161.04
AD B.17/6.15.4
Ms autogr. 5 p. (21 x 13)
De l'abbé Désaire
Nîmes 29 juillet 1870
Mon très cher,
Me voici donc à Nîmes depuis plus de 24 heures! Que de questions vous devez m'adresser, n'est-ce pas! et que votre curiosité doit être excitée! Je vais tâcher de vous satisfaire pleinement, mais auparavant, revenons un peu sur le passé!
Il m'est impossible de vous féliciter sur la manière dont vous vous y êtes pris pour éviter la corvée d'une première visite ici: de toutes vos raisons, celle de votre santé et la seule valable à mes yeux, et c'est la seule qui me pousse pour vous à l'indulgence et au pardon. Ne me jouez plus de ces tours, mon bon ami: bien qu'ils n'aient aucune portée sérieuse, ils ne manquent point cependant de causer de l'ennui, principalement sur certains caractères impressionnables, comme vous en connaissez.
J'ai pris jusqu'ici d'excellentes vacances et plus que jamais, je me crois maintenant capable de toute fatigue; comme vous le pensez bien, je demande instamment à Dieu que votre santé ressemble maintenant à la mienne. Hier soir, après souper, le P. d'Alzon m'a lu votre lettre: je vois que mes espérances à cet égard ne seront point déçues.
Que vous dire maintenant de cette Assomption? Je ne le sais trop, car il n'est pas facile, en 24 h., de porter un jugement bien sérieux sur une communauté. Je ne voudrais donc pas que mes impressions premières servissent de base à vos déterminations nia des jugements définitifs de votre part: agir ainsi serait à la fois une sottise et une injustice.
Pouvons-nous donc, pour la réalisation de nos projets, compter sur cette communauté? Je répondrais oui et non en même temps, et que, par conséquent, la chose dépend entièrement de la tournure que prendront les choses. Il me paraît certain que si l'esprit de l'Institut continue à tendre vers un développement des petites œuvres qui l'occupent, il lui sera impossible de travailler à autre chose. Les quelques religieux qui sont ici me paraissent accablés de travail et perdus dans mille détails qui les rendent inaptes à des études longues et approfondies. Tous prennent un certain cachet du P. d'Alzon et apparaissent sans cesse affairés ou lancés au pas de course. Les Pères qui dirigent le Collège paraissent très bien et fort instruits. Le P. Emmanuel, supérieur à 28 ans, semble poser un peu et par trop sentir sa dignité ainsi que la confiance qui lui est donnée par le P. d'Alzon. Le p. Laurent est, à coup sûr, un de ces maîtres hommes qui connaissent leur métier; et je ne m'explique pas qu'il doive obéissance et soumission à son ancien élève. Le P. Alexis, qui deviendra votre compagnon de l'an prochain, ne saurait, pour le caractère, être mieux comparé qu'à M. Daubichon, avec quelques qualités en plus. Maigre, sec, tout nerf, avec une tête de la grosseur d'un verre, des yeux fatigués et une légère tendance à se courber, il est sans contredit fort intelligent, et apte à réussir parfaitement pour l'argumentation. Un peu fatigué de la vie coupée et décousue qu'il a menée jusqu'ici, il aspire après le séjour de Rome comme après le paradis terrestre. Les jeunes scholastiques que je vois, avec leurs capuchons, dirigeant chaque division, paraissent très pieux et très bons. Je ne les ai pas vus de près et ne puis rien vous en dire.
Le local est assez beau, bien que le luxe et une grande commodité n'y apparaissent point. Il y a parmi les élèves une tenue parfaite et, autant qu'il me semble, une mâle et vraie piété. Le P. d'Alzon veut d'ailleurs avant tout des chrétiens agissants. Croiriezvous qu'avant-hier, pour préparer ces jeunes cœurs à recevoir saintement l'auguste Eucharistie pour le Pape, il leur fit un long discours où il leur dit qu'il ne comprenait pas ces hommes dont l'oraison durait tout le jour et qui ensuite votaient par «non placet» ou restaient dans une béate attitude en face des entreprises contre le St-Siège?
Nîmes semble une ville bien morte intellectuellement pour qu'un centre d'activité puisse s'y établir. Montpellier ou Toulouse, où la jeunesse sera toujours plus nombreuse, assureraient peut-être plus de succès. Cependant, Mgr Plantier ne recule pas devant la pensée d'une Université, et déjà le P. d'Alzon lui a fait mordre vaillamment à la pomme. Quant aux rapports entre l'Assomption et le Grand et le Petit séminaire, je n'en vois aucun, et par conséquent, s'y introduire sera un travail tout nouveau.
Donc et en résumé, je vois un personnel intelligent et pieux: plusieurs Pères sont déjà licenciés es-lettres et es-sciences; un collège où pourront se recruter plus tard d'excellents jeunes gens pour notre œuvre, et des ressources matérielles qui ne feront pas défaut: voilà les motifs de confiance que m'a inspirés la journée passée ici.
Par contre, je découvre de nombreux éléments d'insuccès. Les Pères ne sont que peu ou point du tout au courant des desseins du P. d'Alzon; ceux que j'ai vus sont unanimes à reconnaître qu'il sera bien difficile pour le moment de dépeupler le Collège pour envoyer des sujets à Rome et pour faire ici des élèves sérieux. Je vois avec peine que des 5 ou 6 qui feraient de la philosophie, chacun devrait avoir une surveillance pénible, voire même une classe, et que par conséquent les études continueront à être aussi incomplètes que possible.
Puis, la règle a peut-être plus d'une incompatibilité avec notre but: on y singe plus d'une pratique des grands ordres, - le réfectoire n'a que des assiettes en terre et des fourchettes en fer - le capuchon se met sur la tête pour aller du réfectoire à la chapelle - le religieux qui sort vient plier le genoux devant le supérieur de la maison pour recevoir sa bénédiction, bref, il y a là mille pratiques qui m'iraient à peine, surtout les premiers jours.
A la sacristie et dans les différentes parties de la maison, il n'y a peut-être pas tout l'ordre désirable, mais ceci tient sans doute à ce que les dérangements de la distribution des prix sont nombreux.
Toutes ces remarques un peu défavorables s'évanouiront si nous obtenons les reformes que nous demandons au P. d'Alzon. Mais les obtiendrons-nous? Je vous avoue que j'en doute un peu: jeunes et nouvellement arrivés, nous pèserons peut-être bien peu sur les déterminations, et à en juger par l'attention qu'on a pour moi en ce moment, il pourrait bien advenir que nous ne fussions pas trés écoutés et, à un moment, pris dans une souricière! Ces bons religieux tiennent à leurs œuvres comme à la prunelle de leurs yeux, et Dieu sait s'ils voudront prêter l'oreille à nos projets.
Je viens de causer longuement avec le P. Laurent. Sa conversation m'a beaucoup plu et m'a rendu tout le courage que j'aurais pu perdre en face des réalités: ce digne
homme est pleinement acquis à notre cause, mais il avoue ce que j'avais déjà remarqué, c.a.d. que pour une année environ, les consolations ne seront pas abondantes pour moi, car ce sera le temps de la formation de cette œuvre qu'il réclamait depuis si longtemps, les études des jeunes scholastiques.
Quoi qu'il en soit, mon bon ami, à la garde de Dieu et en avant! Mon courage est le même: je reviendrai vers le 1 ° octobre et je commencerai tout ce qu'on voudra. Continuez à écrire souvent au P. d'Alzon, surtout vers les commencements de septembre, époque à laquelle se tiendra le chapitre au Vigan. Faites-lui comprendre de quelle importance il est de tout sacrifier pour avoir, au plus vite, des sujets, et de bons sujets. Continuons à beaucoup prier et à nous tenir en garde contre la possibilité de ne mener plus tard qu'une vie à demi utile, perdue dans des détails insignifiants, et inapte à notre but.
Demain après la distribution des prix, je partirai pour Lyon, où je m'arrêterai fort peu, si tant est que je m'y rende. Ecrivez-moi à Albertville (Savoie).
Adieu, bien cher ami, ne m'oubliez pas auprès de vos bons parents: renouvelez-leur l'expression de mes sentiments affectueux, et croyez-moi.
Tout vôtre en Jésus
Charles Désaire
J'oubliais de vous féliciter au sujet de votre licence; je suis tout heureux que vous en ayez enfin fini.
* Quelques phrases de cette lettre sont citées par le p. Dehon à propos de ses relations avec l'Assomption de Nîmes (NHV IX, 4-5).