-Père:
- «Très St-Père, le mouvement 31 démocratique chrétien, conformément à vos encycliques, fait des progrès en France. Il a ses revues, comme la Démocratie chrétienne de Lille, ses journaux, la France libre, l'Univers, etc.».
- Le St-Père ajouta: «Et le Peuple Français».
- M. Harmel reprit: «il a aussi ses congrès qui sont très vivants». - Le St-Père se tourna alors vers moi et me dit: «Vous étiez au Congrès de Lyon n'est-ce pas?».
- Je répondis: «Oui, très St-Père, et tout s'y est très bien passé. On a bien acclamé toutes les doctrines pontificales».
- «Et l'archevêque Mgr Couillé avait pris un peu peur, n'est-ce pas?».
- «Oui, reprit M. Harmel, parce qu'il y a à Lyon de puissantes influences réfractaires».
M. Harmel présenta alors des adresses 32 envoyées par les Unions démocratiques ouvrières. Le St-Père promit de répondre à toutes.
M. Harmel rappela alors l'action des prêtres dévoués au peuple: avec le P. Dehon, M. Lemire, M. Gayraud, M. Garnier, M. Naudet41). Le St-Père nous dit: «Il faut une organisation et des chefs pour l'action politique et sociale. Pour l'action sociale, nous avons Harmel; pour l'action politique, pensez-vous que M. Lamy pourra réussir!».
M. Harmel parla encore du succès du congrès de Lyon, du projet de congrès démocratique régional à Marseille, que le St-Père bénit et de l'utilité des congrès pour l'union des catholiques, comme le prouve le pacte conclu à Reims entre le groupe des patrons du nord et les unions démocratiques 33. Cette union de Reims était due surtout aux efforts d'un patron du Nord, M. Legros. Le St-Père promit de lui donner une décoration.
On parla alors longuement du Tiers-Ordre de St. François. Le St-Père loua les congrès du Tiers-Ordre, son action sociale, son organisation. Il nous rappela qu'il y avait là un moyen providentiel pour lutter contre la franc-maçonnerie. Il verrait volontiers l'union des diverses branches franciscaines, c'est une question à l'étude.
Nous parlâmes alors au St-Père d'un discours important prononcé au congrès de Fiesole par Mgr Radini-Tedeschi sur l'action sociale du clergé. Nous dîmes au St-Père que nous allions répandre ce discours en France et que nous espérions qu'il ferait 34 un très grand bien parmi le clergé.
Le St-Père nous encouragea et ajouta: «Mgr Radini-Tedeschi est le prélat que nous avons mis à la tête des œuvres à Rome, car l'action sociale chrétienne est organisée en Italie. Il y a un président général et des présidents provinciaux à Naples, à Palerme, à Venise, à Milan, à Rome, etc.».
Nous dîmes alors: «Très St-Père, si cette organisation pouvait se faire en France, cela aiderait peut-être à réaliser le bien plus vite».
Le St-Père réfléchit. Je vis qu'il hésitait à conseiller cette organisation pour la France, dans la crainte peut-être de n'être pas suivi. Il dit seulement: «En Italie, nous l'avons ordonné», et il paraissait heureux du succès croissant de cette 35 organisation.
M. Harmel lui demanda alors si on ne pourrait pas reprendre les pèlerinages ouvriers. On amènerait seulement trois trains, environ 1500 ouvriers à la fois par an.
Le St-Père leva les bras en souriant et dit à haute voix: «Ah! les pèlerinages ouvriers!». - Il nous faisait comprendre qu'il en avait gardé un excellent souvenir. Il ajouta: «Mais à mon âge, je ne puis, plus guère leur faire de discours».
M. Harmel répondit: «Mais, très St-Père, nos ouvriers seront quand même très heureux de vous voir».
- «Eh bien! dit le St-Père, qu'ils viennent me voir, je leur dirai la messe à St-Pierre».
Et il paraissait très content de ce projet.
Nous aurions pu prolonger 36 encore ce délicieux entretien, mais nous avons craint de fatiguer le St-Père. Nous lui avons alors demandé de bénir toutes nos intentions que nous déposions par écrit sur ses genoux. J'avais inscrit avec toutes nos œuvres, ma famille, nos principaux bienfaiteurs, etc.
Le St-Père appuya ses mains sur ces feuilles et nous dit: «Je bénis toutes vos intentions». Puis il nous bénit tous quatre solennellement. Il nous donna encore ses mains et ses pieds à baiser, et comme nous partions, il nous dit: «Allez, il faut sauver la France, cette nation nous est très chère».
Nous l'avons quitté bien émus et bien heureux après trente cinq minutes d'audience.
Fin janvier, Mgr Della Chiesa42) dîne chez nous avec M. Harmel et le P. Jules 37.
J'ai donné cinq conférences sur la question sociale dans les salles de l'Assomption. En voici les titres:
14 Janvier: La crise sociale et économique actuelle en France et en Europe.
28 janvier: Où sont les vraies causes et les remèdes du malaise social contemporain.
11 février. Le judaïsme, le capitalisme et l'usure moderne.
18 février: Le socialisme et l'anarchie.
11 mars. La mission sociale de l'Eglise.
Je ne les résumerai pas ici, je les publierai peut-être dans notre petite Revue43).
J'avais environ 500 auditeurs: les élèves du séminaire français et des scolasticats, des Belges, quelques Allemands, Polonais, etc., des religieux, de diverses congrégations, des prélats, quelques laïques des œuvres de Rome 38.
La première fois, le cardinal Vincenzo Vannutelli et le cardinal Agliardi y assistèrent. A la dernière conférence, j'avais quatre cardinaux, les cardinaux Ferrata, Agliardi, Jacobini et Macchi44).
Les applaudissements ne manquaient pas et les journaux donnaient des comptes-rendus bienveillants, sauf la juive Tribuna qui demandait quand cela finirait.
Puissè-je avoir fait là quelque bien!
A la première conférence, je fis applaudir l'abbé Gayraud parce qu'il se présentait à la députation en Bretagne avec un programme conforme aux directions pontificales. Après la conférence, je lui envoyai une dépêche signée de moi, de M. Harmel et du P. Bailly. La dépêche aida à 39 l'élection, cela devint un évènement, on en parla à la Chambre française45).
Au 2 février, j'allai porter mon cierge au Pape. Il me reconnut. Il m'encouragea: «Continuez vos conférences, propagez mes encycliques, je vous bénis spécialement».
Aux congés du Collège romain, je faisais quelques excursions avec nos jeunes gens. Nous sommes allés à Albano, Nemi, Monte Cavo, Frascati; à Préneste, Genazzano, Olevano, Subiaco, Tivoli. Je veux signaler seulement la bonne Madone de Genazzano, Notre-Dame-du-Bon-Conseil. Léon XIII y a une grande confiance, c'est un des lieux de pèlerinage de son enfance. Il n'y a pas trop loin de là à Carpineto où il est né.
J'aime bien cette Madone, dont 40 l'image est si sympathique. Je lui demande de m'aider dans les difficultés présentes.
Dans ce pays de Sabine, il y a une belle race, intelligente, fière et laborieuse. Je fus frappé à Olevano de l'attitude des enfants. Ils vont de bonne heure au travail. Leurs traits indiquent du caractère. Ils sont intelligents. Ce pays-là a dû donner à Rome autrefois ses meilleurs soldats. Si je voulais recruter des Italiens, j'irais chercher là.
J'avais parlé au R. P. Raphaël, procureur des Franciscains, de notre désir d'avoir une mission. Le 24 mars, il m'arrive me disant que le Secrétaire d'Etat du Congo Belge, M. Van Etvelde, cherche des missionnaires. M. Van Etvelde était à Rome. Le lendemain, j'allai le voir 41, il me proposa le Haut Congo, la région de Stanley-Falls, tout fut conclu, sauf assentiment de notre Conseil. M. Van Etvelde en parla au card. Ledochowski et au Pape, et notre bonne volonté fut agréée. C'est la Sainte Vierge au jour de l'Annonciation qui a voulu nous ouvrir le grand continent noir. J'espère que cette mission sera bénie.
La préparation de mes conférences m'absorba beaucoup cet hiver. J'ai toujours aussi la Revue46) à faire chaque mois. J'avais de vieilles notes à mettre au courant. On me demandait aussi quelques articles de journaux et de revues, au XXe siècle, à la France Libre, à la Chronique du Sud-Est, etc.47). J'ai pu écrire cependant quelques méditations sur la vie d'amour au S.-Cœur de Jésus48) 42.
Et puis le Card. Rampolla m'a demandé d'écrire une brochure pour défendre l'utilité des Congrès qui était fort contestée. Je l'ai fait et cette brochure «Nos Congrès» a, je crois, rempli son but en faisant tomber bien des objections49).
Le card. Rampolla voulait me récompenser de mon apostolat social et me manifester la bienveillance et la confiance du St-Père. Il avait obtenu du Pape de me donner une prélature, mais je lui fis observer que c'était contraire à ma vocation religieuse. Il chercha autre chose et me fit nommer Consulteur de l'Index. Il ajouta beaucoup à cette faveur par la manière gracieuse dont il m'en fit part. Il m'envoya la nomination le 10 au soir, en se félicitant de 43 m'offrir cela pour la fête de S. Lèon, mon patron. Je prêtai le serment ordinaire quelques jours après et je fus chargé de suite d'un rapport à faire sur un ouvrage dénoncé.
Nos anciens élèves ont fondé un groupe de jeunesse catholique et un vaillant petit journal «Le Réveil Picard». Il y a là une âme d'élite, Maurice Vasseur. Il est très intelligent et capable d'un grand dévouement. Quelques petites épreuves le mûriront. Un certain nombre de nos anciens nous consolent de la défection de tant d'autres.
Je quitte Rome le 5 mai. Je me rends au Tyrol pour visiter nos étudiants d'Innsbrück; mais en chemin, je fais quelques 44 pèlerinages italiens. En Ombrie, je visite Foligno et Montefalco et je revois Assise. L'Ombrie est le pays des saints autant que de l'art religieux. A Assise, on vénère St. François et Ste Claire; à Foligno, Ste Angèle, Ste Angeline, Ste Eustochie, St. Carpofore, St. Abondius; à Montefalco, Ste Claire, Ste Clarella, Ste Illuminata.
Assise a ses merveilleuses peintures de Cimabue, de Giotto et de leurs élèves; Foligno a ses peintures du Pérugin et de Mezzostris; Montefalco, celles de Benozzo Gozzoli, élève de fra Angelico.
Je ne veux pas décrire tout ce que ces villes ont d'intéressant, mais seulement quelques objets importants auxquels je me suis arrêté davantage dans ce pèlerinage 45: A Assise, les Carceri; à Foligno, la Mano morta; à Montefalco, le corps de Ste Claire et les peintures de Gozzoli.
A Assise, les Carceri. Cela me rappelle l'Alverne, mais c'est moins grandiose. C'est une petite gorge de montagne, à une heure de la ville, où St. François cherchait le silence et le recueillement. Il trouva là quelques grottes ombragées par un bosquet. Un torrent le gênait, il pria et l'eau disparut. Ce lieu est resté sauvage. Quelques pauvres murs forment les grottes et permettent à quelques franciscains de vivre là dans la pauvreté et la prière. Les rochers du vallon laissent place à un petit jardin. Le monastère est la pauvreté même. Tout y est petit, étroit, resserré. Il y fait 46 froid l'hiver. L'été, on y peut séjourner pour une retraite. Le lieu inspire bien le détachement du monde. On médite bien là sur la mort.
Le fisc a porté, je crois, sa main rapace jusque là, et les pauvres franciscains n'ont plus même leur bosquet. Dieu punira de telles infamies. A Foligno, j'ai vénéré le corps de Ste Angèle, la grande mystique à l'église de St-François; puis j'ai constaté au monastère de Ste Anne le miracle de la Mano morta.
Il y a quelques années, une soeur morte pieusement, mais condamnée cependant au purgatoire pour quelques manquements à la pauvreté, est apparue plusieurs fois à la lingerie du couvent demandant des prières 47, et quand elle fut délivrée par les prières et les pénitences de ses soeurs, elle le fit connaître et déclara qu'elle laissait un signe de ses manifestations, ce signe c'était la marque de sa main brûlante incrustée dans une porte. Et la main de la morte, la Mano morta est toujours là, reconnue par l'évêque et visitée par les pèlerins.
J'avais vu à Rome, quelques jours avant, chez le P. Jouet d'Issoudun, un témoignage analogue du purgatoire. C'est un livre de prières touché aussi par une main de mort et brûlé à travers toutes ses pages. Voici son histoire! un soldat lorrain à Reischoffen, avait promis une messe à l'âme la plus délaissée. Il échappa à la mort mais il oublia sa promesse. L'âme 48 est venue la lui rappeler dans son sommeil. Il fit dire la messe et, après la communion, l'âme vint frapper son livre en lui disant «je suis délivrée». Le livre a été reconnu par le cardinal vicaire.
Plus récemment, un fait moins certain, mais fort curieux a eu lieu à la petite chapelle du S.-Cœur aux Prati. Après une messe les draperies de l'autel prirent feu et ce feu a laissé comme trace une figure d'âme souffrante près de l'autel.
A Montefalco je dois signaler le corps merveilleusement conservé de Ste Clairç, vierge augustine, et puis les objets miraculeux trouvés dans son cœur, les instruments de la Passion, croix, clous, fouets, etc. Ces objets sont là, parfaitement 49 formés. Ils semblent être faits d'une chair noire et durcie… Quelques uns sont conservés en France, dans un monastère d'Avignon.
Montefalco est bien riche en peintures de Benozzo Gozzoli, élève de fra Angelico, qui n'a plus toute la grâce et toute la piété du maître, mais qui est encore digne de l'âge du grand art chrétien. A l'église St. Augustin surtout, il a peint dans le choeur la légende de St. François avec le soin pieux qu'y aurait mis le Beato Angelico. C'est déjà de la peinture historique, perfectionnée par la connaissance des anciens, mais encore toute empreinte de piété, de foi, d'esprit surnaturel. Cela rappelle les belles peintures du Beato à la chapelle de Nicolas V au Vatican 50.
Je remarquai surtout le caractère distinctif que l'artiste a donné aux types de St. François et de St. Dominique. Le premier est tout humble, tout simple, comme un pauvre qui n'a pas de prétention. Le second lève la tête et a conscience de son talent et de son influence. L'esprit des deux ordres est marqué par cette fresque.
J'étais en train de voir des choses merveilleuses, je m'arrêtai quelques heures à Bologne pour revoir la Sainte, Catherine de Bologne, la Sainte populaire, qui est là, quatre cents ans après sa mort, assise dans son fauteuil, à l'église du Corpus Christi. Son corps est noirci mais bien conservé. Les membres sont flexibles, les lèvres qui ont eu la faveur d'embrasser l'enfant Jésus sont restées blanches.
Le peuple aime à vénérer sa Sainte 51. L'Italie a eu de grandes faveurs de la Providence, mais sa foi baisse. Dieu veuille la relever.
Le 8 au soir j'étais à Milan. Je ne faisais pas une visite de touriste. J'ai revu la cathédrale et St-Ambroise comme on revoit de vieux amis pour passer quelques bons moments auprès d'eux. Il fait si bon à s'unir là à l'âme de St. Ambroise, de St. Augustin, de St. Charles Borromée. Je voudrais avoir quelques jours de loisir et de solitude à Milan pour y relire la vie de ces grandes âmes et me réchauffer à leurs saintes ardeurs.
C'est le Milan des œuvres et du mouvement catholique que je voulais voir cette fois-ci.
Ma première visite fut pour don Albertario50), le chevalier et l'apôtre de l'Osservatore cattolico 52. Je le vis à son bureau, à son journal, tout occupé, tout affairé pour le bien. C'est une nature ardente et tout d'une pièce, sans compromission et sans diplomatie. Je l'appellerais volontiers le Veuillot de l'Italie. Il a bien contribué au réveil catholique qui de Milan gagne toute la péninsule. Il organisa une conférence que je donnai dans les salons de l'évêché, après avoir dîné avec le bon cardinal51). J'avais un bel auditoire, très sympathique et je parlai du malaise social contemporain et de ses remèdes.
De Milan, j'allai à Bergame. C'est là que les œuvres ont reçu la plus parfaite organisation en Italie, grâce à l'influence du comte Medolago52), petit neveu de Joseph de Maistre, et au zèle du professeur Rezzara53).
La province de Bergame est 53 acquise aux catholique. Ils ont 40 sièges sur 60 au conseil provincial. Le comte Medolago en est le président. Ils ont 92 caisses rurales. Ils obtiennent 76% d'abstentions aux élections politiques et 79% aux élections administratives. M. Rezzara a concentré dans une maison d'œuvres à Bergame, un journal, un cercle, une caisse d'épargne, une banque catholique, une coopérative, des réunions de jeunes gens, de prêtres, des conférences populaires. Au séminaire de Bergame, on étudie l'histoire sociale de l'Eglise, le mouvement social catholique, le fonctionnement des caisses rurales. Comme nous sommes en retard chez nous! Les résultats devraient cependant nous ouvrir les yeux.
De Milan j'ai remonté tout 54 le beau lac de Côme jusqu'à Chiavenna. C'est une des plus belles régions de l'Europe, un paradis terrestre avec un climat très doux et la perspective des grandes Alpes.
Je voulais éviter le Gothard que j'ai vu tant de fois et faire connaissance avec le Splügen et les Grisons. La route fut assez dure, mais le spectacle merveilleusement imposant. Après quelques heures de montée je trouvai le Splügen revêtu de son grand manteau de neige. Les voitures se refusant à marcher, il fallut monter dans les traîneaux pour parcourir le grand plateau qui ressemble aux champs de la Sibérie. Des poteaux gradués nous montraient que la neige avait parfois cinq à six mètres d'épaisseur. Après ce rude passage, nous descendions à 55 Splüga, qui est encore à 1450 mètres d'élévation. Nous suivions la belle vallée du Rhin supérieur, le Rheinwaldtal, puis nous traversions trop vite cette Via Mala, cette gorge aux terribles profondeurs et aux effrayants abîmes où il faudrait séjourner pour bien s'imprégner des impressions dont on y est saisi. Et nous arrivions à Coire, la capitale des Grisons, la ville alpestre sombre, mais pas triste, encadrée dans son grand paysage et couronnée par sa vieille cathédrale de St. Luce.
Coire honore St. Lucius, un roi d'Angleterre qui serait venu mourir là dans la solitude en l'an 189, au retour d'un pèlerinage au tombeau du Christ. Là aussi est le corps de St. Fidèle de Sigmaringen, dont la tête est conservée à Feldkirch 56. Le trésor a des diplômes bien conservés de Charlemagne et de Louis le débonnaire, des reliquaires des 8e et 9e siècles, des étoffes byzantines du VIe siècle et des étoffes arabes du XIe.
De Coire, je gagnai Feldkirch par le chemin de fer. Je traversai l'Arlberg aux lacets vertigineux et je descendis à Innsbruck par la vallée alpestre de l'Inn, où le rude labeur des tyroliens entretient sur les coteaux de verts pâturages.
Innsbruck a un grand charme. Elle est si bien encadrée. De certains côtés sa perspective s'étend au loin sur d'effrayants glaciers. Plus près elle a ses hauteurs où se mélangent les bosquets, les lacs alpestres, les fermes et les villas et d'où on jouit de si splendides panoramas.
L'église de la cour, avec ses 57 grandes statues des paladins, rappelle le vieux tyrol féodal. L'église des Prémontrés accuse l'influence des Pays-Bas, qui échangeaient avec l'Autriche leurs religieux et leurs artistes.
L'université surtout m'intéressait. J'ai voulu connaître les principaux professeurs: Le P. Flunck, recteur; le P. Hurter, bon vieillard de 70 ans qui enseigne encore fort clairement les éléments de la théologie; le P. Noldin54), professeur de morale; le P. Nilles55), qui a écrit un livre si intéressant sur le S.-Cœur; le P. Biederlak56), canoniste et sociologue; le P. Machaïl et M. Pastor57), connus pour leurs travaux d'histoire. J'ai été reçu avec beaucoup de bonne grâce et d'affabilité.
Les Pères ont grand souci de leurs étudiants et veillent à ce que leur 58 vie soit édifiante. Il y a là beaucoup de bonhomie et de simplicité, et une foi profonde qui entretient ces jeunes gens dans une atmosphère favorable.
Je voulais rester quelques jours encore à Innsbruck, le ciel commençait à sourire après trois jours de neige et de pluie, quand une dépêche m'appela à Luxembourg pour un projet de terrain à acheter.
Le projet en question n'était pas pratique pour le moment. Mon voyage ne fut pas perdu, j'assistai au beau pèlerinage de N.-D.-de-Luxembourg. Je célébrai la messe auprès de la Madone vénérée et je pus voir nos enfants de Clairefontaine qui étaient venus courageusement à pied en vrais pèlerins 59.
J'assistai à la Ire communion de mon petit neveu Henri58), au collège Stanislas. Je trouvai là un supérieur qui est un homme de Dieu, un homme de foi. Sa direction doit laisser dans l'âme des enfants une empreinte profonde. Je visitai le collège, il manque un peu d'espace, mais tout y est tenu avec beaucoup d'ordre et de soin. Les petits enfants paraissent excellents à Stanislas. Parmi les grands, il y a plus de mélange, l'influence de Paris se fait trop sentir chez les externes.
Je visite à Paris quelques personnalités. J'ai vu le nonce et son secrétaire, le prince de Belmonte. Je désirais intéresser le nonce au mouvement d'œuvres qui a son centre au Val.
J'ai vu aussi M. Etienne Lamy, le card. Rampolla m'avait recommandé de le voir pour l'encourager 60 dans ses essais d'organisation catholique.
J'ai vu l'abbé Lemire, l'abbé Naudet, l'abbé Gàyraud, l'abbé Boyreau. Ce sont les agissants qui, dans la politique, dans la propagande, dans les œuvres, réalisent ce mouvement démocratique, cet «aller au peuple» que le Pape a voulu créer.
Ils se heurtent à bien des routines, des préjugés, des apathies. Cependant les idées marchent et l'évolution se produit.
J'ai visité aussi le collège Ste-Geneviève. Il y a là de la grandeur, de la solennité. On y travaille, on s'y surmène, mais que de côtés doivent rester peu cultivés dans ces âmes trop nourries de mathématiques. Les exigences des examens sont bien tyranniques.
Chez M. Lorin59), j'ai rencontré Mgr 61 Boeglin, un homme intelligent, un franc-tireur de l'armée de l'Eglise. J'ai vu là aussi une personnalité peu vulgaire, Mgr Stojalewski, curé dans la Galicie, un tribun, un peu teinté de socialisme. Il tient là-bas le peuple de toute une province dans les mains. C'est une puissance. Il a encouru l'interdit ecclésiastique, mais il va aller à Rome s'en faire relever.
J'ai vu aussi la rédaction de l'Univers, le vieux Eugène Veuillot, toujours ardent et ferme. Il est avec le Pape comme y serait Louis60), s'il vivait. J'ai vu là aussi Tavernier, qui est dans la maison comme le moyen-âge, et les jeunes gens Pierre et François. C'est le bon journal, et tout le monde vient marcher là avec Léon XIII, soit pour la politique, soit pour l'action sociale 62.
Le 29, je rentrai à St-Quentin. Je trouvai là des intrigues, des divisions, du mauvais esprit. Pauvre humanité! Inutile de décrire tout cela dans le détail. Notre Seigneur le permet, je l'accepte pour l'expiation de mes fautes. J'en souffre le martyre pendant quelque temps, puis cela s'atténue. Que la volonté de Dieu soit faite!
Je vais à Lille pour quelques affaires, puis je séjourne un peu à Bruxelles pour préparer notre mission du Congo. Je visite le ministre d'Etat, M. Van Etvelde et ses auxiliaires M. de Cuvelier et M. Liebrechts. Tout s'organise nous concluons un traité avec l'Etat. On nous paiera les premiers voyages et les premières constructions.
J'obtiens une audience du roi 63, en son palais de Bruxelles. Il est en tenue de général. Il est grand de taille, assez boiteux et plus blanc que son âge ne le comporte. Il se montre affable, bienveillant. Il est heureux que nous allions évangéliser ses nègres. Il comprend que c'est urgent. Les nègres païens ou musulmans trahissent, les nègres protestants ont des sympathies anglaises, ce sont les missions catholiques qui sauveront la colonie.
Le roi devait connaître mon apostolat social. Il me dit ses craintes relativement au socialisme. Il ne voit pas de bon oeil les démocrates qui lui font peur. Evidemment, c'est un conservateur, plutôt bourgeois qu'aristocrate, mais très effrayé du mouvement ouvrier.
Je vois aussi la rédaction du XXe 64 siecle. Ce sont des démocrates modérés et corrects, qui ne goûtent guère l'abbé Daens et son école. M. Jacquart me procure une carte pour la chambre des représentants, où je cause un peu avec M. Renkin et où j'assiste à une séance de discussion du budget. C'est assez monotone. Les députés parlent de leur place. Ils lisent généralement, et défendent les intérêts de leurs provinces. Les socialistes interrompent et parlent hors de propos, comme chez nous. J'entends cependant un discours bien tourné de M. Helleputte.
Il fallait envoyer deux explorateurs au Congo pour fonder la mission. Un moment je croyais y aller moi-même avec le P. Gabriel Grison, mais j'aurais laissé toute l'œuvre en souffrance et je l'aurais trouvée 65 démolie à mon retour. Je décidai d'aller avec le P. Gabriel à Bonn pour engager le P. Lux à faire ce voyage d'exploration. J'allai à Bonn et je réussis61).
J'en profitai pour étudier un peu Bonn et ses environs. L'université y vaut mieux que sa réputation. Il y a, il est vrai, deux ou trois professeurs vieux-catholiques, mais ils n'ont pas d'élèves à leurs cours.
Ce qui m'a frappé à Bonn, c'est l'intensité de la vie sociale. Toute la population y est englobée et enserrés très étroitement dans des associations. On y compte neuf sociétés d'étudiants, qui ont leurs cercles, leurs bannières et leurs insignes, et quarante sociétés musicales. Le Tiers-Ordre est très nombreux. Les associations de St-Antoine de Padoue 66 comptent 10.000 membres.
Le dimanche, c'est par associations qu'en se récrée. Les paroisses, les sociétés musicales prennent le steamer ou apprêtent un vapeur et font quelque pèlerinage sur les bords du Rhin. Dans les pèlerinages paroissiaux, les hommes sont tout aussi dociles et tout aussi nombreux que les femmes.
Quelles belles excursions il y a à faire de Bonn. C'est, en été, un des plus beaux coins de l'Europe.
J'allai à Linz, voir un ami, Charles Hummel. En haut de Linz, le sanctuaire de St-Donatus offre un splendide panorama sur le Rhin et sur le groupe montagneux des Siebengebirge.
Nous déjeunâmes sur la terrasse d'un hôtel au bord du Rhin, en regardant passer des bateaux chargés 67 d'un monde chrétiennement joyeux. L'après-midi, nous allâmes en ramant à Remagen au pèlerinage de St-Appolinaris. Puis, revenant à Bonn nous contemplions à droite le château royal de Konigswinter sur son sommet boisé, et à gauche le rocher édenté de Rolandseck, qui porte les débris de son vieux schloss féodal.
La famille Lux est un exemple de l'esprit chrétien des familles rhénanes. Le père est mort. Le fils aîné a repris la maison, mais il garde sa vieille mère et ses soeurs et il attendra pour se marier que celles-ci soient établies. Le foyer de la famille ne sera ni divisé ni vendu.
Je passai quelques jours à Sittard occupé à prêcher une petite retraite aux grands élèves pour la fête du S.-Cœur 68.
Un évènement dramatique vint attrister cette fête. Le soir comme on se récréait avec des montgolfières et des pétards, le f. Dalmace62) eut une syncope. Je l'envoyai se reposer, mais le lendemain matin, on le trouva mort. Le médecin nous dit que c'était une rupture des parois du cœur.
Nous profitâmes des funérailles pour rapporter nos deux morts qui étaient encore à Watersleyde et les trois cercueils furent déposés dans le petit cimetière de la prairie. Nos frères défunts étaient tout desséchés dans leur tombe, mais nous fûmes frappés de voir le grand scapulaire du f. Sanctus63) absolument conservé, comme s'il était neuf. Est-ce un signe providentiel?
Je passai de nouveau quelques jours à Bruxelles et je visitai 69 l'exposition. Ce qui m'intéressa le plus., ce fut l'exposition coloniale à Terwueren, les villages congolais où je vis de beaux jeunes gens intelligents, bien formés à la musique européenne et à nos exercices militaires.
Le petit palais de Terwueren contenait des spécimens de la flore, de la faune et des produits du Congo. J'aimais à voir ces plantes que nos Pères admireraient ou cultiveraient, le baobab, le cotonnier, le bananier, le papayer, le manguier, l'arbre à pain, l'igname, le manioc, etc, etc.
Il y avait là aussi tout le mobilier propre à ces régions, les instruments de musique, de chasse, de pêche, les armes, les meubles, etc.
Pour la musique ils ont des trompes diverses, des chalumeaux, des xylophones, des marimbas, 70 (ferrophones) des lyres, des caisses et des grelots.
Ils ont des nasses, des filets, des harpons pour la pêche; des arcs, des lances, des boucliers pour la chasse et la guerre.
Ils connaissent la forge et le soufflet, les petits métiers à tisser, les nattes, les poteries, les paniers, les ustensiles de bois; les tissus de coton, de fibres de palmier et de raphia; la houe et la hache; les pirogues.
Ils ont une infinité de fétiches et de gris-gris.
L'exposition européenne m'intéressa moins. La Belgique et la Hollande n'ont plus d'école de peinture. La France était bien représentée, notamment par une belle toile de Detaille; mais ce qui me surprit 71, c'est que l'Angleterre avait une belle exposition de peintures; elle fait bien le portrait, l'intérieur, le tableau d'histoire. Elle a un coloris vif et accentué qui est souvent heureux.
J'allai voir à Scheut celui qui allait être notre vicaire apostolique, Mgr Van Ronslé64). C'est un bon missionnaire, simple et sans prétention. Scheut a une exposition permanente, un petit musée formé par les envois des missionnaires du Congo et de la Birmanie.
Le 6 juillet, nos deux explorateurs, le P. Gabriel Grison et le P. Gabriel Lux s'embarquaient à Anvers avec Mgr Van Ronslé et plusieurs missionnaires et religieuses pour le Congo.
J'allai ensuite visiter la maison de Clairefontaine et y séjourner quelques jours. Je trouvai là 72 le calme et le bon esprit et ce fut pour moi un vrai repos. Il y a là auprès de la grotte de Lourdes des impressions de grâce qui rappellent le Lourdes des Pyrénées.
De là, j'allai faire une petite retraite à la Trappe de St-Remy près Rochefort. Je trouvai là des consolations réconfortantes et j'y pris de bonnes résolutions.
Ma famille attendait une visite, je lui donnai trois jours. J'ai là des souvenirs si chers, surtout ce cimetière de La Capelle où reposent beaucoup des miens. C'est ma mère qui a eu sur ma vie la plus grande influence, et sa tombe me parle encore avec une sorte d'autorité qui me pénètre.
Réunion annuelle des anciens élèves à St Jean. Le joyeux entrain ne manque pas. Ces jeunes gens 73 nous restent attachés et dévoués. Ils ne sont pas cependant assez nombreux. Le milieu où ils retombent en nous quittant est si indifférent!
Réunion des séminaristes. Ils sont une soixantaine appartenant à une dizaine de diocèses. Ils viennent s'initier aux œuvres sociales chrétiennes. Toutes les questions théoriques et pratiques leur passent sous les yeux. Ils emportent quelques documents et ils ne sauront plus rester indifférents à ces questions. Ils ont des conférences d'études dans plusieurs séminaires et ils ont organisé des rapports de correspondance entre eux. Le groupe de la démocratie chrétienne de Lille est l'âme de ces petites réunions.
Trois jours de belles réunions franciscaines. Beaucoup d'animation, beaucoup d'enthousiasme. Là aussi le mouvement est donné 74. Il se développera lentement. L'opposition baisse, mais la routine est longue à secouer. Il faut compter sur les jeunes et ils sont ardents chez les Pères franciscains.
Le P. David préside admirablement et avec une grande largeur d'esprit et de vues.
Il y a là des hommes du monde qui font honneur au Tiers-Ordre, l'amiral Rallier, M. Nogues, M. Paul Lapeyre65), M. Goyau66). J'admire à nouveau l'organisation du Tiers-Ordre roubaisien dont on nous fait l'exposé.
Après le congrès, pèlerinage aux Saintes-Maries. Au-delà de la Camargue et sur une côte nue et sans rade, il y a là une vieille église crénelée et une bourgade. C'est là que Ste Madeleine, St. Lazare et leur 75 groupe auraient abordé. Au-dessus du choeur sont les tombeaux des deux Maries, dans une tour ou chapelle supérieure, et dans la crypte, le tombeau de leur servante.
L'église romane n'a qu'une nef. Sur sa toiture de dalles on a une belle vue de la Camargue. C'est là qu'il faut lire la Mireille du poète provençal67).
Il a si merveilleusement décrit les légendes, les moeurs et les sites de ce coin de la Provence!
J'ai revu Arles, sa vieille cathédrale de St-Trophyme, au portail roman si original, qui nous donne un jugement dernier analogue à ceux des primitifs italiens, son beau cloître, ses grandes ruines romaines des arènes et du théâtre. Je voudrais revoir encore à l'aise tout ce midi que nous ne connaissons pas assez 76. Ah! si nous étions traditionnels comme les Italiens, quelles merveilles nous aurions. Nous avons laissé presque détruire nos grands Alyscamps d'Arles et nous ignorons même nos lieux-saints de Tours, de Marseille, de St-Antoine, et tant d'autres. Qui connaît en France les restes si intéressants de l'abbaye de St-Victor à Marseille, la crypte qui, selon la tradition, a été le premier séjour de St. Lazare, qui en conserve un autel avec des traditions séculaires si étonnantes?
C'est notre retraite annuelle. Elle est prêchée par le bon P. Fernhoes S. J. Tout se passe avec calme et de nombreuses professions donnent à la clôture un ton de fête.
Je passe le mois d'octobre à Fourdrain. Je travaille là dans le calme. J'achève de rédiger mes Directions 77 pontificales. J'écris aussi quelques méditations et quelques chapitres du catéchisme social68).
Le P. Falleur essaie de fonder là une savonnerie et réorganise la culture. Je ne sais si ce beau domaine deviendra pour l'œuvre une maison d'un intérêt vraiment religieux.
Je passai là un mois à prêcher l'Avent. J'avais des prédications le dimanche à la cathédrale et trois retraites qui me laissèrent juste le loisir d'aller au congrès de Lyon.
La retraite des Dames de la Miséricorde me donna des consolations, quoique ces dames, attachées aux idées nîmoises fussent un peu provenues contre un prédicateur «qui donne dans le mouvement» c'est-à-dire qui suit les directions de Léon XIII. Je prêchai aux hommes des 78 conférences sociales très suivies mais peut-être un peu au-dessus de l'auditoire.
Monseigneur l'évêque69) me fit l'honneur de m'inviter à Noël. Mon hôte, M. l'archiprêtre Michel, toujours aimable et bienveillant me conduisit un jour au Pont-du-Gard et me donna congé un autre jour pour aller visiter Aigues-Mortes.
Quelle merveille que cet aqueduc du Gard! Il surpasse par sa hauteur et par la perfection de sa construction les grands aqueducs de Rome. C'est des Etrusques que les Romains primitifs ont appris à exécuter ces grands travaux de canalisation. Et les Etrusques avaient appris cela sans doute de Tyr et de Sidon 79 dont ils paraissent être les colons. Vraiment Nîmes, Orange, Beaucaire, Arles, Aix et Vienne ont des monuments qui ne le cèdent en rien à ceux de la grande Rome.
Il y a là une enceinte de ville modèle, une enceinte en miniature du XIIIe siècle, plus complète et mieux conservée que celles d'Avignon et de Carcassonne. je ne connais pas de plus gracieux spécimen de l'architecture militaire du Moyen-âge.
Comme j'étais à Nîmes, mon livre des Directions pontificales parut. Il devait recevoir bientôt une belle approbation du Pape. Il ne s'est pas assez répandu. Les braves gens croient connaître les directions du Pape qu'ils connaissent fort mal, et les autres n'en veulent pas entendre parler 80.
Ce congrès rappela celui de l'an passé. Cependant il fut plus ecclésiastique. Drumont n'y était plus, ni Delahaye, ni Guérin, ni Monicat. Le cardinal70) bénit le congrès. Beaucoup d'évêques envoyèrent un mot bienveillant. On put constater que les idées faisaient leur chemin, que le ralliement était très général et que la propagande démocratique chrétienne était acceptée.
Je fis un rapport sur le programme de la démocratie ouvrière et je fis voter un programme général de la démocratie chrétienne. On me nomma du Conseil de la Démocratie. Soit! Mais je suis souvent à Rome et je ne puis pas aller aux réunions de Paris71).
Pendant les loisirs du congrès, je revois et je médite Fourvière 81. C'est une œuvre de foi, une œuvre fortement pensée et peut-être le chef-d'œuvre de l'art chrétien au XIXe siècle. Comme nos architectes du Moyen-âge, Bossan»72), le pieux architecte de Fourviere, a conçu son œuvre à la façon d'un poème.
L'artiste du XIIIe siècle voyait dans sa cathédrale le sépulcre glorieux de Jésus en croix et dans l'ensemble des sculptures et des vitraux, il développait toute l'épopée surnaturelle de l'Ancien et du Nouveau Testament comme une série de chants à la gloire du Christ.
Bossan a voulu que toute son œuvre, dans sa structure et dans sa décoration représentât les prérogatives de Marie, ses vertus, ses mystères, sa mission.
Bossan avait étudié à Palerme 82 en 1845. Il avait été vivement impressionné par la grande cathédrale normande de Palerme et par les richesses intérieures et le symbolisme de la cathédrale de Montréal et de la chapelle palatine. Il s'en souvint, et on retrouve dans l'extérieur de Fourvière quelque chose de l'église de Palerme et dans son intérieur le goût du symbolisme de Montréal et de la chapelle palatine.
Depuis sa jeunesse Bossan rêvait une église de Fourvière. Il en avait fait une étude à Rome en 1850. Gagné à la piété par le Curé d'Ars en 1852, il est encouragé par lui dans son étude.
La cardinal de Bonald73) avait goûté ses plans en 1866, mais après le voeu de 1870, si manifestement 83 exaucé par Marie, les Lyonnais se déterminèrent à offrir à Marie le sanctuaire promis. Le plan de Bossan était prêt, il fut accepté.
A l'extérieur Fourvière est l'acropole de la cité. Elle a ses tours crénelées comme un donjon inexpugnable. L'architecte a donné à l'extérieur le cachet de la force, à l'intérieur celui de la richesse et de la grâce.
Le fronton de la façade représente les deux voeux des Lyonnais à Marie: le voeu de la peste de 1643, le voeu de la guerre de 1870. Aux pieds de Marie sont représentés d'un côté le prévost et les échevins de 1643, de l'autre les prélats qui ont contribué à réaliser le voeu de 1870: le cardinal de Bonald, qui avait fait préparer le projet de Bossan, Mgr Ginoulhiac 84, le cardinal Caverot, le cardinal Foulon74) et Mgr Couillé. Sous les traits du prévost et des échevins, le sculpteur a eu l'heureuse idée de représenter les pieux lyonnais qui se sont succédé à la tête de la commission de Fourvière: M. de la Perrière. M. de Boissieu, M. Dugas, M. Frapet et M. Lucien Brun.
Dans le tympan de la porte principale, un bas-relief à fond d'or prépare les pèlerins à offrir à Marie l'hommage de leur foi. C'est le commentaire de ce texte: Toutes les générations me proclameront bienheureuse (Lc 1,48). Le sujet représente la création de l'âme de Marie: Dieu le Père entouré d'anges présente une branche d'olivier à une petite colombe gracieusement posée sur sa main gauche: Surge, columba mea et veni (Ct 2,10). De chaque côté 85, quelques personnages représentent les principaux patriarches et prophètes qui ont attendu et annoncé Marie, sans oublier la Sibylle de Cumes, citée par Virgile et un druide de la vieille Gaule qui dépose le gui sur un dolmen consacré à la Vierge féconde: Virgini pariturae.
Le symbolisme de l'intérieur est plus riche et plus éclatant. La belle statue blanche de Marie immaculée, qui présente son fils bénissant, domine tout. La voûte est comme un velum d'or tout frissonnant de lumière. Tout le coloris est tendre et joyeux. Ces colonnes d'un marbre gris perle avec leurs bases et leurs chapiteaux blancs garderont toujours leur fraîcheur. L'église est vraiment virginale. Le dallage du choeur représente 86 dans ses mosaïques le démon vaincu aux pieds de Marie. Aux vitraux de l'abside, des légions de vierges entourent Marie: vierges martyres, vierges dans le monde, vierges dans le cloître.
Les huit chapelles reproduisent les fastes sacrés de la vie de la Ste Vierge, depuis sa naissance jusqu'à son couronnement dans la gloire: la nativité de Marie, la présentation, l'annonciation, la visitation, Marie à Cana, au Calvaire, au Cénacle, à l'assomption.
Les trois coupoles chantent le divin commerce de la Sainte Vierge et de la Sainte Trinité. Dieu le Père bénit Marie dès le principe: «Dominus possedit me ab initio» (Pro 8,22). Le St-Esprit, sous le voile d'une colombe enveloppe Marie de rayons 87 lumineux. Le Verbe aux bras de Marie reçoit les adorations de ses visiteurs à Bethléem.
Sur les murailles latérales, deux poèmes se déroulent: Marie et l'Eglise d'un côté, Marie et la France de l'autre.
Marie et l'Eglise: S. Cyrille à Ephèse proclame devant le peuple la maternité de Marie; Pie V obtient de Marie par la prière le triomphe de Lépante; Pie IX définit l'Immaculée Conception.
Marie et la France: S. Pothin, disciple de S. Polycarpe, apporte dans les Gaules l'image et le culte de Marie; St. Dominique combat par le rosaire l'hérésie des Albigeois; Louis XIII consacre la France à Marie.
Les six grandes verrières qui éclairent le vaisseau proclament 88 les royautés de Marie énumérées aux litanies. Dans la première travée, c'est Marie reine des patriarches et des prophètes, dans la seconde, Marie reine des martyrs et des confesseurs; dans la troisième, Marie reine des apôtres et des anges.
Lyon a donné, à juste titre, une belle place à ses gloires locales. Parmi les martyrs et les confesseurs, elle nous montre St. Polycarpe, St. Pothin, St. Irénée, Ste Blandine, St. Bonaventure, St. Eucher, St. Nizier, St. François de Sales.
Reine des apôtres, la Vierge de Fourvière voit fleurir à ses pieds les rameaux magnifiques de la Propagation de la foi.
J'omets les autres détails et la crypte pour ne pas trop m'étendre. Je suis heureux de constater, après 89 avoir vu Fourvière, la basilique N.-D. de Brébières à Albert et celle du S.-Cœur à Anvers, que nous avons encore des artistes chrétiens.
De Nîmes, je vais directement à Rome. Je m'arrête seulement quelques heures à Avignon et c'est assez pour y faire une trouvaille.
Je vais à Avignon dire la messe à l'église St-Didier, parce qu'elle est la plus proche de l'hôtel. Là, un aimable vicaire me propose de célébrer à l'autel de St. Bénézet, un des patrons du travail chrétien75). J'accepte volontiers et je vois que cette église possède le corps de St. Bénézet et celui du B. Pierre de Luxembourg. Avignon étant ville papale n'a pas eu ses reliques brûlées par les protestants. Elle a encore de ces richesses qui sont devenues 90 si rares en France et que les guides de voyage sont trop stupides pour nous signaler.
J'arrive à Rome pour fêter la St Jean avec notre petite colonie. J'espère passer là quelques mois de paradis.
J'ai revu Naples et ses environs deux fois en un mois. Je l'ai déjà décrite dans mes notes. Elle me laisse toujours les mêmes impressions. Naples a encore une aristocratie assez riche, du moins en apparence, mais la classe populaire y est aussi nombreuse que pauvre. Les mendiants y sont beaucoup plus déguenillés qu'à Rome. La mendicité dans les villes où abondent les touristes devient un métier, et le charme de ces villes en est bien diminué.
Cette population souffre, quoiqu'elle sache vivre de peu. Il me semble que pour les moeurs, il y a plus de tenue qu'il y a 30 ans. De bons archevêques ont passé par là. La foi diminue cependant. 92 Les églises sont moins fréquentées. Les œuvres nouvelles s'organisent. Il faut là une transformation sociale qui sera longue.
L'aspect de la ville est transformé depuis trois ans par l'ouverture d'une grande artère, le Corso Umberto, qui va de la gare au palais. La dernière crise de choléra en a donné l'idée, pour aérer le centre de Naples. Le développement du quartier de Chiaia où se portent les touristes demandait aussi que ce quartier fut relié à la gare par une voie directe. Naples y a perdu en pittoresque, mais elle y a gagné pour l'hygiène et l'élégance. Le quai de Santa Lucia disparaît aussi, on n'y verra plus dormir les lazarones et chanter les trouvères. Le petit port est rempli et un 93 boulevard se prépare. Nous sommes destinés à voir d'ici cinquante ans dans toutes les villes agréablement situées un quai ou une avenue des Anglais… à moins que cela ne devienne le quai des Russes.
A mon premier séjour, avec Mmes Malézieux76), je logeai à l'hôtel Victoria, sur le beau quai de Parthénope. Ces hôtels Victoria sont encore une de ces particularités fin de siècle qui rendent le monde actuel bien monotone. On y vit passablement pour un prix élevé mais il y a une étiquette fatigante. Je disais la sainte messe à l'église voisine de Sainte Catherine. Les bons chapelains faisaient un effort pour m'ouvrir l'église avant huit heures. C'était l'église d'un monastère devenue une œuvre 94 d'assistance publique.
Au second voyage avec mon frère, je descendis à l'hôtel de Genève. Cet hôtel a pour moi de chers souvenirs. J'y logeai avec mes parents en 1868 après mon ordination. J'ai dit là quelques unes de mes premières messes à la gracieuse église voisine de la Parochietta. J'aime à redire là la sainte messe. Mes impressions d'il y a trente ans ne sont pas encore effacées.
Je fus de nouveau frappé de la pauvreté de Naples en monuments de l'art chrétien. Naples n'avait pas de gouvernement stable dans les beaux siècles. Les Normands, les Hohenstaufen et les Angevins se succédaient à de courts intervalles après des luttes sanglantes.
Naples s'est surtout développée sous les princes d'Aragon du XVe au 95 XVIIe siècle, mais l'âge de l'art chrétien était passé et l'école de Naples n'a été qu'une école éclectique où l'on imitait et confondait l'art de Milan, de Bologne et de Séville. On a eu soin d'ailleurs, à cette époque trop riche, de gâter tout ce que Naples pouvait avoir des XIIIe et XIVe siècles, comme St Janvier, Ste-Marie-la-Neuve, Ste-Chiara et St-Domenico.
La sculpture est plus richement représentée à Naples que la peinture. Les tombeaux de Santa Chiara, dus à Masuccio sont de fort beaux spécimens de l'art du XIVe siècle. C'est l'art chrétien avec un dessin déjà assez correct et un sentiment religieux toujours profond.
A San Domenico, les tombeaux et les reliefs de Jean de Nole 96 nous montrent la première renaissance, encore sobre et modeste, avec un mélange de quelques symboles païens.
A la chapelle Sansevero, c'est le réalisme du XVIIe siècle. Ce n'est plus de l'art, c'est du métier, traité avec une suprême habileté. On voit cependant avec intérêt ce Christ sous son linceul transparent, et ce prince désenchanté du monde, qui déchire avec l'aide de la raison, le filet de marbre dans lequel il est enveloppé.
J'ai revu la Certosa et Saint Janvier. Les artistes du XVIIe siècle, Le Guide, Lanfranc, Corenzio, le Dominiquin, l'Espagnolet, Solimena ont rivalisé de fécondité et de richesse de dessin et de coloris dans leurs vastes fresques, mais la piété en est absente. Je donnerais le prix à la Nativité 97 du Guide au choeur de la Certosa; il y a là un délicieux groupe d'enfant qui viennent adorer l'Enfant-Dieu.
J'ai revu aussi le musée, il est surtout remarquable par les produits des fouilles d'Herculanum, de Pompéi, de Stabies et de Cumes. Nulle part, sauf en Egypte, on ne peut retrouver ainsi tout le détail d'une civilisation vieille de 2.000 ans.
Les peintures murales antiques et les mosaïques forment une collection unique au monde. Les tons des peintures sont amortis par le temps, cependant tout cet ensemble offre un grand intérêt. Ce n'étaient que des peintures d'appartement, des peintures décoratives. Le dessin un peu lâche en est souvent très gracieux. Il n'y a pas de perspective et pas d'ombre. Ce sont le plus souvent des scènes 98 mythologiques, des animaux, des fleurs, ou des fantaisies sensuelles, des danseuses, des jeux de satyres et d'amours. Il y a quelques grandes scènes bien traitées: Hercule découvrant Télèphe allaité par la biche, Achille et Patrocle, la toilette d'une mariée, etc. Les paysages ne manquent pas non plus. Un grand nombre de décorations murales avec des stucs et des reliefs ont servi de modèles aux peintres de la renaissance.
A signaler parmi les mosaïques une tête de mort représentée sur la table d'un triclinium. Cela vient sans doute de la maison de quelque stoïcien.
Dans la galerie des marbres, le taureau Farnèse et l'Hercule Farnèse sont connus. Le taureau Farnèse ou plutôt Dircé attachée aux cornes 99 d'un taureau par les fils d'Antiope, faisait le principal ornement des thermes de Caracalla à Rome, comme le Laocoon ornait les thermes de Titus. Les empereurs romains prodiguaient dans les bains les chefs-d'œuvre de l'art grec. La Psyché, l'Antinoüs, le Satyre, la Vénus sont connus aussi.
Parmi les bronzes, le plus délicieux est le Narcisse, c'est la perfection de l'art. Le Mercure au repos est délicieux aussi. Tout cet art antique est incomparable pour la beauté des formes, mais le sentiment en est presque absent. Le taureau Farnèse comme le Laocoon expriment bien la douleur, l'Apollon du Belvédère a une fierté dure, le Narcisse de Naples exprime la finesse et la malice. Fra Angelico en une seule de ses fresques surpasse 100 tous ces chefs-d'œuvre par l'élévation et la pureté du sentiment.
Au musée de peinture, une sainte famille de Raphaël, Madonna col divino amore. C'est de la dernière manière du peintre, je ne trouve plus là rien de la piété des primitifs.
Je revois toujours volontiers la collection d'objets mobiliers trouvés à Pompéi. Il y a là les témoignages d'une civilisation très avancée. Les verres sont merveilleux de grâce et de variété. Les services de tables, ustensiles de cuisine, instruments de chirurgie, de musique, jeux et petits meubles égalent ce que nous avons aujourd'hui et souvent le surpassent pour l'élégance des formes. Les camées sont d'une finesse exquise. Les pauvres Pompéiens et autres sybarites de la région ne manquaient que d'une chose, un peu de vertu 101.
Avec Mmes Malézieux, j'ai revu toute la Sicile. J'ai refait mon pèlerinage à ses quatre saintes: à Ste Rosalie de Palerme, à Ste Lucie à Syracuse, à Ste Agathe à Catane, à Ste Flavie et à St. Placide son frère à Messine. J'ai revu tous ses beaux horizons, au Mont Ste-Rosalie à Palerme, au théâtre grec de Syracuse, à celui de Taormine et au phare de Messine. Par une heureuse circonstance, les beaux reliquaires de Ste Rosalie à Palerme et de Ste-Agathe à Catane étaient découverts.
J'aime la Sicile, son climat merveilleux, ses grandes ruines et ses grands souvenirs. Malheureusement, ce pauvre peuple mal administré vit dans une misère profonde et il est aigri contre Dieu et contre les hommes 102.
Je désirais depuis longtemps voir Malte à cause de ses grands souvenirs de St. Paul et des chevaliers.
Je quittais le port de Syracuse le 10 au soir et le 11 au matin j'arrivais à La Valette. La ville propre et gracieuse est campée sur une langue de terre rocheuse entourée de baies profondément déroupées. Il y a là un des plus beaux ports de la Méditerranée. Les Anglais le savent bien. Ils s'en sont emparés en 1800. Ils avaient bien promis en 1802, au traité d'Amiens, de rendre Malte aux chevaliers, mais d'après le nouveau droit des gens, ce qui est bon à prendre est bon à garder. Les Anglais sont restés à Malte. C'est ainsi qu'ils rendront l'Egypte au vice-roi.
Ma première occupation à Malte fut de dire la sainte messe dans la belle 103 église de Saint Jean, puis, après un peu de repos, je commençai la visite de la ville et de l'île.
La Valette est grande ville, elle a 75.000 âmes. Sa grande rue royale la partage en deux. Les remparts qui l'entourent ont une série incomparable de vues sur les ports remplis de navires, sur les bourgades environnantes, sur les forts qui défendent l'entrée des deux baies principales.
Je prends d'abord une première connaissance générale de la ville et l'après-midi je vais à Città Vecchia. Città Vecchia s'appelle aussi la Ville Noble «Notabile». C'est l'ancienne capitale de l'île. C'est là que S. Paul séjourna trois mois. C'est à 10 kilomètres de La Valette. En s'y rendant, on se rend compte de ce qu'est l'île 104. Elle paraît aride au premier aspect, parce qu'elle est très déboisée et que ses champs sont entourés de pierres sèches, mais elle a de belles cultures. Les laborieuses populations ont relevé les pierres du sol et tracé un réseau de canaux d'irrigation. Grâce à ces travaux les plaines et les vallons de l'île donnent généralement deux récoltes par an, une en céréales et une en coton.
Sur le chemin de Città Vecchia, on rencontre le palais Sant'Antonio, résidence d'été du gouverneur, avec un splendide jardin. Là les orangers portent à la fois des fleurs et des fruits, les plates-bandes sont fleuries comme en été et des plantes grimpantes étalent aux murs leurs belles grappes de fleurs violettes.
Città Vecchia a de loin un bel 105 aspect. La coupole de sa cathédrale lui donne un grand air, elle est sur une colline qui domine toute l'île.
De beaux hôtels du XVIIe siècle entourent la cathédrale et sont occupés par le séminaire et par les chanoines.
Tout est rempli des souvenirs de S. Paul à Città Vecchia. La cathédrale occupe l'emplacement du palais de Publius. L'église St-Paul s'élève au-dessus de la crypte où l'apôtre séjourna trois mois, et si l'on monte sur la terrasse qui est derrière la cathédrale, on aperçoit à l'horizon la petite baie où St-Paul aborda après son naufrage.
Après de longs jours de tempête et de jeûné, le vaisseau qui portait l'apôtre et ses 275 compagnons avait été poussé par le vent sur la grève à peu de distance du rivage. Ceux 106 qui savaient nager allaient à la côte et entraînaient les épaves qui portaient les autres. On reconnut alors qu'on était à Malte et les indigènes se montrèrent bienveillants. Les naufragés étaient transis par le froid et mouillés par la pluie, on fit un grand feu pour les réchauffer, mais comme St. Paul activait le feu, voilà qu'une vipère s'attache à sa main. Les habitants se demandaient quel pouvait être ce criminel qui à peine échappé au naufrage, tombait dans un autre péril. On voit que les Maltais étaient déjà des gens religieux. Mais Paul secoua sa main, la vipère tomba et il n'en eut aucun mal. Alors les habitants passant à un autre extrême le regardaient comme un dieu.
Publius, le préfet de l'île pour 107 les Romains, accueillit bien St. Paul et l'apôtre l'en remercia en guérissant son père qui était malade de la fièvre et de la dyssenterie. Les habitants de l'île se hâtèrent d'apporter leurs malades qui furent aussi guéris.
St. Paul fut choyé à Malte pendant trois mois, il convertit les Maltais, il leur laissa Publius pour évêque, et il s'embarqua de là pour Syracuse. Tel est le récit biblique. C'est donc là dans cette petite anse au nord qu'abordèrent les naufragés, c'est là que St. Paul échappa à la morsure du serpent. C'est au lieu même de la cathédrale qu'habitait Publius, et la grotte de St. Paul est le modeste refuge que St. Paul préféra au palais du Préfet et c'est là qu'il fit tant de miracles 108. Les murs de cette grotte sont restés miraculeux et les Maltais en prennent la poussière pour guérir leurs malades.
J'avais déjà suivi les souvenirs de St. Paul à Rome, à Pouzzoles, à Rheggio, à Syracuse, j'étais heureux d'aller pour ainsi dire au devant de lui jusqu'à Malte.
A Città Vecchia, les légendes profanes se mêlent aux souvenirs sacrés. Du haut de la terrasse qui est près de la cathédrale, on n'aperçoit pas seulement la baie de St-Paul, mais on entrevoit aussi au nord-ovest l'anse de Calypso.
L'île de Malte est l'Ogyjie d'Homère. C'est là qu'Ulysse aurait passé sept ans, séduit par les charmes de Calypso.
J'aurais voulu relire là les premières pages du livre de 109 Télémaque, que le bon Fénelon a écrit au lieu de nous faire le récit de nos gloires nationales et chrétiennes.
On aime à se représenter là les conceptions d'Homère et de Fénelon, mais le récit des actes apostoliques est bien plus touchant. On revoit en imagination St. Paul abordant à la nage, puis la scène du foyer et de la vipère, les entretiens avec Publius, la guérison des malades, les prédications de l'apôtre. Ce sont là des faits dont les conséquences sont encore palpables dans la foi vive des Maltais.
Avant de visiter en détail les monuments de Malte, j'aime aussi à me représenter du haut de ses remparts une autre grande scène de son histoire, c'est le fameux siège de 1565.
Le grand Maître, La Valette77) avait 110 fait avec succès des courses contre les infidèles. Soliman II pour réparer ses pertes envoya contre Malte 40.000 hommes et 200 vaisseaux commandés par le fameux Dragut, pacha de Tripoli. La flotte sarrasine était là, entourant le fort Saint-Elme, mais La Valette avait autant de bravoure que de foi. Il priait, il invoquait l'Eucharistie et la Vierge Marie, et après quatre mois de siège les Sarrasins furent entièrement défaits. Dragut périt dans la lutte. Son yatagan et sa hachette sont conservés au palais du gouverneur avec les étendards mahométans.
C'est du haut de ces remparts qu'on peut aussi en imagination voir se dérouler toute l'histoire de Malte. Des vaisseaux phéniciens viennent coloniser l'île vers l'an 1500 avant Jésus-Christ. Pendant un millier 111 d'années, Malte est une république phénicienne. Vers l'an 400 les Carthaginois y abordent et se la disputent pendant 200 ans avec les tyrans de Syracuse et d'Agrigente. Les Romains s'en emparent en 218 avant Jésus-Christ, et c'est pour six cents ans. C'est sous leur domination que St. Paul fut jeté là par la Providence et qu'il fonda l'église de Malte.
En 455 après Jésus-Christ, les Vandales se rendent maîtres de l'île. Les Grecs de Constantinople la reprennent en 534, mais en 870 elle tombe au pouvoir des Arabes. Ils n'en sont les maîtres que pendant 200 ans, mais ils y laissent les traces les plus profondes: la langue si mêlée des Maltais est en grande partie arabe. Ce sont les braves Normands de Sicile qui reprennent l'île à Mahomet pour la rendre au Christ 112 en 1090, et je salue en eux les premiers des croisés. Malte suit le sort de la Sicile jusqu'en 1530. Elle passe des Normands à la dynastie des Hohenstaufen à laquelle elle échut par le mariage de Constance, héritière de Sicile avec Henri VI. Avec la Sicile, elle passe ensuite à la maison d'Anjou puis à celle d'Aragon.
C'est Charles Quint qui a la grande pensée de la céder en 1530 aux Chevaliers de S. Jean de Jérusalem, chassés de Rhodes par Soliman II. Sous les chevaliers Malte formait un petit état électif, gouverné par le Grand Maître. Pendant plusieurs siècles les chevaliers rendèrent à la chrétienté les plus grands services et ils furent la terreur des pirates musulmans. Ils seraient encore là si Bonaparte n'avait eu la malheureuse idée de s'emparer de Malte par surprise à son retour d'Egypte en 1798. Les Anglais 113 la lui ont reprise et ils y sont restés.
Pour prendre intérêt à la visite de la Cité de La Valette, il faut se rappeler quelle était l'organisation de l'Ordre de Malte. L'Ordre était divisé en huit langues ou nations: Provence, Auvergne, France, Italie, Aragon, Allemagne, Castille, Anglo-Bavière. Les nations étaient elles-mêmes divisées en un grand nombre de Commanderies, mais elles avaient à leur tête un Prieur qui résidait à Malte auprès du Grand Maître. De là ces Hôtels de Castille, de France, d'Auvergne etc., résidences des Prieurs et de leur curie; de là aussi ces huit chapelles de l'église St Jean où les Prieurs de chaque nation ont leurs riches tombeaux.
De tout cela aujourd'hui, il ne reste qu'une ombre. Il y a encore 114 à Rome un Grand Maître et un prieuré général au mont Aventin. L'Ordre entretient encore à Rome deux hospices et il a dans les diverses nations encore une centaine de Commanderies, et quatre grands prieurés, ceux de Rome, de Lombardie, des Deux-Siciles et de Bohême. L'Ordre ne fait plus guère parler de lui. Le Grand Maître et le Prieur de Rome figurent aux fonctions pontificales où leur costume original apporte un élément fort décoratif.
Mais il faut maintenant visiter la ville. Elle est toute du XVIe et du XVIIe siècle, cette cité de La Valette. Elle a ses rues tracées en damier. Celles qui descendent des deux côtés vers les deux ports ont des enfilades d'escaliers comme certaines rues de Naples, ce qui leur donne une aspect pittoresque. La rue royale est la plus animée 115. On y voit le Palais du gouverneur, modeste hôtel du XVIIe siècle, le Cercle militaire avec son portique dorique et le nouveau théâtre royal avec sa colonnade corinthienne.
Parmi les anciens prieurés, le plus remarquable est l'Hôtel de Castille dans le style espagnol du XVIIe siècle.
L'église St Jean, élevée en 1576 est d'une grande richesse de marbres à l'intérieur. Elle est toute pavée de dalles tumulaires et ses chapelles sont remplies de tombeaux. Dans les chapelles reposent les Grands Maîtres; sous les dalles, les Prieurs et les chevaliers.
Dans la crypte, derrière le maître-autel reposent deux héros: Villiers de l'Isle-Adam et La Valette. Le premier, avec 600 chevaliers et 4500 soldats a défendu l'île de Rhodes en 1522, pendant tout une année, contre 200.000 Sarrasins et 400 bâtiments de guerre 116. La Valette a défendu et sauvé Malte en 1565.
Dans la chapelle de Portugal sont les beaux monuments de Manoël Villena et de Manoël Pinto. Celui-ci a fait comme les autres souverains d'Europe, en chassant les jésuites en 1756. La chapelle des Espagnols a les beaux monuments de Rocafueil(?) et Coloner. Celui-ci a fait beaucoup pour l'embellissement de la ville.
Sur les dalles funéraires, on retrouve les noms de toutes nos grandes familles de France. Nous pouvons être justement fiers de ces générations de croisés.
Au Palais du gouverneur, la salle d'armes contient divers trophées et des armes de tous les modèles rappelant les diverses époques du temps des chevaliers.
Le bâton de commandement de La Valette est là comme une relique, avec les belles armures de La Valette et de 117 Wignacourt. Une belle croix de procession a été rapportée de Rhodes, comme divers objets conservés à la Città Vecchia. Le diplôme de Charles V, faisant don de l'île aux Chevaliers est là aussi, au Palais, protestant contre les usurpations postérieures.
Les Maltais sont une race à part. Ils sont actifs et industrieux et méprisent beaucoup les Italiens, qu'ils regardent comme peu travailleurs et peu scrupuleux sous le rapport de la justice.
Ils ont toute la piété d'un peuple oriental. Ils sont admirables à l'église, tous agenouillés, sans appui et le chapelet à la main. Les hommes aiment à travailler nu-pieds, soit au port soit à la campagne, tout en ne manquant pas de tenue pour le reste. Les femmes se couvrent la tête d'une mantille de soie, qui 118 ne les empêche pas de regarder assez curieusement ce qui se passe.
La rue royale est très animée tout le jour, mais surtout le soir. Les étrangers visitent ses magasins de dentelles, d'antiquités, d'argenterie, de photographies et d'objets orientaux, arabes et persans.
Je n'avais pu donner que deux jours à Malte; c'était court, mais qui sait? Il y aura peut-être quelque occasion d'y repasser.
Dans ces deux séjours, j'ai revu les environs de Naples. Ils m'étaient déjà connus. je voyais cependant pour la première fois Capri et la nouvelle route d'Amalfi à Sorrente, et je revoyais avec un nouvel intérêt Pompéi et le Vésuve.
On n'a pas l'idée de la grotte d'azur avant da l'avoir vue. Je m'étonne 119 que les anciens n'en aient pas fait le séjour de quelque fée ou de quelque nymphe. Par un orifice étroit on entre en barque dans cette grotte qui a une voûte de cathédrale, et là les reflets d'azur pénètrent l'eau et se reproduisent sur les voûtes. Le mot d'azur ne rend pas bien encore le bleu si clair et si délicat qui tapisse cette grotte. Je ne puis le comparer qu'au reflet des ailes de certains papillons et de certains oiseaux des tropiques. Je laisse d'ailleurs aux savants le soin de l'expliquer. Heureuse Naples qui a tant de merveilles à sa portée.
Une route nouvelle a été ouverte de Sorrente à Amalfi par-dessus les montagnes de la presqu'île de Sorrente. Cette route surpasse par ses beautés la Corniche de 120 Provence elle-même. En partant de Sorrente, la route s'élève entre les vergers d'orangers chargés de fruits, avec des échappées de vues sur Naples et son golfe jusqu'à Pouzzoles et Ischia. Elle descend au golfe de Salerne en face des îles gracieuses où la poésie a placé les Sirènes; puis elle longe le rivage au pied de monts abrupts qui rappellent les Alpes. Positano et Prajano sont des bourgades aux maisons coloriées, étagées sur les rochers au milieu de vergers d'agrumi conquis sur la pierre par le labeur patient des habitants.
Je revoyais Amalfi pour la troisième fois. C'est un centre d'excursions ravissantes et je ne m'étonne pas que les touristes y fassent volontiers un petit séjour. C'est cependant dommage qu'on leur ait fait un hôtel de l'ancien couvent des 121 capucins. Ce sont les cisterciens qui avaient bâti au XIIIe siècle ce cloître merveilleusement situé à 70 mètres au-dessus de la mer sur la pente des rochers, en vue d'Amalfi et du golfe de Salerne. Vue splendide, jardin délicieux et végétation africaine à l'abri des vents du Nord, tels sont les avantages de ce site privilégié où l'on trouve en janvier la brise tiède et les fleurs du mois de mai.
Mais Amalfi a un autre intérêt, c'est sa belle cathédrale normande avec le corps de St. André qui donne toujours sa manne miraculeuse. Amalfi et Sorrente comptaient au Moyen-âge parmi les villes les plus prospères et les plus civilisées de l'Europe. Elles ont au moins gardé leurs grandes reliques.
Il y a toujours un intérêt à 122 revoir Pompéi parce que les fouilles s'y continuent régulièrement. C'est dans ces trois dernières années qu'on a découvert la maison la plus belle et la mieux conservée, celle des Vetti. Elle a encore son jardinet intérieur qu'on a reconstitué avec les statuettes de ses jets d'eau. Les ustensiles de cuisine sont encore auprès du foyer. Mais les peintures surtout sont ravissantes. Plusieurs hélas! sont immodestes, elles sont heureusement cachées sous des volets. C'était là évidemment la maison d'un riche épicurien. Mais quel charme ont toutes ces peintures encore fraîches et vives, et si admirablement variées! On y voit des paysages, des animaux, des scènes historiques et mythologiques, et des fantaisies gracieuses. L'art moderne n'a rien de plus délicat 123 que ces groupes de petits amours qui se livrent aux métiers ou au jeux du temps. Les uns sont monnayeurs, d'autres sont teinturiers, fleuristes, pharmaciens, d'autres font la course dans le cirque. Tout cela est d'une grande perfection de dessin, de coloris et d'expression. Tous les touristes en achètent les copies et bientôt le monde entier connaîtra les peintures de la maison des Vetti.
Ce qui m'a le plus frappé dans les peintures de cette maison, c'est une scène mythologique où j'ai retrouvé l'origine de l'auréole chrétienne. La fresque représente un jugement. C'est, je crois, Junon qui condamne à la roue je ne sais quel coupable en présence de Mercure. Mais ce qu'il y a de saillant, c'est qu'un génie qui se tient debout à la droite 124 de la déesse, comme pour l'inspirer, a une auréole bleue. Cela a paru propre à représenter un génie céleste. Les chrétiens ont imité cela pour représenter les habitants des cieux. Ils leur ont donné d'abord une auréole bleue, comme on en voit une, je crois, aux catacombes de Ste Domitille, puis ils ont adopté l'auréole d'or.
J'ai revu aussi le Vésuve. J'y étais déjà monté avec mon père en 1868. J'ai eu cette fois un beau temps bien clair. On va de Naples en voiture jusqu'auprès de l'Observatoire. On traverse Portici et Résina qui a succédé à Herculanum. Portici a de beaux restes de sa splendeur du siècle passé. Le roi et les grands de Naples ont construit là de splendides villas dont les vergers d'orangers descendent jusqu'à la mer, mais tout cela est aujourd'hui fort appauvri et négligé 125. Il manque à Naples une cour. Le roi d'Italie ne peut pas suppléer à la vie propre qu'avaient ces diverses capitales en faisant séjourner son fils tantôt à Naples, et tantôt à Florence.
De l'Observatoire jusqu'au pied du funiculaire, il faut aller à cheval, les nouvelles laves ayant coupé la route. Le cratère est entouré d'un rempart de sables noirs et de scories. Nous avons eu la bonne fortune de voir le volcan en activité. Ce n'était pas une grande éruption, mais cela en donnait bien l'idée. A chaque instant éclatait comme un coup de foudre. Les gaz surchauffés faisaient éclater la croûte du cratère. Un nuage de noire fumée s'élevait brusquement vers le ciel et des scories tombaient brûlantes tout autour du cratère. C'est vraiment un spectacle grandiose 126.
J'étais rentré à Rome le 30 janvier. Le 2 février, j'allais suivant l'usage, porter mon cierge au Pape. Nous défilions assez vite devant lui pour ne pas le fatiguer. Je lui demandai une nouvelle bénédiction pour mon apostolat social. Il montra qu'il se rappelait mon nom et mes conférences.
Le 6 février, quatre de nos missionnaires partaient d'Anvers pour le Congo: les Pères Bonifacius et Willibrodo, les frères Bonaventure et Vital78). Je ne pouvais pas présider à leur départ, le P. Jeanroy s'en chargeait. C'est pour l'œuvre une bénédiction d'offrir au Cœur de Jésus un généreux sacrifice comme celui de l'apostolat en Afrique.
C'est dans les premiers jours de 127 février que paraissait mon Catéchisme social chez les éditeurs Bloud et Barral. Il était bien accueilli par la presse et je recevais de bonnes lettres des archevêques d'Aix et d'Avignon, des évêques de Fréjus, Nevers, S.-Dié, Laval, et de M. Cardon, vicaire capitulaire de Soissons79).
Puisse ce petit livre devenir classique et populariser les enseignements de Léon XIII.
A la même date, Mgr l'archevêque de Cambrai80) me priait d'être postulateur pour la cause de béatification des Ursulines de Valenciennes, martyres de la Révolution. Je vais mettre cette cause en train, j'espère que ces saintes Soeurs m'en sauront gré et m'aideront à faire mon salut81).
Du ter au 15 je revois Rome 128 avec mon frère. Je complèterai cette visite dans mes loisirs de cet hiver.
Vers la fin du séjour de mon frère, je pris froid et je gagnai l'influenza qui régnait à Rome. Une bronchite et un grand affaiblissement s'en suivit. Je gardai la chambre 15 jours. Après cela je crus bien faire pour hâter ma convalescence de changer d'air et d'aller me reposer à Porto d'Anzio. L'air de la mer était trop vif, je fus pris de crachements de sang. Je revins me soigner, mais ma santé devait rester languissante pendant plusieurs mois.
Quand je fus remis, je repris mes petites promenades quotidiennes. J'aime toujours à comparer les deux Rome: la cité païenne et la cité chrétienne. Celle-là a son histoire glorieuse, ses héros, ses 129 vertus, ses monuments grandioses, mais elle est la cité de l'esclavage, de la cruauté, des plaisirs sensuels.
Celle-ci a toutes les grandeurs, elle est le centre moral, religieux et artistique de toute la civilisation chrétienne.
La vieille Rome, avant l'empire, était simple dans ses moeurs. Elle a laissé peu de monuments. Elle avait sans doute de modestes maisons, plus fragiles que les riches palais de l'empire. Il reste peu de choses de cette époque-là. Les vieux romains bâtissaient en pépérin, pierre grise et simple. Plus tard, ils ont bâti en travertin, pierre blanche et dure.
Les tombeaux des Scipions marquent la simplicité de l'ère républicaine. Il y a là une simple frise dorique 130 avec une corniche en pépérin. Le tablinum du capitole, construit au dernier siècle de la république est encore en pépérin et en style dorique. Les temples étaient modestes et souvent ronds. Le temple de la Fortune virile, de la fin de la république est d'ordre ionique. Rome abandonnait les traditions étrusques pour copier l'art grec. Le tombeau de Cécilia Metella fut le premier monument bâti en marbre. Pompée construisit le premier théâtre en pierre. Auguste fit bâtir le beau théâtre dit de Marcellus avec les trois ordres superposés dans de belles proportions.
Dès lors les richesses des peuples conquis allaient amener le développement exubérant et la décadence de l'art. Le Panthéon d'Agrippa avait encore de belles 131 et nobles proportions, mais ensuite, c'est un amas de palais, de temples et de thermes où le colossal remplace ordinairement l'élégance et la pureté du style.
Mais le paganisme devait s'effondrer dans l'excès de ses richesses. Le forum avait été le centre de la Rome impériale où régnaient l'absolutisme, l'esclavage et la luxure. Il allait être le centre des sanctuaires chrétiens et en particulier des diaconies où régnèrent désormais l'humilité, la fraternité, la charité.
Je cite les diacomes, elles étaient presque toutes autour du forum ou à peu de distance: Ste-Marie in via Lata, St-Adrien au forum, Ste-Agathe à la Suburra, St-Ange in Pescheria; St-Césaire in Palatio, 132 SS. Côme-et-Damien, St-Eustache, St-Georges au Vélabre, Ste-Marie ad Martyres, Ste-Marie della Scala; Ste-Marie in Aquiro, Ste-Marie in Cosmedin, Ste-Marie in Domnica, Ste-Marie in Porticu, St-Nicolas in Carcere, les SS.-Vite, Modeste et Crescens.
La Rome chrétienne se servit des artistes qu'elle avait sous la main. Les premiers siècles chrétiens du IVe au XIe furent trop entravés par l'invasion et l'éducation barbare pour que l'art put prendre un essor nouveau.
Toutes les églises prirent la forme des basiliques ou tribunaux adaptés aux besoins du culte. Les colonnes et les chapiteaux étaient le plus souvent empruntés aux temples païens. Les styles ionique et corinthien y dominaient 133.
L'art de la mosaïque garde seul une vitalité propre et il produisit quelques belles œuvres. Il faut signaler au IVe siècle les mosaïques de SteConstance et de Ste-Pudentienne; au Ve siècle, celles de Ste-Marie Majeure, de St-Paul, de Ste-Sabine; au VIe siècle, celles des SS.-Côme-et-Damien.
Les plus belles basiliques élevées dans cette période, en dehors de celles de St-Pierre et de St-Paul qui ont disparu et de celle de St Jean de Latran qui a été déformée, sont celles de Ste-Marie Majeure, Ste-Marie du Transtevère, Ste-Sabine, St-Chrysogone, l'Ara Caeli, St-Laurent, SteAgnès.
Le moyen-âge a eu aussi cependant quelques édifices ronds: 134 le baptistère de Constantin, celui de Constance, l'église de St-Etienne. L'art byzantin proprement dit, avec ses églises en croix grecques surmontées d'une coupole n'a pas pénétré à Rome, quoiqu'il ait donné à l'Italie: St-Vital de Ravenne, St-Marc de Venise, St-Cyriaque d'Ancône, et peut-être St-Laurent et St-Satire, à Milan.
Les campaniles s'élevèrent nombreux au XIe siècle. Quelques uns cependant sont plus anciens: Ste-Pudentienne, VIe s.; Ste-Marie in Cosmedin et St-Eustache, IXe s. Naturellement on ne trouvait pour cela aucun modèle dans le paganisme, qui n'avait pas connu les cloches.
L'art roman était une première renaissance, un 135 premier essai de retour à l'art romain, interrompu par le magnifique épanouissement de l'art ogival.
L'art roman au XIe et XIIe siècle a laissé à l'Italie de nobles et beaux monuments. Citons les cathédrales de Parme, de Lucques, de Modène, de Pise, St-Michel de Pavie, les cathédrales de Gênes, de Plaisance, de Ferrare, le campanile de Pise, St-Miniato à Florence, St-Zenon à Vérone, le baptistère de Parme, St-Ambroise à Milan, le baptistère de Florence, etc.
A Rome, il n'a pas laissé d'églises complètes, mais il a produit des cloîtres splendides, des restaurations d'églises, des tours, des tombeaux, des mosaïques. Alors florissait l'art des marbriers, marmorarii, 136 qui s'aidaient de l'art romain pour revêtir de fines décorations les nouveaux édifices qui s'élevaient dans ce premier réveil de l'art.
Les marmorarii (dont les Cosmati ou fils de Cosmas sont les principaux) ont laissé à Rome les cloîtres de St-Laurent, de St-Paul, de St Jean, la restauration de Ste-Françoise romaine, la chapelle du Sancta Sanctorum, la chapelle de la crèche à Ste-Marie Majeure, le baldaquin de Ste-Marie in Cosmedin, les monuments de l'évêque Durand à la Minerve, de Gonzalve à Ste-Marie Majeure… De cette époque aussi sont le choeur de St-Laurent et l'église de Ste-Agnès avec leurs galeries supérieures.
L'art gothique ou ogival a laissé aussi en Italie de belles œuvres, moins grandioses sûrement, 137 moins scientifiques, moins hardies que nos cathédrales du Nord, belles cependant et souvent délicates et gracieuses, œuvres de marbriers ou d'orfèvres plutôt que d'architectes, telles le Campo-Santo de Pise, l'église de St-François à Assise, les cathédrales d'Orvieto, de Florence, de Sienne, de Milan et tant d'autres.
A Rome, à cette époque on bâtissait peu, on entretenait les basiliques. L'art ogival est cependant représenté par l'église de la Minerve, le Sancta Sanctorum, les baldaquins de St-Paul et Ste-Cécile, et quelques tombeaux des Cosmati.
Je ne dis rien de la Renaissance, son œuvre est trop connue 138. J'aime à comparer l'art chrétien et l'art païen, leur esprit, leurs tendances.
L'art païen a eu son apogée en Grèce, pendant près d'un millier d'années, du VIe siècle avant J.-C. jusqu'au IVe après. Il a atteint à peu près la perfection naturelle. L'homme livré aux seules forces de la nature ne produira rien de plus beau en architecture que le parthénon d'Athènes, en sculpture que les statues de Polyclète, de Myron, de Phydias. Dans l'architecture, règnent l'harmonie et la beauté des proportions; dans la sculpture, la beauté physique, la noblesse, la dignité, avec l'expression exacte des passions et des sentiments humains. Nous pouvons moins apprécier la peinture grecque: nous n'en 139 avons que des copies romaines, dont quelques unes toutefois atteignent une assez grande perfection: telles les peintures de la maison des Vetti à Pompéi, et à Rome, au musée Tibérin celles d'une maison située près du Tibre.
L'art chrétien n'a pas d'abord donné tant de soin à la beauté physique. Il s'y est mis cependant au XVIe siècle avec Raphaël et Vinci, avec Michel-Ange et Cellini. Mais ce qui fait sa supériorité, c'est le symbolisme pieux de son architecture, ce sont les sentiments surnaturels qu'expriment ses peintures et ses sculptures. Comment les païens avaient-ils pu exprimer des vertus et des sentiments dont le nom même leur est resté inconnu: la foi, la modestie, la pureté, la charité? 140.
On peut étudier à Rome l'art d'Athènes. Les principales œuvres des sculpteurs, celles qui passaient pour des types accomplis ou des modèles s'y retrouvent soit dans les originaux, soit en copies. Mais pourquoi faut-il qu'elles soient dispersées? Je voudrais voir au Vatican des salles spéciales attribuées aux maîtres. Dans la salle de Polyclète, on verrait son Doryphore (que les anciens appelaient le modèle, le canon) son Diadumène, son Apoxiomène, sa Junon, ses Amazones. On a tout cela, au moins en copie. Dans la salle de Myron, on verrait son Discobole, son Marsyas, sa Génisse. Dans la salle de Phidias, son Jupiter, sa Minerve. Ce sont là les trois maîtres de la Ire école, de l'école purement classique 141.
La seconde école a exprimé une beauté plus douce et moins austère, elle s'est plus à reproduire les passions de l'âme, la joie, la douleur. Praxitèle primerait là avec son Apollon, sa Vénus de Cnide, son Cupidon, son Mercure. Scopas nous montrerait Niobé et ses enfants; Lysippe, son Alexandre, Léocharès, son Ganymède.
L'école de Pergame a visé au réalisme, celle de Rhodes au colossal et au tour de force. A celle-là appartient le Gaulois mourant du Capitole; à celle-ci le torse du Belvédère, le Laocoon, le taureau Farnèse.
Je m'étonne qu'aucun musée n'ait encore songé à nous montrer ces diverses écoles groupées au moins dans de bonnes copies.
L'art chrétien a aussi à Rome ses chefs-d'œuvre. Je ne fais 142 que nommer: fra Angelico, la chapelle St-Laurent au Vatican; Pinturicchio, les appartements Borgia, l'église Ste-Marie du Peuple; Raphaël, les chambres, la Transfiguration; Michel-Ange, le Moïse, le jugement dernier, etc…
Mgr Gerbet fait bien ressortir comment Rome est un grand temple, un grand reliquaire, une grande chaire de vérité, c'est aussi un grand musée et un grand monastère.
C'est un grand temple, avec ses 400 églises où chaque jour est offert le S. Sacrifice, où tant de fidèles passent pour prier Dieu.
C'est un grand reliquaire avec ses catacombes immenses, ses basiliques, élevées sur les tombeaux des martyrs, ses corps saints et ses chambres de Saints de toutes les époques 143.
C'est une grande chaire de vérité, avec son Pontife infaillible, ses Congrégations, maîtresses de la doctrine, ses universités, ses séminaires qui remplissent la ville.
C'est un grand musée avec ses monuments anciens, ses palais, ses galeries, ses collections.
C'est aussi un grand monastère ou plutôt un réseau de monastères, avec cent costumes divers.
Ce sont d'abord les grands ordres anciens, les Bénédictins, les Augustins, les Basiliens, avec leurs variantes; puis la réforme du XIIe siècle, St. Bernard, les Camaldules, les Olivétains; les ordres mendiants et prêcheurs du XIIIe siècle, les Franciscains, Dominicains, Carmes, Servites, et plus tard les Minimes, les Passionistes; les ordres militaires, chevaliers de Malte; les ordres voués à la rédemption des captifs, Trinitaires 144 et Mercédaires; les congrégations apostoliques et enseignantes du XVIe siècle, jésuites, Somasques, Barnabites, Oratoriens et plus tard les Rédemptoristes, les Lazaristes; les ordres hospitaliers, Camilliens et Frères de St. Jean de Dieu; les apôtres du peuple: Scuole Pie, Palottini, Salésiens, Frères des Ecoles Chrétiennes et autres; les apôtres des dévotions modernes, Pères du St-Sacrement, du S.-Cœur, de Lourdes, de La Salette, Eudistes, Pères d'Issoudun; les missionnaires, Oblats de Marie, Pères du St-Esprit, Pères Blancs, Pères de l'Assomption, Paulistes… l'apostolat moderne, presse, œuvres sociales; Assomption, œuvre de St-Paul, Frères de St-Vincent de Paul, Missionnaires du travail…
Tout cet hiver nous lisons au réfectoire les Trois Rome de Mgr Gaume82). Je retourne toujours à ce vénérable 145 écrivain. Il est érudit et d'une foi admirable. On lui passe facilement son style un peu lourd. Cependant si le style, chez lui, avait valu le fond, il aurait été lu cent fois plus et il aurait fait un bien incalculable.
J'ai lu la vie du P. Hecker83), qui était fort contestée. Elle m'a édifié. Ses contradicteurs ont exagéré ce qu'il peut y avoir d'un peu étrange. On n'a mis dans cette controverse aucune charité.
Je lisais d'ailleurs en même temps comme lecture spirituelle la Doctrine du P. Lallemant84). Lui aussi veut que nous soyons dociles à la direction du St-Esprit. On n'a guère mieux parlé que lui de la vie intérieure.
Au 24 mars, j'avais assisté à la messe consistoriale. J'avais eu le bonheur de voir le St-Père pendant plus 146 d'une heure et de prier avec lui. C'est à ce consistoire que Mgr de Ramecourt (Deramecourt) a été préconisé85).
Le Ier avril, je reçus deux bonnes visites, Pierre Veuillot et Toniolo86). Quelle âme candide et bonne a celui-ci! Comme St. Bonaventure, c'est un docteur séraphique. Pierre Veuillot se forme. Il a du caractère et son talent se développe. Puisse-t-il approcher du génie de son oncle!
Le 13, je conduisis mes j. gens à Tivoli et le 14 à Mentana. Je revis à Tivoli la vieille basilique chrétienne aux colonnes doriques et les nombreux reliquaires où se retrouvent avec d'autres trésors quelques ossements de Ste Symphorose, la grande martyre de Tibur.
J'ai revu la villa Adriana. C'était le Versailles de l'empire romain. Que de richesses accumulées! 147 Mais la richesse énerve souvent les âmes. C'est ce qui est arrivé pour Adrien et ses successeurs.
Le 14 nous allions revoir Mentana et prier dans sa petite église où les zouaves se sont préparés au sacrifice. L'Italie a élevé un riche monument aux révolutionnaires qui sont venus à l'assaut des droits les plus sacrés. C'est la glorification de l'anarchie.
Le 29, fête millénaire de St. Robert87), à l'abbaye des Trois-fontaines. Belle réunion: tous les abbés de la Trappe sont là au nombre de 80. Ils alternent à table avec les invités, prélats et dignitaires religieux. Le bon Père Sébastien88), abbé général, est radieux. Quelle belle figure de moine! Il a, avec une grande énergie de caractère, la douceur et la bonté de St. Bernard 148.
Quoique convalescent, je travaille un peu. J'écris une préface pour le Compte-rendu du congrès du Tiers-Ordre et des articles pour la Chronique du Sud-Est.
Je fais deux conférences publiques, sur la démocratie et son programme. Le card. Agliardi assiste à la seconde.
Le 8 mai, nous avions quelques ordinands, dont un prêtre, le P. Charles89). Le 15 j'obtenais une petite audience du Pape, qui encourageait de nouveau mes petits efforts pour propager ses enseignements sociaux.
Je rentrai en France par Assise, Lorette, Milan, Turin et le Simplon. Assise! C'est un sanctuaire et un musée. Je revois tout le théâtre de son épopée: Ste-Marie des Anges, St-Damien, la Maison paternelle, les Carceri, le tombeau 149.
St. François a glorifié la pauvreté volontaire et expiatrice. Le résumé de son œuvre est bien rendu dans la fresque de Giotto: St. François recevant du Christ la pauvreté comme fiancée.
L'église basse de St-François est romane, l'église supérieure est ogivale: les deux styles chrétiens ont glorifié le saint.
Les anges de la peinture, les primitifs pieux de l'Ombrie, Cimabué, Giotto, Simone Martini, Lorenzetti, Giottino ont rivalisé d'ardeur pour décorer le sanctuaire élevé sur le tombeau du saint. Il y manque l'Angelico. L'église St-François à Assise et le couvent de St-Marc à Florence sont les deux musées de l'art chrétien primitif.
De Cimabué et de Giotto, il y a toute la nef de l'église supérieure: l'ancien et le nouveau Testament et la 150 vie de St-François. Ils ont peint aussi dans l'église basse quelques scènes de la vie de N.-S. et de la Sainte Vierge.
De Simone Martini, il y a de nombreux joyaux dans l'église basse: la Vierge avec des saints, la vie de St-Martin. Lorenzetti a pour chef-d'œuvre la Vierge avec St. Jean et St. François, le Giottino a le couronnement de la Vierge.
Ces œuvres des primitifs, avec les cathédrales françaises et la poésie du Dante, c'est le génie chrétien dans toute sa pureté et sa suavité. Les siècles qui ont précédé sont trop incorrects, ceux qui suivent retombent dans le paganisme.
J'ai revu Lorette et célébré à la Santa Casa, comme toujours avec émotion et attendrissement.
J'ai décrit l'église autrefois, mais le siècle finissant lui apporte une décoration 151 nouvelle, qui fera honneur à notre temps. A l'occasion du VIe centenaire de la translation, on orne de peintures avec les dons des fidèles, la coupole et plusieurs chapelles. Des peintres de diverses nations se partagent les travaux. Leur rivalité aiguise et affine leur talent. Il en résultera des chefs-d'œuvre. Faustini et Maccari représentent l'Italie, Seitz l'Allemagne, et Lameire la France. Faustini a commencé, il a peint la chapelle St-Joseph, il n'est pas à la hauteur des autres. Il imite les Allemands modernes. Il a du dessein, de la couleur, mais peu d'expression et pas de réalité historique. Il a seulement quelques grandes fresques, l'atelier de St-Joseph, le songe de St-Joseph, la fuite en Egypte. Il a du talent plus que du génie. Ce n'est pas son coup d'essai, il a déjà décoré une église en Lombardie. 152.
Maccari est italien aussi. Il peint la coupole. Il ne m'est pas inconnu. Je l'ai admiré comme peintre d'histoire dans les grandes scènes historiques qu'il a peintes au Sénat de Rome. Il a beaucoup de lumière et de couleur et sait bien disposer un groupe. Il nous donnera une coupole splendide à Lorette. Il y peint la gloire de Marie: Marie reine des anges, des prophètes, des patriarches, des martyrs, des vierges, des confesseurs. Il y a quelques réminiscences des Chambres de Raphaël dans la disposition de ces groupes. Je ne sais pas si Maccari est religieux, il a en tout cas un grand don d'assimilation, il a étudié Raphaël et les primitifs. Son œuvre est ravissante et sa coupole surpasse celles qu'ont décorées les peintres de la Renaissance.
Lameire représente la France. Il peint la chapelle St-Louis. Il est connu par ses fresques de St-Sulpice et d'autres 153 églises parisiennes. Il est le moins avancé à Lorette. Hésite-t-il? Craint-il la comparaison? Veut-il voir d'abord ce que les autres ont fait? Nous le verrons à l'œuvre s'il aboutit.
La chapelle de la Ste-Vierge est confiée à Seltz. C'est un allemand né à Rome et le peintre ordinaire du Vatican. J'avais vu ses peintures de la bibliothèque vaticane, elles m'avaient paru vulgaires. Il m'a émerveillé à Lorette. Il peint toute la mariologie: les prophéties, les figures relatives à Marie, sa vie et sa gloire. C'est tout un poème. Il est superbe de soin, de réalisme, de coloris. Je ne connais rien d'aussi brillant dans nos décorations modernes: Lyon, Albert, Domrémy, etc. Ce sera seulement trop chargé et trop éblouissant, quand tout sera découvert. C'est tout un monde qui sera entassé 154 dans cette chapelle. L'artiste a un peu oublié le conseil de St. Paul: oportet sapere ad sobrietatem (Rm 12,3). Le mieux est quelques fois l'ennemi du bien.
Je suis allé de nouveau à Campocavallo. Une belle église à coupole s'élève pour abriter l'image qui a remué les yeux. L'Italie aura un pèlerinage de plus, mais Lorette gardera le premier rang après Rome, parce qu'elle a la sainte Maison.
Je passai ensuite à Milan. C'était peu de temps après la révolte. Il restait des traces des barricades, les troupes campaient dans les rues. Don Albertario venait d'être arrêté. On parlait de 1.100 à 1.200 victimes. Milan n'a plus aucune sympathie pour la dynastie de Savoie et l'état actuel de l'Italie. Les catholiques, les socialistes, les libéraux attendent tous un changement qui finira par venir.
155
1896 Novembre | 0 |
Marsanne, Valence, Viviers | 1 |
Saint-Antoine, Grenoble | 3 |
Lyon: Congrès démocratique | 7 |
Alais, Vezenobres | 9 |
Nîmes, Fréjus | 9 |
Rome | 10 |
1897 | 0 |
Rome: relations, cardinaux | 11 |
Religieux | 14 |
Prélats français | 22 |
Autres relations: Mgr Della Chiesa | 23 |
Audience | 27 |
Conférences | 37 |
Incidents | 38 |
Excursions | 39 |
Projet du Congo | 40 |
Mes travaux | 41 |
Consulteur | 42 |
156 Le Réveil Picard | 43 |
Foligno, Assise, Bologne | 43 |
Bologne, Milan, Bergame | 50 |
Le Splügen, Coire, le Voralberg | 54 |
Innsbrück | 56 |
Luxembourg | 58 |
Paris | 59 |
Saint-Quentin, Lille, Bruxelles | 62 |
Bonn | 64 |
Sittard | 67 |
Bruxelles: départ pour le Congo | 68 |
Clairefontaine, Saint-Remy | 71 |
La Capelle, Les Anciens élèves | 72 |
Le Val; séminaristes | 73 |
Nîmes: Congrès, Arles, Saintes-Maries | 73 |
Notre retraite, Fourdrain | 76 |
Nîmes, Pont du Gard, | |
Aigues Mortes | 77 |
Congrès de Lyon, Fourvière | 80 |
Avignon, Rome | 89 |
157 1898 | 0 |
Naples, La Sicile | 91 |
La Sicile | 101 |
Malte | 102 |
Environs de Naples, Capri | 118 |
Sorrente, Amalfi | 119 |
Pompei | 122 |
Le Vesuve | 124 |
Rome, le Congo, Catéchisme social | 126 |
Postulateur | 127 |
Maladie. Promenades artistiques et archeologiques | 128 |
Mars: lectures, consistoire | 144 |
Avril: visites, excursions, travaux | 145 |
Mai: audience, retour, Assise | 148 |
Lorette | 150 |
Milan | 154 |