J'offre l'année qui commence au Cœur Sacré de Jésus par le Cœur Immaculé de Marie ma mère et par les mains suppliantes de s. Jean, mon patron.
Les mois et les jours verront se multiplier les croix, j'accepte tout des mains de mon bien-aimé Sauveur.
C'est à Bruxelles que je reçois les voeux de mes fils spirituels. J'écris à nos maisons et à mes amis. J'ajoute quelques paroles édifiantes à l'expression de mes voeux affectueux.
Le 6, visite à Louvain. Fête du P. Gerlach1). Réunion cordiale. La maison a bon 2 esprit et paraît heureuse.
Le cher petit f. Gabriel Glod2), qui souffrait un peu moralement à Louvain, est admis à St-Sulpice.
Le pauvre Jean Rattaire renvoyé de S. Jean, écrit des lettres de menaces pour avoir de l'argent et veut faire du scandale. Pauvre garçon dévoyé!
Une surenchère a été mise sur le château de Fourdrain par le Dr Godart de Nouvion-le-Comte. Ce pauvre docteur n'a ni foi ni loi. Il dit à M. Falleur: «Chacun a sa religion. Celle du noir n'est pas celle du blanc. Vous avez la votre et moi la mienne». Il oublie les principes de justice naturelle, qui sont 3 la base nécessaire de toute religion.
La seconde adjudication de nos maisons est fixée au 2 février, premier vendredi du mois. Mon avoué me fait remarquer que depuis quarante ans, aucune vente immobilière ne s'était faite le vendredi de St-Quentin, tandis que les nôtres se font toujours le vendredi. Je m'imagine que st Joseph ne veut pas qu'on nous dépouille le mercredi. Le Sacré-Cœur au contraire nous fait participer à sa croix le vendredi.
Cette fois la mise à prix est baissée de moitié.
L'avoué attire aussi mon attention sur le pillage 4 qui résulte des liquidations. Les liquidateurs plaident à tout propos. Ils y gagnent toujours leurs vacations et ils font gagner leurs avocats. Ainsi Lecouturier plaide à St-Quentin et fait venir un avocat de Paris pour ne pas payer 15 fr. de frais de garde au vieil Hinaut, qui avait été pendant quelques jours le gardien de la maison du S.-Cœur…
J'ai déjà payé 4.000 fr. de frais de procès, de nouvelles notes de l'avoué adverse me réclament encore 1.000 fr.
Le pauvre abbé Dupland réclame encore quelques meubles de Fourdrain. Il a la conscience large! 5
Du 11 au 20, je suis en route vers Rome.
J'ai vu à Paris nos députés Lemire3) et Gayraud4), l'abbé Boyreau, Marc Sangnier5), Mgr Montagnini6), Mgr Leroy, M. de Clercq.
M. Boyreau estime que la loi de séparation nous offre plus de profit que de dommages. L'Eglise ne pouvait pas continuer à dépendre de Dumay7).
M. Gayraud pense que la résistance serait sans profit. Elle n'aurait d'ailleurs d'effet que dans un an, après les élections.
Ces messieurs craignent et prévoient la chute de l'Univers8), qui leur semble avoir fait son temps. Un autre journal surgira: peut-être la justice sociale quotidienne, avec les abbés Naudet, 6 Dabry, Roct et Roeglin??? ou bien un organe nouveau avec l'abbé Borderon…
M. Lemire a ses vues sur l'organisation de l'Eglise après la séparation. Il en a écrit au Cardinal Merry del Val9). Il préférerait des réunions provinciales de l'épiscopat à une réunion générale. Les archevêques pourraient se voir ensuite et conclure. Il pense qu'on peut profiter de la loi sur les associations. Il faudrait une société immobilière par canton, pour posséder les presbytères, les églises nouvelles, les œuvres…
L'organisation de l'Action libérale, à la rue Las Cases m'a bien intéressé. Il y a là 7 des fiches sur tous les arrondissements électoraux et des dossiers sur tous les projets de lois proposés depuis 30 ans. On peut étudier là avec grand profit pour connaître l'état de toutes les questions sociales au point de vue législatif.
J'ai causé longuement avec Mgr Leroy. Il craint pour ses œuvres de France, mais il garderait un pied-à-terre à Paris.
Mgr Montagnini m'aurait confié un courrier de cabinet si j'étais venu directement à Rome. Il espère qu'on ne transigera à Rome avec le gouvernement italien que pro forma.
J'ai trouvé Marc Sangnier assez triste. Il subit tant 8 de critiques et de contradictions! J'ai revu aussi plusieurs de mes anciens du patronage S. Joseph, les Lasage, Delbart et Georgiat. Ils ont conservé la foi et l'ardeur de notre chère œuvre à ses débuts. Leurs fils sont des zélateurs du Sillon. Ils me rajeunissent de 30 ans! …
Le 15, j'allai, de Paris à Lucerne; le 16, de Lucerne à Milan. Les Alpes sont belles en hiver par un beau soleil. Elles sont revêtues de tant de neige blanche et pure!
J'ai dit la sainte messe à la cathédrale de Lucerne à l'autel st Maurice. Tout se passe là avec beaucoup d'ordre et de soin.
A Milan, à la chapelle de l'Œuvre de la cathédrale, c'est 9 déjà le laisser-aller italien. Le sacristain bredouille les réponses. Il m'a fait dire en vert la messe de st Antoine! Il prétend que c'est ainsi à Milan??
Je m'arrêtai encore à Pesaro, à Senigallia, à Ancône, à Lorette. Pesaro était la seconde petite capitale du duché d'Urbin. Les ducs avaient un gracieux palazzo du XVIe siècle, qui est devenu la préfecture. La belle église ogivale de St-Dominique et son cloître sont, depuis 1870, un marché. La cathédrale, un petit pastiche de St-Pierre, est bien modeste. L'intérieur vient d'être renouvelé. Les autels du transept sont dédiés, l'un au S.-Cœur, avec l'apparition à Marguerite-Marie, l'autre à N.-D. 10 du S.-Cœur. -C'était grande fête à l'église de S.-Antoine, qui est petite mais richement ornée dans le goût du XVIIe siècle. Toute la petite ville était là pour vénérer et baiser les reliques de st Antoine. Toute la région a des confréries très vivantes de St-Antoine.
Pesaro a la maison de Rossini où l'on garde ses souvenirs. Il a surtout vécu à Paris. La maison est ornée de portraits, manuscrits, caricatures… Rossini se respectait et il est mort chrétiennement.
J'ai beaucoup goûté à Pesaro son musée de Majoliques. Il y a là de belles collections des écoles d'Urbin, de Faënza, de Gubbio, de Pesaro. Les Mastrogiorgio de Gubbio ont des fonds d'or resplendissants. On les estime 11 un grand prix. A Urbino, on faisait du style raphaélesque, de petits rinceaux imités des peintures antiques. Pesaro faisait plutôt des sujets religieux. Toutes les faïences ont de grands rapports avec celles de Damas et de Cordoue. Pesaro et Urbin ont de nouvelles faïenceries qui copient les vieux modèles. On trouve cela à toutes les expositions.
A Lorette, on prie toujours volontiers, malgré les doutes que la critique a jetés sur l'authenticité de la Santa Casa. Les peintures de la basilique se poursuivent lentement. Lameire a fini la chapelle française. Il a deux belles scènes historiques: les Croisés défendant le sanctuaire de Nazareth, et st Louis vénérant 12 la Santa Casa. C'est d'un bon coloris clair et vif, mais cela manque un peu de réalisme. Les palmiers sont dignes de la maison du Bon Marché. Il manquait à Lameire d'avoir vu l'Orient.
Seltz n'a pas fini la chapelle allemande. C'est de la miniature en grand. Il y a trop de petits sujets.
On couvre de dorures les arcades de la coupole. Cet or est trop vif dans le neuf.
J'ai voulu voir Campocavallo. La grande église est achevée. La chère Madone semble toujours remuer les yeux. Je ne la vois jamais sans émotion. Elle me paraît sévère et je m'humilie à ses pieds. 13
J'ai voulu voir à Senigallia la maison de Pie IX. Le vieil hôtel des Mastai-Ferretti est caché derrière l'hôtel de ville dont les galeries sont ornées des souvenirs de Garibaldi. La maison appartient au petit neveu de Pie IX, le Comte de Bellegarde.
A Ancône, j'ai passé quelques moments dans la bonne famille Mongardo, famille de petits employés où règnent encore les vieilles moeurs. La mère est rentée de l'Etat. Elle a trois garçons et trois filles, et il y a déjà des petits-enfants. On travaille, on prie, on vit sobrement, et l'on regrette le bon vieux temps.
Toutes les villes de la côte ont des établissements de bains de mer. Les moeurs sont loin de s'améliorer. 14
Notre demande d'approbation aboutira-t-elle? Aux Evêques et Réguliers, elle serait bien accueillie. Elle se présente favorablement avec de bonnes lettres de onze évêques, et une préfecture apostolique. Mais il y a le Saint-Office qui se souvient encore de ses rigueurs de 1884.
J'ai donc cru devoir adresser directement au Saint-Office une demande pour pouvoir poursuivre l'affaire. J'ai remis aujourd'hui cette demande à Mgr Lugari assesseur du Saint-Office sous les auspices de la très sainte Vierge et de st Joseph dont nous célébrons aujourd'hui les Epousailles. 15
Les travaux publics ont avancé depuis deux ans. La fameuse crise édilitienne est passée. Les maisons commencées s'achèvent, les quartiers neufs se bâtissent. Les quais et les ponts se terminent.
La capitale italienne s'approprie et la reconstitution du pouvoir (les papes paraît de moins en moins facile. Le fameux monument de VictorEmmanuel grandit. Il s'achèvera. On en prépare les accès. Le palais Torlonia a été remplacé par un pastiche du palais de Venise qui est bien réussi.
La nouvelle Synagogue brille au vieux ghetto avec sa coupole d'aluminium. Elle n'a pas de cachet religieux. C'est un bazar. 16
Dans quelques années la nouvelle Rome pourra se montrer en public à l'occasion de quelque exposition.
La campagne romaine a fait des progrès aussi. Elle a été assainie par des rigoles, et la culture n'a plus guère de lacunes du côté de Mentana ni du côté de Frascati.
J'ai commencé mes visites. Chez Mgr Tiberghien, petite réunion démocratique. je revois Mgr Glorieux, Mgr Vanneufoille, M. Pottier10) et je fais connaissance avec le comte Grosoli11), homme intelligent, d'un calme britannique et qui a supporté avec une grande patience et douceur son échec dans la réorganisation de l'Œuvre des Congrès12) en Italie. Il revient de Calabre. Il déplore l'état de 17 misère de cette province, sans écoles suffisantes, sans routes, avec des rivières non canalisées et des estuaires infects. Le clergé du pays n'est pas à la hauteur. Il y a cependant un Evêque remarquable à Mileto.
Mgr Passerini nous trouve trop conciliants en France, il voudrait la lutte contre la loi de séparation. Mais sous quelle forme? je pense qu'on aurait dû s'opposer davantage à l'inventaire, qui est un acte préparatoire à la spoliation13).
Le Card. Ferrata14) est pour la conciliation. C'est un diplomate. Le Card. Mathieu15) nous offre ses bons services. Il connaît notre hôtesse, la comtesse Lavatelli, une archéologue.
Le Card. Vivès16) est toujours 18 édifiant comme un saint. Il n'attend rien de bon de notre gouvernement maçonnique. Même la liberté des nominations épiscopales pourra sombrer; mais le S.-Cœur de Jésus est là, et la Bonne Mère. - Il s'intéresse à nos missions des Falls. Ceux qui vont là, dit-il, avec la perspective d'une mort prochaine, auront la palme du martyre.
M. Debruyne, le P. Eschbach17), le P. Lifloch déplorent les entraves apportées à la vie religieuse en France. Le P. Eschbach pense que Dieu a voulu réprimer la richesse de quelques couvents.
Mgr Battandier18) nous promet son concours pour l'approbation. Mgr Mourey19) craint que la protection des évêques ne fasse arriver 19 à l'épiscopat quelques abbés peu sérieux ou de doctrines peu sûres.
La comtesse Ledochowska20) regrette la tendance de certains Instituts à nationaliser les missions. On profite du recul de la France, qui portait partout généreusement ses efforts apostoliques.
J'ai vu Mgr Allgeyer, vicaire apostolique du Zanguebar septentrional. [Côte de Zanguebar: zone littorale de l'Afrique orientale, le long de l'océan Indien, entre le cap Delgado qui la sépare au S. de la côte de Mozambique et le fleuve Djouta, où commence au N. la côte des Somalis… En 1905, l'Allemagne possède la moitié méridionale de Zanguebar, l'Angleterre le nord, avec Zanzibar]. C'est chez lui que passe le chemin de fer de Mombasa, que prendront nos Pères pour aller à l'Est de notre préfecture. Il nous fera bon accueil à Mombasa21) où il va se fixer. Il y a déjà là une procure des Pères Blancs.
Je ne perds pas de vue la lutte contre les liquidateurs. Le pauvre Dr Gaudart, troublé par les petits imprimés qu'il a 20 reçus et dont je garde ici le spécimen, voudrait bien n'avoir pas mis de surenchère sur Fourdrain. Sa femme n'en dort plus.
J'envoie un nouveau texte d'affiche qu'on placarde à St-Quentin. En voici la teneur:
APPEL
à la
CONSCIENCE PUBLIQUE
Nos biens vont de nouveau 21 être mis en vente le 2 février au profit du fisc.
Nos concitoyens de St-Quentin se sont honorés en s'abstenant de toute enchère au premier essai de vente, qui a eu lieu le 23 décembre. Ils savent que sous le nom trompeur de liquidation se cache une injuste confiscation.
Pour toute protestation aujourd'hui, rappelons seulement deux articles de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui a été votée par l'Assemblée nationale les 20-26 août 1789 et qui forme la base de notre Constitution.
Art. 10. Nul ne peut être inquiété pour ses opinions même religieuses pourvu qui leur manifestation ne trouble 22 pas l'ordre public établi par la loi.
Art. 17. La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment et sous la condition d'une juste et préalable indemnité.
Ceux qu'on appelle les Grands Ancêtres comprenaient mieux que leurs successeurs la justice et la liberté.
Lobbé, Dehon, Legrand
C'est le grand jour de la vente. C'est aussi le premier Vendredi du mois et la fête de l'Oblation de N.-S. au Temple. Ce jour a toujours été marqué par des grâces et des croix, depuis les commencements de l'œuvre. 23
Le soir, une dépêche m'annonce les résultats de la vente. La maison du S.-Cœur m'est adjugée à 10.050 fr. S.-Clément est adjugé à 2.000 à un ami de M. Legrand. C'est bien, attendons les huit jours réservés pour la surenchère. Fourdrain est perdu, mais son prix servira à acquitter les hypothèques du S.-Cœur.
J'avais, le 30, ravivé mes vieux souvenirs de jeunesse en célébrant la messe sur le tombeau de st Louis de Gonzague et en visitant sa chambre et celle de st Jean Berchmans. J'ai passé là, au Collège romain22) de si bonnes années et j'y ai reçu tant de grâces!
Nouvelles visites:
Le P. Lefloch, supérieur du Séminaire français. Ma pensée se reporte vers 24 P. Freyd23), mon ancien supérieur et confesseur, l'homme d'oraison, l'homme de Dieu, le saint.
Visite à dom Schercousse, abbé de St-Caliste, un homme de Dieu aussi. Il est du pays d'Hazebrouck et de 20 ans plus jeune que moi. Nous causons de nos vieux souvenirs d'Hazebrouck et du Mont-des-fats. Il a été élevé comme moi par M. Dehaene, puis par mon ancien condisciple M. Baron.
Je vois aussi Mgr Marre, Abbé général des Trappistes, simple et bon, vrai disciple du regretté P. Wyart24).
Visite à la Sr Stanislas, Assistante générale des Ursulines, Via Nomentana 14. La pieuse soeur a beaucoup connu le P. André25) à Aix-enProvence, où il était aumônier et où sa soeur 25 est encore religieuse. Elle nous aide à propager nos opuscules religieux.
Chez les Franciscaines de la via Giusti, je ne puis pas voir la Supérieure générale, qui est grippée. Nous causons avec l'assistante du prochain départ des Soeurs pour les Falls.
J'ai vu aussi le bon Card. Agliardi26). Il est toujours très bienveillant. Je le trouve enclin à la conciliation plus que je n'aurais cru.
L'abbé Lemire vient me voir. Il regrette les démonstrations qui ont lieu en France. Les inventaires sont légaux, dit-il. Je lui réponds que les députés ont une trop haute opinion de la prétendue légalité. Est-ce bien des lois que ces décrets tyranniques votés par les loges et répétés par le Parlement qui est l'écho de la franc-maçonnerie? 26
Je vois avec plaisir le bon P. Vincent de Paul Bailly27). Voilà qu'il a 73 ans. Il se prépare à aller encore en Terre Sainte pour la 25e fois. Il a été un beau lutteur.
Mgr Gasparri28) voit avec plaisir la résistance. Il espère qu'elle influera sur les élections. Il vante l'œuvre de M. Piou29), il a raison. Je loue à mon tour celle: du Sillon30), malgré ses imperfections. Il faut arriver à avoir en France un groupe républicain catholique.
Nous sommes en panne pour l'approbation à cause des vieilles histoires du St-Office de 1883. Comment en sortir. Aujourd'hui 7, j'organise une sorte d'assaut. Je vois Mgr Della Chiesa31). 27 Il est bienveillant, il me conseille de faire parler au Sous-Commissaire (le P. Pasqualigo) par le bon P. Lepidi. - C'est entendu, je vais chez le P. Lepidi, il me promet d'en parler.
Je vais aussi chez le P. Pie de Langogne, qui prend l'affaire à cœur. Il en parlera lundi à l'assesseur (Mgr Lugari) et il tâchera de faire tomber ces vieux obstacles. Je reprends confiance.
Malgré la grippe qui me fatigue depuis trois jours, je vais célébrer la messe le 8 auprès du tombeau de Ste-Cécile aux catacombes, avec nos jeunes gens.
Bonne journée. Je renouvelle mes bonnes résolutions d'antan. Le P. Lepidi m'a dit hier une parole qui m'a frappé. Dans la vie des Saints, 28 m'a-t-il dit, on ne tient pas compte des fautes commises dix ans avant leur mort. Ils les ont expiées. Je ne suis pas saint, mais je voudrais bien me purifier du vieux levain pendant 10 ans. Je demande donc à la très sainte Vierge de me donner encore 10 ans de vie, et je vais essayer de me convertir.
Je revois les intéressantes chapelles des Sacrements et les nouvelles fouilles de St-Damase.
Le 13, une dépêche m'annonce la mort de notre bon P. Willibrod Triebels32), il a succombé à une maladie de cœur. C'est une grande perte. Je continue mes visites. Je vois le Patriarche des Arméniens de Constantinople. Il est très digne et très intéressant. 29 Je lui parle d'une fondation en Orient. Il nous donne espoir pour l'Égypte. Il s'y intéressera, il nous donnera une lettre, quand le siège arménien d'Égypte, aujourd'hui vacant, sera occupé.
J'aime toujours à voir le P. Biederlack33), il a des vues très justes sur les événements. Les abus de l'exégèse et de la critique historique l'inquiètent. Le P. Berringer nous aidera pour que notre association de réparation soit érigée par le St-Siège et qu'elle ait ses indulgences propres.
C'est le 14 que j'ai l'audience. Elle est très consolante. Le St Père est d'une bonté extrême. Il me signe le pouvoir de donner le scapulaire du S.-Cœur et de déléguer. Je lui parle de l'approbation et de nos petites difficultés. Il me 30 rassure entièrement. Il en parlera à l'Assesseur du St-Office et l'affaire s'arrangera. - Après mon audience, je lui présente Mme Meuret et Mme Larue, qui sont émues jusqu'aux larmes.
Le P. Lepidi a vu le P. Pasqualigo. Il dit que notre affaire doit passer au congresso du Saint-Office et qu'il est utile de voir les cardinaux. Nous les verrons.
Le P. Pie nous fait savoir qu'il a reçu une réponse très rassurante de Mgr Lugari.
J'ai donc vu sept cardinaux. Ils se sont tous montrés bienveillants et encourageants: le Card. Vannutelli34), secrétaire. Il me donne aussi son avis sur le cas de conscience d'un officier d'Avignon, le commandant Auger, qui voudrait démissionner pour ne pas prendre 31 part au sac des églises, à l'occasion des expulsions. Il ne conseille pas la démission. «Agir seulement pour maintenir l'ordre, dit-il, et se montrer doux pour les catholiques».
Le Card. Rampolla35) nous reçoit aimablement, mais il ne va pas au St-Office. Il en est de même du Card. Merry del Val36). - Le Card. Ferrata37) promet de s'employer à nous sortir du Saint-Office. Le Card. Segna est bienveillant. Le Card. Steinhuber38) pense qu'il ne s'agit que d'une simple formalité. Le Card. Vivès39) toujours excellent et tout en Dieu, nous donne bonne espérance: «ce sera, dit-il, l'année de la canonisation pour notre Institut».
Donc, bonne espérance.
En attendant, j'achève d'écrire mon travail sur le Cœur Sacerdotal de Jésus. 32
Quels beaux jours le 25 et le 26! Le Pape a consacré à St-Pierre les 14 évêques nouveaux qu'il a donnés à la France. J'en connaissais quelques uns: Mgr de Ligonnès, Mgr Gibier, Mgr Guillibert, Mgr Touzet, j'ai vu aussi Mgr Gieure40). Tous sont édifiants, généreux, prêts à braver toutes les difficultés.
Un sacre est une belle cérémonie, mais celui-là est un événement historique. Il semblait qu'une nouvelle évangélisation de la France était confiée à ces quatorze apôtres.
Le 26, belle réunion, au Vatican, à la salle royale. La colonie française remercie le Pape, par l'organe du Card. Mathieu41), et le Pape, en un beau discours, exprime son affection pour la France.
Le 27, brillant ricevimento chez 33 le Card. Mathieu.
J'ai déjeuné le 25 chez Mgr Tiberghien avec Mgr Enard42), devenu archevêque d'Auch, qui est toujours très aimable pour nous.
Le soir, chez les pieuses Dames du Cœur-Eucharistique-de Jésus, j'ai dîné avec Mgr Enard, Mgr Marpot43) (de S.-Claude), Mgr Touzet (d'Aire) et Mgr Gieure (de Bayonne).
Ces Dames ont une gracieuse chapelle du S.-Cœur.
Pendant que le St-Siège nous donne de bons évêques, le gouvernement français va à l'assaut des églises pour appliquer sa loi tyrannique et injuste sur la séparation. Nos catholiques résistent presque partout. Ce réveil étonne les étrangers qui nous croyaient plus indifférents et apathiques. 34 Le gouvernement veut y voir un mouvement politique, les Jacobins n'ont pas de vergogne. Ils mentent effrontément et volontairement.
Je reprends la visite des stations. Je l'ai faite souvent. Il y a une grâce toute particulière. N.-S. disait à ste Brigitte que des reliques des martyrs sortait à Rome une effleuve de grâces. - S. Basile a dit: Martyris ossa quisquis attigerit, ob gratiam corpori insidentem, fit quadamtenus sanctificationis particeps. - A Ste-Agnès, à Ste-Cécile, ce n'est pas seulement une grâce de foi et de force qui émane des tombes sacrées, c'est comme un parfum de pureté et de modestie. Nous recevons plusieurs visites. Mgr de Luxembourg vient dîner aimablement avec nous.
Les Soeurs Missionnaires du S.-Cœur44) 35 nous ouvriront peut-être la voie aux Etats-Unis. Elles sont Italiennes.
Il nous serait utile de recruter des italiens pour propager en Italie notre dévotion réparatrice et pour aider à nos missions. Où fonder une école italienne? On nous offre des maisons à Monteforte, à Salzano, à Gênes. Je préférerais Bergamo. Il y a en Lombardie une race plus virile, plus active, et des ressources. Mgr Radini45) accueille bien ce projet, j'irai le voir. Mgr Adami, vénérable et riche évêque titulaire, promet de nous aider.
Le 14 revient mon jour de naissance. Je veux encore me convertir. La grâce de N.-S. m'encourage, surtout à la messe. Nos j. gens me présentent gentiment leurs bons souhaits.
Le 15 mars 1906, a lieu un départ d'Anvers, des PP. Kohl46) et Mulder47), pour le 36 Congo. Je leur envoie nos voeux de Tivoli où nous allons en excursion. - Le 19, un de nos jeunes prêtres meurt d'une manière fort triste à Düren, je crois qu'il est une victime pour d'autres.
Je rencontre ces jours-ci plusieurs apôtres de l'action sociale populaire en Italie. Ils reviennent du Congrès de Florence. Le professeur Rezzara48) de Bergame est bien édifiant, dans sa foi intransigeante et son zèle infatigable pour les œuvres. Je lui ai parlé de notre projet pour Bergame, il y pensera.
Le chanoine Daelli de Como est avec lui. C'est l'assistant ecclésiastique du second groupe des œuvres. Avec cela il est chanoine obligé au choeur, professeur au séminaire, rédacteur d'un journal quotidien. 37 Il travaille comme quatre.
Je visite le comte Soderini49), il me reçoit aimablement. C'était l'homme de Léon XIII. Il aime à rappeler les traits qui marquent le grand caractère, la tempérance, les vertus intimes du grand Pape.
Chez lui, je rencontre le chanoine Sturzo50), un des vaillants prêtres sociaux de Sicile. Quel feu dans cette âme! Quel tempérament de tribun! Il voudrait un peu plus de liberté dans l'action catholique. Il a vu Pie X qui tient mordicus pour l'action hiérarchique.
On m'a demandé une conférence au séminaire français. Je la donne le 25 sur la nécessité de diriger le ministère pastoral particulièrement vers les hommes.
Le nouveau supérieur, le P. 38 Le Floch, me retient pour prêcher au séminaire la retraite de Pâques l'an prochain. Le pourrai-je?
Nos affaires d'approbation traînent toujours. J'en souffre beaucoup, mais il fait bon souffrir pour féconder les œuvres. Le 28, je vois le P. Pie de Langogne. Il me dit que tout ira bien. Espérons!
Mgr de Soissons51) est à Rome pour huit jours. Il vient dîner avec nous le jeudi 29, fort aimablement. Il est fort ardent pour la résistance. Mgr Tiberghien expose la thèse de l'essai loyal de la loi de séparation. La discussion est fort intéressante.
Mmes Malézieux et Arrachart arrivent le 30. Je ferai avec elles la visite des basiliques et 39 quelques promenades.
Le ler avril, réunion de l'Index. On se met bien au courant là des courants d'opinion, de la doctrine romaine, des tendances nouvelles. Nous jugeons des ouvrages écrits sous l'influence des erreurs contemporaines: le kantisme, la philosophie de l'immanence, le réformisme rationaliste. Dans quelques jours, des décrets importants seront publiés.
C'est le dimanche de la Passion, je monte la Scala Santa et je vénère les grandes reliques de la sainte Croix de Jérusalem. Cette visite a des grâces spéciales dans des jours comme ceux-ci.
Le 5, visite du Card. Ferrata. Il m'informe des difficultés que rencontre l'approbation. Il y a des opposants malveillants et durs. 40 Ils prétendent que nous vivons encore sur les révélations de 1878, etc, etc. Le cardinal me demande une déclaration écrite, formelle52), que je lui remets le 7, fête de N.-D.-des-Sept-Douleurs et ler vendredi du mois.
Nous avons, il est vrai, bien des défauts, mais cette accusation là est fausse.
Quelle belle audience j'ai eue le 9! Il était 10 h. 1/2. Le P. Barthélemy53) était avec moi. Je présentai ensuite Mme Malézieux, Mme Arrachart et Mlle de Tourville.
Comme le St Père était affable et simple. Il me fit asseoir auprès de lui. Je commençai par le remercier de sa bienveillante intervention pour notre approbation. Il me rassura et me dit: «Ne craignez pas (non dubitate), vous 41 serez approuvés».
Je lui parlai ensuite de nos projets pour Bergame. Je lui exposai les motifs de fonder en Italie: l'apostolat du S.-Cœur et de la réparation à y répandre et les vocations de missionnaires pour le Brésil et le Congo. Il approuva le projet et le bénit… Le lieu est bien choisi: Bergame est un excellent diocèse, un diocèse modèle. Il y a un bon clergé. Les familles sont nombreuses et fortement chrétiennes. Il y a beaucoup de vocations ecclésiastiques, il y en aura aussi pour la vie religieuse…
Le Pape aime beaucoup Mgr Radini, il me charge de lui porter ses bénédictions affectueuses, pour lui, pour ses œuvres, pour nos projets. Les diocèses voisins sont bons aussi, dit-il: Côme, Crémone; Mantoue un peu moins, c'est 42 la vallée du Pô qui est moins bonne que la montagne. Milan est la sentine de la Lombardie, avec ses agglomérations d'ouvriers socialistes… N'allez pas dans le midi… «Oh! sono castigati di Dio» - Il faisait allusion aux catastrophes de la Calabre et du Vésuve.
Puis nous parlâmes des affaires de France. L'acceptation de la loi, ditil en levant les bras, mais c'est impossible. - Je lui dis qu'en effet la loi était contraire à la Constitution de l'Eglise. - Securo [Sicuro], répondit-il. On parle d'essai loyal, mais eux (les gens au pouvoir) ne sont pas loyaux. Après une concession, ils en voudraient une autre. Les Lettrés ont écrit leur lettre, mais ils ne sont pas théologiens… Espérons le 43 secours de Dieu. La résistance présente est un signe. Elle vient de Dieu. On ne la prévoyait pas. Le France avait tout souffert sans s'émouvoir: l'expulsion des religieux, la fermeture des écoles…
Puis il nous bénit paternellement.
Le matin du même jour, j'avais eu la faveur de dire la messe à la crypte de St-Pierre, comme à ma seconde messe il y a 38 ans.
J'ai aussi promis au Pape de propager en France ses directions.
Du 10 au 20 avril 1906, je suis en voyage. A Bologne j'assiste aux offices pontificaux du jeudi et du vendredi saint et je visite quelques sanctuaires: St-Pétrone, St-Dominique, le Corpus Domini, la Madone de St-Luc. 44
A Bergame, je passe deux jours chez Mgr Radvi-Tedeschi. J'assiste au bel office pontifical de Pâques. Il y a là depuis Donizetti des traditions de bonne musique. Je revois la cathédrale, l'église Notre-Dame, le baptistère. Il y a là de beaux morceaux d'architecture de tous les styles: lombard, renaissance, XVIIe siècle. Et quelle richesse de meubles: tapis, stalles, etc…
Nous causons avec Mgr de la fondation de Bergame. Il a en vue une maison qui a un beau nom, le Paradiso, mais il y manque une cour et un jardin. J'attendrai.
A Milan, je revois la cathédrale, la Cène de Léonard de Vinci et je prie les saints de Milan. Je 45 fais le tour extérieur de l'Exposition, cela rappelle celle de Liège.
A Turin, messe à la chambre de Don Bosco, pèlerinages à la Consolata, au St Suaire, à la Superga.
A Bourg, messe et visite à Brou, le délicieux spécimen du gothique fleuri et de la première renaissance. J'apprends que les Lettrés ont été inspirés pour faire leur drôle d'encyclique par un cardinal et 4 ou 5 archevêques et évêques. C'est une queue du gallicanisme.
A Paris, actions de grâces à N.-D.-des-Victoires. Visite à Montmartre et à Notre-Dame de Paris.
Rentrée à St-Quentin le 20. L'horrible mur de la liquidation a disparu. La pauvre maison est bien abîmée. Les vitres ont été criblées de pierres par les élèves 46 de l' école de dessin et par les voyous du quartier.
Je ne trouve guère la paix dans la maison. Quelques dons viennent m'aider à diminuer mes dettes.
Le 4, premier vendredi du mois, le Card. Ferrata me fait dire d'avoir confiance pour nos affaires. Il les pressera.
Le 5, un de nos bons petits élèves de Tervuren meurt saintement. La sainte Vierge vient le chercher.
Le 6 et le 20, nous avons les élections pour le Parlement. Elles sont détestables. Dieu protège la France!
Le 10, c'est le Conseil à Bruxelles: appels aux ordres; projets de constructions et d'achats. Je vais voir un terrain à Tervuren 47 et un château près de Louvain, à Glabbeck. On demande 80.000 fr. de ce château qui ne vaut pas la moitié de Fourdrain.
Le jeudi 17, beau départ à Anvers: les Pères Reelyk, Carton et Gonthier54). Que Dieu les garde!
Les gens mêlés à nos affaires de liquidation sont déjà punis. Les acheteurs de Fourdrain sont malades. L'avoué Duconseil est ruiné. Le conseil municipal de Fourdrain a pris une délibération contre nous, il y a cinq ans. Il est puni. Son école de filles fondée autrefois par le Comte de Turenne est comprise dans la liquidation. Ces gens devront reconstruire une école et payer pour cela des impôts supplémentaires. De quoi 48 se sont-ils mêlés?
Le 27, voyage à La Capelle. Je vois à Fontaine, chez mon oncle, une famille vraiment patriarcale et bénie.
Ceccaldi est élu député dans cet arrondissement qui était bon. C'est le triomphe de la canaille.
Le 31, je vais à Paris. Je revois mon ami, l'abbé Desaire55). Je dis la messe à N.-D.-des-Champs. On trouve là de grandes fresques modernes qui ont des prétentions au réalisme et qui montrent le défaut de sens chrétien dans leurs auteurs.
Le 1er juin, belle cérémonie à Montmartre. Les évêques ont eu leur réunion pour délibérer sur la loi de séparation. 49 Ils lisent tous ensemble la consécration de la France au S.-Cœur. L'église est pleine. Mgr Amette56) explique le sens de la cérémonie: un hommage et une prière de l'Eglise de France au S.-Cœur. Cet acte est bien émouvant, dans les jours difficiles où nous sommes.
J'ai plusieurs anniversaires en juin: le ter, ma confirmation, le 4 ma 1ère communion, le 6 mon diaconat. Ces jours-là m'apportent de profondes impressions, j'ai tant abusé des grâces divines! Je voudrais cette année me renouveler dans la ferveur. Mes années s'écoulent rapides. Je devrais être déjà bien affermi dans la vertu, et j'en suis encore si loin! 50
Je sais que notre affaire d'approbation doit être jugée le 11. Ce sont des jours d'attente et d'inquiétude, mais j'ai confiance. Le 11 à 1 heure, une bonne dépêche arrive. C'est fait, l'approbation de la Cong. est accordée pour toujours, et celle des Constitutions pour dix ans57).
Je porte cette bonne nouvelle au Conseil le 13. Après le Conseil, je vais passer trois jours à Luxembourg. J'avertis toutes nos maisons, et le 22, nous chantons partout le Magnificat et nous renouvelons nos voeux. Les décrets viendront vers le 15 juillet.
Que Notre-Seigneur est bon de 51 nous accepter malgré tant d'années de faiblesses et de misères!
Le 28, c'est l'anniversaire, le 28e anniversaire de mes premiers voeux. Quelle moissons de grâces j'aurais si j'avais été fidèle!
J'ai prêché le 24 la saint Jean-Baptiste à Mortiers, chez Mgr Lesur. Ce bon prélat fait de bonnes œuvres avec la fortune que la Providence lui a envoyée. Beati misericordes! [Mt 5,7].
Le 9, conseil à Bruxelles. On commence les placements. Je visite à Louvain un terrain à acheter. -je vais à Sittard conférer avec nos Allemands pour les démarches à faire en vue d'entrer en Allemagne. On décide d'aller faire visite à Mgr de Metz58) 52 et au Cardinal de Cologne.
J'ai eu ces jours-ci plusieurs fois des crachements de sang. Ce sont des avertissements: Notre-Seigneur ne prolonge pas ma vie pour que je la passe dans la tiédeur, mais pour que je me sanctifie.
Notre décret d'approbation est daté du 4. Je le reçois le 17, à l'arrivée du P. Barthélemy. Nos Constitutions sont à peine modifiées. L'esprit propre de la Congrégation reste bien marqué au chap. 11, mais il ne doit plus être exprimé dans la profession parce qu'il ne fait pas l'objet d'un voeu.
Le postulat est porté à trois mois, c'est utile pour une 53 meilleure formation.
Le P. Barthélemy a vu le St Père et l'a remercié avant de quitter Rome. Il en a obtenu encore une précieuse faveur, c'est que notre abandon des mérites au S.-Cœur soit rendu équivalent à ce qu'on appelle l'Acte héroïque. Cela nous procure l'avantage de l'autel privilégié quotidien.
Voici maintenant que l'hypothèque sur la maison du S.-Cœur est contestée. Lecouturier a gain de cause en référé le 21 juil. Cela nous menace d'une nouvelle perte de 24.000 francs environ. «Pater, si possibile est, transeat a me calix iste…» [Mt 26,39]. Cependant, s'il faut encore cette croix pour notre purification et pour le 54 bien de l'œuvre, flat! Les névralgies et les insomnies se multiplient aussi. Fiat!
Le 14, mon frère vient passer quelques heures avec moi, nous inaugurons ma maison rachetée et remise au propre. Le jardin a été égayé par la destruction d'un hangar. J'ai là pour l'été un séjour favorable à la santé, à la solitude, à la prière. J'y puis aussi recevoir les Pères et les étudiants de passage.
Le 16, je vais à Paris pour régler au bureau des Messageries maritimes les conditions du voyage du Brésil et pour m'informer des voyages au Congo par la mer Rouge.
Le 27, je pars pour l'Est. Je vais à Clairefontaine d'abord. La maison souffre du manque de 55 ressources et de l'état maladif du Supérieur. Le 31, je suis à Chazelles. Un aimable prélat, Mgr Nigetiet, me reçoit et me conduit chez Mgr de Metz [Mgr Benzler]. Le bon Evêque autoriserait bien une résidence dans son diocèse, mais il n'a plus d'influence à Berlin. Il faudra attendre.
Je passe à Luxembourg, nos constructions s'achèvent et le corps professoral s'organise.
Le 2, je vais à Cologne, par Trèves, Coblentz et le Rhin. Le temps est orageux et la chaleur caniculaire.
Quel beau fleuve! et quel dommage que les divisions politiques en aient gâté le voyage!
Je loge à Cologne chez les bonnes Soeurs Bénédictines du St- 56 Sacrement, fondées par la Vén. Cath. de Bar59). C'est un grand monastère de plus de soixante Soeurs, simples, ferventes, édifiantes.
Le Cardinal est absent, je ne vois que le vicaire général, Mgr Kreutzwald. Il nous reçoit avec affabilité. Il espère que nous pourrons avec le temps avoir une résidence au diocèse de Cologne.
Cologne s'embellit. Il y a de belles percées et des quartiers neufs. Je prie volontiers quelques instants dans la cathédrale, la plus grandiose des églises gothiques. Il y a cinquante ans que j'ai visité Cologne pour la première fois. Les Français y étaient reçus alors avec beaucoup de sympathie.
Je passe à Sittard. Le noviciat 57 est pieux. La maison prospère, on a acheté les champs qui sont en face.
Je rentre à Bruxelles. Nous tenons conseil, le placement s'achève. A peine ai-je quitté Bruxelles, le 9, que Mgr Mignot et M. Chédaille60) y arrivent pour me faire visite et me féliciter de l'approbation. Ils y séjournent une journée.
Le 10, nous avons de belles ordinations: quatorze sous-diacres à Louvain, trois prêtres à Luxembourg.
Rentré à St-Quentin, je commence mes préparatifs pour le voyage du Brésil.
Le 15, les directions du Pape sur la loi de séparation nous arrivent. Quelle fermeté! quelle force! Les principes théologiques sont en cause, le Pape ne peut 581 pas céder.
Le 16 et le 17, visite à la famille réunie à La Capelle.
Quelques personnes m'aident pour les frais de mon grand voyage. Je demande des prières partout.
Je prends à ma charge 50.000 fr. des dettes de Clairefontaine. J'ai racheté la maison.
Mgr Solari, auditeur de la nonciature à Bruxelles nous propose le vicariat apostolique du Chocò en Colombie. C'est tentant, mais les géographies disent qu'il y a là un climat mortel pour les Européens. Nous verrons.
Mes préparatifs et mes adieux s'achèvent.
Dîner d'adieu le 28.
Départ de St-Quentin le 29. 582
Embarquement à Bordeaux le 31 sur le Chili.
Il y a 10.000 kilomètres ou 2.500 lieues à faire.
De Bordeaux à Dakar, 1.055 lieues
Dakar à Pernambuco, 800 lieues
Pernambuco à Rio, 500 lieues
Rio à Destêrro, 150 lieues
J'ai quatre compagnons de voyage, les PP. Angelus Déal, Cottart, Roblot, Boesten61). Ils vont travailler là-bas.
Je m'arrête le 30 à Poitiers chez l'abbé Bougouin62). Il habite avec une parente dévouée dans une des ces petites maisons bourgeoises avec jardinet qu'on trouve dans toutes nos vieilles villes, en une rue assez archaïque. On parle de lui pour l'épiscopat. (Je l'ai recommandé à Rome autant que j'ai pu). 60
J'ai quelques heures à Bordeaux. Je revois avec mes compagnons les beaux quartiers, la tour St-Michel et son cimetière, les vieux souvenirs: l'église St-Saurin avec sa crypte et ses tombeaux vénérés de St-Fort et de Ste-Véronique. Je crois toujours, malgré la critique, à nos vieilles traditions, du moins dans l'ensemble.
Je crois à l'apostolicité de nos églises de Gaule et même à la venue des amis du Sauveur en Provence.
Bordeaux a de la grandeur, mais comme toute la France elle est arrêtée dans ses progrès, elle sommeille. Elle n'a pas de grands travaux modernes comme Anvers et Hambourg:.
Son port est en retard. 61 Il n'a pas été entretenu, il s'ensable. Le plus souvent les paquebots des Messageries ne peuvent pas aborder aux quais, ils partent de Pauillac. Il en est de même sur toutes nos côtes. La Rochelle cède son trafic à La Palisse et Nantes à St-Nazaire. La France s'ensable.
Cependant, grâce à une marée favorable, nous nous embarquons au quai Carnot, sur le Chili. C'est un des six bateaux des Messageries Maritimes qui font le service de l'Atlantique. Il jauge 6.000 tonnes. Il a environ 150 mètres de long. Il a deux moteurs et deux hélices et il compte près de 160 hommes d'équipage.
Les passagers sont nombreux, 62 environ 600. Les troisièmes sont bondées d'émigrants.
Nous avons à bord quelques missionnaires, entre autres le Préfet apostolique du Loango.
J'ai une chapelle de missionnaire. Nous dirons presque chaque jour la messe, du moins ceux qui seront valides.
C'est pour 13 jours. Le golfe de Gascogne ne se montre pas méchant. Le 3, après Lisbonne, il y a un gros roulis. Les tables se dégarnissent. Une bonne secousse renverse sur le pont les dames et les fauteuils, qui vont rouler jusqu'au bastingage. On en est quitte pour la peur. On met à table le violon, ces ficèles de mauvais augure qui 63 retiennent les assiettes, les verres et les bouteilles.
Sauf les escales, le voyage a peu de variété.
Le temps est couvert et frais après Lisbonne. C'est étonnant, il avait fait si chaud à Bordeaux où tout était desséché par un été brûlant. Nous croisons le Magellan des Messageries, c'est une fête, on se salue. Tout incident prend de l'importance sur ce désert humide.
Nous passons à travers les Canaries. Longtemps la longue île de Buen Ventura nous montre ses cultures. Quelques oiseaux viennent nous saluer.
La mer est d'un beau bleu foncé là où passe le courant 64 du Gulfstream; ailleurs elle prend la teinte sombre du vert de bouteille.
Voici des poissons volants. Cela amuse tous les passagers, de jolis poissons blancs, qui volent droit et loin. Est-ce nous qui les troublons ou quelque requin qui les poursuit? Nous croisons en effet des requins qui font le haut dos, et des cacholots, qui crachent bien haut dans l'air.
Le soir, nous laissons derrière nous une traînée phosphorescente. Ce sont, je crois, des animalcules que nous avons troublés.
Près de la côte, on nous indique l'endroit où gisent sous l'eau les débris de la Méduse, dont le naufrage a été popularisé par le 65 pinceau d'Eugène Delacroix. Des hirondelles palmées effleurent la surface de l'eau. Après Dakar, les vents alizés nous rafraîchissent.
Nous touchons à Marin, le port extérieur de Pontevedra, chef-lieu de la Galice. Je suis passé là quand j'ai visité Santiago de Compostelle. Marin a un aspect vivant, un marché couvert de monde, des maisons à balcon, comme en Castille. Nous sommes là presque chez nous, les Galiciens sont les cousins des Gaulois. Nous touchons aussi à Vigo, c'est encore l'Espagne et la Galice. C'est une ville en éveil, avec un quartier neuf, un grand hotel continental. Les Galiciens viennent nous offrir des fruits, 66 des mantilles en dentelles, des faïences de style arabe, qui sont une spécialité de la ville.
La troisième escale est à Lisbonne. Je revois volontiers la Byzance occidentale, que j'ai visitée il y a six ans et je la fais voir à mes compagnons. Quel beau panorama! La ville s'élève sur la rive droite du Tage. Au centre la ville basse où s'agite le commerce est resserrée dans un vallon. A l'est s'élève la vieille ville avec la cathédrale et le Castello; à l'ouest, la ville neuve sur le plateau du bon air (Buenos-Ayres).
Je salue de loin Cintra et son château féodal, Bélem (Belém), sa tour et son monastère, 67 une vraie dentelle de pierre.
Lisbonne a bâti de beaux quais où l'on aborde. Il n'y a décidément que la France qui retarde.
Nous descendons à terre. Je vais revoir la vieille cathédrale, on la restaure activement. Je vénère le sanctuaire de St-Antoine de Padoue. Un tour en tramway nous fait voir la place du Rocio et la belle avenue de la Liberté. Le musée du Carmo nous paraît assez pauvre. Nous déjeunons à l'hôtel de Paris, puis il faut repartir. 68
L'estuaire du Tage est majestueux. Camôens l'a poétisé, il en a invoqué les muses:
«Et vous, Muses du Tage, aimables conseillères,
De mes premiers travaux, qu'en rimes familières
Je chantai tant de fois, donnez à mes accents
Le grand souffle d'Homère et les accords puissants,
L'image grandiose et le rythme sonore,
Qu'après qu'il a vibré, l'oreille écoute encore,
qu'on puisse dire un jour que de vos chastes eaux
Hippocrène est jalouse au fond de ses roseaux!».
(Traduction des Lusiades en vers français par de Cool, Rio de Janeiro 1876).
Tout cela est beau à lire pour ceux qui ne souffrent pas du roulis.
Quatre jours après Lisbonne c'est Dakar, la grande ville nègre, la capitale de nos colonies de l'ouest africain. 69
Il y a là 25.000 âmes, avec des spécimens de toutes les tribus, de toutes les races, de toutes les langues du Soudan. Il y a de beaux hommes, notamment les Ouolof (Wolof).
On y compte seulement deux mille chrétiens.
Le mahométisme gagne encore du terrain au Soudan, comme il en gagne en Asie, aux Indes et à Ceylon.
Reverrons-nous un nouvel assaut de Mahomet contre le Christ? L'Apocalypse semble le dire.
L'Etat français a construit une belle mosquée à Dakar et il a laissé tomber en ruines l'église catholique. Il a fallu l'abandonner et on fait le culte 70 dans la salle du Cercle catholique.
Ce sont les Pères du St-Esprit qui sont là. Ils espèrent rebâtir l'église. Nous sommes allés les voir et ils ont été fort aimables et fort hospitaliers. Mgr le vicaire apostolique était en France. Un des jeunes Pères a été l'élève du P. Bernard mon ancien condisciple. Les autres ont connu les Pères qui m'ont élevé à Rome. J'étais donc là en pays de connaissance.
Leur maison est commode avec une véranda au nord. Ils ont un grand jardin, avec un puits d'arrosage.
C'est qu'il fait chaud là-bas! C'était la fin de l'été, l'atmosphère était brûlante. Je n'ai pas eu aussi chaud 71 au Brésil. J'ai fait cependant une promenade dehors de 9h à 11h, avec mon parapluie sous le soleil. La réverbération est terrible, il faudrait ne sortir que le matin de bonne heure ou le soir.
Les rues ont été ravagées par des orages récents, c'est en effet la fin de la saison des pluies.
On construit un palais de plusieurs millions pour le gouverneur. Voilà de l'argent bien employé! C'est à cela que passent nos emprunts coloniaux. Les blancs ne sortent qu'avec le casque colonial.
Le village noir est curieux, huttes de terres ou de roseaux, couvertes de chaume de maïs 72 ou de palmes. Le ménage se fait devant la maison plus que dedans. Les costumes sont très sommaires.
On rencontre des baobabs, des cocotiers, des manguiers, des mimosas, des bananiers.
Le baobab est le roi des arbres. Il peut rivaliser avec les cèdres du Liban. On peut établir une maisonnette dans ses flancs.
Dans ce pauvre Sénégal chaque culture doit avoir ses puits. Il faut arroser le sol pendant neuf mois de l'année.
On cultive le mil, le riz, les arachides. Le mil, c'est le maïs; on fait le couscous, le mets arabe quotidien, avec 73 sa farine. Les graines de l'arachide se mangent fraîches ou grillées. On en tire aussi une huile douce.
Vers le port, belles avenues fleuries, des mimosas, des flamboyants, des lilas du tropique, des caïlcédrats, un grand arbre appelé l'acajou du Sénégal.
Un Père Blanc était là avec nous, prêt à partir le lendemain pour Tombouckou [Tombouctou]. Dakar a supplanté St-Louis. On y fait un beau port, protégé par des jetées. Des dragues sont en train de l'approfondir.
L'île de Gorée forme au dehors une seconde protection. Gorée est la vieille colonie bien bâtie, étagée sur ses rochers avec l'ancien palais du gouverneur. 74
St-Louis va décroître. On commence même un chemin de fer direct de pénétration de Dakar à Kayes pour ne plus tourner par St-Louis.
Je remontai au bateau l'après-midi. Un tas de négrillons sur des barques et des pirogues presque hors d'usage, entouraient le bateau pour gagner quelques francs en amusant les passagers. Ils plongeaient, ils passaient sous le bateau pour rapporter entre leurs dents des pièces de monnaie qu'on leur jetait.
Ce qui est étonnant, disait M. Durand, c'est qu'ils se baignent tout et qu'ils restent si noirs!
D'autres, des levantins sans doute et peut-être des juifs 75 venaient à bord nous vendre des photographies, des oiseaux bleus desséchés, des perruches vivantes, des singes, des dentelles faites aux îles Canaries.
Au retour, j'aurais bien acheté des souvenirs, mais j'allais au Brésil!
Nous passâmes la ligne [de l'équateur] le 11. Les brimades d'autrefois sont bien diminuées. Cependant les matelots s'amusent encore à doucher un des novices avec la pompe de nettoyage.
Les passagers se récréent entre eux. Messieurs et Dames s'aspergent d'eau de cologne. Le pont est animé, on rit, on court, on crie. Le menu du jour a des dragées de baptême. Les groupes se paient du champagne. 76
Le 12, c'est fête à bord, fête de bienfaisance. Le pont est orné de drapeaux, de flammes, de signaux, de feux électriques. On tire une loterie, on fait de la musique, on danse.
Nous avions la chance d'avoir d'excellents pianistes et violonistes. La loterie donne bien 2.000 fr. pour l'œuvre de l'orphelinat de la marine.
Il y a 600 passagers à bord. Ces bateaux ont environ 150 hommes d'équipage. Il y a une demi-douzaine d'officiers, des escouades de matelots, de chauffeurs, de cuisiniers, de camériers, de femmes de chambre. La plupart sont de Bordeaux ou de Marseille. Il y a de la tenue sur les ponts, mais dans 77 les soutes? Plusieurs officiers sont catholiques.
Il y a bien cent cinquante passagers de première. Quel groupe cosmopolite! Beaucoup sont des Américains du Sud qui sont venus passer l'été en Europe et qui s'en retournent là-bas. Il y a des parvenus, des hommes d'affaires, quelques agents diplomatiques. Le Préfet apostolique du Loango s'en retourne à sa mission.
Les Portugais ne nous laissent pas une impression favorable. Ils sont prétentieux et gens d'appétit. Les desserts ont disparu de leur table, avant que le moment soit venu d'y toucher. Les Américains aiment les bijoux, les bagues à tous les doigts avec des pierreries. Les dames sourient volontiers pour laisser voir quelques dents en or. 78
Il y a peu de Français, quelques représentants de maisons industrielles françaises, même de St-Quentin (M. Dollé).
Tous les bateaux ont quelques juifs. Où n'y en a-t-il pas? Il y a de gros juifs, des banquiers (Loew) et de petits juifs (Rubens), des commisvoyageurs, qui vendent de tout, même des chasubles et des calices.
Un photographe français de Rio (M. Leterre) a un bébé intéressant (Dédé, le petit André) qui amuse tout le bateau.
Deux jeunes gens belges se rendent à l'exploitation Cibils à Corumbâ sur le Paraguay. Ils ont déjà travaillé dans des factories belges au Congo. J'aimais à causer du Congo avec eux. Ils en ont subi toutes les misères, la fièvre, l'hématurie, les sarnes (plaies aux jambes) etc. Ce 79 sont des gens de bon ton et conservateurs, avec qui l'on peut causer.
Le pont des troisièmes est rempli d'émigrants, Italiens, Galiciens, Portugais. Tout ce monde vit pèle-mèle et assez pauvrement. Ils chassent la tristesse en chantant et en dansant. Ils nous donnent le spectacle des danses populaires espagnoles, la gota, le fandango. La jeunesse s'en tire assez gracieusement. Il y a des accompagnements d'accordéon, de battements de mains, de chocs de cuillers sur les plats (quelle curieuse danse que la gota!). Elle peut être interprétée comme une mimique de l'amour honnête et de la préparation au mariage. Danseurs et danseuses se font face d'abord, s'apprêtant à s'unir, puis finalement forment des couples qui tournoient comme dans la valse. 80
On passe là des journées, il faut s'y faire. Les cabines ont 4 ou 5 lits. Elles reçoivent des corridors un air un peu nauséabond. Il y a des cabines sur le pont, plus agréables mais plus chères.
Le régime est bon: petit déjeuner le matin, déjeuner à 10 heures, dîner à 4 heure pour le premier service. Le menu est celui des bons hôtels. Dans les escales, on achète les produits du pays, des poissons frais, des fruits.
Il y a de plus un lunch à deux heures: bouillon, viande froide, riz, patisseries, oranges, pastèques, un vrai petit repas.
On prend encore le thé le soir à 9.00 h ou 9,30 h, et il y a toute la journée de la limonade à la disposition des 81 passagers. On ne meurt pas de faim.
Les intellectuels ont un cabinet de lecture, avec des revues littéraires, des journaux de voyage et une bibliothèque de romans à louer.
Les autres vont jouer et se rafraîchir à la buvette.
C'est une vie facile pour qui n'est pas sensible au roulis.
Nous disions la messe chaque jour, au salon de musique le dimanche, à la cabine les autres jours. Une trentaine de passagers y assistaient le dimanche.
Il y a là comme partout une élite de braves gens.
Quelques-uns assistaient pieusement aux deux messes qui se succédaient.
Pendant de longues heures, 82 on est étendu sur son fauteuil pliant et l'on songe. je songeais aux choses de Dieu.
L'Océan, pensais-je, est le cœur de la terre. Il en reçoit tous les fleuves avec leurs immondices et il retourne en pluie féconder toute la terre de ses eaux purifiées. Tel le cœur humain reçoit le sang des veines, le purifie dans les poumons et le renvoie par les artères pour qu'il entretienne dans tous les membres la force et la vie.
On peut y voir un symbole du Cœur de Jésus, qui reçoit tous les fleuves de nos péchés dans ses abîmes de réparation et d'expiation et qui nous renvoie tous les courants de la grâce pour distribuer à toutes les âmes 83 la vie spirituelle, la fécondité, la force et la joie.
Une autre fois, je voyais dans l'Océan le symbole d'une œuvre de missions, qui accumule dans ses maisons de préparation des réserves de force, de grâce, de science pour aller ensuite féconder des terres éloignées comme par des sources ou des pluies de grâces en distribuant les sacrements et la parole de Dieu.
Ces réflexions me font concevoir le projet, à réaliser plus tard, de faire et d'écrire une retraite sur les leçons de la mer.
Les dernières heures, on navigue à peu de distance de la côte. Nous apercevons l'entrée de la rivière Goyanna [Goiana], puis le rio Iguarassù [Igaraçu] 84 et l'intéressante île de Itamaraca, qui a de beaux champs de cannes et des usines et qui a été autrefois le siège de la domination hollandaise au Brésil.
Plusieurs baleines montrent leur dos visqueux.
La mer est couverte de jangadas ou radeaux, sur lesquels nègres et mulâtres s'aventurent hardiment à la pêche.
Le radeau se compose de trois ou quatre poutres à peine reliées par des traverses.
L'une d'elles a un trou où se plante en long mât qui porte un voile triangulaire de coton.
Il y a un petit banc au pied du mât et même un tente-abri très élémentaire. Un clou fixé au mât permet de suspendre 85 le sac de farinha et la gourde de aguardente. La jangada est montée par 2 ou 3 hommes. Les vagues la couvrent souvent. Quand le vent la fait pencher, les hommes se suspendent de l'autre côté pour faire contrepoids. Ils nagent comme des poissons.
Et si le radeau chavire, ce qui est rare, ils remontent sur l'autre face et s'y établissent. Ils introduisent entre deux poutres une planche qui sert de quille et de timon. Ils arrachent le mât et le banc et les replacent sur la partie supérieure. C'est vraiment un radeau à deux faces.
Ces jangadas filent avec une rapidité étonnante, je l'ai 86 constaté; et il n'est pas rare dit-on, de les voir parcourir dix milles à l'heure. Elles sont gracieuses à voir, mais elles doivent être dures à monter. Les pêcheurs prennent beaucoup de poissons appelés cavallos, qui sont excellents. Nous arrivons. A droite s'élève la jolie ville d'Olinda sur ses collines; ses maisons sont semées au milieu des orangers; les forêts au loin présentent un grand mélange d'arbres divers et nouveaux pour nous; quelques cocotiers isolés balancent leur chevelure de palmes en haut de leur longue tige. Un grand palmier entre deux couvents qui couronnent Olinda fait un effet pittoresque.
L'oeil suit à distance la longue 87 presqu'île de sable qui relie Olinda à Recife, semblable à un long ruban blanc derrière lequel au loin les montagnes présentent des teintes graduées qui vont en s'atténuant de la base au sommet jusqu'à se confondre en une ligne imprécise avec le gris perle du ciel.
On distingue sur la péninsule les forts délabrés de Buraco (Buraco) et de Brum et sur le récif qui forme le port, le fort de Picâo au pied duquel la mer vient se heurter avec violence. Ce sont les anciennes défenses de Pernambuco.
Nous stoppons en dehors des récifs. Le port attend toujours les grands travaux qui le rendront 88 abordable aux paquebots.
Les officiers de la douane et de la santé viennent accomplir leur devoir à bord.
Chacun fait un bout de toilette, prépare ses valises et salue les amis d'occasion qu'il a formés dans la traversée et qu'il ne reverra sans doute jamais.
Deux barques d'amis viennent me chercher à bord. je ne m'attendais pas à cette démonstration. Il y a là tous nos Pères, le Dr Collier63), les délégués des Lazaristes, des Salésiens, des Frères Maristes. C'est une joyeuse entrée, où se manifestent la joie de la famille et la solidarité des œuvres.
Nous passons la barre et ses vagues. Nos barques à six rameurs filent rapidement.
Un des jeunes Pères a le 89 mal de mer.
Nous abordons à la petite place, la Lingueta. La douane est accommodante pour moi. Elle retient les caisses de mes compagnons.
Un rédacteur du Diario de Récife est là pour m'interviewer. Il veut annoncer l'arrivée du Dr Dehon, le sociologue connu.
M. Collier me propose d'aller à pied à la gare pour prendre une première idée de Recife.
Les trois quartiers de Recife, la cité même de Recife sur la presqu'île, l'île de Santo Antonio entre les deux rivières, et Boa Vista sur le continent présentent une division naturelle et commode pour se reconnaître. 90
Sur la petite place de la Lingueta, devant les cafés, se tiennent des négociants en costume européen. Ils causent affaires. C'est comme une bourse de commerce. Le quartier de Recife, le, plus ancien et le plus commerçant est aussi le plus mal bâti et le moins propre. Les fenêtres sont généralement grillées; les rues sont étroites. Les maisons ont de deux à quatre étages avec trois fenêtres en largeur. Elles sont construites en briques badigeonnées, à l'exception des jambages et moulures des portes et fenêtres qui sont en grès coquiller bien taillé.
Les boutiques sont assorties de marchandises anglaises; quelques nègres offrent des étoffes 91 et autres objets qu'ils portent sur la tête dans des corbeilles.
Un petit marché près d'une église offre à ma vue des morceaux de racines de manioc, de bananes, ananas, cajous, mangues et oranges. Des marchandes mulâtresses ou noires, succinctement vêtues, quelques-unes la pipe à la bouche, préparent au coin des rues des aliments grossiers pour le peuple.
Des nègres, souvent accouplés, portent des fardeaux et s'animent par des chants monotones. J'en ai vu huit portant un piano ensemble sur leurs têtes.
Les femmes blanches sortent peu, mais elles regardent curieusement aux fenêtres. L'île de Santo Antonio 92 a des rues plus larges. C'est l'ancien quartier de Mauritz-stadt, tracé par Maurice de Nassau.
On y accède par un beau pont, qui avait jadis ses boutiques, comme les vieux ponts de Venise.
La ville avait moins de ponts qu'aujourd'hui. On y circulait beaucoup en barque et les maisons avaient leurs façades sur les rivières. C'était vraiment une sorte de Venise, et le nom de Venise brésilienne avait sa raison d'être.
Santo Antonio a un grand marché et des magasins de détail, librairies, marchands de vêtements, d'orfèvrerie, de comestibles où se vendent entre autres produits des fromages de 93 Hollande, des vins de Portugal et des biscuits anglais.
Il y a là le trésor provincial, la prison, le palais du gouverneur, ancien collège des jésuites.
La plupart des maisons de Santo Antonio n'ont qu'un rez de chaussée. Elles ont des fenêtres mais peu de vitres. Il y a des châssis qui se lèvent à volonté.
Si l'oeil pénètre dans les maisons, on y voit peu de meubles, des nattes, des hamacs (rede) et quelques vases de terre. Souvent on voit les femmes occupées à faire de la dentelle. Cette industrie leur est venue de Madère.
Le quartier a de belles églises avec des clochers revêtus de faïences portugaises ou azulejos. 94
Il y a plusieurs couvents, notamment celui des capucins italiens.
Le quartier de Boa Vista est plus moderne. Il y des trottoirs, de riches habitations avec d'élégantes vérandas et des jardins luxuriants.
Le pont qui conduit de Santo Antonio à Boa Vista sert de promenade dans les soirées chaudes. Le panorama y est enchanteur. Au nord, c'est la ville et les pittoresques collines d'Olinda; au Sud, le rio Capibaribe, le quartier bas Afogados et l'océan. Les canots indigènes, pirogues conduites par des nègres et chargées de marchandises, se croisent avec les jangadas des pêcheurs.
Près du pont, nous prenons 95 le chemin de fer pour Vârzea. Le train oscille et se balance sur ses chaînes avec de brusques secousses. Les wagons sont mal attachés. La ville se prolonge indéfiniment par des maisons de campagne. Puis viennent les petites maisons des créoles et des nègres.
Nous traversons Iputinga et Caxangâ. A la brune nous arrivons à Vârzea.
Me voici chez nous. Le presbytère est beau. Il a un premier étage, ce qui est rare là-bas. Il s'élève sur la place communale en face la gare. Il y a en bas le parloir, des chambres et la salle à manger.
La cuisine, la salle de bains, etc. 96 sont sur le jardin.
Au parloir, des fauteuils-balançoires, c'est l'usage au Brésil. En se balançant on s'écoute et on a une impression de fraîcheur.
A la salle à manger, l'urne en terre poreuse. On boit souvent de l'eau dans la journée au Brésil. En la tirant de ces vases poreux, elle a deux ou trois degrés au-dessous de la température de l'air, c'est assez pour rafraîchir sans faire mal. Il y a partout de l'eau à boire, dans les salons, dans les gares, dans le vestibule des églises.
Le bain et la douche sont l'usage quotidien. Chaque maison un peu aisée a sa salle de bains.
Sur la cour, nous avons l'écurie, la basse-cour, une 97 maisonnette de bois pour les boys.
Le jardin a de beaux arbres: de larges manguiers, des cocotiers affilés, l'arbre à pain avec ses gros fruits, le caféier aux fleurs blanches et parfumées, le bananier et ses régimes, l'oranger, le papayer (mammon), et ses fruits digestifs, le sapoti qui donne une sorte de poire; le cajou, un bel arbre dont les fruits servent à faire des confitures, l'abakati, aux fruits doux comme du beurre; le jaka, dont les gros fruits pendent au tronc et aux branches maîtresses. La Providence savait bien que de pareils fruits suspendus au bout des branches tomberaient et casseraient le nez des passants.
Il y a aussi des castagnolas. 98 C'est un des beaux arbres du Brésil, un châtaigner souvent employé dans les avenues des villes. Il a toujours quelques feuilles rougies par le soleil qui sont comme des fleurs au milieu des feuilles vertes.
On me loge au premier, près de la salle commune qui est vaste et agréable. Il y a encore au premier quelques chambres et l'oratoire où je dirai habituellement la messe.
Le premier n'a pas de plafond, on a plus d'air sous les toits! Au-dessus des lits un baldaquin protège contre ce qui pourrait tomber d'en haut, insectes, excréments des chauves-souris, etc.
De ma fenêtre j'aperçois au loin la forêt vierge sur les collines qui bordent le Capibaribe. 99
Le 14, je me repose et je visite doucement Vârzea.
C'est une plaine, le nom même le dit. Quelques bonnes familles de Recife y ont leurs villas, d'autres préfèrent les collines.
On a tracé des rues droites, où l'herbe pousse. Les maisons n'ont qu'un rez-de-chaussée avec un jardin.
Sur la grand'place, il y a trois églises, la Matriz, l'église du Livramento et celle du Rosaire. C'est un souvenir du XVIIIe siècle. La Matriz était pour les hommes libres, le Livramento pour les affranchis, le Rosaire pour l'Irmandade des nègres esclaves.
Le Livramento, c'est N.-D.-de-la-délivrance ou de la rédemption des esclaves. La fête est au 23 janvier, 100 sous les auspices de s. Raymond de Pennafort (Penafort), fondateur de l'Ordre de la Merci!
Aujourd'hui, la Matriz suffit comme église paroissiale; les deux autres ont la messe une fois l'an. Ce sont des églises du style baroque, comme presque toutes celles du Brésil. Les jésuites avaient adopté ce style avec tant d'ardeur!
Nos Pères ont restauré et repeint la Matriz. Une belle statue du Christ mort, en bois, est sous le maître-autel. Les autres autels ont des statues habillées, comme au Portugal. Des dames pieuses ornent les autels. Une salle d'œuvres est jointe à la sacristie, on y réunit la conférence de 101 St-Vincent-de-Paul et l'Apostolat de la prière.
De là je vais à l'asile. Il y a trois Soeurs de charité et 50 enfants bien tenus. Le jardin a une pompe d'arrosage. Au Brésil il faut arroser trois fois le jour pour avoir des légumes et des fleurs.
Plus loin que l'asile, c'est le cimetière. Il y a quelques tombes sous arcades, appelées catacombes. La plupart des sépultures n'ont qu'une croix de bois. Deux de nos Pères reposent là, Joseph Pergent et Bernardin Johannes64).
Je prie sur leur tombe, j'ai la confiance qu'ils sont au ciel.
Ce cimetière a des arbres curieux qu'on appelle là-bas des Vapor, 102 quel peut bien être le nom scientifique? Les branches sont laiteuses. Les arbres sont couverts de fleurs et n'ont pas de feuilles.
On me sert aux repas les légumes du pays, les patates douces, les girimons au goût de carotte, les chou-chou (xuxu) petits concombres doux. L'après-midi, je vais visiter une maison de pauvres, longue case de bois à compartiments; peu de meubles, des nattes, des caisses de conserves, des vases de cuisine. Plusieurs générations logent là. Il y a une vieille presque centenaire.
Le soir, salut de la mémoire de N.-D.-des-7-douleurs. Pétards joyeux. Dans la soirée, plusieurs bons paroissiens viennent me voir: 103 M. d'Almeida, un aimable patron d'usine, M. Genesios, employé de banque, le Dr Rocha, un gros propriétaire.
Le 15, visites à Recife.
Le Vicaire général (Mgr Marcelino): grave, peu aimable, pas enthousiaste du concours des étrangers.
M. Machado, le financier de la Compagnie industrielle pernambucaine, beau-frère de M. de Menezes65). Il ne parle pas français. Les affaires l'absorbent. Sa femme est de toutes les bonnes œuvres. Elle est comme l'évêque extérieur à Recife.
Le Dr Brito, Directeur de l'Usine de Goyanna [Goiana]: homme aimable, très ouvert, très versé dans les questions sociales. Il nous invite à aller à la fête de la Corporation à Goyanna [Goiana], nous irons. 104
Visite aux Pères Lazaristes. Gracieuse habitation avec de beaux arbres près de l'hôpital. Un d'eux est Hollandais et ami des nôtres. Le Père Supérieur est au Brésil depuis trente ans. Les Lazaristes, venus les premiers avec les Soeurs de Charité ont eu une grande influence pour la rénovation du clergé par l'exemple, par les retraites, par les confessions.
Le soir, M. Collier vient de Camaragibe avec son fils, ses deux beauxfrères, fils de M. de Menezes et une députation de six ouvriers, membres de la corporation. Un d'eux fortement teinté de noir, employé du bureau, traduit mon Catéchisme social66) dans le journal de la Corporation: L'Uniâo operaria. 105
Le 16. C'est une belle fête de confrérie à la paroisse, fête de l'Irmanclade de Nossa Senora das dores: N.-D.-des-7-douleurs.
Je suis heureux de voir une fête brésilienne. La place est ornée de mâts et de guirlandes. Trois sociétés de musique prennent part à la fête: celle de Vârzea, une autre de Recife qui joue et chante à la tribune, et la banda de l'école de marine, avec ses gracieux costumes.
Les pétards et fusées égayent la fête avant la messe, au gloria, à l'élévation, après la messe.
Les enfants de choeur portent des soutanelles rouges sans manches, les bedeaux des soutanelles blanches. 106
L'après-midi, grande réception à Camaragibe. On vient nous chercher en voiture. La route impériale est large, passablement tenue avec quelques cahots. Le nom de fabrica est donné là-bas aux filatures, le nom d'usina aux sucreries. C'est l'inverse de chez nous. Les vieilles sucreries avec leur modeste outillage s'appellent engenho.
Camaragibe est un beau site. L'usine avec le village, les maisons de maîtres et les prairies occupent un vallon entouré de collines boisées. Deux grands bassins forment des réservoirs d'eau vers les bois.
Au couchant de l'usine est le village ouvrier: rues bien tracées et propres, plantées de beaux 107 arbres. Maisons et magasins de la corporation: boucherie, boulangerie, épicerie. Hôtelleries pour les célibataires.
L'aumônerie, belle maison à étage avec un horizon superbe. Jardin planté de bananiers, vignes, pastèques, etc. La musique ouvrière vient me saluer avec le conseil de l'apostolat de la prière et les enfants de Marie. Discours. Je réponds en français et M. Collier traduit. Je rappelle à ces braves gens que leur usine et leurs œuvres sont recommandées aux prières au Val-des-Bois chaque semaine.
Le soir, dîner chez M. Collier. Les maisons de maîtres sont au levant de l'usine. Simple rez-de-chaussée. Un treillage 108 remplace le plafond, pour l'aération.
La chapelle est une salle de l'usine accommodée proprement. J'y donne la bénédiction.
Dîner soigné: batailles d'insectes autour des lampes; fruits du pays: saputi (sorte de poire), baba de coco; caju, petite pomme.
Un fait social bien notable à Camaragibe, c'est la Corporation. C'est l'œuvre de Mr. de Menezes, qui était justement épris de la démocratie chrétienne et qui a fait ce qu'il a pu pour la réaliser à Camaragibe. Voici ce qu'ont d'original les œuvres du Brésil, la corporation de Camaragibe et celles qui en dérivent à Goyanna [Goiana] et à Paulista. Les patrons ont formé avec les ouvriers une corporation, un syndicat mixte, 109 sous forme légale, non pas pour la direction de l'usine elle-même, mais pour l'administration des services annexes: culte, écoles, secours mutuels, coopérative, récréations, etc.
La corporation de chaque usine a ses statuts, dont voici les éléments principaux:
La caisse corporative est alimentée par une contribution patronale annuelle et par un apport des ouvriers.
A Camaragibe, les patrons (la société industrielle) donnent quinze contos, environ vingt mille francs par an. A Goyanna [Goiana] c'est dix contos.
Les ouvriers et employés abandonnent un demi-jour de salaire par mois, six jours sur trois cents, soit 2% ; et cela donne à peu près 110 la même somme que la contribution patronale.
La corporation de Camaragibe a de plus un fond de caisse, trente contos, donnés à l'origine par les patrons et qui sont placés en actions de l'usine.
Le Conseil d'administration de la Corporation a vingt membres: dix sont nommés par les ouvriers et dix par le Directeur, qui préside les réunions. Le Conseil de Goyanna [Goiana] n'a que dix membres.
Le Conseil a ses réunions mensuelles. Chaque année il vote son budget.
Il entretient le culte, les écoles, la police locale, les associations récréatives (club musical et dramatique), l'édilité et la salubrité dans la cité ouvrière.
Le chapitre des secours 111 mutuels prévoit les soins médicaux, la pharmacie, les sépultures. On y voudrait joindre des retraites aux vieillards, des secours aux blessés, des indemnités aux malades.
La corporation administre aussi des magasins corporatifs, d'où elle tire un boni important. Les villageois non ouvriers peuvent acheter aux magasins sans participer au boni.
A Goyanna [Goiana], on a préféré demander une remise à des magasins privilégiés. Voilà donc une véritable Corporation mixte, limitée, il est vrai, aux services annexes de l'usine. L'ouvrier développe son initiative. Il comprend l'utilité de tous ces services et le devoir qu'il a d'y contribuer. 112
N'y a-t-il pas là une bonne formation démocratique!
Un fait tout particulier s'est produit près d'ici à l'usine Paulista. Cette usine dépend d'une société anonyme. Les gérants changent. Il s'est trouvé qu'on a nommé un gérant protestant. Comment sauvegarder le caractère catholique de la corporation? La société industrielle de Paulista a obvié au danger. Elle a abandonné toute l'administration de la Corporation aux ouvriers, tout en continuant à leur donner la contribution patronale annuelle. Les résultats sont favorables, les ouvriers maintiennent l'organisation catholique. Voilà des essais hardis de démocratie chrétienne et les fruits en sont excellents. Le peuple ouvrier de 113 ces usines est religieux, gai et sympathique. C'est la race portugaise un peu mêlée au sang noir et indien.
Les cités ouvrières de ces usines chrétiennes contrastent avec les villages du pays. Elles ont un aspect gracieux et prospère. Les rues y sont propres, alignées et plantées de beaux arbres tropicaux. Des fontaines y sont ménagées.
Quand ces braves gens circulent en vêtements blancs ou pâles le dimanche, ils nous font penser aux processions d'antan.
La religion est toujours bienfaisante, elle sait donner à la vie sociale la paix et le bien-être.
(J'ai envoyé à la Chronique du Sud-Est67) ces notes que m'a inspirées ma conversation avec M. Collier). 114
L'usine de Camaragibe donne 8% à ses actionnaires. Quand elle a besoin de crédit en banque, elle ne trouve à emprunter qu'à 10 %, c'est le taux au Brésil.
Le 17. J'ai visité l'usine de M. d'Almeida. C'est un tissage de bas et tricots de coton (fabrica de tecidos da malha).
Quelle bonne famille! mais il y manque des enfants. M. d'Almeida est chrétien, caractère ouvert, esprit actif et ingénieux. Il sait bien l'anglais. Dona Laura est pieuse et bonne. C'est une mère pour le presbytère. Elle a soigné nos malades avec dévouement. Elle est présidente des confréries paroissiales.
J'ai visité les salles d'usine: merveilleuses machines anglaises 115 et américaines. Les ouvriers ont de la tenue. Il y a beaucoup de femmes. Tout le monde est venu me baiser les mains.
Lunch dans la famille: fruits et gâteaux du pays, confitures et gelée de goyave, etc.
Le soir, je reçois la visite du Dr. Joâo Rocha, employé du fisc. Il a une jolie villa en face du presbytère.
M. d'Almeida trouve les ouvriers mous et inconstants. Ils apprennent le métier, puis ils quittent. La vie est trop facile au Brésil. L'ouvrier n'est stimulé ni par le besoin d'argent ni par le goût de l'épargne et de la richesse. M. d'Almeida ne connaît qu'un ou deux de ses ouvriers qui épargnent. 116
Le 18, visite solennelle à Iputinga, où la chapelle est desservie par le P. Graaf68). On me reçoit en triomphe, avec des fusées, des fleurs, des compliments. La petite chapelle est comble, les jeunes filles sont en blanc, les communions sont nombreuses. Une bonne famille offre le petit déjeuner.
Le P. Graaf fait bâtir une belle chapelle. Elle s'achève. Elle coûtera 30.000 francs. Il s'est beaucoup remué pour trouver cela. L'après-midi, je visite un petite sucrerie, un engenho. Il y a un petit moteur à pétrole. Les cannes sont pressées entre deux rouleaux. Le jus est distillé par plusieurs ébullitions. On en tire la mélasse, le sucre 117 en briquettes, l'alcool.
On nous fait goûter de fins morceaux de cannes et du sucre. Nous étions arrivés après la fin du travail. On avait eu la gracieuseté de rallumer le moteur et de tout remettre en train pour nous faire voir le travail.
Le 19, je visite la chapelle de Caxangâ, qui rivalise avec Iputinga pour me recevoir avec solennité. Une brillante procession vient me chercher à la gare.
Il y a profusion de fusées et de fleurs, chant de cantiques, offrande de banquets. Je célèbre la messe et je distribue cinquante communions. Je m'essaie à répondre quelques phrases de portugais aux compliments qui me sont lus. 118
Le 20, départ pour Maceió. Chemin de fer de Recife à Uniâo. C'est une ligne anglaise, les trains y sont rares: deux exprès par semaine. Il faudra coucher en chemin à Uniâo, dans un presbytère qui ne m'attire pas. Voitures genre-tramway avec couloir au milieu. On y devient gris de poussière. Que serait-il s'il n'avait pas un peu plu pendant ces deux jours? Des mendiants, aveugles, estropiés à toutes les gares. Il faudrait porter un sac de sous.
Nous traversons le faubourg d'Afogados, une vraie cité lacustre, dont le nom veut dire les Noyés: maisonnettes de pêcheurs bâties sur les digues d'un marais salé. Les femmes vêtues de robes claires ont l'air endimanchées. Plus loin, c'est Boa Viagem et 119 Prazeres (Plaisirs), bourgades aux noms gracieux, rendez-vous de campagne et de bains de mer. Ilhas, forêt de bambous. Cabo, collines boisées et prairies peuplées d'animaux.
Ipojuca, paroisse franciscaine.
Assu, rochers de granit. Frexeiras, arbres majestueux que les Brésiliens appellent leurs cèdres. Aripibu et Ribeiran, fabriques de sucre et cultures de cannes. Jaqueira, autre paroisse franciscaine. Colonia grand établissement salésien: des Pères sont venus nous saluer à la gare. Nous montons peu à peu pour franchir le versant qui sépare les deux Etats. A Quipapâ, nous sommes déjà à 427 m d'altitude. Les cultures changent. Nous traversons des champs de maïs et de coton. A Agua branca, 120 nous sommes à 563 m d'altitude. On cultive l'oranger.
A la gare de Serra, joyeuse surprise, bruyante démonstration. Le P. Ludvino69) est venu avec sa musique municipale, son chef politique et ses artificiers. La musique joue sans arrêt jusqu'à la gare suivante.
Le soir, il faut coucher à Uniâo. Le curé nous attendait. C'est un Calabrais, de Cosenza. Il a sa famille. La bourgade a 3000 âmes et l'ensemble de la paroisse 30.000. Le curé a trois chevaux à son service. C'est un homme pratique. Il a des épargnes, une ferme et 200 vaches. L'église est assez vaste. Les maisons sont des chaumières, bâties en terre et couvertes de palmes. 121
Le 21 après avoir dit nos messes, nous partons de bon matin. Il fait frais. Il pleut un peu, nous aurons moins de poussière. Nous longeons les rapides du Canhoto. Le pays est beau, c'est un parc immense. Les forêts de palmiers et de bambous se succèdent, puis les lagunes nous annoncent l'approche de la mer.
Nous sommes de bonne heure à Maceió, ville neuve, largement tracée, propre, chaude au milieu du jour. Les bons Frères de Marie (du P. Champagnat)70) nous donnent l'hospitalité. Ils sont en préparatifs de première communion. J'aurai un lit, le P. Graaf aura un hamac (rede). Beaux édifices publics, trésorerie, poste, tribunal.
Visite à l'Evêque, Mgr Antonio Brandâo. Il a son palais en face 122 la gare. Il nous reçoit aimablement. Il apprécie notre concours. Il me donne des pouvoirs pour confesser demain ses communautés.
Le 22, la matinée est fraîche. Nous disons la messe à l'église des Martyrs. Toutes ces églises sont dans le genre portugais du XVIIIe siècle. Je visite les Soeurs du S.-Sacrement, beau pensionnat en haut de la ville, vue superbe. Les bonnes Soeurs ont payé leur acclimatation en perdant 5 ou 6 des leurs.
Les Soeurs de la Ste-Famille de Villefranche ont un pensionnat plus modeste. Des deux côtés, j'entends les confessions, comme un confesseur extraordinaire.
Je visite aussi le séminaire qui est bien installé dans la 123 haute ville, mais médiocrement propre. Il y a deux professeurs italiens, cinquante élèves, y compris la classe préparatoire. Le séminaire donne un ou deux prêtres par an. Ce grand diocèse de 700.000 âmes compte 44 prêtres! Aussi Mgr nous prie de lui en donner le plus possible.
Le 23, dimanche, je dis une messe pour le peuple. L'église est pleine. Je rencontre un bon prêtre de Rodez, qui est venu pour prendre l'aumônerie d'une usine des environs. Le patron, Van Desmet est de Wateren, près d'Hazebrouck. C'est encore une usine chrétienne avec des Soeurs de la Ste-Famille!
Van Desmet veut faire du caoutchouc. Il a, dit-on, planté déjà 400.000 manisoba, 124 une des plantes qui, avec le seringeira et le mangabeira, produisent au Brésil la fameuse gomme.
Nous arrivons à 11 heures à Lage. Grande réception. Musique et fusées à la gare. Je vais à l'église. Elle est comble. J'avance péniblement à travers tout ce peuple qui me baise les mains. Il y a là une foi simple et ardente quoique peu éclairée. De bonnes femmes ont un air illuminé en me baisant la main. C'est une grosse paroisse, qui peut avoir 30.000 âmes et qui est grande comme un diocèse. Il y a six chapelles. Les habitants sont des paysans très rustiques, des mattutos (homme des bois) illettrés, mais 125 robustes et travailleurs. Ils aiment le cheval et le montent habilement. Il y a 1700 baptêmes par an, 200 mariages, 200 communions pascales et 1000 autres. On pourra obtenir beaucoup mieux que cela. Les écoles ne comptent pas 200 enfants et le catéchisme 20!
C'était la foire. Une foule de gens sont venus de loin à cheval. On vend des poteries vulgaires, des harnais, des nattes, des fruits, du manioc, de la morue sèche (bacalâo).
Le chef politique, Barbosa, est à la tête de la démonstration. La musique vient jouer au presbytère: une quinzaine d'exécutants parmi lesquels des enfants.
L'institutrice vient aussi en visite 126 officielle. Il fait frais, 21°. La bourgade est sur le bord du torrent Canhoto. Les maisons sont bâties sur le roc, toujours en rez-de-chaussée. Il y a une longue rue d'assez bon aspect, puis des quartiers pauvres.
La grande église blanche manque de pierres d'autel. Elle a de bien pauvres ornements que nous remplacerons.
Le 24, voyage de retour. Les wagons à sièges cannés sont commodes dans ces pays chauds. Comme il y a peu de culture encore dans ces régions montagneuses! Nous avons du retard, il y a eu hier un déraillement à Marayal. Après la vallée du Canhoto, c'est celle de l'Uva.
Nous rentrons le soir de ce long voyage qui paraît petit au Brésil. 127
Le 25 visite à Mgr.71) Accueil très affable. Entente pour nos œuvres. Mgr reçoit beaucoup. Il secourt bien des misères. Il nous montre son beau palais, son vaste jardin. Il a une autruche privée qui répond à son appel. Il fait des essais de culture d'un chanvre brésilien dont on espère des merveilles. Devant le palais se dressent de beaux palmiers royaux.
Visite aux Salésiens. Grand accueil: musique, allocution, baisement de mains. Les coopératives présidées par Mme Machado préparent une vente de charité dans les parloirs. C'est un superbe collège. Le P. Jordan, visiteur, ancien secrétaire de Don Bosco, rappelle aux jeunes gens que 128 le Saint lui a parlé de moi et de notre œuvre avec bienveillance quand je l'ai visité à Paris72).
C'est à titre d'ami de Don Bosco que je suis accueilli avec tant d'entrain. Le Père vient dîner avec nous à Vârzea. Ils ont 21 maisons au Brésil et 104 dans l'Amérique du Sud. Il connaît bien le Brésil. Il en estime l'épiscopat. Il nous parle d'un saint Evêque Don Antonio, de Mariana (Minas Gerais).
Il y avait eu un curieux incident le matin. Le train était parti sans nous. M. d'Almeida l'avait fait rappeler par le chef de gare et il s'était arrêté pour nous attendre.
Le 26, visite à San Juan, propriété superbe, grande sucrerie, maison de maître 129 qu'on peut appeler un château.
Le castel s'élève sur une colline de 50 m. Le Dr Juan propriétaire nous en fait les honneurs. Belle vue jusqu'à la mer, jusqu'à Olinda; pièce d'eau, jardins soignés.
La maison fondée par le père du docteur est faite avec les plus beaux bois du Brésil, palissandre, acajou, bois de fer, amarello, etc.
Les dames de la famille ont tout le luxe des riches brésiliennes, le pince-nez d'or, les dents d'or pour remplacer celles qui manquent, la coiffure élégante.
Ces grands propriétaires sont comme la féodalité du Brésil.
Le 27, c'est fête à Camaragibe. Mgr y vient et baptise le dernier enfant de M. Collier, Carlos Alberto. Il y a là plusieurs enfants. A Vârzea, il n'y a pas la même bénédiction, 130 chez le Dr Juan et chez M. D'Almeida, il n'y a pas d'enfants.
Mgr distribue des bonbons à tous les enfants des écoles dans de petits sacs faits d'écorce ou de liber (bois-dentelle).
Beau repas: fruits du pays, pinho, papayer. Toast aimable de Mgr.
Le 28, départ pour Goyanna [Goiana]. Chemin de fer. A midi, nous dînons avec nos provisions dans une petite gare où l'on ne trouve que de l'eau saumâtre. Là une voiture envoyée par le Dr Brito nous conduit pendant trois heures dans des chemins qui n'en sont guère. Pour les derniers kilomètres, le Dr Brito est venu nous prendre avec un tramway spécial.
Longue route dans les bois, par 131 monts et par vaux. Il y a des cultures de cannes, de manioc, de coton, mais le plus souvent c'est la forêt, dont les branches envahissent le chemin et nous caressent les oreilles.
Nous entendrons souvent chanter le Sabiâ, sorte de sansonnet, que les Brésiliens comparent au rossignol. Mais combien il en est loin! Le Sabiâ a une voix assez pleine, mais il n'a qu'une ou deux phrases qui finissent par devenir monotones.
En approchant de l'usine, nous traversons ses belles plantations de cannes, dans lesquelles se jouent des volées d'oiseaux bleus.
Arrivée à l'usine. Petite chapelle modeste qui sera rebâtie. Visite rapide à l'usine. Elle a les 132 meilleurs appareils anglais et américains. Elle absorbe le travail de toute la région. Les petits engenhos voisins ne fabriquent plus et lui envoient leurs cannes.
Le domaine de l'usine est immense. Il comprend cinq ou six vallées où des lignes ferrées, d'un développement du 32 kilomètres vont chercher les cannes. C'est un petit royaume.
Un train spécial nous conduit à Goyanna [Goiana], la seconde ville de l'Etat, une vieille ville qui meurt. Les chemins de fer de l'etat n'y passent pas. Il y a neuf églises et un seul prêtre, le curé, qui dessert encore une paroisse rurale. Nous logeons au Carmo, un grand couvent un peu triste, qui a vu des temps scandaleux.
C'était vendredi. Le peuple 133 vient le soir baiser le pied de l'Ecce Homo. Les gens sont plus fidèles à cela qu'à la messe du dimanche. Les irmandades pullulent à Goyanna [Goiana]. Il y en a 15 à la paroisse. Elles ont chacune une fête annuelle. Plusieurs ont leur église propre.
Le 29, visites diverses.
Aux Soeurs de la Ste-Famille. Elles tiennent école et asile. Elles ont préparé une jolie séance, chants, dialogues en portugais et en français. Le Préfet, le juge, le délégué de police y assistent auprès de moi, avec quelques familles des élèves. Détail: une bonne porte sur les bras un joli petit singe habillé. Cela sert de poupée à un enfant.
Visite à l'hôpital de la Miséricorde, Santa Casa de misericordia. Au Brésil, 134 la Misericordia est une institution d'Etat. Elle a son budget, la dîme du budget des Etats, elle a ses hôpitaux qui recueillent les malades, les orphelins, les fous, les pauvres. Ces œuvres sont administrées par des commissions. Elles ont leurs aumôniers. Nous sommes aumôniers de la Misericordia à Goyanna [Goiana]. Nos Pères ont fait mettre des bancs commodes à la chapelle. Cela plaît au peuple, qui vient volontiers là le dimanche.
Je visite les malades, la sacristie.
La plupart des ornements sont mangés par les mites (Bichò, insectes). C'est un fléau du Brésil. Il y a quelques vieilles argenteries, de curieuses navettes en forme de caravelles, un grand ostensoir. Il y a aussi un tour pour les enfants trouvés73).
135
Janvier | 1 | Voyage | 54 | |
La liquidation continue | 2 | Août | 57 | |
Paris | 5 | Départ | 59 | |
Suisse | 8 | Bordeaux | 60 | |
Les Marches | 9 | Le «Chili» | 61 | |
Rome: nos affaires | 14 | En mer | 62 | |
La ville | 15 | Escales | 65 | |
Visites | 16 | Dakar | 68 | |
La lutte | 19 | La Ligne | 75 | |
2 Février | 22 | 136 Passagers | 76 | |
Visites | 23 | La vie à bord | 80 | |
Travaux d'approche | 26 | Réflexions | 81 | |
Catacombes | 27 | Arrivée | 83 | |
Un décès | 28 | Réception | 88 | |
L'audience | 29 | Recife | 89 | |
Journées historiques | 32 | Varzea | 95 | |
Carême | 34 | Visites à Recife | 103 | |
Anniversaire | 35 | Fête des 7 Douleurs | 105 | |
Action Sociale | 36 | Camaragibe | 106 | |
Attente | 38 | Corporation | 108 | |
Avril: Index | 39 | Usine d'Almeida | 114 | |
Audience | 40 | Iputinga | 116 | |
Retour | 43 | Caxangá | 117 | |
Mai | 46 | Voyage à Maceio | 118 | |
Punitions | 47 | Maceio | 121 | |
Juin | 48 | S. José de Lage | 123 | |
Grande nouvelle | 50 | Mgr - Les Salésiens | 127 | |
Juillet | 51 | San Juan | 128 | |
Nouvelle épreuve | 53 | Baptême | 129 | |
Goyanna [Goiana] | 130 | |||
Id. visites | 133 |