A PROPOS DU CONGRES DE BOLOGNE
Nous savions bien personnellement que Pie X ne changerait rien à l'orientation sociale tracée par Léon XIII. Il était, comme évêque, un disciple fervent de Léon XIII, il devait être, comme Pape, son zélé continuateur.
Mais tout le monde ne pensait pas comme nous, et quelques vénérables conservateurs espéraient un retour en arrière.
Nous parlons ici de personnes excellentes, pleines de, mérites et dignes de notre vénération, mais qui n'ont pas encore bien saisi l'urgence de l'organisation populaire et qui croient encore à la suffisance de l'ancienne action patronale.
On attendait le congrès catholique italien de Bologne pour y saisir le mot d'ordre donné par Pie X.
Le congrès est venu, Pie X a parlé, et en deux mots il a tranché toute équivoque: «Il n'y pas lieu de chercher un nouveau programme, a-t-il écrit au président du congrès, le comte Grosoli. Vous avez les encycliques de mon prédécesseur et les instructions qu'il a fait donner à l'heure des congrès, voilà l'unique direction qu'il faut suivre».
Léon XIII a déterminé la doctrine et tracé la voie, Pie X poussera toujours à l'action.
En avant! c'est le mot d'ordre. A l'œuvre, dans le sens de l'action populaire ou de la démocratie chrétienne.
Le comte Grosoli a préparé un programme, plutôt hardi, de progrès et d'action. Quelques vénérables conservateurs se troublent et lui demandent s'il est bien sûr d'être dans les idées du Pape.
Le comte Grosoli peut leur répondre qu'il a présenté personnellement son programme au Pape et que le Pape l'a autorisé à soumettre ce programme aux délibérations du congrès.
Or, le fond de ce programme, c'était une petite révolution dans la direction du mouvement des œuvres en Italie.
Il faut pour comprendre cela quelques explications.
L'organisation catholique en Italie comprend un pouvoir exécutif, sorte de ministère, et un sénat modérateur.
Le pouvoir exécutif, c'est la présidence, avec une quinzaine de conseillers qui se réunissent tous les mois.
Le sénat modérateur ou comité permanent se compose de soixantedouze membres, qui sont généralement de vénérables conservateurs, patriarches de toutes les œuvres anciennes.
jusqu'à présent, les comités locaux et régionaux avaient une grande autonomie et ne pouvaient être réformés ou dissous que par le comité permanent, qui ne se réunit d'ailleurs que deux fois l'an.
Beaucoup de ces comités locaux sommeillaient dans une pieuse inaction. Le comité permanent n'y portait pas remède. Le comte Grosoli pensa qu'il fallait un organe, un cerveau, un centre nerveux plus jeune et plus agissant que le vénérable comité permanent, pour aller partout secouer ces membres endormis du corps social et pour remplacer au besoin par des membres jeunes et vivants ceux qui semblent paralysés. Il demande pour la Présidence le pouvoir d'avertir, de dissoudre, de constituer les comités locaux et provinciaux. C'était une révolution, une révision constitutionnelle.
Il avait présenté son projet à Pie X qui lui avait dit: «Vous pouvez le soumettre au referendum du congrès».
Qu'il y ait eu quelque bruit, cela devait être, d'autant plus que la délibération se faisait dans un parlement de quinze cents membres, ce qui n'est pas très pratique. Mais le plébiscite a donné une superbe majorité. Il y a eu seulement cinquante non sur quinze cents congressistes, c'est peu.
La révision constitutionnelle est faite. Le pouvoir de faire et de défaire les comités passe à la Présidence, dont le comte Grosoli est toute l'âme. Or, on sait que le comte Grosoli est le chef du parti des jeunes, du groupe de l'action populaire et démocratique.
Cette décision sera le point de départ d'un magnifique réveil de l'action catholique en Italie.
C'est là le point capital du congrès de Bologne. Cette révolution constitutionnelle est plus importante que tous les vœux émis en faveur des œuvres à développer. Ces vœux d'ailleurs sont dans le même esprit et le même courant. Ce sont les hommes les plus en vue du groupe de l'action populaire, et notamment le comte Modolago et le professeur Toniolo qui ont fait admettre ces vœux. Ils se rapportent à l'organisation professionnelle, au referendum communal et à l'action féministe.
L'organisation professionnelle aurait arrêté depuis dix ans les progrès du socialisme, si Léon XIII avait été compris. Mais de vénérables conservateurs ont redouté l'action des syndicats, et comme les syndicats répondaient à un besoin de la nature humaine et de la vie industrielle et sociale, ils se sont faits dans le sens du socialisme. Maintenant la cause des syndicats est gagnée chez les catholiques, mais c'est tard et la besogne sera rude. Il faut conquérir un terrain déjà occupé et arracher les ouvriers aux syndicats socialistes. Le congrès de Bologne a été unanime à voter l'organisation d'urgence des syndicats.
Le referendum communal est un procédé social démocratique, bien conforme aux traditions des Guelfes ou de l'ancien parti communal italien.
Le congrès de Bologne a donné une part importante de son attention au mouvement féministe. C'est bien moderne, cela, et on ne reprochera pas aux catholiques de se traîner toujours dans les mêmes ornières. On a voté l'organisation de groupes d'études de femmes et d'associations professionnelles féminines. Pourquoi pas? Catherine de Sienne et Rose de Viterbe, en Italie; Jeanne d'Arc et Jeanne Hachette, en France, n'ont pas fait de mauvaise besogne.
Quelle leçon pouvons-nous tirer en France du congrès de Bologne? Elle est manifeste. - Agissons. Laissons de côté les discussions byzantines. En avant les cercles d'études, les œuvres de jeunesse, les organisations syndicales. Il n y a pas à chercher un nouveau programme. Faisons des congrès, non plus pour discuter dans quel esprit on agira, mais seulement pour nous résoudre à mettre la main à l'œuvre.
Suivons ceux qui marchent, les Piou, les Marc Sangnier, les Durand, les Gailhard-Bancel, les Harmel.
Sans mépriser l'éloquence gauloise, mêlons-y l'action tenace et persévérante des autres races.
La Chronique du Sud-Est, N. 12, décembre 1903, pp. 393-394.
LE PROCHAIN CONGRES
Chers jeunes gens, le Souverain Pontife et l'Eglise attendent beaucoup de vous.
Avez-vous remarqué une parole étonnante que Pie X a lancée dans sa première encyclique et qu'il vient de répéter dans son fameux Motu proprio, que l'histoire appellera son Syllabus social! Cette parole nouvelle, c'est que l'action catholique des laies n'est pas seulement utile et salutaire, mais qu'elle est devenue nécessaire dans les conditions actuelles de l'Eglise et de la société.
Vous êtes devenus des auxiliaires indispensables de la hiérarchie sacrée ou du corps apostolique des pasteurs. Les motifs? c'est que les prêtres sont peu nombreux, c'est qu'ils se heurtent à des défiances, c'est que les religieux sont écartés, c'est que la vie sociale et politique est plus intense, plus agitée qu'autrefois et que, dans cette mêlée, des laïcs ont un accès plus facile que des prêtres.
Et parmi cette armée de combattants dans le champ de l'apostolat, Pie X signale un bataillon d'élite, celui de la jeunesse, dont il admire l'ardeur et la furia. N'avait-il pas dit aussi récemment à Marc Sangnier et à d'autres représentants du Sillon et de la jeunesse catholique, tout ce qu'il espérait de leur dévouement?
A l'œuvre donc, pour votre beau congrès! Vous étudierez le Syllabus social de Pie X, qui résume toutes les directions de Léon XIII. Vous parlerez de toutes les formes nouvelles de l'apostolat dans les campagnes et dans les villes, de la presse catholique, des conférences, des cercles' d'études, des syndicats.
Fondez partout des œuvres de jeunesse et groupez-les en fédérations, demandez dans les villes des carêmes d'hommes, suscitez des organisations électorales. Parlez aussi des écoles professionnelles catholiques. L'avenir n'est-il pas toujours aux hommes de travail, à ceux que leurs connaissances professionnelles rendent aptes à devenir des meneurs d'hommes!
Et si l'Etat veut absorber tout l'enseignement, préparez-vous à stimuler vos jeunes frères. Ils formeront des groupes d'élite dans ces lycées. Ils se réuniront les jours de sortie et ils entretiendront, dans cette masse de jeunes âmes vouées à la mort spirituelle, un levain de résurrection.
Vous n'êtes, dans nos paroisses, qu'une faible minorité, que cela ne vous effraie pas. Comme Marc Sangnier le disait l'autre jour dans le Sillon, «les pays ont toujours été conduits par une minorité; il suffit qu'elle soit active, bien entraînée, opportune, et que la victoire soit pour elle une nécessité d'existence».
La Chronique du Sud-Est, N. 1, janvier 1904, pp. 7-8.
ROMAINS!
Chers jeunes gens du Sud-Est, une des formes de votre action populaire, ce sont les conférences. Je vous offre des notes pour en faire une sur ce thème: Romains!
Les Loges maçonniques ont lancé un mot d'ordre: «Accusons les catholiques, ont-elles dit, d'être romains plutôt que français, cela les rendra impopulaires». Les députés et les journalistes dévoués à la secte ont saisi cela au vol, et ils en ont fait une scie ou un bateau, dont ils s'amusent comme de vrais collégiens. - «Rome!» - «romains!». «Allez à Rome!» ces cris se succèdent sans arrêt, quand la tribune est occupée par un orateur de l'opposition.
Le comble de l'intelligence a été atteint par un journal de province qui, pour nous raconter l'autre jour le vote favorable à Pelletan, intitulait son article: «Rome vaincue!» tout comme si la flotte du Pape avait été battue, en bataille rangée, par celle de notre ineffable ministre de la marine.
«Romains! direz vous à vos auditeurs, romains ou plutôt catholiques, oui, nous le sommes. Mais cela ne gâte rien à notre patriotisme. - catholiques toujours, et Français toujours. - C'est le refrain de nos cantiques. Nos cœurs sont assez larges pour embrasser dans leur affection la Rome du Vicaire de Jésus-Christ et la France de nos aïeux.
Rome est pour nous le centre de la Religion, qu'est-ce que cela peut bien vous faire? L'Eglise de Rome ne nous empêche pas de remplir nos devoirs civiques, elle nous le recommande.
Ne connaissez-vous pas sa devise: Rendez à Dieu ce qui est à Dieu, et à César ce qui est à César. Ce qui veut dire: Aimez la Religion et aimez la patrie.
La chevalerie chrétienne n'a-t-elle pas été la fleur du patriotisme? Jeanne d'Arc la sainte, n'est-elle pas le symbole du dévouement à la patrie».
« Au fond, vous savez bien tout cela, n'est-ce pas!
Mais vous, qui n'êtes pas de la religion de Rome, de laquelle êtes-vous donc? Vous les chevaliers du Bloc, d'où tirez-vous votre doctrine? Vous êtes de la religion des Loges ou de celle du Socialisme, ou bien encore vous êtes protestants ou juifs.
Protestants, vous tenez de Wittemberg ou de Genève. Israélites, vous êtes sionistes ou cosmopolites. Socialistes, votre évangile vous vient de Marx le Germain, votre bréviaire est l'internationale. Francs-maçons, vous semblez ignorer vous-mêmes votre origine. La légende vous fait remonter jusqu'à Hiram, le contemporain de Salomon. L'histoire vous fait descendre des Sociniens d'Italie, des Illuminés d'Allemagne, des confréries de Maçons d'Angleterre et d'Ecosse. Vos centres à Paris s'appellent le Grand-Orient et la grande Loge Ecossaise. Je ne vois rien là de français.
Si nous avions comme vous, l'esprit de gaminerie de nos écoliers, quand vous criez à la Chambre: Rome! Rome! nous crierions, nous: Genève! Berlin! Londres! Sion! - Cela ferait une jolie cacophonie. Et cela avancerait-il les affaires?
Mais allons plus au fond. Si notre romanisme à nous, ne nous empêche pas d'être patriotes, comme le démontrent dix-huit siècles d'histoire, cela est loin d'être aussi clair pour vos doctrines.
Ce que je vais dire en quelques mots, il faut en lire le développement dans le beau livre de Goyau, sur l'Idée de patrie et l'humanitarisme. Dès 1860, sous l'inspiration du Grand-Orient d'Italie, un vent d'humanitarisme souffla sur tout le monde maçonnique avec des projets de désarmements général, de fraternité des peuples et de fédération de toutes les races. Plusieurs revues françaises, le «Monde maçonnique», la «Chaîne d'union»; la «Ruche maçonnique»; abondaient dans ce sens. Nous devons à ce courant d'opinion l'échec des projets de réorganisation militaire du maréchal Niel, et par une suite logique, toutes nos défaites de l'année terrible. Vous aviez là un joli patriotisme!
Après l'année sanglante, ces doctrines se dissimulèrent honteusement. Gambetta et Ferry, entraînés par leur propre naturel et par l'esprit public, firent du patriotisme, ils travaillèrent à réorganiser l'armée. Mais nos épreuves sont maintenant oubliées et le faux humanitarisme reprend le dessus. La Maçonnerie, disait déjà le grand orateur du Suprême Conseil de 1882, ne veut pas connaître les barrières qui séparent les peuples; le principe de nationalité s'efface devant le grand principe de l'internationalisme. Les Loges françaises, consultées en 1886, déclarèrent qu'il valait mieux laisser l'Alsace à l'Allemagne que de penser à la revanche.
MM. Brisson et Buisson sont revenus à leurs vieilles amours d'avant 1870. Les instituteurs sont entretenus dans ce courant d'idées par une revue, le Volume, que dirige M. Jules Payot.
De 1882 à 1894, la maçonnerie française prend son mot d'ordre à Rome. Il y a un moment d'arrêt après quelques imprudences du grand-maître Lemmi. Le Congrès maçonnique de Paris, en 1900, décide l'établissement d'un bureau international en Suisse. Le Grand-Orient de Rome vient d'élire un Grand-Maître aux idées républicaines, pour regagner la confiance des Loges françaises. Nous pourrons donc crier à ces farçeurs de Maçons: Romains vous-mêmes!».
«Et le Socialisme, y a-t-il rien de plus-international? Il a ses congrès cosmopolites. Celui de 1900, à Paris, prend la résolution de combattre à outrance le militarisme, et par conséquent, le patriotisme. Il confie à une commission internationale le soin de poursuivre cette propagande. Et voilà les gens qui nous accusent d'avoir à Rome une direction internationale!
Certainement, nous en avons une, mais elle se borne à l'enseignement religieux, elle ne détruit pas le patriotisme, elle l'encourage, tandis que toutes vos Loges centrales et commissions internationales ont pour mot d'ordre de combattre l'idée de patrie.
Et l'Alliance israélite universelle, est-elle un organe de patriotisme français ou de patriotisme israélite?
Les deux grandes forces actuelles sont la Maçonnerie et le judaïsme. Le Socialisme est plutôt un instrument inconscient entre leurs mains. Maçons et juifs rêvent une République universelle, dont ils mettraient volontiers la capitale à Rome, pour faire la nique à l'Eglise et au Christ, et voilà les gens qui nous crient: Romains! Romains!
Cette idée les obsède. Ils sèchent de dépit de voir l'autorité morale dont jouit l'Eglise de Rome. Ils voudraient accaparer cette autorité, non pas pour libérer le monde, mais pour l'asservir et pour satisfaire leur ambition.
Défendons Rome et la patrie française contre ce pan-maçonnisme ou ce pan-Judaïsme, qui a pour ressorts secrets des convoitises et des haines sectaires. Soyons Romains avec l'Eglise, et Français avec la France!».
La Chronique du Sud-Est, N. 4, avril 1904, pp. 125-127.
POINTS NOIRS
Je ne suis pas pessimiste. Je vois bien quelques percées bleues dans le ciel de plomb qui pèse sur notre chère France. J'indiquerais bien des motifs d'espérance pour un avenir meilleur. Mais aujourd'hui, je suis angoissé et inquiet, comme on l'est sur le pont d'un navire à la vue de gros nuages sombres, et j'en prends occasion pour redire à nos chers jeunes gens de la Chronique: «Allons, courage! Travaillez! Tous aux antennes, aux rames et aux cordages! Tous aux œuvres et à l'apostolat».
Toujours ce cauchemar de la dépopulation!… et ce livre de René Bazin qui nous revient à l'esprit: «La terre qui meurt!». La race de France ne meurt pas, mais elle languit, et les autres pullulent!
Le Ministère de l'Intérieur a publié les résultats du recensement: combien de départements il faut teinter en noir parce qu'ils se dépeuplent! La belle Normandie est au premier rang. L'Orne, par exemple, a perdu neuf mille âmes en quatre ans! Chacun de ses arrondissements a perdu de 1.500 à 3.000 âmes.
Si tous nos départements en étaient là, nous aurions perdu un million d'âmes en ces quatre ans. Qui dit que cela ne viendra pas? Grâce à quelques provinces qui tiennent bon, l'ensemble de la race ne diminue pas encore, mais il n'augmente plus. Et, pendant ce temps-là, l'Italie s'accroît de 300.000 habitants par an, l'Angleterre de 400.000, l'Allemagne de 800.000!
Avec la race, la fortune aussi s'en va. Dans un discours truqué, le Ministre des Finances a essayé de faire croire au Sénat que l'épargne de la France continue à s'accroître. Pour présenter des chiffres favorables, il a réuni vingt années. Il est vrai qu'en 1885 les capitaux déposés aux Caisses d'épargne ne s'élevaient qu'à deux milliards trois cents millions; tandis qu'en 1904 ils s'élevaient à quatre milliards trois cents millions. Mais ce que n'a pas dit M. Poincarré, c'est que tout l'accroissement date des dix premières années. A ce temps-là, la réserve augmentait de deux cents millions par an. Dans les cinq dernières années, elle n'est plus que de huit millions par an. Quel effondrement! Ce n'est plus rien.
Et pendant cette même période de cinq ans, l'épargne anglaise
s'accroissait de deux cents millions par an, l'épargne allemande de cinq cents millions par an; l'épargne belge, elle-même, de cinquante millions!!!
Pauvre France! Est-ce la fin de ta prospérité!
Où en est notre commerce? La mesure de sa vitalité peut se déduire assez exactement de l'état de notre marine marchande.
Là aussi, c'est l'effondrement. Nous ne vivons plus, nous végétons. La jauge des marines à vapeur commerciales en 1900 donne pour l'Angleterre onze millions de tonnes; pour l'Allemagne, deux millions; pour la France, moins d'un million; pour la Norwège, sept cent mille tonnes.
En treize ans, l'Angleterre a doublé son tonnage; l'Allemagne l'a triplé; la Norwège l'a quadruplé, et nous sommes restés à peu près stationnaires.
C'est la fin de notre marine marchande, même dans la Méditerranée. Vous trouverez des agences allemandes dans toutes les grandes villes d'Italie, vous n'y trouverez pas d'agences françaises. Même entre Marseille et l'Algérie, une bonne part des transports sont faits par des bâtiments anglais. Il passe beaucoup plus de navires allemands que de français à Suez.
Du deuxième rang où nous étions, nous passerons bientôt au sixième ou au septième.
Voici maintenant un très curieux phénomène. On lit dans plusieurs journaux: « Les industriels de la région de Longwy viennent d'avoir une idée ingénieuse et pratique. Sans cesse menacés par les révolutionnaires qui fomentent des grèves et promettent de pendre les patrons à la lanterne, et fort mal protégés par le gouvernement, ils ont décidé de se protéger eux-mêmes. Leurs usines vont être pourvues de défenses diverses et donneront asile à un certain nombre de gaillards résolus, qui, en cas de grève, feront le nécessaire pour assurer la liberté du travail et la sécurité des travailleurs».
C'est une nouvelle forme de la féodalité. Dans le haut moyen-âge, sous les derniers Carlovingiens, nous étions si peu gouvernés qu'il n'y avait plus aucune sécurité dans les provinces. Les grands propriétaires terriens élevèrent leurs castels sur toutes les collines et prirent sous leur patronage les paisibles travailleurs des champs, molestés par les routiers de ce temps-là.
La féodalité d'aujourd'hui, les chefs d'usines vont avoir leurs enceintes crénelées, leurs machicoulis, leur garde et leurs fusils de rempart, ou quelque chose d'équivalent. Là où l'ordre public fait défaut, il est de droit naturel que chacun se défende…
L'insécurité d'alors venait de l'imbécilité des rois fainéants, celle d'aujourd'hui vient de la compromission des gouvernants avec les anarchistes.
Je pourrais signaler bien d'autres points noirs. C'est assez pour aujourd'hui.
Nous allons donc à la ruine et à la mort, à moins que la nation ne se réorganise avec d'autres principes de morale et un autre système de gouvernement.
On a vu des malades revenir des portes du tombeau, et des plantes à demi fanées reprendre leur vigueur. Mais il y faut de grands soins et des remèdes bien adoptés.
Jeunes gens, ne l'aimez-vous pas, cette malade qui est la France? N'est-elle pas votre mère? Ne voulez-vous pas lui donner ces soins et ces remèdes?
Vous tenez son salut entre vos mains. Il viendra par votre foi, par vos œuvres, par votre infatigable dévouement.
La Chronique du Sud-Est, N. 5, mai 1906, pp. 154-155.
UNE FORME DE LA CORPORATION CHRETIENNE AU BRESIL
Pernambuco, 11 oct. 1906
C'est de bien loin, que j'envoie aujourd'hui quelques notes à la Chronique.
Je suis depuis quelques semaines au Brésil pour visiter mes missionnaires. J'observe en même temps les essais d'organisation chrétienne du travail qu'on a tentés ici.
Ce qui se fait n'est pas encore considérable, mais c'est fort original. Cela diffère de nos œuvres de France et c'est curieux à étudier.
Je dois dire d'abord, que tout est dû à l'initiative d'un seul homme, M. Carlos Alberto de Menezes, mort il y a deux ans.
Il était ici directeur des usines (filature et sucrerie) d'une importante société industrielle.
Pieux et bon, il faisait le bien comme on le faisait autrefois au Brésil: charité patronale, chapelle et école à l'usine.
Les grandes fabriques de sucre, les engenhos ont généralement une chapelle. Les anciennes lois de la monarchie portugaise, les obligeaient même à entretenir un aumônier.
Les anciennes formes d'organisation chrétienne étaient la Société de Saint-Vincent-de-Paul et l'Apostolat de la Prière. Elles subsistent et elles font encore beaucoup de bien. L'apostolat vient des jésuites. Il groupe les hommes et les femmes par quinzaines, sous la direction de zélateurs, avec des réunions mensuelles, des fêtes, des communions. Les liens sont assez étroits. Les zélateurs sont de vrais auxiliaires des prêtres. C'est un beau modèle d'organisation chrétienne et paroissiale.
M. Carlos Alberto de Menezes, après l'émancipation des esclaves en 1889, comprit qu'il y avait autre chose à faire pour relever les ouvriers, pour leur donner le sentiment de leur dignité personnelle et la conscience du devoir social.
Il avait lu dans le Bulletin de Saint-Vincent-de-Paul des articles sur les œuvres du Val-des-Bois, il résolut de devenir un second Léon Harmel. En 1892, il alla en Europe, autant pour voir les œuvres du Val que pour acheter en France et en Angleterre, des métiers à filer et à tisser.
Il s'enthousiasma pour le Val. Il voulait un aumônier pour l'aider. Il me vit alors, il m'en demanda un et je le lui donnai.
Ses œuvres nouvelles commencèrent en 1893. Elles se développèrent sans cesse. L'usine de Camaragibe, le Val-des-Bois du Brésil, a son aumônier, ses écoles de Sœurs et de Frères et diverses institutions économiques.
D'autres usines ont imité Camaragibe, notamment la sucrerie de Goyama, la filature de Paulista, l'usine de M. Van Desmet, à Bahia. M. de Menezes a provoqué des Congrès catholiques généraux ou provinciaux à Bahia, à San Paulo, à Pernambuco, en 1900, en 1901, en 1902.
Au Congrès de Bahia, le docteur Breto, gérant de Goyama, ne craignit pas de dire que le prêtre et la chapelle dans l'usine sont aussi nécessaires que le générateur et le chauffeur.
Mais voici ce qu'ont d'original les œuvres brésiliennes. Les patrons ont formé avec les ouvriers, une Corporation, un syndicat mixte légal et régulier, non pas pour la direction de l'usine elle-même, mais pour l'administration des services annexes: culte, écoles, secours mutuels, coopérative, récréations, etc.
La Corporation de chaque usine organisée a ses statuts, dont voici les éléments principaux:
La Caisse corporative est alimentée par une contribution patronale annuelle et par un apport des ouvriers.
A Camaragibe, les patrons (la Société industrielle) donnent quinze contos, environ vingt-mille francs par an. A Goyama, c'est dix contos. Les ouvriers et employés abandonnent un demi-jour de salaire par mois, six jours sur trois cents, soit deux pour cent; et cela donne à peu près la même somme que la contribution patronale.
Le Conseil d'administration de Camaragibe a vingt membres: dix sont élus par les ouvriers, dix sont nommés par le directeur, qui préside les réunions. Le Conseil de Goyama n'a que dix membres.
Le Conseil a ses réunions mensuelles. Chaque année, il vote son budget.
Il entretient le culte, les écoles, la police locale, les associations récréatives (clubs musical et dramatique), l'édilité et la salubrité dans la cité ouvrière.
La section de Secours mutuels pourvoit aux soins médicaux, à la pharmacie, aux sépultures. Elle aspire aussi à donner des retraites aux vieillards, des secours aux blessés, des indemnités aux malades.
La caisse corporative a un capital de réserve. Elle a reçu plusieurs fois, dans les bonnes années, une contribution exceptionnelle des patrons.
La corporation administre aussi des magasins coopératifs, d'où elle tire un boni important. A Goyama, on a préféré demander une remise à des magasins privilégiés.
Voilà donc une véritable Corporation mixte, limitée il est vrai, aux services annexes de l'usine. L'ouvrier développe son initiative. Il comprend l'utilité de tous ces services et le devoir qu'il a d'y contribuer.
N'y a-t-il pas là une bonne formation démocratique?
Un fait tout particulier s'est produit ici à Paulista. L'usine dépend d'une société anonyme. Les gérants changent. Ils peuvent devenir indifférents à la religion, protestants même. Comment sera sauvegardé le caractère de la corporation chrétienne?
La société industrielle de Paulista a obvié au danger. Elle a abandonné toute l'administration de la Corporation aux ouvriers, tout en continuant à leur donner la contribution patronale annuelle. Les résultats sont favorables. Les ouvriers maintiennent l'organisation catholique.
Voilà des essais hardis de démocratie chrétienne et les fruits en sont excellents. Méditons cela en France.
Le peuple ouvrier de ces usines est religieux, gai et sympathique. C'est la race portugaise, un peu mêlée au sang noir et indien.
Les cités ouvrières de ces usines chrétiennes contrastent avec les villages du pays. Elles ont un aspect gracieux et prospère. Les rues y sont propres, alignées et plantées de beaux arbres tropicaux. Des fontaines y sont ménagées.
Quand ces braves gens circulent en vêtements blancs ou de couleurs pâles, surtout le dimanche, ils nous font penser à nos processions d'antan.
La religion est toujours bienfaisante. Elle sait donner à la vie sociale, la paix et le bien-être.
La Chronique du Sud-Est, N. 11, novembre 1906, pp. 327-328.
LES CERCLES OUVRIERS DANS LA REPUBLIQUE DE L'ARGENTINE
L'Amérique latine imite nos œuvres, mais parfois elle leur donne un cachet particulier qui mérite d'être étudié. Elle a fait, par exemple, de l'Apostolat de la Prière une organisation virile, qui est le meilleur auxiliaire de la paroisse. Mais parlons aujourd'hui des Cercles Ouvriers et spécialement de la République Argentine.
Voici douze ans que l'Argentine s'est mise à faire des Cercles. Elle en compte une quarantaine: dix à Buenos-Aires et trente dans les provinces.
Ils sont vivants. Ceux de la capitale comptent en moyenne deux mille membres chacun. Celui du faubourg de Barracas en compte à lui seul quatre mille cinq cents. Qu'en pense le comité de Paris?
Les Cercles occupent généralement une maison en location. Le Cercle central de Buenos-Aires est en train de se faire construire un palais de la valeur de cent quarante mille piastres ou trois cent mille francs.
Les Cercles de la capitale assistent, bannière en tête, aux processions de la Fête-Dieu et du jeudi-Saint. Ils savent se grouper pour des démonstrations pacifiques et présenter au public des défilés de dix mille hommes et des meetings sur la Place de Mai en faveur de tel ou tel projet de loi, pour le repos dominical ou pour la limitation du travail des femmes et des enfants.
Chaque année, ils font un beau pélerinage. Tous les deux ans, ils tiennent un congrès général, où chaque Cercle envoie quelques délégués.
D'où viennent donc cette vitalité et cet entrain? Les Cercles de l'Argentine ne seraient-ils pas de la même famille que les nôtres? Ils attribuent cependant leur paternité morale à la belle œuvre française de M. de Mun et de M. de la Tour-du-Pin.
Peut-être doivent-ils un appoint de force et de vie pratique à cette circonstance que leur fondateur et leur directeur général est un religieux allemand, le Père Frédéric Grote, rédemptoriste, qui connaissait l'organisation solide des associations ouvrières de son pays.
Chez nous, le premier modèle qu'on nous a montré a été le Cercle Montparnasse. C'était vraiment le type idéal d'une œuvre de persévérance par les exercices de piété et par les récréations honnêtes du dimanche. Mais était-ce bien une œuvre professionnelle?
Le Père Grote a pris pour base de ses groupements, la mutualité. Chaque Cercle argentin est une société de secours mutuels, conçue largement, avec un local propre et des œuvres annexes. Ces sociétés ont la personnalité civile en Argentine.
Comme chez nous, on y paie une cotisation (deux francs cinquante par mois). On y reçoit les soins médicaux, les remèdes, un salaire de maladie (quatre-vingt centimes par jour). Les membres honoraires concourent à remplir la caisse. Il y a même des groupements de femmes qui reçoivent les soins médicaux en cas de maladie.
Mais cette mutualité n'est qu'une base qui porte bien des annexes. Chaque Cercle entretient une école libre, parce que les écoles publiques sont neutres en Argentine. Le Cercle central de BuenosAires a une école de garçons de trois cent cinquante élèves. Les Cercles ont aussi des écoles du soir.
Chaque Cercle a sa bibliothèque, ses conférences sociales, son journal ou bulletin mensuel, ses consultations juridiques.
On y commence les groupements professionnels en vue d'une loi sur les syndicats, qui va être votée prochainement et qui a été demandée par les catholiques.
Le Cercle est paroissial, il n'a pas de chapelle. Il a toujours une grande salle, et ses réunions mensuelles sont de vraies fêtes avec une conférence sociale et un programme récréatif.
Chaque Cercle a une Commission de Propagande composée de membres jeunes et ardents, qui reçoivent une récompense quand ils amènent des membres nouveaux.
On n'exige la pratique religieuse que des dignitaires. L'aumônier et l'influence du milieu gagnent les autres.
Plusieurs Cercles se sont annexé des patronages d'apprentis. L'organisation centrale est puissante. Il y a une Junte administrative et un Conseil général, qui assurent la visite annuelle des Cercles, la réunion des congrès tous les deux ans et la publication d'un journal la Democracia cristiana, qui donne le ton aux divers Bulletins mensuels des Cercles.
Les Cercles Argentins ont donc une vie active. Il en est de même dans la République voisine de l'Uruguay, et cela excite notre envie.
La Chronique du Sud-Est, N. 2, février 1907, pp. 57-58.
IMPRESSIONS D'AMERIQUE
Jules Lemaître, dans son roman «Les Rois» a dit: «Paris a maintenant son métropolitain, cela lui donnera l'air moins petite ville». Par ce courrier souterrain, en effet, Paris se rapproche de Londres et de New-York; mais pour l'étendue de son territoire, pour l'ampleur et la largeur des rues et des avenues, pour l'air, pour les jardins, pour les dimensions des appartements, pour l'éclairage électrique, pour la traction des tramways, Paris est resté petite ville.
Pour les Français qui sortent peu de chez eux et qui ne connaissent que Landerneau ou Carpentras, ou tout au plus Bordeaux, Toulouse, Marseille ou Lyon, Paris leur semble la grande ville par excellence. Paris les éblouit, comme Rome étonnait Virgile quand il la comparait à Mantoue.
Ce n'est pas l'impression des Américains. Qu'ils viennent de New-York ou de Chicago, de Rio-de-Janeiro ou de Buenos-Aires, Paris sous certains aspects leur semble petite ville.
Cette masse d'habitants entassés sur 80 kilomètres carrés, ces fouillis de rues étroites dans le vieux Paris, ces appartements étriqués, favorables à la phtisie, ces hôtels sans jardins, ces lourds omnibus qui ont succédé sans grand changement aux carosses à cinq sous inventés par Pascal sous Louis XIV, tout cela les étonne. Ils reportent ce souvenir chez eux et ils le communiquent.
Achetez en Argentine une géographie populaire, vous y verrez le plan de Buenos-Aires opposé à celui de Paris. La capitale américaine met au large son million d'habitants sur un espace de 186 kilomètres carrés; la capitale française entasse trois millions d'habitants sur 80 kilomètres!
Buenos-Aires a un périmètre de 62 kilomètres, celui de Paris est de 35. La traversée de Paris est de 5 kilomètres sur 7. Celle de Buenos-Aires est de 18 sur 25. Les rues anciennes de Buenos-Aires ont douze mètres de large, les nouvelles de 16 à 30. Paris croit faire merveille quand il élargit quelques-unes de ses vieilles rues jusqu'à 10 ou 12 mètres.
Si je passe à Rio-de-Janeiro, je fais abstraction du cadre merveilleux que Paris peut lui envier, sa baie et ses montagnes. Mais la cité elle-même a pris depuis dix ans un très grand air. Elle s'est donné du large plus que M. Haussmann n'avait pu faire à Paris. Elle a renouvelé ou percé onze kilomètres de rues et d'avenues. Elle a démoli et reconstruit onze cents immeubles. Son avenue centrale s'est bordée de palais. Son quai de Beiramare, semé de jardins, longe la rade sur plus de cinq kilomètres. La ville a une profondeur de 14 kilomètres sur 16.
Pour l'Amérique du Nord, il faudrait citer bien des villes. New-York et Chicago surtout sont de grandes villes avec des rues larges, d'innombrables cars électriques, des squares et des jardins nombreux.
A Paris, quels entassements de population en certains quartiers! dans le demi-cercle dont les grands boulevards sont la circonférence, le commerce est resserré dans des magasins et des bureaux où parfois le gaz brûle toute la journée.
Au Nord de la ville et surtout à l'Est, se sont groupées les populations ouvrières en des agglomérations d'une extraordinaire densité, à Montmartre, Ménilmontant, La Villette, Belleville.
Le faubourg Saint-Marceau s'appelle dans le peuple le faubourg souffrant, à cause de ses logements insalubres et des commerces infects qu'on y exerce: les chiffons, les os et toutes les épaves de la civilisation.
Les ruelles de l'ancienne ville près de St-Gervais ont des quartiers de maisons où la phtisie est endémique et on les laisse debout!
Dans les villes d'Amérique, toutes les rues sont aptes à recevoir des tramways. Les avenues les plus larges ont deux voies celle de l'aller et celle du retour. A Paris, combien peu de voies peuvent recevoir les tramway électriques! Les chevaux tirent toujours péniblement les omnibus, ou bien on essaie les autobus qui ne sont guère moins lourds.
Combien de nos grandes villes d'Europe sont mieux percées que Paris: Londres, Bruxelles, Berlin, Munich, Milan! Partout les tramways filent joyeusement.
Paris baisse dans l'opinion des Américains. Ils venaient autrefois en Europe rien que pour visiter Paris. Ils se partagent maintenant entre Paris, Berlin et Londres.
Et pourquoi cette étroitesse et cet entassement de Paris? Cela tient à l'enceinte fortifiée et au stupide octroi, qui en exige la conservation. Une des revendications de la grande Révolution, c'était la suppression des douanes intérieures, et nous y sommes revenus!
Comme cela semble arriéré aux étrangers! On ne peut pas sortir d'une gare de Paris sans ouvrir sa malle. Et si vous oubliez de déclarer un demi-litre d'alcool, on vous flanque une amende de 150 francs; j'ai été témoin du fait.
Quand en finirons-nous avec cet impôt archaïque et avec les enceintes continues qui ne servent plus que de murs d'octroi. L'enceinte à Paris est un anachronisme, on a détruit celle de Metz. Il n'y a plus que les forts qui comptent.
Eventrez donc l'enceinte de Paris. Donnez à Paris de l'air et de l'espace. Vous vendrez les terrains militaires et avec le profit vous aurez de quoi ouvrir de superbes percées dans le vieux Paris.
Mais l'octroi? Ah! l'octroi! Mais est-ce que une foule de capitales ne vivent pas sans octroi? Il vous faut des ressources, j'en conviens. Il vous faut 200 millions par an à Paris, 12 à Lyon et à Marseille, 6 à Bordeaux, 3 à Toulouse, etc.
Vous dites aux gens: Vous êtes riches et vous vivez largement puisque vous achetez de la viande, du vin, de l'alcool, du charbon, etc. Nous allons donc contrôler tous vos achats. C'est un impôt vexatoire, mal réparti. Le millionnaire ne consomme guère plus de comestibles que le petit bourgeois, il n'a pas l'estomac plus large.
N'y a-t-il donc pas d'autres signes de la richesse et de la vie aisée? L'Etat mesure la cote mobilière sur la valeur locative des appartements. Imitez-le. S'il supprime la cote mobilière, reprenez-la pour la ville. S'il la conserve, doublez-la; il y en aura une pour lui et une pour vous.
Voulez-vous absolument du neuf? Voici un impôt belge: un franc par mètre de façade sur la rue. On peut multiplier le franc par les étages. Si un franc par mètre ne suffit pas pour vous donner les millions voulus, vous en mettez deux. C'est simple comme administration: il faudra un géomètre-arpenteur au service du percepteur.
Bruxelles est débarrassée des octrois depuis cinquante ans. La ville s'en porte-t-elle plus mal? L'Etat belge donne aux villes une part de l'impôt sur la poste, sur les cafés, les vins, les alcools et la bière.
Dans le Bergamasque italien, les municipalités catholiques ont supprimé les octrois.
Nos amis de la Chronique du Sud-Est emploieront leur influence dans le même sens.
Paris sans octroi et sans remparts deviendra tout à fait grande ville.
Ses quartiers entassés seront percés de larges avenues où circuleront les tramways populaires. Ses nids de phtisie disparaîtront. L'hygiène et la morale y gagneront. Donnez-nous de l'air et des jardins, cela vaudra mieux que les «assommoirs» et les «beuglants» où le peuple de Paris est réduit à chercher ses distractions.
La Chronique du Sud-Est, N. 8-9, août-septembre 1907, pp. 268-269.
LA FINLANDE: LE FEMINISME
On connaît peu la Finlande. Nous avons eu le plaisir de la visiter au mois d'août dernier.
La Finlande est un pays conquis par la Russie, mais qui a gardé son caractère propre. Il n'y a rien de russe en Finlande, si ce n'est quelques garnisons.
La Finlande a son autonomie, ses lois, son budget, son parlement. Elle a sa monnaie, elle compte en francs et non en roubles. Elle a son calendrier, qui est celui d'Occident. Elle est elle-même, elle n'est pas russe, quoique l'empereur de Russie soit son archiduc.
Le czar Alexandre Ier a garanti à la Finlande ses libertés et son autonomie. L'empereur actuel a essayé de revenir là-dessus. Il a décrété, il y a cinq ans, la russification de la Finlande, et lui a envoyé un gouverneur à poigne. Les Finlandais se sont défaits du gouverneur et se sont préparés à la révolte, l'empereur a reculé et a retiré son ukase tyrannique.
Les Finlandais tiennent à leurs libertés plus encore que les Basques espagnols à leurs fueros.
Le pays de Finlande a sa beauté. C'est un pays froid l'hiver, mais d'un froid sec et sain. L'été, il y a quatre beaux mois, avec un chaud soleil qui fait mûrir l'orge et, l'avoine.
La Finlande a près de 400.000 kilomètres carrés; la France en a 500.000.
La Finlande est le pays des mille lacs. Ses collines et montagnes, qui ne dépassent pas 400 mètres d'altitude, déversent leurs eaux par des rivières qui vont de lacs en lacs, souvent par de belles cascades, porter leurs eaux dans les fïords de la côte.
Bois et prairies, c'est presque toute la Finlande. Ses bouleaux se mêlent aux pins et aux sapins. L'aspect général est beau, mais assez mélancolique.
La race est mêlée de Suédois et de Finnois. Il y a deux langues officielles et une population de trois millions d'habitants. Mais cette population est aussi avancée et cultivée que la population russe est en retard. En Finlande, il n'y a pas d'illettrés ou presque pas; en Russie, il n'y a guère que cela.
Les Finlandais sont ardemment progressifs. Style moderne, art nouveau, applications de l'électricité, inventions récentes, tout est chez eux au niveau du jour, autant et plus que dans nos vieilles nations. Il en est de même pour l'activité intellectuelle et le mouvement des idées.
Le positivisme, le socialisme, le féminisme tendent à dominer l'opinion finlandaise. Ils s'en tiendront sans doute à un socialisme réformiste et ils ne tomberont pas dans l'utopie collectiviste. Un de leurs projets de lois est de restreindre les grandes propriétés, pour que toutes les familles puissent avoir un coin de terre.
Le féminisme règne là-bas dans les mœurs et dans les lois. Il y a de nombreuse étudiantes de droit et de médecine. Les jeunes filles, avant le mariage, prennent un emploi; on les voit dans les banques, dans les bureaux, dans les magasins.
Les femmes n'ont pas seulement l'électorat communal, comme en Suède, en Angleterre, aux Etats-Unis; elles ont aussi l'électorat politique. Elles sont électrices et éligibles. Il y a, au parlement finlandais, une dizaine de représentantes.
Faut-il louer en cela la Finlande? Sans méconnaître le rôle différent que la Providence a donné à l'homme et à la femme, dans la vie sociale comme dans la vie privée, nous pensons qu'il serait conforme à l'esprit chrétien de relever en beaucoup de choses les droits de la femme.
Le code français humilie la femme plus que beaucoup d'autres législations. Le régime légal dans le mariage est chez nous celui de la communauté. Ailleurs, c'est celui de la séparation de biens.
Dans l'ordre social, pourquoi les femmes ne seraient-elles pas électrices et éligibles, au moins pour ce qui regarde l'administration scolaire et l'assistance publique, comme en Angleterre et en Norwège?
Pour la vie communale, les femmes propriétaires au moins devraient avoir leurs droits.
Pour la vie politique, faut-il donner pleine satisfaction aux suffragettes et accorder l'électorat aux femmes comme en Finlande et comme à l'Etat de Wyoming en Amérique? Sans aller si loin, ne faudrait-il pas donner quelque part à l'action féminine?
Rappelons, pour encourager ces dames, que Dieu s'est plu à donner à une femme, Débora, un grand rôle dans le gouvernement théocratique du peuple hébreu.
La France a eu une illustre régente, Blanche de Castille.
L'histoire contemporaine compte de dignes reines: Christine d'Espagne, Emma et Willelmine de Hollande, Victoria d'Angleterre. L'Eglise va faire du féminisme en mettant sur les autels une femme virile, une femme soldat, Jeanne d'Arc.
Amis lecteurs, allez visiter la Finlande. Passez par la Suède, par Stockholm, ou embarquez-vous à Stettin.
Helsingfors est une délicieuse capitale de 120.000 âmes; site ravissant, beau port avec une couronne d'iles boisées. La ville, en style moderne avec de beaux édifices, s'élève sur ses collines et ses vallons, toute entremêlée de parcs et de jardins.
Vous trouverez là musées, instituts scientifiques, université, école variées.
Luther y règne encore, mais le catholicisme commence à s'y faire connaître et aimer. Helsingfors a deux prêtres, élevés à Paris.
Vous rapporterez sûrement de là-bas un sentiment d'admiration et de sympathie pour le peuple finlandais.
La Chronique du Sud-Est, N. 1, janvier 1908, pp. 20-21.
BENOIT XV INTIME
On publiera des biographies de Benoît XV. Il a grandi étonnamment dans l'opinion depuis sa mort, on le proclame « le Pontife de la Paix, le Pape des missions, le Pape du Sacré-Cœur».
L'ayant beaucoup connu, nous apportons notre modeste appoint en citant quelques traits qui aideront ses biographes.
Il était né à Gènes, le 21 novembre 1854, en la belle fête de la présentation de la Sainte Vierge. Etait-ce un présage?
Les marquis Della Chiesa avaient leur château à Pegli, près de Gênes, au pays des orangers et des fleurs, là où suivant le proverbe «le printemps commence avec la Chandeleur». Les Della Chiesa étaient alliés aux Spinola. Ils ont eu des amiraux, des diplomates, des ambassadeurs de Gênes et du Piémont.
Sa famille était d'origine française. Elle a suivi le Pape Grégoire XI, quand il a reporté le siège de la Papauté d'Avignon en Italie. Une branche de la famille est restée en France, ce sont les comtes de l'Eglise.
Jacques Della Chiesa s'est senti appelé au sacerdoce à l'âge de douze ans; il en fit part à son père, mais celui-ci lui demanda de faire d'abord ses humanités et ses études de droit civil. Devenu docteur en droit à Gênes, Jacques Della Chiesa alla faire ses études de théologie à Rome, au Collège Capranica, puis à l'Académie ecclésiastique. C'est là que le trouve Mgr Rampolla en 1880, quand il cherchait un secrétaire de haute distinction pour l'accompagner à la nonciature de Madrid. Il voulait un gentilhomme, un travailleur, un homme pieux. Mgr Della Chiesa possédait toutes ces qualités.
Ils travaillèrent ensemble sept ans à Madrid. Le nonce Rampolla revint alors à Rome comme cardinal et fut bientôt nommé Secrétaire d'Etat. Il prit auprès de lui son secrétaire de Madrid, comme rédacteur d'abord et bientôt comme substitut.
A la Secrétairerie d'Etat, Mgr Della Chiesa travaillait comme deux. Il prolongeait souvent ses veilles chez lui, le soir, à son modeste appartement de la Place Saint-Eustache.
Très occupé à son bureau du Vatican, il accueillait cependant les visites avec bonne grâce. C'est là que je l'ai connu en 1895 et que j'ai eu le bonheur de rester en relations avec lui jusqu'à sa mort, pendant plus de vingt-neuf ans.
C'était un prélat modèle. Avec son illustre ami Mgr Radini Tedeschi, ils organisèrent des retraites annuelles pour les prélats et des nuits d'adoration.
Le travail de bureau ne lui suffisait pas; le samedi soir, il entendait les confessions à l'église St-Eustache. Avec Mgr Radini, il dirigea un beau pèlerinage italien à Lourdes.
Je le vis plusieurs fois à la Secrétairerie d'Etat, en 1895 et les années suivantes. C'est lui qui rédigeait les encouragements que le Pape Léon XIII et le cardinal Rampolla me donnaient pour mes conférences sociales ou pour mes livres de propagande: le Manuel social chrétien et le catéchisme social.
Il s'intéressait vivement aux pèlerinages ouvriers qu'amenait M. Harmel, le grand industriel du Val-des-Bois.
Deux fois, en 97 et 98, il est venu dîner à notre procure de Rome avec M. Harmel et quelques invités.
Il favorisa l'essai d'entente entre M. Harmel et M. Féron-Vrau pour les deux nuances d'action sociale de Lille et du Val-des-Bois.
En 1897, nous avions invité avec lui le P. Jules, franciscain, nommé par Léon XIII commissaire général pour la propagande du TiersOrdre. On parla beaucoup de cette propagande, et Mgr Della Chiesa nous dit heureusement qu'il avait été reçu novice du Tiers-Ordre, mais qu'il avait négligé de faire sa profession. Le remède était facile, on prit jour avec le P. Jules, qui alla recevoir la profession du prélat chez lui à la Place St-Eustache.
En 1903, Léon XIII mourut et le cardinal Rampolla allait être élu Pape. Mgr Della Chiesa aurait pu être son Secrétaire d'Etat, mais l'intervention de l'Autriche écarta le grand cardinal, qui devint simple archiprêtre de Saint-Pierre.
Mgr Della Chiesa resta substitut à la Secrétairerie d'Etat, mais il n'y était plus heureux. Il y avait des directives nouvelles et d'autres méthodes de travail. Il laissa voir ses regrets et son attachement profond à son ancien supérieur. On le trouva sans doute gênant et on le nomma en 1908 archevêque de Bologne. Il y fut un évêque modèle. Il réorganisa son séminaire et en fit une université régionale, apte à donner des grades. Il rouvrit plusieurs églises au culte et en confia une, «Notre-Dame des Pauvres», à notre institut des Prêtres du Sacré-Cœur. Mgr l'archevêque y prenait plaisir, il y allait quelquefois. Il était là chez «ses Pères», il y passait la journée de la Fête du Sacré-Cœur. Il assistait pontificalement à la messe, il dînait avec la communauté, il donnait la bénédiction solennelle l'après-midi.
je l'ai vu plusieurs fois à Bologne. Un jour que je lui parlais de la question romaine, il me dit: «Vous savez bien qu'un Pape ne pourrait régner à Rome que si la ville était franchement catholique et ce n'est plus le cas depuis que la nouvelle Rome s'est accrue par des immigrants indifférents ou hostiles à la vie catholique». Cela présageait l'attitude qu'il a prise dans ses relations avec l'Italie.
La tradition romaine voulait que l'archevêque de Bologne fût créé cardinal au premier consistoire qui suivait sa nomination, Mgr della Chiesa fut oublié pendant six ans. En 1912, je lui disais: «Monseigneur, la prochaine fois que je viendrai vous voir, je ne vous appellerai sans doute plus «Excellence», mais «Eminence». Il me rappela à l'ordre et me dit humblement: «C'est aujourd'hui le premier vendredi du mois, il ne faut pas dire des bêtises comme cela».
Il ne fut nommé cardinal qu'au printemps de 1914, et le Conclave de septembre le fit Pape. Les cardinaux le choisissaient comme le représentant et l'Alter ego du grand cardinal Rampolla.
Son rôle était bien difficile pendant la guerre. Il prit pour directives le désir de la paix, la condamnation des procédés de guerre qui sentaient la barbarie, le secours à toutes les souffrances, la revendication de l'indépendance belge.
Le Vatican devint un vrai ministère de la charité. On y multiplia les secrétaires de la bienfaisance. Que de mères, d'épouses recouraient au Saint-Siège pour obtenir un rapatriement, un allégement aux rigueurs des prisons et des camps!
Au printemps de 1918, les lettres écrites par le Vatican pour soulager quelque misère arrivaient au chiffre de 70.000.
Le Pape me fit rappeler de Bruxelles par voie diplomatique. Après trois mois, je pus gagner Rome par la Suisse. Je fus accueilli tout de suite par le Pape. Il me parla beaucoup de la Belgique qu'il aimait. Comme je lui disais que le nonce était fatigué et souffrant, il me dit: «Est-il au moins bien dévoué à la Belgique?». Je pus le rassurer.
Nous causions de son pontificat. Il aimait à se dire le Pape du Sacré-Cœur, Pie IX avait été le Pape de l'Immaculée, Léon XIII, le Pape du Rosaire, Pie X, le Pape de l'Eucharistie.
Benoît XV avait favorisé à Bologne le culte du Sacré-Cœur. Une fois Pape, il développa prodigieusement la consécration des familles au Sacré-Cœur, il chargea notre congrégation de construire à Rome une église votive et se mit en tête de la souscription.
Comme je lui faisais remarquer que la basilique de St-Pierre n'avait pas encore d'autel du Sacré-Cœur, il ordonna dès le lendemain de préparer un tableau qu'on reproduirait en mosaïque. On inaugura l'esquisse du tableau au jour de la canonisation de Marguerite-Marie. Le Saint-Père me dit: «La grande mosaïque coûtera des centaines de mille francs; il faudra dix ans pour la faire et je ne la verrai pas achevée». Il avait le projet de renouveler au jubilé de 1925 la consécration universelle au Sacré-Cœur, que Léon XIII nous avait fait faire au commencement du siècle.
Un beau trait du caractère de Benoît XV était la fidélité dans ses affections. Ceux qui l'avaient connu comme simple prélat demeurèrent ses amis après son élection au souverain pontificat.
Il aimait toutes les nobles causes. Combien ne s'est-il pas réjoui de la libération de la Pologne et de l'Irlande! Il avait de grands projets. Il voulait multiplier les missions et favoriser partout la formation d'un clergé indigène. Il ambitionnait de ramener la Russie à l'unité de l'Eglise, il pouvait espérer d'y arriver. Il a vu le commencement du triomphe de l'Eglise. Il avait trouvé à Rome des représentants de quatorze nations auprès du Vatican: il y en a maintenant vingt-quatre.
Espérons que son successeur développera avec succès la grande œuvre si bien commencée de la conquête du monde à Jésus-Christ.
La revue catholique des idées et des faits, N. 47, février 1922, pp. 15-16.