dehon_doc:cor:cor-1lc-1870-1210-0016107

161.07

AD B.17/6.15.7

Ms autogr. 4 p. (21 x 13)

De l'abbé Desaire

Nimes 10 décembre 1870

Mon bien cher Ami,

De nouveau, vous devez être un peu mécontent de moi: je ne vous ai pas écrit de­puis plus de cinq semaines, mais n'allez point croire que je n'ai pas souvent désiré le faire. Si le n'ai point hasardé mes lettres, c'est parce que j'étais moralement convain­cu qu'elles ne vous parviendraient point. Et ces lignes vous rejoindront-elle? je l'igno­re; le vous les adresse toutefois, car tout retard ne me donne pas de plus sûres garan­ties. Où êtes-vous et que devenez-vous, mon bien cher ami? Evidemment, vous n'avez dû vous arrêter à aucun parti, en raison de l'incertitude des événements, et je vous suppose essayant toujours de faire quelque bien aux pauvres enfants que la mort doit bientôt décimer. Rien de mieux pour le moment et, tout pesé, je pense avec vous qu'il faut, en attendant, demeurer dans ce rôle. Les nouvelles de Rome sont si contradictoires et si peu rassurantes pour la prolongation du séjour des Pères Jésui­tes dans cette ville qu'il serait imprudent de vous y rendre. Enfin, malgré tout le désir que j'aurais de vous voir près de moi, je n'ose point vous arracher à vos occupations actuelles et vous dire: Venez.

Nous continuons paisiblement et humblement notre œuvre. Deux fois par jour je fais un cours de philosophie à ces ches enfants, qui montrent toujours le goût le plus prononcé pour ce genre d'études. J'ai la douce conviction que cet entrain ne se ralen­tira pas. Pour ma part, je trouve le charme le plus vrai à professer cette logique qui me paraissait jadis si aride. N'ayant pas encore d'auteur, je continue à dicter, me donnant ainsi la facilité de suivre plus en détail la marche que nous traçaient nos Pères du Collège Français. De nouveau, je ne saurais que vous confirmer les espérances que j'avais conçues à mon arrivée: notre but pourra être atteint; nous avons par le p. d'Alzon de vrais éléments de succès. Mais que déterminer dans le chaos où nous som­mes plongés? Il est inutile de former des plans; l'œuvre est commencée; continuons à nous préparer pendant que la Providence débrouille les difficultés sous le pilon des forces qui s'entre-déchirent. Malgré toutes mes tristesses pour notre pays si éprouvé, je fais mon travail avec calme et le moins de distractions possibles.

Les épreuves ne nous font pas défaut: durant plus d'une semaine, j'ai été retenu au lit par une maudite fièvre qui m'a fort ennuyé. Je m'en relevais à peine qu'un jeune re­ligieux minoré, charmant élève, du diocèse d'Amiens, quittait cette terre pour aller s'unir à son Dieu. Je ne saurais vous dire combien mon cœur a souffert de cette mort prématurée. Bien que ce religieux ne suivît pas le cours principal de philosophie et ne fût pas destiné à concourir directement à notre œuvre, je l'aimais cependant comme un fils et un frère: il était doux, soumis, pieux, et en même temps gai, studieux et plein d'antrain. Enfin, il a bien promis de prier pour tous du haut des cieux, et certes ses suffrages ne nous seront pas inutiles. Un autre religieux a dû retourner pour quel­que temps dans sa famille par motif de santé; mais j'espère le voir bientôt revenir sur les bancs de la classe.

Mon cours de controverse religieuse aux collégiens m'intéresse toujours assez: c'est une agréable diversion aux aridités de la Dialectique et une petite revue de ma théolo­gie. Puis, ces chers enfants m'ont, la plupart, ouvert leur cœur et confié leur âme; je tâche donc de remplir aussi auprès d'eux une part légère de l'apostolat autrement fructueux que vous exercez parmi vos compatriotes.

L'abbé Lemann prêche le Carême à la cathédrale: me trouvant tout récemment à dîner avec lui, et. le P. d'Alzon exposant ses desseins devant tous les prêtres qui étaient présents, notre juif converti me demanda si nous pouvions compter sur un au­tre homme, dans le cas où le P. d'Alzon manquerait. Bref, je me suis aperçu qu'il vou­drait s'entretenir de nos projets et je le verrai, mais comptez sur toute ma discrétion1.

Point de nouvelles de tous nos amis de Rome. Je vais écrire au bon P. Freyd sous peu et le rassurer sur les impossibilités qu'il voyait l'an dernier pour l'accomplisse­ment de nos desseins. Avancerions-nous beaucoup plus facilement si nous étions maintenant bloqués dans Paris et Chevilly? Je lui exposerai en toute simplicité la si­tuation, et incontestablement, il se réjouira de ma détermination.

Notre bon P. d'Alzon fait ici beaucoup de bien; il a dans toute la ville une autorité morale qui lui ouvre toutes les portes; vous aviez bien raison de dire qu'il manque peut-être parfois, dans son ardeur pour le bien, de prudence dans l'exécution. C'est ainsi que récemment il abîmait en chaire notre Gambetta, nommément désigné, mais il assaisonne toujours ses imprudences d'une telle façon qu'elles ne lui font point de mal, et que très souvent elles lui gagnent des cœurs.

Adieu, bien cher ami, soyons de plus en plus unis dans le Cœur de notre bon Maître, puisque nous ne pouvons pas encore l'être ici-bas. Quand vous pourrez diri­ger vos plans de telle sorte que vous vous rapprochiez de Nîmes et que vous puissiez y venir rester, n'y manquez pas. Si vous étiez présent ici avec M. de…, nous pourrions incontestablement nous préparer à quelque chose de prochain, séminaire ou notre œuvre.

Adieu, rappelez-moi toujours au souvenir de vos bons parents, et surtout à celui du bon Dieu.

Votre ami

C. Desaire

Si vous voyez M. Bernard, veuillez bien lui demander si, au moment de quitter Ro­me, il avait retiré les reliquaires dont je l'avais chargé. Mais qu'il ne me les envoie pas maintenant.

1 Sur cet abbé Lemann cf LD 151.

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