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  • écrites pour m’exciter à la reconnaissance envers Dieu et au repentir de mes fautes.

Ces notes sur ma vie ne sont pas destinée à être publiées après ma mort, mais les nôtres y trouveront beaucoup de renseignements sur l'histoire de la Congrégation, sa préparation, ses épreuves, ses développements.

I Cahier

Je suis né le 14 mars 1843. C'était le mardi de la deuxième semaine de carême, Pâques tombant cette année-là le 16 avril. Le 14 mars est le jour de la fête de sainte Mathilde, reine d'Allemagne.

Je fus baptisé le 24 mars, dans la pauvre église de La Capelle par le digne et vénérable Monsieur Hécart qui devait en être encore douze ans le pasteur et qui me prépara à ma première communion.

Le 24 mars, c'était la fête d'un petit enfant martyr, saint Siméon. Mais c'étaient surtout les premières vêpres de la fête de l'Annonciation. J'ai été heureux plus tard d'unir le souvenir de mon baptême à celui de l'Ecce venio de Notre Seigneur.

J'ai puisé une grande confiance dans ce rapprochement. L'Ecce venio du Cœur de Jésus a protégé et béni mon entrée dans 1v la vie chrétienne. Notre Seigneur ne m'en voudra pas sans doute de voir là une attention de sa Providence en vue de ma vocation actuelle de Prêtre-Hostie du Cœur de Jésus.

J'ai toujours eu un culte pour le souvenir de mon baptême. Au collège j'aimais a en renouveler les promesses. À Rome le beau livre des Exercices de sainte Gertrude me tomba sous la main et me fit un très grand bien. J'aimais à m'en servir pour renouveler en moi les grâces de mon baptême. À chacune de mes vacances j'allais faire un pieux pèlerinage aux fonts sacrés de mon baptême et j'éprouvai un serrement de cœur quand la vieille urne fut ensevelie dans un autel puis disparut tout a fait (1).

On me donna les noms de Léon Gustave.

T'ai toujours aimé mes saints patrons et depuis 30 ans je les invoque tous les jours.

J'ai adopté pour patrons saint Léon le Grand que je suppose être le plus puissant parmi les saints de ce nom et St Augustin, parce que 1t' nom de Gustave n'est pas un nom de saint ou n'est qu'un dérivé de celui d'Augustin. Que je suis heureux d'avoir de si nobles et de si 2r grands patrons, deux des plus grands docteurs de l'Église! J'espère qu'ils m'accueilleront plus tard comme un ami, je leur ai tant de fois témoigné de l'amitié et de la confiance. Il me semble que j'ai reçu d'eux bien des grâces. J'ai lu leur vie avec bonheur et avec une profonde édification, celle surtout de saint Augustin, complétée par celle de sainte Monique. J'aime surtout de saint Léon sa grande doctrine théologique, son beau style, sa douceur, sa dignité, et de saint Augustin sa pénitence et ses larmes que je voudrais m'approprier, son grand cœur, son amour ardent pour Notre Seigneur.

Je suis allé bien souvent vénérer à Saint-Pierre de Rome le tombeau de saint Léon le Grand. J'honorais en même temps les autres saints pontifes du même nom qui reposent là auprès de lui. J'ai célébré là plusieurs fois la sainte messe. Une des grandes grâces de ma vie a été la sainte messe dite là, à l'autel de saint Léon, le 11 avril 1869 à l'heure même où le saint pontife Pie IX, très dévot à saint Léon, célébrait à quelques pas de là au milieu d'une foule immense et profondément impressionnée, la messe de ses Noces d'or. 2v

J'ai cherché les souvenirs de saint Augustin à Ostie et j'y ai relu la belle page où il raconte son dernier entretien avec sa mère. J'ai visité à Pavie son tombeau aussi majestueux et artistique que vénérable et j'ai célébré là le saint sacrifice.

Ma mère aimait le nom de Léon. Elle me le donna en souvenir d'un petit ange, mon frère aîné, mort à l'âge de 4 ans quelques mois avant ma naissance. Ce petit ange avait été bien aimé. Il paraît qu'il était ravissant de précocité, d'intelligence et de bonté. Ma mère me conduisit souvent auprès de sa petite tombe de marbre au vieux cimetière. Je n'ai jamais vu ma mère parler de lui sans pleurer. J'ai toujours regardé aussi ce petit ange comme un de mes patrons et je l'ai bien souvent invoqué. Ma mère aimait encore le nom de Léon à cause du saint pape Léon XII, le pontife de son enfance. Elle a gardé toute sa vie un chapelet béni par lui et qu'on lui avait donné en pension.

Le nom de Gustave était celui de mon parrain, frère de mon père. 3r

Ma marraine fut la plus jeune sœur de ma mère. Je lui suis reconnaissant. Elle a eu dans la famille une heureuse influence par la foi solide et la dévotion ardente qu'elle avait puisées dans son éducation chez les Dames du Sacré Cœur à Charleville.

Ma mère (1) a été pour moi un des plus grands dons de mon Dieu et l'instrument de mille grâces. Quelle dignité de vie, quelle foi, quelle vertu, quel cœur elle avait! Notre Seigneur l'a bien aimée, car il luit a fait bien des grâces. Son père avait peu de foi, comme les hommes de son temps, mais qu'il était droit et bon! Sa mère était pieuse et simple, elle a été éprouvée et mûrie par le travail et la souffrance et elle a été enlevée de bonne heure. La grande grâce de ma mère fut d'être élevée au pensionnat de Charleville. Ce pensionnat était dirigé par les Dames de la Providence, mais en réalité, c'était presque une maison du Sacré Cœur.

Les Dames de la Providence vivaient de l'esprit du Sacré Cœur. Elles préparaient leur fusion avec le Sacré Cœur. Vers la fin des études de ma mère, Madame Barat 3v alla visiter la maison de la Providence et la fusion se fit peu de temps après. Plusieurs des maîtresses appartenaient à l'aristocratie belge. C'étaient de grandes âmes, de nobles cœurs, dignes d'entrer dans cette société d'élite qui se groupa bientôt autour de Madame Barat.

Ma mère les copia de son mieux. Elle les aimait, elle en était aimée. Son souvenir leur demeura toujours fidèle. Elle me parlait de plusieurs d'entre elles, notamment de Madame de Gerlache. Elle leur écrivit longtemps et les revit quelquefois plus tard jusque dans sa vieillesse. Plusieurs lui survécurent.

L'esprit de cette maison était vraiment l'esprit chrétien, l'esprit de Dieu.

Ma mère en quittant cette maison avait une piété éclairée et forte. Elle avait pris de saintes habitudes qu'elle devait garder u toute Sa vie. Elle avait pris goût à la sainte liturgie et suivait l'esprit de l'Église. Elle faisait des lectures spéciales au temps de l'Avent et du carême. Elle portait le st scapulaire et récitait son chapelet. Elle était de la Congrégation de la Sainte Vierge et de la confrérie du Sacré Cœur. 4r Elle aimait les pieux patrons de la jeunesse, saint Louis de Gonzague, saint Stanislas Kostka. Son esprit droit et sa foi simple devaient la porter plus tard à adopter toutes les dévotions qui allaient éclore dans l'Église. Je la vis faire avec ferveur les trois de Marie, du Sacré Cœur, de saint Joseph.

Élève remarquée de la maison par ses succès et sa piété, elle était assistante des Enfants de Marie. Elle ne fut pas sans penser à la vocation religieuse, mais bientôt la maladie et la mort de sa mère lui imposèrent d'autres devoirs. Sa sœur aînée était mariée, elle se vit à la tête de la maison paternelle. Elle fut à la hauteur de cette tâche. C'est en 1836 qu'elle se maria, à 23 ans. L'éducation de sa plus jeune sœur se continuait au Sacré Cœur de Charleville. Cela lui permit de continuer des relations assidues avec cette maison et elle en tira un grand profit spirituel. Sa sœur qui demeura dans le couvant de la piété et qui avait beaucoup d'initiative lui fut toujours utile. Elle devait plus tard lui fournir toujours le 4v livre ou la revue qui pouvait lui être utile et l'initier aux œuvres du moment. Je ne m'étendrai pas davantage ici sur ma mère. Son souvenir reviendra souvent dans ces notes. Je veux seulement remercier ici Notre Seigneur de m'avoir donné une telle mère, de m'avoir initié par elle à l'amour de son divin Cœur et de m'avoir fait ainsi pour ainsi dire le petit fils spirituel de Madame Barat dont j'essaie de réaliser le saint idéal, l'œuvre des Prêtres du Sacré Cœur.

Mon père (1) n'a pas eu le bienfait d'une éducation complètement chrétienne.

Après ses premières années passées dans les pensionnats de La Capelle et de Mondrepuis, il a été élève du collège de Saint-Quentin et d'une institution de Paris. Il a gardé de son éducation de famille l'esprit d'équité et de bonté qui a caractérisé toute sa vie. Il a perdu au collège la pratique de la vie chrétienne, mais il en a gardé le respect et l'estime. Ce qui lui restait de foi devait toujours s'accroître, grâce surtout à l'influence constante 5r de ma mère, à ses prières et à ses sacrifices. Je priai pour lui dès que j'eus l'intelligence des choses de la foi. Que de fois dès le collège et surtout à Rome je me surpris versant des larmes en priant pour son salut.

Dès le collège je lui parlais de la foi et de la pratique chrétienne. Il revint à Dieu une première fois dans un pieux pèlerinage à Notre-Dame-de-Liesse, puis il se laissa de nouveau mettre en retard. Le séjour à Rome, la bénédiction de Pie IX et les émotions de ma première messe devaient achever l'œuvre de la grâce dans cette âme que Notre Seigneur a bien aimée. Ses trois mois à Rome furent la grande grâce de sa vie. Il refit là toute son éducation chrétienne. Sa foi y trouva des accroissements quotidiens. Un pèlerinage à Lourdes lui laissa aussi une impression qui ne s'effaça plus. Dans sa dernière maladie Notre Seigneur, qui l'aimait, le combla visiblement de ses grâces. Il fut admirable de patience, de douceur, de discrétion, de délicatesse, de charité. Il s'éteignit 5v dans un acte de pur amour de Dieu.

Je devais trouver dans la tendresse de son affection paternelle pour moi un bien grand concours pour tout le développement de mon éducation et même pour la vie chrétienne. Je ne devais me heurter à lui que pour ma vocation. Il l'éprouva. Notre Seigneur l'a permis, il m'a soutenu et conduit au port. - Je vous rends grâce, ô mon Dieu, de me l'avoir donné. Je me sens plus que jamais uni à lui. Son souvenir m'est doux, il m'aide et me réconforte.

La domestique qui m'a élevé a été un instrument de la Providence. Dieu s'est servi d'elle pour préparer les plus grandes grâces de ma vie. Je lui dois un souvenir. Fille simple et d'une foi peu éclairée, elle n'eut personnellement aucune influence sérieuse sur mon éducation. Je regrette son action sur mon caractère. Mais elle mit mes parents en relations avec le curé de sa paroisse, Monsieur Boute. Celui-ci devenu professeur à Hazebrouck nous attira là mon frère et moi, 6r au moment où mon père pensait pour nous à quelque institution parisienne. Cette domestique a donc été l'occasion de toutes les grâces reçues par moi à Hazebrouck et. de la grâce insigne de ma vocation. Je lui en suis pieusement reconnaissant et j'ai été heureux dernièrement d'abriter sa vieillesse dans l'humble asile des Petites Sœurs des Pauvres où je ne manque pas de la visiter quelquefois. Ses dispositions chrétiennes me sont une joie et une consolation.

C'est ma mère qui domine dans mes plus lointains souvenirs. Je ne la quittais pas dans mon enfance. Pendant que mon frère (1) allait et venait avec mon père et partageait ses goûts pour la culture et les chevaux, je demeurais à la maison et je suivais ma mère pas à pas. C'était tore grâce pour moi.

Je subissais l'action constante de ma mère et malgré mon étourderie je pris goût peu à peu à la piété et aux choses religieuses. J'eus bientôt un attrait prononcé qui dura toute mon enfance pour faire des chapelles. Ma mère avait des statuettes, 6v des images pieuses, quelques reliquaires même qu'elle avait obtenus au pensionnat de Charleville. Tout cela devint bientôt l'ornement de ma chapelle. On connaissait mes goûts dans ma famille et souvent je reçus en cadeaux des objets de piété.

Des fleurs faisaient l'été l'ornement de ma chapelle. Je pris goût de bonne heure aussi au jardinage et j'eus toujours mon petit jardin.

L'attrait pour les objets pieux est souvent considéré comme le premier germe d'une vocation. On me le dit parfois dans mon enfance. Je ne pensais pas alors que cela dût se réaliser.

Ma mère m'apprit bientôt à prier. Les souvenirs de mes prières d'enfant me sont très présents. Ma bonne mère n'aurait pas manqué de me faire prier le matin et le soir, plus longuement le soir. Après les prières ordinaires à Notre Seigneur et à la très sainte Vierge, il y avait toujours une petite prière à l'Ange gardien, à saint Louis de Gonzague et à saint Stanislas. Ces dévotions sont donc nées en moi avec la raison elle-même. La belle 7r âme de ma mère passait ainsi un peu dans la mienne, pas assez complètement à cause de ma légèreté.

La Providence a voulu que tout dernièrement l'âme de ma mère me fut comme ouverte par la rencontre que je fis à La Capelle d'un cahier de notes et de résolutions qu'elle avait écrites vers l'âge de 18 ans.

Je retrouvai là comme la source de ce qu'elle m'inculqua dans mon enfance, la dévotion au Sacré Cœur, à Jésus enfant, à Marie, à saint Joseph, aux saints Anges, aux saints protecteurs de l'enfance. Ces notes contiennent une consécration totale et une offrande de soi-même à Marie, un acte de dévouement au saint Ange Gardien, des pratiques de piété pour chaque heure du jour en vue de s'unir successivement à la sainte Trinité, au saint sacrement, au Saint-Esprit, au Sacré Cœur, à Marie, à saint Joseph, au bon Ange et à quelques saints de prédilection, les apôtres, les martyrs, les vierges, saint François Xavier, saint Louis de Gonzague, sainte Thérèse, saint François de Sales.

J'y trouve la résolution de penser plusieurs fois chaque jour à la très 7v Sainte Vierge, au saint Ange Gardien, à saint Louis de Gonzague et de faire quelques actes de vertu en leur honneur. Je goûtai souvent le fruit de ces pieuses résolutions, ma mère me communiquait ses saintes pensées et me faisait prier avec elle.

L'église à laquelle me reportent rues premiers souvenirs n'avait rien d'attrayant pour moi, rien qui parlât aux sens, à l'imagination. C'était presque une masure, elle était triste et sans ornement. Le vénérable curé de la paroisse était un vieillard. J'allais d'abord au banc de ma mère. Je priais avec elle ou plutôt elle priait pour moi. Je ne savais pas bien ce que c'était que prier. Elle me conduisait aux offices du dimanche et quelquefois aux saluts de la semaine. J'avais environ sept ans quand Monseigneur de Garsignies vint donner la confirmation. Il traversait l'église en bénissant les enfants, il me fit embrasser sa croix en me disant: «c'est la croix de mon saint prédécesseur Monseigneur de Simony». Ce souvenir m'est resté. Ma mère rase le rappelait 8r quelquefois. Elle y avait eut une grâce signalée.

Plus tard, j'allais à la tribune du pensionnat. Un condisciple m'apprenait a suivre l'office dans mon paroissien. Je lui en sais gré. J'aimais à lire les épîtres et les évangiles du dimanche. Les conseils des épîtres, les paraboles ou les traits des évangiles me faisaient impression. Cela rue faisait du bien. Notre Seigneur bénissait évidemment cette lecture.

Le pensionnat où je passai ma première enfance m'a laissé peu de bons souvenirs. Qu'il y avait peu de vie de foi et peu de vertus dans ce milieu! Mes défauts naturels s'y développèrent à leur aise. J'y fus souvent vaniteux, colère, mou, paresseux.

J'y eus de mauvais camarades.

J'y lis cependant un assez dur mais fructueux apprentissage de la vie et j'avançais dans mes études. J'y allais de bonne heure le matin, à 6 heures, même en hiver. J'étais demi-pensionnaire. Je rentrais tard le soir.

On y priait généralement mal.

Quelques condisciples au moins m'ont 8v donné l'exemple du travail. L'un est allé plus tard à Polytechnique, deux autres a l'école centrale. J'étais facilement et très habituellement le premier. La dernière année fut particulièrement mauvaise. Mes petites passions devenaient fort vives. Je ne pouvais supporter les humiliations. Je passai par quelques crises aiguës de découragement. Je dois rendre justice au maître de pension. Il était droit, sage, et avait quelques sentiments chrétiens. Mais combien cela était insuffisant pour ma nature aimante et vive.

J'avais fait une fièvre cérébrale à l'âge de 4 ans. Ma mère crut me perdre comme elle avait perdu son aîné. Elle s'attacha davantage à moi ensuite. Il me resta une certaine tendance aux maux de tête et à la fatigue du cerveau. J'ai le souvenir plus précis d'une petite maladie qui me vint quelques années après, c'était l'urticaire. J'en souffris beaucoup. J'implorais le secours de ma bonne mère qui souffrait avec moi, priait et m'encourageait. Il m'en est revenu 9r quelques accès depuis, même à Rome et à Saint- Quentin. J'eus un accident singulier, dans lequel j'attribuai mon salut à mon bon Ange. Je revenais un soir d'hiver de la pension par le plus gros temps à travers des tourbillons de neige. Je me heurtai à un cheval, je fus renversé, le cheval avançait, un condisciple me tira de devant la roue comme j'allais être écrasé. Je reçus sans doute un coup de pied du cheval à la tête car j'eus pendant plusieurs jours des bourdonnements dans les oreilles et il me resta de cet accident une légère surdité.

Je suivis pendant trois ans le catéchisme de la paroisse. Je savais la lettre, je comprenais. La tenue du catéchisme était bien peu édifiante. Le vénérable curé était trop débonnaire. En 1853 le bon curé voulait m'admettre à la première communion, mais je n'avais que 10 ans, il n'y avait pas pensé et il fallut m'ajourner. Je la fis donc en 1854 le 4 juin, jour de la Pentecôte. Ce beau jour ne laisse point d'ombre 9v dans mon souvenir. J'avais bonne volonté, j'ai fait ce que j'ai pu. Ma bonne mère m'a bien aidé. Il y avait outre la lettre du catéchisme un cahier complémentaire de questions à apprendre. Ma mère m'en lit une copie elle-même et m'aida à l'apprendre. Ses pieux conseils quotidiens me touchaient.

Je compris qu'il s'agissait d'une grande action. Je m'y préparai bien et j'y reçus vraiment de fortes impressions de grâce.

Les cérémonies de la rénovation des vœux de baptême et de la consécration à la sainte Vierge sont encore présentes à mon imagination.

J'ai récité la rénovation des promesses du baptême. Je me rappelle un petit détail de cette journée. Le bon Docteur F., ami de la famille, vint à la maison. On disait devant moi et devant lui que j'avais bien récité. Je remarquai son regard scrutateur, il craignit que je ne ternisse la pureté d'un si beau jour par un acte d'amour-propre, il répliqua que j'aurais pu mieux dire et que de la tribune il ne m'avait pas entendu. Mais j'étais ce jour là au-dessus de cette tentation d'amour-propre. Je n'étais pas sensible aux louanges. J'étais sous une très forte 10r impression de grâce.

Je restai encore un an à La Capelle, c'était trop. J'étais avancé. L'âge critique commençait pour moi. J'étais trop livré à moi-même. L'usage du pays voulut que je communiasse rarement cette année là et j'aurais eu besoin de la communion fréquente. L'année fut mauvaise. Je fus paresseux et le reste. Ma mère souffrait de me voir dans cette voie. Mon père aussi en était peiné. Je dissimulais mes défauts le plus possible. J'avais une curiosité fébrile pour connaître le mal.

Je conçus de l'attrait pour la danse et pour les réunions mondaines. On me fit jouer pour la distribution des prix le rôle de Cléante de l'Avare de Molière. J'y déployai pas mal de vanité. Je n'étais plus confiant avec ma mère et j'étais souvent grondé dans ma famille.

Malgré les mauvais résultats de cette année mon père me conduisit au mois d'août à l'Exposition Universelle de Paris. Ce voyage m'a laissé peu de souvenirs. Il porta peu de fruits pour mon âme. Cependant il élargit un peu l'horizon de mes petites 10v connaissances. J'étais moins neuf pour me mettre aux études littéraires. Ce voyage était comme une grande «leçon de Choses». Je pouvais m'en aider pour avoir une idée plus grande et plus vraie de Dieu même, de l'homme et de la nature.

Enfant, je vis les choses en enfant. La «diligence» nous conduisit à Saint-Quentin et le chemin de fer de Saint-Quentin à Paris par Pontoise.

Je demeurai chez mon oncle au quai des Orfèvres. J'ai gardé de ce voyage le souvenir de quelques monuments, Notre-Dame, le Louvre, les Invalides, l'Arc de triomphe de l'Étoile. L'Exposition m'éblouit par ses richesses. On me fit voir les grandes eaux de Versailles, le passage de la reine d'Angleterre (1) au boulevard, le magicien Robert-Houdin, le Jardin des plantes.

Mon âme avait d'autres besoins dont elle trouva heureusement un peu plus tard la satisfaction.

Toute l'enfance ne se passe pas au pensionnat et dans la famille. Il y a quelques relations extérieures, un commencement de vie sociale. Quelques unes de ces relations m'ont laissé de trop bons souvenirs pour que je ne les signale pas 11r comme un bienfait de la Providence et un motif d'actions de grâces.

Deux sœurs, deux dignes et pieuses filles qui vivaient d'une bonne et saine piété m'attiraient souvent chez elles. Mesdemoiselles D[ureaux] s'occupaient du soin de l'église, de la bibliothèque paroissiale, de la visite des pauvres, des reposoirs quand c'était la saison. Elles étaient de la race de ces saintes femmes qu'on retrouve toujours auprès de Notre Seigneur dans son Église. Elles me communiquèrent leur goût pour les fleurs. Je passais souvent rues congés dans leur jardin. Elles m'initièrent tant soit peu à la piété. J'avais une ardeur extrême pour travailler avec elles aux reposoirs de la Fête-Dieu.

Le pays n'était pas riche en familles d'élite. Quelques familles venues du dehors nous apportèrent de précieux éléments de foi et de distinction où je trouvai un grand charrue et un sérieux profit. Trois de ces familles m'ont laissé un délicieux souvenir. Monsieur M[éret] devint notre juge de paix. Quelle amabilité, 11v quelle bonté je trouvais chez Madame M[éret]! Comme son petit Edmond était délicatement élevé! On m'accueillit là souvent et le souvenir que j'en ai est absolument sans ombre. J'y trouvais des distractions tout innocentes et il me semble que je profitais de bien des conseils donnés de la manière la plus aimable pendant que j'enfilais quelques perles ou que je tournais quelques fleurs artificielles.

Les dames de V[aupré] tenaient le bureau de poste. C'était une famille aristocratique sans fortune. Je trouvai là aussi au milieu d'innocents délassements, bien des leçons de délicate éducation et de piété même.

Ces dames contribuèrent avec Monsieur R., percepteur, à fonder l'œuvre de Saint-Joseph, conférence de charité des dames, dont ma mère fut vraiment la cheville ouvrière jusqu'à sa mort. Que de bien ma mère fit par cette œuvre! et réciproquement que de bien cette œuvre fit a ma mère! Saint Joseph fut gré à ma mère d'avoir longtemps fait la charité en son nom, il la conduisit a Dieu le jour même de sa fête, le 19 mars 1883. 12r

Je pourrais a propos de ces relations parler de l'ensemble de rua famille. J'y trouvais particulièrement de l'édification chez les sœurs de ma mère qui avaient reçu la même éducation qu'elle.

Deux morts et une vocation dans ma famille me firent une profonde impression. Mon cousin Aimé, de Paris, avait 18 ans. Atteint de la fièvre typhoïde, il était revenu à La Capelle se croyant convalescent, mais il s'acheminait lentement vers la mort. Il avait de la foi, une âme simple et droite et un grand caractère. Mes notes, mes places l'impressionnaient. Il ne comprenait pas que je fusse paresseux et dissipé. Je redoutais ses réflexions plus que celles mêmes de mes parents. Il s'éteignit peu à peu. C' était la première mort qui me touchait de si près, j'y fus très sensible. La mort d'un autre jeune étudiant, Armand, de Vervins, frère de mon oncle, me fit faire également de sérieuses réflexions. La sœur d'Armand, Louise, devait un peu plus tard se donner à Notre Seigneur dans la Congrégation des Sœurs de Charité. Tous ces évènements 12v laissaient dans mon âme des impressions profondes.

J'allais donc quitter le pensionnat de La Capelle. Combien je regrette que la nécessité m'y ait conduit! Je le regretterai hélas éternellement. Pourquoi a-t-il fallu que ma bonne mère n'ait pas le loisir de m'élever elle-même jusqu'à ce qu'elle pût me mettre dans un milieu vraiment chrétien! Combien de fautes irréparables j'aurais pu éviter! N'étais-je pas là exposé à tous les mauvais exemples et à tous les entraînements! Comme je maudirais cette maison si depuis Notre Seigneur ne m'avait donné la grâce de tout réparer en y célébrant le St Sacrifice, cette maison étant devenue un hospice qui possède une chapelle.

Le moment était venu d'aller achever mes études au loin. Mon père songeait à un lycée de Paris. Mais Notre Seigneur me prit en pitié et me dirigea vers une maison qui lui était chère. C'est la grâce maîtresse de ma vie. J'en louerai Dieu toute l'éternité.

La Providence ne dédaigne pas les petits moyens pour arriver a ses fins. 13r La domestique de la maison, celle qui m'a élevé, était du Nord (1), de Wignehies. Elle mit rues parents en rapports avec Monsieur le curé de Wignehies. Monsieur Boute, prêtre aussi digne que distingué fut bientôt après attaqué par des calomnies.

On pensa sans doute à l'archevêché de Cambrai qu'il n'aurait plus la d'influence pour le bien, on l'envoya au collège d'Hazebrouck pour y enseigner la seconde (2). Ayant besoin de revenir dans le pays pour ses intérêts, il descendit chez mes parents. Les relations se resserrèrent. La Providence ne manque point son jeu.

Mon père gagné par ces borines relations, par ce qu'il apprit de la force des études à Hazebrouck, par le désir de nous confier à des mains connues, par la modicité du prix de pension et aussi par les vœux et les prières de ma mère, nous mit mon frère et moi au collège d'Hazebrouck.

J'y entrai au ler octobre 1855, jour à jamais béni! Je reçus là de telles grâces que je n'y puis penser sans être ému de reconnaissance. Notre Seigneur devait vraiment me prendre là sur son Cœur et me combler de ses tendresses. 13v

Le collège d'Hazebrouck était bien une maison hé nie de Dieu. Il était dirigé par des prêtres, des prêtres de ce clergé du Nord, qui est plein de foi et qui aime les âmes. Il avait à sa tête un homme de la race des Saints dont je parlerai tout à l'heure. Le bien s'y faisait en grand: Monsieur Dehaene y accueillait bien des enfants dont il espérait faire des prêtres et qui payaient peu ou point de pension. Le collège se recrutait dans cette bonne Flandre où les mœurs sont restées vraiment chrétiennes. Ces générations-là sont encore remplies de sève chrétienne. La vie de foi règne là dans la famille, dans les mœurs, dans les coutumes. Ces populations-là sont nourries de l'Eucharistie. La grâce est là dans les cœurs, sur les lèvres, dans les actes.

La vie était austère dans ce collège. Une partie des bâtiments était à l'état de masure. On mangeait le pain noir toujours et divers mats chers aux campagnes flamandes mais peu appétissants pour des estomacs délicats. La règle était virile: lever matinal, peu de feu, beaucoup de travail et peu de congés.

Les études étaient fortes. Les bons 14r élèves de rhétorique étaient reçus sans même faire de philosophie.

Je passai là quatre années. Je ne revoyais ma famille qu'à Pâques et aux grandes vacances. La distance était longue, cinquante lieues, et il y avait quinze lieues pour atteindre le chemin de fer à Valenciennes.

Le collège étant communal et universitaire, son directeur, Monsieur Dehaene, avait le titre de Principal. Cet homme de Dieu a exercé dans le Nord un vaste apostolat. Sa vie mériterait d'être écrite. C'était une nature d'élite. Il était ardent comme un homme du midi, correct et digne comme un homme du Nord. Le collège ne suffisait pas à son zèle, il évangélisait la Flandre. Il allait prêchant avec une véritable éloquence en flamand et en français. Il nous donnait au collège la lecture spirituelle quotidienne, le catéchisme du dimanche, des sermons, les confessions. Il faisait le cours de philosophie, présidait les conseils et dirigeait la congrégation. Il savait être extrêmement bon et réservé 14v tout à la fois. J'eus le bonheur d'être pendant quatre ans son pénitent. Il me garda une affection que je ne méritais pas.

Le démon s'acharna à le poursuivre et Dieu permit qu'il fût mûri par l'épreuve.

Le gouvernement impérial s'imagina un jour que la grande influence de Monsieur Dehaene dans la Flandre était pour quelque chose dans l'élection du candidat catholique, Monsieur Plichon. Le ministre Duruy révoqua Monsieur Dehaene et nomma un autre Principal.

Le démon croyait sans doute par là avoir tari la source de tant de vraies vocations et de tant de vies sérieusement chrétiennes.

Mais une autre violence du même ministère avait inconsciemment préparé le remède. Il avait chassé les capucins de leur monastère d'Hazebrouck. Monsieur Dehaene ouvrit la un collège libre qui est devenu un petit séminaire et le collège municipal n'a pu que végéter.

Ce cher maître est mort le 15 juillet 1882 dans sa 73ème année. De longues et cruelles souffrances nerveuses l'avaient obligé à la retraite et avaient perfectionné son âme dans la douleur. 15r

Il me reste de lui quelques lettres. Elles le dépeignent tout entier.

Il m'écrivait le 26 avril 1866: «Mon bien cher abbé et bien cher enfant, permettez-moi de vous donner cette double appellation que mon cœur aime singulièrement. Vous voilà revêtu de la soutane et sur la voie du sacerdoce; quelle consolation pour moi qui aime tant les vocations ecclésiastiques. Vous vous dites mon enfant et je suis si content de m'appeler votre père. Oui, voue petite lettre a été comme un parfum pour mon âme; je vous porte tant d'intérêt. Je compte tant sur vous pour la gloire et la consolation de la religion! Mille fois merci pour toutes vos sympathies, pour toute la part que vous prenez à notre œuvre. Voilà mon rêve réalisé; Dieu me gâte jusqu'au bout, et me voilà en train de donner de l'avenir à mon œuvre et de travailler à nie survivre dans une association de prêtres pour l'éducation et la prédication! Mes amis n'eussent pas pu mieux me servir. Le grand saint François bénit notre courage et nous comptons 15v déjà 200 élèves. Nous avions ici un local spacieux et un océan de lumière et de bon air. Les élèves et les parents nous sont fort sympathiques et les maîtres sont plus unis que jamais. Je suis plus heureux que je ne l'ai jamais été par le passé. Priez beaucoup tous les Saints pour nous, vous êtes si près d'eux! Vous dites un mot sur l'importance de l'éducation, vous abondez tout à fait dans mon sens. Qu'on multiplie les bonnes maisons d'éducation! Disposez déjà tout d'avance pour votre diocèse; et nous triompherons du mal. Veuillez m, recommander beaucoup à saint Pierre, l'un de mes patrons et que j'ai tant, prié, en baisant, en 42, avant de partir, le seuil de la grande basilique… »

Tout l'homme est dans cette lettre, sa bonté, son ardeur, son zèle, son amour pour Rome, ses projets d'association sacerdotale, sa joie dans l'épreuve, son attachement à l'œuvre de l'éducation chrétienne

Il est demeuré le même jusqu'à sa mort. Il m'écrivait une ou deux fois l'an. En 1872 il m'écrivit plusieurs fois pour me donner des nouvelles 16r de mon bon maître, Monsieur Boute, qui se mourait. Il me parlait aussi de ses démarches infructueuses à l'archevêché de Cambrai pour fonder une congrégation du Tiers-ordre de Saint-François pour la prédication et l'enseignement.

La fondation de l'Institution Saint-Jean réveilla ses projets, il m'en écrivit, il pensait encore à la fondation d'une congrégation enseignante. Le 1er avril 1878 il me disait: «Votre projet de congrégation me plait de tout point: il y a là et St François et le S. Cœur, dévotion de la fin des temps, et l'esprit d'immolation et d'expiation, quoi de plus opportun! Vous avez l'agrément de votre évêque; des indication providentielles et sur naturelles vous guident, dites-vous. Eh! bien, cher ami, marchez avec confiance, votre ancien maître sera peut-être un de vos premiers disciples. Je le voudrais de tout cœur». Puis il me copiait quelques vers que lui avait inspirés un jour «le désir d 'immolation et de sacrifice et l'esprit d'amour qui transporta l'Aigle de Patmos».

Je les copie: 16v

«Jésus crucifié sois ma seule richesse;

«Que ressembler à toi soit mon unique effort

«Que munir à ta croix, me perdre en la tendresse,

«soit de mon cœur blessé l'incomparable sort!

«Laissez-moi désormais, rebut des créatures,

«objet, comme un lépreux, de dégoût et d'horreur,

«foulé par le passant; comme des balayures,

«étaler de Jésus l'opprobre et la douleur!

«Laissez-moi pour sauver un frère qui s égare

« franchir avec Jésus le roc et le ravin,

« arracher intrépide une âme au noir tartare,

«et puis la ramener heureuse dans son sein.

«Laissez-moi dévoré par les divines flammes,

«goûter la grande loi de Jean le bien-aimé

«répandre, s'il le faut, mon sang pour prix des âmes

«et mourir de douleur et d'amour consumé».

Je me complais à dépeindre ce père de mon âme. Il me semble qu'il a obtenu de Dieu de faire passer dans mon âme quelque chose de la sienne.

Il m'écrivit encore deux fois en 1880. Dieu préparait son âme avant de la prendre. Il était à la retraite, souffrant des nerfs et soumis à un traitement hydrothérapique. Il me disait: «Je demande à Dieu et veuillez 17r demander celle grâce avec moi, une parfaite patience, et j'ose ajouter, le calme, la joie dans la souffrance».

La joie dans la souffrance, c'est la perfection. Il ajoutait: «aimons- nous toujours à tort et à travers in Xto» et encore: «Prions énormément les uns pour les autres». Quelle âme aimante et ardente. Il me semble que j'en suis fier. J'ai déjà dit qu'il alla à Dieu en 1882.

Monsieur Boute fut, comme je l'ai dit plus haut, l'instrument de la Providence pour la grâce maîtresse de ma vie.

C'est par lui que je suis allé au collège d'Hazebrouck. Monsieur Dehaene a été pour moi un père, Monsieur Boute a été un maître, mais un vrai et bon maître, dans tout le sens chrétien du mot. Je lui dois ma première formation littéraire et l'éducation de ma raison.

Pendant quatre ans, de 1855 à 1859, il a été mon mentor, mon conseiller, mon protecteur. Pendant deux ans, de 1857 à 1859, il était de plus mon professeur et quel professeur! Comme je lui suis reconnaissant! Quel bon humaniste! Il était grave, précis, 17v méthodique et vraiment érudit.

Monsieur Boute était né à Armentières en 1803 Il avait gardé là de bons amis. Il m'y conduisit à plusieurs reprises aux petites vacances. Je passais là quelques jours dans une maison de mœurs toutes chrétiennes et patriarcales chez la famille Dassonville.

Après ma sortie du collège, Monsieur Boute m'écrivit une ou deux fois chaque année jusqu'a sa mort qui arriva en 1872.

À la fin de 1860 il rue donnait des renseignements sur le séjour à Londres et m'adressait à Monsieur Toursel, desservant de la chapelle française. En 1861, il me félicitait avec enthousiasme de mon succès à l'école de droit. Au mois de mai 1862 il m'écrivait à Édimbourg où je me trouvais. Il savait que ma vocation s'affermissait, il devenait plus libre avec moi. «Je vous écris, me disait-il, comme un ami à son ami». «Je suis heureux, m'écrivait-il, que vous puissiez compléter voire instruction par les voyages». Je lui avais parlé d'aller étudier à Rome. «J'approuve tous vos plans pour l'avenir, me disait-il. J'avais déjà pensé à Rome depuis longtemps. Je vous félicite de votre constance. 18r Un tel caractère annonce déjà un homme mûr…». Il m'encourageait.

Il me reste trois lettres de lui de 1863. Le 13 janvier il approuvait mon petit règlement de vie d'étudiant que je lui avais envoyé. «Je ne pourrais, disait-il, que donner mon approbation à votre plan d'études, si elle était nécessaire. Sept heures de repos sont plus que suffisantes si nous nous en rapportons à l école de Salerne: sex horis dormire sat est juvenique senique - septem pro pigris (1). Vous faites bien de lire chaque jour un chapitre, avec commentaire, de la Bible. Si vous pouviez y joindre une page de Bossuet, rien ne manquerait sous le rapport du confortable à votre banquet spirituel. Ce grand penseur lisait tous les soirs, comme vous savez, quelques vers d'Homère, Vous agissez sagement en vous occupant encore du grec qui ne vous sera pas inutile par la suite». Qu'il est bon d'être ainsi encouragé dans ses velléités de bien faire!

Le 16 octobre il m écrivait: «Je vous remercie de la bonne lettre que vous m'avez écrite du fond de la Norvège et que j'ai lue avec le plus vif intérêt. 18v Vous du moins, vous ne voyagez pas uniquement pour votre plaisir, mais dans le but de vous instruire et de compléter votre éducation». Il me suivait ainsi dans toutes les étapes de ma vie d'étudiant pour m'encourager. Il venait alors de voir mes parents. «On a souvent parlé de vous, comme vous pensez bien, me disait-il. Monsieur votre père en est toujours à ses projets d'a venir pour ce qui vous concerne. On a même parlé de l'éventualité où vous persévéreriez dans vos premières pensées; et cette perspective, au cas où elle viendrait à se réaliser, ne semblait pas effaroucher l'imagination de Monsieur Dehon. Elle semblait même être envisagée par lui avec assez de calme». Ce vénérable ami avait montré une délicatesse extrême dans cette question de ma vocation. Une fois au collège j'avais voulu lui en parler, il ne m'avait pas écouté. Maintenant que l'âge était venu et que j'avais formellement manifesté ma volonté, il laissait voir ses préférences, tout en montrant encore une grande prudence. «Vous aurez à vous recueillir quelque temps, me disait-il, après votre doctorat, dan la solitude et le silence. C'est loin 19r du monde que l'on doit demander à Dieu s'il faut renoncer au monde».

Puis il exprimait une question qui manifestait une inquiétude: «Vos voyages, disait-il, n'auraient-ils pas modifié un peu vos idées? Il y en a qui le pensent, d'autres qui l'espèrent. Je ne suis pas du nombre des derniers, ni du nombre des premiers. J'attends comme vous, en une affaire d'une telle importance la voix de Dieu et sa décision…».

C'est à Vienne (Autriche) qu'il m'adressait cette lettre. Je devance les années dans mon récit, mais j'aime a propos de mon enfance à me rappeler tout entier le maître qui l'a formée.

Le 13 août il m'écrit une lettre sévère. Il a appris mon projet de voyage en Orient, il ne le goûte pas. Il est l'écho des alarmes maternelles. Sa lettre est piquante, un peu ironique. Il me parle des périls du voyage. Il se demande ce que deviendra ma vocation à travers ces pérégrinations. Ne deviendrai-je pas un jeune homme qui ne fait rien? - Il n'était pas dans le vrai, ce jour là. Je n'ai jamais regretté un seul instant mon voyage en Orient. 19v Je l'ai toujours regardé comme une grâce divine. Il a eu une influence immense et toute favorable sur ma vie. C'était une splendide transition entre mes études littéraires et mes études ecclésiastiques. Je remercie Notre Seigneur de m'avoir donné la grâce de le faire.

Monsieur Boute revint bientôt de cette impression. Il fut ravi de recevoir mes lettres datées d'Athènes, de Syra, de Jérusalem.

Toujours confident des inquiétudes maternelles il s'efforçait de les apaiser.

Au mois de mai il m'écrivait en Orient toutes les épreuves du cher collège d'Hazebrouck. Je connus sa noble et fière conduite. Il suivit dans sa retraite Monsieur Dehaene et il y entraîna tous ses collègues, malgré les sollicitations et les promesses du recteur. C'était une digne et courageuse protestation contre l'injuste révocation de Monsieur Dehaene par le ministre [Duruy].

Au mois d'août il se réjouissait de mon heureux retour. Il devenait un des principaux instruments de la fondation du nouveau collège libre. II en prenait l'économat, il bâtissait. Sa jeunesse 20r se renouvelait pour ainsi dire. Il allait chercher des ouvriers à Lille, à Roubaix, à Armentières. Pour la rentrée d'octobre, le collège était prêt.

Il m'écrivait encore en novembre. Son amitié pour moi semblait grandir. Il avait appris avec tant de bonheur que j'avais revêtu l'habit ecclésiastique. Il me priait de ne plus l'appeler désormais cher maître, mais cher ami, ce qui me mettait dans l'embarras et me confondait.

Pendant cinq ans encore ses lettres devaient devenir toujours plus confiantes, plus amicales, trop flatteuses parfois.

En janvier 1866 il envoyait a mon frère ce distique sur une carte:

Felix sorte nova, frater modo scripsit ab Urbe,

Corpore, mente valet, vosque valere cupit (1).

Il vint me voir à La Capelle aux vacances de 1866. Sa visite fit du bien à mes parents, toujours éprouvés à cause de ma vocation.

En janvier 1868 il me félicite de mon ordination au sous-diaconat.

Aux vacances suivantes une fluxion de poitrine puis de nouveaux travaux de 20v construction l'empêchent d'aller me voir à La Capelle. Il m'écrit à deux reprises pour me prier d'aller le voir. Il est toujours bon, encourageant. Il m'inspire de grands désirs de faire le bien.

Quelle bonne et affectueuse lettre il m'écrit le 21 janvier 1869, quelques jours après mon ordination! «Je partage votre joie et celle de vos bons parents de votre promotion au sacerdoce, m'écrivait-il. Je comprends aisément que votre cœur ait été inondé de ces joies ineffables que Dieu seul peut donner avec, lui-même, par cette communication intime qu'il établit entre lui et le prêtre son représentant sur la terre. Oh! comme vos parents ont dû être touchés de vous voir célébrer votre première messe et de communier de la main de leur enfant chéri. Voyez comme Dieu conduit toutes choses à ses fins! Qui eut dit, il y a 5 ou 6 ans, que votre famille vous eût accompagné à Rome, pour assister à votre ordination et retremper leur foi dans le spectacle des grandes et saintes choses que l'on y rencontre à chaque pas! Oh! que je suis heureux d'apprendre de Monsieur votre père 21r lui-même, qu'il a communié des mains du Saint-Père, après avoir reçu ce bonheur, quelques jours avant, des propres mains de son fils. Que vous devez être reconnaissant à Dieu d'un tel résultat! Oh oui, remercions-le bien ensemble au saint sacrifice de l'autel de vous avoir accordé pour vous et pour les vôtres une aussi insigne faveur Que le bon Dieu est bon et généreux, et prodigue en toutes chose pour les siens. Monsieur votre père m'écrit, ce qui m'a touché au cœur, qu'il voit la main de Dieu à chaque pas de son voyage…».

Son amitié s'accentuait davantage. Il eût voulu aller me voir a Rome. Il avait fixé la date des fêtes du jubilé sacerdotal de Pie IX (11 avril 1869), mais il vieillissait, les douleurs vinrent se joindre aux occupations pour le retenir.

Notre Seigneur allait le préparer à la mort par trois ans de souffrances. Il me rappelait en novembre le «multa senes ferunt incommoda» d'Horace (1). «J'ai souffert considérablement depuis cinq mois de névralgie et de rhumatismes, m'écrivait-il. Je suis 21v la plus grande partie du jour cloué sur mon fauteuil et la nuit je ne sais où reposer mes membres». Il ajoutait: «Je prends patience et je demande chaque jour à Dieu la résignation dans mes souffrances».

Le 20 janvier 1870 il m'écrivait: «Je souffre toujours de rhumatismes aigus. Le bras gauche ne me rend plus aucun service. Je me résigne et souffre tout pour le bon Dieu, comme si ces souffrances devaient durer tout le temps qu'il plaira au Seigneur de me laisser ici-bas».

Il se prépare et se mûrit pour le ciel.

Il aime toujours beaucoup son ancien élève. «Votre santé, me dites-vous, est bien remise, j'aime à le croire et j'en suis heureux, mais n'oubliez pas de vous ménager au milieu des nouveaux travaux qui vous incombent et vous honorent à la fois. (J'étais alors sténographe du concile). Faites-le pour vous, pour le bien de l'Église, à laquelle vous êtes appelé sans aucun doute à rendre de grands services, pour votre famille également qui vous porte tan d'affection, et enfin pour moi, pauvre prêtre obscur qui vous aime tant et attends de bien belles choses que je n'aurai pas l'avantage de voir, sans doute. Oui, mon cher Léon, suivez 22r votre voie, c'est celle de Dieu. Suivez-la toujours avec celle simplicité si belle que l'on aime tant en votre personne. Oh! C'est chose bien belle de posséder la science et le talent et d'ignorer devant les hommes que Dieu nous les a donnés. Je voudrais bien vous voir et vous dire toutes choses de vive voix, mais vous êtes à Rome dans la cité de Dieu en face du vicaire de Jésus Christ et je me trouve confiné à Hazebrouck, bien loin de vous, bien loin de toutes ces grandes choses que vous entendez et dont vous êtes témoin. 'Haud equidem invideo, miror magis!' » (1).

Il aime aussi de plus en plus l'Église et les saines doctrines: «Vous nous avez causé une grande joie, me dit-il, en nous écrivant, que l'infaillibilité sera bientôt définie. Nous l'attendons et l'espérons de tous nos vœux. Il est évident que la question est mûre et qu'il faut en finir avec ce petit nombre de récalcitrants encore entiches de doctrines gallicanes… Je donnerais volontiers le reste de mes jours pour arriver à cet heureux résultat».

Il ne se fait pas d'illusion sur son état. Il m'écrit le 5 avril: «J'espère 22v vous voir une dernière fois à La Capelle aux grandes vacances si mon état le permet».

Au mois de novembre il me faisait part de ses tristesses patriotiques et me remerciait de ce que je faisais pour les Mobiles du Nord. «Nous avons été heureux d'apprendre, me dit-il, que nos Flamands faisaient l'édification de La Capelle et les soins que vous leur donnez par vos réunion et vos prédications. Ils avaient besoin à leur âge d'être mis en garde contré les mauvais exemples qu'ils avaient sous les yeux. C'est une très bonne œuvre».

Sa dernière lettre est de septembre 1871. Je pensais alors me consacrer à l'œuvre de l'enseignement supérieur et je lui en avais fait part. Il m'en félicitait.

Il est devenu vieillard, il ne sort plus. Il me rappelle le «multa senem circumveniunt incommoda» d'Horace (1).

Il allait s'éteindre quelques mois après, épuisé par la souffrance.

J'allai assister avec une profonde émotion a ses funérailles. L'image souvenir qui me fut remise résumait admirablement sa vie par ces quelques 23r mots: «Ceux qui enseignent la justice à un grand nombre brilleront comme des étoiles pendant toute l'éternité. Dan. 12,3. - Heureux l'homme qui soutient de rudes épreuves, parce que après avoir été éprouvé, il recevra la couronne de vie. Jc.1,12 - Les souffrances et les maladies supportées avec patience, achèvent la couronne que Dieu prépare au ciel. Saint Alphonse».

C'était bien là sa vie toute dépensée pour le bien de la jeunesse, vie terriblement éprouvée a plusieurs reprises et couronnée par la souffrance.

Je me suis étendu sur cette biographie. Monsieur Boute a été l'instrument de la Providence pour mon éducation chrétienne et ma vocation et il a eu avec Monsieur Dehaene une influence décisive sur mon adolescence.

Il est maintenant auprès de Dieu. Je le regarde encore comme mon maître et je rougis en pensant qu'il regrette là-haut mes imperfections.

J'aime à marquer ici encore ma reconnaissance pour plusieurs de rues maîtres: Monsieur Lacroix mon surveillant, Monsieur Vallée mon professeur de quatrième, Monsieur Évrard mon professeur de troisième (1), Monsieur Dekeister, sous-directeur 23v de la maison. Ils ont tous été pour moi d'une grande bonté et m'ont toujours édifie.

Monsieur Lacroix était surveillant général, bon prêtre, cœur excellent, caractère militaire, une des colonnes de la maison par l'admirable discipline qu'il y faisait régner. Que de petits soins il a eus pour moi! Il me garda une grande affection. Il chargea quelquefois Monsieur Boute de me le dire. Il est mort seulement en 1884 après avoir été aussi purifié par la souffrance.

J'ai gardé de Monsieur Vallée le plus excellent souvenir. Homme du monde, père de famille, il avait une dignité de conduite qui m'édifiait. Je ne l'ai jamais vu en défaut. Il est mort en septembre 1870 accablé de douleur par la mort de sa femme et ses angoisses au sujet de son fils qui était à la guerre.

Monsieur Évrard était un jeune prêtre fort intelligent. Sa classe était: intéressante. Je n'ai trouvé non plus chez lui que sympathie et édification. Il est actuellement doyen de Roubaix.

Monsieur Dekeister était sous-directeur. C'était l'homme bon par excellence. Il manquait d'autorité, mais il avait pour 24r les élèves toutes sortes de petits soins. Il nous gâtait un peu et nous épargnait souvent les petites peines de la vie de pension. Il est devenu curé de Vieux Berquin et doit y faire beaucoup de bien.

Je fus saisi par la grâce dès la première retraite (1). Pendant mes quatre années de collège je puis dire que Notre Seigneur me combla de ses grâces et me traita avec une tendresse qui me rappelle ses bontés pour les enfants de la Palestine.

Je fus souvent ingrat et indocile mais il ne m'abandonna pas. La première année je fus particulièrement fidèle et Notre Seigneur me traita bien généreusement.

La première retraite me fit une impression vraiment extraordinaire. C'est un père jésuite qui la donnait. J'ignore son nom. Je le remercie d'avoir été l'instrument fidèle de Notre Seigneur

Dès le premier soir de la retraite j'étais profondément ému. Je courus chez le prédicateur qui me reçut avec amitié et remit ma confession au lendemain. Je reçus dans cette retraite des grâces peu communes et toute cette première année fut sans ombre. 24v Notre Seigneur me fit goûter l'esprit de prière, l'esprit de pureté, l'union avec lui.

C'est lui qui a tout fait. Sa grâce me portait et me poussait.

Je communiai d'abord tous les 15 jours, puis tous les huit jours et enfin deux fois par semaine.

J'étais à la chapelle au milieu des bancs des élèves. Les dernières années j'eus une place près du chœur comme sacristain. Je me confessai toujours à Monsieur Dehaene.

Ma bonne mère m'avait donné le «Manuel du S. Cœur» (2) . Ce livre fut mon vrai guide ascétique. Il me forma aux diverses dévotions qui sont restées celles de toute ma vie. J'y appris à aimer surtout le Sacré Cœur et la très Sainte Vierge. Je suivais les dévotions de chaque jour de la semaine. Je lisais les visites au saint sacrement, les prières aux saints anges, à saint Louis de Gonzague.

Les années suivantes j'y joignis la: «Vie dévote» (1) et l'«Imitation» (2). J'aimais la piété douce et aimante de la «Vie dévote».

Ces trois livres furent rues maîtres de théologie ascétique. L'Imitation me pénétrait et me touchait extrêmement. 25r On me disait que c'était un livre bien relevé et difficile à comprendre, je ne le trouvai pas. Notre Seigneur m'aidait manifestement.

Je n'eus cette première année que de bons camarades, simples et pieux. Je m'attachai surtout à Vasseur Philémon, élève de ma classe, sage, pieux et de bon conseil. Il est maintenant prêtre de la Congrégation des Rédemptoristes.

Quel grand don de Dieu qu'un pieux ami! Nous ne saurons l'apprécier qu'au ciel. Que de bonnes pensées, de pensées vivifiantes et fortifiantes on doit à une bonne compagnie! Et par suite que de victoire, sur la nature, sur le démon!

Un autre élève simple et pieux, Leentrouder aujourd'hui prêtre au diocèse de Cambrai me fit également du bien, j'en remercie Notre Seigneur.

Je ne tardais pas à entrer dans la Congrégation de la Sainte Vierge. Je dois beaucoup à cette pieuse association. Monsieur Dehaene en tenait les réunions régulièrement. Il nous formait a la piété et au zèle. Il nous encourageait à la communion fréquente. C'est là que je trouvai mes meilleurs compagnons. Il y a dans ces réunions 25v une action évidente de la très Sainte Vierge. Elle aime tendrement ses congréganistes, elle veille sur eux et agit sur leurs âmes

Je devins secrétaire puis vice-président de l'association.

J'entrai aussi dans la Société de Saint-Vincent-de-Paul. J'en fus longtemps le trésorier. Je dois beaucoup également à ces bonnes réunions. Elles allaient a mon cœur qui était naturellement compatissant. La conférence du collège me prépara à celle de Paris. Je reconnais maintenant combien les associations sont un puissant secours pour la persévérance et la piété.

Je signale ma seconde année de collège. La retraite donnée par un père capucin m'impressionna encore vivement.

Saint Ignace et saint François furent donc mes maîtres dès le commencement. Je reconnais en tout cela les desseins de Notre Seigneur qui me préparait peu à peu à ma mission.

«Attingit a fine usque ad finem et disponit omnia suaviter»(l).

Cette année a eu ses grâces spéciales. Je devins enfant de chœur et je pris un grand goût pour les choses de l'autel. 26r Je devais plus tard retrouver dans les mêmes fonctions à Rome, dans les fonctions de sacristain un moyen d'être souvent près de Notre Seigneur pendant rues récréations et de prendre soin de tout ce qui tenait à la chapelle.

Comme enfant de chœur j'allai assister à l'office de minuit chez les capucins. Je reçus là une des plus fortes impressions de ma vie. Notre Seigneur me pressa fortement de me donner à lui. L'action de la grâce avait été si marquée qu'il me resta longtemps l'impression que ma conversion datait de ce jour-là. Comment en dirai-je toute ma reconnaissance au tout aimable enfant Jésus!

Cette année-là aussi j'eus occasion d'aller en excursion, en pèlerinage, au Mont des Cats chez les Trappistes. C'était pour moi la première révélation de la grande vie monastique. Cela aussi parla a mon cœur.

La grâce agissait dans mon cœur pendant que l'âge critique me préparait des luttes. J'étais fidèle a rues pieuses dévotions.

Je commençai à aimer saint Joseph et l'apôtre du Sacré Cœur, saint Jean, que je priais tous les jours. 26v

L'âge critique commença pendant ma classe de troisième. La lutte fut terrible. J'étais tenté d'orgueil, de vanité et surtout de sensualité. Parfois j'étais gourmand. Je fus parfois désagréable pour mon professeur et je m'en humilie.

J'écoutai de mauvais camarades et je le fus moi-même pour plusieurs.

Je me laissai aller aux amitiés particulières, à la mollesse du cœur. Je gardais avec cela toutes mes pratiques pieuses. C'était la lutte. Je la soutenais parfois avec courage. Je couchais sur une planche, j'imposais à mon palais des mortifications bien rudes, je me déchirais jusqu'au sang. D'autres fois je faiblissais honteusement. Je fis souvent pour m'aider un vœu de chasteté de quelques semaines

Cette lutte se prolongea pendant la classe de seconde avec des alternatives de repos. J'eus un gros caprice au commencement de la seconde. Je voulais passer cette classe. C'était par pure vanité. Je fis alors bien de la peine à Monsieur Boute, mais le caprice passa.

Pendant ces quatre années, je pris souvent mes sorties et congés chez deux familles du 27r pays, les Vandewalle à Hazebrouck, les Dassonville à Armentières. Des deux côtes je trouvai des mœurs chrétiennes, patriarcales, et cela fut pour moi un sujet d'édification. J'avais deux condisciples chez les Vandewalle: l'un élève de Saint-Cyr mourut officier au Mexique, l'autre est devenu avoue a Paris. Chez les Dassonville, j'avais un condisciple fort édifiant qui est devenu prêtre du diocèse de Cambrai.

Des deux côtés je remarquais la prière faite en famille, les prières avant et après les repas, la bénédiction du chef de famille le soir, un langage toujours chrétien, du respect et de l'affection pour les ministres de l'Église. J'admirais l'ordre, les sages coutumes de ces intérieurs. À Armentières une vieille bonne était soignée comme un membre de la famille. Il y avait là trois frères et deux sœurs: une jeune fille bossue me paraissait être une bénédiction pour la famille par sa piété et sa bonté.

Je ne connus pas à fond les mœurs de ce pays de Flandre où je passai quatre ans, cependant j'en ai gardé de précieux souvenirs. C'étaient des populations franchement chrétiennes. Les familles y 27v étaient nombreuses, les mœurs régulières, la pratique de la foi à peu près universelle. La paroisse était vivante, l'église ornée, les œuvres nombreuses. Le travail était en honneur, la culture admirablement développée et prospère. L'ouvrier des villes tissait. Il y avait peu de misère, malgré le grand nombre des enfants. Une filature avait mauvais renom. Elle avait amené des ouvriers cosmopolites et elle gâtait les mœurs par le mélange des ouvriers des deux sexes Le peuple ne parlait que le flamand, ce qui le préservait des mauvaises lectures. Il y avait un clergé nombreux, actif, dévoué et jouissant d'une grande autorité. L'église avait une belle tour de pierre à jour. L'hôpital avait une précieuse façade renaissance. La chapelle des capucins avait un splendide autel de bois, d'un dessin peu classique peut-être, mais accusant un long travail. - Trait de mœurs locales: à la mi-carême il y avait une grande cavalcade représentant quelque souvenir historique de la Flandre. C'était une sorte de foire ou de fête communale. - Les 28r processions de la Fête-Dieu étalaient une grande richesse de bannières et de statues. Toutes les maisons étaient tendues, les reposoirs étaient riches.

La culture intense ne comportait que de petites fermes de trois a cinq chevaux. Le blé y était superbe. On mangeait dans tout le pays du pain presque noir.

Comme je bénis la Providence de m'avoir transplanté dans ce pays de foi, de mœurs viriles et chrétiennes! Il me fallait ce terrain pour faire germer ma vocation. Que je serais ingrat et aveugle si je doutais encore des bontés de la Providence! Combien elle avait accumulé là de moyens pour me former: le collège, le confesseur, les retraites, les condisciples, les mœurs du pays, la simplicité de la vie, les fortes études. «Quid retribuam Domino?» (Ps 115,12).

Je n'avais pas reçu le sacrement de confirmation à La Capelle. Je n'avais pas non plus la facilité de le recevoir à Hazebrouck où Monseigneur l'archevêque de Cambrai le donnait pendant le mois de septembre. On jugea donc à propos de me conduire au diocèse de Bruges, qui n'était pas éloigné. 28v Monseigneur Malou, l'illustre évêque de Bruges, devait donner la confirmation au collège de Poperinge pour la Pentecôte.

On me prépara pour m'y conduire.

Je reçus des grâces dans ce sacrement et cependant ce jour me laissa toujours des regrets. Ma préparation avait été médiocre. C'était un moment de crise, j'avais des camarades défectueux. J'ai souvent demandé pardon à Notre Seigneur de cette faute.

La confirmation se survit d'ailleurs dans le caractère sacramentel, j'ai la confiance que les grâces du sacrement m'ont été rendues plus tard.

Je reste confus de reconnaissance quand je vois comment Notre Seigneur a préparé et conservé merveilleusement ma vocation.

Il m'avait mis dans un milieu favorable pour la faire naître. La maison d'Hazebrouck était un collège, mais de fait une bonne partie des élèves se destinaient au séminaire. Monsieur Dehaene aidait ceux en qui il reconnaissait cette vocation.

Le premier appel divin est obscur.

Dès la première année j'eus parfois la pensée du sacerdoce. A la seconde retraite ma détermination était prise. 29r

Elle s'affermit à la nuit de Noël.

Ce qui est étonnant c'est que dès lors ma résolution ne fut jamais sérieusement ébranlée. La crise de la troisième n'y fit rien, les tentations, les faiblesses ne me découragèrent pas. C'est Notre Seigneur qui m'a donné cette fermeté, elle ne m'était pas naturelle. La grâce agissait si fortement dans mon cœur!

Les communions et les lectures pieuses m'impressionnaient si vivement!

Ce qui m'attirait dans la vocation, c'était à la fois l'attrait de l'union avec Notre Seigneur, le zèle pour le salut des âmes et le besoin de grâces abondantes pour me sauver.

Avec quel intérêt je lisais les récits de la Propagation de la Foi et de la Sainte Enfance! Dès le commencement je songeai à me donner sans réserve. Je voulais être religieux ou missionnaire. Les vies de saints me touchaient aussi très vivement. La lecture de la vie de saint Louis de Gonzague pendant une retraite a eu pour toute ma vie de très grandes conséquences. Dans mes moments de générosité j'aspirais au martyre. 29v

Mes vacances étaient bien mélangées.

J'aimais ma vieille église, j'y allais volontiers. Ma mère me faisait un grand bien, elle me soutenait, elle m'apprenait à prier. Nous causions ensemble de piété. Les camarades du pays me nuisaient et me faisaient perdre une partie de ce que j'avais acquis dans l'année.

Aux premières vacances en 1856 je fis un beau voyage avec Monsieur Demiselle. Nous allâmes joindre la Meuse a Mézières. Je remarquai la symétrie des rues de Charleville et l'église de Mézières avec un boulet suspendu à la voûte. Nous nous arrêtâmes à Revin chez un digne curé, Monsieur Dunaime, depuis curé de Sedan.

Tout était nouveau pour moi, je fus émerveillé de voir les rochers qui bordaient la Meuse et lui donnaient un aspect si pittoresque. De la nous gagnâmes le chemin de fer à Vireux pour aller jusqu'à Cologne. J'allais d'étonnement en étonnement, j'observais, je notais, je préludais à ma vie de voyageur. Tout était consigné dans mon carnet, la vallée de la Meuse, ses rochers, ses collines boisées, ses villes pittoresques, ses vignes, 30r puis Liège et ses églises, la grande vue dont on jouit de la citadelle, Aix et le tombeau de Charlemagne, Cologne, sa cathédrale inachevée, la vieille tour avec sa grue, le riche tombeau des Mages, le pont de bateaux, l'église de Sainte-Ursule et ses merveilleuses reliques. Ces souvenirs ne se sont pas effacés de ma mémoire.

Aux vacances suivantes nous fîmes un pèlerinage de famille à Notre-Dame-de-Liesse. J'étais heureux d'aller prier la Vierge populaire du Laonnois. Nous descendîmes au modeste hôtel Saint-Nicolas. Ma mère, ma tante, mon frère et moi nous fîmes la sainte communion J'aimais le mystère de ce pieux sanctuaire. Les ex-voto encourageaient, ma confiance. Je priais de tout cœur. Nous visitâmes le château de Marchais et son mobilier Moyen-âge.

L'année suivante ce fut Chimay, ses châteaux, son parc. Je pris là quelque idée de la vieille féodalité, mais ce qui me frappa plus que la ville à Chimay, ce fut la Trappe que nous visitâmes en détail avec mon père. 30v

Tout me parut vraiment grand et admirable. Les constructions n'étaient pas achevées, mais la culture et la ferme firent l'admiration de mon père avec l'affabilité du bon père hôtelier. Nous y primes un modeste repas et nous assistâmes au chant de l'après-midi. Cette visite fit sur moi et aussi sur mon père une impression profonde Notre Seigneur se servait de toutes ces circonstances pour m'aider.

Je subis avec succès l'épreuve du baccalauréat ès lettres le 16 août 1859 devant la faculté de Douai. C'était comme une étape de ma vie qui se terminait. J'avais 16 ans. Il me reste une de mes photographies faite à Hazebrouck-même vers ce temps-là. J'allais quitter ce pays de foi. J'en emportais les plus précieux trésors, le goût et l'habitude de la piété, le zèle des œuvres, une foi assez éclairée, des amitiés fidèles, des souvenirs bien doux, une connaissance suffisante de ma vocation.

Je m'étais fait inscrire au mois de juillet dans la confrérie du Sacré Cœur. Notre Seigneur avait gagné mon cœur pour toujours. 31r

Mon père était joyeux, triomphant même après mon succès, mais bientôt il devait être saisi d'une tristesse qui ne le quitterait guère avant sa mort. Mon père, qui n'était pas ambitieux pour lui l'était pour moi, il voulait me voir arriver à quelque haute position. Il caressa pendant un an le rêve de polytechnique, plus tard ce fut la magistrature et la diplomatie et enfin les dignités ecclésiastiques.

Après quelques jours de vacances je déclarai ma vocation à ma mère et à mon père. Ils pouvaient s'en douter et cependant ce fut comme un coup de foudre. Mon père entrevit tout l'avenir. Dès lors il y eut en lui une lutte entre l'espérance et la crainte. Il voulait se persuader que je changerais d'idée et il n'osait l'espérer. En somme il rejeta mon projet bien loin. Je lui demandais à aller à Saint-Sulpice, il me répondit qu'il ne me le permettrait jamais.

Des cette première ouverture je lui laissai entendre que je croyais fermement à une vocation réelle à laquelle je resterais fidèle, dussé-je attendre que la majorité me donnât la liberté. 31v

Il fut donc décidé que je me préparerais à polytechnique. Mon père me mit pour la rentrée d'octobre à l'Institution Barbet, rue des Feuillantines, non loin du Panthéon. J'allais donc passer cinq années à Paris. Je l'avais beaucoup redouté. J'y reçus beaucoup de grâces. J'y trouvai un grand développement intellectuel. J'y appris à connaître le monde sans m'y souiller.

J'y devais prendre le goût des lettres, des arts, des voyages. Le droit devait développer mon jugement et me préparer à la philosophie. Ce devait être pour moi une source de relations et de connaissances utiles. Paris est un des sommets de la civilisation. Il est bon de le connaître, d'y passer, d'y séjourner. C'était bien pour moi dans les desseins de Dieu et j'en suis reconnaissant. Notre Seigneur devait du reste m'y aider et m'y soutenir constamment par sa grâce et par mes pieux directeurs.

Monsieur Barbet était un digne maître de pension, correct, sérieux et orné de vertus naturelles. Avec ses deux fils il dirigeait une maison importante pour la préparation 32r aux écoles du gouvernement. La maison avait bien 300 élèves. Elle était située dans les jardins de l'ancienne abbaye des Feuillantines. Je devais me préparer au baccalauréat ès sciences la première année. On me mit au cours d'Élémentaires. Nous y étions environ quatre-vingts. La maison avait vraiment des professeurs de valeur. Elle tenait un des premiers rangs parmi les maisons de ce genre. La plupart des élèves y travaillaient. La discipline y était suffisante. Tout ce qui regarde le matériel y était soigné. Nous portions tous chaque jour une grande blouse rayée et un béret. C'était démocratique, égalitaire, ce n'était pas mal commode.

Je n'y restai que deux mois comme pensionnaire. J'y souffrais trop. L'atmosphère morale y était trop différente de celle d'Hazebrouck. Les élèves n'y paraissaient guère avoir la foi. Les blasphèmes de plusieurs y étaient écœurants. Beaucoup étaient manifestement et grossièrement immoraux. On priait, mais quelle prière! Nous avions la messe le dimanche matin. La chapelle était sous les combles, elle devenait salle de dessin en semaine 32v l'autel se renfermant derrière une cloison. J'essayai d'y lire ma messe, mais je recevais des bérets sur mon livre et des épigrammes aux oreilles. J'écrivis plusieurs lettres très fermes à mon père. Il me comprit et me rait externe.

Mon frère avait commencé son droit, il habitait rue de Madame 7. J'allai demeurer avec lui et je suivis les cours de Barbet comme externe jusqu'au mois de juin. Il ne m'est resté de cette maison aucun nom de maître ou d'élève qui me rappelle un heureux souvenir. Je ne me trouvais point dans mon élément, je ne m'attachais à personne. Je fus là comme un passant.

Me trouvant faible sur certaines matières de l'examen et notamment sur les problèmes de physique, je quittai complètement la maison au mois de juin et j'allais suivre les cours de révision à l'Institution Momenheim, rue des Postes. Je fus reçu au baccalauréat ès sciences en juillet.

La Providence a voulu que je connusse ce milieu des maisons d'éducation parisiennes, mais Elle ne me laissa pas sans compensations, Elle ne me priva pas du pain spirituel. 33r Je devins externe le 1er décembre. J'habitai avec mon frère, rue de Madame 7. Dès lors je repris peu à peu toutes rues pieuses habitudes du collège. J'allai me confesser toutes les semaines à Saint-Sulpice et j'eus bientôt un confesseur attitré. J'assistais presque chaque jour à la sainte messe, le plus souvent à Saint-Sulpice, parfois à Saint-Jacques-du-Haut-Pas. Je faisais souvent une bonne et touchante visite à Sainte-Geneviève ou à Saint-Étienne; c'était sur mon chemin. J'entrai bientôt au Cercle catholique et je m'associai à une conférence de Saint-Vincent-de-Paul. J'avais retrouvé tous les moyens de persévérance et d'avancement qui m'étaient nécessaires. Comme Notre Seigneur a toujours été bon pour moi! Il m'a conduit comme par la main et m'a partout comblé de ses grâces.

J'allais donc très habituellement à la messe de Saint-Sulpice. Ce fut pendant cinq ans ma paroisse et je m'y attachai extrêmement. Ce ne sont pas les belles fresques d'Eugène Delacroix ou de Signol ni les tableaux de Van Loo qui m'attiraient, ni la lumière toute mystérieuse que 33v l'architecte a su faire descendre sur la belle statue de la Sainte Vierge. C'est une atmosphère de grâce et de prière qui règne là, c'est la sainteté du sanctuaire, c'est la piété de cette messe du matin à laquelle assistent bien des âmes simples et recueillies. Et puis Notre Seigneur donne sa grâce où il veut et c'est là qu'il voulait me la donner, à l'ombre du séminaire, dans l'église de Monsieur Olier et de la pieuse Compagnie de Saint-Sulpice, dans l'église des ordinations, là où règne comme un souffle sacerdotal et lévitique. - Je trouvais le dimanche à là porte de Saint-Sulpice la «Semaine religieuse» qui me tenait au courant de la liturgie et m'envoyait parfois entendre quelque prédicateur de renom.

Au carême je suivais les conférences du Père Félix. J'y trouvais une grande jouissance et une véritable grâce. Ce grand auditoire d'hommes attentifs et visiblement émus, cette démonstration large et élevée sous une forme qui ne manquait pas de beautés littéraires, tout cela m'impressionnait. Ma foi s'affermissait. J'étais heureux d'appartenir 34r au grand peuple chrétien. Il y a là d'ailleurs comme un frisson de foi et d'amour de l'Église qui se communique aux âmes.

Je dois beaucoup, beaucoup à Monsieur Prével. C'était un vicaire de Saint-Sulpice. J'allai à lui conduit par la Providence aimante de Notre Seigneur Je le vis au confessionnal d'abord, puis à la sacristie et bientôt après au vieux presbytère de St Sulpice, rue Servandoire.

Il me comprit et gagna ma confiance. Il me fit reprendre mes pieuses habitudes d'Hazebrouck. Je lui dis ma vocation. Il me parla beaucoup de Rome. Il en avait fait le voyage. Il était dans les plus saines doctrines théologiques et il contribua beaucoup à incliner mon esprit vers les études de Rome et à me mettre en défiance contre le libéralisme. C'est lui qui me fit entrer dans les œuvres de Paris, auxquelles je dois tant de grâces. Il me pressa d'aller au Cercle catholique, comme me l'avait recommandé aussi Monsieur Dehaene. Il me fit présenter à la Conférence de St Vincent de Paul. Il eut la meilleure influence sur les trois premières années de ma vie d'étudiant. Son jugement 34v me paraissait si sage. C'était un vrai prêtre. Il me conduisit un jour en promenade au séminaire et à la solitude d'Issy. Je sentis bien la encore l'appel de Dieu. Bientôt je me décidai à entrer avec lui au Tiers-ordre de Saint-François chez les pères Capucins. Ce ne fut qu'un essai. Je commençai un noviciat que mes voyages interrompirent, je devais le reprendre plus tard à Rome.

Monsieur Prével avait fondé à Saint-Sulpice une œuvre fort intéressante qu'il appelait l'œuvre de la doctrine chrétienne. C'était une œuvre imité de Rome. Il convoquait à Saint-Sulpice dans une chapelle sous les tours, pour des réunions bi-mensuelles,les pauvres du quartier qu'il pouvait recruter. Il y en avait toujours deux ou trois cents. Là de jeune étudiants sous sa direction exposaient le catéchisme et l'histoire sainte. On terminait les réunions par une loterie. Il avait occasion de voir ces braves gens, de leur dire un mot et il en gagnait beaucoup pour la confession aux grandes fêtes. Je devins un des ses catéchistes. Je fis là mes premiers essais de parole 35r publique. J'avais à mon service plus de bonne volonté que de talent. L'œuvre eut bientôt un second centre à l'église, Notre-Dame-des-Champs. J'y parlai aussi. Je perdis cet excellent père spirituel après trois années. Il fut chargé par Monseigneur l'Archevêque de fonder et de desservir une chapelle de secours dans la banlieue. Sa santé n'était pas aussi vaillante que son zèle. Il mourut là quelques mois plus tard. J'ai toujours gardé depuis lors auprès de mon lit une modeste image de saint François que je tiens de lui.

Mon admission au Cercle catholique est datée du 26 décembre 1859. Mes parrains furent Monsieur Beluze et Monsieur Besson. Je suis bien reconnaissant aussi à cette chère œuvre qui m'a fait tant de bien. Son grand avantage est d'initier les jeunes gens à la vie du monde sans danger pour leur âme. Ce fut pour moi un grand moyen d'éducation et de culture intellectuelle. Voir les journaux, les revues, suivre le mouvement littéraire, voir s'agiter ces jeunes gens de toutes nos provinces, fils de l'aristocratie et de la bourgeoisie, 35v si divers d'esprit et de caractère, élite de la jeunesse française, tout cela est propre à grandir l'âme et à élargir ses horizons. Dès cette première année j'eus avec quelques-uns des rapports assez intimes. J'aime à garder le souvenir de ceux qui m'édifièrent particulièrement. Je dois mettre au premier rang le président, le digne Monsieur Beluze.

Quel homme bon, doux, aimable! Il a quelque chose de la grâce de saint François de Sales et de celle de saint Vincent de Paul. Il est mêlé à beaucoup d'œuvres à Paris, mais c'est au cercle surtout qu'il exerce un véritable apostolat. Comme il sait bien gagner le cœur des nouveaux et les encourager! Je lui suis bien reconnaissant. -

Monsieur Besson était le pénitent de Monsieur Prével. C'est lui qui me présenta à la Conférence de Saint-Vincent-de-Paul. Il me patronna au cercle et m'encouragea souvent. Il fut depuis un député zélé et influent. Notre Seigneur l'éprouva dans sa famille comme il éprouva Monsieur Beluze par la mort de son fils unique. -

Je me liai assez affectueusement avec Louis Perreau 36r de Chambéry, jeune homme doux, modeste, pieux. Je le rencontrais au confessionnal de Monsieur Prével. Je devais le retrouver à Rome plus tard où il fut mon plus intime ami. -

J'ai peu connu mais goûté beaucoup au cercle un jeune homme qui m'a paru bien excellent. C'était un breton, du nom de Surcouf, il terminait son droit et s'ouvrit à moi de pieux désirs analogues aux miens et contrariés également par ses parents.

J'avais été sociétaire de Saint-Vincent-de-Paul à Hazebrouck, Monsieur Prével et Monsieur Besson me proposèrent de l'être à Paris. J'acceptai volontiers, je trouvai encore là bien des sujets d'édification.

J'entrai dans la conférence de Saint-Nicolas-du-Chardonnet. Cela se tenait au petit séminaire, le mardi soir. Elle était présidée par Monsieur Cornudet, fils du conseiller d'État et qui devait l'être lui-même. J'y fus assidu. Nos pauvres étaient dans le quartier Mouffetard aujourd'hui traversé par le boulevard Saint-Germain, quartier alors entassé, vieux, malsain et regorgeant de misères morales 36v et physiques. La pauvreté était là bien hideuse. Je m'intéressais particulièrement à deux vieillards qui vivaient sous les combles, dénués de tout, dans un taudis où je ne pouvais pas même me tenir debout. Je pus développer chez eux des sentiments chrétiens et ils m'édifièrent à leur tour. La haine sociale régnait dans ce quartier. Une ouvrière m'y poursuivit une fois longtemps d'injures et de menaces uniquement parce que je lui paraissais appartenir à une classe sociale plus élevée que la sienne. - La charité chrétienne est bien servie par la Société de Saint-Vincent-de-Paul. On trouve là le véritable esprit de l'Évangile, l'accomplissement des œuvres de miséricorde. Cette organisation de la charité est une grâce de notre siècle.

J'avais pris mes inscriptions de droit pendant mon année de sciences, mais je n'étais guère allé à l'École de droit que de loin en loin et tout juste pour en connaître les avenues. Il fallait maintenant devenir tout de bon étudiant en droit, c'est ce que je fis. Le travail 37r ne me manqua pas. J'allais faire comme études mes deux années en six mois pour me réserver le loisir de faire quelque long voyage en été. Nous avions quitté notre petit logement de la rue de Madame 7 pour en prendre un autre rue Bonaparte 68 où je devais demeurer deux ans. C'était tout près de Saint-Sulpice. Cette chère église et l'École de droit devenaient les deux pôles de ma vie.

La vie d'étudiant m'a laissé un souvenir pur et gai. Je n'allais guère que de ma chambrette à l'École en passant par Saint-Sulpice. À la chambrette les heures se passaient dans le calme entre les livres de Mourlon et d'Ortolan, auprès du foyer l'hiver et dans la modeste robe de chambre de l'étudiant. Le chemin n'avait rien qui m'éloignât de la piété et de l'étude. Ce que je voyais m'aidait plutôt à élargir mon âme et à l'élever à Dieu. Ce n'est pas là qu'est le Paris moderne, luxueux, frivole. Le quartier Saint-Sulpice est sérieusement chrétien. On y voit tant de maisons d'œuvres et de prières et tout le commerce 37v d'objets de piété, de librairie et d'imagerie catholique. Le quartier du Panthéon est tout aux écoles, aux couvents, aux librairies, aux bouquinistes. Si je me surprenais m'arrêtant, c'était aux magasins d'objets de piété rue Saint-Sulpice ou bien aux étalages de livres de la rue Soufflot ou du boulevard Saint-Michel. Quand le soleil m'y invitait je passais par le jardin du Luxembourg.

J'aimais la place Saint-Sulpice avec sa fontaine d'un aspect si grave qui porte les statues assises de Bossuet, de Fénelon, de Massillon et de Fléchier, la façade du séminaire dont les étroites fenêtres font soupçonner d'austères cellules, les grands portiques de l'église gardes par les statues de saint Pierre et de saint Paul et ses tours élevées.

Je rencontrais sur mon chemin le Luxembourg et je passais tantôt devant le palais tantôt dans le jardin. Le spectacle du beau agrandit l'âme. Cette demeure princière a un aspect noble et beau.

C'est le grand art de la Renaissance à sa période la plus large et la plus sobre. Et le jardin! Il est bien d'une reine et d'une reine italienne (1). 38r Quelle ressource et quel charme pour les étudiants que ses allées, ses terrasses, ses lilas, ses orangers, sa pépinière! Comme ses bassins et ses statues, particulièrement les statues des grandes reines et des femmes illustres de France ont grand air! Que de fois j'allai là, dans l'intervalle des cours, étudier, faire quelque exercice de piété ou préparer un examen, assis sur le banc de pierre d'une avenue ou me promenant dans les solitudes de la pépinière.

Ce palais a d'ailleurs de grands souvenirs. Il est comme sacré depuis qu'il a servi de prison sous la Convention aux victimes de la Révolution. Il a abrité la Chambre des Pairs sous la Restauration et le Sénat sous les deux Empires. Il fut le séjour du Premier Consul, le siège du Directoire et du Consulat. Il retentit des nobles et chrétiennes paroles de Montalembert. - Je fis aussi quelques délicieuses visites à son Musée de l'École française qui a des toiles bien charmantes. - Dans l'intervalle des cours j'allais souvent à la bibliothèque Sainte-Geneviève. On éprouve toujours dans nos grandes bibliothèques publiques un serrement de 38v cœur en pensant que leurs principales richesses sont le fruit du pillage des couvents. La bibliothèque Sainte-Geneviève a 40.000 volumes théologiques.

Une de mes récréations était de passer quelques minutes au Panthéon, le beau temple bâti par Soufflot. C'est froid, il y a là un mélange de chrétien et de profane qui fait mal. Il faut voir au fronton Fénelon à côté de Voltaire et les cryptes qui ne devraient contenir que les tombes des saints renferment celles des coryphées de la philosophie impie et de la Révolution. Cependant les reliques de Sainte Geneviève sont la, elles ont un attrait invincible et puis ces fresques qui représentent les grands faits historiques de la France chrétienne font une profonde impression. La France est toute belle là, elle nous montre ce qui restera de son histoire au ciel, ses héros chrétiens et sa vie chrétienne.

Pour la vie matérielle nous trouvions moyen avec mon frère de vivre dans des conditions tout à fait dignes bien que modestes. À la rue de Madame, nous nous faisions servir chez nous par un 39r restaurant voisin. Quand nous demeurâmes rue Bonaparte, nous devînmes les abonnés de l'hôtel Saint-Joseph place Saint-Sulpice et plus tard d'une table d'hôte rue Racine où nous trouvions le vendredi un service maigre spécial pour nous deux.

L'École de droit ne m'a pas laissé un mauvais souvenir. Je me vois encore là arrivant la serviette sous le bras et me rangeant parmi les auditeurs, tantôt au grand amphithéâtre tantôt au petit, suivant l'importance des cours. Il y a une certaine tenue et selon toute apparence il y a encore pas mal d'enfants de Dieu parmi tous ces jeunes gens qui vont devenir bientôt les magistrats, les avocats, les hommes de loi de notre France. L'étudiant viveur ne vient guère au cours.

Le corps professoral forma un ensemble bien digne de respect et d'estime. La note religieuse domine parmi eux. Quelques-uns sont de bons paroissiens, voire même des marguilliers de Saint-Sulpice ou de Saint- Germain-des-Prés. Je rencontrais là Monsieur Colmet d'Aage, Monsieur de Valroger, Monsieur Vautrin. Je ne suis d'ailleurs 39v entré en relations intimes avec aucun d'eux. Je sentais trop que l'étude du droit n'était pour moi qu'un passage et rues affections étaient ailleurs.

J'ai suivi Monsieur Duverger et Monsieur Oudot pour le droit civil, Monsieur Pellat et Monsieur Demangeat pour le droit romain, plus tard j'allai au cours de Monsieur Batbie pour le droit administratif et de Monsieur de Valroger pour l'histoire du droit. Ma thèse de doctorat me mit en relations avec Monsieur Valette.

Monsieur Duverger était le professeur correct, méthodique et néanmoins intéressant. Il était très suivi.

Monsieur Oudot était un philosophe, un moraliste. Il donnait la théorie du droit plutôt qu'un enseignement pratique.

Monsieur Demangeat laissera un nom pour le droit romain. C'était un travailleur. Il enthousiasmait les élèves qui cependant étaient bruyants à son cours. Monsieur Valette avait été député de Paris en 1848, c'était aussi un théoricien.

Monsieur Batbie devait être plus tard un homme politique. Il devint député, sénateur, ministre et prêta son 40r concours à la cause conservatrice.

J'avais passe mon premier examen de droit en décembre. Je passai le second, l'examen de droit romain, au mois de mars. Je réservai le troisième, celui qui donne le titre de bachelier en droit, pour le mois de juillet. Je le subis, en effet, le 26 juillet, quelques jours après mon retour de Londres.

Je comprends maintenant pourquoi la Providence m'a fait passer par cette étude du droit. Où serais-je allé à 16 ans? C'était trop tôt pour aller a Rome. J'aurais d'ailleurs moins profité de Rome étant si jeune et je ne m'y serais pas trouvé à la grande époque du Concile. Notre Seigneur me voulait d'abord à Paris où il se chargeait de veiller sur mon âme, et cette période de cinq années devait m'être extrêmement précieuse par les études elles-mêmes, par les relations, la connaissance du monde, les voyages.

L'étude du droit a ses petits côtés, mais dans son ensemble elle est bien favorable au développement de l'esprit.

Qu'est-ce qui rappelle le mieux 40v à Paris les grandes écoles d'Athènes où les philosophes enseignaient à leurs disciples à rechercher le vrai, le juste et le bien! C'est l'École de droit.

Le droit est une branche de la morale, il repose sur la philosophie.

Par cette étude on est constamment en rapports avec des esprits élevés. La méthode qu'on y suit développe la raison, le discernement, le jugement. Il faut chercher sur chaque question le principe vrai et la pensée du législateur. Cette étude me fut une précieuse préparation aux cours de Rome. - Ce sont aussi de grandes questions que celles de la personnalité et des droits civils, de la famille (mariage, paternité, etc.), de la propriété (successions et contrats).

Le droit commercial offre un intérêt secondaire, malgré les grandes questions de la Bourse et du Change.

Le droit pénal confine de très près à la morale. Il étudie les mêmes problèmes: responsabilité, complicité, etc. Le droit pénal donne la mesure de l'état religieux d'un peuple. Le nôtre 41r a mutilé étrangement le décalogue. Il a brisé la première table de la loi. Il a livré Dieu à l'insulte et au mépris sans défendre son honneur. Le code pénal devrait commencer par punir le blasphème et la profanation du dimanche. Il n'honore que le dieu-État et commence par la répression des crimes et attentats contre la nation ou le souverain.

Le nom des ministres des cultes apparaît bientôt, mais c'est pour punir leurs attaques contre le dieu-État. Quand une société a une législation de ce genre, Dieu prend sa défense lui-même et ne protège pas cette société.

Le cours de droit administratif m'intéressait. Il était fait par un chrétien, Monsieur Batbie, mais par un chrétien libéral et parlementaire et il s'en ressentait.

L'histoire du droit est remplie d'intérêt. Le professeur, Monsieur de Valroger (frère de l'Oratorien (1)), lit passer sous nos yeux les origines de nos institutions et de notre droit, l'organisation religieuse, civile, judiciaire, administrative, financière, militaire de la France 41v aux diverses périodes de son histoire. Catholique libéral et parlementaire il ne manqua pas de nous développer la thèse du libéralisme et du gallicanisme. Les meilleurs esprits ne s'élevaient guère plus haut dans ce milieu-là.

Je fréquentai beaucoup le Cercle catholique cette seconde année, plus encore que la première. Il offre tant de ressourcent Ce qui m'y attirait, c'étaient les journaux et revues, les conférences de littérature et de droit, les soirées récréatives et quelques aimables relations.

Je commençai à prendre intérêt au mouvement politique, littéraire et religieux. Je goûtai Veuillot. La grande question du libéralisme catholique commença a devenir pour moi un problème dont je ne devais trouver la solution complète qu'à Rome. Cependant j'inclinai de suite vers la vérité totale, vers la reconnaissance complète des droits de Dieu.

Je faisais parfois la partie de Whist (2) le soir avec quelques habitués, parmi lesquels Monsieur Poisson que je dépeindrai 42r un peu plus loin. J'assistais volontiers aux petites soirées du dimanche. On prenait le thé comme en famille et il y avait souvent d'excellente musique. Le charme et le profit de ces réunions c'est l'échange de sentiments chrétiens, c'est la communication d'un enthousiasme facile pour toute les nobles causes et les idées généreuses Je ne crois pas que Paris ait rien de plus charmant que ces réunions où sont groupées toutes les élites, toutes les espérances et comme toutes les fleurs, celles de la jeunesse, celles de la foi, celles de la noblesse, celles de l'intelligence. Je remercie la Providence de m'y avoir conduit. Je vois la le germe et la semence de la France régénérée comme le germe du relèvement des Juifs était conservé chez les Macchabées. - Il y a un bon nombre de ces jeunes gens dont le souvenir m'est encore une joie et une édification. Sans parler de Louis Perreau et de Monsieur Gilbert qui devaient être plus tard mes compagnons d'études à Rome et qui gagnaient leur vocation par leur zèle dans les œuvres de Paris, j'ai 42v gardé le meilleur souvenir de Thellier de Poncheville, toujours si gai, si spirituel, si aimable et en même temps si pur, lui qui jouait à merveille la comédie de salon et qui ne mit jamais le pied au théâtre; de Sabatier, modèle d'éducation délicate, orateur noble et séduisant, aujourd'hui avocat célèbre a la cour de cassation; de Pégat, si aimable aussi, si bon musicien, aujourd'hui magistrat a Montpellier; du baron de Vaux, grave, digne mais extrêmement bon. Thellier est député de Valenciennes. J'omets les autres.

Le temps se passait entre l'église, l'école, le cercle et ma chambrette. Cependant je sortais un peu avec mon frère. Je dois ici rendre justice à mon frère, il m'a toujours édifié, encouragé et protégé. Je lui suis extrêmement reconnaissant. À Paris comme à Hazebrouck il a été pour moi un Mentor ou plutôt un Raphaël. Moins porté que moi a la piété et aux œuvres et n'ayant pas la même vocation, il aimait 43r à me voir pieux et me donna bien des conseils utiles pour le travail et l'éducation. Je fis quelques concessions à ses goûts, mais sans péril pour mon âme. Nous fîmes quelques promenades aux Champs-Élysées, nous allâmes aux courses et nous assistâmes à quelques pièces de théâtre choisies. Nous voyions peu de monde en dehors de notre oncle qui habitait d'abord au quai des Orfèvres et plus tard à Montmartre. Notre oncle était profondément religieux, il fut toujours pratiquant, nous ne recevions chez lui que de bons conseils.

Je prenais des leçons de piano et de dessin et je ne fus jamais artiste. J'employai a cela pas mal de temps sans grand profit. L'étude de la musique m'aida cependant à me tirer un peu moins mal du chant ecclésiastique. Je dessinais chez Noël, un peintre de marine connu. Je vis là le monde artiste sous un jour assez favorable. Cet atelier était assez correct. Il y avait quelques élèves qui n'étaient pas de trop 43v° méchants rapins. Je compris là les dessous de l'art ou le métier du peintre. Il faut à l'artiste un long commerce avec les modèles qu'il imite ou copie, un atelier gracieux et orné, des doigts rendus agiles par la nature ou par le travail, une imagination riche et tenue en éveil, du sentiment, un travail modéré qui laisse du temps à la contemplation, un intérieur aimable et joyeux.

Le mois d'avril venu, je ne me trouvais plus assez occupé par le droit. Un projet fut vite rais en train. J'allais passer trois mois à Londres pour apprendre l'anglais. Un petit cousin, Léonce Watteau de Guise venait avec moi. Il allait me rejoindre à Calais. J'avais écrit au vénérable chapelain de la chapelle française à Londres, Monsieur Toursel, il nous avait trouvé une maison de famille chez de pieuses dames, Messieurs Harley, n°11 York Street, Baker Street.

Nous nous embarquâmes à Calais. C'était ma première navigation.

J'en devais faire un grand nombre dans 44r l'espace de cinq ans. La mer porte l'âme à Dieu. L'homme se sent si petit et si dépendant en face de l'immensité du ciel et des eaux et en face des périls contre lesquels il n'a de recours qu'en la Providence.

Le chemin de fer nous emporta de Douvres à Londres à travers de riches cultures et prairies. Descendus à la station de Victoria, nous prenons un cab, une de ces voitures originales ou le cocher est perché sur la capote. Les anglais ont le sens de l'utile, mais pas celui du goût. Nous nous installons à notre modeste domicile de York Street. Me voici anglais et comme membre d'une famille anglaise pour trois mois.

Mistress Harley occupe une de ces 200.000 petites maisons grises bâties de briques et noircies par la fumée qui forment Londres.

À Londres chaque famille occupe une maison entière. Les maisons n'ont que un, deux ou trois étages. Elles ont presque toutes un sous-sol pour les cuisines éclairé par une douve ou un fossé qui circule le 44v long des rues. Les rues sont bordées de grilles qui ferment ces douves. De cette manière les appartements du rez-de-chaussée sont entièrement libres, c'est plus confortable. Les fournisseurs n'ont guère de rapports qu'avec le sous-sol. Les rues sont bien uniformes ou plutôt bien monotones et assez tristes.

Les intérieurs sont d'ailleurs propres et soignés.

La bonne Mistress Harley est une vénérable mère de famille. Bonne chrétienne elle a de l'autorité et mène sa maison d'une manière fort édifiante. Elle a chez elle sa sœur Miss Murphy, pieuse vieille fille, sa fille, mariée, et plusieurs petits-enfants. La jeune famille vit au premier et à part. Nous n'aurons de relations habituelles qu'avec Mistress Harley et Miss Murphy, mais nous serons avec elle comme de la famille, nous partagerons leur table et ferons leur partie de Whist. - Cet intérieur franchement catholique m'a toujours édifié et je bénis Notre Seigneur de m'y avoir conduit.

J'appréciai beaucoup les mœurs anglaises. J'aimais la gravité de conduite 45r la simplicité et la régularité de la vie. Tout jusqu'au régime, me parut sérieux et marqué au coin du bon sens. Ce peuple est vraiment sensé, pratique et sage. Cette nation aristocratique est plus égalitaire que nous. Le costume est le même pour tous en Angleterre, sauf la fraîcheur. Les hommes du peuple portent le chapeau et la redingote aussi bien que les lords et les barons. Les femmes du peuple ont également le chapeau.

Le régime a sa raison d'être dans le climat. Les anglais prennent le thé le matin et le soir. Ils mangent à midi de la viande rôtie, surtout du bœuf. Leur bière est forte. Ils relèvent les repas par les vins toniques d'Espagne, surtout le Xérès.

J'aime à me souvenir aussi de mon compagnon de séjour à Londres, mon cousin Watteau. Il était bon, simple et religieux.

Quel délicieux souvenir j'ai gardé de la petite chapelle française, toute voisine de notre demeure! Deux vénérables prêtres du Pas de Calais la desservaient, les deux Abbés Toursel. 45v C'est une simple salle irrégulière que cette chapelle, mais tout s'y passe fort pieusement. J'y assistais aux offices du dimanche, à la messe en semaine et aux exercices du mois de Marie. Londres avait déjà pas mal d'églises catholiques, mais aucune d'une grande valeur artistique.

Le temps passa assez vite à Londres. J'étudiais l'anglais, je commençais à le parler. J'avais pour professeur un autre locataire de Mistress Harley, un beau jeune homme nommé de Poix Tyrel, petit-fils d'émigré, employé de commerce dans quelque grande maison de la Cité.

Je ne négligeais pas entièrement le droit. J'allais quand le temps était beau sous les avenues ou sur les gazons de Regents Parc lire quelques pages du commentaire de Mourlon.

Quelques sorties, visites et promenades me fournissaient d'ailleurs l'occasion de parler un peu l'anglais.

Londres est bientôt visité. Elle a cent fois moins de choses intéressantes que Paris. Elle a peu de monuments, 46r hors l'église et le palais de Westminster et la Tour de Londres. Le mouvement commercial de la Cité et des docks (1), la fraîcheur des parcs et quelques traits saillants des mœurs méritent aussi l'attention.

Le monument le plus intéressant de Londres est l'abbaye de Westminster. Je l'ai visitée plusieurs fois et jamais sans émotion. Il manque là le culte catholique, comment le peuple anglais n'en est-il pas frappé? Tout lui reproche ici son apostasie, tout prêche ici l'Eucharistie, la disposition moine de l'église et des autels, tout prêche le culte des saints, les statues, les vitraux, le vocable des chapelles. La chapelle dite de Henri VII qui est comme une seconde église au chevet de la première ne rend-elle pas un splendide hommage a la Sainte Vierge. J'invoque Marie pour ce peuple. J'invoque aussi pour lui les patrons des chapelles de son abbaye royale: saint Michel, saint Jean, saint André, saint Paul, saint Jean-Baptiste, saint Edmond, saint Nicolas, saint Érasme.

Le tombeau de saint Édouard le Confesseur 46v est encore là ainsi que les reliques de saint Édouard le Martyr (2). Mais ces reliques sont sans honneur. Comment le culte véritable pourra-t-il être réintégré dans cette église maintenant remplie de tombes profanes et hérétiques qui entourent le tombeau du saint roi?

Ce peuple n'a pas eu de révolution sociale, il n'a eu qu'une révolution religieuse. Il en parait fier, mais je le trouve plus à plaindre que nous. Il a respecté les palais et les cendres de ses rois et les demeures aristocratiques, mais il a privé les âmes de leur pain surnaturel qui est la vérité et il les a jetées hors du sein de l'Église qui est leur mère.

Les anglais ont fait de cette église de Westminster une sorte de Panthéon. À côté des tombes royales, les grands hommes de la nation sont là représentés, soit par leurs tombeaux, soit par de simples monuments commémoratifs. Il y a notamment le «Coin des poètes» comme ils disent; c'est une nef latérale où se trouvent les monuments 47r de Shakespeare, de Milton et de cent autres. Je n'aime pas ces paradis hybrides où sont réunis pêle-mêle sous l'étiquette commune de la gloire terrestre des enfants de Dieu et des enfants de l'erreur. Dieu seul s'entend à faire un paradis, les hommes n'y devraient pas prétendre.

À côté de l'église abbatiale est le «Parlement», grand et imposant édifice, genre XVème siècle, rebâti vers 1850. Cette longue façade gothique de 300 mètres, très ajourée et très ornée, le long de la Tamise fait un effet merveilleux. Sa grande tour Victoria haute de 134 mètres la relève encore. Les anglais se sont montrés vraiment grands dans cette construction. Elle surpasse tout ce qu'ils ont bâti, depuis trois siècles. C'est qu'il s'agissait de leur grande institution nationale du «Parlement» et ils ont retrouvé leur inspiration pour lui élever un palais. La grande salle voûtée de bois qui sert aujourd'hui de vestibule au parlement est un reste de l'ancien palais(1). 47v Elle a de grands souvenirs. C'est là que se tenaient les grandes assemblées des parlements, là que furent condamnés Charles I, Thomas Morus, etc.

La Tour de Londres correspond à notre vieux Louvre. Elle a été autrefois château royal, forteresse, prison d'État. C'est la vieille citadelle de Guillaume le Conquérant. Elle rappelle d'ailleurs le château de Caen, sa capitale normande. Elle était bien posée là a l'entrée de la Tamise (1), son donjon et ses tours protégeaient la ville. Les gardiens de la porte et du pont-levis ont encore le vieux costume de la garde de Henri VIII. On ne visite que deux tours, la Tour blanche et celle des joyaux. Celle-ci contient les joyaux de la couronne: diamants, sceptres, couronnes, baptistère, service royal, ampoule contenant l'huile du sacre. Tout cela vaut, dit-on, 50 millions. Les anglais ont détruit plus que nous encore, leur mobilier religieux: calices, ostensoirs, chasubles, reliquaires, etc. La Tour, blanche contient les anciens appartements 48r royaux, la chapelle Saint-Jean, beau modèle d'architecture normande, des armures royales. La Tour a cent souvenirs politiques de tous les âges, mais ce qui m'y a le plus frappé, c'est le souvenir des persécutions religieuses, l'emprisonnement et la mort des victimes de Henri VIII dont on poursuit maintenant la canonisation, Thomas Morus et John Fisher en particulier. Ils reposent là, dit-on, dans une petite chapelle qu'on ne visite pas et qui est dédiée à Saint-Pierre-aux-Liens (2).

Une des choses les plus remarquables de Londres est son grand mouvement commercial. Ce peuple a porté là toute son activité. Il semble que tout le reste y soit subordonné et qu'on n'ait gardé de la religion même que ce qui est le plus nécessaire pour le bonne marche du travail et des affaires, le repos du dimanche.

Le vrai centre de Londres et comme le cœur de la ville, c'est sa Cité, qui est toute en magasins et bureaux. Londres a gardé ses grandes corporations qui ont leur existence civile, leurs 48v ressources, leurs hôtels. Quel dommage que ce peuple avec toutes ses forces sociales n'est pas au service de l'Église! le port et les docks complètent la Cité. Londres fait pour trois milliards d'affaires par an avec l'étranger. Le port a 3.000 navires. Les docks en comptent toujours de 12(00) à 1500 en chargement ou déchargement. Le port de Londres me rappelle un des épisodes les plus frappants de ce voyage, c'est un immense incendie de navires chargés de coton, de pétrole et d'autres matières inflammables sur la Tamise. C'était la nuit et toute l' immense cité était debout. Toute la population se portait sur les ponts et les quais. Quel spectacle étrange, grandiose et sinistre, a la fois. Les navires qui n'étaient pas atteints poussaient ceux qui brûlaient au milieu du fleuve. Il y avait d'étranges reflets sur l'eau et une lumière blafarde sur toute la ville. Je me rappelais les grands incendies historiques.

En somme ce peuple est béni dans 49r son travail et son commerce, c'est qu'il observe bien certains préceptes du décalogue, le second et le troisième en particulier. Cependant sa prospérité est loin d'être complète, il a beaucoup de pauvres, il dépense annuellement un demi-milliard pour entretenir dans chaque paroisse l'atelier de charité, le Workhouse, maison où la misère apparaît dans toute sa laideur.

Les corporations ont pour leurs membres tombés dans la pauvreté et pour les orphelins des maisons de charité bien rentées, souvent luxueuses et correspondant à nos hospices.

Je fus bien frappé de la stricte observation du dimanche en Angleterre. Toute l'activité merveilleuse de ce peuple s'arrête du samedi au lundi. C'est la coutume et c'est la loi. Il n'y a pas d'exception, l'État observe la coutume comme les particuliers. Tout chôme, les chemins de fer eux-mêmes, la poste, les journaux.

Toute la population se rend à l'office religieux. Les sociétés bibliques ont même propagé la coutume d'arrêter 49v le travail le samedi à midi ou 2 heures pour que l'ouvrier puisse se livrer aux soins de propreté et d'intérieur préparatoires au dimanche. La loi aide à la coutume. Toute violation extérieure du dimanche par le travail ou même par un délassement bruyant serait puni d'une amende. La coutume a ses exagérations et ses défaillances. Si un habitant de Londres se récréa en touchant du piano le dimanche, il serait averti par la police, c'est du puritanisme.

D'un autre côté beaucoup d'anglais échappent aux rigueurs de la coutume en allant à la campagne où les lieux de plaisir sont remplis de monde et où l'eau-de-vie et la bière coulent à flots. Néanmoins le repos dominical est une grande institution et une grande force du peuple anglais. Un peuple qui prend régulièrement le repos nécessaire pour l'âme et pour le corps, un peuple qui se retrempe dans les sentiments religieux et les traditions de famille est bien plus vaillant qu'un autre pour le conseil et pour l'action. Pour moi je tirai une 50r grande force de cette vie de quelques mois au milieu de ce peuple religieux, grave, actif, observateur des lois et des coutumes. Il me semble qu'il y aura toujours profit pour un jeune français à passer quelques mois chez des catholiques anglais ou allemands.

Les Anglais ont une sorte de culte pour les coutumes et les traditions. Ils sont conservateurs comme nous sommes révolutionnaires, par nature. Ils n'adorent pas l'idole française qui est «la mode». C'est un avantage immense qu'ils ont sur nous, avec les coutumes ils ont gardé l'observation assez complète du décalogue dans la vie privée et dans la vie sociale. Avec la coutume, ils ont le bon sens, le sens pratique très développé qui leur est précieux pour les mœurs comme pour le commerce et l'industrie, et qui leur fait faire les choses simplement et utilement.

L'amour des vieilles mœurs se manifeste à Londres par divers détails qui sont un indice de l'esprit de conservation.

C'est ainsi que les magistrats revêtent encore dans les tribunaux la perruque 50v poudrée du XVIIème siècle. Les étudiants des universités ont gardé même à Londres la robe ou soutanelle du Moyen-âge et un curieux bonnet surmonté d'une plate-forme carrée. Les laquais de grande maison sont encore des suisses poudrés.

C'est toujours le droit coutumier qui fait loi en Angleterre. Les lois civiles et pénales n'ont pas été codifiées.

Les libertés civiles et communales sont très larges. L'esprit d'association a groupé et fortifié tous les éléments actifs de la nation. L'aristocratie et la bourgeoisie ont leurs clubs, le commerce et l'industrie ont leurs corporations. Ces associations ont pour sièges des palais qui attestent leur puissance. Les «clubs» sont au West End (1) principalement; les «halls»des corporations sont à la Cité.

Londres a quelques théâtres riches, solennels et chers. Les anglais vont moins au théâtre que les parisiens. - On ne connaît pas à Londres les cales. S'il y en a quelques-uns c'est surtout dans le quartier français autour de Leicester Square. Ce quartier nous fait peu 51r d'honneur. Il représente la France par ses modistes, ses coiffeurs, ses cafés-concerts et sa corruption. L' anglais ne sait pas flâner. II va bien à la taverne pour boire la bière ou le «gin», mais il n' y passe pas son temps.

Les «parcs» sont une spécialité de Londres. Ce sont de simples prairies coupées d'avenues et ornées de quelques bouquets d' arbres. Hyde-Park et Regents-Park sont les principaux lieux de promenade du dimanche. Les parcs sont publics, les squares sont généralement réservés aux habitants des maisons riveraines. Une des spécialités du dimanche au Parc (1), ce sont les orateurs en plein-air. Cela parait être encore une coutume du Moyen-âge. Des, hommes, des délégués d' associations sans doute, montent sur un banc et développent une idée morale ou religieuse, le peuple se groupe et écoute. Il y a des sujets qui reviennent fréquemment, la question de l'ivrognerie par exemple ou la propagande pour les sociétés de «tempérance». C'est une des curiosités de mœurs de 1'Angleterre que ces «sociétés de tempérance» dans lesquelles 51v on s'empesage a ne pas user de boissons fermentées ou spiritueuses. Elles sont nombreuses en Angleterre. Elles ont des hôtels dans chaque ville pour les voyageurs. Elles ont certainement dans ce pays une grande action morale.

Une autre particularité de mœurs me frappa, c'est l'effrayante abondance de la réclame: les affiches colossales, les hommes-affiches, les voitures de réclame, les réclames des journaux, etc. etc.; c'est une marque de l'activité commerciale de ce peuple.

Les journaux ont un tirage énorme. J'ai visité l'imprimerie du «Times» La composition du journal est immédiatement stéréotypée par la fusion d'un alliage sur un carton mou qui a reçu par la presse l'empreinte profonde des caractères et le journal est ensuite tiré par vingt-cinq presses à la vapeur. Les journaux sont vastes mais ils sont surtout remplis d'annonces. Le «Times» surtout est à lui seul une immense agence de commerce. Tous les journaux anglais respectent d'ailleurs la religion et le droit monarchique. 52r Ils n'ont pas cette liberté illimitée qui est chez nous un principe de désordre social et religieux.

Un des plaisirs les plus chers au peuple anglais est celui des Courses de chevaux. Ils ont pour cela une véritable passion. Des foules énormes se portent aux grandes Courses. J'assistai à celle d'Epsom au mois de juin où se court le grand Derby. Il y a là une foule agitée comme la mer, un enthousiasme voisin du délire. La vitesse de leurs chevaux est pour eux une gloire nationale. Incident étrange: La gare d'Epsom était comble le soir au retour. Des trains nombreux étaient là. Les voitures des trains sont fermées a clef en Angleterre. Le service n'allait pas assez vite. On ne laissait pas encore entrer sur la voie. Un mot circula dans la foule, d'un coup d'épaule commun les barrières sautèrent et on se précipita en foule dans les wagons par les vasistas. Ce peuple n'aime pas les détails de règlements et de police, il est habitué à de libres allures. 52v

Pour l'art, Londres comparée à Paris est comme un désert à côté d'une terre fertile. Je voix deux grandes causes de la pauvreté de Londres en monuments et en œuvres d'art. La première est le grand incendie de 1666 qui n'a peut-être pas eu d'égal dans le monde entier. Il détruisit 30.000 maisons (1), 89 églises et un grand nombre de monuments civils. Une colonne dorique que les anglais appellent «Monument» a été élevée dans la cité en souvenir de cet incendie. Elle a 67 mètres de haut, vingt mètres de plus que la colonne Vendôme. Elle porte à son sommet une urne remplie de flammes.

Une seconde cause de la pauvreté de Londres en fait d'art et de monuments est évidemment la Réforme. Elle a tari l'inspiration religieuse, elle a supprimé les statues et les tableaux, elle a détruit un grand nombre de monuments et n'a su en élever aucun qui fut vraiment artistique. Il n'y a pas un temple protestant qui ait quelque renommée. 53r

Les Anglais vantent bien leur cathédrale de St Paul, mais comme elle laisse regretter l'ancienne cathédrale du XIIlème siècle qui a été détruite par l'incendie. Ce n'est qu'un froid pastiche de St Pierre de Rome et ce style convient si peu aux pays du nord! Les anglais n'ont réussi que dans l'architecture normande et ogivale. Depuis qu'ils se sont mis à la Renaissance et qu'ils ont voulu imiter Athènes et Rome, ils n'ont rien fait que de raide et de gauche. Il n'y a pas de ville qui ait plus de colonnades, de portiques et de frontons. Ce sont les ornements communs de ses monuments civils, de ses palais, des hôtels aristocratiques et des clubs. C'est un curieux phénomène que celui d'un peuple s'exerçant pendant des siècles à un art qui ne correspond pas à son génie propre et ne produisant que des œuvres sans goût, sans grandeur et sans harmonie.

J'ai gardé des musées de Londres un souvenir assez vivant. Au British Museum j'ai admiré la luxueuse et confortable organisation de la bibliothèque. Elle laissait bien en arrière les bibliothèques de Paris. 53v J'ai constaté la richesse unique de ce musée en antiquités orientales. Il possède ce qui a échappé au naufrage des marbres du Parthénon (1) achetés par Lord Elgin; une précieuse collection d'antiquités égyptiennes et étrusques et enfin les marbres et terres cuites de Ninive rapportées par Sir Layard. Ces collections constituent une des sources les plus abondantes pour les orientalistes.

La National Gallery a de bien remarquables tableaux. Il me semble voir encore la Résurrection de Lazare de Sébastien del Piombo, si frappante de coloris et d'expression, les admirables paysages de Claude Lorrain et du Poussin, la femme adultère de Rembrandt, plusieurs Titien et Van Dyck.

L'école anglaise de peinture est pauvre, l'une des plus pauvres de l'Europe. Comme l'art religieux lui a été à peu près interdit par les mœurs protestantes, il ne lui reste que le portrait, les intérieurs, les paysages et les marines. La National Gallery a de beaux portraits de Lawrence 54r qui est le coryphée de l'École anglaise, et des scènes gracieuses de Hogarth, de Willkie et de Reynolds. Les anglais admirent beaucoup Turner qui a tant produit, je le trouve cru et criard.

Londres garde assez fidèlement le culte des souvenirs. La plupart des hommes illustres qui y ont vécu ont leur tombeau ou un monument commémoratif à l'abbaye de Westminster ou à Saint-Paul. Pour d'autres, leur souvenir est rappelé par le nom d'une rue ou par une inscription. Londres a été le lieu de naissance ou de séjour des poètes: Milton, Pope, Byron, Shakespeare; des philosophes ou savants: Bacon, Locke, Newton; des orateurs et hommes d'état: Robert Peel, William Pitt, Fox, Sheridan, Chatham, Canning, O'connell. J'aime mieux ses saints: Thomas Becket, Thomas Morus, John Fisher. Ils sont peu nombreux: Londres en aurait eu plusieurs depuis trois siècles si elle n'avait pas passé a l'hérésie.

Il y a deux hommes dont Londres est bien fière parce qu'ils ont triomphé de la plus grande nation et du plus grand 54v guerrier du monde, c'est Nelson et Wellington, les vainqueurs de Trafalgar et de Waterloo. Ils ont leur tombeau à St Paul et leur nom est partout avec celui de leurs victoires. La statue de Nelson se dresse sur une colonne de granit au square de Trafalgar. Wellington en a deux au moins: une dans la Cité en face de la Bourse, l'autre a l'angle de Hyde-Parc (1).

Londres a gardé aussi le souvenir de quelques étrangers illustres qui y ont séjourné. L'ambassade de France nous rappelle les noms de Talleyrand et de Chateaubriand, deux hommes également célèbres, mais bien différemment sympathiques.

Des artistes et des écrivains étrangers ont séjourné a Londres, tantôt de leur plein gré, tantôt par nécessite politique, on cite: Van Dyck, Watteau, Weber, Voltaire, Mme de Staël, Monsieur Guizot. Mais ce qui n'a le plus frappé c'est le souvenir de nos princes français de diverses dynasties que l'exil a souvent jetés en Angleterre, comme Charles X, Louis Philippe, les princes Joseph et Lucien Bonaparte, le prince Louis Napoléon; quelle grande 55r leçon sur l'instabilité des choses humaines!

Je demandai audience à l'un de ces exilés princiers, au duc d'Aumale (2). Ce n'est pas qu'il représentât mon idéal politique, mais il était de la famille royale, il avait été un vaillant général français en Algérie et de plus il était comme le seigneur de mon pays natal par son domaine de Guise. Il habitait à Twickenham une charmante propriété assez voisine de Londres. L'habitation avait une apparence modeste mais elle était confortable, le parc était riche en beaux arbres je fus reçu par le prince et la princesse. Leurs neveux, le comte de Paris et le duc de Chartres étaient la aussi. Nous causâmes de Londres, de l'Angleterre, du droit. Il n'y eut entre nous aucun échange de vues politiques et il n'y avait pas lieu. Je devais être invité quelque temps après au château, mais la princesse mit au monde un enfant que ne vécut pas et les réceptions furent interrompues. Ce milieu me parut digne et bon même. La princesse, qui était une Bourbon de Naples (l) 55v contribuait à donner à cet intérieur un cachet chrétien. Je n'éprouvai pas là cependant les impressions profondes que je devais ressentir plus tard chez le comte de Chambord a Frohsdorf (2).

Je lis d'autres excursions aux environs de Londres et il y en a de bien intéressantes à faire. Elles n'ont pas un but directement religieux, mais tout ce qui est grand et beau n'élève-t-il pas l'âme vers le Créateur?

C'est Windsor d'abord, le château royal fondé par Guillaume le Conquérant sur les bords de la Tamise (1). C'est, je crois, le plus merveilleux des châteaux féodaux qui soient restés debout.

Le Louvre a disparu, Coucy n'est qu'une ruine, Pierrefonds est un jouet à côté de Windsor. Ces châteaux disent bien le caractère de nos rois du Moyen-âge, la grandeur, la richesse, de l'élégance même, de l'harmonie et de l'art, la foi qui se témoigne par l'importance et la beauté de la chapelle, mais surtout la force, la fierté et le caractère militaire. Que l'on compare cet ensemble aux Tuileries 56r et aux palais modernes de nos capitales, et on reconnaîtra la différence de temps, des mœurs, des esprits et des caractères. La vue de Windsor me laissa une impression profonde, je passai là une des meilleures journées de mon séjour en Angleterre.

L'ensemble du château me frappa plus que tout le reste j'admirai volontiers cependant quelques-uns des appartements principaux: la salle des gardes, avec ses armures; la salle de Van Dyck qui contient plus de trente tableaux de ce maître; la salle de Waterloo, avec ses portraits de rois et d'hommes d'État peints par Lawrence; la salle de bal, avec ses admirables tapisseries des Gobelins. - La chapelle Saint-Georges est une belle et riche église du XIVème siècle (2). L'intérieur est bien relevé par de riches vitraux et par des stalles délicatement sculptées dont chacune porte la bannière et l'écu d'un chevalier de la Jarretière. C'est dans la crypte de cette chapelle qu'est enseveli le trop fameux Henri VIII. Quand donc la famille royale d'Angleterre reviendra-t-elle 56v à l'Église? Bientôt, j'espère.

On dit que la duchesse de Kent, mère de la reine est morte catholique (1). La reine est piétiste et paraît de bonne foi. Dieu sauve son âme !

De quelle vue splendide on jouit sur la terrasse de Windsor! L'horizon s'étend jusqu'à Londres et la Tamise longe de riches propriétés qui forment comme un parc unique et immense serré de châteaux et de villas. Le parc du château lui-même prolonge ses allées séculaires jusqu'aux sites grandioses de Virginia Water et d'Eton.

À mi-chemin de Londres à Windsor, Kew, Richmond et Hampton-Court forment: un trio ravissant. Kew et Hampton-Court sont deux propriétés royales. Kew a les plus belles serres du monde. Celle des palmiers surtout: est merveilleuse. Hampton-Court a son labyrinthe, sa treille de vigne qui est sans égale et surtout sa collection des, cartons de Raphaël, collection unique et sans prix. Richmond a sa terrasse le long de la Tamise, 57r son observatoire, sa collection zoologique, son parc surtout avec ses avenues et ses arbres séculaires.

Toute cette vallée de la Tamise en amont de Londres est semée de propriétés seigneuriales. Ce sont autant de petits Windsor. Les châteaux de l'aristocratie entourent le château royal comme ses hôtels du West-End entourent le palais Saint-James.

L'Angleterre garde bien son cachet de société aristocratique. Ces châteaux sont généralement grands, sévères, entourés d'un vaste parc sans autres ornements que des gazons et de beaux arbres. Ce ne sont plus les villas bourgeoises des environs de Paris qui sont généralement gracieuses, élégantes, jolies mais que les lords anglais doivent trouver bien mesquines.

Ma dernière excursion fut pour la Palais de Cristal, le colossal joujou de l'Angleterre. C'est un immense édifice de fer et de verre. C'est le palais de l'exposition de Hyde-Park de 1851 agrandi et transporté au milieu d'un parc vaste et gracieux à quelques lieues au sud de Londres. Les anglais se sont surpassés là. 57v

Il y a dans l'ensemble de ce lieu de plaisir une somme de goût et de grâce qu'ils n'atteignent jamais.

Le palais est bien posé. Il domine le parc qui est gracieusement disposé en pelouses et en massifs. Le parc a de belles eaux, un jet d'eau à plus de soixante mètres. L'île géologique est un musée et comme une grande leçon de choses par ses stratifications et ses fossiles artificiels. Le Palais de Cristal a d'ailleurs un but instructif, il offre une récréation utile. Il contient de vastes serres bien classées, des collections zoologiques, une collection de salles disposées d'après le style architectural des divers peuples et des diverses époques. On se croirait transporté successivement en Égypte, en Assyrie, à Pompéi, à l'Alhambra.

Auprès de Paris Sydenham serait envahi le dimanche. En Angleterre il reste fermé et désert ce jour-là. La loi et la coutume l'emportent sur l'intérêt des actionnaires et sur la tentation des chrétiens indifférents ou tièdes. 58r

Mon séjour à Londres était terminé. Je le regarde comme ayant été pour moi une grande grâce de la Providence. Pour la formation de mon caractère et l'affermissement de ma foi, il était bon que je pusse contempler à loisir les mœurs graves de ce peuple et le règne de la religion dans la vie sociale.

Mon but premier avait été d'étudier l'anglais, je le savais désormais assez bien et je pouvais entretenir une conversation sans que mon accent étranger fut trop remarqué.

Te n'avais pas entièrement négligé le droit.

Je fis donc mes adieux à la pieuse chapelle française, aux excellents abbés Toursel, à Mistress Harley et à sa famille et je repris le chemin de la France. Mais j'avais pris le goût des voyages, il me parut trop prosaïque de rentrer par Calais et j'allai m'embarquer à Southampton pour Le Havre.

Près de Southampton, je visitai Winchester, la vieille capitale de 58v l'Angleterre qui ne céda cet honneur a Londres qu'au XIème siècle et fut encore longtemps une résidence royale.

La cathédrale de Winchester, bâtie du XIème au XIVème siècle est une des plus belles et des plus intéressantes de l'Angleterre. Elle contient un grand nombre de tombes royales, entre autres celle d'Alfred le Grand, et celle de Guillaume II, fils de Guillaume le Conquérant. On y voit aussi la fameuse table ronde, table de marbre où sont inscrits les noms des héros de la légende, Arthur, Perceval et leurs compagnons (1).

Elle possède encore le tombeau de l'évêque Fox mort en 1528 moins célèbre par son talent politique et ses hautes fonctions de secrétaire d'État sous Henri VII que par les circonstances étranges de sa mort. Il eut la dévotion indiscrète de vouloir imiter la jeûne absolu de 40 jours de Notre Seigneur. Il ne s'accorda pas le soulagement de l'eau et des cordiaux dont se servent nos jeûneurs d'aujourd'hui et il mourut le 26ème jour. 59r

Là aussi repose l'évêque saint Swithin. Quand l'église catholique rentrerait-elle en possession de cet édifice qui lui appartient par tant de souvenirs et tant de tombeaux de princes qui l'ont servie?

Je ne me rappelle de Southampton que l'activité de son port, un des plus importants de l'Angleterre et les restes de ses remparts féodaux.

Nous saluâmes en passant la gracieuse île de Wight, séjour fréquent de la reine.

J'abordai Le Havre sans encombre. Ses vieux remparts et ses tours commençaient à tomber sous la pioche pour permettre l'agrandissement clé la ville et du port. J'avais hâte de regagner Paris. J'y consacrai quelques semaines à la préparation de mon examen et j'obtins le diplôme de bachelier en droit le 26 juillet. 59v

Troisième Année de droit

1861-1862

Cette année ne différa guère de la précédente. Je suivis correctement les cours de droit jusqu'au mois d'avril, puis j'allai de nouveau passer l'été en Angleterre.

J'avais perdu mon directeur, Monsieur l'abbé Prével. Il avait quitté la paroisse Saint-Sulpice pour aller fonder une chapelle de secours dans la banlieue. Il devait mourir là bientôt épuisé par son zèle. Ce fut une perte pour moi. C'était un saint prêtre. Je lui devais beaucoup.

Il était pieux. Il avait un esprit droit et une doctrine sûre. Il m'avait initié aux œuvres de Paris. Il avait de l'affection pour moi. J'avais besoin de cela, je lui serai éternellement reconnaissant.

Heureusement je retrouvai un directeur pieux et dévoué dans Monsieur de la Foulhouze qui devait être bientôt le fondateur des messes de jeunes gens à Saint-Sulpice. Il appartenait a la société de Saint-Sulpice. Je le vis souvent soit à la sacristie soit au presbytère. Je fus toujours 60r édifié de sa piété et de son esprit de détachement. Lui aussi devait mourir jeune et peu de temps après mes études de droit. J'ai gardé pieusement un crucifix de bronze qu'il me donna.

Les luttes intérieures ne me manquèrent pas cette année et les sens me livrèrent de rudes assauts. Comment ai-je pu résister? Je le dois a la grâce de Dieu, à la communion fréquente, a l'influence chrétienne du Cercle et de la Conférence. Quelques jeunes gens que je connaissais Se livrèrent entièrement à la corruption et à la débauche. Notre Seigneur me garda et me préserva.

Je ne perdais pas de vue ma vocation. J'avais même quelque espoir d'obtenir de mon père la liberté de la suivre après ma licence. J'eus la pensée d'aller demander avis pour la direction de mes études aux hommes dont le nom avait le plus de prestige parmi la jeunes se catholique. Je m'adressai à Monseigneur Dupanloup qu'on pouvait voir souvent a Paris et au Père Gratry.

Je ne regrette pas aujourd'hui ces démarches un peu naïves. Elles 60v me mirent en relations avec des hommes qui resteront grands dans l'histoire malgré leurs illusions libérales à l'époque du Concile.

J'allai une fois même à Orléans voir Monseigneur Dupanloup chez lui. J'y reçus une hospitalité charmante et je fus bien édifié de cet intérieur si religieux où on lisait pendant une partie des repas et où on faisait le soir la prière en commun avec le personnel de la maison. - Le Père Gratry m'avait séduit par la lecture de ses «Sources». Je parlai à tous deux de mon projet d'étudier la théologie à Rome.

Ils étaient tous deux en défiance contre Rome et ils me conseillèrent Saint-Sulpice. Monseigneur Dupanloup me dit formellement «qu'il devait tout ce qu'il était aux catéchismes de Saint-Sulpice». C'est là en effet qu'il avait trouvé sa première formation et ses premières relations à Paris. Le Père Gratry s'imaginait qu'il y avait à Rome une école d'ultramontains tellement exagérés qu'ils croyaient à l'infaillibilité du pape non 61r seulement dans son enseignement public mais même dans sa vie privée. Je ne sais pas où il avait pu voir cela.

De cette époque date chez moi une idée, un projet qui devait me préoccuper pendant plus de dix ans. Je compris la nécessité pour le clergé de cultiver les hautes études. Le clergé français en particulier a laissé la direction intellectuelle du pays lui échapper, il doit la reconquérir.

Je devais être poursuivi par cette pensée jusqu'à l'époque de la fondation des universités catholiques. Je m'en ouvris au Père Gratry qui abonda dans mon sens. Je devais à Rome unir cette pensée avec mon désir de vocation religieuse. Je devais alors donner un corps à mon projet en pensant à la fondation d'un institut religieux pour l'apostolat par la science. Notre Seigneur ne voulait pas cela de moi. Mes pieux et mes longs entretiens à Rome avec le Père d'Alzon, avec Monseigneur Mermillod, avec Louis Veuillot et d'autres hommes d'action ont pu avoir leur petite influence pour lancer en France 61v l'idée des universités catholiques et pour la faire aboutir, mais c'est tout. Après la fondation de ces universités mon projet d'œuvre d'études n'avait plus autant sa raison d'être et Notre Seigneur devait m'incliner alors vers une autre œuvre, celle de la réparation au Sacré Cœur.

Le bon abbé Poisson tient une certaine place dans mes souvenirs. C' était un chartrain. Il était de la famille du grand mathématicien Poisson et portait ses armoiries. Ayant eu quelques difficultés avec son évêque, il était venu habiter Paris où il devait mourir vers 1880. Il avait de la fortune. II était assez lettré et, je crois, se flattait un peu sous ce rapport. En théologie il était archi-gallican et libéral. C'était un habitué du Cercle. Il fut un des mes maîtres au jeu de Whist. Il aimait les jeunes gens. Il donnait chaque année quelques soirées où l'on prenait le thé, on jouait, on faisait de la musique et de l'esprit à foison et parfois à ses dépens. J'étais toujours des 62r premiers invités, il m'aimait beaucoup.

Au fond ce bon abbé fut toujours parfaitement correct et ne malédifia jamais ses jeunes amis. C'est par lui que je devais faire la connaissance de Léon Palustre qui eut une grande influence sur la direction de ma vie pendant plusieurs années en me donnant le goût des voyages et l'amour des beaux-arts.

Je suivis pendant cet hiver plusieurs conférences d'étudiants. Au Cercle j'assistais à la conférence de droit où je m'essayai parfois a plaider. Je réussis assez et le saint abbé Perreau me rappelait volontiers à Rome que j'avais une fois gagné facilement ma cause contre lui. Je pris part aussi mais pendant peu de temps aux cours de philosophie de Monsieur Noirot. Sa méthode me frappa, il nous faisait faire de la psychologie pratique et expérimentale en nous faisant étudier en nous-mêmes les opérations de nos facultés. J'assistai souvent et bien volontiers à la conférence Ozanam, tournoi littéraire présidé 62v par François Beslay. Je n'y pris jamais part à la lutte, j'étais trop pressé par mes examens de droit, je le regrette, j'avais besoin de me former le goût pour la littérature.

Enfin je formai avec vingt condisciples une conférence de droit qui se tenait au palais sous le nom de conférence Rossi. La aussi je plaidai parfois. C'était un petit parlement assez correct. Nous élûmes pour président de Vignancourt, jeune homme ardent, libéral en théorie et très autoritaire en pratique qui est devenu de notre temps député républicain des Basses-Pyrénées.

Quelques-uns des étudiants que je rencontrais au Cercle et dans les conférences sont restée plus présents à ma mémoire. C'était comme un résumé de la société française avec sa diversité de caractères et de mœurs.

Lagrolet et de Chamberet avaient la verve du parisien, Lagrolet surtout nous éblouissait par ses jeux de mots; comme tous ceux qui ont cette passion, il en lançait souvent aux dépens de la charité. 63r

Cadot (de Péronne), Vignancourt, Tellier, Besson devaient siéger plus tard à la Chambre des députés, les deux premiers comme républicains de diverses nuances, les deux derniers comme catholiques véritables et complets. On pouvait pressentir la voie qu'ils suivraient: Vignancourt s'était fait exclure du Cercle.

Vaillant (de la Somme) et Beck (du Nord) annonçaient par leur gravité leur vocation de magistrats. - De Grousson et Pegat devaient être magistrats dans le Midi jusqu'à la fameuse épuration de la magistrature. Ils étaient trop chrétiens et trop ardents pour échapper à la proscription.

Gauthier, Johannet, Desgardes étaient des causeurs féconds et diserts. Ils étaient nés pour être avocats et le sont encore si je ne me trompe, le premier à Nîmes, le second à Orléans, le troisième à Bourges.

Vanlaer fit son doctorat avec moi. Il était travailleur, je ne m'étonne pas de le voir professeur à l'université catholique de Lille.

D'Orgeval était un type curieux de l'aristocrate intransigeant et du méridional 63v bouillant. On pouvait toujours préjuger son vote dans les conférences, il était pour toutes les solutions d'extrême droite avec ou sans bonnes raisons.

J'eus la grâce de ne me lier avec aucun étudiant de mauvaise conduite. Il en est cependant qu'il fallut voir quelquefois, comme B. qui était de notre pays et P. un ancien condisciple d'Hazebrouck. Ce pauvre B. s'usa bien jeune par sa vie toute abandonnée aux passions. Il mourut à 25 ans. Je ne sais ce que P. est devenu, il était tout dominé par la sensualité et ne croyait plus à la possibilité de la résistance pour les jeunes gens.

Heureux sont les étudiants qui s'attachent au Cercle catholique et qui par le Cercle entrent dans les œuvres et fréquentent les sacrements !

Au mois d'avril j'avais passé mon quatrième examen de droit et tracé le plan de ma thèse, je partais de nouveau pour l'Angleterre. Je descendis cette fois chez un Mister White qui tenait dans 64r le nord de la ville une pension pour les jeunes gens qui venaient comme moi étudier la langue. Je m'occupai pendant trois semaines de ma thèse, mais ensuite une circonstance se présenta qui eut une grande influence sur plusieurs années de ma vie, c'est la rencontre et la connaissance que je fis de Léon Palustre.

Le bon abbé Poisson était venu me rejoindre à Londres. J'avais aussi avec moi mon cousin Watteau. C'est en visitant Westminster que nous rencontrâmes Léon Palustre, un des habitués du salon de Monsieur Poisson. Il nous parla de son projet de parcourir l'Angleterre et il nous en faisait valoir les merveilles avec l'ardeur de langage qui lui est propre. Nous fumes bientôt gagnés, moi le premier. J'allais m'attacher à lui, m'éprendre avec lui de toutes les beautés artistiques et commencer une série de voyages qui me donneraient mille connaissances aussi utiles qu'intéressantes. C'était au fond un véritable artiste. Il avait une foi 64v profonde sinon de la piété. Il avait des aspirations d'artiste plutôt qu'une vocation pour la vie religieuse.

Il devait plus tard se marier à Tours et devenir définitivement un archéologue de mérite, président de la société française d'archéologie et auteur de plusieurs ouvrages et notamment de la «Renaissance en France». Il avait le caractère difficile, une volonté de fer et une nature hautaine, mais nous nous attachâmes l'un à l'autre et nous avons toujours sympathisé. Notre Seigneur a permis cette amitié. Je pense qu'il l'approuvait et qu'elle était dans ses desseins.

Je dois beaucoup à Palustre. Il avait l'esprit admirablement ouvert pour les beaux-arts, pour l'histoire, pour la littérature. Il me semble qu'il me fut extrêmement utile et que je dois remercier la Providence de l'avoir mis sur mon chemin.

Nous partîmes donc à quatre pour parcourir l'Angleterre, l'Écosse et l'Irlande. Je savais déjà assez l'anglais pour être le cicérone 65r et l'économe du voyage.

Les ressources ne nous manquèrent pas pendant le voyage pour la piété. Je servais le plus souvent la messe au bon abbé Poisson et je m'adressai plusieurs fois à des confesseurs anglais.

C'était pour moi un des grands intérêts du voyage de constater chaque jour la retour de l'Angleterre à la foi catholique. Tous les prêtres avec lesquels nous pûmes converser nous dirent que le mouvement de conversion était constant et assez rapide. Nous trouvâmes dans toutes les villes et même en Écosse des paroisses catholiques. Quelques villes industrielles comme Birmingham et Glasgow comptaient déjà, grâce surtout à l'immigration irlandaise, près de 100.000 catholiques.

Quel immense intérêt offre ce voyage! Ici ce sont des merveilles de l'ordre naturel qui élèvent l'âme vers le Créateur, comme les lacs de l'Écosse et du Cumberland, la chaussée basaltique des Géants et la grotte de Fingal. 65v

Là ce sont les villes industrielles qui disent la puissante activité de ce peuple, comme Birmingham, Liverpool, Manchester, Glasgow.

Les villes anciennes offrent leurs souvenirs historiques et des monuments qui témoignent du goût, du génie et de la foi des siècles passés. Édimbourg les prime toutes. On peut citer ensuite Canterbury, York, Ely, Worcester, Perth, Chester.

Les deux villes universitaires Oxford et Cambridge surpassent par la grandeur et la richesse de leurs institutions d'enseignement tout ce que l'Europe peut offrir en ce genre.

Les grandes ruines d'abbayes, comme Melrose, Jedburgh, Dryburg témoignent de la piété ancienne de l'Île des Saints.

Les châteaux, n'offrent pas moins d'intérêt chez un peuple qui n'a pas eu comme nous de révolution sociale et qui a gardé une aristocratie puissante. Citons Warwick, Taymouth, Inverary, Stirling, Perth, Abbotsford.

Je n'ai pas pris de notes quotidiennes pendant ce voyage d'ailleurs rapide. 66r Mes souvenirs sont asses vivants pour que je puisse les résumer ici.

Angleterre

Rien ne m'impressionna plus qu'Oxford. Pourquoi faut-il que pour avoir l'idée la plus exacte de notre grande vie de prière et d'étude du Moyen-âge il faille aller s'inspirer dans un centre protestant! Quel dommage qu'Oxford soit en dehors de la vraie foi! Quel foyer de propagande ce serait pour le bien!

Oxford est une ville unique. Quel grand aspect elle a avec ses 24 collèges, presque tous d'architecture gothique, vastes comme de grandes abbayes et possédant pour la plupart de grandes églises, des parcs ou jardins spacieux, des salles monumentales et de grandioses hôtelleries d'étudiants. Il ne manque à cet ensemble merveilleux que la direction de la vraie foi et les grands corps religieux enseignants du Moyen-âge.

Presque toute la gloire d'Oxford revient au catholicisme. Le premier noyau de ce centre d'études remonte à Alfred le Grand, le Charlemagne 66v de l'Angleterre. Sa fondation est devenue l'Université-collège après son plein développement au XIIIème siècle (1).

Oxford possède encore une petite église contemporaine d'Alfred le Grand, c'est l'église Saint-Pierre (2).

Les collèges de Merton et de Balliol sont du XIIIème siècle. - Le Hall ou hôtellerie de saint Edmond remonte à saint Edmond de Cantorbéry.­ Les collèges d'Exeter et d'Oréal, le New-College et celui de la Reine sont du XIVème siècle. Ceux de Sainte-Madeleine, des Âmes et de Lincoln sont du XVème. -

Les plus grandioses, ceux du Christchurch et du Corpus Christi sont du XVIème siècle mais avant la Réforme ce sont des fondations du Cardinal Wolsey et de Fox, évêque de Winchester.

Les grandes bibliothèques Radcliff et Bodléienne complètent l'ensemble des grandes institutions d'Oxford. Elles sont merveilleusement riches. La Bodléienne possède les fameux marbres d'Arundel, collection d'inscriptions rapportée de Paros par le duc de Norfolk (I). L'organisation 67r de ces bibliothèques laisse bien loin derrière elles celle des nôtres.

À la Bodléienne chaque lecteur peut jouir d'un cabinet de travail absolument confortable.

La grande salle de lecture d'Oxford est bien remarquable aussi et par son étendue prodigieuse et par les ressources qu'elle offre. Elle reçoit tous les principaux journaux et revues d'Europe.

Les étudiants d'Oxford portent la soutanelle et une barrette assez bizarre. On remarque à Oxford une observance plus pharisaïque encore que dans le reste de l'Angleterre, pour le repos du dimanche.

Oxford a comme plusieurs autres villes anglaises son donjon élevé par Guillaume le Conquérant (2).

Elle a encore un monument à ses prétendus martyrs, Mortimer, Ridley et Latimer, pauvres martyrs qui ne furent que des révoltés contre l'Église, contre le Pape et contre leurs propres serments, apostats complices de Henri VIII, justement 67v condamnés par la reine Marie (1)

Oxford passe pour le boulevard de l'Église anglicane. Cependant elle est devenue le foyer du Puséisme (2) et par là elle concourt indirectement et involontairement au mouvement des conversions en Angleterre. C'est d'elle que sont sortis les cardinaux Manning et Newman.

Cambridge a moins de cachet qu'Oxford malgré ses 70 collèges ou hôtelleries, c'est que ces établissements sont plus mêlés à des quartiers de ville modernes.

Ces collèges datent aussi pour la plupart des siècles catholiques et plusieurs ont été fondés par les évêques. - Le collège du Roi a pour chapelle une des plus gracieuses églises que le XVème siècle ait élevées. - Milton, Shakespeare, Newton, Clarke et le navigateur Cook ont été étudiants à Cambridge.

Nous visitâmes peu de grandes résidences seigneuriales dans l'Angleterre proprement dite, nous nous réservions 68r d'en voir davantage en Écosse.

Les châteaux de Chester, le Lancastre (1) et de Carlisle ont bien encore leurs donjons, leurs tours, leur aspect féodal; mais ils sont devenus des monuments municipaux et n'ont plus leur ancienne destination. Les manoirs et les cottages du Cumberland sont gracieux mais ils ne sont ni grandioses ni artistiques.

Warwick est, ou était, car depuis un incendie terrible l'a ruiné, l'habitation féodale par excellence (2). Warwick était pleinement conservé avec sa décoration intérieure et son mobilier lui-même. On y voyait aussi le célèbre vase de Warwick, vase grec trouvé à Tivoli (3). Je fus ravi de ma visite à Warwick qui m'aidait à faire revivre en imagination l'ancienne chevalerie si fière, si brave et souvent si chrétienne. - À l'église Notre-Dame près du château on voit un des plus riches tombeaux du XlVème siècle, c'est celui de Richard Beauchamp comte de Warwick qui dirigea à Rouen le procès contre Jeanne d'Arc (4). Pour nous c'était le tombeau du persécuteur 68v d'une martyre. - Nous éprouvâmes à Warwick un sentiment qui se renouvela souvent: le temps nous pressait, il fallait renoncer à visiter deux autres grandes habitations de cette région: Kenilworth, la grande ruine féodale qui fit l'objet d'un roman de Walter Scott (5) et Blenheim, la grande résidence bâtie par la nation sous le règne de la reine Anne pour John Churchill duc de Marlborough, le vainqueur des Français.

Les grandes villes industrielles dont l'Angleterre est si fière ne m'ont pas séduit. Elles sent noires, malpropres, voilées de brume et de fumée, sans ciel et sans lumière. Elles ont de la richesse mais pas de goût, de grandes fortunes mais aussi de grandes misères. Si ces masses populaires n'avaient plus la religion traditionnelle des protestants anglais et la foi profonde des catholiques irlandais, ces villes deviendraient bientôt comme des enfers. - Elles ont toutes quelques beaux quartiers, des squares, de grands édifices modernes, ornés de portiques fort dépaysés sous ce 69r climat.

Manchester compte environ 500.000 âmes. Elle est fière de sa place de Portland, de sa rue Mosley (1), de son hôtel de ville, de sa bourse et de quelques statues assez raides qui ornent ses squares.

J'aime mieux y signaler ses paroisses catholiques déjà nombreuses et son beau collège des Jésuites de Stonyhursh, un des plus beaux établissements d'instruction du royaume.

Leeds et Wolverhampton sont maintenant des agglomérations de 300.000 âmes. Elles ont plus de portiques et de frontons qu'Athènes n'en a jamais comptés. J'aime mieux leurs vieilles petites églises de Saint-Pierre, de Saint-Jean, de Sainte-Marie. Ces vocables qu'on retrouve dans toutes les villes d'Angleterre devraient avertir les anglais protestants qu'ils ont changé les courants de la dévotion chrétienne.

Birmingham est fière de ses 400.000 âmes, de son hôtel de ville, de sa bourse, de son théâtre. Elle a aussi, ce qui est mieux, un clergé catholique, un évêque, des communautés religieuses. 69v Les prêtres catholiques anglais ont les qualités de leur race: ils sont graves, positifs, pratiques. Ils me semblent qu'ils gouvernent bien leurs troupeaux. Ils ont la charge des églises, des écoles et des divers établissements catholiques. Les fidèles ne leur marchandent pas leur concours. Le tarif des places à l'église qui varie entre le penny et le shilling est une source importante de revenus.

Liverpool est sans contredit la plus intéressante des grandes villes industrielles de l'Angleterre.

Elle a son beau fleuve, la Mersey et ses grands docks remplis de navires qui lui apportent les marchandises de l'Inde, de l'Amérique, de l'Australie. Elle a aussi ses grands monuments néo-grecs, la Bourse, la Douane, l'Institut, etc.

Elle a d'innombrables églises de toutes les confessions, mais ce qui me causa une grande joie ce fut de voir qu'une des plus belles de ces églises est une église catholique dans le style gothique du XIVème siècle. 70r

Les collines qui entourent Liverpool sont couvertes de manoirs et de villas.

Le district des lacs du Cumberland est une petite Suisse. Les Anglais en sort fiers à juste titre. On n'y trouve cependant rien qui égale les montagnes gigantesques aux neiges éternelles et les immenses glaciers des Alpes.

C'est une contrée riante, pittoresque, romantique même qui offre une foule de paysages souvent gracieux parfois agrestes et où ne manquent ni les riches manoirs ni les ruines imposantes.

Le lac Windermere est le roi des lacs de l'Angleterre. Il a dix milles anglais de longueur (1). Il possède 14 îles dont l'une, Belle-Isle, porte une magnifique maison de plaisance. Le Windermere présente une nature gracieuse. Ses rivages sont bordés d'éminences boisées parsemées de villas. Au nord cependant un groupe de montagnes majestueuses présente un imposant panorama.

Ambleside est un centre d'excursions éminemment favorable. En allant de là à Clifton nous pûmes admirer 70v la gorge romantique de Rydal, le lac gracieux appelé Grasmere, un autre plus sauvage nommé Thirlemere (l) dominé par les rochers d'Eagle Crag, enfin le lac grandiose d'Ulleswater (2) au pied de la montagne de Dunmallet. Sur tout ce parcours on rencontre de riches résidences seigneuriales.

Clifton nous ménageait une surprise c'est l'imposant manoir de Brougham qui est comme un second Warwick et dont les guides ne nous avaient pas laissé soupçonner l'importance.

Ce district des lacs a vu passer toutes les civilisations. On y retrouve des restes de stations romaines et danoises, des cercles de pierres druidiques et des ruines de grandes abbayes cisterciennes. Il a été chanté par le poète Wordsworth, comme les lacs d'Écosse ont été dépeints par le romancier Walter Scott.

Cantorbéry et York sont les villes aux grands souvenirs. Cantorbéry est la métropole religieuse, York est officiellement la seconde ville 71r de l'Angleterre.

Cantorbéry prétend avoir été évangélisée dès le second siècle. Sa vieille église de Saint-Martin a en effet des pans de murs romains qui paraissent remonter à cette époque. Son titre de métropole remonte à saint Augustin, l'apôtre de l'Angleterre envoyé au VIème siècle par saint Grégoire le Grand. Son siège épiscopal a été illustré par saint Thomas Becket le martyr et par saint Anselme au XIIème s[iècle].

Cantorbéry a un grand aspect w e de la colline de Dunge. Sa belle cathédrale du XIIème s[iècle] et du XIIIème a 170 mètres de longueur. C'est l'œuvre d'un architecte français Guillaume de Sens (1). Le chœur en est très vaste, elle est riche en souvenirs et en monuments de diverses époques. On y vénère le lieu où saint Thomas Becket fut frappé, près de l'autel de la Sainte Vierge. Comme il est pénible de voir de pareils sanctuaires aux mains de l'hérésie! L'archevêque de Cantorbéry, primat de l'Église anglicane habite à Londres le palais de Lambeth et y jouit des 500.000 francs de revenu 71v dont les vieux rois catholiques ont doté son église.

Ely a une cathédrale imposante. Elle a comme nos églises de Normandie une grande lanterne centrale et la tour qui domine l'église est romane à la base et gothique au sommet.

L'époque de la guerre de cent ans qui n'a guère laissé que des ruines en France, sauf en Normandie, a au contraire élevé bien des monuments en Angleterre. L'église d'Ely a été achevée à cette époque.

York a été longtemps la capitale des provinces du nord. C'était l'Eboracum des Romains. Elle montre encore près de ses murs le tombeau de Septime Sévère (2). Constance Chlore y est mort, Constantin y est né (3) et y a été intronisé. C'est un pieux souvenir. - La légende, si non l'histoire, y fait régner le roi merveilleux Arthur, le fondateur des chevaliers de la Table Ronde auxquels les vieux romans ont prêté tant d'exploits. York aurait possédé le Saint-Graal, s'il a été une réalité. 72r La cathédrale d'York est la plus belle de l'Angleterre et une des plus belles qu'ait produit le XIIIème siècle. Elle a des splendides verrières et une foule de tombes monumentales. Son jubé porte les statues des rois d'Angleterre depuis Guillaume I jusqu'à Henri VI.

York a encore ses vieux murs crénelés et comme toutes les villes importantes d'Angleterre un donjon élevé par Guillaume le Conquérant, ce prodigieux bâtisseur de forteresses.

Chester a aussi son donjon normand, sa vieille cathédrale avec cloître et chapitre du XIVème siècle, mais ce qui la caractérise ce sont ses vieilles rues à galeries (1) et ses maisons a pignons de bois sculptés. Chester nous donne parfaitement l'idée de ce qu'étaient les villes d'Angleterre au XVème siècle. Sa cathédrale a des peintures qui nous redisent les légendes de plusieurs saints évêques et abbés du Moyen-âge.

Quelle singulière et triste chose que les passions antireligieuses. Tous ces hommes qui avaient fait de l'Angleterre 72v l'Île des Saints ont vu leurs cendres jetées au vent par les prétendus réformateurs du XVIème siècle. Est-il possible de ne pas voir là une vengeance de l'enfer!

Carlisle a une gracieuse et svelte cathédrale du XIVème siècle. Elle a aussi son donjon élevé par le grand Conquérant (2). Elle posséda dans son château Marie Stuart prisonnière.

Écosse

L'Écosse parle bien plus à l'imagination que l'Angleterre, c'est vraiment la terre classique de la poésie. Walter Scott n'a eu qu'à mettre en scène ses souvenirs, ses ruines, ses châteaux et ses lacs pour intéresser toute l'Europe et s'immortaliser.

Deux choses surtout dans ce pays séduisant parlent de Dieu et portent l'âme vers Dieu: les abbayes ruinées qui rappellent les saints des anciens jours et les beautés naturelles qui disent si bien la gloire du Créateur.

L'Écosse était vraiment couverte d'abbayes. On en retrouve les restes à chaque pas; mais il y a un groupe 73r de ruines particulièrement intéressantes, ce sont celles des trois grandes abbayes de la vallée de la Tweed, Jedburgh, Dryburg et Melrose.

C'est près de ces ruines imposantes que Walter Scott a voulu se créer une grande propriété, élever son château féerique d'Abbotsford et passer la plus grande partie de sa vie. Il avait en réalité choisi un des points de la terre les plus favorables à l'imagination et à la rêverie et les plus propres à éveiller le sentiment du beau. C'est là aussi qu'il a voulu reposer et sa tombe abritée par les grands arceaux de Dryburg témoigne de son fidèle attachement à ses chères ruines. Que Dieu ait dans sa paix cette âme qui a beaucoup souffert pendant sa vie mortelle et que sa bonne foi peut sans doute excuser! (1).

Jedburgh était une grande abbaye bénédictine. Ses ruines sont colossales. Sa vaste église est presque entière sauf les toitures. Une haute tour centrale la domine. Elle est bien posée sur les bords de la rivière de 73v Jed au milieu des vergers. Ces belles ruines abritent une église anglicane.

L'abbaye de Dryburg se cache au milieu d'épais bouquets d'arbres non loin de la Tweed. Elle date du XIIIème siècle (1). Elle appartenait à l'ordre de Prémontré. Elle abrite la tombe de Walter Scott et celles de sa famille.

L'abbaye de Melrose leur est bien supérieure encore. C'est une des perles de la Grande Bretagne. Elle est dans le style fleuri du XVème siècle. Fondée par David I, reconstruite par Robert Bruce, donnée par Marie Stuart au comte de Bothwell, elle appartient maintenant à la famille de Walter Scott. La splendide église de Melrose réunissait toutes les richesses de nos plus magnifiques cathédrales. Il faut en lire la description dans le «Monastère» de Walter Scott. Ses grandes fenêtres à meneaux, ses portails, ses pinacles, sa grande tour centrale, la voûte ouvragée du chœur, les sculptures tantôt gracieuses tantôt 74r grotesques des chapiteaux et des corniches appellent tour à tour l'attention.

Ces ruines sont entretenues avec un soin pieux. La vue d'ensemble en est bien saisissante surtout quand un beau soleil d'été en fait ressortir les dentelures et en accentue les ombres.

Toute cette région était peuplée d'abbayes et ces abbayes ont abrité bien des saints. Melrose en particulier a eu plusieurs de ses abbés honorés sur les autels comme saint Cuthbert, saint Cate (2) et saint Wilfrid. La Reforme a jeté au vent toutes les reliques de l'Angleterre. - Ces souvenirs font éprouver au touriste chrétien un sentiment d'amertume qui se mêle péniblement au charme de ces grandes ruines.

Le nom de Walter Scott domine aujourd'hui celui des grands moines qui ont élevé ces abbayes et qui les ont habitées. Walter Scott a choisi ce site poétique pour y bâtir son manoir d'Abbotsford. Ce château est une fantaisie plutôt qu'une œuvre d'art. 74v L'illustre écrivain avait raison de l'appeler son joujou. II a visé à l'effet plutôt qu'à la correction du style en multipliant les tourelles, les balcons, les gargouilles, les écussons et les reliefs avec une profusion toute fantaisiste. L'intérieur est rempli de meubles curieux, de souvenirs et de dons offerts à l'écrivain.

Walter Scott est resté un écrivain sympathique. Il n'a pas bravé les mœurs et il a souffert. Ruiné par son éditeur il a montré un courage viril en s'enferment là pendant bien des années pour indemniser ses créanciers par les fruits de son travail.

J'aime la devise de son petit-fils Lord Hopse, qui habite actuellement Abbotsford. Il porte sur son blason ces mots: «The Lord is my Hope» - «Le Seigneur est mon espérance».

Édimbourg est une des capitales les plus pittoresques, les plus originales, les plus saisissantes du monde. Elle est faite pour charmer le voyageur, le touriste celui qui âme les contrastes, l'effet, l'imprévu, les grands panoramas. 75r Elle me rappelle nos grandes expositions qui prétendent réunir tout ce que le monde a de merveilleux. Voulez-vous voir la ville gothique, le castel Moyen-âge, allez à Édimbourg, voulez-vous voir une ville grecque, une acropole avec son Parthénon, sa lanterne de Démosthène (1), son temple des Vents (2), allez à Édimbourg; voulez-vous voir la mer, un vaste golfe, un grand fleuve, des montagnes, des roches basaltiques, allez à Édimbourg; La nature, l'art, le temps, la Providence, les caprices des hommes ont tout réuni là. Il n'y faut pas toutefois regarder de trop près les imitations de l'art athénien.

Édimbourg est belle à voir de ses trois collines disposées comme trois belvédères qui nous révèlent tous les aspects de la ville enchanteresse.

Calton Hill a un groupe bien curieux de monuments néo-grecs. Je n'avais pas encore vu Athènes alors, j'étais heureux d'en prendre une idée sommaire auprès de ces pastiches.

La vieille ville est toute gothique. On donne ce style encore aux 75v maisons modernes qu'on y élève. C'est bien, ce peuple se montre intelligent en gardant à sa capitale ce cachet unique qui lui vaut l'admiration du monde entier.

C'est du haut des Salisbury Crags (3) et d'Arthur's Seat qu'on a la grande vue de la mer et des montagnes par dessus la ville et ses monuments.

Édimbourg est à juste titre fière de ses grands hommes. Elle a produit un grand nombre de poètes, de philosophes et d'écrivains, comme Hume, Dugald-Stewart, Thomson, Burns et Walter Scott. Elle leur a élevé des monuments qui témoignent de son intelligence et de sa reconnaissance. Celui de Walter Scott est d'une richesse unique. Il a la forme d'un flèche gothique haute de 60 mètres. Il abrite la statue du poète et porte sur ses faces celles des principaux héros des romans de Walter Scott et celles des poètes de l'Écosse.

Enfin un des principaux points d'attraction d'Édimbourg c'est Holyrood, le palais des rois d'Écosse avec les grandes ruines 76r de l'abbaye du même nom.

Holyrood est admirablement situé, à l'entrée de la ville entre les collines de Calton et de Salisbury et en regard de la vieille ville et du château. C'est un lieu plein de souvenirs. Saint David I avait élevé là un monastère à la suite d'un apparition miraculeuse de la croix. Holyrood est un monument qui porte à la mélancolie. C'est là que se sont retirés nos rois exilés en 1793 et en 1830(1). C'est là que Marie Stuart a passé une partie de sa vie. Cette figure historique de Marie Stuart est restée bien sympathique surtout aux catholiques et aux français. Mignet qui ne la ménage pas termine ainsi le récit de sa vie: «L'échafaud fut donc le terme de cette vie ouverte par l'expatriation, semée de traverses, remplie de fautes, presque toujours douloureuse et un moment coupable, mais ornée de tant de charmes, touchante par tant d'infortunes, épurée par d'aussi longues expiations, finie avec tant de grandeur. Marie Stuart, victime de la vieille féodalité écossaise et de la nouvelle 76v révolution religieuse, emporta avec elle les espérances du pouvoir absolu et du catholicisme». Un écrivain du nom de Wiesener en 1863 écrivit un volume pour prouver son innocence.

Ses accusateurs sont bien suspects puisqu'ils étaient à la fois ses ennemis politiques et religieux. Si elle a eu des fautes et des faiblesses elle les a largement expiées par ses 18 ans de prison; et sa mort héroïque lui a valu sans doute au ciel la palme des martyrs.

Le palais est toujours gardé par un régiment de Highlanders ou montagnards avec leurs gracieux costumes. Quel dommage pour l'art, le goût et la variété que la tendance universelle à prendre le costume français moderne qui est si disgracieux et si franchement laid!

Les Highlanders ont des costumes variés de couleurs suivant les clans auxquels ils appartiennent et l'Écosse compte plus de trente clans différents. Tous portent le kilt ou jupe quadrillée, le plaid ou tartan (1) sur l'épaule, le philibeg ou sac de peau de chèvre 77r et un bonnet orné de plumes. Ils se servent d'une cornemuse appelée bag-pipe pour accompagner les chants nationaux.

C'était mon premier voyage en pays de montagnes, sauf le district du Cumberland qui n'a guère que des collines. Je conseillerais d'ailleurs aux armateurs de voyages de voir l'Écosse avant les Pyrénées et les Alpes. Le Ben Lomond paraîtrait chétif après le M[on]t Blanc.

Le pays des Highlands est délicieux pendant les belles journées du mois de juin. Les lacs variés en leurs formes sont tous entourés de frais gazons émaillés de fleurs et les zones diverses de la végétation forment autant de couronnes qui entourent les montagnes et parmi lesquelles se succèdent les nuances variées des bouleaux, des mélèzes, des chênes, des sapins et des bruyères jusqu'aux rochers arides des sommets.

Le lac Lomond est le roi des lacs de l'Écosse. Il a 30 milles anglais de longueur (2). Une trentaine d'îles verdoyantes en varient les aspects. 77v

Le Ben Lomond le domine. Je le gravis, ce fut ma première ascension de montagne, elle m'a laissé une grande impression. C'est d'ailleurs une des plus intéressantes qu'on puisse faire en Europe et quoique le Ben Lomond n'ait qu'environ mille mètres de hauteur il offre un panorama splendide.

De son sommet le regard embrasse la plus grande partie de l'Écosse et s'étend jusqu'à la mer du Nord au levant et à l'Océan atlantique au couchant.

L'œil peut suivre toute la chaîne des Grampians. Les lacs dont la région est semée reflètent le ciel bleu. Les bruyères rougeâtres des sommets contrastant avec la sombre verdure des vallées. Les îles Hébrides sont séparées par des bras de mer argentés. On devine a l'horizon les côtes d'Irlande.

Édimbourg n'est qu'un point dans le lointain. Glasgow laisse voir ses vastes quartiers sous un dôme grisâtre de vapeur et de fumée. Des villes parsemées animent le bord des lacs, le château de Stirling apparaît à 78r° l'est campé sur son rocher.

Je ne demandai pas d'autres horizons aux autres sommets des Grampians, le spectacle aurait eu, je crois, peu de variété.

Nous traversâmes le lac Long qui s'étend aux pieds du Ben Arthur, puis le lac Fyne, propriété des ducs d'Argyle qui ont élevé sur ses bords leur résidence seigneuriale d'Inverary, vaste château gothique du siècle dernier, flanqué de tours, royalement meublé et rehaussé par un des plus beaux parcs du monde.

Le lac Katrina est celui qui prête le plus à la poésie et à l'imagination. Je ne m'étonne pas que Walter Scott en ait recherché et décrit les légendes. Il y a des rochers à pic qui plongent dans ses eaux, des angles sombres, des cavernes et des ravins sur ses rives; et les deux sommets qui le dominent le Ben-an et le Ben Venui l'un aride et nu, l'autre couvert sur ses pentes d'épais taillis ont leurs cimes dentelées qui présentent à l'imagination comme des villes 78v et des châteaux, des tours, des créneaux et des flèches aigües.

Du lac Katrina nous allâmes à Callander et au lac Earn par les Trossachs (1), sombre vallée où l'on se représente facilement entre les épais fourrés et le chaos des roches amoncelées les luttes et les surprises des clans de montagnards décrites par Walter Scott (2).

Enfin le lac Tay possède l'habitation des Breadline qui peut rivaliser avec celle des ducs d'Argyle.

Le château de Taymouth a des proportions royales. Son merveilleux escalier central a l'ampleur d'une vaste nef. Des milliers de daims peuplent son parc qui est grand comme une province.

Les abbayes, Édimbourg, et les lacs, c'est toute l'Écosse. Cependant nous avons vu sur notre chemin quelques villes qui ne manquent pas d'intérêt.

Stirling a son vieux château demi ruiné, campé sur son rocher. C'était une des quatre grandes 79r forteresses nationales du Moyen-âge. Stirling fut la résidence ordinaire des Stuarts. C'est près de Stirling, à Bannockburn, que Robert Bruce en 1314 battit Édouard II d'Angleterre et recouvra l'indépendance de l'Écosse; glorieux combat où 30.000 Écossais défirent 100.000 Anglais, grâce à l'héroïsme de Robert Bruce et de son année, grâce aussi au curieux stratagème par lequel Robert Bruce avait fait ouvrir la nuit à l'endroit où la cavalerie anglaise devait charger, des trous remplis ensuite de broussailles et recouverts de gazon. On a appelé à juste titre cette bataille le Marathon du Nord (3).

Perth sur le Tay a été pendant plusieurs siècles capitale de l'Écosse, après Scone, qui n'en est éloignée que des deux milles. Perth n'a d'intéressant que son vieux pont de dix arches (1).

Scone a un château moderne au Comté de Mansfield sur l'emplacement de l'ancien palais des rois d'Écosse.

Saint Andrews est l'ancienne métropole religieuse de l'Écosse. Son archevêché vient d'être rétabli et uni à celui d'Édimbourg (2). 79v

Aberdeen devient une grande ville industrielle. Elle compte 80.000 âmes. Le vieil-Aberdeen a des ruines importantes de son ancienne cathédrale. Aberdeen avait déjà une paroisse catholique lors de mon passage. Monsieur Poisson a célébré la messe. Je m'y suis confessé en anglais et j'ai communié.

Pour nous rendre d'Inverness à Oban nous avons suivi en bateau à vapeur le canal de Calédonie. Ce canal a préludé à ceux de Suez et de Panama. Il réunit la mer du Nord à l'océan Atlantique. C'est le premier des grands canaux de jonction ouverts dans ce siècle. Il a coûté une trentaine de millions. Son point le plus élevé n'est qu'à 30 mètres au-dessus de la mer. Il a 28 écluses. Il suit cette immense dépression qui partage en deux la région des Highlands et qu'on nomme la vallée du Glen More (3).

Inverness est riche en souvenirs, c'était la capitale des Highlands. Elle est situé à l'embouchure de la Ness. Son château n'est rappelé que par la 80r terrasse qui le portait (1) . C 'est là ou non loin d'Inverness que les chroniques placent au XIème siècle le meurtre du roi Duncan par Macbeth qui devait ensuite périr de la main de Malcolm, fils de Duncan. Les environs d'Inverness sont riches en monuments druidiques. Plusieurs cercles de pierres sont bien conservés.

La colline des fées rappelle les superstitions du Moyen-âge.

À 5 milles d'Inverness est le champ de bataille de Culloden où un obélisque rappelle la défaite définitive des Stuarts en 1745 (2).

Notre traversée du canal commencée le soir s'acheva seulement le matin. Que ces nuits du nord sont belles à l'époque du solstice! C'était le 21 juin. Le soleil disparut à peine sous l'horizon. À minuit nous pouvions lire sur le pont sans lumière.

Comme ce voyage nocturne prête à l'imagination et à la rêverie! Le bateau va de lac en lac. Il n' est point de sommet ni de promontoire qui ne porte quelque ruine d 'un château habité autrefois par 80v un chef de clan. Le lac Ness est imposant, bien que ses rives soient peu élevées. Le torrent du Foyers y descend par une chute de 18 mètres.

Invergarry était le château du chef des Macdonald; Achnacorry la résidence du chef des Cameron; Tor Castle, celle du chef des Chattan; Inverlochy était un des châteaux des rois Pictes. Tous ces châteaux étaient sans art. Ils se composaient de tours carrées et massives. Fort William est le centre du canal (3). Ce n'est qu'une bourgade.

En approchant d'Oban, voici l' île de Lismore et les ruines du palais de l'évêque de Lismore et des Îles, puis sur la côté les grandes tours de Dunstaffnage, la vieille capitale des Gaëls et des Scotts. La pierre de leur trône royal portée plus tard à Scone est maintenant encore la pierre du sacre à l'abbaye de Westminster (1). Dunstaffnage a été après le XIVème siècle la résidence du Lord des Îles.

Oban est une gracieuse petite ville qui entoure sa baie demi-circulaire. Elle est assez bien abritée pour se prêter 81r aux bains de mer en été. C'est de là qu'on fait l'excursion des Hébrides. Nous l'avons faite en touristes et un peu en jeunes gens imprudents.

Le steamer nous porta à Torosaï, en face du vieux château des rois de Morven, du château de Fingal, d'Ossian et d'Oscar (2). On comprend mieux les poésies naïves et enthousiastes du barde quand on a vu ce pays où la nature a tant de charrues malgré les frimas et où les âmes sont si ardentes.

De Torosaï nous gagnâmes facilement en carriole l'autre rivage de l'île, Lagan-Ulva, en passant par Salen et le château d'Aros. Le Ben-More au centre de l'île a près de mille mètres d'élévation. Toute l'île est pauvre, froide, humide, couverte de bruyères mêlées de mousses et de lichens. On y récolte à peine un peu d'orge, d'avoine et de pommes de terre. A Salin un des principaux fermiers de l'île, un Campbell, ancien officier en Crimée nous donna une gracieuse hospitalité. 81v

Une barque de Lagan nous conduisit à Ulva, à Staffa, à Jona, tout alla bien jusqu'au retour malgré le vent un peu vif.

Staffa ne serait pas l'idéal des positivistes (1). C'est un plateau presque nu porté par des falaises basaltiques. Mais que les flancs de cette île renferment de merveilles! C'est la grotte de Clam dont les flancs formés de prismes basaltiques ont la courbure d'un navire et dont le sommet rappelle les cellules d'un rayon de miel. - C'est l'îlot du berger, faisceau de colonnes appuyé sur un lit d'autres prismes recourbés. - C'est la grande colonnade, réunion d'innombrables colonnes d'un beau noir et d'une hauteur de 40 mètres environ. - C'est la grande chaussée qui permet de monter d'un coté jusqu'au sommet de l'île sur des colonnes brisées et de l'autre de pénétrer dans la grotte mystérieuse. - C'est enfin la grotte de Fingal, la grotte qui inspire les bardes, la grotte mélodieuse, haute et profonde comme une basilique, 82r tapissée de prismes noircis, voûtée comme les mosquées arabes en forme de rayon de miel, avec la mer qui baigne sans cesse son noir dallage. La nature ici n'a rien à envier à l'art. De semblables merveilles parlent mieux à l'âme que les monuments faits de main d'homme parce qu'elles sont plus directement l'œuvre du Créateur.

Le vent nous conduisit rapidement à Jona. C'est l'ancienne île des druides, devenue l'île de la Cellule de Colomba, «Ey kolum kill» l'île de saint Colomba, l'apôtre de l'Écosse (1).

Comment cette île pauvre aride et déserte a-t-elle pu avoir un renom universel. Elle ne possède guère que des habitations bâties en terre et couvertes en gazon et autrefois elle rayonnait sur toute l'Europe par sa science, elle donnait des évêques à l'Écosse et à l'Irlande et les rois ambitionnaient le privilège d'y avoir leur sépulture. Telle est la force de la sainteté. Elle éclate dans l'histoire de cet îlot. Le monastère de St Colomba l'avait rendu aussi 82v fécond en fruits de grâce qu'il était pauvre des dons de la nature.

La cathédrale ruinée a une abside du VIIème siècle. L'église du monastère des religieuses (2) est demeurée debout au milieu des tombeaux. Une grande croix monolithe fait regretter celles assez nombreuses que l'Écosse possédait autrefois.

Nous étions au terme de notre excursion. Il fallait revenir à Oban, nous allions nous apercevoir que nous n'étions pas loin des régions boréales. Le vent retarda notre marche et la pluie commença à tomber. Il fallut s'abriter quelque temps à Ulva dans une chaumière enfumée où vivait pêle-mêle avec les poules et les pourceaux une pauvre famille en haillons. Cependant nous pûmes gagner Lagan. Plus de carriole, nous allâmes à pied à Torosaï. Là pas de bateau pour Oban, nous continuons notre marche et nous arrivons vers le soir exténués à Auchna-Craig . Là une barque nous conduira à Oban. Le vent est favorable. Les bateliers comptent faire la route en deux heures. Il est sept heures du soir. Nous avons deux rameurs. 83r Mais le vent est capricieux, il nous devient contraire au bout d'un moment. Il faut carguer la voile et prendre les rames. Je me mets au gouvernail. La pluie s'en mêle et quelle pluie! Nous avons bien le parapluie de Monsieur Poisson, pour quatre! Il se retourne et se brise. Mes trois compagnons ont le mal de mer. Le vent souffle en tempête, le danger devient sérieux. Un vapeur passe en vue nous le hélons mais c'est en vain. Nous alternons entre les rames et le gouvernail, les deux rameurs et moi. C'est une nuit épouvantable. Enfin à quatre heures du matin nous débarquions sur les rochers à un mille d'Oban. À six heures nous parvenions à l'hôtel, nous dévorions un gigot froid en prenant le thé, puis nous nous couchions pour nous relever le soir sans la moindre bronchite ou fluxion de poitrine. La Providence avait seulement voulu nous rendre plus prudents pour l'avenir.

Le bon Monsieur Poisson a voulu chanter l'hiver suivant nos aventures des îles Hébrides dans un petit poème un peu lourd 83v qu'il me dédia et dont je vais transcrire une strophe pour achever par ce trait le tableau de ce voyage.

«Vos dix-neuf ans, purs, beaux, remplis de charmes

«Étaient aimés, ils dissipaient l'ennui,

«À la tempête enlevaient ses alarmes;

«En eux le cœur rencontrait son appui.

«Vous dissipiez les tristesses de l'âme.

«En vous était une charmante humeur,

«Où la gaîté, comme une douce flamme

«Ranimait tout et donnait au rameur

«Plus de courage avec force nouvelle

«Sur cette mer dont le flot agité

«Mouillait nos os de sa lame rebelle

«Mais nous avions vous et la liberté» (1).

D'Oban nous avons gagné Glasgow. Cette grande ville de 500.000 âmes a peu de cachet. Elle s'étend le long de la Clyde. Sa vieille cathédrale du XIIIème siècle a été épargnée par la Réforme mais elle manque d'élégance. Elle est dédiée à saint Mungo, le fondateur de la ville. Glasgow comme toutes les grandes villes anglaises a quelques édifices néo-grecs, notamment la Bourse et la Banque royale. Deux points de la ville offrent un bel aspect: 84r la pelouse (le Green), le long de la Clyde avec une belle vue sur le fleuve, les ponts et les docks; et George Square, place moderne ornée des statues de Walter Scott et de James Watt, l'inventeur de la machine à vapeur.

Je visitai non loin de Glasgow les chutes de la Clyde, belle cascade!, de 80 pieds (2) de haut. Ces chutes sont à Lanark patrie du héros Wallace (3) et du réformateur Owen qui a élevé là une curieuse cité ouvrière réglée comme un phalanstère et où règne l'aisance. Un air d'ennui qui se manifeste parmi cette population y décèle cependant une lacune. Il y a là une servitude supportée patiemment parce qu'elle est profitable, il n'y a pas le sacrifice joyeux de l'âme chrétienne qui se donne librement à Dieu.

Rentrés à Glasgow nous allions quitter l'Écosse. Ce peuple est admirablement doué pour l'intelligence comme pour le caractère. C'est bien la race d'Ossian et des héros dont parle Tacite et dont l'un d'eux 84v nommé Galgacus tenait à ses guerriers ce fier langage:

«Placés à l'extrémité de la terre et de la liberté, jusqu'à présent notre solitude et ses replis nous ont défendus. Dans cet univers de la vieille servitude nous ne pourrions attendre que la mort, car nous n'avons ni mines, ni ports où l'on puisse user nos bras… Courage donc, vous qui chérissez la vie ou la gloire. Les Romains regardent en tremblant nos forêts. Enfermés et déjà vaincus, Dieu les livre entre nos mains. Marchez au combat, pensez à vos ancêtres et à votre postérité» (1).

Je ne m'étonne pas que cette nation ait donné à l'Église des légions de saints. Ses hommes d'élite aujourd'hui sont des philosophes et des industriels, mais elle revient à l'Église catholique et Dieu lui rendra des saints.

Irlande

Embarqués à Glasgow nous débarquâmes en Irlande à Portrush. Nous voulions voir la Chaussée des Géants. C'est le pendant de Staffa avec 85r plus d'étendue et moins de symétrie.

C'est un amas de polygones basaltiques qui forme sur une étendue de plusieurs milles a la pointe septentrionale de l'Irlande des dunes découpées en ports et promontoires. La nature s'est jouée de ces laves cristallisées et y a formé avec l'aide des flots comme des monuments fantastiques où l'imagination croit reconnaître un théâtre, des orgues et des cheminées.

C'est un spectacle vraiment grandiose mais qui perd à être vu après Staffa.

Nous allons d'un trait de la Chaussée des Géants à Dublin.

Ce n'est pas sans émotion que je foulais le sol de l'Irlande, de la pauvre Irlande, de l'Irlande catholique, fidèle à sa foi, nation vraiment martyre, écrasée, pressurée, et humiliée par l'hérétique Angleterre qui a gardé jusqu'à nos jours vis-à-vis de cette prétendue sœur toute la haine sectaire d'Henri VIII et d'Élisabeth.

Dublin est vraiment une belle capitale. Il faut la voir d'un de ses six ponts sur la Liffey, du pont de Carlisle surtout. 85v De là le regard embrasse les plus belles rues et les principaux monuments néo-grecs, comme la Banque, la Douane et les Cours de justice, qui sont de meilleur goût que les monuments analogues de Londres et des villes anglaises.

Les deux vieilles cathédrales de Dublin, Saint-Patrice et Christchurch appartiennent maintenant à l'hérésie. Ce sont des édifices assez lourds du XIIème siècle (1). Le tombeau de saint Patrice a été violé à la Réforme. Ce sera un crève-cœur perpétuel pour les Irlandais si attachés à leur patron.

L'église de Saint-Michan a une particularité curieuse, sa crypte conserve les corps des défunts et on y voit des corps desséchés rangés et intacts comme à Saint-Michel de Bordeaux.

La cathédrale catholique dédiée à l'Immaculée Conception est un édifice moderne avec un portique grec.

Une des choses les plus remarquables de Dublin c'est son marche de vieux vêtements qui entoure l'église 86r Saint-Patrick. Aucune ville au monde n'offre un pareil spectacle. C'est une des mille conséquences de l'état d'oppression et de pauvreté de l'Irlande. L'Irlandais opprimé, ruiné et amoindri même dans sa vie sociale se contente pour se vêtir des haillons et des guenilles qui ont déjà vêtu deux générations d'anglais, car ces vêtements portés en premier lieu par les riches anglais ont déjà été revendus par les juifs aux ouvriers de Londres et sont venus ensuite offrir leurs derniers services aux pauvres parias de l'Irlande. C'est pour environ six millions de francs par an que l'Irlande achète de défroques de l'Angleterre en échange des bœufs, des moutons, des poules et du beurre qu'elle lui envoie.

Bien près de Dublin, non loin de la mer et sur un coteau agréable s'élève le séminaire catholique de Maynooth. Il est commun aux diocèses irlandais et il est doté par l'Angleterre.

Le chemin de fer nous transporta rapidement à Limerick. Cette ville 86v est située au fond du golfe formé par l'embouchure du Shannon. Comme les autres villes de l'Irlande Limerick est en partie anglaise et protestante. Elle a d'ailleurs un assez bel aspect, surtout dans son quartier neuf. Ses diverses parties sont reliées par plusieurs ponts sur le Shannon.

À quelques milles en amont de Limerick le Shannon forme une belle cataracte de 500 mètres de largeur. Près de là une gracieuse petite ville nommée Castle Connell est dominée par les ruines d'un château qui était la résidence des O'Brien, rois de Munster.

Bien que nous ayons traversé rapidement l'Irlande nous avons pu apprécier la misère de la population.

Cette misère est extrême. Dans les villes il y a de l'aisance, de la richesse même; dans les provinces, il y a des châteaux, mais ce n'est pas là l'Irlande, ce sont les anglais conquérants et oppresseurs. Les Irlandais ce sont ces mendiants nus ou en guenilles, 87r haves, affamés, vagabonds qui errent en demandant du secours dans les villes ou près des gares. Ce sont encore ces pauvres familles qui habitent dans toute l'Irlande des huttes bâties de boue et couvertes de branchages et de gazon, avec une seule pièce, aucun meuble, une couchette commune d'herbes et de paille pour tous, parents, enfants et vieillards, et pour nourriture quelques pommes de terre, récoltées dans le petit champ qu'on exploite, et qu'on partage quand la misère est moindre avec le porc qui habite la même cabane.

Oh! sans doute cette misère est repoussante. Ce peuple paraît peu intéressant, il croupit dans l'ignorance, il est avili par la misère et dégradé par la servitude. Mais que les anglais sont mal venus à mépriser ce peuple que leur haine de sectaires a rendu à un état voisin de l'hébétement et qu'ils ont souvent poussés au crime par les excès de la persécution. Que seraient-ils, 87v eux, s'ils avaient subi un pareil joug?

Il y a trois siècles que l'Irlande est écrasée par son bourreau (1). La persécution commença à faire d'innombrables victimes sous Henri VIII et Élisabeth. Il y eut une réaction sous Charles I. Elle provoque l'extermination en règle organisée par Cromwell et continuée par la persécution légale la plus atroce. Les trois-quarts de l'Ile furent donnés aux soldats vainqueurs ou aux négociants anglais qui avaient fourni des fonds pour la guerre. La population irlandaise fut parquée dans la province de Connacht.

Les Irlandais essayèrent encore de se relever en soutenant Jacques II mais après la bataille de la Boyne gagnée par Guillaume d'Orange ils furent définitivement écrases.

Toutes leurs propriétés furent confisquées. Il leur fut défendu d'acquérir et même de louer a long terme. Ils ne pouvaient plus avoir d'écoles et dans les familles le droit de succession était 88r réservé aux protestants; c'étaient l'ignorance et la misère obligatoires.

Quelques adoucissements furent apportés a ces lois à l'époque de l'affranchissement des États-Unis. L'Angleterre craignit alors que l'Irlande ne se révoltât. L'Irlande eut même un parlement de 1782 a 1800, parlement ouvert aux seuls protestants, il est vrai. De 1809 a 1829 O'Connell fut le chef illustre du parti de la protestation. Il obtint l'accès du parlement anglais pour les catholiques. Après lui le parti de la jeune Irlande avec O'Brien pour chef quitta malheureusement le système de la protestation et de l'action morale pour essayer de l'action révolutionnaire.

La question irlandaise est restée la grave préoccupation de l'Angleterre, et il faudra que l'Irlande obtienne justice. Ses droits sont défendus avec énergie par ses députés qui ont pour chef Monsieur Parnell et par le parti libéral anglais dirigé par Monsieur Gladstone. 88v

Dans son état d'écrasement et d'épuisement, l'Irlande est restée attachée à sa foi catholique avec la ténacité des Celtes et la force des martyrs. C'est elle qui a la gloire d'avoir donné a l'Église presque toute la population catholique des États-Unis et de l'Australie.

Ce pauvre peuple a demi épuisé par la grande famine de 1847, la plus épouvantable famine des temps modernes, qui enleva à cette île près de deux millions d'habitants a vu encore sa population diminuer, malgré la fécondité des familles, de près de trois millions d'âmes depuis trente ans.

Ce crime d'un peuple oppresseur n'est-il pas un des forfaits les plus immenses de l'histoire des nations? Est-il étonnant qu'il révolte le monde entier et qu'il soit sur le point d'abattre la haine sectaire elle-même de l'hérétique Angleterre?

L'Irlande a cependant ses lieux de plaisir, comme elle a ses châteaux, 89r à l'usage de l'Angleterre. Elle a sa petite Suisse, c'est la région des lacs de Killarney au sud-est de Limerick. Nous y allâmes et cette excursion nous charma même après le voyage d'Écosse. Ce district appartient en grande partie à lord Kenmare.

Quel ensemble merveilleux de lacs, de montagnes, de gorges, de cascades, de ruines, de châteaux et d'abbayes, de sites tantôt gracieux comme ceux de l'Italie, tantôt sévères comme ceux des Alpes.

Le souvenir de cette excursion, cependant rapide, m'est resté très présent. Il y a une heureuse gradation dans les sites à visiter.

Le lac inférieur est vaste, gracieux, coupé d'îles, bordé au nord par les prairies et les forêts du parc de Kenmare, au sud par des collines d'où descend la gracieuse cascade d'O'Sullivan. L'île d'Innisfallen avec son Cottage moderne contraste avec l'île de Roos qui porte les ruines majestueuses d'un vaste manoir 89v féodal (1).

Le lac moyen, lac de Muck Ross est plus petit mais bien plus saisissant. Le torrent de Geerhamen y descend par une gorge resserrée entre deux hauts sommets rocheux, le nid d'aigle et le mont Turc. Il y entre sous un vieux pont arqué du Moyen-âge. Le mont Turc a aussi sa cascade et l'abbaye de Muck Ross montre encore sa grande église du XIVème siècle à demi ruinée (1).

Le lac supérieur et la vallée de Dunloe qui y confine appartiennent a la nature la plus âpre et la plus sauvage. La vallée de Dunloe est sombre et sans végétation. Elle est formée par des roches basaltiques. Elle descend de la Montagne Empourprée et se termine par la Vallée Noire.

Toutes les légendes relatives à ces sites en augmentent l'attrait, il faut les lire sur place. Saint Patrick devait naturellement y être mêlé. Le nom de lac du Serpent donné à un petit lac de la gorge de Dunloe viendrait d'un serpent monstrueux 90r que saint Patrick y aurait miraculeusement tué.

Nous revînmes rapidement à Londres. Embarqués à Waterford nous débarquâmes à Swansea après avoir touché à Milford. Ces villes n'ont qu'une importance secondaire. Waterford a gardé bien des traces de l'ancienne domination danoise, un donjon élevé sur le quai par les Danois et une église à saint Olaf, le saint danois. Elle a deux cathédrales, l'une anglicane et l'autre catholique, toutes deux néo-grecques.

Milford et Swansea appartiennent au pays de Galles. Milford a une belle rade au pied des dunes de l'extrême occident. Swansea devient une ville de bains fashionable. Elle a comme Waterford un donjon du Moyen-âge sur le rivage.

C'était l'Exposition universelle. Tous les hôtels étaient pleins et hors de prix. Londres n'était plus habitable. J'y passai cependant quelques jours encore. Je visitai à plusieurs reprises l'Exposition au 90v parc de Kensington. Les Anglais ne sont pas artistes. Ils excellent dans les machines, les arrhes, la coutellerie, la carrosserie. Les meubles sont lourds, leurs étoffes criardes et de mauvais goût. Tout leur art consiste à faire du confortable à bon marché. On peut louer cependant leurs faïences et les Wedgwood (1) qui imitent les vases antiques. Il y avait une exposition rétrospective, elle était intéressante. Les Anglais sont collectionneurs ils ont amassé une infinité d'objets d'art du Moyen-âge. J'aimais à revoir aussi les tableaux de leurs grands maîtres: Willkie, Lawrence, Reynolds, Hogarth ont laissé vraiment de beaux portraits, des paysages, des marines et des intérieurs de mérite.

J'eus la bonne fortune quelques jours avant mon départ de Londres de passer une soirée chez le Cardinal Wiseman, l'illustre archevêque de Westminster, l'auteur de Fabiola. Je lui demandai une audience avec Palustre, il nous répondit en nous indiquant son jour de réception et nous nous 91r y rendîmes. Il nous fit un aimable accueil et nous invita à prendre le thé. Il était revenu récemment de Rome. Il nous parla avec affection de Pie IX et nous montra une médaille de grand module que le Saint-Père lui avait donnée. Nous le trouvâmes dans le costume anglais demi-séculier. Son visage coloré présentait bien le type national. Il parlait facilement le français. Comme Monseigneur Pie que j'ai connu plus tard il n'avait de fin que le regard. Quelques prêtres et laïques prirent part à cette réunion simple et familière.

Le milieu de juillet était venu, il fallait rentrer à Paris, achever ma thèse de licence, la faire imprimer et la soutenir.

Je passai par Douvres [Dover], Folkestone et Boulogne. Douvres offre une belle vue qui s'étend jusqu'aux côtes de France, du haut de son vieux château ou de ses dunes crayeuses. Elle est entourée de solides remparts et de forts. La colline voisine, dite Rocher de Shakespeare, 91v mérite une visite. C'est un amas de fossiles infiniment variés de l'époque secondaire (1). J'en rapportai de jolis spécimens.

Douvres est reliée à Folkestone par un railway pittoresque avec nombreux tunnels. Folkestone a une plage gracieuse avec de nombreux baigneurs.

Nous nous embarquâmes. La mer fut mauvaise, houleuse. Les vagues déferlaient sur le navire. L'administration du steamer prêta charitablement des caoutchoucs aux passagers. Je vis tout le monde malade du mal de mer sans le subir moi-même.

Je voulus voir à Boulogne la colonne de la Grande-armée et l'église Notre-Dame. La colonne rappelle les gloires militaires du premier empire, gloires bien stériles (2). L'église Notre-Dame témoigne par sa richesse de la foi des populations de cette région. Elle n'est pas dans un style classique. C'est de la fantaisie et presque du rococo. Cependant c'est un édifice imposant. Sa haute coupole porte la statue de Notre-Dame. L'intérieur a une véritable profusion de marbres, de peintures et de statues. 92r Les voûtes de la nef sont ajourées et laissent voir une voûte supérieure décorée de peintures représentant des sujets de l'Apocalypse.

L'ancienne statue miraculeuse a été détruite à la Révolution (3). Pauvre France que l'ivresse révolutionnaire avait réduite à l'abjection des ilotes et qui se ruait elle-même sur tout ce qu'elle avait de sacre, de vénérable ou de beau!

La statue nouvelle est cependant comme consacrée par un débris de l'ancienne échappé de l'incendie. - On prie bien dans ce sanctuaire. On éprouve là ce que disait Lacordaire: «Les lieux saints sont au monde ce que les astres sont au firmament, une source de lumière, de chaleur et de vie».

Je rentrai à Paris vers le milieu de juillet.

Tel fut ce voyage, voyage de touriste, voyage de jeune homme, voyage trop rapide et trop peu préparé. Il m'en est resté cependant bien des connaissances utiles, bien des appréciations profitables et je remercie la Providence de m'avoir permis de le faire. 92v

J'achevai rapidement ma thèse de licence. J'avais pris pour sujet «La tutelle». J'y mis quelques fleurs de rhétorique et je copiai beaucoup comme tout le monde. Je subis la thèse avec succès le 18 août. Je n'avais que 19 ans. Je fus bien loué et complimenté et cela ne fut pas sans quelques accrocs à l'humilité.

Une visite de famille à Dorengt, au canton de Nouvion, éveille en moi ma pensée de faire quelques recherches sur l'origine de ma famille.

L'église de Dorengt contient de belles pierres tombales qui redisent la piété et la charité de mes aïeux aux XVIIème et XVIIIème siècles. J'examinai les registres de l'état-civil de Dorengt. Ils remontent jusqu'au XVIIème siècle. lis sont pleins de renseignements sur ma famille.

Elle appartenait évidemment au tiers-état bien que le nom s'écrivit habituellement de Hon et quelquefois d'Ehon avant la Révolution. C'était une famille de propriétaires ruraux et d'agriculteurs. À Dorengt les de Hon habitaient la propriété 93r seigneuriale de Ribeaufontaine. Ils en étaient les régisseurs ou receveurs.

L'origine de la famille serait-elle la terre ou seigneurie de Hon près Saint-Amand (Nord)? Je n'ai pas eu le loisir de faire des recherches de ce côté-là.

Au XVIIIème siècle plusieurs branches se forment. La branche aînée reste à Dorengt, les autres s'établissent à Marle, à La Capelle, à Dunkerque.

Qu'est devenue la branche formée par Nicolas de Hon, marchand à Dunkerque? je l'ignore. Elle fut peut-être la tige des Dehon qu'on retrouve maintenant dans le Nord et a Bruxelles. Un prêtre porte ce nom au diocèse de Cambrai.

La branche de Marle, celle du XVIIIème siècle (car il y en a une autre du XIXème, sortie de La Capelle et qui va s'éteindre) s'est éteinte par alliance dans la famille Perin de Vervins, qui a pour héritier aujourd'hui le baron Quinette.

La branche de Dorengt s'est éteinte aussi par diverses alliances, notamment avec les Fouant de la Tombelle 93v représentés aujourd'hui par le baron de la Tombelle à Paris et avec les de Viéville de Malzy, représentés aujourd'hui par les de Viéville des Essarts, le baron des Essarts, la baronne du Chatelet au château d'Inacourt, les de Nanteuil à Paris (branche à laquelle appartient sans doute Madame de Nanteuil, l'écrivain).

Mademoiselle Marie de Viéville, fille de Maître Jean de Viéville et de Marie de Hon a laissé à Malzy de grands souvenirs de sa charité et de sa piété. Elle vécut de 1768 à 1854 et resta célibataire. La population de Malzy se souvient de «Mademoiselle», la bienfaitrice des pauvres.

Il y a une satisfaction légitime à rencontrer cirez ses ancêtres urne vie honorable et chrétienne. 94r

94r

Table des matières

Première période - La Capelle - 1843-1855
Naissance1843 1
Baptême, 24 mars 1843 1
Noms, patrons 1v
Mère 3r
Père 4v
Domestique 5v
Premiers souvenirs. Dans la famille 6r
À l'église 7v
Au pensionnat 8r
Quelques épreuves 8v
Première communion - 4 juin 1854 9r
La première crise 10r
Voyage de Paris - Août 1855 10r
Relations 10v
Seconde période - Hazebrouck - 1855-1859
Changement de pension - L'action de la Providence 12v
Monsieur Dehaene 14r
Monsieur Boute 17r
Mes maîtres 23r
Le travail de la grâce 24r
Les livres 24v
Les camarades 25r
Les associations
La deuxième année 1856 25v
Alliage - Lutte - Relations 26v
Le milieu 27r
Ma confirmation - ler juin 1857 28r
Ma vocation 28v
Vacances - Voyage de Cologne 1856 29v
Notre-Dame-de-Liesse et Marchais 30r
Chimay et la Trappe
Fin de mes humanités 1859 30v
Premières ouvertures de vocation à mon père 31r
Troisième période - Paris - 1859-1864
Paris, octobre 1859 31v
L'institution Barbet
Compensations 32v
Saint-Sulpice 33r
Le Père Félix 33v
L'abbé Prével 34r
Cercle catholique 35r
Conférence de Saint-Vincent-de-Paul 36r
Deuxième année de droit. 1860-61 36v
La vie d'étudiant 37r
L'école de droit. Les professeurs 39r
Le droit - Les examens. 40r
Encore le Cercle 41v
Relations - Sorties 42v
Arts d'agrément 43r
Londres - Avril juin 1861 43v
94v Westminster 46r
Le Parlement 47r
La Tour de Londres 47v
La Cité - Les docks 48r
Le dimanche 49r
Traits de mœurs 50r
Art-Monuments-Souvenirs 52v
Excursions-Twickenham 55r
Windsor 55v
Kew - Richmond - Hampton-Court 56v
Le retour - L'examen 58r
Relations: Monseigneur Dupanloup - Le Père Gratry 60r
Premières vues sur une œuvre d'étude 61r
Monsieur Poisson 61v
Conférences 62r
Étudiants 62v
Seconde voyage en Angleterre 63v
Les universités: Oxford - Cambridge 66r
Châteaux - Warwick 67v
Villes industrielles: Birmingham - Wolverhampton - Manchester -
Liverpool 68v
District des lacs - Cumberland 70r
Villes anciennes: Cantorbéry, Ely, York, Chester,
Worcester 70v
Les grandes abbayes: Jedburgh - Dryburg - Melrose 72v
Abbotsford 74r
Édimbourg 74v
Les lacs 77r
Quelques villes: Stirling - Perth - Saint-André - Aberdeen 78v
Canal de Calédonie 79v
Oban et les Hébrides: Jona, Staffa, Grotte de Fingal 80v
Glasgow 83v
L' Irlande 84v
La Chaussée de Géants
Dublin 85r
Limerick - La misère en Irlande 86r
Les lacs de Killarney 88v
Retour a Londres 90r
Exposition universelle
Le cardinal Wiseman 90v
Retour a Paris 91r
Thèse de licence 92v
Vacances - Recherches généalogiques
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