Huitième conférence
Action sociale de l'Église et du Prêtre
Le Père Dehon n'a pas précisé dans son Journal la date exacte et les circonstances dans lesquelles cette Conférence a été prononcée. Simplement à Rome fin 1898 il note: «J'ai la Revue à écrire, des Conférences à rédiger…» (NQT XIIIII898, 79). Il publie, celle-ci dans Le Règne, en septembre et octobre 1900, à la suite et sous le même titre que les précédentes: «Comment refaire une société chrétienne? Conférences données à Rome en 1897-1898».
Quelque peu éloignée des autres dans le temps, elle en reprend bien des thèmes, surtout ceux des trois précédentes. Et c'est une réflexion que le Père Dehon mène depuis longtemps, ne serait-ce qu'en revoyant son propre apostolat social. En avril1895 à Rome, à la suite de deux Conférences de l'abbé Lemire sur l'action sociale chrétienne et en sa présence il s'adresse à son tour aux séminaristes français de Rome: «Je parlai du devoir social des prêtres» (NQT XI11895, 8v). On se souvient du commentaire très défavorable que fait le Maître Général des Dominicains à propos de semblables interventions du Père Dehon au Séminaire français (cf. plus haut pp. 23-24).
Cette huitième Conférence suit la ligne générale des autres: à partir de l'histoire, reformuler la mission sociale de l'Eglise selon la lumineuse direction du Pape Léon XIII, pour une action courageuse et efficace au service des pauvres. Les répétitions sont nombreuses, le résumé des idées ici peut être plus court pour faire plus de place à quelques citations significatives du style du Père Dehon.
L'exposé s'ouvre sur un aperçu historique: «L'Eglise s'est toujours occupée des intérêts temporels du peuple, par esprit de justice et de charité… Elle est une société parfaite qui embrasse, au moins indirectement, toute la vie humaine et sociale. Elle a le droit et le devoir de faire régner partout la justice chrétienne… Elle doit tout sanctifier, le droit, la morale, la vie sociale, les relations internationales» (pp. 332-333).
Ce «rò1e maternel», l'Eglise l'a largement exercé (p. 333). Mais au cours des quatre derniers siècles elle en a été empêchée, on a voulu «éloigner le clergé de la vie publique et le calfeutrer dans la sacristie. Il est devenu, quant à l'action sociale, un sel affadi» (p. 334). Beaucoup de pasteurs souffrent de cette déficience de l'Eglise, ils la dénoncent: «Il faut tout réformer, tout reprendre, tout ramener à l'Eglise, au Souverain Pontife, au Christ. Mais dans ce renouvellement, auquel les ministres da Christ doivent prendre une grande part, c'est la vie sociale et économique qui réclame les premiers soins. C'est là que le mal est le plus sensible» (pp. 336-337). Et c'est en s'appuyant principalement sur le peuple que ce renouvellement réussira.
Il s'agit d'une tâche urgente, mais elle n'est ni nouvelle, ni indiscrète ou imprudente. Le mal est là, bien réel, insupportable: les socialistes le dénoncent à juste titre. Ce n'est pas seulement une question d'estomac, c'est pour tous une question d'équité, de morale et de justice sociale, une question de dignité, et au fond une question de doctrine: «Les ministres du Christ ne sont-ils pas les gardiens naturels de la justice, de l'équité, de la fraternité chrétienne? Le prêtre doit intervenir dans la mêlée sociale actuelle, non seulement par un opportunisme qui serait assez justifié, mais par un devoir strict de justice et de charité et pour l'accomplissement rigoureux de son ministère pastoral» (pp. 337-338). Telle est l'action sociale qu'on nomme la «démocratie chrétienne».
Les papes y ont insisté, Léon XIII surtout. Les évêques et les théologiens lui font écho, écoutons-les! Ecoutons aussi les objections, pour apporter les réponses. Ainsi, on prétendrait qu'il s'agit d'une question nouvelle, absente de la théologie des anciens? Sans doute, mais n'est-ce pas ce silence précisément qui fait question, qu'il faut contester? Encore: beaucoup de braves gens ne s'agitent pas sur ce sujet? Hélas! et en attendant le socialisme fait son oeuvre destructrice. Autre objection: des jeunes prêtres ont commis des excès? Oui, c'est pourquoi «ils doivent se préparer, se former pour agir prudemment. Quelques-uns se tromperont…» (p. 342) . Mais ce n'est pas d'aujourd'hui: saint Paul aussi a dt2 rappeler à ses premiers collaborateurs que le zèle doit être éclairé par la connaissance (cf. Rm 10, 2).
Par leurs aveux mémes, nos adversaires confirment la nécessité de notre action sociale, ils la dénoncent comme «le péril le plus redoutable pour le parti socialiste» (ibid.). Et n'y a-t-il pas bien d'autres intervenants dans ce champ social: les protestants, les francs-maçons, et pas seulement les catholiques? «Assisterez-vous les bras croisés à ce grand tournoi ou plutôt à cette conquête des peuples?… A l'oeuvre donc!» (pp. 344 et 345). «Il faut gagner ce peuple. Il est assoiffé de justice et il cherche ardemment, par le moyen d'institutions économiques, à améliorer sa condition. Le prêtre gagnera son coeur en lui apprenant à se servir de ces instruments de progrès social. Notre-Seigneur, pour gagner les âmes, n'a-t-il pas guéri les corps, nourri les affamés dans le désert et rempli le filet des pécheurs?» (p. 345).
A l'oeuvre, et sans tarder: la situation sociale actuelle, dans la gravité de sa décadence, est «une occasion prochaine de péché» (p. 346). Comment le prêtre pourrait-il s'en désintéresser? Voyons que «les besoins nouveaux exigent des procédés nouveaux. Il faut que l'Eglise sache montrer qu'elle n'est pas apte seulement à former des âmes pieuses, mais aussi à faire régner la justice sociale dont les peuples sont avides. Il faut pour cela que le prêtre se porte à des études nouvelles et à des oeuvres nouvelles… C'est le devoir de justice qui est le plus méconnu, qu'il faut prêcher avant tous les autres,… pour venir en aide aux ouvriers: ce n'est pas une question d'aumônes, c'est une question de justice» (p. 347). Des chrétiens font compris, comme Ozanam, des papes comme Léon XIII. Mettons-nous nous aussi au travail!
Les moyens de cette action sociale de l'Eglise, du clergé? On peut les résumer en trois points: l'étude, l'action, la prière. «Il nous faut des docteurs, des apôtres et des saints» (p. 349). La prière de tour, ardente et unie au sacrifice; la prière surtout des personnes consacrées à la contemplation. Quant à l'action, c'est le zèle apostolique, il va bien au-delà d'une tranquille et prudente administration: il s'agit de rejoindre le peuple, de s'intéresser à ses travaux, à sa prospérité, à ses loisirs, et «porter partout l'esprit chrétien» (p. 349). L'étude enfin: docteurs, «nous devrions l'être tous un peu. Il faut étudier pour savoir et il faut étudier pour enseigner. Il faut étudier spécialement ces questions sociales qu'on regarde comme nouvelles et qui auraient dû être toujours étudiées dans l'Eglise… Un prêtre ne peut pas se lancer dans cet apostolat nouveau sans s'y être préparé par des études sérieuses» (pp. 349-350).
«L'Eglise doit ses soins à tous: Je me suis fait tout à tous (1 Co 9, 22). Elle a cependant un soin particulier des petits et des humbles, des pauvres et des travailleurs: II m'a envoyé annoncer la bonne nouvelle aux pauvres (Le 4,18)… Allons au peuple pour lui porter le secours de la justice et de la charité. Le peuple sera l'ami du prêtre et de l'Eglise quand le prêtre se sera fait l'ami du peuple» (pp. 350-351).
I. Jetons d'abord un large coup d'œil sur l'ensemble de l'histoire.
L'Église s'est toujours occupée des intérêts temporels du peuple, par esprit de justice et de charité, et pour libérer les âmes des soucis et des tentations du paupérisme.
En Orient, les diacres concentraient les aumônes et les biens abandonnés à la communauté, et ils dirigeaient de véritables hôtelleries pour les pauvres volontaires et pour les déshérités de la fortune.
A Rome, les diaconies sont de grandes institutions qui embrassent tous les quartiers et répondent à toutes les exigences de l'assistance populaire.
Au moment de l'invasion des barbares, et de la dislocation de l'empire, les évêques de nos villes menacées et désorganisées acceptaient la charge de défenseurs des cités et assumaient la responsabilité de l'administration civile.
Pendant les siècles suivants, ils étaient les mentors des nationalités naissantes et présidaient dans les conciles à l'organisation de l'Etat et des provinces. L'épiscopat et les monastères eux-mêmes fournissaient aux souverains les ministres les plus sages et les plus habiles. Le clergé aidait la royauté dans l'institution des communes et des corporations. En tout cela, l'Eglise exerçait son rôle maternel vis-à-vis de ses enfants. Elle n'a pas de mission directe pour le gouvernement politique ou administratif des peuples, elle n'en a pas la charge ordinaire; elle s'y dévoue dans une assez grande mesure quand les peuples sont enfants et en formation. Il convient qu'elle y ait toujours quelque part, pour aider, pour conseiller, pour suivre les choses de près, puisqu'elle a le suprême magistère de la justice sociale comme de la justice privée.
L'Eglise est une société parfaite qui embrasse, au moins indirectement, toute la vie humaine et sociale. Elle a le droit et le devoir de faire régner partout la justice chrétienne.
Son but est avant tout surnaturel, mais elle n'est pas indifférente à la paix publique et à la richesse, parce que ce sont des instruments au service de la vie morale.
L'Eglise doit tout sanctifier, le droit, la morale, la vie sociale, les relations internationales.
Elle avait élevé un magnifique édifice chrétien avec la vie communale, corporative, provinciale, nationale, avec la grande république chrétienne, qui englobait toutes les nations sous la direction du Vicaire de Jésus-Christ.
II. Mais la grande épreuve est venue. C'est comme l'assaut suprême du paganisme. La nature à demi domptée par la grâce se relève. La raison veut s'émanciper. Les ennemis de l'Eglise prennent des noms et des programmes divers. C'est le protestantisme, l'humanisme, le jansénisme; le gallicanisme, le libéralisme, le laïcisme. Ce sont des formes diverses d'une révolte contre l'Eglise. Le but commun est de chasser le Christ et son Vicaire de partout, de la direction doctrinale, de la vie sociale et politique, de la vie économique, de l'art, des lettres, etc.
Il y a quatre siècles que la crise est commencée. Les protestants allemands et anglais ne voulaient pas déchristianiser l'Europe mais seulement la décatholiciser. L'humanisme était plus dangereux, il jetait le mépris sur le Christ et son action dans la vie sociale, dans l'art et la littérature et dans la vie politique. Nous sommes arrivés au déisme au XVIIIe siècle et maintenant nous aboutissons au scepticisme, au matérialisme, au laïcisme. Et le laïcisme n'est pas seulement une question d'organisation, c'est au fond une doctrine scientifique et morale qui a pour but de mettre l'homme à la place de Dieu. C'est la dernière étape de l'erreur. C'est la révolte sans masque, et cela vaut mieux, la lutte sera plus facile.
III. Les erreurs gallicane et libérale ont eu surtout pour effet d'éloigner le clergé de la vie publique et de le calfeutrer dans la sacristie. Il est devenu, quant à l'action sociale, un sel affadi.
Pour prononcer un jugement si grave, nous avons besoin de nous appuyer sur des autorités incontestables.
Nous entendrons les princes de l'Eglise, le cardinal Pie, le cardinal Gibbons, les prédicateurs, Bourdaloue et Combalot, et enfin le concile du Vatican lui-même.
Mgr Pie,1) dans ses instructions synodales de 1862 et 1863 sur le laïcisme et les erreurs du temps présent, dénonce là grande hérésie et constate qu'elle a séduit, comme autrefois l'arianisme, une partie même de l'Eglise.
«La presse impie et rationaliste, dit-il, proclame la sécularisation désormais. absolue des lois, de l'éducation, du régime administratif, des relations internationales et de toute l'économie sociale, comme étant le fait et le principe dominants de la société nouvelle, de la société émancipée de Dieu, du Christ et de l'Eglise». Il ajoute: «Nous avons vu surgir, sous l'empire de préoccupations honnêtes et estimables, des adeptes inattendus de ce système nouveau, des chrétiens et même des prêtres…».
Le cardinal Gibbons, dans son beau livre L'Ambassadeur du Christ, rappelle les droits de l'Eglise et les devoirs de ses ministres: «Puisque le ministre de l'Eglise est par excellence l'ami et le père de son peuple, il ne peut rester indifférent à aucune des questions sociales, politiques ou économiques, qui touchent aux intérêts ou à la prospérité de la nation. Les relations de l'Eglise et de l'Etat, les devoirs et les prérogatives des citoyens, les malheurs engendrés par la corruption publique, l'honnêteté des élections, les privilèges et les obligations mutuelles du travail et du capital, la moralité du commerce sous toutes ses formes, les réjouissances populaires, la tempérance, le divorce, le socialisme, l'anarchie… voilà autant de questions vitales, souvent brûlantes, d'où dépendent la paix et la prospérité de la nation et auxquelles le ministre du Christ rie peut pas rester étranger…
Bourdaloue2) signalait déjà de son temps l'erreur naissante et rappelait le devoir social du clergé «Bien des gens trouvent mauvais, disait-il, que les
ministres établis de Dieu dans l'Eglise, pour être juges des consciences et directeurs du salut des âmes, prennent connaissance de plusieurs affaires qui ont rapport au monde et qui sont des affaires du monde. Pourquoi, dit-on, s'ingèrent-ils à de telles recherches et ne demeurent-ils à ce qui est de leur ressort? Mais moi, je prétends qu'il n'y a aucune affaire du monde qui ne se réduise au tribunal des ministres de Jésus-Christ, parce qu'il n'y en a aucune qui ne puisse avoir quelque liaison avec la conscience et le salut… Où le salut est plus exposé, où il se trouve des écueils sans nombre par rapport à la conscience et à l'éternité, c'est dans les affaires du monde, dans les engagements du monde, dans les traités, les commerces, les emplois, les ministères du monde. C'est donc là même aussi qu'on doit avoir recours à la prudence du salut… et c'est le clergé qui en est l'organe et l'interprète». (Sermon sur la prudence du salut).
L'abbé Combalot a été un de nos missionnaires français les plus clairvoyants de ce siècle. En 1850, il écrivait aux évêques de France pour leur signaler l'inaction du clergé et le péril de la démocratie païenne et sauvage que le clergé ne s'efforce pas de gagner.
IV. Bourdaloue nous a montré que la tendance à séculariser les sociétés chrétiennes date de loin; le cardinal Pie, le cardinal Gibbons et le P. Combalot ont remarqué qu'une partie du clergé se laissait influencer par les idées courantes.
Le concile du Vatican a bien marqué la genèse de cette erreur, qu'il fait remonter au protestantisme. «Après la prétendue Réforme, dit-il dans la
constitution Dei Filius, on a vu naître et se développer cette doctrine naturaliste qui travaille à exclure le Christ de la vie sociale et des moeurs publiques pour y établir le règne de la nature et de la seule raison».
Les conservateurs à courte vue ont coutume d'attribuer tout le mal à la crise révolutionnaire de 1789. C'est une erreur profonde. La Révolution a été une réaction avortée et mal conduite contre l'absolutisme gallican et les abus de l'ancien régime. Le mal date des légistes du XIVe siècle. Séduits par l'étude du droit romain, ils ont inauguré la réaction païenne. Philippe le Bel les a secondés. L'humanisme a décuplé leurs forces. Le protestantisme a été la résultante de cette émancipation de la nature et de la raison. Il a eu lui-même pour corollaires le gallicanisme, le libéralisme, le rationalisme.
Le XVIIIe siècle gardait des formes et des habitudes religieuses, mais il était absolument miné par le paganisme. Le XIXe siècle a été un siècle de réveil chrétien dans la philosophie, dans l'art, dans la littérature, dans l'action du clergé; nous avons la confiance qu'il est l'aurore d'un grand siècle chrétien.
Il faut tout réformer, tout reprendre, tout ramener à l'Eglise, au Souverain Pontife, au Christ. Mais dans ce renouvellement, auquel les ministres du Christ doivent prendre une grande part, c'est la vie sociale et économique qui réclame les premiers soins.
C'est là que le mal est le plus sensible.
Il n'y a pas seulement pour l'Eglise une question de justice et de morale, il y a aussi une question d'opportunité et de tactique.
Si l'Eglise veut reprendre son influence bienfaisante, sur qui s'appuiera-t-elle? Sur les gouvernements? Ils sont révoltés contre elle et imbus de gallicanisme.
Sur les aristocraties? Sauf quelques belles exceptions, elles sont pénétrées des mêmes erreurs.
Sur la bourgeoisie? Elle est bien gangrenée par l'égoïsme et le capitalisme.
Il ne reste que le peuple.
Il cherche à se relever de l'oppression qu'il subit, il ira à l'Eglise, si elle lui fait comprendre qu'elle seule possède les vraies doctrines sur la justice sociale et qu'elle seule a la force morale pour faire triompher la vérité.
V. Mais cette action de l'Eglise qui est si manifestement opportune, n'est-elle pas une chose nouvelle, indiscrète, imprudente?
Nullement. Elle n'est pas nouvelle, nous l'avons montré plus haut par quelques aperçus historiques. Elle n'est pas non plus indiscrète et imprudente. L'agitation socialiste n'est pas, comme on voudrait le croire, la conséquence d'une simple question d'estomac. C'est une question d'équité, de morale et de justice. C'est par la violation des règles de la justice sociale et l'infraction au droit naturel d'association qu'a été provoqué l'état de malaise où se trouvent les masses ouvrières.
C'est aussi une question de dignité. Le peuple a gardé au coeur un sentiment de noblesse chrétienne, d'honneur, de fraternité, d'humanité.
C'est au fond une question philosophique et théologique. Elle embrasse la fin des sociétés, les rapports des classes sociales, les relations commerciales, le contrat de travail.
Les ministres du Christ ne sont-ils pas les gardiens naturels de la justice, de l'équité, de la fraternité chrétienne?
Le prêtre doit donc intervenir dans la mêlée sociale actuelle, non seulement par un opportunisme qui serait assez justifié, mais par un devoir strict de justice et de charité et pour l'accomplissement rigoureux de son ministère pastoral.
Cette action sociale s'appelle parfois aujourd'hui la démocratie chrétienne. C'est que dans l'ordre chrétien le devoir incombe à tous d'avoir un soin spécial des petits. L'Eglise n'exclut aucune forme du pouvoir, aucune classe sociale; elle honore la vraie aristocratie, mais elle garde une préférence pour les travailleurs.
VI. Ce devoir social du prêtre, le Pape et ceux qui le représentent l'ont souvent rappelé dans ces dernières années.
Dans l'Encyclique même, le Pape l'affirme nettement: a Que chacun se mette à la tâche qui lui incombe, et cela sans délai, de peur qu'en différant le remède, on ne rende incurable un mal déjà si grave… Que les ministres sacrés déploient toutes les forces de leur âme et toutes les industries de leur zèle…
Il dit encore dans l'Encyclique: «La question qui s'agite est d'une nature telle, qu'à moins de faire appel à la religion et à l'Eglise, il est impossible de lui trouver une solution efficace».
Pie IX lui-même en 1851 avait réuni une commission mixte composée d'ecclésiastiques et de laïques pour l'étude et la reconstitution des corporations.
Léon XIII a répété sous bien des formes la direction donnée dans l'Encyclique. Aux évêques de France faisant leur visite ad limina, il a souvent demandé si leurs prêtres s'occupaient des ouvriers. «Avez-vous, disait-il à Mgr l'évêque de Nantes, des prêtres ardents qui s'intéressent aux ouvriers, qui aillent à eux, qui les amènent à Dieu et à l'Eglise?»
A Mgr l'évêque de Liège, il disait: «Ce sont vos prêtres qu'il faut exhorter à aller au peuple; ils ne peuvent pas rester enfermés dans leurs églises et leurs presbytères» (Lettre pastorale de Mgr l'évêque de Liège).
A M. Léon Harmel, qui lui rendait compte du premier congrès ouvrier de Reims, Léon XIII répondait: «C'est bien cela, nous l'avons déjà dit, il faut que le prêtre sorte de la sacristie, il faut qu'il se mêle au peuple et lui rende des services…».
VII. Les évêques et les théologiens ont fait écho au Pape.
Mgr de Ketteler se fâchait lorsqu'on s'étonnait de le voir intervenir dans ces questions. «Je pas seulement le droit, disait-il, j'ai encore le devoir de suivre avec un vif intérêt les affaires du monde ouvrier… Lorsque j'ai reçu la consécration épiscopale, l'Eglise m'a posé la question suivante: - Veux-tu être charitable et miséricordieux aux pauvres et à tous ceux qui souffrent, au nom de Notre-Seigneur? - Représentant du divin Maître, comment pourrais-je rester indifférent en face d'un problème qui touche aux besoins les plus essentiels d'une classe si nombreuse de la société`?»
Le cardinal Langénieux, dans un discours à l'assemblée diocésaine de Charleville en 1889, fait le procès à la tiédeur, à la lassitude, au découragement: «Le prêtre qui a charge d'âmes, dit-il, ne peut plus se contenter d'exercer autour de lui son ministère ordinaire, il doit se livrer à l'apostolat des oeuvres, c'est-à-dire à cette forme spéciale d'action nécessitée par la force des choses et plus adaptée aux difficultés du temps…».
Lés théologiens suivent la même inspiration.
Le Père Liberatore,3) jésuite, publie en 1889 pour les étudiants de Rome ses Principes d'économie politique.
Le P. Antoine4) en France publie en 1886 son Cours d'économie sociale. Le P. Biederlack5) enseigne à Inspruck et publie en allemand, puis en italien, ses Etudes sur les questions sociales.
Les jésuites de l'Allemagne du Nord donnent la principale part aux études sociales dans leur revue Stimmen aus Maria Laken, et ils publient leurs travaux en brochures.
Le P. Lehmkuhl6) écrit, dans une brochure sur le Clergé et le Peuple: «Les changements survenus dans la situation sociale et dans les dispositions des hommes, entraînent nécessairement un changement de procédés dans le soin des âmes. Ce serait pour un pasteur oublier entièrement son devoir que de ne pas établir et développer vigoureusement des associations dans sa paroisse».
Les Lazaristes ont décidé d'introduire l'étude des questions sociales dans leurs séminaires pour les motifs suivants: 1° Ces questions se rattachent aux traités du Décalogue, de la Justice et des Contrats; 2° Elles sont entrées dans le programme des conférences ecclésiastiques; 3° Les encycliques du Souverain Pontife en recommandent l'étude et en indiquent les principes; 4e Elles préoccupent l'attention des catholiques militants. Le clergé, appelé à diriger leurs efforts, a besoin d'avoir étudié ces questions.
Le Père Godts,7) rédemptoriste belge, a pris la question au point de vue pratique et l'a résolue par une série de cas de conscience, dans son livre «Scopuli vitandi in pertractanda quaestione de conditione opificum. - Ecueils à éviter en traitant la question ouvrière.
Est-il permis aux prêtres, demande-t-il, de se désintéresser de la question sociale, de méconnaître sa gravité et les dangers qu'elle fait naître? - Réponse: C'est un optimisme insensé.
Peut-on négliger d'étudier les caractères du socialisme et sa réfutation? - Réponse: C'est se montrer trop insuffisant.
Peut-on mépriser ou négliger l'amélioration de la condition matérielle des ouvriers? - Réponse C'est aller contre le concile de Trente lui-même, qui rappelle dans sa session XXIIIe à tous ceux qui ont charge d'âmes le devoir de connaître leurs ouailles et de donner leurs soins paternels aux pauvres et à tous ceux qui sont dans une condition pénible.
Est-il permis de se désintéresser des oeuvres nouvelles: écoles dominicales, patronages, associations pieuses et ouvrières, mutualités, cercles militaires, maisons d'ouvriers, syndicats, bibliothèques paroissiales? etc. - Réponse: C'est manquer du zèle nécessaire.
Peut-on laisser les hommes de côté dans le ministère paroissial? - Réponse: C'est manquer au premier des devoirs, parce qu'ils sont la part principale et la plus influente de la paroisse.
VIII. Il y a des objections.
1. La théologie de notre temps, disent les anciens, ne parlait pas de ces questions. - Réponse: Depuis deux cents ans, la plupart de nos théologiens, quelque peu imbus, sans s'en douter, de gallicanisme, de libéralisme et de jansénisme, avaient laissé les principes sociaux tomber dans un profond oubli, d'où Léon XIII est venu les tirer. Aussi, depuis l'Encyclique Rerum novarum, nous admirons l'ardente émulation avec laquelle théologiens et philosophes catholiques refondent leurs traités de la Justice en les complétant.
2. Beaucoup de braves gens ne se soucient pas de cette agitation. - Réponse: Aussi le socialisme fait des progrès rapides. Que beaucoup de bons prêtres et d'excellents chrétiens continuent a nier la question sociale et à sourire de nos efforts, et dans dix ou quinze ans la société française, sous l'autorité de quelque comité de salut public, se verra imposer partout la destruction des églises, le collectivisme économique, l'union libre et la coéducation de Cempuis, avec les sanctions énergiques essayées jadis à la rue Haxo8) pour faire taire les récalcitrants.
3. Certains jeunes prêtres s'avancent d'une façon inconsidérée. - Réponse: Certainement ils doivent se préparer, se former, agir prudemment. Quelques. uns se tromperont. Saint Paul dut aussi modérer le zèle de ses premiers auxiliaires en leur recommandant d'agir secundum scientiam. - Un homme d'œuvres influent demanda audience au Pape pour le prier d'arrêter le zèle intempestif des jeunes prêtres. Le Saint-Père répondit: «Je ne puis pas arrêter ce que j'ai commandé moi-même. Je veux que les prêtres aillent au peuple et se mettent aux couvres sociales. S'ils se trompent en commençant, ils se formeront et se corrigeront ensuite.
IX. Fas est et ab hoste doceri.9) - Les aveux de nos adversaires sont une confirmation éclatante de la nécessité de notre action sociale.
En France, le journal La Petite République â reconnu que l'organisation de la démocratie chrétienne est le péril le plus redoutable pour le parti socialiste.
En Allemagne, nos ennemis sont forcés de reconnaître l'action bienfaisante de l'Eglise catholique. Après Kulemann, libéral, voici un professeur protestant de Breslau, M. Eltester, qui lui rend un témoignage bien flatteur. «L'attitude, dit-il, que le catholicisme allemand a prise vis-à-vis de la question ouvrière est décidément imposante; elle est telle, qu'à mon avis l'avenir lui est assuré».
«Le parti du Centre est actuellement plus un parti social qu'ecclésiastique. Par la sollicitude, dont il entoure les classes ouvrières, il gagne les voix de la basse classe de la population. Le moyen principal pour cela est, sans contredit, la charge d'âmes magnifiquement organisée. Car c'est un fait que le prêtre est le seul qui, du cœur au cœur, parle à l'ouvrier, donne des conseils à la femme et aux enfants, les relève dans le malheur, leur donne la bénédiction, la consolation et l'aumône.
«Pour lui, il n'y a pas de chambre trop étroite, pas d'ouvrier trop pauvre, rien ne le retient de parler même à des hommes dévoyés. Ce n'est pas par le froid chemin dogmatique que le peuple sera maintenu dans la foi, mais par la charité active… Le vicaire dans les parties catholiques a reçu, dans beaucoup de cas, une instruction dans les questions sociale et économique, et parce qu'il tonnait bien les désirs et les nécessités de l'ouvrier, il est son ami intime..
Il y a même des prêtres qui ont dû étudier l'économie nationale, d'autres ont été envoyés dans des contrées industrielles, uniquement pour voir de leurs propres yeux la situation des classes ouvrières. De tout cela, il n'est pas question chez nous (protestants)… Le puissant mouvement social de notre temps n'est pas une fièvre qui passera, mais il indique un progrès dans le développement de la vie des peuples. C'est la tâche de l'Eglise de s'entendre avec ce mouvement. Le temps nous apprendra alors si ces paroles pleines de promesses se confirmeront: Par ce signe tu vaincras».10)
Ce témoignage venant d'un protestant, c'est à dire d'un homme pour qui l'Eglise catholique est un obstacle au progrès, montre qu'on commence à voir clairement, en face du danger socialiste, que l'Eglise a encore beaucoup de bon.
X. Exempla trahunt.11) Notre siècle est témoin d'une joute immense dans le champ des doctrines. Il y - a l'apostolat protestant, l'apostolat maçonnique, l'apostolat catholique. Assisterez-vous les bras croisés à ce grand tournoi ou plutôt à cette conquête des peuples?
Voyez la croisade maçonnique. Sous la direction de la Ligue de l'enseignement dont Bourgeois12) est le président, on a fondé des patronages laïques, des conférences, des caisses scolaires, des associations d'anciens élèves.
Les cours 'd'adultes qui en 1895 avaient 400.000 élèves, en avaient 700.000 en 1897, 850.000 en 1898 (Rapport Bouge au budget).
10.000 conférences populaires furent données sous le patronage de la Ligue en 1894, 14.000 en 1895, 97.000 en 1897.
En deux ans, on a créé 1.550 associations d'anciens élèves.
Les lycées de filles comptaient 5.800 élèves en 1888; 12.708 en 1892; 14.700 en 1896.
Voyez le zèle des oeuvres protestantes.13) Les Salutistes anglais se démènent. La Maison-Grise à Hambourg est le centre d'une propagande intense pour les missions protestantes à l'intérieur. Elle a ses inspecteurs, ses congrès régionaux, ses journaux; elle répand des tracts et donne partout des conférences.
L'action catholique dans les autres nations14) doit aussi faire naître chez nous une noble émulation. Le Centre allemand est puissamment organisé, il a un programme précis de réformes sociales. Il s'appuie sur une vaste association populaire, le Volksverein, qui compte 180.000 membres.
En Belgique aussi le parti catholique a un beau programme de lois sociales et les oeuvres progressent avec une rapidité étonnante.
L'association agricole (Boerenbond) est à peine née et déjà elle compte plusieurs milliers de groupements. - Les mutualités reconnues par l'Etat étaient au nombre de 593 en 1894; elles se sont élevées au chiffre de 1.256 en 1892, et 1.924 en 1898. - Les coopératives de consommation et de production étaient au nombre de 311 en 1894, il y en a 1.128 en 1898. - Le progrès est le même pour les sociétés de crédit fondées en vue d'élever des maisons d'ouvriers. C'est une efflorescence d'œuvres qu'on pourrait appeler fiévreuse, si le mot avait un sens favorable.
L'Italie aussi nous donne l'exemple. Elle compte, en 1898, 3.000 comités catholiques et 1.100 caisses rurales de crédit. Elle a fondé en un an 1.700 comités et 152 caisses rurales.
Tous ces pays ont plus de logique, plus de suite, plus de sève catholique que nous.
A l'oeuvre donc!
XI. Un homme du peuple disait un jour: Autant je déteste les curés, autant j'aime les sœurs. Il y a sans doute là une grande ignorance. Mais aussi, bien des curés ne sont-ils pas méconnus, parce que, confinés dans la sacristie, ils demeurent des inconnus? N'ont-ils pas plus raison ceux d'entre eux qui, traitant le peuple comme un malade et un malheureux, s'efforcent d'améliorer sa condition matérielle, afin de mieux ouvrir son âme aux grandes vérités?
Il faut gagner ce peuple. Il est assoiffé de justice et il cherche ardemment, par le moyen d'institutions économiques, à améliorer sa condition. Le prêtre gagnera son cœur en lui apprenant à se servir de ces instruments de progrès social.
Notre-Seigneur, pour gagner des âmes, n'a-t-il pas guéri les corps, nourri les affamés dans le désert et rempli le filet des pêcheurs?
L'Eglise a toujours eu des soins jaloux pour les intérêts matériels des peuples. Par l'action de ses premiers pontifes, elle a réussi à supprimer, l'esclavage; ses moines répandaient partout la civilisation, défrichant les bois, assainissant la pestilence des marais, soignant les malheureux. - Ses missionnaires suivent le même exemple et se font médecins, agriculteurs, que sais-je encore! Léon XIII nous recommande de venir au secours de la misère imméritée du peuple, et il élève sur les autels un saint curé15) qui, voici plusieurs siècles déjà, dans la paroisse de Mattaincourt, établissait les premières institutions économiques.
Nous reprochons au prêtre américain un excès de vie extérieure; mais si le prêtre américain ne s'est pas encore plié aussi parfaitement que le prêtre français à la discipline de l'homme intérieur, le prêtre français à son tour ne marque-t-il point pour la vie active une aversion funeste? La vie publique de sa paroisse, sous tous ses aspects, se concentre-t-elle en lui?… Saint Augustin, dont on invoque l'autorité, pratique une vie très médita. tive et très retirée, tant qu'il n'a point charge d'àmes: au contraire, une fois évêque d'Hippone, c'est au public qu'il appartient, et sa correspondance nous le montre, gémissant, à la vérité, de se voir arraché aux délices de la contemplation, pour lesquelles il était l'ait, mais ne se prêtant pas moins à des audiences sans fin où on soumettait. à son jugement les démêlés temporels.
L'état social actuel devient pour beaucoup une occasion prochaine de péché, n'est-ce pas au prêtre à y remédier?
Jetons un coup d'œil sur la décadence sociale.
On a compté en France 50.000 divorces en dix ans. Le divorce atteint un mariage sur 62.
La faible natalité causée par des doctrines et des pratiques immorales, compromet l'avenir de la patrie. Sur sept millions de familles françaises, deux millions n'ont pas d'enfants et deux millions n'en ont qu'un.
Les naissances illégitimes se multiplient. On en compte à Paris 18.000 par an. C'est plus du quart de la natalité.
Les suicides constatés en 1884 s'élevaient à 7.500, en 1892 à 8.500. Dans ce nombre, il y avait, en 1844, 140 enfants; en 1892, 460.
Les crimes et délits en France s'élevaient 167.000 en 1880; à î00.000 en 1892. A Paris le nombre des enfants poursuivis s'est élevé en 12 ans de 16.000 à 41.000.
Même progrès pour l'alcoolisme et pour une névropathie qui ruine notre race. Les aliénés par suite d'alcoolisme se sont élevés de 300 en 1.860 à 3.400 en 1893.
Tout le monde sent que dans la crise sociale actuelle, il y a quelque chose à faire, un apostolat à exercer. Les doctrines hostiles à l'Eglise reconnaissent leur insuffisance. La philosophie avoue son impuissance, la science abdique ses prétentions; on ne sait plus où asseoir une morale privée, sur quoi faire reposer un droit public, et cependant jamais le monde ne fut plus affamé de justice et de vérité. Le moment n'est-il pas propice à l'apostolat catholique
Mais les besoins nouveaux exigent évidemment des procédés nouveaux. Il faut que l'Eglise sache montrer qu'elle n'est pas apte seulement à former des âmes pieuses, mais aussi à faire régner la justice sociale dont les peuples sont avides. Il faut pour cela que le prêtre se porte à des études nouvelles et à des œuvres nouvelles.
Les légistes, la Renaissance et la Révolution nous ont donné un ordre social profondément injuste. C'est le devoir de justice qui est le plus méconnu, c'est lui qu'il faut prêcher avant tous les autres. Beaucoup d'ouvriers sont dans une situation d'infortune et de misère imméritées.
Il faut prendre des mesures promptes et efficaces pour leur venir en aide. Ce n'est pas une question d'aumône, c'est une question de justice.
L'Église s'est trouvée dans la personne de ses grands papes et de ses grands évêques sur le chemin du despotisme impérial de l'Orient et de la Germanie; elle s'est opposée avec François d'Assise et ses humbles Frères aux excès de la féodalité militaire; elle vient aujourd'hui avec Léon XIII et ceux qui le comprennent combattre une politique sans principes et un capitalisme sans conscience.
XII. Le mouvement actuel avait eu ses précurseurs, même avant Ketteler, de 1830 à 1850, avec Ozanam, Lamennais, Ballanche, Buchy, le journal «L'Ere Nouvelle», Veuillot et Pie IX lui même.
Ozanam en étudiant l'histoire avait vu l'Eglise aller. aux forces nouvelles de l'humanité, aux Barbares au Ve siècle, aux serfs qui s'émancipaient au XIP siècle et se formaient en corporations et communes.
«Ce que je sais d'histoire, écrivait-il, me donne lieu de croire que la démocratie est le terme naturel du progrès politique et que Dieu y mène le monde» (Lettre à M. Dugas).
«Je crois voir le Souverain Pontife, disait-il, consommer ce que nous appelions de nos vœux depuis vingt ans: passer du côté des barbares, c'est-à-dire du camp des rois, des hommes d'Etat de 1815, pour aller au peuple. - Et en disant Passons aux barbares, je demande que nous fassions comme lui, que nous nous occupions du peuple, qui a trop de besoins et pas assez de droits, qui réclame avec raison une part plus complète' aux affaires publiques, des garanties pour le travail et contre la misère, qui a de mauvais chefs, mais faute d'en trouver de bons…» (Article du Correspondant et lettre à M. Foisset, février 1848).
«Prêtres français, disait-il encore, ne vous offensez pas de la liberté d'une parole laïque qui fait appel à votre zèle de citoyens… Depuis quinze ans, plusieurs d'entre vous se sont voués à l'apostolat des ouvriers et, au pied des arbres de liberté qu'on leur a fait bénir, ils ont reconnu qu'ils n'avaient pas affaire à un peuple ingrat. Défiez-vous de ceux qui le calomnient, de ceux qui vous entretiennent de leurs regrets, de leurs espérances, de leurs prophéties, de tout ce qui fait consumer en pensées inutiles les heures que vous devez à nos dangers et à nos besoins. Défiez-vous surtout de vous-mêmes, des habitudes d'une époque plus paisible, et doutez moins du pouvoir de votre ministère et de sa popularité. On vous doit cette justice que vous aimez les pauvres de vos paroisses…; mais le temps est venu de vous occuper davantage de ces autres pauvres qui ne mendient pas, qui vivent ordinairement de leur travail… Le temps est venu d'aller chercher ceux qui ne vous appellent pas, qui, relégués dans les quartiers mal famés, n'ont peut-être jamais connu ni l'Eglise, ni le prêtre, ni le doux nom du Christ… Ne vous effrayez pas quand les mauvais riches, froissés de vos discours, vous traiteront de communistes, comme on traitait saint Bernard de fanatique et d'insensé» (Aux gens de bien, septembre 1848).
Léon XIII est de cette école, qui s'élève au-dessus de la routine pour reconnaître les grands courants providentiels.
XIII. Mais pour accomplir ce devoir urgent, quels sont les moyens à prendre.
Ils reviennent tous à trois chefs: l'étude, l'action et la prière.
II nous faut des docteurs, des apôtres et des saints.
Il faut une prière spéciale, une prière ardente et unie au sacrifice pour nos sociétés chrétiennes désemparées. Léon XIII l'a bien exprimé dans son Encyclique aux Français (Nobilissima Gallorum gens).16) Il demande la prière de tous et spécialement celle des cloîtres: «Que ceux-là surtout qui sont plus étroitement liés à Dieu, dont la vie s'écoule dans les cloîtres, s'excitent à une charité toujours grandissante et s'efforcent par leurs humbles prières, leurs sacrifices volontaires et l'offrande d'eux-mêmes, de nous rendre le Seigneur favorable».
II nous faut des apôtres, des hommes d'action. La méthode administrative ne suffit plus dans une société désorganisée, les hommes ne viennent plus à nous, il faut aller à eux. Il faut les grouper en associations; il faut nous intéresser à leurs travaux, à leur prospérité, à leurs récréations, il faut porter partout l'esprit chrétien.
Il nous faut des docteurs et nous devrions l'être un peu tous. Il faut étudier pour savoir et il faut étudier pour enseigner. Il faut étudier spécialement ces questions sociales qu'on regarde comme nouvelles et qui auraient dû être toujours étudiées dans l'Eglise. Nous devons avoir à notre disposition une revue et les livres nouveaux qui traitent de ces questions.
Un prêtre ne peut pas se lancer dans cet apostolat nouveau sans s'y être préparé par des études sérieuses.
Cette action sociale a des degrés infinis, depuis le simple patronage d'apprentis jusqu'à l'action politique à la Chambre. Que chacun pèse ses aptitudes et mesure ses forces, afin de ne marcher qu'avec prudence et selon la volonté de Dieu.
XIV. Concluons. L'Eglise doit ses soins à tous Omnibus omnia factus sum. Elle a cependant un soin particulier des petits et des humbles, des pauvres et des travailleurs: Evangelizare pauperibus misit me.
Nos chers Bretons aiment à représenter saint Yves en apôtre de l'union et de la charité. Sur les vitraux de nos églises de Bretagne, on le voit accompagné d'un riche et d'un pauvre: Omnia omnibus factus sum. Mais il incline la tête avec un doux regard vers le pauvre: Evangelizare pauperibus misit me. C'est le modèle du prêtre de notre temps.
Les béatifications et canonisations solennisées par l'Eglise ont une opportunité providentielle. De notre temps elle a élevé sur les autels deux saints français, Pierre Fourier17) et Jean-Baptiste de la Salle. Tous deux sont des modèles d'action sociale. Pierre Fourier était la providence des campagnes et des pauvres. Il a fondé les premières banques de crédit pour aider les agriculteurs.
Jean-Baptiste de la Salle18) a été envoyé de Dieu pour christianiser la démocratie, qui allait arriver au pouvoir.
Inspirons-nous de cet opportunisme divin. Allons au peuple pour lui porter le secours de la justice et de la charité.
Le peuple sera l'ami du prêtre et de l'Eglise quand le prêtre se sera fait l'ami du peuple.
Un martyr de la Commune, l'abbé Planchat,19) avait gagné l'affection reconnaissante des apprentis de son patronage. Quand le peloton d'exécution le conduisait au mur sanglant de la rue Haxo, un apprenti se planta devant lui et s'écria: «On ne le tuera pas avant de m'avoir tué».
C'est là un fait symbolique et une leçon lumineuse pour le clergé d'aujourd'hui.