L'USURE
AU TEMPS PRÉSENT
ÉTUDE SUR L'USURE
AU DOUBLE POINT DE VUE
DE LA MORALE ET DE L'ÉCONOMIE SOCIALE
PAR
Monseigneur le Chanoine DEHON
Supérieur des Prêtres du Sacré Cœur de Jésus, de Saint-Quentin
PARIS
MAISON DE LA BONNE PRESSE
8, RUE FRANÇOIS Ier,
PREMIÈRE PARTIE
Le Souverain Pontife, Léon XIII, appelle notre attention sur l'usure. Il nous la signale comme une des causes principales du malaise social. Il nous indique par là notre devoir, qui est d'étudier l'usure dans ses formes nouvelles et d'en montrer les conséquences désastreuses, pour en détourner les hommes de bonne volonté.
Il nous a semblé que le chapitre de l'usure, dans nos manuels de morale, était précisément un de ceux qui avaient le plus besoin d'être mis à jour.
Nous avons essayé de le faire. De plus doctes nous reprendront et la lumière se fera.
Dieu veuille que ce petit travail soit de quelque utilité aux hommes avides de vérité et de justice.
Dans une première partie, nous donnerons quelques notions générales sur l'usure et un aperçu historique des péripéties par lesquelles a passé le sentiment des peuples chrétiens relativement au prêt à intérêt.
Dans la seconde partie, nous indiquerons les principales formes que revêt l'usure moderne, stigmatisée par Léon XIII.
«Au sens propre, l'usure est toute espèce d'intérêt que produit l'argent» (Littré).
C'est là le sens classique. C'est celui de l'Écriture sainte: «Tu ne prêteras pas à usure à ton frère» (Dt, 23). C'est celui de saint Thomas d'Aquin: «Accipere usuram pro pecunia mutuata est secundum se injustum» (Summa Theologiae, IIa IIae, q. 78).
Rollin dit dans ce sens: «La Loi des douze tables défendait de porter l'usure plus haut qu'à 12% » (Histoire ancienne).
«Par extension, l'usure c'est l'intérêt qu'on retire au-dessus du taux légal ou habituel» (Littré).
Dans la Loi du 3 septembre 1807, sur le taux de l'intérêt de l'argent, il est dit: «Tout individu qui sera prévenu de se livrer habituellement à l'usure sera traduit devant le tribunal correctionnel et condamné à une amende…» (article 45).
Ici le législateur entend par usure l'intérêt qui excède le taux fixé ou autorisé par la loi.
Il y a une troisième signification, indiquée par Littré au mot usurier: «Ce mot, dit-il, s'applique aussi à celui qui profite des malheurs ou des nécessités d'autrui pour étendre sa fortune». C'est là un sens beaucoup plus large et qui s'étend à d'autres relations qu'à celles du contrat de prêt.
La première signification ne s'emploie plus en français. On dit dans ce sens „l'intérêt” et non „l'usure”.
L'usure ne se dit plus que de l'intérêt exagéré et des extorsions d'argent ou exactions qui ont quelque analogie avec l'usure.
La seconde et la troisième significations sont seules restées en usage. Ces sortes de spéculations injustes et d'exactions s'appellent souvent „l'usure moderne”.
Prêter, c'est mettre un objet à la disposition de quelqu'un.
Il y a deux sortes de prêts: celui des choses dont on peut user sans les détruire et celui des choses qui se consomment par l'usage qu'on en fait; la première s'appelle „prêt à usage ou commodat”; la deuxième s'appelle „prêt de consommation” ou simplement prêt (Code Napoléon, article 1874).
C'est là l'ancienne division; il y a maintenant un troisième terme très employé, c'est le „prêt de production ou de commerce”.
Dans le prêt de consommation, l'argent prêté est consommé pour vivre; dans le prêt de production, il est consommé pour produire par le commerce ou l'industrie. Le cas est fort différent.
Les anciens appelaient „mutuum” le prêt de consommation. Ils ne connaissaient guère le prêt de production. Le crédit n'était pas développé. L'industrie et le commerce étaient fort restreints.
On donne souvent aussi le nom de „mutuum” au prêt de production. C'est fâcheux, et cela amène bien des confusions, comme nous le verrons plus loin. Ces deux prêts avaient des caractères assez différents pour mériter des noms distincts, et cela eût épargné beaucoup de discussions.
Le prêt à usage est essentiellement gratuit, c'est un contrat de bienfaisance. S'il est fait à titre onéreux, il change de nom et devient un contrat de louage.
Le prêt de consommation ou „mutuum” est gratuit de sa nature. C'est un service, c'est un contrat de bienfaisance. Il est fait d'ordinaire au pauvre ou au riche momentanément gêné.
Peut-il changer de nature comme le „commodat” et devenir un louage d'argent? C'est là une grosse question.
„Historiquement”, l'ancienne loi permettait aux Juifs de demander un intérêt aux étrangers, ce qui est une sorte de loyer de l'argent. Le droit romain permettait de demander un intérêt modéré.
La théologie ancienne et le Droit canon excluaient rigoureusement tout intérêt. Aujourd'hui les économistes, la coutume et la loi civile permettent le prêt à intérêt, qui est devenu un vrai louage d'argent.
L'Église tolère, elle permet même aujourd'hui le prêt à intérêt. Elle n'a pas encore décidé si elle lui reconnaîtra, au moins en certains cas, le caractère de louage d'argent. Plusieurs théologiens y inclinent.
Nous indiquons ici une considération préliminaire, ce que les anciens appelaient un „praejudicium”.
Il est certain, historiquement, que les temps anciens et le moyen âge n'ont guère connu que le prêt de consommation proprement dit, le prêt de bienfaisance, le prêt fait au pauvre ou au riche momentanément gêné.
De notre temps, au contraire, c'est le prêt de production qui domine. On prête encore occasionnellement aux pauvres, mais on prête beaucoup plus aux riches, aux États, aux compagnies de chemins de fer, d'industrie, de mines, etc.
N'est-il pas permis d'expliquer le changement presque général d'opinion par le changement des situations?
Les anciens, n'ayant en vue que le prêt de bienfaisance, le prêt fait à un homme gêné, regardaient la gratuité du prêt comme une conséquence naturelle de son caractère de contrat bienfaisant.
Ils envisageaient surtout l'argument moral, qu'on peut résumer ainsi: il est odieux de demander un intérêt à un homme gêné que l'on aide, c'est écraser le faible, c'est le conduire à sa ruine.
On fortifiait cet argument moral par les arguments positifs suivants:
1. L'argent est de sa nature improductif: il ne produit rien dans les mains de l'emprunteur; le prêteur ne peut donc rien réclamer au delà du capital.
2. Le prêteur ne peut pas se faire payer l'usage ou le loyer de l'argent comme il se ferait payer le loyer d'une maison, parce qu'il ne reste pas propriétaire de cet argent. La propriété de la somme prêtée passe à l'emprunteur avec ses chances de gain ou de perte, à la condition de rendre au créancier une somme équivalente.1)
3. L'égalité est la règle de la justice commutative dans les échanges comme dans tous les contrats. Le prêteur retrouvera tout son capital, que peut-il réclamer de plus? L'égalité sera rigoureusement rétablie.
Les modernes se placent à un point de vue tout opposé. Ils envisagent surtout le prêt de production qui est devenu le plus fréquent. Dans ce genre de prêt, ce n'est plus la situation de l'emprunteur qui excite l'intérêt, au contraire. Ce n'est plus un emprunteur pauvre qu'il s'agit de protéger contre les exactions d'un usurier.
L'emprunteur, aujourd'hui, est plus souvent riche que pauvre: c'est l'État qui emprunte pour multiplier les moyens de communication ou de défense nationale; ce sont les riches compagnies qui empruntent pour développer leurs moyens de production et leurs sources de richesses.
Le prêteur, au contraire, est pauvre et digne de protection: c'est le travailleur ou le petit commerçant qui porte son argent aux caisses de l'État ou des grandes compagnies pour avoir, sous forme d'intérêt, sa petite part des produits des grandes entreprises.
Il paraît bon moralement que le prêteur pauvre tire ce petit profit de ses épargnes.
Pour appuyer cet argument moral, les modernes ont cherché des arguments positifs et ils disent à leur tour: Il ne s'agit plus ici d'un contrat de bienfaisance essentiellement gratuit, mais d'un vrai louage d'argent ou d'un contrat „sui generis”, analogue au contrat de louage.
Le langage populaire, qui est souvent l'expression du bon sens, a lui-même adopté un mot nouveau pour exprimer cette chose nouvelle. On ne dit guère: Je „prête” mon argent à l'État ou à telle compagnie, mais je „place” mon argent sur l'État ou sur telle entreprise. Ce n'est pas un prêt, c'est un „placement d'argent”.
Au premier argument des anciens on répond: L'argent est „de sa nature” improductif, c'est vrai; mais il a acquis une sorte de fécondité par la facilité qu'on a de le placer aujourd'hui dans le commerce, dans les caisses d'épargne, dans les emprunts d'État et autres placements autorisés par la loi et par l'Église.
Au deuxième argument on répond: Le prêteur ne peut pas louer une somme d'argent dont il ne reste pas propriétaire, c'est vrai; mais il rend service à ses dépens, et si ce n'est pas un louage proprement dit, c'est un contrat „sui generis” qui a quelque analogie avec le contrat de location.
Il reste encore le gros argument de l'égalité dans le contrat. Les anciens disaient: Le prêteur retrouvera tout son capital, que peut-il réclamer de plus?
Les modernes répondent: On ne laisse plus dormir son argent aujourd'hui, on le fait fructifier dans les affaires ou dans mille placements équitables. Le prêteur aurait tiré parti de son argent, s'il ne l'avait pas prêté, et l'égalité exige précisément qu'il soit indemnisé.2)
Ce n'est pas tout d'un coup, mais progressivement que le changement s'est fait dans l'opinion et dans la coutume.
Jusqu'au XVIIe siècle, aucun écrivain catholique n'aurait osé justifier le prêt à intérêt.
Les placements d'argent se faisaient en grand dans les villes commerciales. Dès le XIIIe siècle, Gênes, Venise, Naples, Pise, Florence, Sienne, Amalfi, Bruges, Gand, Anvers, Francfort et Rome elle-même avaient leurs grandes sociétés commerciales qui recevaient des dépôts d'argent, les faisaient valoir et payaient annuellement une rente ou un dividende.
L'Église bénissait ces progrès du commerce. Les bonnes œuvres avaient leur part des profits. A Gênes, la famille Sauli fondait la basilique de l'Assomption de Carignano, en 1556, avec les profits gagnés à la Banque Saint-Georges. A Rome, c'est avec des profits de la Banque du Saint-Esprit que commença la fondation du bel hôpital du même nom. Mais personne n'aurait osé appeler ces revenus des intérêts, ni ces placements des prêts. C'étaient, disait-on, des „constitutions de rentes” ou „des contrats de société”.
Au XVIIIe siècle, Pothier s'efforçait encore de voir dans les obligations de la Compagnie des Indes des constitutions de rentes. Les lois françaises étaient formelles. La déclaration de Philippe le Bel à Poissy en 1312, l'ordonnance de Henri III, datée de Blois en 1579, condamnaient tout prêt à intérêt, même sous prétexte de commerce.
C'est seulement un décret de l'Assemblée nationale du 12 octobre 1789 qui permit de prêter l'argent à terme fixe avec stipulation d'intérêt suivant le taux déterminé par la loi.
Mais l'ancienne société avait à peu près l'équivalent du prêt à intérêt dans les constitutions de rentes. Seulement les capitaux placés en rentes ne pouvaient être réclamés que dans des cas exceptionnels, par exemple quand l'emprunteur tombait en déconfiture ou manquait à ses engagements.
C'était un prêt déguisé, avec moins d'élasticité et de facilité pour le crédit et le commerce.
Les rentes n'étaient pas moins lourdes que les intérêts.
Le taux des rentes autorisé était, avant 1597, au denier dix (soit 10%). Il fut réduit par un édit de 1597 au denier douze (soit 8%); par un édit de 1601 au denier seize (soit 6,25%); par un édit de 1634 au denier dix-huit (soit 5,11%); par un édit de 1665 au denier vingt (soit 5%); par un édit de 1720 au denier cinquante (soit 2%). Il remonta en 1724 au denier trente (soit 3,33%); en 1725 au denier vingt (soit 5%).
En somme, le XVIIIe siècle plaçait son argent comme nous à 5%.3)
Cependant il avait paru en 1684, à Mons, une apologie des prêts de commerce à intérêt, sous le titre de Traité de la pratique des billets et du prêt d'argent entre les négociants, par un docteur en théologie.
En 1738, parut à Lille un nouveau „traité des prêts de commerce”, par un docteur de la Faculté de théologie de Paris.
Ces livres furent reçus comme un frelon dans une ruche. Ils venaient avant le temps.
On vit paraître une foule de réfutations qui prirent la proportion de volumes in-folio.
Pothier, dans son grand ouvrage, réfute les „moyens allégués pour la légitimité des prêts à intérêts, appelés prêts de commerce”.
Au XIXe siècle, c'est l'opinion contraire qui domine chez les jurisconsultes, les économistes, les théologiens.
Messieurs Marcadé et Paul Pont, dans leur „explication du Code Napoléon”, constatent que l'opinion la plus générale aujourd'hui est que «l'intérêt est licite et parfaitement conforme, non seulement aux lois économiques, mais encore à la morale la plus austère et à l'équité la plus rigoureuse» (tome VIII, page 103). Et ils réfutent les objections anciennes tirées d'Aristote et des casuistes et les principes nouveaux opposés par les socialistes.
M. Bugnet, professeur de droit, en annotant Pothier, réfute tous ses arguments. «Il y a toujours lieu, dit-il, de présumer aujourd'hui que le prêteur n'eût pas gardé son argent oisif; de sorte que, dans un intérêt modéré, il y a toujours l'idée d'une indemnité compensatoire; d'ailleurs, ajoute-t-il, si l'argent n'est pas frugifère „natura sua”, il occasionne un émolument qui est l'équivalent des fruits».
M. Gide, dans son Manuel d'économie politique, est très formel. «La face des choses a changé, dit-il. Autrefois c'étaient les riches qui prêtaient aux pauvres, aujourd'hui ce sont les pauvres qui prêtent aux riches. Autrefois, on empruntait pour vivre, aujourd'hui, on emprunte pour faire fortune. Autrefois on pouvait se préoccuper de protéger les emprunteurs contre la rapacité des prêteurs; aujourd'hui il faudrait plutôt aviser à protéger les prêteurs contre l'exploitation des emprunteurs dont l'histoire financière de notre temps offre de si scandaleux exemples. Autrefois le crédit était une cause de ruine, aujourd'hui il est une cause de production. … dès lors „le préjugé contre la légitimité du prêt à intérêt n'a plus de raison d'être”. Le capital emprunté, d'ordinaire, sert à produire, tout aussi bien que la terre affermée, et l'intérêt payé n'est qu'une part prélevée sur les bénéfices réalisés, et non un tribut prélevé sur le travail personnel de l'emprunteur» (page 574 et suivantes).
Entendons maintenant les canonistes modernes: Engel dit formellement que «le prêt des choses fongibles, comme l'argent, peut faire l'objet, non seulement d'un „mutuum”, mais encore d'un contrat à titre onéreux, si cela plaît aux contractants. Par suite, dit-il, il n'y a plus d'obstacle à ce que l'on convienne d'un intérêt pour ce nouveau contrat, qui est un louage d'argent» (DC, l. V, titre XIX, n° 9 et 36).
Santi justifie les lois civiles et la coutume, qui ont introduit l'intérêt de l'argent, en invoquant le haut domaine du législateur en faveur du bien commun et encore par ce motif que l'argent paraît être devenu fécond, grâce aux grandes associations commerciales et industrielles et aux emprunts d'États. («Pecunia, hisce temporibus, naturam mercis fructiferae induisse videtur»).
Consultons les théologiens. L'encyclopédie théologique de Weltzer ne se contente pas d'admettre le titre de la loi civile en invoquant l'opinion des théologiens les plus autorisés, mais encore, elle déclare que les contrats qui se présentent sous la forme d'un „mutuum” sont souvent un tout autre contrat, dans lequel l'intérêt est très légitime (article de Rudigier, au mot „Prêt”).
Le père Perrone déclare aussi que «l'Église défend les intérêts exagérés et injustes et non ceux qui sont modérés et basés sur un titre légitime». Il reconnaît aussi qu'il y a des contrats qui ont l'apparence du „mutuum” et qui n'en sont pas (Praelectiones. theologicae)4).
Ajoutons, pour être complets, qu'il reste quelques tenants très décidés du sentiment des anciens.
Un monsieur Modeste a fait un livre récent sous ce titre, Le prêt à intérêt, dernière forme de l'esclavage.
Un grand penseur, monsieur Blanc de Saint-Bonnet, dit que notre malaise social vient de l'abus du commerce et du crédit. Il regrette le droit chrétien qui s'opposait à ce que l'argent rapportât intérêt. «L'épargne, dit-il, se fût portée vers la richesse foncière qui est une base solide pour la prospérité nationale, tandis que le crédit repose sur le vide et peut s'écrouler en un jour».
Monseigneur Lachat, le saint évêque de Bâle, semblait condamner aussi tout le système moderne de prêts et de crédit, quand il disait: «Lorsque le trafic dont l'argent est l'objet aura pris tout son développement, exercé toutes ses influences, donné ses derniers fruits, on regrettera peut-être, mais trop tard, qu'une digue plus inflexible n'ait pas été opposée à ce qu'on regardera, non sans raison, comme les premiers envahissements d'un agiotage qui finit toujours par ruiner les sociétés sous prétexte de multiplier les richesses».
Monsieur Jules Morel, dans son livre Le prêt à intérêt, est loin d'être bénin pour les tenants de l'opinion moderne.
Monsieur Coquille était tout aussi intraitable sur cette question.
Ce fait, c'est la tolérance de l'Église; d'autres disent: sa „permission positive”.
On a beaucoup consulté le Saint-Siège depuis quarante ans sur la question du prêt à intérêt. Pouvait-on donner l'absolution à ceux qui prêtaient couramment leur argent sans s'inquiéter des titres accessoires ou en s'appuyant seulement sur le titre légal ou même sur la coutume? Fallait-il la refuser aux prêtres qui avaient sur ce sujet des principes trop accommodants?
Le Saint-Siège a toujours répondu: «Ne les inquiétez pas, pourvu qu'ils soient disposés à accepter toute décision ultérieure de l'Église». Parfois même cette restriction n'était pas formulée. C'est au moins une tolérance générale de l'Église. Saint Alphonse Marie de Liguori dit même, à propos du décret de l'Église relatif aux prêts faits en Chine, que ce n'est pas seulement une pure tolérance, mais que c'est une permission positive (Éditions Leclerc, tome II, page 479, en note).
Les philosophes et les théologiens les plus rigoureux ont toujours reconnu que si l'on admettait l'ancienne loi relative aux prêts à intérêt, il fallait y apporter quelques exceptions.
Saint Thomas (Summa Theologiae, IIa IIae, q. 78) admet le titre qu'on appelle «damnum emergens». La théologie classique admet aussi généralement les titres qu'on appelle «lucrum cessans» et «periculum sortis» (Alphonse Marie de Liguori, liber IV, tractatus V).
D'autres ajoutent le titre du «terme éloigné» et celui de la «peine convenue» pour le retard.
Ces exceptions demandent quelques explications.
Quand le prêteur exige un dédommagement du préjudice qu'il souffre du prêt, ce n'est point une usure; c'est ce qu'on appelle des intérêts compensatoires. C'est là, dit saint Thomas, un pacte très licite, basé sur le principe d'équité que «nul n'est tenu de rendre service à ses dépens» (Summa Theologiae, IIa IIae, q. 78).
Les anciens réduisaient ces exceptions à des cas très précis.
Pour le „damnum emergens”, il fallait qu'il y eût vraiment un dommage subi. Par exemple: j'allais employer mes fonds à racheter une rente qui me pèse ou à acheter un héritage avantageux.
Pour le „lucrum cessans”, il fallait que le prêteur fût vraiment dans la résolution d'employer ses fonds dans une affaire qui dût lui procurer un profit certain ou très vraisemblable (Pothier).
Saint Alphonse Marie de Liguori admet l'exception du „periculum sortis” au cas où le danger de perdre le capital est vraiment exceptionnel (liber IV, tractatus V, n° 765). Il justifie aussi la clause de „peine conventionnelle” pour le retard. Il admet même, malgré la proposition condamnée par Alexandre VII, que le prêteur exige un intérêt quand il s'oblige à subir un long délai. Saint Alphonse Marie de Liguori pense que dans ce cas il est moralement impossible qu'il n'y ait pas quelque titre extrinsèque de dommage subi ou de danger encouru.
Alexandre VII n'aurait condamné la proposition qu'à cause de la trop grande généralité de ses termes.
1. Quelques-uns disent: c'est une simple tolérance momentanée. L'Église autorise le prêt à intérêt «ad duritiam cordis», comme la loi ancienne autorisa le divorce.
Ceux-là espèrent qu'on reverra un état social où il n'y aura plus de prêt à intérêt. Ce serait une transformation complète de la société. L'agriculture et les métiers, un moment éclipsés par le commerce et l'industrie, reprendraient le dessus. Le crédit, aujourd'hui très développé, rentrerait dans ses anciennes limites.
C'est là une opinion qu'on peut soutenir et un retour des choses que l'on peut désirer.
On peut même souhaiter ce retour au passé à un double point de vue. Les rigoristes le réclament au nom de la justice. Ceux-là condamnent tout intérêt comme une usure. D'autres le demandent seulement comme un meilleur état social que le Droit canon et le Droit civil peuvent sanctionner, pour faciliter la simplicité et les bonnes moeurs et pour éviter les tentations du capitalisme.
Nous reviendrons sur cette distinction.
Nous n'avons pas à nous prononcer sur cette opinion. Elle reste libre, tant que l'Église ne se prononcera pas.
Nous ferons remarquer cependant que si ce retour au passé est possible, il n'est guère probable. La société actuelle tient beaucoup aux avantages du commerce, de l'industrie et du crédit. Elle y a goûté, elle s'en déprendra difficilement.
Le ton général des enseignements de Léon XIII ne semble pas prédire ni préparer ce changement.
Si le prêt à intérêt était, comme le disent les rigoristes, la dernière forme de l'esclavage, Léon XIII, le vaillant antagoniste de la servitude, n'aurait pas omis de nous appeler ouvertement à la croisade contre ce vice social. Il semble, au contraire, se complaire à montrer l'Église favorable aux progrès modernes, parmi lesquels on range sûrement le développement du commerce et de l'industrie.
Dans l'encyclique Rerum novarum, il ne dit pas que le capital doit s'abstenir de chercher un produit dans l'industrie, mais il dit que le capital et le travail sont faits pour s'unir et s'harmoniser dans un intérêt commun, ce qui se réalise ordinairement par le placement des capitaux dans l'industrie.
2. Une seconde explication justifie le prêt à intérêt par la loi civile qui le permet dans la plupart des législations modernes.
Le pouvoir civil userait en ce cas d'un droit de haut domaine. Il transférerait la propriété des intérêts, pour l'avantage du commerce général.
Cela paraît être l'avis de Gury (I, 863). C'est aussi celui du canoniste Santi.
Taparelli, dans son traité de droit naturel, raisonne ainsi: «La société a le plus grand intérêt à encourager la circulation des capitaux: donc, elle peut employer, dans ce but, des moyens efficaces, même aux dépens des particuliers qui reçoivent une ample compensation dans le bien commun. L'intérêt légal est un moyen de faciliter les emprunts, et par suite de favoriser le commerce à l'avantage du public: donc la société a droit d'autoriser l'intérêt».
Mais ce droit de haut domaine est-il bien fondé? Si nous l'accordons à l'État, où s'arrêtera-t-il?
J'aime mieux dire, avec les casuistes Bucceroni, Marc et Crolly, que si l'État a le droit d'intervenir, c'est qu'il y a communément aujourd'hui des titres extrinsèques qui justifient l'intérêt.
L'intervention de l'État a pour but de maintenir dans de justes limites ces intérêts, que les illusions et la cupidité des prêteurs auraient bien vite exagérés et grossis.
Suivant cette opinion, la loi civile n'est pas un titre nouveau, mais une réglementation des titres anciens qui sont devenus habituels dans la situation sociale présente.
3. La troisième explication de l'attitude de l'Église, c'est que le prêt à intérêt en usage aujourd'hui n'aurait ordinairement rien de commun avec le prêt ancien ou „mutuum” et serait un contrat nouveau qui ne serait pas gratuit de sa nature, comme le „mutuum”, et qui comporterait des intérêts, sans manquer ni à la justice ni à la charité.
Les anciens avaient reconnu la nécessité d'un contrat nouveau pour le prêt de commerce. Ils avaient imaginé l'achat de rentes, le contrat de société et le triple contrat.5)
On tournait ainsi la difficulté plutôt qu'on ne la résolvait.
Les casuistes acceptaient ces contrats.
N'était-il pas plus simple d'aller droit au but et de dire qu'il y avait un prêt différent du „mutuum” et que ce prêt comportait des intérêts? C'est ce que plusieurs ont pensé.
Benoît XIV lui-même, dans la bulle Vix pervenit, avait reconnu que l'intérêt peut faire l'objet d'un contrat différent du „mutuum”.
Le père Perrone affirme que l'Église ne condamne pas l'intérêt perçu en vertu d'un contrat de prêt qui n'est pas un vrai „mutuum”. (Praelectiones theologicae, V. I.). Wetzer, dans son encyclopédie théologique, distingue aussi plusieurs contrats de prêt („foenus, census, contratus censualis”) qui sont différents du „mutuum” et pour lesquels l'Église autorise l'intérêt (article de Rudiger, au mot „Prêt”).
Le canoniste Engel dit que le prêt peut faire l'objet d'un contrat à titre onéreux si les contractants l'entendent ainsi; et alors, comme il ne s'agit plus d'un „mutuum”, on peut convenir d'un intérêt (DC, 1. VI, titre XIX).
Le père Ballerini remarque aussi qu'il y a d'autres prêts que le „mutuum”, et il fait remarquer qu'en pareil cas, Benoît XIV permet de tirer intérêt de l'argent prêté, qu'il n'appelle plus «pecunia mutuata», mais «pecunia concessa» (Constitution Vix pervenit).
Le père Lehmkuhl dit aussi: «Maintenant le prêteur, en cédant l'usage de son argent, cède une chose qui est devenue, dans l'estimation commune, appréciable à prix d'argent, il peut donc, en toute justice, au lieu d'un pur „mutuum”, passer un contrat de quasi-location d'argent».
L'économiste Gide dit plus formellement encore: «Autrefois on prêtait à un homme pauvre ou gêné pour l'aider. C'était le „mutuum” proprement dit. Les prêts d'aujourd'hui sont un autre contrat. Ce n'est plus le „mutuum”, qui est gratuit de sa nature; c'est un contrat nouveau, un prêt de production, un placement. On prête aux riches pour les aider à gagner davantage et on retient une part déterminée et assurée de leurs profits».
4. La quatrième explication donnée à l'attitude de l'Église, c'est qu'il y a toujours, à présent, un titre compensatoire qui justifie les intérêts.
C'est la pensée des moralistes contemporains Marc, Lehmkuhl, Bucceroni. Le titre légal, dit Marc, est justifié par les titres ordinaires qui existent communément de nos jours.
Bucceroni dit également que les titres extrinsèques sont ordinaires aujourd'hui et qu'ils justifient la loi. Lehmkuhl dit que, dans l'état présent de la société, l'argent a une sorte de productivité et que, par suite, les prêteurs peuvent toujours invoquer le titre «lucri cessantis».
=====X. – En admettant ces explications, comment peut-on interpréter les théologiens anciens?
Evidemment, les anciens n'ont pas pu se tromper sur les principes. L'unanimité des théologiens forme dans l'Église une autorité doctrinale incontestable.
Mais les anciens eux-mêmes reconnaissaient qu'en certaines circonstances, les principes ne recevaient pas leur application.
La théologie catholique a toujours condamné comme injuste le profit tiré du prêt proprement dit ou „mutuum”, à raison du prêt lui-même.
Mais elle a toujours reconnu qu'il y avait parfois un contrat différent du „mutuum”; et de plus, elle a toujours admis qu'une certaine compensation était licite pour les inconvénients extrinsèques qui pouvaient accompagner le prêt: gêne momentanée pour le prêteur, impossibilité d'employer la somme prêtée dans une affaire lucrative, risque de perte définitive si l'emprunteur est d'une solvabilité douteuse.
Ces circonstances extrinsèques au prêt étaient beaucoup plus rares autrefois qu'aujourd'hui; aussi envisageait-on ordinairement le prêt en lui-même et déclarait-on usuraire et illicite l'intérêt perçu pour ce prêt.
Aujourd'hui, ces circonstances extrinsèques du prêt sont devenues très fréquentes et pour ainsi dire universelles. Grâce au formidable développement du commerce et de l'industrie, la plupart des prêts n'ont plus le caractère du „mutuum”, et d'ailleurs il n'est plus personne aujourd'hui qui, en prêtant une somme d'argent, ne se prive de profits qu'il aurait acquis en achetant des rentes, en commanditant une entreprise, etc. Pour la même cause, les risques de perte ont aussi augmenté.
Par suite, la théologie moderne et les Congrégations romaines, depuis une soixantaine d'années, autorisent un intérêt modéré, les circonstances extrinsèques qui justifient l'intérêt étant devenues si fréquentes et si universelles qu'elles peuvent toujours être présumées.
Tout bien considéré, la doctrine de l'Église n'a donc pas changé. Elle a toujours admis deux principes:
1. Est illégitime, l'intérêt perçu en raison du prêt lui-même.
2. Est légitime, l'intérêt perçu en vertu d'un contrat onéreux différent du „mutuum” ou l'intérêt perçu à titre de compensation pour la gêne, la perte ou le risque résultant du prêt.
De ces deux principes, le premier est celui qui jadis s'appliquait ordinairement; aujourd'hui, c'est le second. Mais les principes eux-mêmes n'ont pas changé.
Après ces remarques générales, il est facile d'interpréter les auteurs anciens. Ils n'excluent que l'intérêt perçu en raison du prêt lui-même ou „mutuum”, qui doit être gratuit de sa nature.
«Quiconque, dit saint Thomas, demande un intérêt, „ratione mutui”, pèche par usure» (Summa Theologiae, IIa IIae, q. 62, ad 4).
«Le contrat de „mutuum” est gratuit de sa nature, dit Albert le Grand» (3 dist. 37, a. 13).
De Lugo et les autres répètent la même chose.
«Mais, ajoute saint Thomas au même article, il n'en est pas de même si le prêteur exige un intérêt pour éviter un dommage: „non peccat usurae vitio qui ex mutuo vitat damnum”».
Benoît XIV disait: «On n'entend pas du tout nier qu'il ne puisse se rencontrer, avec le contrat de prêt, d'autres titres qui ne sont pas intrinsèques à ce contrat et qui donnent un droit parfaitement juste et légitime à exiger quelque chose en sus du capital prêté».
Rappelons les quatre principes des scolastiques:
1. Le „mutuum” est gratuit de sa nature.
2. L'argent est de soi improductif.
3. On ne peut pas louer une chose qui se consomme par l'usage.
4. L'égalité doit être gardée dans les contrats.
Saint Thomas lui-même répondrait aujourd'hui comme il aurait répondu alors à ceux qui lui auraient reproché d'admettre un intérêt au cas de dommage à éviter.
Il dirait:
1. Le „mutuum” est toujours gratuit de sa nature, quand il reste un vrai et pur „mutuum” sans aucune circonstance qui en change la nature ou qui en modifie les conditions.
2. L'argent est de soi improductif, mais parfois, au moment du prêt, il allait procurer un avantage, un profit au prêteur, et le prêteur souffre là un dommage dont il peut se compenser en demandant un intérêt.
3. On ne peut pas louer une chose qui se consomme par l'usage; mais si le prêteur manque à gagner et si l'argent a acquis une sorte de productivité, il y a lieu à une espèce de quasi-location plutôt qu'à un „mutuum” véritable.
4. L'égalité doit être gardée dans les contrats. C'est pour cela que le prêteur se compense d'un dommage par un intérêt, ce qui est particulièrement légitime dans un temps où l'emprunteur profitera le plus souvent de la quasi-productivité de l'argent, qui était rare autrefois, mais qui est devenue commune aujourd'hui.
Je propose ici humblement quelques critiques relatives aux casuistes contemporains.
Ils admettent généralement qu'il y a „toujours” aujourd'hui des titres qui justifient l'intérêt, même quand on prête à un pauvre. C'est la pensée de Bucceroni et de Lehmkuhl. Le motif, dit Lehmkuhl, est que le prêteur se prive de l'usage de son argent et que cet usage est devenu appréciable à prix d'argent: «quia mutuator privat se usu pecuniae praetio aestimabili».
Je trouve cette décision trop large. Il me semble qu'il y a encore des cas où le principe de la gratuité du „mutuum” garde son application.
Ceux qui ont de la fortune gardent ordinairement quelque somme d'argent chez eux. Ils peuvent se trouver dans un cas où la charité les oblige à faire un prêt d'une importance médiocre. C'est de l'argent qu'ils n'auraient pas placé; à quel titre en demanderaient-ils l'intérêt? Certainement, saint Thomas ne les y autoriserait pas. Pourrait-on faire valoir ici le titre légal? Peut-être, par l'argument du probabilisme, mais il y a encore des pays où la loi ne règle pas l'intérêt, et il est bon de maintenir les principes, lors même qu'ils n'auraient que de rares applications.
Lehmkuhl permet de prêter au-dessus du taux légal, quand il y a des circonstances exceptionnelles de danger ou de perte. Est-ce bien prudent? Marc le permet aussi, mais il avoue qu'il y a un grand péril d'illusion, parce que la cupidité fait voir des titres, là où il n'y en a pas.
Dans ce cas, à quoi sert la loi? Elle a précisément pour but d'obvier à l'illusion du prêteur et à la pression injuste qu'il peut exercer sur l'emprunteur. Cette loi est très morale, ne vaut-il pas mieux la maintenir dans son intégrité?6)
Bucceroni distingue entre le prêt aux gens pauvres et le prêt de production. Pour le premier, il ne veut pas qu'on excède la taxe légale qui protège les emprunteurs. Pour le second, il le permet. La loi pourvoit d'ordinaire à cette distinction en fixant une taxe différente pour les prêts civils et pour les prêts de commerce. S'il y a une taxe légale d'intérêt commercial, n'est-il pas bien imprudent de permettre qu'on la dépasse?
Bucceroni admet qu'on demande des intérêts élevés dans les pays où l'argent est plus rare, comme en Afrique, aux Indes, en Chine, parce que «l'usage de l'argent y a une plus grande valeur». Ce motif est-il bien formulé? Je ne le crois pas. Si l'Église a permis en certaines circonstances de demander des intérêts élevés, particulièrement en Chine et aux Indes, c'est parce que les dangers de perdre le capital sont là plus grands qu'ailleurs. C'est là le vrai et le seul motif qu'on puisse faire valoir en pareil cas.
A part ces critiques proposées, nous admirons les progrès qu'a faits l'exposé de cette question du prêt à intérêt dans les auteurs récents.
Ballerini a réuni des témoignages nombreux. Lehmkuhl a donné à son exposé une clarté qu'on ne peut guère surpasser.
Il ne s'agit plus ici d'une question de justice ou de précepte, mais d'une question de conseil pour obtenir un état social meilleur.
Il y a de bons esprits qui disent: «On peut, en stricte justice, d'après la casuistique pratique, tolérer le prêt à intérêt dans les circonstances actuelles, soit; mais cette tolérance nous a mis dans une situation sociale déplorable. Le prêt à intérêt a créé le capitalisme et l'usage de vivre de ses revenus en se soustrayant à la grande loi du travail. Il a créé l'instabilité des fortunes par l'exagération et l'abus du crédit. Il a créé la spéculation avec toutes ses conséquences funestes. Il a créé l'exagération de l'industrie et du commerce avec la désertion des campagnes, l'abaissement des salaires, le travail du dimanche, la concurrence effrénée; et comme conséquence, il a amené le malaise social actuel et le péril socialiste». Telle est la pensée de monsieur Blanc de Saint-Bonnet, de monseigneur Lachat et de bien d'autres.
Si l'on avait résisté à ce courant, pensent-ils, les épargnes se seraient tournées vers la terre. Elles auraient enrichi le sol national, et il y aurait tout profit pour la race, pour l'hygiène, pour les moeurs, pour la religion, pour la paix sociale. Ces arguments ne manquent certes pas de gravité.
Les défenseurs du prêt à intérêt répondent en faisant valoir les avantages du crédit. «Le crédit, disent-ils, permet de mieux utiliser les capitaux existants.
Si chacun était réduit à faire valoir par lui-même les capitaux qu'il possède, une masse énorme de capitaux resterait sans emploi. Il y a, en effet, dans une société civilisée, nombre de gens qui ne peuvent pas tirer parti eux-mêmes de leurs capitaux, par exemple:
1. Ceux qui en ont beaucoup; car dès qu'une fortune dépasse un certain chiffre, il n'est pas facile à son possesseur de la faire valoir par ses seules forces.
2. Ceux qui n'en ont pas assez. Les ouvriers, les paysans, les domestiques, qui, réalisant de petites économies, ne sauraient donner eux-mêmes un emploi productif à ces capitaux minuscules.
3. Ceux qui, à raison de leur âge, de leur sexe ou de leur profession, ne peuvent pas faire valoir par eux-mêmes leurs capitaux dans des entreprises industrielles: les femmes, les enfants mineurs, les personnes qui se sont consacrées à une profession libérale, avocats, médecins, militaires, prêtres, fonctionnaires et employés de tout ordre.
Et d'autre part, il ne manque pas de gens, entrepreneurs, inventeurs, ingénieurs, agriculteurs qui sauraient tirer bon parti de ces capitaux.
Grâce au crédit, les capitaux deviennent productifs, au grand profit des capitalistes, des entrepreneurs et du pays tout entier.
Les États aussi, grâce au crédit, peuvent développer les moyens de circulation et fonder diverses institutions qui favorisent le commerce et contribuent au bien-être général».
Les ennemis de l'intérêt et de la société capitaliste reprennent leur argumentation et disent: «Dans l'organisation économique du moyen âge, le Droit canon, universellement accepté dans la chrétienté, protégeait la petite propriété et le travailleur contre les capitalistes par les lois sur l'usure. Il protégeait les consommateurs par les lois sur le juste prix.
Les capitaux, n'ayant pas un placement facile, allaient aux œuvres d'intérêt public ou servaient au développement du bien-être et des arts. Les corporations ne capitalisaient pas.
Avec leurs gains, après avoir satisfait aux exigences de la vie, elles élevaient et dotaient des églises, des hôtels de ville, des hôtels-Dieu.
Le travail était modéré. Il y avait cent huit jours de fêtes chômées, sans compter les fêtes locales et de corporations. Le samedi, on cessait le travail à 2 heures. On ne connaissait pas le travail de nuit. La somme de travail de l'année ne donnait pas plus de sept heures par jour.
On avait un peuple gai, alerte, patriote, aimant le chant, les poésies populaires, les fêtes, les mystères chrétiens. Il n'y avait presque pas de mendiants et le bien-être était général.
Les biens communaux, les biens corporatifs et les biens d'Église fournissaient leur appoint à l'aisance du travailleur.
La propriété privée n'était pas indépendante. Elle ne pouvait servir à pratiquer l'usure. Elle était soumise à la dîme de l'Église et hypothéquée par l'obligation morale de l'aumône.
Avec une pareille organisation économique, la propriété ne pouvait produire que peu de capital, mais elle procurait la paix sociale et beaucoup de bien-être à l'humanité. Ce fut vraiment l'âge d'or de l'Europe».
Les partisans de l'intérêt répliquent à leur tour: «Tous les maux que vous signalez ne sont pas venus de l'intérêt, mais de ses abus. Avec vous, nous condamnons la spéculation, l'escroquerie, l'usure vorace et tous les abus du capitalisme, mais nous proclamons l'utilité du crédit, nous nous félicitons du développement qu'ont pris le commerce et l'industrie. Ce sont des moyens de bien-être, et la pauvreté est mauvaise conseillère.
C'est à la loi et aux moeurs qu'il appartient de mettre une barrière à la spéculation et à tous les abus de l'industrialisme, du chantage, des banques et de la Bourse.
Nous reconnaissons que le moyen âge jouissait de la paix sociale et d'une certaine aisance aux époques prospères, et particulièrement sous le beau règne de saint Louis. Mais il avait ses périodes de famine, et il manquait de bien des éléments de progrès dont nous jouissons. Aussi, nous demandons des réformes plutôt qu'une révolution économique qui arrêterait le travail et amènerait la ruine des nations.7)
Nous croyons être dans le ton des enseignements de l'Église. Léon XIII n'a pas de respect humain, et s'il avait jugé cette révolution nécessaire, il l'aurait dit. Il demande seulement des réformes. Il réclame le rétablissement de corporations chrétiennes; il demande que les lois protègent l'ouvrier, sa liberté, sa famille, ses droits et ses moeurs. Il demande des institutions économiques favorables à l'ouvrier, et la répression de l'usure, du monopole et de la spéculation. Il loue en passant les progrès de l'industrie et du commerce, loin de les condamner.
En supposant même, d'ailleurs, que l'ancien régime économique soit absolument le meilleur, ce qui laisse au moins quelque doute, on ne peut pas espérer son retour de longtemps, car nous n'avons plus l'unité religieuse, qui faisait de l'Europe, c'est-à-dire du monde civilisé d'alors, une seule fédération économique sous la direction du Droit canon. Aujourd'hui, une nation qui se priverait des moyens de crédit pour en éviter les abus se trouverait écrasée par les nations rivales dans la grande lutte économique, et arriverait bientôt à un état de misère et de pauvreté qui la mettrait au dernier rang entre toutes les autres».
Nous appelons usure ancienne ou de forme ancienne l'exagération de l'intérêt. Il n'est plus question aujourd'hui d'appeler usure dans le sens odieux du mot tout intérêt perçu pour un prêt d'argent.
Rappelons encore ici que l'Église n'a jamais été sur ce point aussi rigoureuse qu'on l'a cru en France.
A la fin du siècle dernier, les Sulpiciens faisaient encore le serment de condamner dans leur enseignement tout intérêt comme une usure, et, pendant ce temps-là, Pie VI négociait un emprunt public à 4%.
La constitution de Benoît XIV, Vix pervenit, réservait formellement les titres extrinsèques au prêt «qui donnent, disait-il, un droit parfaitement juste et légitime à exiger quelque chose en sus du capital prêté».
On remarqua à peine cette réserve en France. En Italie, on continua à pratiquer couramment les prêts à 8 et 10% en considération de la rareté de l'argent et du péril fréquent de perdre le capital.
Les réponses récentes de Rome sont de plus en plus larges. Au 18 avril 1889, un évêque d'Italie8) demandait si l'on pouvait tolérer les prêts à 8 et 10% qui sont habituels dans la région; la Congrégation de la Sainte Pénitencerie répondit: «Comme il est difficile de taxer, par voie de règle générale, les „fruits de l'argent”, le vénérable évêque décidera suivant les circonstances, en tenant compte, suivant les temps et les lieux, de la pratique observée par les personnes qui ont une conscience délicate [ab hominibus timoratae conscientiae]». Mais dans cette région, les instituts ecclésiastiques et religieux eux-mêmes plaçaient leurs fonds à ce taux, à cause de la rareté de l'argent et du péril de perdre le capital. Ces prêts se continuent sans scrupule.
Remarquons en passant que la Pénitencerie admet la productivité moderne de l'argent, «fructus pecuniae», et qu'elle ne rappelle même plus la réserve, souvent formulée par le Saint-Siège, qu'il fallait être prêt à se soumettre à toute décision contraire.
En fait, aujourd'hui, le péché d'usure commune ou ancienne consiste dans l'exigence d'un intérêt exagéré.
Quand commence l'exagération? C'est, dit la Pénitencerie, aux personnes timorées à le dire. Nous aimerions, nous, que, dans les pays où il y a une taxe légale, cette taxe fût tenue pour règle par les personnes timorées. En dehors de cette règle, il y a grand péril d'illusion.
Nous l'avons dit plus haut; nous pensons que le „mutuum” gratuit s'impose en certaines circonstances, et nous regrettons de voir les casuistes autoriser en certains cas des intérêts supérieurs au taux légal.
Cette règle qui impose à l'intérêt une juste modération, est-elle violée de nos jours? Oui, elle l'est encore fréquemment. Elle l'est surtout par les Juifs qui arrivent par là à ruiner et à exproprier les paysans de Russie, d'Orient et ceux d'Alsace. Elle l'est aussi dans chacune de nos villes par des agents d'affaires judaïsants, connus de tous les prodigues et de tous les miséreux, et qui prêtent à la semaine, au mois, et dissimulent adroitement les gros intérêts pour dépister la justice.
On pratique souvent ce que les anciens appelaient l'usure palliée. On n'a plus recours au pacte de rachat que les anciens appelaient du nom oriental de „mohatra”, mais on dissimule l'usure en inscrivant au billet souscrit un capital fictif. C'est ainsi, hélas! que beaucoup de fils de famille trouvent des ressources pour leurs débauches, et consomment d'avance leur dot et celle de la femme qu'ils épouseront.
DEUXIÈME PARTIE
===L’USURE MODERNE ET LES PRINCIPALES FORMES QU’ELLE REVÊT=== Le Saint-Père, recherchant dans l'encyclique Rerum novarum les causes de la condition pénible des ouvriers d'aujourd'hui, disait: «Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes, qui étaient pour eux une protection. Tout principe et tout sentiment religieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vus, avec le temps, livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée».
Le Saint-Père continuait ainsi: «Une usure dévorante est venue ajouter encore au mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l'Église, elle n'a cessé d'être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d'une insatiable cupidité».
Qu'est-ce que cette usure dévorante? Ce n'est pas l'usure sous sa forme ancienne, condamnée tant de fois par l'Église, c'est une „forme nouvelle de l'usure”, par laquelle s'exerce l'insatiable cupidité des hommes avides de gain.
N'est-ce pas là cette usure au sens large dont nous avons parlé dès le commencement? Cela paraît bien évident. Nos lexiques, traduisant le langage usuel, disent qu'on peut donner le nom d'usuriers, par extension, à ceux qui profitent des malheurs ou des nécessités d'autrui pour étendre leur fortune.
Dans ce sens, toutes les exactions, tous les profits injustes dans la pratique de l'industrie et du commerce sont assimilés à l'usure.
Plus loin, dans l'encyclique Rerum novarum (édition de La Croix, page 28), Léon XIII dit que «les riches doivent s'interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute „manœuvre usuraire” qui serait de nature à porter atteinte à l'épargne du pauvre».
Plus loin encore (page 62), il signale «ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure des malheureux ouvriers pour satisfaire d'insatiables cupidités».
Enfin le Saint-Père signale (page 70) «une faction qui, maîtresse absolue de l'industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources». Il s'agit là, sans aucun doute, de la haute banque, des Juifs et des judaïsants.
Ce sont là diverses formes de l'usure moderne, et diverses catégories de «ces usuriers qui abusent des malheurs, des nécessités ou de la bonne foi d'autrui pour étendre leur fortune».
C'est dans ce sens large que le sentiment chrétien entend l'usure aujourd'hui, quand il la stigmatise et qu'il y voit le plus grave péril social.
Donnons-en deux témoignages seulement.
Au Congrès de Limoges, le délégué du général des Franciscains (le révérend père Zubac) disait: «Ecoutez les conseils de Léon XIII; discernez „l'usure vorace”, mettez à jour „les monopoles”, cherchez la source „des gains sans proportion avec le travail”».
Au Congrès ouvrier de Paris, les ouvriers infligent la même qualification générale d'usure aux abus de l'industrie et des monopoles commerciaux.
«Ils considèrent, disent-ils, que la fausse liberté économique, proclamée et appliquée par la bourgeoisie issue de la Révolution, a produit, par une concurrence effrénée, un abaissement continu du salaire moyen, et ruiné tour à tour les petits patrons, puis les gros, au profit de la „grande usure”, juive ou autre, devenue aujourd'hui la reine du monde».
En entendant l'usure dans ce sens large, on peut stigmatiser du nom d'usure ou assimiler à l'usure un grand nombre d'injustices criantes. Nous allons énumérer celles qui nous paraissent les plus fréquentes et les plus graves. Nous ne prétendons pas en épuiser la série.
Nous ne parlons pas ici des monopoles de l'État, qui sont légitimes quand ils s'exercent dans l'intérêt de l'administration publique, de l'hygiène ou de l'ordre social, comme sont les monopoles des postes et télégraphes, des tabacs, des poudres et des explosifs.
Nous voulons parler de ces accaparements opérés par quelques spéculateurs groupés en syndicats ou „consortium”, en vue de se rendre maîtres des prix d'une marchandise déterminée pour exploiter tout à leur aise les consommateurs.
Cela peut passer pour de l'habileté, mais c'est le vol en grand. Cela détruit les conditions du juste prix, qui est réglé par l'estimation commune en tenant compte des frais de production.
Comme exemple de ce procédé, nous avons en France le syndicat de la raffinerie, qui met en échec les sucreries et la culture de la betterave.
Nous avons encore aujourd'hui l'accaparement des pétroles et celui des cuirs, qui font doubler le prix des marchandises.
Parfois, l'accaparement ne réussit pas et met en péril ses promoteurs. C'est ainsi que le Comptoir d'escompte a failli sombrer pour s'être prêté à l'accaparement des cuivres.9)
Le sucre, le café, le nickel, les blés y ont successivement passé.
C'est ainsi que les Juifs ont pu rafler, en un demi-siècle, des fortunes mondiales.
Ces procédés sont cependant prévus et punis par le Code pénal français.
L'article 419 est ainsi conçu: «Tous ceux qui, par réunion ou coalition entre les principaux détenteurs d'une même marchandise ou denrée, tendant à ne pas la vendre ou à ne la vendre qu'un certain prix, auront opéré la hausse ou la baisse du prix des denrées ou marchandises, seront punis d'un emprisonnement d'un mois au moins, d'un an au plus, et d'une amende de 500 francs à 10.000 francs».
Rien de plus clair, et cependant nos tribunaux ferment les yeux. Cela vient-il d'une influence occulte des grands financiers ou d'un affaissement général des mœurs et de l'esprit de justice? Dieu le sait.
On ne se cache même plus pour étaler ces combinaisons usuraires dans les journaux financiers. On en fait une réclame. On annonçait ces jours-ci dans le bulletin financier des Annales politiques et littéraires «la probabilité d'un arrangement entre tous les producteurs de cuivre pour la régularisation de la production et pour la détermination du prix du métal».
On ajoutait: «La Société l'Anaconda avait refusé jusqu'à présent de souscrire aucun engagement. Mais l'Anaconda se transforme, au capital de 150 millions, sous les auspices de la maison de Rothschild, de Londres, et la Compagnie du Rio-Tinto prend, dans la nouvelle société, une part d'intérêt assez considérable pour être en position de „faire prévaloir ses volontés”.
Si ce projet se réalise, il ne dépendra que des „Sociétés coalisées” de faire remonter le cuivre au prix où l'avait porté le groupe de la Société des métaux et du Comptoir d'escompte, c'est-à-dire à 80 livres sterling. Au cours actuel de 46 livres 1/2, les producteurs réalisent déjà de très beaux bénéfices. L'avenir est donc encourageant».
Voilà donc la coalition et l'accaparement publiés et glorifiés. Une société minière honnête s'y refuse, la maison Rothschild de Londres en achète les actions et se met en mesure d'y faire prévaloir sa volonté.
Ce sont là des procédés de corsaires. Le peuple payera le cuivre deux fois sa valeur. Cela importe peu à nos financiers grands et petits qui s'inquiètent seulement de connaître les intentions des grandes banques pour se mettre du côté du plus fort et pour faire avec avantage leurs opérations de spéculations.
L'usure est devenue un péché mignon dans la bonne société, mais de pareils principes grossiront le malaise social et amèneront des catastrophes.
Les jeux de bourse et marchés à terme sont l'occasion d'injustices criantes.
Pour les naïfs, qui jouent de bonne foi en comptant sur leurs petits talents, ils ne font tort qu'à eux-mêmes, en gaspillant le plus souvent leur avoir. Ils commettent le péché de jeu et non celui d'usure.
Mais les habiles jouent à coup sûr. Ou bien ils savent les nouvelles qui pourront influer sur la Bourse, ou bien ils les font; ou bien encore ils ont, par la quantité de titres dont ils disposent, la facilité de provoquer la hausse ou la baisse par des ventes et des achats habilement combinés. En toutes ces hypothèses, le spéculateur abuse de la bonne foi d'autrui pour étendre sa fortune.
Parfois ces coups de bourse visent à faire tomber une institution puissante, comme il est arrivé pour l'Union générale en 1882. Il y avait alors à la fois une vaste escroquerie et une machination politique.
L'agiotage sur les marchandises conduit aux mêmes résultats.
L'achat à terme peut avoir quelque utilité. Il peut servir de base pour la fabrication et la vente, mais le plus souvent il est immoral. Ou bien il est un pur jeu de hasard, et c'est un péché d'imprudence; ou bien il recourt, comme les jeux de bourse, aux fausses nouvelles et aux coups de bourse, et c'est une escroquerie. Ou bien il conduit à l'accaparement qui pèse à la fois sur les consommateurs et les producteurs, et c'est alors une autre manœuvre usuraire, que nous avons signalée plus haut.
Il y a bien aussi des manœuvres usuraires et des spéculations où l'on profite de la faiblesse d'autrui pour s'enrichir dans les prodigieuses escroqueries contemporaines, comme les affaires de Panama et celles des Chemins de fer du Sud.
Des administrateurs savent qu'une affaire est mauvaise: ils font mentir la presse, ils achètent la conscience des membres du Parlement, ils attirent la petite épargne de l'ouvrier, du petit rentier, du petit commerçant, et ils partagent les capitaux avec des entrepreneurs qui sont leurs complices. Voilà des manœuvres usuraires colossales, qui surpassent de bien loin les exagérations d'intérêts que se permet le prêteur à usure.
Et ce qui s'est fait là en grand s'est répété, en de moindres proportions, dans plusieurs affaires contemporaines.
Nos lois n'ont, hélas! organisé jusqu'à présent aucun contrôle sur la valeur des affaires qui sont montées et lancées par des sociétés improvisées. Ce contrôle existe aux États-Unis.
Chez nous, il y a là encore une occasion de manœuvres usuraires et d'escroquerie.
Des affaires sont lancées sans aucune base sérieuse ou avec des chances de succès si faibles, qu'on marche à une faillite évidente. Cependant on réunit de l'argent qu'on attire par des promesses fallacieuses. Il y a des banquiers et des agents d'affaires qui font métier de ces spéculations frauduleuses, et ils trouvent toujours des dupes.
A ces lancements d'affaires véreuses, il faut assimiler les réclames de prétendues banques de spéculation qui promettent aux naïfs capitalistes 20%, 50% et même 100% de leur argent. Elles donnent parfois des revenus pendant quelques mois, c'est l'appât qui fait mordre à l'hameçon; puis, quand la caisse est bien garnie, le prétendu banquier disparaît et va s'abriter dans quelque république américaine, qui n'ait pas avec nous un traité d'extradition.
Une bonne loi ne devrait-elle pas prévenir ces escroqueries qui s'étalent sans vergogne à la quatrième page du Petit Journal ou du Petit Parisien?
Les bulletins financiers de nos journaux et les journaux financiers sont presque unanimement des vendeurs de mensonges et des prôneurs d'orviétan. Ils sont payés par les sociétés financières, par les entreprises industrielles et par les banques pour tromper les naïfs. Beaucoup s'y laissent prendre. C'est encore, de la part des habiles qui exploitent ce terrain toujours fécond, une manœuvre usuraire et l'équivalent d'une escroquerie. On dépense là un art infini pour faire croire aux gobe-mouches que des vessies sont des lanternes.
C'est ainsi qu'en ce moment, des sociétés juives et anglaises écoulent sur le marché français une foule d'actions de mines d'or, dont la plupart ne représentent aucune valeur réelle.
Les plus inoffensifs en apparence des bulletins financiers des journaux sont destinés à faire des dupes. Les journaux sont payés pour les insérer. Le banquier rédacteur vous dit très innocemment que telle valeur est lourde et que telle autre est demandée sur le marché. Celle qu'il signale comme étant lourde ou en défaveur, c'est celle qu'il voudrait vous déterminer à vendre à bon compte parce qu'il est acheteur. Celle qu'il signale comme demandée, c'est celle qu'il veut vendre. Il reçoit aussi une commission pour annoncer les émissions nouvelles et les recommander. Défiez-vous de ces colonnes tentatrices.
On sait qu'au début de ce siècle, l'Angleterre s'est fait à peu près ce raisonnement: nous détenons presque tout l'or de l'Europe et du monde, il est venu dans nos mains par notre commerce et par celui de nos colonies, il afflue dans nos caisses par ses sources mêmes, par les mines qui sont presque toutes en notre possession; exigeons le payement en or de tout ce que l'Europe et l'Asie achètent à notre industrie et à notre commerce, l'or augmentera de valeur, et nous le vendrons à gros bénéfices. C'était de l'accaparement en grand, il a réussi. C'est bien encore là ce qu'on peut appeler «une spéculation par laquelle on profite des nécessités ou de la faiblesse d'autrui pour étendre sa fortune».
C'était une spéculation usuraire. On sait combien elle pèse sur le marché de l'Europe et sur celui de l'Asie, et comment elle conduit à la banqueroute les petits États comme la Grèce et le Portugal, qui, n'ayant pas assez d'or pour payer les intérêts de leurs emprunts au dehors, se résignent à la situation de débiteurs insolvables.
L'Angleterre a joué là le rôle d'un peuple pratiquant officiellement l'usure.
L'Union latine et l'Allemagne, qui ont adopté depuis la monnaie d'or pour les échanges internationaux, n'en ont pas tiré les mêmes profits, parce qu'elles n'avaient ni les mines, ni les réserves de l'Angleterre.
Elles ont même provoqué par là chez elles une crise agricole et industrielle, parce que les peuples d'Asie, pour avoir de l'or, ont dû encombrer nos marchés de leurs produits, blé, soie, etc., et parce que ces peuples se mettent à organiser chez eux l'industrie moderne, pour ne plus dépendre de nos marchés.
Jamais ni la théologie ni le bon sens vulgaire n'ont pensé qu'un commerçant ou un industriel puissent en conscience vendre leurs marchandises ou leurs produits à tout prix. Tout acheteur qui a payé trop cher dira spontanément: J'ai été volé.
Il y a un juste prix, tous les moralistes en conviennent.
Le juste prix est fixé par la conscience publique, par l'estimation commune. Dans les siècles de foi et sous le régime social chrétien, il était fixé souvent par l'Église ou par les corporations.
Le juste prix, dans le commerce, comprend le coût des marchandises, les frais et les risques, et le gain modéré du commerçant.
Dans l'industrie, il comprend la matière première, les salaires des ouvriers, l'amortissement de l'outillage, le salaire de l'industriel, et même le profit modéré du capital.
Il y a un prix moyen, déterminé par l'usage; un prix minimum au-dessous duquel le vendeur est frustré; un prix maximum au-dessus duquel l'acheteur est volé.
Cette différence des prix est le champ clos du marchandage. C'est là qu'en viennent aux prises toutes les habiletés du commerce.
Ce terrain de lutte paraît s'être élargi avec le développement du commerce. Saint Alphonse Marie de Liguori faisait varier de 95 à 105 le prix d'une marchandise dont la valeur moyenne était cotée par le nombre 100. Cela ne laissait guère au commerce qu'une espérance de gain de 10%.
Lehmkuhl dit qu'aujourd'hui il faut élargir les limites entre 90 et 110. C'est une latitude de 20%.
Dans les pays de foi, comme en certaines provinces de Belgique et de Hollande, il y a trente ans, si nous avons bonne mémoire, un commerçant se serait fait un cas de conscience de gagner plus de 15%.
Le commerçant qui abuse de certaines situations pour forcer ses prix est donc animé du même esprit que l'usurier.10)
Le détaillant qui vend à crédit à l'ouvrier est presque obligé de demander des prix usuraires à cause des risques qu'il court. L'ouvrier acheteur compense en ne payant pas la dernière quinzaine. Cela indique un état social déplorable. Le crédit accordé ainsi à l'ouvrier semble avoir un motif charitable et il le ruine.
C'est là un sujet délicat, mais il a une gravité immense, et il demande à être éclairci.
Léon XIII nous rappelle qu'il y a une part laissée à la liberté dans le contrat de travail et dans la fixation du salaire, comme il y a dans la vente une certaine latitude laissée aux conventions des parties. Mais comme il y a un juste prix dont on ne peut pas s'écarter notablement sans voler son prochain, il y a un juste salaire dont les patrons doivent tenir compte, s'ils ne veulent pas se faire les oppresseurs et les exploiteurs de l'ouvrier. Si ces expressions paraissent dures, qu'on se rappelle qu'elles sont tirées de l'encyclique Rerum novarum elle-même, où tout est mesuré et pesé au poids de l'Évangile.
«Il importe, dit Léon XIII, que la justice soit religieusement gardée, et que jamais une classe ne puisse opprimer l'autre impunément» (page 54).
«Que le riche et le patron se souviennent, dit-il encore, qu'exploiter la pauvreté et la misère et spéculer sur l'indigence sont choses que réprouvent également les lois divines et humaines» (page 28).
Mais quelle est la mesure de ce juste salaire? Il doit, dit Léon XIII, suffire à faire subsister l'ouvrier sobre et honnête.
Les moralistes développent la pensée du Souverain Pontife et disent avec Lehmkuhl: Le salaire de l'ouvrier en soi, et si le gain total de l'atelier le permet, doit être tel que l'ouvrier valide puisse commodément pourvoir à sa subsistance et à celle des siens, selon sa condition, et même faire quelque épargne. - «Per se, talis esse débet, ut, si lucrum totale id patitur, operarius viribus pollens commode se suosque secundum statum suum sustentare vel etiam moderatam mercedis partem seponere possit» (tome. Ier, page 714).
Nous écartons donc l'hypothèse exceptionnelle où l'industrie est en souffrance. En ce cas, l'ouvrier doit prendre part aux sacrifices que les circonstances imposent aux patrons.
Mais il faut ici se garer des illusions. Evidemment, les industriels et les commerçants se plaindront toujours. L'ouvrier peut supporter sa part d'un malaise réel de l'industrie, mais il n'a rien à voir avec ces plaintes de commande que personne ne prend au sérieux.
Un exemple pour clore ce paragraphe. - À C…, dans le Cantal, il y eut dernièrement une grève aiguë et tenace. Il s'agit d'une société de mines, dont la direction a des velléités chrétiennes, mais où les principes chrétiens sur les profits usuraires ne paraissent pas sauvegardés.
Cette société est montée au capital de 700.000 francs. En 1892, elle accuse un profit net de 165.000 francs, après le prélèvement de 35.000 francs pour les intérêts à 5% du capital-actions et de 30.000 francs d'appointements aux deux directeurs. En laissant de côté les honoraires des directeurs, il reste pour les actions un profit d'environ 30%. Les années suivantes ont donné les mêmes résultats. Le directeur, possédant à lui seul la moitié des actions, soit 350.000 francs, se fait à lui seul, avec dividendes, intérêts et appointements, un profit annuel de 118.000 francs (voir L'Indépendant du Cantal, 1er-5 août 1895).
Cependant, les salaires à C… sont de 3 francs à 3 francs 50 pour les journées des mineurs du fond, et de 2 francs 25 à 2 francs 60 pour les ouvriers de la surface. Les femmes gagnent de 1 franc 20 à 1 franc 30 pour onze heures de travail.
Y a-t-il vraiment dans cette exploitation minière un partage équitable des fruits du travail? N'y a-t-il pas plutôt d'un côté la part du lion et de l'autre la misère imméritée?
Quelle excuse auront là les directeurs et les actionnaires pour ne pas donner à l'ouvrier le juste salaire, le salaire qui suffise à pourvoir à sa subsistance et à celle des siens et même à faire quelque épargne, selon la règle tracée par les moralistes chrétiens?
N'y a-t-il pas là cet abus de l'ouvrier que stigmatise Léon XIII, et une des formes de cette usure dévorante, qui n'a pas cessé d'être pratiquée par des hommes avides de gain?
Les ouvriers anglo-saxons appellent cela le „truck-system”, et ils poursuivent avec énergie la répression de cet abus en Angleterre et en Amérique.
Cette pratique est interdite par les lois industrielles de plusieurs États de l'Europe et notamment par la loi fédérale du 23 mars 1877, en Suisse.
Le canton de Neuchâtel, dans son Code pénal de 1891, assimile, comme nous, cette pratique à l'usure et justifie le classement que nous en faisons parmi les cas d'usure moderne.
En voici les termes: «Sera condamné „pour fait d'usure” à l'amende jusqu'à 2.000 francs, à laquelle, en cas de récidive, pourra s'ajouter l'emprisonnement jusqu'à trois mois, le fabricant ou le patron convaincu d'avoir, dans un but de lucre, payé ses ouvriers autrement qu'en monnaie légale ayant cours, notamment en marchandises, ou d'avoir prélevé un escompte sur le règlement des salaires».
En ces divers cas, le patron spécule sur le salaire de l'ouvrier et le diminue par des manœuvres usuraires.11)
Le salaire n'est pas tout. Le patron a d'autres devoirs de justice et de charité envers l'ouvrier. Si l'on pèse bien les paroles de Léon XIII, il stigmatise comme une spéculation odieuse et comme une pratique usuraire toute mesure qui tend à exploiter les forces et le travail des ouvriers, sans souci de leur santé, de leurs droits et de leurs âmes.
«Ce qui est honteux et inhumain, dit-il, c'est d'user des hommes comme de vils instruments de lucre, et de ne les estimer qu'en proportion de la vigueur de leurs bras » (page 27).
Il rappelle la malédiction divine fulminée par saint Jacques, contre celui qui aurait frustré un ouvrier du fruit de ses labeurs (page 28).
«Il importe, dit-il, de sauvegarder les malheureux ouvriers en les arrachant aux mains de ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs personnes pour satisfaire d'insatiables cupidités» (page 62).
Après ces objurgations, Léon XIII énumère les injustices criantes et les spéculations odieuses qui méritent ces anathèmes, et ce n'est pas seulement à l'insuffisance du salaire qu'il s'en prend, mais à toute violation des droits de l'ouvrier.
Respect au juste salaire de l'ouvrier.
Respect aux forces et à la santé de l'ouvrier, par la limitation du travail et l'hygiène de l'atelier.
Respect à l'âme de l'ouvrier par le repos du dimanche et par les conditions d'organisation et de surveillance qu'exige l'ordre moral de l'atelier.
Respect au foyer de l'ouvrier.
Respect à la femme et à l'enfant dont le travail doit s'accomplir sous les garanties morales dues à leur âge et à leur sexe, et dans les limites que réclame leur faiblesse pour la durée et la nature de ce travail.
Respect à la stabilité de l'ouvrier, qui ne doit pas être renvoyé arbitrairement par le caprice d'un contremaître ou d'un directeur. Tels sont les droits sacrés du travailleur. Les fouler aux pieds, c'est commettre «cette spéculation odieuse qui abuse des ouvriers pour satisfaire d'insatiables cupidités. C'est une conduite que ne peuvent tolérer ni la justice ni l'humanité» (page 62). «C'est exploiter la pauvreté et la misère » (page 28).
C'est, en un mot, commettre «cette usure dévorante, toujours condamnée par l'Église, et qui n'a pas cessé d'être pratiquée sous une forme nouvelle par des hommes d'une insatiable cupidité» (page 4).
L'association est un des grands leviers du commerce. En unissant leurs efforts, ou au moins leurs ressources, les associés peuvent faire grand, ils peuvent produire beaucoup et vendre à bon marché, au grand profit des consommateurs et à leur propre avantage.
La première forme d'association a été la société en nom collectif. Les associés unissaient leurs noms, leur concours et leur responsabilité.
Bientôt, des capitalistes, qui n'avaient pas d'aptitudes industrielles ou commerciales, désirèrent cependant faire fructifier leur argent dans les affaires sans se mêler à aucune gérance ou direction et, par suite, sans encourir de responsabilité personnelle. On créa les sociétés en commandite. Les commanditaires y sont plutôt des prêteurs que de véritables associés dans toute la force du terme. Ils apportent des fonds dans la société, et ne sont pas engagés au delà de leur mise. La société a des gérants responsables qui la représentent dans le courant des affaires.
Enfin, notre siècle a vu se développer une forme nouvelle de société commerciale: la société anonyme. Là, aucun associé n'est engagé personnellement et en nom. C'est une association de capitaux. Les administrateurs sont de simples mandataires, ils ne contractent aucune obligation personnelle ni solidaire relativement aux engagements de la société. Les associés ou actionnaires ne sont pas engagés au delà du montant de leurs actions (Code de commerce, articles 29-37).
Ces sociétés sont qualifiées par la désignation de l'objet de leur entreprise. Elles prennent souvent le nom de compagnies. Cette forme de société est favorable aux grandes entreprises. On trouve facilement des actionnaires sans responsabilité, qui sont séduits par l'espoir de gros bénéfices.
Le capital social est seul responsable, cela s'impose. On ne trouverait pas d'administrateurs pour accepter des responsabilités aussi considérables, et d'ailleurs leur garantie personnelle serait illusoire pour des affaires qui s'élèvent à des chiffres si importants.
Mais combien ces sociétés réclameraient de précautions légales, pour que l'équité n'y fût pas journellement foulée aux pieds! Nos lois françaises sur les sociétés laissent passer, entre leurs mailles, une foule de pratiques usuraires. En voici quelques exemples que nous expliquerons brièvement:
1. Ces sociétés distribuent des intérêts à leurs actionnaires avant tout bénéfice et même souvent en cas de perte, et ces intérêts sont pris sur le capital.
2. Les actionnaires cumulent les intérêts et les dividendes.
3. Le capital est souvent plus fictif que réel.
4. Les habiles se retirent de la société en vendant leurs actions après
une hausse des titres provoquée par une distribution de dividendes adroitement ménagée. Ils trompent ainsi les acheteurs et le public.
Reprenons ces indications pour les expliquer.
1. Ces sociétés distribuent des intérêts avant tout bénéfice et même en cas de perte.
Cela est accepté par la jurisprudence. Les tribunaux et la Cour de cassation (arrêt du 19 mai 1847) ont trouvé que cela était nécessaire pour encourager les actionnaires.
Mais n'est-ce pas contraire à tous les principes de l'équité? Comment tirer des intérêts d'un capital qui ne rapporte rien?
Ce capital est la seule garantie des tiers qui traitent avec la société, et, chaque année, il sera rongé par des intérêts fictifs!
Et comme les intérêts sont calculés sur le capital nominal, ils restent les mêmes quand le capital est diminué.
Voici, par exemple, une action de 600 francs qui reçoit 5% d'intérêt. Si l'intérêt est pris sur le capital, au bout de l'année, l'action ne représente plus que 570 francs, mais elle continue à toucher 30 francs par an. Ce n'est plus 5%, c'est 5,20, et cela va grossissant jusqu'à ce que le capital soit dévoré. Ces intérêts sont déjà usuraires en soi, et les tiers qui traitent avec la société croient toujours qu'il y a un capital pour répondre des charges.
Les jurisconsultes les plus autorisés protestent contre ces pratiques. Messieurs Bravard et Demangeat, dans leur traité de droit commercial, s'élèvent contre cette jurisprudence. Une commission de la Chambre des députés, en 1878, avait proposé cet article de loi: «Dans toutes les sociétés par actions, aucune répartition ne pourra être faite aux actionnaires, sous quelque dénomination que ce soit, que sur les bénéfices nets constatés par les inventaires…». Mais les députés de nos Parlements ont tant d'attaches avec les grandes compagnies, et celles-ci ont tant de moyens pour les éblouir et les empêcher d'y bien voir!
2. Les actionnaires cumulent les intérêts et les dividendes.
Ils arrivent ainsi à percevoir le plus souvent des profits usuraires, pendant que les travailleurs gémissent et souffrent dans leur misère imméritée.
Cette situation suggère à monsieur Gide, dans son excellent Manuel d'économie politique, les sages réflexions qui suivent: «Cette forme d'association présente de graves inconvénients, et nous ne saurions nous résigner à y voir la forme de l'avenir, comme quelques économistes nous y convient.12)
Le fait même „qu'elle n'associe que les capitaux et non les personnes” est une marque d'infériorité. Les associés qui s'appellent des actionnaires ne se connaissent pas entre eux et souvent même ne connaissent de l'entreprise, à laquelle ils sont soi-disant associés, que le nom qui figure sur les titres qu'ils ont en portefeuille. (Par cela même, ils n'exercent aucun des devoirs du patronat).
La société par actions se trouve divisée en deux groupes de personnes: l'un, celui des actionnaires, associés au point de vue de la répartition, mais non au point de vue de la production; l'autre, celui des salariés, associés par le fait de la production et du travail en commun, mais non au point de vue de la répartition; - les uns qui se partagent les produits d'une entreprise dans laquelle ils ne travaillent point, les autres qui travaillent dans une entreprise dont ils ne recueillent pas les fruits. „C'est là une situation peu conforme à la loi morale”, et qui, même au point de vue économique, paraît dans des conditions d'équilibre singulièrement instables».
3. Le capital est souvent plus fictif que réel.
Il est diminué par les versements d'intérêts payés avant tout bénéfice. Il est diminué encore souvent par des actions de faveur et gratuites, accordées aux fondateurs, aux administrateurs et par une estimation exagérée des apports en nature. De cette façon le gage des tiers est amoindri, et ils sont souvent frustrés dans les affaires qu'ils traitent avec la société.
Tous ces abus existaient dans les commandites par actions. La Loi du 17 juillet 1856 a été faite pour les réprimer; mais alors les spéculateurs et les fondateurs de grandes entreprises ont abandonné le système des commandites et se sont rejetés sur les sociétés anonymes pour y trafiquer tout à leur aise.
L'Angleterre a des sociétés qu'elle appelle „limitées” et qui correspondent à nos sociétés anonymes, mais elle les entoure de précautions légales qui préviennent la plupart des abus.
Ces sociétés doivent dresser, au moins une fois par an, la liste de tous leurs actionnaires. Cette liste doit faire connaître quel est le montant du capital nominal de la société et en combien d'actions il est divisé; quel est le nombre des actions déjà souscrites, le montant des appels faits sur chacune, etc. Une copie authentique de cette liste est transmise à „l'enregistreur”; le public est admis à en prendre connaissance et même à s'en faire délivrer expédition… Il ne peut être servi de dividendes que sur les profits réalisés par la société. En cas de contravention, les directeurs deviennent personnellement et solidairement responsables de toutes les dettes de la société (voir M. Colfavru, Le droit commercial comparé de la France et de l'Angleterre, page 88 et suivants).
4. Les habiles se retirent de la société, après une hausse des titres adroitement ménagée.
Il est bien vrai qu'on ne peut pas légalement distribuer de dividendes fictifs, mais combien il est facile de s'arranger dans les inventaires pour justifier en apparence une distribution de bénéfices, alors qu'une société est dans une mauvaise situation! C'est ce que savent faire les administrateurs habiles et leurs complices. Et quand ils ont produit ainsi une hausse des actions, ils s'en défont et passent ainsi à d'autres des actions surfaites, tout en trompant les tiers sur le crédit que mérite la société. C'est là un abus de confiance qui est bien le frère de l'usure.
Au résumé, nos sociétés commerciales sont régies par une législation défectueuse. Elles ne sont pas surveillées par l'État comme elles devraient l'être. Nous sommes, sous ce rapport, dans un état d'infériorité générale avec les lois commerciales des autres nations, et l'usure se rencontre à chaque pas dans la pratique de nos sociétés anonymes.
On peut aller plus loin même, et scruter, jusque dans ses fondements, cet édifice colossal de nos sociétés anonymes.
Leur organisation n'est-elle pas tout à fait contraire à la grande loi du travail?
Cette loi primordiale domine tout l'ordre économique. Dieu a dit à l'homme déchu: «La terre sera maudite, tu vivras de ses fruits, mais elle ne produira spontanément que des ronces et des épines. Pour vivre, tu devras travailler tous les jours de ta vie» (Gn 3,17-19).
Toute la science économique est contenue en principe dans cette loi fondamentale, comme toute la morale est renfermée dans le Décalogue.
Le travail est la source ordinaire, la source nécessaire des moyens d'existence.
C'est pour sauvegarder cette grande loi du travail que Dieu a interdit l'usure; et cette loi est si bien ancrée dans l'esprit de l'homme, qu'il a une répugnance instinctive pour les usuriers de toutes catégories.
L'homme ne doit pas vivre dans le repos sur les fruits d'un capital qui se multiplie sans travail.
L'Église et la raison admettent, il est vrai, des exceptions. Il y a des titres qui justifient l'intérêt. Il est juste que le prêteur soit dédommagé pour les risques courus ou les profits manqués. Mais il y a loin de là aux gros dividendes qui viennent, sans coûter aucune peine, dans l'escarcelle de l'actionnaire.
Quand l'actionnaire a reçu ses intérêts, justifiés par un titre légitime, de quel droit réclame-t-il encore la grosse part des fruits d'un travail qui est fait par d'autres? Il nous semble que le principe même de l'organisation des sociétés anonymes est usuraire.
La société anonyme n'a vraiment de société que le nom. L'actionnaire est un bailleur de fonds, un banquier plutôt qu'un associé. Or, quand un banquier réclame un profit supérieur à l'intérêt qui le compense des risques encourus, on n'hésite pas à le taxer d'usurier.
Comment expliquer, par exemple, qu'un actionnaire des mines de Lens, qui n'a versé que 300 francs par chaque action, puisse toucher pour chacune d'elles 1.000 francs de dividendes par an?
Nous ne voulons pas conclure, et nous nous contentons de poser ce gros problème avec des jurisconsultes comme messieurs Bravard, Demangeat et autres, et avec des économistes comme monsieur Gide.
Nos vieux manuels de confession signalaient encore ces péchés contre la justice: «Je m'accuse d'avoir acheté quelque chose au-dessous de sa valeur, parce que je la payais avec argent comptant; - d'avoir refusé de prêter de l'argent à celui qui en avait besoin; à moins qu'il ne me vendît quelque chose au-dessous de sa valeur, „ce qui est usure”».
Il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Faire pression sur des vendeurs gênés pour leur arracher des marchandises à vil prix, c'est encore un procédé quotidien chez les Juifs et les judaïsants.
Il y a des gens qui font de cela un métier. Ce sont ordinairement des Israélites. Ils savent sur le bout du doigt la solidité et le crédit de chaque maison industrielle et commerciale. Ils ont tous ces renseignements classés par des fiches comme dans les banques.
Quand approchent les grands jours d'échéance, vers le 25 du mois, ils vont faire visite aux producteurs ou aux commerçants gênés, et ils leur disent adroitement: «N'avez-vous pas un solde à écouler, des marchandises vieillies, des marchandises dépréciées?». C'est une entrée en matière. Le fabricant ou le commerçant a compris: l'échéance presse. Si c'est un fabricant, il lui manque peut-être 2.000 francs pour faire les salaires de la quinzaine, 10.000 pour payer les matières premières, 10.000 pour apaiser le banquier qui se plaint de voir grossir le crédit.
Il conduit le rusé commissionnaire au magasin. Il lui montre pour 50.000 francs de marchandises. Celui-ci en offre 15.000 francs, puis 20.000; il montre les billets de banque qu'il a en poche. Le fabricant se fâche: «C'est pour rien». L'acheteur fait mine de s'en aller. Mais il faut y passer, l'échéance presse, le fabricant rappelle le commissionnaire. Le marché est passé et exécuté de suite. C'est reculer pour mieux sauter, mais qu'importe? On espère toujours que la roue va tourner et que la prospérité reviendra.
La même scène poignante a lieu chez le détaillant. L'affaire se traite au comptoir et ne roule que sur 2 ou 3.000 francs, mais la pression est la même.
Et, ce qui est pire, cela se passe aussi chez l'ouvrier en chambre. Il fabrique d'avance, quand il n'a pas de commandes. L'acheteur judaïsant passe et obtient l'objet fabriqué à tout prix.
C'est la bourse ou la vie.
Et vous vous étonniez de voir tant de déballages et de bazars à bon marché! C'est ainsi qu'ils se fournissent.
Dans les villes industrielles, certains fabricants qui avaient des capitaux ont fait ainsi d'heureux coups de filets en profitant de la gêne de leurs voisins.
Tous ces faiseurs d'affaires ont besoin de relire nos vieux catéchismes qui ont décrit leurs habiletés en ajoutant: tout cela est usure.
N'y a-t-il pas une ressemblance de famille entre ces habiles et les vampires qui suivent les armées pour acheter à bon compte le butin pris sur l'ennemi? On dit que le général Duchesne n'a pas voulu les voir à sa suite et qu'il s'est attiré par là une mauvaise presse au commencement de l'expédition de Madagascar. Cela montre quelles relations compromettantes a la presse de nos jours.
Après ces grandes razzias, on peut appeler de menues escroqueries les ruses de ces voyageurs, au type souvent oriental, qui viennent chez d'honnêtes bourgeois ou des économes de couvent et leur disent: «J'ai en gare un marché de vin ou de toile qui me reste pour compte, je l'ai expédié à une fausse adresse ou à un client décédé ou failli; vous allez faire une bonne affaire, je vous vendrai cela à moitié prix». Il s'agit souvent de toile brûlée au blanchissage ou de vin sans valeur. L'habile vendeur ajoute, s'il s'agit d'une communauté: «Vous ne pouvez pas en conscience manquer cette occasion. Vous n'avez pas le droit de faire perdre un pareil avantage à votre congrégation». Des braves gens se laissent prendre et le tour est joué.
Mais mon vieux catéchisme dit toujours: «Je dois m'accuser d'avoir fait par menteries ou tromperies, que j'ai vendu ma marchandise plus cher qu'elle ne valait».
Et il y aurait cent autres tours du même genre à raconter.
Le souci du bien public, qui est la fin même de la vie sociale, n'est pas la principale préoccupation de beaucoup de nos hommes d'État et d'administration. Ils détiennent, comme dit le peuple, l'assiette au beurre et ils en usent. De là, tant de dépenses faites dans un intérêt personnel, ou un intérêt de parti.
Il faut combler de faveurs et pourvoir de ressources les parents, les amis, les électeurs influents. Toutes les caisses publiques sont là, celles de l'État, celles des communes, celles de l'assistance publique. Ce n'est plus le bien public qui sera visé, ni la justice distributive qui présidera à l'administration, c'est l'intérêt privé.
De là, ces budgets toujours grossissants et enflés de tant de frais de personnel, de pensions civiles, de folies scolaires et le reste. Aussi Léon XIII nous signale-t-il ces charges écrasantes qui pèsent sur le peuple contre toutes les lois de la justice et de l'humanité, et cet abus des caisses de bienfaisance officielle qui ne sont pas vouées loyalement et «sans arrière-pensée» à l'utilité du prochain (Rerum novarum).
Tous ces abus ne sont-ils pas une sorte d'usure en commun? Agir ainsi, n'est-ce pas, suivant la définition que nous avons donnée de l'usure au sens large: abuser, pour son propre profit, de la faiblesse ou de la bonne foi d'autrui?
Il y a cependant une nuance, mais elle n'est pas à l'avantage des exploités, c'est que les exploiteurs ici ne servent pas seulement leurs intérêts, mais aussi ceux de leur cause, de leur parti, de leur secte et de leurs frères et amis.
Si ceux qui se livrent à ces abus ne sont pas absolument les frères des grands usuriers visés par les paragraphes précédents, ils en sont au moins les cousins et ils ont droit à une petite place dans cette collection de portraits de famille.
RÉSUMÉ ET CONCLUSION
La société actuelle est livrée au capitalisme et à la fièvre de l'argent. La Bourse devient le centre de toute vie nationale. Le travail humble et patient est délaissé. L'appât des gains faciles fait tourner toutes les têtes.
D'où vient le mal? Quel est le remède? Le prêt à intérêt est-il le plus grand coupable? Faut-il tendre à le supprimer, et peut-on espérer d'y arriver? S'il est entré définitivement dans nos mœurs sociales, n'y a-t-il pas d'autres causes du mal auxquelles on puisse remédier? C'est l'objet de cette étude.
1. L'idéal serait certainement une société où tout prêt à intérêt serait interdit.
Le prêt gratuit serait là pour aider tous les besogneux. L'esprit de charité suffirait à tout. La société en retirerait des avantages immenses.
Pour l'agriculture, par exemple: si le propriétaire d'une terre manque de capitaux pour l'exploiter, le voilà réduit à tout laisser saisir parce qu'on ne lui prête pas gratuitement, ou bien à recourir aux usuriers. Alors, les intérêts l'accablent et lui enlèvent le peu de patrimoine qui lui reste.
Si même un cultivateur a de l'argent, fera-t-il volontiers aujourd'hui les frais nécessaires pour mettre ses terres en valeur? Non, les placements alléchants et les réclames de bourse le sollicitent. Il se détache de sa terre qui demande des soins, des frais, des avances, et dont les revenus viennent bien tard et à la sueur de son front.
Dieu avait défendu aux Juifs les prêts intéressés entre eux. Dès qu'ils outrepassaient cette loi, l'agriculture tombait dans le marasme. On en trouve un exemple frappant au livre d'Esdras. Un grand nombre d'Israélites, pressurés et écrasés par l'usure, avaient dû abandonner leurs biens à leurs créanciers, et comme les banquiers ne sont pas agriculteurs, beaucoup de ces biens demeuraient sans culture. Les champs et les vignes devenaient des fourrés de chardons et d'orties, et l'aspect du pays était lamentable. Des plaintes générales arrivaient à Néhémie. Il assembla le peuple et lui proposa de couper le mal dans sa racine. Il proclama le Jubilé et interdit l'usure. Les Israélites se rendirent à l'évidence. Chacun rentra dans son bien et le pays retrouva sa prospérité.
2. N'en est-il pas de même pour le commerce et le négoce? Un des plus grands intérêts de la société est que les marchands ne se ruinent pas et que les faillites ne portent pas le désordre dans les places de commerce. Ces malheurs n'arrivent, hélas! que trop souvent. Qui n'en voit la source dans l'indiscrétion de ceux qui, pour étendre leur commerce et par l'appât d'un accroissement rapide de fortune, font des emprunts considérables, payent de gros intérêts et succombent, enfin sous le poids des dépenses et des pertes? Heureux quand ils ne déposent pas un bilan frauduleux pour entraîner un plus grand nombre de dupes dans leur désastre en jetant le désarroi dans des villes entières!
Cet usage des emprunts et des crédits de banque dans le commerce n'est pas seulement fatal aux négociants. Il l'est encore à tout le peuple. Les marchands surchargés d'intérêts sont obligés de hausser le prix des marchandises. La gêne des gros négociants pèse sur les détaillants et celle des détaillants s'y ajoute pour écraser le consommateur.
3. Que penser de l'usage des prêts intéressés dans l'industrie et les arts et métiers? Evidemment, là aussi, le prêt gratuit serait souvent le salut. Que reste-t-il à un ouvrier pressé par la nécessité, sinon de vendre les instruments de son art, s'il ne trouve pas le prêt désintéressé? Quelle mesure prendra une famille malheureuse, sinon de tout abandonner? Quelle ressource restera-t-il aux manufactures elles-mêmes et aux établissements importants, sinon de tomber dans la langueur ou de se préparer une chute plus profonde, en subissant les exigences de la banque ou de l'usure?
4. On peut aller plus loin encore et soutenir que les États eux-mêmes devraient, dans les moments difficiles, trouver le concours de prêteurs désintéressés; sinon, ils voient leurs charges s'accroître chaque année, ils accablent les peuples d'impôts pour y suffire et ils finissent par la banqueroute.
5. Voilà un idéal bien beau, et c'est certainement celui de l'Église, il est impossible d'en douter. Depuis les grands docteurs du Ve siècle jusqu'aux théologiens de nos jours, l'Église a toujours honni, rejeté et détesté les prêts intéressés. La gratuité du prêt était une de ses places fortes, et elle l'a défendue avec un acharnement qui a duré quatorze siècles.
Serait-ce donc une doctrine contingente et réformable, et qui pourrait se modifier avec le cours des siècles? On ne peut pas l'admettre. Une règle de morale enseignée pendant des siècles d'une manière absolue et sans hésitation a pour elle le bénéfice de la prescription. C'est la doctrine de l'Église, et l'Église ne se trompe pas. Il faut tenir pour un principe irréformable que le „mutuum” est gratuit de sa nature; d'autant plus que l'Église ne nous présentait pas cela comme un simple idéal ou comme un conseil digne de nos préférences, mais comme un devoir absolu, basé sur des principes positifs: le caractère du „mutuum”, qui est de sa nature un contrat de bienfaisance, la stérilité de l'argent, l'égalité dans les contrats.
6. Mais n'était-ce pas un obstacle au commerce? L'argent, dit-on, est au commerce ce que le sang est au corps humain, il faut qu'il circule, et le crédit et le prêt à intérêt favorisent cette circulation. Sans ce crédit, sans ces prêts à intérêts et à date fixe, l'argent reste inactif, et il n'y a point de commerce, point d'affaires, tout est mort et tout est perdu.
C'est aller loin, et, vraiment, la société européenne n'a-t-elle pas eu de belles périodes commerciales avant l'avènement du capitalisme? Le règne de saint Louis n'a pas été un règne de disette, et l'usure y était rigoureusement proscrite.
Ne peut-on pas faire fructifier son argent et l'employer sans usure en achetant des terres, en le faisant servir à l'agriculture, en le plaçant en rentes constituées, en le mettant dans le commerce en société?
Les sociétés surtout sont un grand élément de richesse et de prospérité pour les familles et pour une nation. Nous parlons des sociétés équitables où les profits sont communs à tous et où les pertes sont à la charge des capitaux, et non point de ces sociétés modernes qui sentent l'usure, où l'obligataire n'est qu'un prêteur à intérêt, où l'actionnaire cumule l'intérêt et le dividende, ce qui est manifestement usuraire.
7. Cependant, tout cela est changé en pratique. Les prêts à intérêts sont devenus le pain quotidien. Les lois civiles les autorisent, l'Église les tolère. Les consciences timorées n'y répugnent pas; les églises, les communautés, y ont recours.
Qu'est-il donc arrivé? Deux choses très simples: a) que beaucoup de placements d'argent de nos jours n'ont pas les caractères du „mutuum” et sont vraiment des contrats „sui generis”; b) et surtout que des exceptions, rares autrefois, sont devenues courantes et que des titres légitimes à l'intérêt, comme les cas de dommage naissant et de profit cessant, sont devenus habituels par suite du grand développement qu'a pris le commerce.
8. Est-ce un mal? Des esprits très clairvoyants l'affirment. La nature humaine est si faible! Il y a si peu de distance pour elle de la jouissance à l'abus! Ces exceptions à la grande loi de la gratuité du „mutuum” sont justifiées actuellement, c'est vrai; mais on a laissé trop facilement s'implanter ces habitudes de commerce facile et de crédit instable qui justifient aujourd'hui le prêt à intérêt. Il y avait des barrières à défendre et des digues à maintenir. On voit ici les conséquences de la faiblesse des législateurs: le peuple est allé facilement de l'habitude de prêt intéressé à toutes les spéculations, à tous les excès de l'usure, à toutes les ivresses du jeu et à cet état de société capitaliste qui provoque toutes les fureurs de l'envie et nous expose à toutes les violences de l'anarchie.
9. Reviendrons-nous en arrière? Remonterons-nous le courant? Reverrons-nous un état social où le prêt à intérêt sera interdit? Nous ne le pensons pas.
Il y a des courants trop larges et trop puissants pour qu'on puisse les remonter. Il ne faut pas croire qu'un article de loi suffirait à changer les choses.
En apparence, c'est le décret de l'Assemblée nationale du 12 octobre 1789, décret reproduit par l'article 1905 de notre Code civil, qui a causé tout le mal. La réalité des choses est toute autre. Ce changement des mœurs est l'œuvre des siècles, et l'Assemblée nationale n'a guère fait que le constater.
C'est peu à peu que le commerce a pris son grand développement. Le négoce international a été favorisé par les croisades. Les grandes compagnies sont nées à la suite de la conquête des Indes et de la découverte de l'Amérique. Les routes construites et la boussole inventée, en attendant la vapeur et les rails, favorisèrent la circulation. Les caisses d'épargne, les banques se fondèrent. On s'aperçut de plus en plus que l'argent était devenu quasi-productif et qu'il y avait habituellement dommage naissant ou profit cessant quand on prêtait gratuitement. Le prêt à intérêt était entré dans les mœurs.
Des décrets et des ordonnances l'autorisaient peu à peu, pour les pupilles et pour les biens dotaux, pour les prêts de commerce faits dans les foires. Les lois fixaient un intérêt limité pour les cas où de justes titres l'excusaient. Après cela, le décret de l'Assemblée nationale ne fit plus guère que constater un fait universel.
La coutume ne s'était pas introduite sans luttes et sans soubresauts. Souvent les prêteurs dépassaient la mesure et allaient au delà des exceptions permises, et bientôt les évêques, les universités, les assemblées du clergé protestaient et promulguaient des censures. Les décrets royaux et impériaux venaient à leur aide et donnaient à leurs décisions la sanction des lois.
Souvent, les prêteurs s'excusaient mal, ils inventaient, par exemple, le triple contrat, mais l'Église et les princes voyaient là une usure déguisée.
Aujourd'hui, il y a des excuses qui sont restées debout et qui paraissent inattaquables. Il y a habituellement dans le prêt les titres de dommage naissant et de profit cessant, par suite du développement du commerce et de la facilité des placements. Il y a encore le taux légal, soit qu'on le tienne comme valable en lui-même par une application du haut domaine de l'État en faveur du commerce, soit qu'on le regarde comme une interprétation par l'État du dommage naissant.
10. Il faudra donc vivre désormais dans cette situation qui prête tant aux abus et qui est si proche du règne de l'usure? C'est probable. Qu'on nous permette une comparaison, qui clochera sans doute par quelque endroit, comme toutes les comparaisons.
La loi de l'abstinence est fondamentale dans l'Évangile. L'Église en avait réglé l'application en instituant le Carême, l'Avent et le reste. Où sont aujourd'hui les quarante jours d'abstinence du Carême, le jeûne de l'Avent, l'abstinence du samedi? La règle subsiste, mais sa pratique recule pas à pas devant les exceptions.
Reverrons-nous les anciennes habitudes de pénitence? Redeviendrons-nous abstinents? C'est peu probable. Mais, dira-t-on, c'est une situation pleine de périls: il y a si peu de distance du libre usage des choses à l'abus qu'on en peut faire! N'y a-t-il pas à craindre que, n'étant plus une société pénitente et abstinente, nous ne devenions bientôt une société sensuelle?
Hélas! que faire? Les exceptions sont légitimes, il faut bien les tolérer. Ainsi en est-il pour la gratuité du prêt.
11. N'y a-t-il donc rien à faire? Mais, pardon. Il faut tolérer sans doute l'usage des intérêts modérés dans le prêt, à cause des circonstances actuelles, mais il faut démasquer et poursuivre tous les abus de l'usure moderne sous quelque nom et sous quelque forme qu'ils se cachent.
Le mal est immense, c'est indubitable. Notre société est livrée au capitalisme et à la fièvre de l'argent. La Bourse attire les populations comme la flamme attire les papillons. Les spéculateurs, les joueurs et les escrocs se multiplient. Les Juifs et les judaïsants tiennent le haut du pavé. La grande loi du travail est foulée aux pieds par un grand nombre.
Tout cela n'est pas une conséquence inéluctable du prêt à intérêt, pas plus que les excès de la vie sensuelle ne sont une conséquence nécessaire de la diminution de l'abstinence. Il y a un milieu auquel il faudrait s'arrêter.
Il faut tolérer les intérêts modérés de l'argent et combattre les excès d'une société capitaliste.
12. Mais quelles sont les principales causes de cette situation désordonnée? En voici quelques-unes:
a) Il y a d'abord les grands emprunts d'États, qui favorisent la vie sans travail et fournissent une pâture énorme au commerce de l'argent. C'est là chose nouvelle, et les siècles passés n'ont pas connu ces emprunts exagérés et injustifiables, qui imposent aux contribuables des charges écrasantes, tout en préparant la banqueroute des États et des rentiers.
b) Il y a, en second lieu, la liberté illimitée laissée par les lois aux marchés à terme et à la spéculation. La Bourse est devenue un tripot fantastique où l'on joue des milliards.
c) Il y a encore la pratique actuelle des sociétés anonymes, avec l'abus des émissions indéfinies d'obligations, qui correspond à l'abus des emprunts d'États.
d) Il y a la pratique des lancements d'affaires et des émissions d'actions sans surveillance ni réglementation légale.
e) Il y a la tolérance, par les tribunaux, des accaparements commis par la haute banque et des concussions et escroqueries auxquelles prennent part les membres du Parlement.
f) Il y a, enfin, l'invasion croissante des Juifs qui sont passionnés pour le commerce de l'argent et qui n'ont aucun scrupule sur les moyens quand il s'agit de grossir leur fortune.
13. Quels remèdes pouvons-nous apporter à cet immense malaise social? Ils ne sont pas introuvables, et l'excès du mal nous obligera à les chercher.
Pour ce qui est de la spéculation, de la pratique des sociétés anonymes et des émissions d'actions, c'est aux lois qu'il faut recourir. Les autres nations ont des lois plus sages et plus prudentes que les nôtres sur les émissions d'actions et sur les sociétés commerciales: imitons-les.
Pour les marchés à terme, plusieurs programmes sociaux en demandent l'interdiction; il y faudra venir.
Pour les accaparements et concussions, les lois existent; il n'y a qu'à demander un peu plus de courage à la magistrature et un peu plus d'honnêteté aux gouvernants.
Pour le péril juif, la question est à l'étude dans toute l'Europe. On reconnaîtra que le Droit canon avait raison et on renouvellera ses prescriptions. Il est maintenant acquis que les Juifs n'abdiquent jamais ni leur nationalité, ni les principes commodes de la morale du Talmud. Il les faudrait tenir en laisse et ne leur accorder, dans les nations chrétiennes, que des droits bien restreints.
Pour ce qui est des emprunts d'États, c'est une grosse question. C'est une maladie qui est loin d'être en décroissance. Elle est à l'état aigu en Europe, et voici qu'elle gagne toutes les terres connues, jusqu'au Japon et à la Chine.
Il n'y a plus de loi ni de règle pour les gouvernements depuis qu'ils ont renié, à leur grand détriment, l'autorité maternelle de l'Église. Ils ne reconnaissent plus que la censure et la direction de l'opinion. Eh bien! faute de mieux, il faut que les économistes chrétiens fassent ressortir l'iniquité et le danger de ces emprunts sans amortissement, dont les intérêts écrasent les contribuables.
Il faudrait aussi que le clergé, suivant l'impulsion donnée par Léon XIII, se tînt au courant des questions de justice sociale et qu'il employât sa grande autorité morale et doctrinale à combattre toutes les injustices et tous les abus.
Nous avons perdu, hélas! nos moyens d'action les plus puissants. Jadis, en face des abus, on voyait se lever les conciles provinciaux, les assemblées du clergé et nos puissantes universités.
Tout cela nous manque aujourd'hui et jusqu'à nouvel ordre; mais la voix du Pontife de Rome n'a-t-elle pas acquis, une autorité plus grande encore que par le passé? Faisons-lui écho, et la vérité se fera jour et s'imposera aux hommes de bonne volonté.
***
Plus brièvement encore et pour tout ramener à un même principe, on peut dire que l'usure, au sens large, est „toute injustice résultant d'une inégalité dans l'échange de valeurs”, en appelant de ce nom générique de valeurs soit un travail accompli, soit une marchandise fournie, soit un argent versé.13)
On échange communément, dans les relations d'affaires, argent contre travail, argent contre marchandise ou argent contre argent et plus exceptionnellement travail contre marchandise. Dans toutes ces hypothèses, l'usure peut se produire.
C'est à ces divers échanges que se rapportent les cas d'usure moderne que nous avons étudiés. Mais si on les observe de près, toutes ces formes de l'usure peuvent se ramener à trois cas déterminés. Quand l'usure se rencontre dans l'échange d'argent contre travail, c'est le juste salaire qui est violé. Dans l'échange d'argent contre marchandise, c'est le juste prix. Dans l'échange d'argent contre argent, il y a un intérêt ou un profit perçu sans qu'il soit justifié par des titres réels.
Dans certains cas, comme dans les abus de l'industrie et des sociétés commerciales, il peut y avoir à la fois violation du juste salaire et perception d'intérêts ou de profits non justifiés.14)
Nous laissons au lecteur le soin de reconnaître dans le détail l'application de ces principes à tous les cas d'usure signalés dans cette étude.
Pour conclure, dans un traité sur l'usure à notre époque, je commencerais par maintenir les grands principes de l'Écriture sainte, de la tradition et de la raison. Je dirais:
1. Le „mutuum” ou prêt d'argent, prêt de consommation, est gratuit de sa nature, c'est un contrat de bienfaisance.
L'argent est en soi improductif.
L'égalité doit être observée dans les contrats. Celui qui n'expose rien en prêtant ne doit pas gagner.
Donc, quand il y a un véritable „mutuum” et qu'aucune circonstance n'en vient changer la nature, la règle ancienne subsiste, et tout intérêt est une usure injustement réclamée.
2. Mais il arrive souvent aujourd'hui, que les circonstances changent la nature du prêt, ou que le contrat qu'on nomme prêt n'est pas un véritable „mutuum”, mais un contrat nouveau. Il faut examiner d'abord les circonstances qui peuvent changer la nature du „mutuum”. Il importe de remarquer, avant tout, que l'argent, qui était en soi improductif, est devenu quasi-productif par le développement du crédit et du commerce. L'argent se place facilement et en réalité tout le monde le place.
Par suite, l'égalité dans le contrat, qui s'opposait autrefois à l'intérêt, l'exige aujourd'hui. Autrement, ce serait le prêteur qui serait lésé, car il aurait placé son argent facilement ailleurs s'il n'avait pas fait ce prêt.
Le prêteur peut donc ordinairement demander un intérêt, pour ne pas être frustré des profits qu'il aurait faits ailleurs.
3. Souvent aujourd'hui, dans les placements d'argent, il n'y a rien qui ressemble au „mutuum”. Ce ne sont plus des „contrats de bienfaisance”, mais des „contrats d'affaires”. Ils tiennent de la société et de l'assurance. L'intérêt y est légitime, pourvu qu'il soit modéré et conforme à la règle de l'égalité dans les contrats.
Pour empêcher les abus dans les prêts modernes, les lois civiles fixent d'ordinaire un intérêt légal. Ces lois sont sages et morales, et doivent être observées.
4. Il y a enfin une usure moderne, qui n'est plus le simple intérêt perçu pour le „mutuum” ou l'intérêt exagéré réclamé dans les placements d'argent, mais qui est, dans un sens plus large, un ensemble de spéculations par lesquelles le capitaliste viole la loi de l'égalité dans l'échange et abuse des nécessités, de la faiblesse, ou de la bonne foi de son prochain pour satisfaire son âpreté au lucre.
Léon XIII a signalé cette usure moderne dans l'encyclique Rerum novarum.
Deux fois, il la flétrit nommément: «Une usure dévorante, dit-il, est venue s'ajouter au malaise qui pesait déjà sur les travailleurs. Condamnée à diverses reprises par l'Église, elle n'a cessé d'être pratiquée, „sous une autre forme”, par des hommes avides de gain, et d'une insatiable cupidité».
Ailleurs il dit: «Les riches doivent s'interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute „manœuvre usuraire” qui serait de nature à porter atteinte à l'épargne du pauvre».
En d'autres endroits, il ne nomme pas l'usure, mais il en donne la définition vulgaire, quand il parle de «ces spéculateurs qui abusent des nécessités et de la faiblesse des travailleurs pour satisfaire d'insatiables cupidités».
Quand il s'agit de déterminer les exemples de cette usure vorace, Léon XIII ne les nomme pas tous, mais il cite les principaux.
Il s'étend longuement sur les patrons qui abusent de leurs ouvriers et les exploitent en ne respectant ni leurs âmes, ni leurs santés, ni leurs foyers, ni leurs salaires. C'est le fond même de l'encyclique Rerum novarum.
Il signale les monopoles et les accaparements (page 4).
Il désigne clairement la spéculation effrénée des Juifs et des judaïsants en stigmatisant cette faction qui, maîtresse absolue de l'industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources, faction, d'ailleurs, qui tient en sa main plus d'un ressort de l'administration publique (page 70).
Ne peut-on pas dire, après cela, que le mal est bien grand, et que la société actuelle est tout entière livrée à ces spéculations usuraires, comme elle est, hélas! livrée aux autres concupiscences, à l'orgueil, à la vanité et à la sensualité?
Nous avons indiqué plus haut quelques remèdes qui sont à notre portée, mais le remède suprême est, comme nous le dit Léon XIII, dans le retour à l'Évangile et dans une nouvelle effusion de la charité chrétienne, qui est le seul «antidote contre l'arrogance du siècle et l'amour immodéré de soi-même».
TABLES DES MATIÈRES
PREMIÈRE PARTIE
NOTIONS GÉNÉRALES SUR L'USURE: APERÇU HISTORIQUE
DEUXIÈME PARTIE
L'USURE MODERNE ET LES PRINCIPALES FORMES QUE'ELLE RÊVET