Le troisième volume du Journal du P. Dehon (Notes Quotidiennes) est dominé par les luttes du Fondateur pour sauver la Congrégation, aussi bien en France, contre la loi sur les «associations» et la persécution d'E. Combes, qu'à Rome, pour obtenir l'approbation définitive de la Congrégation, contre les obstacles opposés en particulier par le Saint-Office.
Il nous semble utile pour le lecteur de présenter en synthèse ces vicissitudes, de véritables luttes pour la vie et la survivance de l'Institut du P. Dehon qui, 10 ans auparavant, avait obtenu le Décret de louange (25.2.1888).
Le troisième volume contient aussi le récit de deux grands voyages: en Amérique Latine (Brésil, Uruguay, Argentine) et en Finlande - Russie - Pologne, en passant par l'Allemagne, la Tchécoslovaquie, la Suède.
On y trouve, également, le récit des autres voyages moins importants en particulier ceux que le P. Fondateur a effectués en Italie et qui concernent la fondation de la première maison de la Congrégation dans ce pays (Rome mise à part), à Albino, dans la province de Bergame, en 1907. Nous rappelons aussi la consécration, le 11 octobre 1908, du premier évêque de la Congrégation Mgr Gabriel Grison, vicaire apostolique de la mission en Haut Congo (Zaïre).
Le troisième volume couvre la période d'environ 10 ans de la vie du P. Dehon: depuis juillet 1901 jusqu'au mois d'août 1910. Il commence par le cahier XVIIe et se termine à la p. 50 du cahier XXVe. A la p. 51 commence le récit du «Voyage autour du monde» que nous reproduirons dans le quatrième volume du Journal du P. Dehon (Notes Quotidiennes).
En 1899, la situation politique en France subit un changement radical qui vaudra au P. Dehon et à sa Congrégation des années de souffrances et de luttes.
Après l'échec des catholiques dans leur tentative de former un grand partie des «honnêtes gens», souhaité par Léon XIII, et après les violents soubresauts de l'affaire Dreyfus, les républicains modérés se sont alliés avec les radicaux pour former le gouvernement Waldeck-Rousseau.
Waldeck-Rousseau est un avocat et c'est un homme de loi. Sa grande et noble ambition est de construire un état fort et juste pour tous. Républicain modéré, il s'est toujours proclamé respectueux de la religion, et pourtant, devenu chef du gouvernement, il doit être anticlérical pour s'assurer l'appui des radicaux et des socialistes.
Ainsi commence son offensive contre les congrégations, aux conséquences malgré lui disproportionnées et de caractère nettement persécuteur. Il reconnaîtra lui-même avoir fait des «concessions de principe», qu'il a ensuite amèrement regrettées, tout en cherchant à en retarder les applications pratiques.
Son but n'est pas de lutter contre l'Eglise et moins encore de la persécuter, mais de former un état fort, juridiquement bien défendu. Or, les congrégations sont une véritable puissance sociale: elles ont de grands bien, sont plus nombreuses qu'en 1789 et dépendent d'une puissance étrangère, le Pape. Politiquement, elles sont un danger, comme le prouvent les consultations électorales. Selon lui, elles dépersonnalisent leurs membres, du fait des trois voeux religieux, contraires aux droits de l'homme et du citoyen. Elles inculquent à la jeunesse les principes de la contre-révolution et brisent l'unité morale et culturelle du pays. C'est comme une puissance ennemie qui échappe au contrôle de l'Etat, et qui n'est même pas nommée dans le concordat. Il faut limiter l'influence sociale des congrégations, au profit des évêques et du clergé séculier.
Les premiers à être frappés sont les Assomptionnistes, dissous par décision judiciaire le 24 janvier 1900. Les autres congrégations devront poser une demande d'autorisation dans un délai de trois mois, l'Etat restant juge de la concéder ou non (loi du 1.7.1901). 615 congrégations présentèrent la demande, tandis que 215 ne le firent pas et de nombreux religieux, avec le consentement de leurs supérieurs et pour se soustraire à la loi, se sécularisèrent.
Le P. Dehon et sa congrégation furent impliqués directement, ou plutôt se laissèrent impliquer.
Après les chapitres généraux «mouvementés» de Fourdrain (1893) et de Saint-Quentin (1896) et la mort de l'autoritaire Mgr Duval, le 23 août 1897, la congrégation du P. Dehon jouissait d'une période bien méritée de sérénité et de paix, d'autant que le nouvel évêque de Soissons, Mgr Deramecourt, était d'un caractère aimable et équilibré.
En 1899, le cinquième chapitre général de la congrégation, à SaintQuentin les 14 et 15 septembre, était apparu comme une tranquille session d'étude.
Comme à tous les chapitres généraux et bien qu'étant supérieur général à vie, le P. Dehon offrit sa démission, laissant aux capitulants la liberté d'exprimer secrètement leur avis au premier assistant général. La démission fut repoussée à l'unanimité.
La jeune congrégation avait pris un développement remarquable. Il y avait des œuvres non seulement en France, mais en Belgique, en Allemagne, au Luxembourg, en Hollande, en Italie (Rome), et aussi en Amérique Latine (Brésil) et en Afrique (Congo Belge).
Providentiellement, le centre de gravité de la congrégation n'était plus en France, car le P. Dehon, prévoyant les tempêtes qui s'annonçaient, avait pris la précaution d'étendre son institut aussi à l'extérieur.
La jeune congrégation, avons-nous dit, se laissa impliquer dans la campagne du gouvernement Waldeck-Rousseau contre les congrégations. Voici ce qu'en dit le P. Dehon dans son journal, le 1° juillet 1901: «Depuis quelques semaines on discutait fiévreusement au Parlement la loi sur les associations. Le but de la franc-maçonnerie était d'atteindre les congrégations, d'en détruire un grand nombre et de tenir les autres sous l'épée de Damoclès. Des deux côtés on fit des grands efforts de réthorique. Les sectaires accumulèrent les accusations. Ils se montrèrent dignes de Pascal, de Voltaire et des grands ancêtres. Ils allèrent chercher des textes tronqués, incompris et défigurés chez les moralistes et firent de la théologie digne de la foire. La droite répondit dignement et la Chambre vit un réveil d'éloquence qu'on n'avait plus connu depuis les grandes discussions d'autrefois sur la question romaine ou sur la liberté d'enseignement. M. de Mun fut superbe, M. Gayraud fut solide, documenté, tenace, M. Lemire faible. D'autres catholiques à la Chambre et au Sénat se surpassèrent. Des libéraux comme M. Ribot apportèrent un bon appoint. Viviani déclara la guerre ouverte à l'Eglise. Waldeck se montra avocat retors, anticlérical avoué à la Chambre, légiste et gallican au Sénat où dominent les vieux parlementaires.
Pendant ce temps-là, on souffrait dans tous les couvents les angoisses de la plus vive inquiétude, l'agonie qui précède la mort. Serait-on autorisé à vivre et à continuer le travail du saint apostolat pour la gloire de Dieu? On priait, on offrait à Dieu de pieux sacrifices. Mais Dieu voulait ou permettait l'épreuve. La loi fatale était votée le 1er juillet.
Dans les couvents, la souffrance augmentait. Les âmes faibles se décourageaient. Les âmes exaltées voulaient la protestation, la lutte, le départ bruyant. Les âmes sages en grand nombre priaient, attendaient les règlements qui devaient compléter la loi et consultaient le S.-Siège.
Chez nous aussi, c'était l'angoisse, l'hésitation, une succession de projets, de propositions qui n'aboutissaient pas. Mais la croix s'alourdissait. P. Paulin crut devoir demander sa sécularisation pour sauver le collège. Il m'en fit part le 5, le 1er vendredi. Avait-il tort? Dieu le sait. En tout cas pour moi, c'était encore une phase du Consummatum est. SaintJean avait été le berceau de l'œuvre, j'y avais vécu vingt ans, et après vingt-quatre ans, S. Jean se sécularisait, en attendant peut-être sa fermeture! C'était un blessure qui ne devait pas se fermer et qui devait me donner bien des nuits d'insomnie»1).
Le 8 septembre 1901, le P. Dehon envoya au président du Conseil, ministre de l'Intérieur et des Cultes, la demande d'autorisation pour constituer une congrégation légalement reconnue. Peut-être eût-il été plus sage de renvoyer à plus tard une telle demande. Le P. Dehon, en effet, ne demandait pas l'autorisation légale pour sa congrégation, comme si elle était déjà constituée, mais comme si elle était en voie de se constituer. Il pouvait le faire, car dans la liste des congrégations en France, établie et publiée par Waldeck-Rousseau en 1900, les Prêtres du S.-Cœur n'apparaissaient pas, pas plus que dans 1`«Ordo» officiel du diocèse de Soissons, où ils étaient mentionnés comme de simples prêtres diocésains.
Le 17 décembre 1902 était notifié au P. Dehon le décret ministériel d'expulsion des religieux étrangers, leur présence étant «un danger pour la sécurité publique! «Sinistre comédie! - écrit le P. Dehon dans son Journal - Notre-Seigneur aussi était un danger pour la sécurité publique au temps de Pilate! … Plusieurs des nôtres montrent peu de courage, j'en suis attristé. Leur idéal est leur tranquillité personnelle, ils sont prêts à demander une sécularisation complète, plutôt que de s'exposer à l'exil. Ils redoutent l'inaction et l'ennui en Belgique. La générosité est toujours rare»2).
Beaucoup, en effet, demandèrent la sécularisation.
Entretemps, le 3 juin 1902, Waldeck-Rousseau, fatigué et déjà miné par le mal qui devait l'emporter, démissionna et proposa pour lui succéder un homme qui, au contraire, trahira ses principes de modération: Emile Combes.
Ainsi, du contrôle d'un état fort qui sait se défendre même comme de prétendus ennemis intérieurs, on passa à l'Etat oppresseur. C'est une véritable offensive anticatholique qui jette la France au pouvoir de laïcs fanatiques, qui déchaînent une impitoyable persécution religieuse.
Emile Combes vient du catholicisme intransigeant. Il a étudié au séminaire, puis a perdu la foi, est devenu médecin et maire de Pons, la ville natale de sa femme. Sénateur en 1885 et maçon de longue date, il devient ministre de l'instruction publique dans l'éphémère gouvernement de Léon Bourgeois (novembre 1895-avril 1896). Politique faux et médiocre, il est obstinément spiritualiste et soutient ses idées avec la passion d'un hérétique.
Sa religion est une religion nationale, de type rousseauiste et de cette religion, il est le grand pontife. A qui lui fait observer qu'il ne peut réduire toute la politique d'un grand pays comme la France à la lutte contre les congrégations, il répond sèchement: «C'est seulement pour cela que j'ai pris le pouvoir». Son gouvernement durera du 7 juin 1902 au 18 janvier 19053).
Pour lui, l'enseignement donné par les congrégations est néfaste pour la France et doit disparaître complètement. Plus de 2.500 écoles, tenues en grande partie par des soeurs, doivent, selon une loi de 1886 relative à l'enseignement primaire et appliquée à la lettre par Combes, fermer dans les huit jours, immédiatement et sans délai. En cas de résistance, il sera fait usage de la force publique.
En novembre 1902, le P. Dehon se prépare à partir: «Mes collègues essaieront de rester comme prêtres diocésains; moi, je suis trop compromis comme religieux. J'emballe mes papiers et quelques livres… J'éprouve un profond dégoût pour la vie présente… Fiat! Dieu nous conduit. J'offre mon exil au cœur du bon Maître»4). Le 18 novembre, il part pour Bruxelles.
Cependant, 11.000 écoles et hôpitaux non autorisés, appartenant à des congrégations religieuses, ont présenté une demande d'autorisation. Combes obtient que le Conseil d'Etat renonce à les examiner. Il peut ainsi les rejeter en bloc et ordonne leur fermeture dans le cours de 1903.
Il y a aussi les demandes d'autorisation, non plus d'écoles, mais des congrégations elles-mêmes. Combes les rejette en bloc, sauf cinq qui deviennent des congrégations tolérées.
Désormais Combes agit en dictateur: ce qu'il décide, les Chambres l'approuvent. Il est clair que le «petit père» n'aurait pas un tel pouvoir s'il n'était soutenu par la presse et les partis anticléricaux.
Inutile est l'intervention de Waldeck-Rousseau qui, en juin 1903, accuse violemment Combes d'avoir trahi sa politique, qui ne visait qu'à consolider l'Etat, en respectant la liberté et les droits de la conscience de tout citoyen, ainsi que ceux de l'Eglise, quand elle respecte les lois de l'Etat.
La politique persécutrice de Combes oblige les religieux à se disperser. Ceux qui restent en France se sécularisent et s'ils tentent de poursuivre leur activité, ils risquent d'encourir les rigueurs de la loi.
Voici les premières impressions du P. Dehon quand, en décembre 1902, après avoir accompagné à Bordeaux deux pères en partance pour le Brésil, il s'installe à Bruxelles: «C'est l'exil. Mon âme pourra trouver là le calme dans une maison régulière. Le projet de la loi qui nous exclut de France est déposé à la Chambre le 5 (décembre). Plusieurs de nos amis, M. Gayraud, M. Groussau, M. de Mun, m'offrent leur concours. Nous pourrons peut-être sauver un petit groupe de missionnaires diocésains à St-Quentin. Et encore!
J'accepte ma situation, mais ce n'est pas sans angoisses. Il me semble que je suis sans patrie, sans domicile, comme le légendaire Ashavérus. Je n'ai plus rien sous la main. Papiers et livres se dispersent, à Rome, à St-Quentin, à Bruxelles! Fiat! Fiat! Je n'expierai jamais assez toutes mes fautes, toutes mes faiblesses, toutes mes infidélités à ma mission. Pourvu que le ciel ne me soit pas fermé!»5).
Les biens des congrégations dissoutes sont confisqués par l'Etat. Ils sont estimés à un milliard de francs. Il s'agit maintenant de les vendre, malgré l'excommunication. En 1906, 1/6 de ces biens sont vendus et cela n'a rapporté que 32 millions, dont 17 ont été absorbés par les frais et par les honoraires. Il n'en reste que des miettes. «On est en train de déshonorer mon œuvre», constate tristement Combes6).
Le P. Dehon avait reçu notification du refus d'autorisation de son institut le 4 avril 1903. «Avec ce mois, écrit-il dans son journal, commencent les impropères, les persécutions et les comparutions de tribunal en tribunal»7).
Le document avait été expédié par le ministre de l'Intérieur et des Cultes de 1° avril et déclarait:
«Monsieur,
Conformément aux prescriptions de l'article 18 de la loi du 1° juillet, 1901, vous avez saisi le gouvernement d'une demande tendant à obtenir pour votre Congrégation et les établissements qui en dépendent, l'autorisation prévue par l'art. 13 de la même loi.
Cette demande a été introduite et soumise à la Chambre des Députés qui l'a repoussée dans sa séance du 24 mars 1903.
J'ai l'honneur, en conséquence, de vous notifier ce rejet, en vous rappelant qu'aux termes de l'article 18 précité de la loi du 1° juillet 1901, votre Congrégation est dissoute de plein droit et que tous ses établissements doivent être fermés. En ce qui concerne l'établissement principal, un délai de quinze jours vous est imparti pour cette fermeture, ainsi que pour le délaissement des immeubles. Quant aux autres établissements, ils devront être fermés et délaissés dans les délais qui seront impartis à chacun d'eux par le Préfet du département; le tout sous les sanctions pé- nales portées par les lois du l 'juillet et du 4 décembre 1902.
Recevez, Monsieur, l'assurance de ma considération très distinguée.
Le Président du Conseil
Ministre de l'Instérieur et des Cultes
E. Combes»8)
Evidence était la fausseté des termes employés: la Chambre, ce n'était que lui, E. Combes.
Le P. Dehon réagit en protestant énergiquement. Faute de mieux, en bon avocat, il recourt à tous les moyens que lui laisse la procédure légale: «Je proteste et je maintiendrai ma protestation jusqu'à la prison s'il le faut. Notre Institut n'est qu'à l'état de préparation, puisque nous n'avons pas reçu de Saint-Siège le décret d'érection. Je n'ai pas demandé au Parlement la reconnaissance d'une congrégation existante, mais l'autorisation de fonder une congrégation nouvelle, conformément à la loi du 1° juillet 1901.
Le refus du Parlement ne peut pas entraîner pour nous la dispersion et la confiscation. Nous ne continuerons pas en France nos projets d'organisation, voilà tout»9).
A Saint-Quentin cependant le P. Dehon est seul à lutter avec le P. Blancal, vieux et malade et un frère, Martinien Objois.
Du 6 au 8 avril, les maisons de Fayet, Lille et Fourdrain reçoivent également notification de fermeture et d'expulsion.
Un liquidateur est nommé, dans la personne du sieur Daulé. Le P. Dehon le voit et lui déclare, sans ménagements, que «son œuvre tient du vol et du sacrilège et qu'elle emporte avec elle l'excommunication. C'est un honnête homme, il démissionne»10). Il est alors substitué par un certain Lecouturier, expert dans la spoliation des couvents.
Le 5 mai (1903), le P. Dehon est convoqué par le juge instructeur Jourdan, pour être interrogé sur le «délit de Congrégation». Des deux, le plus mal à l'aise est le juge. Les agents de police encouragent tout bas le P. Dehon: «Toute la ville est avec vous… Combes va trop loin, ça ne peut pas durer»11). Le jugé semble convaincu par les raisons du P. Dehon. Il en référera au procureur et celui-ci au ministre.
Mais la réponse était facilement prévisible. Le 13 juin, le liquidateur, accompagné du juge de paix, se présente à la Maison du Sacré-Cœur, en l'absence du P. Dehon, pour faire l'inventaire et apposer les scellés. Il ne trouve que le P. Blancal, vieux et infirme. Le commissaire de police l'interpelle grossièrement: «On vous avait donné quinze jours, pourquoi êtes-vous encore là? Prétendez-vous attendre ici que votre jeunesse revienne? »12).
Le 16 juin, terminé l'inventaire, les scellés sont posés et confiés avec le mobilier, à la garde du P. Dehon. Il l'avait obtenu du tribunal, pour ne pas avoir à chaque instant des étrangers dans la maison.
Le 19 juin 1903, c'est la fête du Cœur de Jésus et le P. Dehon célèbre le 25° anniversaire de ses premiers voeux (en 1878, le 28 juin, fête du Sacré-Cœur)». Je n'ai pas eu depuis trente ans une fête aussi peu solennelle. Je suis seul à la maison. J'invite le P. Mathias pour midi. J'ai de la peine à organiser un petit salut le soir pour cinq ou six personnes… Ce n'est pas un jubilé de joie, mais de pénitence. Je demande pardon à Notre-Seigneur de toutes mes infidélités»13).
Entretemps, les deux juges, Jourdan et Dorigny, cherchent le «corps du délit»: «une congrégation organisée et vivant sur des biens communs. Ils ne l'ont pas trouvé»14).
La recherche a duré vingt mois. Finalement, le 24 octobre 1904, vient la sentence inattendue: ordre de ne pas procéder, la Congrégation étant introuvable.
Mais le liquidateur veut à tout prix procéder: il ne veut pas laisser échapper le magot et veut à tout prix liquider une congrégation qui légalement n'existe pas.
Le procès a lieu en janvier 1905. L'avocat du P. Dehon, Maître Maréchal, soutient la thèse que nous connaissons déjà: «C'est une congrégation en formation», qui n'a pas encore «obtenu du Saint-Siège une érection définitive. Notre demande à l'Etat tendait à la formation d'une congrégation, non à la reconnaissance d'une congrégation déjà fondée…»15).
C'était la pure et simple vérité. L'avocat du liquidateur, un certain Paul Faure, de Paris, reprendra tous les lieux communs contre les congrégations religieuses et citera des faits et des circonstances pour prouver que l'œuvre du P. Dehon est bien une congrégation, dont les membres sont de vrais religieux. De ce côté se rangera aussi le procureur dans son réquisitoire.
Le juge Vitry, qui n'est pas lui-même maçon, est sous l'influence des loges. Il incline à donner gain de cause au P. Dehon, mais il craint les réactions négatives d'une certaine opinion publique. Il est vieux, en fin de carrière et ne veut pas troubler une retraite bien méritée. Il fait donc le choix de Pilate.
Le 7 avril 1905, il prononce la sentence: le jardin, la chapelle, la cuisine et une petite remise sont laissés au P. Dehon, tandis que la Maison du Sacré-Cœur et l'école de Fayet sont adjugées au liquidateur.
Le P. Dehon s'installe alors dans l'humide bicoque du jardinier et attend qu'on vienne le chasser de la Maison du Sacré-Cœur, où se trouve aussi le P. Blancal quasi moribond.
Le 26 juin se présente un officier judiciaire du liquidateur qui reproche au P. Dehon de n'avoir pas emmené le P. Blancal. Le P. Dehon lui répond, sur le même ton, que le P. Blancal ne sortira que par expulsion attestée par écrit. L'officier judiciaire va consulter son avoué et rapporte un écrit. Le P. Dehon fait alors transporter le pauvre infirme à Fayet et l'huissier prend possession de la maison.
Le Journal de Saint-Quentin publie alors une protestation du P. Dehon et du P. Lobbé, laquelle est mentionnée dans La Croix et dans l'Univers. Le P. Dehon, lui, s'est retiré dans sa bicoque pour continuer la lutte. Un jour, il aperçoit le liquidateur qui, en compagnie d'autres personnes, risque un pas de promenade dans le jardin. «Vous allez voir, dit le P. Dehon à un religieux qui l'accompagnait, je vais lui donner une leçon. Sans autre préambule, il s'approche du groupe et leur dit d'un ton sec: «Messieurs, de quel droit, vous permettez-vous d'entrer dans mon jardin?» - «Mais, Monsieur…» - «Il n'y a pas de «mais» qui tienne! Je suis ici chez moi. Vous allez sortir à l'instant… Ne m'obligez pas à vous faire expulser». L'incident est clos. «Désormais, il ne se reproduira plus» conclut le P. Dehon rasséréné16).
En octobre (1905), les liquidateurs préparent la vente. «Ils entourent la cour d'un gros mur, ces briques me pèsent sur le cœur. Les pauvres ouvriers sont tout honteux de ce qu'ils font. Ils n'en sont pas responsables. Je me décide à surélever le mur par une palissade où je fais peindre cet avertissement: «Bien d'autrui tu ne prendras». Il faut réveiller la conscience des voleurs et éloigner les receleurs»17) . «Ainsi conclut le P. Dehon, je suis sûr qu'aucun homme de ce pays n'osera acheter une maison, dont il apprendra que Monsieur Dehon a été chassé»18).
La première vente, fixée au 22 décembre 1905, ne voit aucun amateur. Aux affiches du liquidateur sur les murs de Saint-Quentin, le P. Dehon a riposté par des affiches de protestation très goûtées par la population et signées: Lobbé-Dehon-Legrand.
Une nouvelle mise aux enchères est fixée au 2 février 1906. Le prix a été diminué de moitié. Le P. Dehon se trouve alors à Rome, mais il suit de près l'affaire, toujours prêt à la lutte contre l'injustice subie. Il fait apposer une nouvelle affiche sur les murs de Saint-Quentin, avec un appel à la conscience publique également signé: Lobbé-Dehon-Legrand19).
Le soir du 2 février 1906, un télégramme lui annonce que la Maison du Sacré-Cœur a été adjugée au P. Dehon pour la somme de 10.050 francs, tandis que l'école de Fayet a été achetée par un ami du P. Legrand pour 2.000 francs. La belle propriété de Fourdrain, par contre, est perdue.
La persécution et l'expulsion eurent cependant des avantages indéniables. Comme dans la primitive Eglise, quand les croyants furent, par une violente persécution, «dispersés dans les régions de la Judée et de la Samarie» (Act 8,1) et répandirent ainsi l' Evangile, ainsi les religieux du P. Dehon, expulsés de France, répandirent la Congrégation à l'extérieur.
En 1903, ce furent les fondations d'Aulnois-Quévy (Belgique), du noviciat de Fünfbrunnen (Luxembourg), de l'école apostolique du Manage (Belgique) où se transféra l'école de Saint-Clément de Fayet, enfin, l'ouverture de la mission de Santa Catarina au Brésil du Sud.
En 1904, on s'établit en Tchécoslovaquie et on ouvre, en Belgique, l'école apostolique de Tervuren. En 1907 est fondée l'école apostolique d'Albino (Bergamo) et commence la mission de Finlande.
Ainsi, la persécution de Combes, au lieu d'étouffer la Congrégation, a contribué à la revivifier, en la dépouillant, par la sécularisation, de quelques rameaux plus ou moins desséchés et en la libérant; par l'internationalisation, des limites du diocèse de Soissons.
Achevée la lutte contre le gouvernement de Combes pour la survie de la Congrégation en France, nous devons maintenant parler d'une autre lutte, encore plus importante, qui intéressait la vie et la stabilité de l'Institut dans l'Eglise.
Revenons donc aux dernières années du XIXe siècle. L'approbation définitive de la Congrégation par le Saint-Siège était absolument nécessaire pour un tranquille développement. C'était une question de vie ou de mort.
Mgr Philippe n'exagère rien quand, dans ses «Souvenirs» il affirme: «Ce fut Pie X qui sauva la Congrégation»20).
Dès janvier 1899, le P. Dehon avait commencé à rassembler des lettres épiscopales pour obtenir, avec leur appui, l'approbation de la Congrégation.
«Elles viennent en grand nombre, note-t-il dans son journal. Beaucoup sont extrêmement bienveillantes. Cependant tout n'est pas fait. L'approbation viendra quand il plaira à Dieu»21). Or, quand le P. Dehon présente sa demande à Rome, surgit «un gros nuage du côté du Saint-Office qui se préoccupe à nouveau de nos difficultés de 1884»22).
Faute d'informations de la part de l'évêque de Soissons, le SaintOffice pensait que le fondateur s'appuyait encore, pour son œuvre, sur les lumières d'oraison ou prétendues révélations de Sr Marie de SaintIgnace. Aussi, quand le 3 janvier 1892, le P. Dehon demande au SaintOffice l'autorisation de reprendre le nom d'Oblats, le Cardinal Monaco, du Saint-Office, demande à Mgr Duval de nouvelles informations. A Rome, évidemment, on était inquiet: le P. Dehon avait-il obéi aux prescriptions du Saint-Office?
Mgr Mathieu répond, au nom de Mgr Duval, le 24 février 1892, et l'évêque de Soissons joint à sa lettre quelques lignes qui rassurent le P. Dehon.
Pourtant le Saint-Office n'est pas encore satisfait. Le 17 mai 1892, il renouvelle les dispositions du décret de 1883 sur la suppression des Oblats et même les aggrave.
Aussi, le 16 juin, dans une belle lettre à Mgr Duval, le P. Dehon souligne que les Servantes, comme lui-même, ont obéi en tout aux dispositions de Rome et n'ont pris aucune initiative sans la permission de Mgr Thibaudier: «Nous sommes toujours totalement disposés à obéir en toute docilité comme dans le passé»23).
Mgr Duval fait siennes les justes observations du P. Dehon et le 20 juin, il écrit au Card. Monaco, du Saint-Office, une lettre par laquelle il demande que soit conservé le nom de «Prêtres du Cœur de Jésus», l'informe sur la conduite tenue relativement au P. Captier et à Sr Marie de Saint-Ignace et sur le comportement du P. Dehon en suite des dispositions de 1883.
Comme si ne suffisaient pas les difficultés avec le Saint-Office, au début de 1897, c'est Mgr Duval lui-même qui envoie au P. Dehon une longue lettre d'accusations et de récriminations.
Selon Mgr Duval, la Congrégation du P. Dehon n'a rien de solide: il n'y a pas de vie communautaire; les religieux ne reçoivent pas une solide formation religieuse, théologique, littéraire; le P. Dehon accepte ou renvoie trop facilement des sujets; le Saint-Office a dû intervenir; dans la Congrégation, on ne remplit pas les obligations de l'adoration, de la réparation, etc…
Le P. Dehon répond de Rome, le 19 mars 1897, exactement, respectueusement et franchement, se montrant tel qu'il est: très bon (le Très bon Père), mais aussi très énergique.
Chiffres et faits à l'appui, il montre la faiblesse des accusations qui lui sont opposées par l'Evêque et dans lesquelles, du reste, on sent la voix des contestataires malheureux du quatrième chapitre général de 1896, dont, en tête, le P. Blancal.
Ce fut, indubitablement, une déception, dans les milieux ecclésiastiques de Soissons, de constater l'ascendant du P. Dehon sur la plus grande partie de ses religieux et le déclin progressif de qui, dans la curie, jouissait d'un «prestige illimité».
Le 23 août 1897, meurt Mgr Duval à qui succède Mgr Augustin Victor Deramecourt, consacré évêque à Soissons, le 24 juin 1898.
Le 30 octobre suivant, le P. Dehon lui écrit: «Je désire que Votre Grandeur me donne une lettre bienveillante pour l'approbation de notre Institut. Ordinairement la lettre est dressée au Pape et le prélat atteste que l'Institut fait quelque bien dans son diocèse et qu'il verrait avec plaisir l'approbation demandée24)».
Cette approbation est une nécessité pour ses œuvres, pour la mission du Congo et pour le fait que, selon l'usage, cinq années seulement séparent le «décret de louange» et l'approbation définitive. Or, pour l'œuvre du P. Dehon, près de 10 ans sont déjà passés (de février 1888 à novembre 1897). Le pape l'a nommé consulteur d'une Congrégation romaine et beaucoup de cardinaux estiment que l'approbation de l'Institut est nécessaire.
Les rapports du P. Dehon avec Mgr Deramecourt sont bons, en raison aussi du caractère conciliant du prélat. «Notre nouvel Evêque manifesta de suite ses précieuses qualités: de la bonté, de l'à-propos, une grande facilité de parole»25).
Le premier février 1899, le P. Dehon écrit de Rome, avec grande discrétion, à Mgr Deramecourt: «Le moment est-il venu de vous demander une petite lettre pour notre approbation? J'en ai demandé aux évêques qui nous connaissent, tous m'ont répondu avec la plus grande bienveillance». Il y a déjà 29 lettres. Plusieurs viennent de cardinaux et d'archevêques (il en cite des extraits). Il ajoute aussi, pour connaissance, une copie des lettres du Cardinal vicaire de Rome et de Mgr Mignot, évêque de Fréjus, ancien collègue de L. Dehon à Saint-Quentin. Le P. Dehon écrit: «Le témoignage de Mgr Mignot peut aider Votre Grandeur à former sa conscience, il connaît le fort et la faible de l'œuvre»26).
Concernant Mgr Mignot, le P. Dehon, incapable de duplicité et toujours confiant dans la bonté des gens, s'illusionnait. L'évêque de Soissons, Mgr Deramecourt, avait écrit à Mgr Mignot pour avoir un avis clair, mais il avait reçu une réponse assez décevante (8 mars 1899).
Le P. Dehon a absolument besoin de la lettre de Mgr Deramecourt, parce que c'est dans le diocèse de Soissons que la Congrégation est née et a la plus grande partie de ses œuvres. Il en vient jusqu'à lui suggérer le texte de la lettre demandée: «J'espère au moins de Votre Grandeur une petite lettre, si froide soit-elle. Vous pourriez dire à peu-près: «Les Prêtres du S.-C. sollicitent notre témoignage en faveur de leur approbation. N'étant à Soissons que depuis qq. (quelques) mois nous les connaissons peu. Nous pouvons attester cependant qu'ils ont à St-Quentin un collège, une maison de missionnaires et une école apostolique où environ 25 prêtres travaillent avec bonne volonté au bien des âmes… »27)».
C'était le moins qu'on pouvait demander à un Evêque du diocèse où la Congrégation du P. Dehon dépensait, dans l'apostolat, la plus grande partie de ses forces.
Nous pouvons comprendre cependant l'embarras que pouvait éprouver le nouvel Evêque qui, personnellement n'avait rien contre le P. Delion et son œuvre. Cet embarras, Mgr Mignot le note, lui aussi, qui, le 8 mars lui écrit: «J'ai été assez embarrassé au sujet de Mr Dehon et je conçois que vous le soyez encore plus que moi». Aussi, termine-t-il sa lettre par ce conseil: «A votre place je répondrais que les avis sont tellement partagés dans le diocèse au sujet d'un œuvre qui n'a pas encore pris tout son essor que vous croyez devoir attendre un peu avant de donner votre approbation explicite»28).
Logiquement, l'Evêque de Soissons suit le conseil autorisé de son expert confrère dans l'épiscopat. Cependant, le P. Dehon, ignorant le service contradictoire que lui rendait son ex-collègue Eudoxe Mignot, continuait à écrire à Mgr Deramecourt pour le tenir au courant sur la question de l'approbation.
Il a maintenant 38 lettres épiscopales. Manque pourtant toujours la lettre la plus importante et la plus désirée: celle de l'Evêque de Soissons:
«Je confie cet embarras à votre cœur paternel. Je sais bien que vous entendez à Soissons beaucoup de mal sur notre compte. Nemo propheta in patria sua. Mais je pense que la lettre de Mgr Mignot (qui- nous connaît à fond) et les autres peuvent vous aider à former votre conscience»29).
Le 20 mars 1899, le P. Dehon écrit encore de Rome à Mgr Deramecourt une lettre émouvante, parce qu'elle exprime la douleur contenue et la douloureuse impuissance d'obtenir ne fût-ce qu'un minime témoignage du bien que lui-même et sa Congrégation ont fait dans le diocèse de Soissons: «J'attendais plus de miséricorde et de bienveillance du diocèse de Soissons. J'y ai tant fait de sacrifices depuis 28 ans!…». Il rappelle toutes les œuvres fondées par lui à Saint-Quentin, y engageant sa fortune personnelle: 800.000 francs pour le seul collège… «J'ai donné vingt prêtres au diocèse. Puisque tout cela ne peut pas faire oublier les erreurs commises, flat! J'accepte tout ce que le Bon Dieu veut…».
Il parle ensuite du prochain chapitre général (le cinquième, du 14-15 septembre 1899) à Saint-Quentin, dans lequel il fera voter le transfert de la maison-mère à Rome, avec le consentement du Saint-Siège et de l'Evêque de Soissons: «Nous vous débarrasserons. Ayez la bonté de nous garder votre bienveillance autant que ce sera nécessaire.
Daignez agréer, Monseigneur, l'hommage du profond respect avec lequel je suis, de Votre Grandeur, le très attristé mais toujours dévoué serviteur, L. Dehon»30).
Deux jours plus tard, le 22 mars 1899, Mgr Deramecourt écrit au P. Dehon: «Je comprends que vous ne soyez pas satisfait de mon silence; mais le seriez-vous davantage de la parole de l'Evêque de Soissons si, dans une question de cette importance, il croyait devoir adresser à Rome un Rapport complet, sur son Œuvre, en s'inspirant de l'avis de tous ceux qui l'entourent et entouraient ses prédécesseurs?…
Je rends hommage à votre générosité à St-Quentin, mais est-ce de cela qu'il s'agit ici?
Je compatis à vos tristesses et je prie avec vous et pour vous»31). Certes, un rapport de l'Evêque, fondé sur les mauvaises langues, eût aggravé irrémédiablement la situation du P. Dehon et de sa Congrégation.
On peut comprendre que, prudemment, Mgr Deramecourt ait préféré attendre, selon le conseil de Mgr Mignot.
Cependant, passent les années et il ne changera pas. De fait, parmi les lettres de recommandation pour l'approbation définitive de l'Institut, en 1906, manque la lettre de l'Evêque de Soissons.
Cependant, pendant quelques années, le problème de l'approbation définitive, toujours posé, est submergé par la tempête que déchaîne, dans les instituts religieux, la loi sur les associations.
Malgré la situation difficile de la Congrégation en France, le P. Delion poursuit ses démarches pour l'approbation définitive à Rome. Il en a parlé, au cours de son audience, à Pie X, le 21 février 1904: «Nous ferons bientôt les démarches nécessaires pour l'approbation - C'est bien, répondit le pape, ayez confiance, le Saint-Siège examinera votre demande avec bienveillance »32).
Et nous voici au début de 1906. L'obstacle insurmontable pour l'approbation définitive de la Congrégation vient encore du Saint-Office, qui n'oublie pas les rigueurs de 1883. Le P. Dehon note dans son Journal: «Nous sommes en panne pour l'approbation à cause des vieilles histoires du St-Office de 1883»33).
Il organise alors une «sorte d'assaut». Sur le conseil de Mgr Della Chiesa (le futur Benoît XV), le bon P. Lepidi parle au sous-commissaire du St-Office, le P. Pasqualigo, tandis que le P. Pie de Langogne parlera à l'assesseur du St-Office, Mgr Lugari, pour «faire tomber les vieux obstacles»34).
Le P. Dehon a recours encore à quelques cardinaux. Le Card. Rampolla le reçoit aimablement, mais ne va pas au Saint-Office. De même le Card. Merry del Val… Le Card. Steinhuber pense qu'il ne s'agit que d'une simple formalité. Le Card. Vivès, excellent et tout en Dieu, dit au P. Dehon que ce sera l'année de canonisation de son institut. Le seul qui promette de s'employer personnellement à surmonter les obstacles est le Card. Domenico Ferrata, ami du P. Dehon et préfet de la Congrégation des évêques et réguliers. Après avoir consulté le Saint-Office, il dit d'abord au P. Dehon que l'approbation définitive sera très difficile; puis, il l'informe que la situation semble sans issue. Les difficultés de 1883 se sont aggravées, parce que certains membres du Saint-Office sont convaincus que les fameuses «révélations» de Sr Marie de Saint-Ignace, sont en fait du P. Dehon lui-même. C'est l'honneur du fondateur qui est ainsi compromis: on l'accuse de mensonge.
En réalité, quand elle traduisait de l'allemand en français les «lumières d'oraison» de Sr Marie de S.-Ignace, Sr Marie de Jésus, soeur cadette de «Chère Mère», le faisait en un style très personnel et c'est ainsi qu'elle les envoyait au P. Dehon. D'où l'accusation non fondée d'être lui-même l'auteur des révélations. Une seconde difficulté était constituée par le chapitre des constitutions sur la vie d'amour et d'immolation.
Les consulteurs de la Congrégation des évêques et réguliers, membres d'ordres anciens, jugeaient ce texte une nouveauté bien peu compréhensible et ne méritant pas d'être approuvée35).
Le P. Dehon va alors voir son grand ami, le Card. Rampolla et lui ouvre son cœur. Le Cardinal le comprend et lui dit simplement: «Allez làhaut!» (autrement dit, voyez le Pape). Le 9 avril, le P. Dehon obtient une audience. Pie X l'écoute avec grande bonté, les yeux fixés sur le crucifix de son bureau. Puis il prend un morceau de papier et écrit: «je veux que cette affaire avance et soit réglée» et il raccompagne le P. Dehon en l'encourageant: «Ne craignez pas, vous serez approuvés»36).
C'était l'appui le plus puissant. Pie X avait déjà parlé personnellement à l'assesseur du Saint-Office, pour que tout obstacle soit levé. L'approbation définitive était une question de vie ou de mort pour le jeune institut. On peut juger de son importance ne fût-ce qu'en pensant aux 300 religieux appartenant à la Congrégation. Ils savent la demande adressée au Saint-Siège; son issue positive établira pour toujours l'institut dans l'Église. L'échec eût provoqué un découragement mortel, un désastre plus grave que le «consummatum est» de 1883.
Cette inquiétude pleine d'angoisse affleure dans une lettre que le P. Dehon, à peine rentré à Saint-Quentin (20 avril 1906), adresse à son ami, le Card. Ferrata: «Vous m'avez appris que nous avons à Rome des ennemis qui nous calomnient odieusement, en nous prenant pour des visionnaires et le reste. Ils obtiendront peut-être crédit auprès du SaintSiège. Alors on nous détruira ou l'on nous refusera l'approbation, ce qui revient au même.
Si cela doit se faire, je prie Votre Eminence de le faire le plus vite possible. Vous devez comprendre mon angoisse. Comment puis-je sourire à tout mon monde et encourager toutes mes œuvres? Plus on attendra, plus l'édifice à détruire sera considérable, plus le scandale sera grand…».
Il parle ensuite de ses religieux (plus de 300), des jeunes élèves des écoles apostoliques (une quarantaine), des novices (une vingtaine) et de sa responsabilité devant les familles pour les avoir accueillis dans un institut que l'Église se prépare à détruire.
Trois maisons entreprennent de grandes constructions: «Faut-il construire ou démolir?. «Le P. Dehon continue à envoyer des missionnaires au Congo. Peut-il envoyer de jeunes pères «dans un climat mortel au service d'une œuvre que l'Église va humilier et détruire?».
Il renouvelle ensuite sa disponibilité à obéir aux décisions de Rome, comme il a toujours fait: «Vous devez comprendre mon état d'âme, ma santé s'en ressent et je vous demande de faire vite. Depuis vingt-trois ans, je suis dans les griffes de l'inquisition»37).
Finalement, «le 11 juin 1906, à une heure, arrive une bonne dépêche:… l'approbation de la Congrégation est accordée pour toujours et celle des constitutions pour dix ans». Le P. Dehon en donne la nouvelle au conseil, puis à toutes les maisons. «Le 22 juin, on chante partout le Magnificat et tous renouvellent leurs voeux»38).
Pie X avait chargé le P. Bucceroni, jésuite, professeur de morale à la Grégorienne, bon juriste et bon connaisseur de la dévotion au SacréCœur, de défendre, devant la commission de la Congrégation des évêques et réguliers, la spiritualité dehonienne d'amour et d'immolation, exprimée dans les deux premiers chapitres des constitutions.
Le P. Bucceroni était un caractère net, courageux, avec un brin d'originalité. Dans ses cours, il résolvait les cas de conscience en proclamant solennellement: «Ego, januarius Bucceroni, decido et dito………..». En bon napolitain, il n'avait pas sa langue dans sa poche.
Quand, dans la session de la Congrégation des évêques et réguliers, il vit que tous les consulteurs étaient contraires à l'approbation des Prêtres du Sacré-Cœur, il défendit courageusement leur spiritualité, en répondant à toutes les objections et en concluant que si l'on voulait donner droit de cité aux Prêtres du Sacré-Cœur dans l'Eglise (c'est-à-dire les approuver), il fallait leur donner la possibilité de vivre et d'agir selon l'esprit de la dévotion au Sacré-Cœur… et ici il ne s'agit de rien d'autre que de la dévotion au Sacré-Cœur approuvée par l'Eglise39).
Le décret d'approbation définitive de la Congrégation et, pour dix ans, des constitutions, portait la date du 4 juillet 1906 et il était signé de l'ami du P. Dehon, le Card. Ferrata.
Dans la marge, en haut de chaque page, le numéro romain indique le cahier manuscrit du P. Dehon et le numéro arabe l'année correspondante.
Les numéros, en gras, dans le texte, reproduisent les numéros de pages manuscrits originaux.
Les notes d'explication du texte sont imprimées à la fin du volume, suivant les pages du volume lui-même et l'ordre des cahiers.
Le Père Dehon, dans son Journal (NQ) cite la Sainte Ecriture de mémoire. Compte tenu de la spontanéité qui caractérise un Journal, rarement est indiqué le livre de l'Ecriture d'où est tirée la citation. La présente édition du journal suit fidélement le manuscrit du Père Dehon. Nous avons seulement complété les citations et corrigé les erreurs constatées. Les citations et les corrections sont alors indiquées entre parenthèses []. Les mots entre parenthèses () sont dans le manuscrit du Père Dehon.
Un grand merci à tous nos collaborateurs, en particulier au P. André Perroux et à M. Stanislas Swierkosz-Lénart.
G. Manzoni, scj.