Préface
Ces Conférences ont été accueillies a Rome avec une certaine faveur. La presse catholique en a donne des résumés. On nous en demande le texte, le voici.
Nous décrivons la rénovation sociale qui commence.
Nous touchons a la fin d'une hérésie : le paganisme dans la vie sociale et économique. L'erreur aux abois se débat dans les transes du socialisme et de l'anarchie d'un côté, et du conservatisme aveugle de l'autre.
Le Christ a été mis dehors de la vie politique et de la vie économique; il y veut rentrer avec ses bienfaits, avec le règne de la justice et de la charité.
Les idées préparent les faits. L'idée sociale chrétienne est en pleine voie de conquête. Elle s'est réveillée vers le milieu de ce siècle finissant : Léon XIII a pris la tête du mouvement, il a déterminé la victoire de l'idée. Les faits suivront. L'idée a ses apôtres acharnés. Ils ne reculeront pas plus que les apôtres des premiers temps.
Nous avons voulu donner par ces Conférences notre modeste coup de rame. Puissent-elles éclairer quelques esprits et entraîner quelques volontés!
Le Saint-Père a bien voulu s'y intéresser et nous encourager. Nous les lui dédions comme a un Père tendrement et fermement aimé.
Rome, en la fête du Rosaire, 1900.
Première Conférence
La crise sociale et économique actuelle
en France et en Europe
Cette première Conférence a été donnée à Rome le 14 janvier 1897. Quelques semaines auparavant lors du Congrès de la démocratie chrétienne à Lyon, sur le même thème le Père Dehon avait présenté un long rapport sur «La situation actuelle et les causes du malaise social».1) Il note à ce sujet: «C'est un travail qui me servira pour mes Conférences à Rome» (NQT XII/1896, 8). De fait, pour le contenu et jusque dans les expressions c'est en grande partie cet exposé qu'il reprend dans sa première Conférence.
Souvent déjà il avait eu l'occasion de faire le bilan de la société de son temps. Chaque année et maintes fois dans sa revue Le Règne, il y revient sous un aspect ou sous un autre. Ainsi en 1893-94, il signe cinq articles sur «Une crise du règne social de Jésus-Christ en France», puis en 1896 sur «L'état actuel des études sociales dans notre pays», etc… Après un chapitre sur les «principes généraux», le Manuel social chrétien (1894) commence par un long exposé sur «L'état lamentable de la société contemporaine»: on y retrouvera, avec beaucoup plus de détails, tous les aspects du malaise social envisagés ici.2)
Ce n'est donc pas un thème nouveau. Le Père Dehon le traite ici à partir de la situation française, mais en élargissant son regard sur l'Europe, Italie, Allemagne, Belgique, Angleterre… Il annonce un plan qu'il suit très librement. Assez souvent - et l'on sait qu'il improvise volontiers - il passe d'un domaine à un autre, social, politique, économique. Et peut-être par la nécessité de répartir sa pensée sur plusieurs Conférences, le tableau qu'il dresse ici est foncièrement négatif. On aura donc soin de le replacer dans l'ensemble de l'ouvrage.
Le Père Dehon commence par indiquer sa source: l'enseignement de Léon XIII dès le début de son pontificat (1878) et à travers lui l'Evangile, tout simplement. C'est en communiant à la compassion de Jésus pour les foules humaines abandonnées que le Pape établit «son magnifique plan de restauration chrétienne et sociale». En effet le monde présent est encore en complet désarroi. Désarroi des esprits: l'irréligion, l'indifférence génèrent le scepticisme, la nostalgie, le désenchantement. Désarroi moral: la perte des valeurs, le pessimisme, le découragement portent à déplorer que «tout craque!». Concrètement: montée de la criminalité, manque de civisme, décomposition de la famille (divorces, baisse de la natalité, enfants illégitimes et abandonnés…). Les suicides, y compris parmi la jeunesse, sont en hausse, comme aussi le vagabondage, l'alcoolisme, et l'usage de l'absinthe, cette drogue qui est alors en pleine vogue. La pornographie envahit la presse, la prostitution court les rues…
Les relations économiques et sociales trop souvent sont marquées par l'égoïsme, un capitalisme aveugle, un libéralisme sans frein: idolâtrie de l'argent, recherche de la production au mépris du travailleur, surproduction non contrôlée et donc baisse des salaires, chômage. Une spéculation éhontée: les scandales financiers, les «affaires» se succèdent… Les petites gens, les ouvriers n'y comprennent rien mais plus que tous les autres ce sont eux qui en subissent les désastreux résultats. Le prix en est une effroyable misère pour beaucoup, alors que «la terre est assez riche pour nourrir ses habitants» (p. 88). L'état des usines et des logements, les conditions et les rythmes du travail, en particulier pour les femmes, etc. ..: tout cela traduit un insupportable mépris de la personne, conséquence d'une société sans Dieu. La situation des paysans n'est pas meilleure: étouffement de la petite propriété, abandon de la terre et émigration douloureuse vers les villes…
D'où les ferments de révolte, les grèves: c'est l'unique moyen de défense dont disposent les ouvriers, mais ils en sortent toujours perdants. D'où aussi le succès des utopies socialistes sur ces populations désespérées: «Ne vous y trompez pas, la servitude ne fait plus peur au peuple. (Sous l'esclavage du collectivisme) à défaut de sa liberté il aura du moins deux repas par jour… Il acceptera la chaîne qu'on lui offre pour avoir sa place au râtelier» (p. 92).
Le désarroi dans le monde politique est à l'avenant: rare est le souci du bien commun, et beaucoup plus audacieux et entreprenant le souci de défendre des intérêts privés. Notre monde est malade d'instabilité, de stérilité, il est paralysé par le déficit public et le poids excessif de la dette. Ce constat accablant s'étend aux relations internationales: le même conflit d'intérêts, l'apathie honteuse devant des causes justes pour lesquelles il aurait fallu prendre parti (l'Arménie, la Crête…). Le commerce international, en pleine expansion grâce au progrès des transports, vise trop le seul profit privé, en abusant des bas salaires pratiqués dans les pays de l'Extrême-Orient, et au détriment du travail et de sa rémunération en Occident.
Bilan très négatif, on le voit. Le Père Dehon ne serait pas l'homme de foi et d'action que nous savons s'il en restait là. Voici quelques mots de sa conclusion: «A l'oeuvre donc.. Quand un navire est en détresse en vue du port, le témoin timide et faible prie, pleure, se lamente; le vaillant, sans qu'il s'en glorifie, va à la mer, au sauvetage… Allons au sauvetage de la société en détresse, par les oeuvres, par les revendications légales. Mais n'oublions pas que le pilote sauveur, c'est Pierre…„ . A la suite du successeur de Pierre, et selon la Parole de Jésus: «Pierre aujourd'hui nous conduit vers la haute mer de la démocratie chrétienne. Laissons-nous conduire, jetons le filet et nous ferons une bonne pêche. «Avance en eau profonde et jetez vos filets pour attraper du poisson» (Lc S, 4)» (pp. 92-93).
EMINENCES REVERENDISSIMES,3)
L'apôtre saint Paul raconte aux Galates que deux fois il alla a Jérusalem, pour voir Pierre d'abord, et ensuite pour s'entretenir avec ceux qui étaient comme les colonnes de l'Eglise, qui videbantur aliquid esse, et cela pour s'assurer de la rectitude de sa doctrine et pour ne pas travailler en vain. Nous autres aussi, prètres et missionnaires, nous aimons a venir a Rome, pour entendre de plus près les enseignements de Pierre. Mais nous aimons aussi a voir ceux qui sont, avec Pierre, les colonnes de l'Eglise;4) nous aimons a leur exposer nos doctrines, a recevoir leurs conseils et leurs directions. Aussi c'est avec une profonde gratitude que je vous remercie d'avoir bien voulu prendre part a cette réunion et encourager mon humble apostolat.
I. Durant mon séjour a Rome, j'ai donc cherché a retrouver toute la pensée de Léon XIII, et j'ai été frappé de découvrir dans ses premières encycliques des pages qui renferment tout son programme de réformes.
La vue des dangers que courait la société et des souffrances injustes qu'enduraient les populations ouvrières, devait faire saigner le coeur du Vicaire de Jésus-Christ. Il nous le dit lui-même dans ses lettres apostoliques du 21 avril et du 28 décembre 1878: il voyait la société se précipiter a sa perte et il était ému du péril extrême que courait la république chrétienne.
Je le vois assis a sa table de travail, ému, les larmes aux yeux, s'écrier comme Notre-Seigneur sur la montagne des béatitudes: ”Misereor super turbam.„ La menace du danger, en même temps que sa pitié pour les faibles, lui dictent son magnifique pian de restauration chrétienne et sociale.
Le désordre est partout, dans les esprits, dans la société, dans la famille, dans le régime économique, mais a chacune des plaies sociales, l'intelligence profonde de Léon XIII5) saura trouver un remède.
L'étude sérieuse de la philosophie chrétienne est la base de toutes les réformes. L'encyclique AEterni Patris lui donnera la direction et l'impulsion dont elle a besoin. Au 10 février 1880, l'encyclique sur le Mariage rétablira les fondements de la famille chrétienne.
Trois encycliques résumeront tout le dogme social en traitant successivement de l'Origine du pouvoir civil, de la Liberté humaine et de la Constitution chrétienne des Etats.
Il ne restera plus a traiter que la question économique. Le Saint-Père s'y préparera longuement, puis il étonnera le monde par sa magnifique encyclique sur la Condition des ouvriers, dans laquelle, après avoir exposé les règles de la justice dans le régime de la propriété, du travail et du crédit, il nous pressera d'agir pour apporter un remède efficace aux maux des travailleurs.
Entre temps, il exhortera en particulier toutes les nations catholiques, il signalera les intrigues des sectes maçonniques, il exhortera les chrétiens a remplir leurs devoirs civiques, il rappellera aux Tertiaires franciscains le rôle social que leurs fraternités peuvent remplir.
Léon XIII n'est-il pas vraiment la sentinelle attentive qui veille sur Jérusalem du haut de ses remparts, et qui signale a propos tous les périls qui menacent la cité sainte ? (Isaïe, lxii).
Mais il faut réprendre par le détail la description du malaise contemporain qui affligeait notre pontife vénéré.
II. C'est d'abord le désarroi dans les esprits, la crise intellectuelle et religieuse.
La France est envahie par l'indifférence et l'irréligion, la science allemande est livrée au panthéisme et au scepticisme, l'Italie a entendu dans ses théâtres chanter l'hymne a Satan.6)
Nos grandes villes sont devenues en partie païennes. Paris, Berlin, Londres, New York ont un quart ou un cinquième de leurs habitants qui n'ont pas reçu le baptême.
Au XVIIIe siècle, quand un cure devait renseigner l'intendant sur le chiffre de la population dans sa paroisse, il lui suffisait de compter ses communiants au temps pascal, leur chiffre était celui de toute la population adulte et valide.
Aujourd'hui à Paris, sur deux millions d'habitants, cent mille a peu près remplissent le devoir pascal. Sur cent personnes, cela fait cinq communions, dont une d'homme et quatre de femmes!
En province le mal est deux ou trois fois moindre, mais il est encore immense. «La masse rurale, dit un sagace observateur, M. Taine,7) à l'exemple de la masse urbaine est en voie de devenir païenne. Depuis cent ans la roue tourne en ce sens et cela est grave pour la nation comme pour l'Eglise».
Les enterrements civils sont aussi un des thermomètres de la foi. On en comptait 3.000 par an en 1860 a Paris. En 1880 c'était 10.000. C'est 16.000 aujourd'hui, environ le tiers des morts.
Les lettrés, qui devraient conduire les àmes a Dieu, sonfc dans Fangoisse du doute.
Jules Simon a dit fort exactement: «Ce siècle a la nostalgie du divin”.
Consultez ceux qui nous ont révélé les souffrances de leur âme. Maine de Biran disait: ««Terre de féte en fète, plein de trouble et d'ennui, comme un galérien dans un bagne.„
Mme de Staël écrivait: „Je suis plongée dans une espèce de désespoir qui me dévore, je ne trouve de plaisir en rien”.
Et George Sand: «L'ennui dévore ma vie, l'ennui me tue”.
Michelet a dit: «Qui ne voit sans les envier ces fidèles qui sortent à flots de l'église, qui reviennent de la table divine rajeunis et moralisés? Faisons les fiers tant que nous voudrons, philosophes et raisonneurs que nous sommes aujourd'hui… Qui de nous, parmi les agitations du mouvement moderne, entend sans émotion le bruit de ces belles fêtes chrétiennes, la voix touchante des cloches et comme leur doux. reproche maternel ? L'esprit reste ferme, mais l'âme est bien triste… L'homme de l'avenir, qui n'en tient pas moins de cœur au passé, pose alors la plume et ferme le livre ; il ne peut s'empêcher de dire: Ah ! que ne suis-je avec eux, un des leurs, le plus simple, le moindre de ces fidèles !„.
On trouve une foule d'aveux semblables dans Victor Hugo, Sainte-Beuve, Musset et tant d'autres, auxquels un malaise indéfinissable a arraché les plaintes les plus douloureuses.
C'est l'éclatante confirmation de cette parole de saint Augustin: „Vous nous avez faits pour vous, o mon Dieu, et notre cœur sera dans le trouble et l'agitation jusqu'à ce qu'il repose en vous.”
Malheureusement, aussi longtemps que cette nostalgie du divin ne se manifestera que par une phraséologie vague, par des élans intermittents et sans but, elle sera une source de souffrance plutôt qu'un moyen de relèvement.
III. Le désarroi moral n'est pas moins saisissant que la crise intellectuelle.
Après les maîtres de la littérature, des hommes politiques comme Waldeck-Rousseau et Lefebure, des hommes d'enseignement comme Larroumet et Fouillée s'écrient: „L'état des âmes en France est déplorable. - Plus de ressort ! Plus d'énergie morale ! Plus de généreux enthousiasme ! Partout l'affaissement, le scepticisme, la platitude !…” «Dans la jeunesse, dit le grand maître de l'Université au concours général, règne une sorte de désenchantement, de pessimisme vague et douloureux, mortel à l'enthousiasme, d'atonie générale caractérisée par la perte de tout idéal et par l'horreur de tout effort.”
„La science positiviste, dit M. Brunetière,8) nous avait promis qu'elle expliquerait la vie et réglerait la morale. Elle n'a pu ni créer la vie, ni l'expliquer, ni la definir. Comment prétendrait-elle nous servir de guide entre notre commencement qu'elle ignore et notre fin qu'elle ignore de même ?”.
En face de l'accroissement Constant de la criminalité dans l'enfance, l'Echo de Paris, journal ordinairement peu sérieux, a osé dire: «Il a été interdit de parler de Dieu aux enfants, ce qui ne s'était vu à aucune époque chez aucun peuple… On a fabriqué une génération de décadence. Maintenant la peur s'empare des rares personnes qui s'avisent encore de réfléchir. On commence a reconnaître que tout craque, et si les enfants continuent a être élevés de cette manière, nous sommés voués a la plus effroyable dégringolade.„
M. Bourget a écrit: „Nous allons a l'inverse de la grande démocratie américaine, qui favorise la religion et la vie corporative et provinciale. Nous avons tari toutes lessources de la vitalité francaise.”
M. Fouillée, qui est universitaire, a dit: «N'est-il pas douloureux de penser qu'il a fallu une expérience de plus de quinze années, dont sont peut-être victimes des milliers et des milliers d'individus, pour l'amener les esprits a cette vérité élémentaire, qu'en supprimant la religion, on supprimerait un frein moral de premier ordre, et plus encore un ressort moral ; pour reconnaître que ce n'est pas avec des négations qu'on moralise un peuple… ?” (Les jeunes criminels, l'école et la presse, par A. Fouillée, de l'Institut).
En regard de ces aveux, il faut signaler encore le découragement des conservateurs libéraux, l'apathie des catholiques et les inepties du radicalisme.
M. Molinari, dans le Journal des économistes, septembre 1893, a écrit cette formule du pessimisme des libéraux découragés: «La classe dirigeante ne sortira pas de l'inaction. Il faut en prendre son parti, laisser faire le socialisme et passer la révolution».
Quant a l'apathie de la plupart des conservateurs catholiques, elle est, hélas ! trop manifeste. Tout travail à longue échéance, exigeant organisation, discipline, labeur ingrat, efforts soutenus, les rebute. Chez les uns, c'est une sécurité irréfléchie ; chez d'autres, la prudence humaine ou la timidité ; chez la plupart, le manque de ressort et d'énergie. Ils préfèrent attendre, en gémissant ou en discourant… un sauveur qui fera toute la besogne.
Chez les meilleurs, chez ceux qui doivent enseigner les autres, n'y a-t-il pas eu aussi jusqu'à présent, grâce à un reste de doctrine gallicane,9) un manque de civisme et un enseignement incomplet ?
Enfin, il faut signaler, en se retenant de rire, l'utopie des doctrinaires radicaux. Ils s'aperçoivent bien que la guerre au catholicisme a détruit le ressort moral et laissé le peuple sans frein, mais ils ont un remède tout prêt. Ils ont propose au Sénat, par l'organe de M. Lavertujon, la fondation a la Sorbonne d'un cours de morale normale. Cette chaire nouvelle donnera un catéchisme a la France et la situation sera sauvée !
IV. Le malaise politique n'est pas moins inquiétant. Il faut le considérer soit dans les rapports internationaux, soit dans la vie sociale.
Le droit des gens est oublié, il a fait place a l'intrigue et a la force.
La politique extérieure n'est pas seulement athée, c'est-à-dire dominée par les passions et les convoitises, mais, dans la plupart des Etats, elle est nettement antireligieuse et sectaire.
Aucun principe supérieur et commun de justice ne préside plus a la politique étrangère des grandes puissances. Elles ne prennent conseil que de leurs intérêts et de leurs appétits, et si une paix plus ou moins précaire se maintient au milieu de ces compétitions, c'est tout simplement parce qu'elle résulte de l'équilibre et de la mutuelle neutralisation des convoitises.
Tel est désormais le pivot du droit international. Personne n'oserait, de bonne foi, le contester ; mais ce fait, par son évidence même, donne la juste notion et l'exacte mesure d'un progrès dont nous sommes décidément trop fiers.
A la vue des massacres d'Arménie10) tolérés par l'Europe, le cardinal Manning a eu raison de dire: «L'abandon des causes justes est la caractéristique de la politique contemporaine». Gladstone a dit avec justesse: «Le fardeau de la honte retombe dans la question arménienne sur les six grandes puissances !»
N'en est-il pas de même pour les massacres de la Crète?
Nous n'étions certes pas de grands chrétiens dans la première moitié de ce siècle, et pourtant quand la voix des opprimés arrivait jusqu'à l'Occident, elle trouvait toujours de l'écho. On partait, d'abord individuellement, aujourd'hui en Grèce, demain au Liban, et la politique était bien obligée de suivre le mouvement. Depuis deux ans le sang chrétien coule a flots en Arménie, et l'Europe dort en paix. Les Souverains attendent l'heure propice pour avoir part a la curée.
La politique intérieure n'est ni plus rationnelle ni plus chrétienne. On a oublié le but même de l'Etat, le bien commun. L'ambition, la spéculation et la concussion dominent manifestement toute la vie politique.
De là une instabilité absurde. Les combinaisons engagées pour la chasse aux portefeuilles renversent trois ministères par an.
De là aussi une stérilité désolante: les lois pratiques cèdent le pas aux querelles des politiciens. Les parlements se succèdent et ne produisent presque rien d'utile.
Les représentants de la nation vendent leurs votes et profitent de leur passage aux affaires pour faire fortune. On se croirait aux beaux temps de l'ancienne Rome décrits par Tacite. On trouve moyen de couvrir tout cela ensuite par des artifices de procédure, en invoquant la prescription ou en détruisant les dossiers.
La dette est énorme, le déficit est de règle, l'amortissement ne se fait pas. Ainsi font les particuliers, quand ils veulent aboutir a la banqueroute.
Une secte est depuis vingt ans au pouvoir. La franc-maçonnerie règne et les lois se préparent au Grand-Orient.
Les Juifs tiennent la franc-maçonnerie dans leurs mains. Ils sont à sa tête avec Lemmi et Nathan. Ils font l'opinion par la presse et ils en imposent aux ministères par leur influence a la Bourse. Ils sont les rois du monde.
Aussi la persécution religieuse inspire les lois et l'administration. Nous avons un Kulturkampf,11) une oppression systématique, comme en Allemagne et en Italie. De là les lois militaire et scolaire, le décret sur les fabriques, la loi d'abonnement, la laïcisation des cimetières et des hôpitaux, la suppression des processions.
Et tout cela au nom de la liberté et de l'égalité !
Léon XIII n'a-t-il pas raison de nous dire qu'il est temps pour les catholiques de se ceindre les reins et d'engager la lutte ? Accingendum ad suas quisque partes et maturrime quidem. (Encyc. Rerum novarum).
V. La famille, qui est la base de la societé, est désagrégée par la loi.
Nous avons le divorce. Il règne dans presque toute l'Europe. En France, c'est 50.000 familles qu'il a détruites en 10 ans. La moyenne annuelle est montée peu a peu de 2.000 a 6.000 ; où s'arrêtera-t-elle? Cela nous donne déjà 100.000 enfants scandalisés, ballottés et jetés en dehors des conditions normales de l'éducation.
Le divorce n'atteint qu'une famille sur 577 en Angleterre, une sur 450 en Russie. En Autriche, c'est une sur 169 ; en France, une sur 62, hélas ! en Danemark, une sur 36 ; a Berlin, une sur 17! En Suisse, dans les cantons catholiques, en moyenne une sur 142; dans les cantons protestants, une sur 19 !
La diminution de la natalité est effrayante en France, elle est d'ailleurs universelle en Europe depuis vingt ans. Elle a partout la même cause, l'égoïsme, le calcul, l'immoralité. En France, il y a deux millions de familles sans enfants et deux autres millions qui n'ont qu'un enfant.
Les enfants illégitimes sont toujours plus nombreux. On en compte 18.000 par an a Paris, plus du quart des naissances. A Bruxelles, c'est 38 %, à Liège 33, a Anvers 22. A Londres, c'est le quart de la population et a Berlin près du tiers.
Les enfants abandonnés sont nombreux partout. Paris en compte 50.000 dans ses asiles.
Telle est la famille que nous a donnée l'essai de société sans Dieu.
VI. La crise morale est telle qu'elle arrache des larmes aux observateurs sérieux.
C'est d'abord la licence de la presse. Par le livre et le journal, tout ce qui est respectable est chaque jour vilipendé. La pudeur est blessée impunément. Les romans les plus libres se tirent a Paris à 150.000 exemplaires. Les théâtres et l'art contemporain seront bientôt, pour la hardiesse du décolleté, au niveau des mœurs de Pompeï.
Et la licence des rues ! Il faut que le mal soit bien grand de ce côté-là pour qu'une ligue, peu suspecte de pruderie et de cléricalisme, se soit formée en vue d'y porter remède.
Un congrès s'est tenu, où l'on a entendu M. Jules Simon, M. Gréard, M. Mézières, tous trois de l'Académie, et M. Frédéric Passy, de l'Institut. Ils protestent contre les provocations auxquelles se livre la prostitution dans les rues et contre la diffusion des livres et des dessins scandaleux.
Soixante Conseils généraux ont adhéré à cette ligue. Il faut pour cela que le mal soit bien inquiétant ! Et en effet à Paris seulement la police arrête chaque année quelques milliers de garçons et de jeunes filles au-dessous de seize ans pour faits immoraux. Les autres grandes villes d'Europe ne sont pas moins malades. Berlin compte, d'après ses rapports officiels, 50.000 personnes vouées à la prostitution.
La criminalité va toujours en croissant. Les faits poursuivis comme crimes et délits étaient en France au nombre de 167.000 en 1880. Ils se sont élevés a 700.000 en 1892.
La criminalité dans l'enfance s'accroît avec une rapidité effrayante: 16.000 faits ont été poursuivis en 1882 et 41.000 en 1892, dont près de la moitié concernaient les mœurs. Depuis 1891, l'accroissement est de 1.800 a 2.000 par an. C'est le fruit de l'éducation sans Dieu.
En Italie, un rapport du procureur général de Bologne en 1896 nous révélait que l'Italie a 200.000 détenus: soit 25.000 galériens, 90.000 prisonniers et 60.000 enfants en maisons de correction !
Le même rapport constatait qu'on en est arrivé à avoir, en Italie, 4.000 morts violentes par an, 70.000 blessés dans les rixes privées et 100.000 con-damnés pour vol.
Le nombre des suicides a quadruplé depuis 1830. Il était alors de 1 par 18.000 habitants pour chaque année. En 1835, il s'élève a 1 par 15.000 habitants ; en 1860, 1 par 8.000; en 1880, 1 par 6.000; en 1890, 1 par 4.500.
On compte 7.500 suicides en France en 1884, et 9.000 dont 2.000 femmes en 1892.
Les suicides d'enfanfs sont montés de 140 a 460 en dix ans. Ils remplissent aujourd'hui les chroniques des journaux. Ecoliers, lycéens, apprentis figurent chaque jour aux faits divers sous cette rubrique qui fait frémir: suicides d'enfants.
Le vagabondage a vu ses clients monter de 1.000 a 3.300 en dix ans. Les vols commis par les enfants se sont élevés de 5.000 a 15.000. Chaque année de 1.000 a 1.200 enfants sont enfermés dans les maisons de correction, et le rapport officiel constate que 11% sortent des écoles congréganistes et 89% des écoles sans Dieu.
L'alcoolisme est aussi un fléau de notre temps. En 1870, on consommait en France 600.000 hectolitres d'alcool, soit 1 litre 1/2 par habitant. En 1890, c'est 1.700.000 hectolitres, soit 4 litres 1/2 par habitant. Et quel alcool ! C'est à peine si en 1885 il a été livré a la consommation 23.000 hectolitres d'alcool de vin. La plupart des alcools fabriqués, surtout a l'état de rectification imparfaite, contiennent des poisons dangereux.
En 1885, on buvait a Paris 57.000 hectolitres d'absinthe. En 1892, on en a bu 130.000. On est aujourd'hui a 160.000. L'accroissement en ces dernières années est de 20.000 hectolitres par an.
De là une infinité de malades, de dévoyés, de désespérés, de criminels, d'aliénés, d'êtres maladifs, névrosés, rachitiques, de là tant d'orphelins sans patrimoine et tant de veuves sans ressources.
Et qui dit cela ? Sont-ce des prédicateurs moroses? Non, ce sont les autorités compétentes les moins suspectes de pruderie.
C'est l'Assistance publique de Paris, qui va construire des asiles spéciaux pour les aliénés alcooliques.
C'est l'Académie de Médecine, qui s'inquiète d'un mal nouveau, l'absinthisme. Elle y voit un danger qui menace le pays. Elle déclare que sur vingt malades admis dans les services hospitaliers de Paris, il y a dix cas d'intoxication ou d'empoisonnement, cinq par l'alcool et cinq par l'absinthe ou les liqueurs analogues. (Rapport du Dr. Lancereaux).
C'est encore le Directeur général des contributions indirectes (M. Catusse), qui a fourni a l'Académie de Médecine les statistiques citées plus haut.
L'absinthe et l'alcool ne sont pas seulement la ruine de la santé, c'est la ruine des économies, du travail, de la richesse, de la population. C'est la ruine de la nation.
L'abus de l'alcool désagrège les familles, transmet les mêmes tendances aux descendants, et conduit les familles au rachitisme et à la destruction.
La Belgique est particulièrement atteinte par ce fléau. Elle a 195.000 débits de boissons, soit 1 par 37 habitants. La Hollande n'en a que 3 par 150 habitants et l'Angleterre 1 par 430.
L'Angleterre compte 10 millions d'abstenants. En Belgique, la consommation était de 3 litres d'alcool par an et par habitant il y a quarante ans; maintenant elle est de 15 litres.
Les Etats scandinaves ont réduit au contraire leur consommation de 13 litres a 3 litres depuis vingt ans.
Passons maintenant aux relations sociales. Depuis qu'on a mis Dieu de côté, l'égoïsme et la convoitise règnent à sa place. Posséder et jouir sont devenus le but de la vie. Le devoir est oublié. La patience n'est plus inspirée par la foi.
Nous ne blâmons pas la richesse justement acquise. Elle est un droit absolu. Nous la voudrions au contraire plus universellement répandue.
Mais nous considérons comme autant de malaises sociaux, qui mettent la nation en péril, la spéculation, la fausse économie sociale et les trafics immoraux dans les rangs élevés de la société, comme la révolte anarchiste et les utopies socialistes dans les rangs inférieurs.
La spéculation ! L'Ecriture Saiate nous dit: «Celui qui ne travaille pas ne mérite pas de manger» (Ep. n aux Thessal). Spéculer, est-ce travailler ? Enlever à l'épargne ses réserves par les coups de bourse, les fausses nouvelles, les réclames mensongères, le charlatanisme financier et la fon-dation de sociétés véreuses, est-ce là travailler? Non, c'est le vol en grand et le jeu dans ce qu'il a de plus immoral. Et c'est là le métier de toute une population qui vit autour de la Bourse.
La fausse economie sociale: c'est ce qu'on appelle encore l'économie libérale. Elle consiste a faire de la richesse la fin de l'homme et de la vie une latte sans merci. Elle prend le travailleur pour un instrument de production; elle estime son salaire au cours du jour, selon la loi de l'offre et de la demande. C'est une doctrine qui dégrade l'homme et qui fait de la société une arène où le fort écrase le faible.
Les trafìcs immoraux: hélas ! tout a été mis a l'encan dans ces dernières années, les décorations, les votes a la Chambre, les protections administratives. Chaque jour des scandales nouveaux se dé-couvrent dans les grandes affaires et dans la vie publique. Il sont leurs rubriques dans les journaux. Des personnes élevées s'y trouvent compromises. Les affaires Wilson, celles de Panama et des banques italiennes ne sont qu'un spécimen entre vingt autres. C'est au point qu'on s'est demandé en France s'il ne valait pas mieux, pour l'honneur de la nation, cacher le mal que le châtier.
Après les plaies d'eu haut, voyons celles d'en bas. Constatons d'abord une immense misère qui est très souvent imméritée. Additionnez les enfants qui meurent d'atrepsie,12) les suicides causés par la misère, avec tous les êtres faibles et languissants qui s'éteignent dans les galetas par défaut d'air, d'hygiène et de nourriture, et vous reconnaîtrez qu'il meurt en France 100.000 individus par an de misère et d'inanition.
Le budget de l'Assistance Publique à Paris doit subvenir aux besoins de 50.000 enfants assistés. Il secourt 400.000 pauvres a domicile, il en entretient 150.000 dans les hospices et hôpitaux.
Sans doute, il y aura toujours des pauvres, mais au sein d'une civilisation brillante, l'existence de classes entières manquant habituellement des moyens suffisants pour subsister, est un état contre nature, engendré par l'économie libérale et par les principes sociaux de la renaissance païenne.
La terre est assez riche pour nourrir ses habitants. Il n'est pas un homme de bon sens qui puisse croire que la misère du grand nombre soit une loi de la nature.
Ajoutons a ce tableau de la misère sociale le nombre Constant des aliénés. Ils étaient 11.500 en 1835 dans nos hospices et 38.000 en 1892. Les aliénés par l'alcool étaient au nombre de 300 en 1860, ils se sont élevés a 3.386 en 1892.
L'affaiblissement de la race est une conséquence de la misère. On comptait 21% d'exemptés a la révision militaire en 1831 ; on en compte 32% en 1892 et cependant on est moins exigeant.
Les vagabonds et les mendiants vont se multipliant rapidement. La population indigente a Paris a augmenté de 17% de 1887 a 1891. Sur 119.000 inculpés devant les tribunaux à Paris en 1888, il y avait 33.000 vagabonds. On compte a Paris 8.000 individus sans feu ni lieu, qui couchent sous les ponts, dans les carrières et dans les asiles de nuit. Et quand on offre la soupe aux mendiants dans les journées d'hiver, on distribue 70.000 soupes par jour.
A Rome, ne dit-on pas que les impôts sont recouvrés avec peine, qu'il y a 60.000 contribuables en retard et que le fisc est obligé d'intenter un millier de procès et d'opérer 600 saisies par an ?
La misère s'étend a plusieurs provinces de l'Italie. On dit qu'à Palerme, où la population est de 250.000 âmes, le nombre des sans-travail dopasse 50.000.
Faut-il s'étonner après cela de constater dans le peuple des ferments de révolte et des sympathies pour les utopies socialistes ?
On aimerait a lui voir une patience héroïque, mais la toi seule inspire cette patience, quand les vertus qu'elle enseigne, la justice, le travail, la tempérance n'ont pas conjuré le mal. Mais cette foi, la société contemporaine l'a ravie au peuple.
VII. Après le désordre moral, il faut dépeindre le désordre économique.
Dans l'industrie, les conflits entre ouvriers et patrons se sont multipliés. Les grèves ne se comptent plus. Les devoirs du patronat ont été généralement abandonnés. Ils sont rares les patrons qui savent, comme M. Harmel, gagner l'affection de leurs ouvriers par une justice exacte et une charité surabondante.13)
La mauvaise organisation de l'industrie moderne a détruit le foyer. Dans les grandes villes, 50% de nos familles ouvrières n'ont pour logis qu'une seule chambrette de 15 a 20 mètres cubes d'air, alors qu'il en faudrait 45 a 50 par personne. Une enquête faite a Lille l'a constaté. C'est dans cette atmosphère corrompue que nos braves ouvriers passent les nuits, après avoir respiré tout le jour l'air empesté de la fabrique.
Rien de plus navrant que ces misérables mansardes. Regardez le lit, c'est un grabat couvert de haillons infects; allez a la huche, elle est vide; demandez le livret de caisse d'épargne, il n'y en a pas.
La femme de l'ouvrier ne peut pins remplir ses devoirs de mère 'de famille. Pour gagner le pain qui doit faire vivre les enfants, le travail du père ne suffit plus, la mère doit l'accompagner a l'usine. On a constate en Allemagne que 120.000 femmes vont ainsi user leurs forces a ce travail contre nature. Que deviennent leurs 400.000 enfants? Ils ont pour éducateurs les camarades de la rue.
Le développement de la grande industrie s'est fait sans régie ni contrepoids. Le capital anonyme domine les travailleurs et les tient dans une condition presque servile. Privés de leur dimanche, beaucoup deviennent comme des bêtes de somme.
La surproduction amène des crises successives. L'ouvrier a perdu le goût de l'épargne. Dans la période du chômage il s'endette. Les mécontents s'organisent nécessairement en une armée de défense.
Le travail des machines a tue les industries du foyer. De là est ne le sinistre chant de la Chemise,14) compose par Hood en Angleterre, sous l'impression de la baisse des salaires amenée par les machines à coudre et de l'affreuse misère qui en résulta tout d'abord pour les femmes dont l'unique ressource: était l'aiguille.
VIII. La crise agricole n'est pas moins intense que la crise industrielle.
Les campagnes sont désertées. En 1886, en France, 59 départements voyaient encore croître leur population; en 1891, c'est 38 seulement; en 1896, 24 seulement. Dix départements agricoles perdent plus de 10.000 habitants. La perte des campagnes est de 300.000 habitants en 4 ou 5 ans au profit des villes. La proportion de la population rurale était encore de 76% en 1886 ; elle est tombée à 64% en 1891, a 60% en 1896.
On ne peut pas s'imaginer tout ce que disent ces chiffres. Le village natal avec son clocher et son horizon, gracieux ou austère, mais toujours aimé, n'est-ce pas la patrie? Au pays natal se rattachent les traditions, les souvenirs, les exemples des ancêtres. Il faut quitter tout cela pour aller chercher du travail entre les murs enfumés de l'usine et du bureau, et l'on s'étonne que l'amour de la patrie se perde.
La terre a trop d'impôts, de charges, de droits d'enregistrement et de succession. Il semble que la loi ait tout fait pour détruire la petite propriété, ce qui revient a détruire la patrie. L'impôt foncier en France équivaut a 27% du revenu. La propriété industrielle ne paie que 7% et la propriété mobilière 3%. Et les produits agricoles ont baissé de 25% depuis 15 ans.
Aussi l'endettement du sol va toujours croissant. Il est en France de 18 milliards environ.
La dette hypothécaire, dit Claudio Jannet, équivaut a 13% de la valeur des propriétés foncières en France en 1886 ; elle est de 20% en Italie, de 25 en Autriche, de 40 en Irlande.
De là une émigration énorme, douloureuse pour les familles et périlleuse pour la religion.
Quatre millions d'hommes ont quitte l'Europe en 10 ans. L'Italie envoie 100.000 émigrants par an en Amérique et l'Allemagne 200.000.
IX. Signalons enfin le peril économique et socialiste.
Le malaise économique dont nous souffrons ne va-t-il pas s'accroître encore ? L'Europe et les Etats-Unis ont pressure les pays d'exportation depuis un demi-siècle en exigeant le paiement en or. Une réaction se prépare. Les pays a monnaie d'argent, notamment l'Inde, la Chine et le Japon, se couvrent d'usines ; et comme le salaire y est a un prix infime, ces pays nous enverront bientôt leurs produits a bas prix et ils ruineront notre industrie. C'est déjà commencé. En 1880, les exportations de l'Europe surpassaient encore les importations. En 1894, les importations des trois grands Etats commerciaux, l'Angleterre, l'Allemagne et la France, surpassent de 5 milliards les exportations. En 1895, la différence est de plus de 6 milliards. L'ouvrier indien se contente en effet d'un salaire de 10 a 15 centimes, l'ouvrier chinois vit avec 40 centimes.
Le blé des Indes nous arrive au prix de 10 francs et le nôtre coûte 20 francs à produire. La soie travaillée en France était encore produite par la France dans la proportion de 35% en 1872; en 1892, la proportion est de 1%. Le développement industriel du Japon est prodigieux. Ce pays compte déjà 4.500 sociétés industrielles et 27 compagnies de chemins de fer. Il fabrique presque tous nos produits européens et peut nous les vendre a des prix minimes.
Ces questions de commerce et d'industrie deviennent des questions sociales, des questions qui intéressent au plus haut point le sort de la patrie et de la religion.
Le péril socialiste est plus menaçant aussi que beaucoup ne le croient. Partout les groupes socialistes progressent, en Allemagne, en Belgique, en France, en Italie. On ne comptait que 30.000 voix socialistes aux élections de 1885 en France. Il y en avait déjà 176.000 en 1889 et 600.000 en 1893. Ces groupes ont une organisation puissante. Ils agissent sans relâche et leur propagande gagne les campagnes.
Leur idéal, vous le connaissez, c'est cette vaste machine collectiviste qui fera de la terre un bagne, des citoyens autant d'esclaves travaillant sous la baguette de surveillants, et de la liberté un souvenir. Quand le dieu Etat nous aura fait ce nivellement, nous serons tous égaux, ce sera l'égalité dans l'abjection.
Ne vous y trompez pas, la servitude ne fait plus peur au peuple. Il consentira à se laisser enrégimenter dans les ateliers nationaux, parce qu'à défaut de sa liberté, il aura du moins deux repas par jour, tandis qu'aujourd'hui il souffre souvent de la faim. Mais, pire que le loup de la fable, il acceptera la chaîne qu'on lui offre pour avoir sa place au râtelier.
X. Conclusion. A l'œuvre donc ! En face de la détresse actuelle, pour les hommes sans foi, sans vaillance, sans générosité, il ne reste que le découragement, le pessimisme; pour les vaillants, les nobles cœurs, les apôtres, c'est l'action qui s'impose.
Quand un navire est en détresse en vue du port, le témoin timide et faible prie, pleure, se lamente ; le vaillant, sans qu'il s'en glorifie, va a la mer, au sauvetage, et cela lui est comme tout naturel.
Allons au sauvetage de la société en détresse, par les oeuvres, par les revendications légales. Mais n'oublions pas que le pilote sauveur, c'est Pierre. G'est lui qu'il faut écouter, c'est lui qu'il faut suivre, c'est lui qui indique le chemin du salut.
Au bord du lac de Tibériade, Jésus vit deux barques devant lui, vidit duas naves, mais c'est sur celle de Pierre qu'il monta, ascendens autem in unam navim quaw erat Petri; c'est de la barque de Pierre qu'il exhorta la foule, c'est de cette barque que doit sortir la vérité. Et quand il eut fini de parler, Jésus dit a Pierre: «Conduis-nous vers la haute mer: Duc in altum„, et il dit aux autres apòtres: «Et vous, jetez vos filets pour prendre du poisson: et laxate. retia vestra in capturam.” C'est Pierre qui conduit la barque, guidé par Jésus, et les autres jettent le filet là où Pierre les conduit. Admirable symbole ! Pierre aujourd'hui nous conduit vers la haute mer de la démocratie chrétienne. Laissons-nous conduire, jetons le filet et nous ferons une bonne pèche: et laxate retia vestra in capturam.