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III Cahier

30 7bre 1864 - Toute cette côte de Dalmatie est restée catholique en grande partie, elle le doit aux Vénitiens. Venise a laisse là partout des traces de son passage dans le style des églises, des palais, des campaniles. Quel dommage que les nations catholiques aient tant amoindri par leurs divisions le résultat des efforts immenses qu'elles ont faits pour lutter contre le mahométisme!

La Dalmatie, c'est l'ancienne Illyrie qui comprenait aussi la Bosnie actuelle. La race qui y domine aujourd'hui est celle des Serbes ou 2 Slaves occidentaux, qui ont été transportés là par Heraclius. Cette race slave est vraiment aujourd'hui la plus féconde et la plus largement campée en Europe. J'aime à m'associer aux prières qui se font pour la conversion de la Russie. La Providence nous ménage quelque surprise de ce coté-là.

Toute cette côte de Dalmatie est adossée à une chaîne de montagnes bien aride qui la sépare de la Bosnie.

Zara est la capitale de la Dalmatie. C'était fête quand nous la visitâmes, pour l'ouverture du Parlement dalmate. L'Autriche a conserve de grandes libertés provinciales. Les costumes aux couleurs vives à Zara annoncent déjà l'Orient. Ces costumes n'ont pas du varier beaucoup depuis l'époque romaine. Zara est une petite ville fortifiée, toute officielle et militaire. Zara a deux basiliques des XIIe et XIIIe siècles,la cathédrale et St-Chrysogone avec des belles colonnes monolithes de formes diverses qui doivent provenir de temples romains. Sur plusieurs édifices de la ville on retrouve 3 le lion de St Marc.

L'antique Salone est en ruines, dans un beau site, à l'embouchu­re du Giadro, à l'abri du vent du nord. C'est l'ancienne capitale de la Dalmatie. Des fouilles intelligentes faites par l'archéologue Carrara de 1864 à 1850 ont bien révélé son ancien plan et ses principaux monuments. Son enceinte a été agrandie par Dioclétien. Le sol de ses anciennes portes est sillonné par la trace des roues de chars. Son vaste amphithéâtre était pris dans l'enceinte. Ce qui m'a le plus intéressé c'est son ancienne église, octogone au dehors, circulaire à l'intérieur, comme le temple de Jupiter à Spalato. C'est la transition du style romain au style byzantin et la préparation de tou­tes nos églises à coupoles.

C'était la vendange dans le pays. La raisin est foule dans le champ même et le vin est rapporté dans des outres, c'est primitif. Ainsi faisaient les Romains.

Spalato est une petite ville 4 bâtie tout entière dans les ruines de l'ancien palais de Dioclétien. C'est qu'à vrai dire, ce palais était grand comme une ville. Il devait égaler les magnificences de Versailles.

Dioclétien avait choisi un beau site sur la plage, près de Salone, en vue des cotes d'Italie. Le palais avait son enceinte avec seize tours. Ses constructions étaient séparées par deux larges rues à arcades qui se coupent à angle droit. Un long portique surélevé courait le long de la mer. On y jouit d'une vue splendide. Les bains, quelques salles et les deux temples de Jupiter et d'Esculape transformés en églises sont tout ce qui reste des constructions.

Ce palais était dans le style de la décadence romaine. Tout y était riche, plutôt que beau. Les débris antiques y étaient employés sans art. Les ordres architectoniques y étaient altérés dans leurs proportions. C'est la transition au roman.

Le temple de Jupiter est octogone, 5 et entouré d'un portique, avec deux ordres de colonnes a l'intérieur et une voûte en calotte. Plus tard à Ravenne et à Aix-la-Chapelle la forme octogonale s'accusera même à l'intérieur et le portique extérieur sera supprimé.

Je n'ai pas été peu surpris de voir les hommes à Salone porter des queues à la chinoise. Les femmes portent un voile blanc.

Brazza, Lissa, Lesina.

Ces îles sont crayeuses et arides. Les vallons cependant y revêtent une végétation toute orientale où se mêlent les oliviers, les aloès et les palmiers. On aperçoit sur les sommets des ruines de castels ou de monastères. Lissa est l'antique Issa. Lesina s'appelait Pharos.

Gravose est le port de Raguse. Les Vénitiens accordaient de l'importance à Raguse. On y voit encore le palais des Doges et celui des Provéditeurs, qui rappellent les 6 palais du Grand Canal. Raguse est dans un vallon bien fertile et bien riche.

Les bouches de Cattaro rappellent à s'y méprendre le lac des Quatre-Cantons. La mer forme là une sorte de lac aux formes capricieuses entouré de hautes montagnes.

Suivant l'orientation les cotes sont arides ou boisées. Les villes et villages sont semés sur les coteaux et dans les vallées. Rizana (Risano) rappelle l'antique Rhizon. Cattaro donne son nom au golfe. Ses murailles grimpent sur les pentes du Monte-Nero (Monténégro) .

Nous embarquons des Albanais au riche costume et des fonction­naires turcs avec un harem.

Antivari, c'était la Turquie alors, c'est aujourd'hui le Monténégro. Deux frégates turques stationnaient dans le port. Nos fonctionnaires ottomans les montraient avec fierté.

Avec la Turquie commencent les minarets à l'aspect pittoresque mais aussi la malpropreté et cent 7 autres signes de demi-barbarie. Tout le peuple est arme. Les femmes sont une marchandise. La culture est à l'état primitif. Il n'y a plus ni routes, ni ports. La supériorité morale et intellectuelle de la civilisation chrétienne éclate dans cette transition.

Un prêtre grec, exceptionnellement propre et civilise se trouvait sur le bateau. Il vint nous parler. Je suis, nous dit-il, un prêtre ortho­doxe. Nous dûmes réfléchir pour comprendre. Ces braves gens se payent de mots. C'est un prêtre grec nouveau genre. Il y en a quelques-uns maintenant en Orient qui vont faire leurs études et se mettre au courant de la civilisation dans les universités protestantes de l'Allemagne. Leur pauvre orthodoxie aboutit au rationalisme.

Durazzo, l'antique Dyrrachium, n'est plus qu'une pauvre bourgade malsaine au milieu des marais. 8

Corfou

Nous touchâmes à Corfou en plusieurs points. A Santi-Quaranta (1) un groupe d'indigènes s'embarqua. Ils avaient l'air de vrais turcs, le turban sur la tête et le yatagan (2) à la ceinture. Ils échangèrent avec leurs amis de la cote quelques salves de coups de fusils. Plus loin, c'est Butrinto, l'antique Buthrotum; sur les hauteurs, des castels francs et vénitiens.

Corfou, la capitale, est dominée par sa double citadelle. C'est bien le «aeriae phoeacum arces» (3). On y retrouve facilement la topographie des ports anciens. De splendides jardins entourent la ville et rappellent ceux d'Alcinous, chantés par Homère.

Le consul de France a Corfou, Mr Grasset nous reçut avec beaucoup d'affabilité. Il nous montra une splendide collection de monnaies grecques en or et nous donna bien des renseignements utiles pour le voyage de Grèce. C'était bien un Franc,ais de notre temps, aimable, bon vivant, distingué, mais sans principes religieux. 9

Zante

Après Corfou, notre bateau passa devant les falaises de SteMaura et le fameux saut de Leucade. Plus loin, c'était Céphalonie, la Same d'Homère, dominée par son château vénitien, puis Zante, File des fleurs, avec sa luxuriante végétation, ses villes, ses campaniles.

Le 10 octobre, nous doublions le cap Matapan qui ne présente que des rochers arides et incultes et nous abordions à Syra.

Syra

Syra a un port excellent, abrité par un îlot, aussi c'est l'île la plus prospère du Levant. La ville s'étage sur un cône qui porte à son sommet une pauvre cathédrale catholique. Les Grecs ont bâti dans le bas une nouvelle cathédrale avec un portique ionique en marbre blanc d'un style assez pur. La polychromie des maisons doit être traditionnelle depuis Homère. On y retrouve les corniches d'azur, les murailles d'argent, les portes de bronze. Les poteries ont la forme antique. Les femmes vont chercher l'eau dans des amphores Sur leurs épaules. 10 Tous ces souvenirs classiques me laissent bien froids maintenant. Ils éveillaient alors plus vivement la curiosité de mon esprit, jetais tout fraîchement sorti de mes études littéraires.

Aspect, culture, races, religion de la Grèce.

Nous abordâmes au Pirée le 13 octobre et nous devions en repartir le 26 novembre. Pendant six semaines nous allions parcourir toute la Grèce et rechercher le souvenir des ages héroïques, de l'époque classique et des siècles chrétiens.

Je résume d'abord mes impressions sur l'aspect de la Grèce,ses travaux publics, ses habitants, sa situation religieuse.

La Grèce comme la Syrie a été bien déboisée; sur les cotes surtout elle a un aspect de tristesse et d'aridité qui a frappe tous ceux qui naviguent dans les eaux du Levant. Mais pour qui a pénètre dans ses provinces, il est manifeste qu'elle a encore une puissante végétation et qu'elle a du être autrefois une seconde terre promise. L'intérieur a de frais vallons et de belles forets. La province du Magne, d'Androusa à Navarin n'est 11 qu'une vaste foret de chênes; une autre s'étend d'Olympie à Tripotamo. La vallée de l'Alphée est boisée de pins; le revers du Parnasse est couvert de sapins; la vallée du Boagrius est ombragée de platanes. La culture de l'olivier, celle de la vigne et du coton sont les plus répandues. Le blé est semé avant le labour; la charrue est primitive, on la porte sur l'épaule. L'Arcadie est la province la plus soigneuse, mais toutes sont en progrès.

Les travaux publics sont très développés à Athènes, au Pirée, à Syra, a Patros. Il y a quelques essais à Sparte et a Chalcis. Les monuments les plus nombreux qu'on ait élevés depuis la délivrance sont des églises.

Ce pauvre peuple est a peine sorti des étreintes du mahométisme.

Athènes a de bien gracieux essais de renaissance artistique. Ce peuple a le génie de l'art. Il refera des merveilles d'architecture, de sculpture et de peinture. Les campagnes ont des maisons de briques crues, il en devait 12 être ainsi dans l'antiquité. Ces pauvres maisons ont pour tous ornements: un foyer sans cheminée, des lampes de terre qui brûlent l'huile d'olives, une table basse, des escabeaux, des nattes, des coffres peints. On y cuit le pain sous la cendre.

Il y a en Grèce autant de races que de provinces. On peut les diviser en deux branches principales: les pasteurs ou agriculteurs et les marchands ou marins. Ceux-ci correspondent aux anciens Athéniens, Corinthiens et Eginetes, ceux-là aux Spartiates et aux Arcadiens. Le Grec des cotes, le marchand, est petit, trapu, sans dignité, au regard faux et terne. C'est l'ancienne race ionienne. Le Grec des montagnes est fier et agile, il est soigné dans sa mise et hospitalier. Tous sont avides; ils aiment le gain facile. Leur curiosité est fatigante. Les femmes de la cote sont vêtues de cotonnades; celles de l'intérieur ont une robe blanche et un manteau serré de même couleur. Ce vêtement doit s'être perpétue depuis l'antiquité.

La religion des Grecs semble consister surtout dans des pratiques 13 extérieures. Ils font des signes de croix sans fin et embrassent toutes les images de saints qui tapissent les églises. Leur clergé parait sale, grossier, ignorant. Les moines ont de vastes couvents, de beaux celliers et pas de livres; ils paraissant éminemment paresseux. Ils élèvent quelques enfants qu'ils emploient aux travaux manuels au lieu de les instruire.

Les catholiques sont encore peu nombreux, mais leur clergé a une bien autre tenue que celui de l'église grecque. On baissait en 1864 une modeste église catholique à Athènes et déjà les protestants y avaient un élégant temple gothique et les russes une gracieuse église à coupole. Les nations catholiques comprennent si peu l'influence qu'elles pourraient acquérir et le bien qu'elles feraient en pareil cas en aidant a la construction d'églises dans ces pays de missions! (1) 14

Un jeune étudiant n'aborde point au Pirée sans émotion. C'est dans l'histoire et la littérature de la Grèce que nos études classiques nous ont appris à chercher les modèles du beau et du bien. J'allais visiter la Grèce en étudiant consciencieux. Aujourd'hui, deux pays seuls m'attireraient, la Terre Sainte et Rome, les traces de N. S. et le Centre de l'Eglise.

Je cherchai au Pirée ses trois ports anciens et son acropole; et sur les collines à l'ouest de la ville le tombeau de Thémistocle et le tertre d'où Xerxès, assis sur son trône d'argent, contemplait la bataille navale du détroit de Salamine.

Du Pirée nous gagnâmes Athènes à travers une inondation de l'Ilissus (Ilissós). Les pluies d'automne avaient grossi ce petit torrent souvent desséché.

Athènes rappelle les plus grands noms de la philosophie, des lettres et des arts, mais elle rappelle aussi les noms de St Paul et de St Denis. J'avais déjà le sens assez chrétien 15 pour être plus impressionné par les souvenirs de l'Aréopage que par ceux des jardins d'Académus (Académos), du Portique ou de Lycée. Peut-être quelques-uns des Sages de la Grèce sont-ils au ciel? Ils ont si bien préparé le travail de la philosophie et de la théologie scolastiques! Mais St Paul, lui, est sûrement au plus haut des cieux, tout près de N.S. qu'il a tant aimé.

Les Grecs ont eu le tact de construire leur capitale moderne au nord de l'Acropole, en laissant les ruines anciennes dans leur austère solitude. Le quartier neuf prouve manifestement les facultés artistiques de ce peuple. On y trouve bien des détails nobles ou gracieux d'architecture, de sculpture et de polychromie, empruntes à l'art ancien et combines avec le confort moderne.

L'Université, le Palais du roi, l'Ecole de France, l'Observatoire sont d'heureux essais modernes d'art grec. L'Université surtout est une œuvre de goût. 16 Sa façade polychromée et son portique ionique sont fort bien réussis. Le Palais du roi est bien situé, il domine la ville. Il est vaste et peu orné. Les vastes jardins sont splendides.

Nous assistons à une séance des chambres. Cela ne manquait pas de cachet. Certains députés portaient l'ancien costume national, la fustanelle blanche et le veston brodé. Pour l'agitation, le tapage et le mauvais genre, la Chambre d'Athènes peut rivaliser avec celle de Paris.

Athènes a son théâtre. Nous y allâmes quelques moments par curiosité. Le Roi y vint et toute l'assistance se leva à son entrée avec une parfaite unanimité. Cela parait bien étrange de voir annoncer en grec sur les affiches quelque drame parisien, comme celui-ci: Htriacouta ethx zoh euox cartopaictou - 30 ans ou la vie d'un joueur.

L'Acropole, c'est la montagne sainte, c'est la colline de Minerve, c'est pour les Grecs ce qu'était le mont Sion pour le peuple d'Israël. 17 Quel dommage que le temple de Salomon ne se soit pas conservé au moins comme le Parthénon de Périclès! Mais la justice divine a été plus sévère pour le peuple qui avait reçu plus de grâces. L'Acropole a encore des fragments de ses enceintes successives: murs pélasgiques, murs de Thémistocle et de Cimon, murs de Conon et de Valérien. Toutes les générations ont eu souci de la colline sacrée et de la citadelle protectrice. L'enceinte a ses propylées, comme l'enceinte de Sion, comme les temples d'Egypte ont leurs pylônes. Les propylées ont un portique ionique en marbre de pentélique.

Les deux principaux sanctuaires de la colline sainte étaient le Parthenon et l'Erechteion, tous deux dédies a Minerve. Ce sont les chefs-d'œuvre du style dorique et du style ionique. Le Parthénon, c'est le temple grandiose et majestueux, l'Erechtéion, c'est le sanctuaire élégant et gracieux.

Le Parthénon saisit par l'harmonie de sa forme. C'est un crève-cœur 18 de le voir ruiné et presque détruit. Comme à Milan, le monument a gardé sa blancheur au nord, pendant qu'au midi il se revêtait de teintes chaudes sous les feux du soleil. Dans ces temples toutes les courbes conduisent l'oeil vers les parties ornées, vers les reliefs des frises et des frontons; c'était la en effet que s'étalait l'explication du temple, la glorification du peuple et du dieu auquel l'édifice était consacré.

La cella des temples était petite et devait être réservée aux prêtres, elle était polychrome. Les sacrifices s'offraient le plus souvent sous les portiques et le peuple se tenait au dehors. Il en était de même à Jérusalem.

Les statues et reliefs des frontons et des frises, œuvre de Phidias et de son école sont restés les modèles les plus parfaits de la sculpture. Rien n'en égale la noblesse, la grâce et le fini.

O Sainte Vierge Marie, je vous offre tout ce que ces peuples ont voulu offrir de pure gloire à cette Vierge (1) dont ils ont fait leur mère et leur 19 inspiratrice. La Vierge par excellence, la Vierge éminemment sage, c'est vous. L'art chrétien vous a déjà bien glorifiée, puisse-t-il se surpasser encore et redire votre gloire, mieux que le Parthénon n'a dit la gloire imaginaire de la Vierge du paganisme.

Le peuple grec avait de la piété et même une piété crédule. Le nombre et la beauté de leurs temples peuvent nous édifier. Aujourd'hui que l'art se réveille chez les Grecs, je désire qu'ils surpassent les chefs-d'œuvre antiques pour honorer le Christ et sa sainte Mère.

Il reste quelques colonnes majestueuses du temple de Jupiter Olympien. Le temple de Thésée est tout entier debout. C'est comme un autre Parthénon dans le même style dorique. Il reproduit aussi sur ses frises le combat légendaire des Centaures et des Lapithes.

Le théâtre d'Hérode Atticus est bien conservé mais il est romain. Le théâtre de Bacchus est bien 20 plus intéressant. Il est adosse au flanc de l'Acropole. On retrouve ses coins, ses escaliers, son orchestre dallé de marbre, ses fauteuils finement sculptés et portant le nom de leurs titulaires. Comme la religion était mêlée a la vie publique de ce peuple! Au premier rang se trouvent les fauteuils des prêtres de toutes les divinités de l'Attique: au centre le prêtre de Bacchus, à ses cotés les prêtres des divinités anciennes ont vu leur nom gratté plus tard pour faire place a ceux des prêtres d'Adrien, d'Antinous, etc. Apres les prêtres venaient les magistrats et officiers, les thesmothètes, les stratèges, les polémarques, etc. Ce n'est pas sans émotion qu'on s'imagine les chefs-d'œuvre d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide, récités là 500 ans avant Jésus-Christ.

Il reste aussi de petits monuments, symboles de science, d'art pro­fane ou de piété: la tour des Vents, la Lanterne de Démosthène, les monuments choragiques et les stèles de la voie 21 des tombeaux.

L'Aréopage est un rocher abrupt où l'on monte par des escaliers On y trouve les ruines d'une ancienne basilique élevée en l'honneur de St Denis. Il fait bon relire là le chap. XVII des Actes des Apôtres. J'espère que les catholiques relèveront un jour cette église.

Le Pnyx est un hémicycle soutenu par des murs pélagiques. C'est là que Démosthène dit un grand nombre de ses discours. Il avait l'Acropole à sa droite et demandait sans soute son inspiration à Minerve. La colline sainte devait animer son patriotisme et celui de ses auditeurs.

La colline de Musée portait le tombeau du poète de ce nom et celui de Cimon. On montre sur son versant la prison de Socrate.

Athènes a encore comme autrefois de beaux jardins sur les ruines de l'Illisus (Ilissós). On retrouve à l'ouest de la ville les bois d'oliviers, l'Olivetum chanté dans les choeurs de Sophocle… 22

Près de là est la colline de Colonos où mourut l'infortuné Oedipe. Du haut de cette colline on jouit d'une vue unique: Athènes et son Acropole au premier plan et plus loin le mont Hymette, le Lycabète (Lycabette), le Pentélique. Une église byzantine de Ste-Euphémie remplace le temple des Euménides. Les orientaux aiment ces analogies avec les souvenirs païens.

Nous allions parcourir toute la Grèce pendant six semaines. Il nous fallut organiser toute une caravane, la Grèce ne possédant ni chemins de fer, ni voitures, ni routes même. Nous primes six chevaux et trois hommes de service: interprète, cuisinier et homme de peine. Nous n'avons pas pris de tentes; on nous dit qu'on pouvait toujours loger chez l'habitant. C'était vrai et c'était parfois original et intéressant, mais cela nous exposa a subir tous les insectes les plus fatigants et les plus rebutants. Chaque jour nos bagages allaient en avant, nos hommes choisissaient 23 la meilleure maison du pays, on nous la cédait complaisamment, nous laissions une offrande pour indemniser nos hotes.

Nous partîmes par l'ouest de la ville, en traversant le quartier de Céramique, l'emplacement des jardins d'Académus (Académos) et la Porte sacrée. Nous atteignons successivement l'Olivetum, le Céphise, Colones (Colonne) (1), le mont Poecile. De là la vue s'étend sur la mer et Salamine.

Les premières villes sur cette voie étaient des villes saintes. La piété des païens pourrait parfois nous faire rougir; Daphni c'est la ville de Vénus. Eleusis est la ville de Cérès. Mégare honorait Diane et Jupiter. Les Athéniens portaient là leurs prières et leurs ex-voto. Il reste des traces a Eleusis de ces témoignages de reconnaissance. On retrouve à Daphni l'aire du temple de Vénus. Le Moyen Age y a bâti une belle église a la Ste Vierge. Cette église 24 a une coupole portée sur des pendentifs. Elle est précédée d'un vaste narthex où l'on retrouve le tombeau d'un Villehardouin, duc d'Athènes.

Entre Daphni et Eleusis se trouve la plaine de Thris où suivant la légende Cérès enseigna à Triptolème la culture du froment. La plaine est toujours fertile en froment et en orge. Ses grains servaient à faire les gâteaux sacrés pour le temple.

Plus loin, c'est Eleusis, son acropole et les restes des jetées qui formaient son port. Le temple de Cérès avait son enceinte et ses propylées dont il reste des débris.

Mégare a deux acropoles. On n'y trouve pas d'autres ruines que des fragments de colonnes. On y jouit d'une vue splendide sur le golfe Saronique (1), Salamine et les cotes du Péloponnèse.

De Mégare à l'isthme de Corinthe on traverse une foret où se mêlent les pins, les gigantesques bruyères en 25 fleurs, les caroubiers aux fruits rouges d'où l'on tire la liqueur appelée Mastic et les lauriers roses au bord des ruisseaux.

Corinthe était la ville riche et luxueuse, la ville des arts, des plaisirs et de la débauche. St Paul y trouva quelques belles âmes.

En dehors de Corinthe, l'isthme avait comme une seconde ville groupée autour du temple de Neptune, d'un stade et d'un théâtre. C'est là que se célébraient les grands Jeux isthmiques tous les cinq ans. C'étaient à la fois des concours littéraires, athlétiques et musicaux.

Nous trouvâmes la petite ville moderne de Corinthe toute ruinée par le tremblement de terre de 1856.

L'Acrocorinthe porte aujourd'hui un château franc au lieu de sa citadelle antique et de son temple a Vénus. C'est une montagne escarpée, haute de 600 m(ètres) environ. Sur ses flancs jaillit la fontaine classique de pyrène sous un arc ogival mêlé de débris turcs et byzantins. 26 C'est là au port de Cenchrée que St Paul séjourna, fit des prosélytes et gagna son pain en faisant des filets.

Plus loin Sicyone n'a guère laissé de traces. La ville se trouvait sur un plateau élevé. Plus haut encore derrière la ville on montait par le stade et le théâtre jusqu'à l'acropole. De la on jouit d'une vue splendide. Rien n'égale les teintes douces de ce beau ciel de Grèce, bleu clair en haut et presque gris à l'horizon. Quelles charmantes nuances aussi offrent les eaux bleues du golfe, vers lesquelles descendent les chaînes de l'Hélicon et du Parnasse. A l'ouest ce sont les montagnes du Péloponnèse, à l'est c'est l'Acrocorinthe et l'isthme. C'est un des panoramas qui m'ont le plus frappé dans ce voyage d'Orient.

Tout le voyage de Grèce est une sorte de pèlerinage classique. Toutes les villes antiques sont encore marquées par quelques restes de murs et de 27 temples. On y peut suivre les traces des Héraclides et des Atrides, chantés par Homère, Eschyle et Sophocle. Ces souvenirs me laissaient assez froid, ils rappellent plus de légendes et de crimes que de faits réels et de vertus. J'étais moins insensible à la triple ou quadruple conquête de la Grèce par le Christ.

La première de ces conquêtes fut l'œuvre des apôtres, Paul, André et leurs disciples qui donnèrent la foi à la Grèce. La seconde fut l'œuvre des Chevaliers francs qui battirent les schismatiques grecs. La troisième fut l'œuvre des Vénitiens qui luttèrent là près de cinq cents ans contre les musulmans. La quatrième commence: les héros de l'indépendance ont chassé les mahométans en 1825, nos missionnaires achèveront l'œuvre du Christ.

L'Argolide nous retint quelques jours. C'est d'abord une série de gorges sombres et boisées, qui 28 s'élargissent pour donner place aux ruines de Cléones et de Némée.

Le sanctuaire ruine de Jupiter néméen est bien posé sur un mamelon au milieu d'une vallée plantée de lentisques et de chênes verts.

La plaine d'Argos est riche et bien cultivée, on y récolte le coton et le tabac, elle est semée d'églises byzantines; mais ce qu'y cherche l'archéologue, ce sont ses villes antiques: Mycènes, Tirynthe et Argos. Mycènes a toute son enceinte de murs cyclopéens et pélasgiques. Ces murailles colossales et la porte des Lions, formée de pierres énormes, donnent une haute idée de la vigueur d'esprit et de la force physique des populations de Page homérique. La crypte appelée trésor des Atrides parait moins ancienne.

Tirynthe a aussi son mamelon entouré d'un mur pélasgique.

Nauplie, près d'Argos, n'est qu'une bourgade moderne où l'on visite la maison de Capo d'Istria et le tombeau d'Ipsilonti (Hypsilantis), deux héros de la guerre 29 de l'indépendance.

Argos a un aspect asiatique. Ses habitants assis sur leurs comptoirs n'ont pas la noble fierté des Athéniens, ils sont de race ionienne.

Argos a pour citadelle un des chateaux-francs les plus complète de l'Orient, avec double enceinte, donjon, chapelle et bastions (1). Le théâtre d'Argos taillé dans le flanc de l'acropole était merveilleusement placé. Les spectateurs avaient pour horizon la vallée, ses villes et le golfe.

Les sujets des pièces d'Eschyle et de Sophocle sont souvent tirés de l'histoire de Mycènes et d'Argos. Comme ils devaient passionner les Argiens! Si l'on jouait Electre, par exemple, on entendait le murmure de l'Inachus (Inachos) sur les bords duquel elle rencontra son frère et l'on devinait au loin Mycènes, le séjour de Clytemnestre et d'Egisthe, à peine dissimulée par la colline d'Aspis.

Après Argos nous gravîmes les montagnes pour passer en Arcadie. 30 La plaine d'Argon si aride dans l'antiquité est devenue fertile grâce à d'habiles irrigations. La Grèce se mettra à la culture intense de l'occident. Nous avions rencontré près de Tirynthe une ferme-école dont le directeur nous avait montré avec complai­sance ses beaux fruits et ses instruments aratoires perfectionnés.

Argos a un couvent de moines grecs, l'Arcadie en a un autre; mais ils ne sont guère intéressants. Leurs moines ne paraissent ni instruits ni civilisés.

Le mont Artémisius en Arcadie portait le grand temple de Diane. La piété de ce peuple, qui s'adressait malheureusement à de fausses divinités, confond notre apostasie sociale.

Les Arcadiens sont encore aujourd'hui un peuple de cultivateurs et de pasteurs. Leur province est la mieux cultivée de la Grèce. La Grèce a presque autant de races différentes que de provinces et de vallées.

Après la vallée d'Argon, nous traversâmes celle de Mantinée et de Tégée. 31 Il ne reste de Mantinée que son enceinte de murs circulaires d'un développement de quatre kilomètres environ, et la cavea de son théâtre.

La ville moderne de cette vallée c'est Tripolitza (Tripolis). On y remarque les ruines d'une mosquée et d'un minaret. Les musul­mans ont fui la Grèce après la guerre de l'indépendance.

Tégée n'a que des ruines, ruines de son acropole et de son théâtre, ruines de la ville franque, ruines d'une église. - Dans cette vallée c'était la vendange. A cause de cela on travaillait le dimanche. Les raisins sont foulés sur les champs même dans des fosses enduites de ciment. Le vin est transporté dans des outres et toujours hélas! mêlé de résine. Les Grecs prétendent que cela le conserve. Nous trouvions nous que cela le rend imbuvable.

Ce dimanche-là, comme plusieurs autres en voyage, nous manquions la sainte messe. Il n'y avait pas d'église catholique à notre portée. 32

Nous étions joyeux d'aller à Sparte. Tous les souvenirs de nos humanités se réveillaient en nous. Nous gravîmes la chaîne du Parnon, toute plantée de lentisques, de térébinthes et de fougères arborescentes. Au sommet nous dominions la vallée de Laconie où coulent l'Eurotas et la Magoula. En face de nous se développait la chaîne du Taygète, la plus belle des montagnes de la Grèce. Elle porte sur son flanc la ville de Mistra, la Sparte du Moyen Age. Les ruines de Lacédémone couvrent un vaste plateau bordé par l'Eurotas. Auprès de ces ruines se trouve la ville nouvelle qui était plutôt tracée que bâtie en 1864. Pour l'atteindre il nous restait à traverser une foret d'oliviers et un gigantesque pont turc.

Nous reçûmes une aimable hospitalité chez un ancien magistrat M. Fangoras. Il nous offrit suivant la coutume un verre d'eau, le glyko et le café, et nous céda ses meilleures chambres.

La ville antique était séparée 33 de l'Eurotas par le Platanista (Platanistas), lieu boisé encore aujourd'hui, où les orangers et les mûriers descendent jusqu'aux lauriers roses qui bordent la rivière. C'est un endroit tout poétique et favorable à la médita­tion.

Sur le plateau se trouvaient l'acropole, l'agora, les temples; dans le flanc de la colline étaient la cavea du théâtre, le cirque ou Dromos; vers le Taygète se trouvait le Barathre, espèce de gémonies où l'on jetait les enfants que leurs difformités ou leur mauvaise constitution vouaient à la mort.

On donne le nom de tombeau de Léonidas à quelques assises de pierre. Les ruines d'une église passent pour marquer l'emplacement du temple de Ménélas et d'Hélène.

Nous rêvâmes la nuit du brouet de Lycurgue et des exploits de Léonidas. Singulière ville, qui dédaignait les choses de l'esprit si recherchées par Athènes sa rivale et qui cultivait seulement chez ses 34 enfants la force physique et le courage militaire. Etrange constitu­tion politique aussi, qui put durer des siècles avec deux dynasties simultanées, deux rois qui gouvernaient ensemble comme les consuls de Rome.

Le bon magistrat Fangoras voulut nous escorter à notre départ jusqu'à Mistra et au-delà. Il nous trouvait bien hardis de passer le Taygète à travers des populations de pillards.

Mistra était la maîtresse ville des Francs. Elle sera sans doute abandonnée peu à peu pour la nouvelle Sparte. Elle a encore son château des Villehardouin et plusieurs églises de style byzantin. Sa cathédrale est une réduction de St-Marc de Venise. Elle a huit coupoles et une vaste galerie supérieure à l'intérieur.

Nous passâmes la nuit à Trypi, village de la montagne, aux habitants curieux et farouches. Ces braves gens étaient armés jusqu'aux dents. M. Fangoras ne nous quitta pas, il passa la nuit dans la même chambre que nous. 35 Il fit le soir une longue prière qui consistait en deux ou trois cents signes de croix, alternant avec des inclinations profondes. Il était scandalisé de voir que nous nous contentions de deux ou trois signes de croix avec la récitation de nos prières. Ces gens ont une foi profonde mais peu éclairée.

Une gorge sévère et grandiose nous conduisit sur l'autre versant du Taygète et nous descendîmes à Kalamata. Ce petit port a un vice-consul de France qui nous donna l'hospitalité. Nous le fîmes causer sur la Grèce. Il se louait des progrès matériels du jeune royaume et de la prospérité croissante, mais il était d'avis que les moeurs baissaient plutôt que de se relever et que les Grecs ne valaient guère mieux que les Turcs.

Espérons que la foi catholique viendra rendre la vraie civilisation à ces nationalités qui ressuscitent en Orient.

La plaine de Messène est fertile, bien arrosée et toute plantée d'oliviers 36 et de figuiers. Sur le chemin de Messène, nous visitons le couvent de Vourkano. Sa porte ogivale est de l'époque des Francs. Sa vaste église à coupole est peinte à fresques, mais bien enfumée.

Les moines paraissent désoeuvrés et sans règle. Ils sont malpropres. Le couvent est comme un marché où circulent hommes et femmes, tout a l'air en désordre.

Messène a eu sa période de puissance et de gloire. Elle soutint une lutte héroïque contre Sparte. Elle s'étendait au pied du mont Ithome. Il en reste de vastes ruines: une enceinte mi-partie pélasgique et mi-partie hellénique, des débris de colonnes et de temples, la cavea d'un théâtre, un stade entouré d'une colonnade et ses belles fontaines de Clepsydre et d'Arsinoe (Arsinoé).

Nous logions le soir à Androusa au pied des ruines de son château franc.

29 octobre. Nous traversons l'antique foret de Coumbès (Koubès) 37 pour atteindre Navarin. Ce nom fait battre les cœurs. C'est là qu'en trois heures de temps les flottes chrétiennes coulèrent les vaisseaux de la flotte turque en 1827.

Navarin s'étendait sur une presqu'île. Il n'en reste que de longs murs et les ruines d'une mosquée. Une ville nouvelle se reconstruit dans un pli de terrain. Le port était d'une tristesse navrante, il n'avait que deux bateaux de pêche. On nous dit que par temps calme on apercevait sous l'eau quelques carènes des vaisseaux turcs. Nous voulûmes parcourir le port en barque pour aller visiter au nord les ruines de Pylos ou Télémaque trompa la prudence de Nestor.

Le soir nous nous reposions à Philiatra, bourgade de 4.000 habitants, enrichie par la culture des oliviers. Nous faisions le lendemain une longue route, traversant d'abord les champs d'oliviers d'Arcadia (l'antique Cyparissia) (Kyparissia) puis gravissant des Sommets abruptes pour descendre dans la vallée alpestre de la Néva (Neda), jusqu'au village de Parlitza, sur l'emplacement de l'ancienne Phigalie. 38

Nous passions d'affreuses nuits dans cette pauvre Grèce où la malpropreté laisse un champ libre à tous les insectes.

Phigalie a comme tant d'autres villes antiques de la Grèce gardé son enceinte et ses tours construites en blocs pélasgiques et helléniques. - Bassoe (Bassae), située sur un col des montagnes a conservé en partie son beau temple dorique, dont la frise orne le «Britisch (British) Museum» de Londres. - Nous logions le soir à Andritzena (Andrtsaena). Le fils du médecin vint nous voir pour nous offrir des fleurs et des fruits et pour essayer quelques mots de français.

La vallée de l'Alphée a tous les charmes de la nature méridionale. Les vignes et les lianes, les ilex et les lentisques croissent puissamment Sur les bords des eaux rapides. Sur les coteaux, les pins se mêlent aux chênes et ceux-ci portent le gui sacré qui est devenu si rare en France. Les affluents de l'Alphée, le Ladon et l'Erymanthe 39 arrosent aussi de fraîches vallées.

Olympie était une des principales villes sacrées de la Grèce. Ses ruines couvrent plusieurs collines, l'Altis, le Cronius (Kronion), le Cladeus (1). Le temple de Jupiter est à moitié debout. La cella et le pronaos sont conservés, les colonnes gisent à terre pour la plupart. Entre les collines s'étendent le stade et l'hippodrome. C'est là que se célébraient les jeux dont le retour périodique servait à compter les années et les siècles avant N.S. Jésus-Christ. Quand ferons-nous pour notre Dieu créateur et Sauveur autant que faisait ce peuple pour ses dieux imaginaires!

En allant d'Olympie au golfe de Lépante nous visitâmes deux couvents grecs, ceux de Hagia-Lavra et de Megaspilion (Mégaspiléon). Le premier est pittoresquement adossé aux rochers. C'est là que l'évêque Germanos leva l'étendard de la révolte contre les turcs en 1821. Megaspilion (Mégaspiléon) a bien plus de 40 cachet encore. Sa situation a beaucoup d'analogies avec celle du monastère du Sacro Speco à Subiaco.

C'est vraiment un placage sur le rocher. Les étages supérieurs sont en bois. Il reste une porte en ogive du Moyen Age. C'est le principal monastère de la Grèce. Il rivalise avec ceux du mont Athos.

Une Madone en relief sur la cire attribuée à St Luc, a fait sa célébrité. Les moines y sont nombreux mais comme partout en Grèce,ils sont sales et désoeuvrés. Ils portent de longs cheveux, ils ont les pieds nus dans leurs chaussures. Des enfants non moins sales et coiffés aussi d' une longue chevelure sont à leur service. C'est sans doute un séminaire. La chapelle s'enfonce dans les grottes comme à Subiaco. Elle a de belles portes en CuiVre repoussé, qui représentent l'arbre de Jessé. Les moines nous montrèrent avec orgueil leurs caves où des foudres immenses renferment le vin du monastère. 41

Le principal charme de ce couvent est la vue dont on fouit de ses terrasses. Elle rappelle le panorama de Subiaco. Les gorges profondes et les torrents rapides font de ce lieu un paysage fort pittoresque.

Au col que l'on traverse en allant vers Oegium (Aegion) on trouve une vue plus belle encore sur les flots calmes et azurés du golfe et sur les montagnes variées de la Phocide et de l'Eclide.

Oegium (Aegion) a de splendides jardins et des terrasses garnies d'orangers et de cédrats. Son petit port moderne est assez achalandé.

J'ai été fort touché des souvenirs de St André à Patras. J'ai toujours beaucoup aimé ce grand Saint, l'ami de la Croix du Sauveur.

Les Grecs prétendent posséder les corps de St André, de St Luc et de St Thimothée dans leur église de St André à Patras. Ces corps y ont reposé, il en reste sans doute quelques reliques.

Du haut de la ville on jouit 42 d'un splendide panorama. Au loin, à l'ouest, c'est Ithaque et son arête de rochers. Autour de la ville ce sont de riches plaines semées de villas nombreuses et plantées de vignes et d'oliviers. Au-delà des belles eaux du golfe, c'est le Parnasse et l'Hélicon.

C'était la fête de St Démétrius, un des patrons de la Grèce,avec St Georges, toute la population alla à l'église. Nous rencontrâmes aussi un enterrement. C'était une jeune fille que l'on conduisait au cimetière. Le corps revêtu de ses habits de fête et entouré de fleurs était porté sur les épaules dans un cercueil ouvert. C'est ainsi que devait être le fils de la veuve de Nain quand N.S. le rencontra. Quatre prêtres suivaient une bannière blanche, un enfant portait un plat de bonbons, serait-ce encore une coutume païenne?

Pendant la nuit que nous passâmes à Patras, un tremblement de terre ébranla le sol et la maison. Grande fut notre frayeur, mais 43 nos hotes vinrent nous rassurer. «Dormez en paix, nous dirent-ils, cela arrive de temps en temps à Patras; il n y a rien à craindre, nos maisons sont construites en conséquence». En effet toutes les maisons n'ont qu'un rez-de-chaussée et les murs ont une épaisseur de 80 cent. environ.

Le château de Morée et celui de Roumélie se regardent et resserrent le golfe. Ce sont des enceintes de murs crénelés vénitiens avec quelques casernes. Nous couchâmes dans une pauvre habitation près du château de Roumélie. Nos chevaux ne purent être passés embarque que le lendemain.

8 Novembre. La ville de Lépante est étagée sur un contrefort des montagnes. Un château vénitien lui sert d'acropole; ses murs descendent en éventail vers le golfe. Oh! la belle victoire que celle de don Juan d'Autriche à Lépante! C'était le 7 octobre 1571. Don Juan 44 commandait les forces réunies de Venise, de l'Autriche et du Pape. L'Eglise entière priait le chapelet pour ses soldats. Les Turcs perdirent 200 galères et 30.000 hommes. C'est le point d'arrêt de leur puissance.

Les Etoliens ont un type particulier. Ils ont le visage petit, ramassé, étroit à la partie inférieure.

Après Lépante nous eûmes deux jours et deux nuits de pluie, d'orage et de vent. Les sentiers n'étaient plus praticables. Les torrents étaient grossis et envasés. Nous remontâmes bien haut pour trouver un gué. Quelle journée! les malles flottaient sur les eaux, les chevaux refusaient d'avancer et menaçaient de nous laisser là.

Enfin nous arrivâmes à Galaxidi, petit port commerçant, qui a,dit-on, 600 bâtiments sur mer, mais les habitants sont bien sauvages et inhospitaliers. Les magistrats durent nous protéger contre leurs mauvais procédés. Nous nous embarquâmes pour Scala 45 di Salona.

Nous arrivions à Delphes, la ville sainte, la ville d'Apollon. Delphes était élevée dans la montagne et dérobée à la vue. La ville se divisait en deux parties inclinées vers le lit d'un torrent dans une brèche profonde au pied des hautes parois rocheuses des «Phoedriades» («Phaidriades»), premier étage du Parnasse. La fontaine de Castalie (Kastalie) jaillit dans la fente des rochers. Elle était conduite par un canal dans une piscine où l'on descendait par des escaliers. En haut de la ville un mur de marbre chargé d'inscriptions votives soutenait l'aire du temple, dont il reste seulement quelques colonnes cannelées. On retrouve dans la ville les ruines du stade et les terrasses des habitations. Plus bas, un plateau entouré de murs cyclopéens servait de lieu de réunion aux Amphyctions. Au-dessous de la ville un monastère se cache dans la verdure des oliviers.

Comme le démon sait imiter 46 les choses de Dieu! Ce temple, ces ex-voto, cette fontaine, tout cela rappelle le temple de Jérusalem et les plus célèbres sanctuaires d'aujourd'hui.

Mais le véritable Apollon, le Dieu de la lumière, des arts, et des lettres, le fils du Dieu suprême, c'est notre Jésus. La véritable Minerve, le siège de la sagesse, c'est Marie notre reine.

Il fallut longer et contourner toute la chaîne du Parnasse pour aller de Delphes aux Thermopyles. Les sentiers sur les flancs des montagnes en Grèce sont de vrais casse-cou.

Une fois, mon cheval roula dans un ravin, j'eus le temps de sauter sur le bord du sentier. Souvent dans ce voyage j'échappai à un grave danger par une protection providentielle.

Le Parnasse est assez boisé. Ses flancs portent des pins et des sapins, les gorges et les vallées sont remplies de platanes. Les chênes abondent sur les bords du Céphissus (Képhisos - Céphise).

Pendant que nous suivions la vallée 47 nous entendions la fusillade sur la montagne. Les klephtes ou brigands luttaient contre les gendarmes.

Nous franchîmes le Callidrome. En haut du col la vue s'étend sur tout le golfe de Lamia et la chaîne de l'Othrys. Les alluvions du Sperchius (Spercheios) ont élargi le passage des Thermopyles. Il n'y a cependant que quelques mètres encore entre les rochers à pic et le marais. Les sources minérales, chaudes et froides, abondent. Il y en a de sulfureuses, de ferrugineuses, de calcaires.

Le patriotisme est une chose sainte. On frémit en contemplant cette étroite prairie où lutta et mourut si courageusement Léonidas.

J'aime mieux cependant la mort des martyrs, leur cause était plus noble encore, c'était celle de Dieu.

Nous revînmes par la vallée du Boagrius. Le torrent retentit sur les rochers, comme au temps d'Homère. C'est une des plus belles vallées de la Grèce. Les platanes y croissent vigoureusement. 48

15 Novembre. Nous remontons le Boagrius jusqu'à sa source, nous contournons le Parnasse a travers les bosquets de térébinthes. Aucun souvenir classique ne nous échappe sur notre route.

Nous reconnaissons l'emplacement et quelques ruines d'Elatée et de Daulis. Nous gagnons la source et la vallée du Céphise. Chéronée sur un contrefort du Parnasse a encore son enceinte, de murs pélasgiques et helléniques flanqués de tours carrées. On y retrouve les débris d'un lion colossal, souvenir de la Victoire de Philippe. C'est ce symbole qu'on a copié de notre temps à Waterloo, à Lucerne, à Belfort. C'est la patrie de Plutarque. Une église de village à Géphyri possède un relief antique d'une grande finesse, représentant un berger.

Orchomène possédait le temple des Grâces. Elle n'a plus que des débris de sa citadelle. De là la vue s'étend sur le lac Copais tout garni de joncs et marécageux, 49 dont on veut aujourd'hui tirer parti pour l'agriculture.

La grande plaine de Livadie va jusqu'à l'Hélicon. C'est même sur un contrefort de cette chaîne que s'élèvent la citadelle et le château franc de Livadie. Il y a là comme à Delphes des traces d'un sanctuaire mystérieux qui était l'objet d'un véritable pèlerinage. Sur les flancs d'une gorge dans laquelle murmure une fontaine, s'ouvrent des grottes qui ont gardé des traces de peintures et d'ex-voto, c'est la que Trophonius rendait ses oracles.

A Thespies d'humbles chapelles demi-ruinées ont succédé aux riches temples des Muses. Quel dommage que ce peuple ait eu une mythologie si ridicule, il était si religieux, si intelligent, si artiste. Et dans cette mythologie même il y avait comme un soupçon devenu, hélas! une parodie de notre ciel chrétien avec ses saints et ses anges. 50

Leuctres et Platée, encore deux noms historiques. Platée, ses plaines, ses rivières, son acropole ont été décrits exactement par Hérodote, mais cet écrivain souvent fantastique a du exagérer quand il a mis 300.000 Perses en lutte avec Pausanias. La colline où campa Mardonius et son armée ne pourrait guère porter plus de 30.000 hommes.

Thèbes a eu sa période de prépondérance en Grèce. Elle était élevée sur trois collines au centre de la plaine de Béotie. Epaminondas et Pindare l'ont faite glorieuse. Le Poète avait sa maison sur les bords de la gracieuse fontaine de Dircé. Il a bien chanté Apollon, le dieu protecteur de sa patrie.

Nous trouvâmes une belle route en construction vers Chalcis. La route va de colline en colline. On y jouit de belles vues sur le canal et File d'Eubée. Nous avons pu constater le curieux phénomène de l'Euripe, le courant alternatif des vagues dans le canal. 51

L'île est reliée par un pont tournant à la terre ferme. Chalcis a encore son enceinte de murs crénelés. Elle a une ancienne église franque à voûte d'arête et une mosquée transformée en caserne.

Nous passâmes au retour a la «pierreuse Aulis». Sa petite baie pouvait bien contenir toute la flotte grecque au temps d'Homère. D'Aulis à Vrana c'est la plaine de Marathon. On-y retrouve quelques débris des temples de Rhamnus (Rhamnus) et la base d'un monument carré appelé le tombeau de Miltiade, avec les tumuli des Grecs.

On reconnaît le marais ou furent rejetés les Perses.

A Vrana, les insectes nous firent une telle guerre que nous battîmes en retraite à 4 h. du matin pour faire l'ascension du Pentélique. Nos vêtements avaient emprunté tant d'insectes aux maisons malpropres des Grecs, qu'il fallut pour en avoir raison tout livrer au feu en arrivant à Athènes et renouveler notre costume. 52

La vue du Pentélique est une des plus belles que nous ayons rencontrées. Nous avions à nos pieds tous les détails de la plaine attique et de ses collines. Au sud, Eleusis et Mégare. A l'ouest, le Parnasse blanchi par la neige (20 nov.); au nord l'Olympe, et même le Pélon et l'Ossa par-dessus l'arête de l'Eubée. Au loin l'Ida de Crete et même les cotes de l'Asie mineure.

La plaine entre l'Hymette et le Lycabète (Lycabette) a vu naître Périclès, Socrate et Aristide.

Rentrés à Athènes nous fîmes encore l'excursion d'Egine. Le temple d'Egine ressemble au Parthénon. Il est péristyle. Il a encore ses autels au proneos et au posticum. Ces autels permettent de se représenter les cérémonies des sacrifices chez les païens et même au temple de Jérusalem.

Le gros temps nous retint cinq jours à Syra. Nous pûmes mettre à jour notre correspondance et nos notes. 53

Notre voyage de Grèce était termine. J'avais vu avec plaisir, avec curiosité, avec intérêt tout ce qui concerne l'art et l'histoire profanes, mais j'avais été intimement ému surtout quand je rencontrais quelque grand souvenir chrétien comme ceux de St Denys à Athènes, de St Paul a l'Aréopage et à Corinthe, de St André à Patras.

Il devait en être de même dans tout ce voyage, N.S. me donnait cette grâce.

Nous passâmes près de Chio la nuit. Nous apercumes File et sa capitale étagée sur la cote.

Le golfe de Smyrne offre un immense abri aux navires. Nous passons devant le cap de Clazomène (Clazomènes) et une forteresse turque délabrée. C'est de la mer qu'il faut voir Smyrne. La ville a un aspect pittoresque. Elle s'étend au pied du Pagus, montagne verdoyante qui porte une vaste forteresse génoise. 54

La vallée du Ménès descend de sa vallée sauvage le long du Pagus. Les cimetières musulmans forment de beaux groupes de cyprès. Smyrne forme trois villes distinctes: la ville franque et la ville grecque dans la vallée, la ville turque sur le flanc du Pagus. Les catholiques ont de belles églises, notamment celle des Franciscains où nous avons eu le bonheur d'assister a la messe. Ces églises sont modernes et dans le goût italien. Nous montâmes au Pagus. Il porte sur ses flancs les ruines du stade et du théâtre. C'est là au stade qu'eut lieu le martyre de St Polycarpe. J'en relus la description avec une émotion profonde.

Smyrne est entourée de beaux jardins d'orangers. Plus loin dans la vallée ce sont d'immenses plantations d'oliviers et de figuiers.

Je vis là pour la première fois, au pont des caravanes, un groupe de chameaux. Ces animaux énormes, au long cou, aux larges pattes, 55 marchant sans bruit et regardant les passants ont l'air tout confus de se voir conduits par un gamin grimpe sur un âne.

Nous devions revoir Smyrne au retour de la Syrie.

Nous primes à Smyrne un autre bateau du Loyd (Lloyd) pour Alexandrie. Nous passâmes devant la montagneuse Samos. Nous longions la belle cote d'Asie Mineure où des montagnes boisées forment un arrière-plan frais et gracieux. Nous avons contourné Pathmos. Elle forme comme deux îles reliées par un isthme. C'est au petit port de Phora qu'aborda St Jean. Le couvent de l'Apocalypse ressemble à une blanche forteresse entourée d'une ville. J'ai toujours aimé tendrement St Jean. Ses souvenirs en Asie Mineure m'ont profondément ému. Je l'y ai prié de bon cœur. J'envie son intimité avec Jésus. -

Nous passâmes aussi près de Cos et nous apercevions au-delà de cette île les hauteurs d'Halicarnasse. 56

Nous pouvions nous familiariser avec l'Orient, ses races et ses coutumes sur le pont du navire. Nous avions avec nous des turcs, des Arabes, des Arméniens, des Grecs, des juifs et en particulier le pacha de l'Iemen avec sa suite de 60 personnes: femmes, esclaves, piqueurs, fauconniers, etc. Le fils de ce vénérable pacha parlait français. Il nous donna bien des renseignements intéressants. Ils se rendaient dans l'Iemen. Il nous signala un esclave circassien acheté 500 francs, un petit esclave noir acheté d'un faiseur d'eunuques. Les victimes de ces industriels meurent, nous disait-il, dans les proportions de 4 sur 5 pendant la mutilation qu'on leur fait subir. Le pacha avait aussi ses lévriers et ses fauconniers avec l'oiseau sur le poing. C'est le Moyen Age pris sur le fait. Un esclave noir lui présentait sa montre et lui allumait son chibouk (1).

Tous les musulmans du bord se 57 prosternaient vers La Mecque aux heures réglées. Ces gens ne connaissent pas le respect humain. - Maîtres et serviteurs couchés sur un tapis prennent le même repas dans une écuelle de fer blanc: ce sont des tranches de boeuf séché à l'ail, des olives dans la saumure, des melons d'eau, du fromage, des oranges. - Les Grecs ne mangeaient que du poisson, c'était l'Avent. - Une femme âgée, presque aveugle attirait l'attention de tous par ses chants mélancoliques; nous la retrouvâmes au St-Sépulcre.

Des Russes au bonnet fourré restaient indifférents et immobiles sous les pieds des matelots qui montaient sur eux pour la manœuvre.

Un groupe de Circassiennes aux traits réguliers et sans expression, aux ongles teints de rouge étaient conduites en Egypte pour y être vendues.

Tout cet ensemble, c'est bien l'Orient avec ses races diverses, ses costumes, ses moeurs stationnaires. 58 Quelle pauvre civilisation ont ces gens-là! Leur vue est la plus saisissante des prédications. A peine sorti des pays catholiques, on trouve l'esclave, l'eunuque, le harem, la paresse, la malpropreté, l'ignorance, la grossièreté. Il y a quelque chose cependant qui doit nous humilier, c'est que tous ces peuples prient. «J'ai visité presque tous les peuples» dit Fingenieur Ernest Michel, et je n'en ai vu aucun sans religion». Hélas! Les Orientaux appellent la France «le peuple sans religion».

Du 8 au 31 décembre. - Ce n'est pas sans émotion que nous abordions cette terre d'Egypte où nous attiraient tant de souvenirs sacrés et profanes, tant de monuments et une nature toute tropicale et toute nouvelle pour nous. Alexandrie est située sur une langue de terre entre la Méditerranée et le lac Maroeotis. Ses deux ports sont abrités par File de Pharos, qui est reliée à la cote par une digue, œuvre des Ptolémées. Le port occidental est seul en usage. Il est vivant et rempli de vaisseaux. La passe qui y conduit est coupée par des récifs. Il faut un pilote du port pour entrer. Les pauvres fel­lahs se pillent les colis des voyageurs. Les Anglais les cravachent avec arrogance. C'est reçu et ces pauvres diables s'y attendent.

Nous devions faire un bien long séjour à Alexandrie par suite d'incidents désagréables. Nous 60 attendions une lettre de change. Nous la cherchions tous les jours a la poste française, elle était arrivée à la poste autrichienne et nous ne le savions pas. Ce fut un exercice de patience (1).

Pour voir l'ensemble de la ville il faut monter aux forts qui s'élèvent derrière Alexandrie. Nous allâmes un jour au fort Napoléon, un autre jour au fort Caffarelli. L'aspect de la ville est magnifique. La Méditerranée forme le fond du tableau. Derrière les forts, c'est le lac Maroeotis. La ville a deux parties bien caractérisées, la vieille ville arabe et la nouvelle cité franque. La première est relevée par ses minarets, la seconde par ses clochers. Une couronne de palmiers entoure la ville. Dans la direction du canal Mahmoudié la végétation est splendide: les orangers remplissent les jardins, les tamarix et les sycomores bordent les avenues.

A l'est un immense champ de débris et de décombres marque l'emplacement 61 de l'ancienne ville des Ptolémees, le Bruchium où s'étalaient tant de merveilles: palais, temples, établissements scientifiques. Il ne reste debout qu'un obélisque appelé «aiguille de Cléopatre» et la colonne dite de Pompée. Un lazaret couvre l'emplacement du palais des Ptolémées. Plus loin s'élevait la villa de Timonium où Marc Antoine vint oublier ses désastres après la bataille d'Actium.

A l'ouest de la ville d'autres ruines marquent l'emplacement de l'ancienne nécropole. Quelques salles y ont gardé des peintures analogues à celles de Pompei.

Alexandre le Grand n'est pas oublié dans la ville qui porte son nom. Le peuple croit y voir son tombeau dans un simple sarcophage de pierre au milieu d'une place publique. Ce tombeau est couvert de sachets, de linges, de cheveux et autres menus objets qui marquent la superstition de ce peuple. Je m'imagine que c'est simplement le tombeau de quelque marabout (1) du nom d'Alexandre.

62 Les catholiques ont plusieurs églises. Celle des Franciscains est dans le Bout italien; elle est vaste et pieuse; elle est dédiée à Ste Catherine. J'y fis de bon cœur mes dévotions à Noël. Ste Catherine et St Marc, ce sont les deux noms qui peuvent émouvoir le plus un catholique a Alexandrie.

Alexandrie, c'est déjà l'Orient, dans ses moeurs et dans sa végétation surtout. Les Egyptiens portent une robe blanche ou bleue; la robe blanche est plus distinguée. La robe est entr'ouverte sur la poitrine et laisse voir un gilet fermé, les jambes sont nues. Les femmes sont voilées, les yeux seulement sont découverts. Les chrétiennes suivent la même coutume, même à l'église. Les enfants sont presque nus. Ceux du peuple ont souvent les yeux malades, ils ne savent pas se garantir ni du soleil, ni de la poussière.

Une spécialité de l'Égypte, ce sont ses petits ânes, légers, gracieux, rapides, qui transportent tous ceux qui ont quelque course à faire. Le petit ânier qui les suit et les stimule est un serviteur 63 fort utile. Les Egyptiens font la sieste ou le kief de midi a 2 heures. C'est de trois heures à cinq heures que les oisifs se promènent sur la place des Consuls, en hiver du moins; c'est sans doute plus tard en été. On fait usage le soir de lanternes vénitiennes. Les bazars, les okels ou entrepôts, les maisons arabes ornées de moucharabis et de balcons ont le cachet national mais ne peuvent par rivaliser avec les splendeurs du Caire.

Nous rencontrâmes un convoi funèbre. Le corps est porté à découvert, il est suivi de pleureurs et de pleureuses, celles-ci s'agitent, crient, gesticulent, se lamentent et agitent un voile en l' air. Il y a sans doute bien des siècles que cela se passe ainsi, l'Orient est le pays de l'immobilité.

Le consul nous reçut gracieusement. C'était M. Tastu, fils de Madame Tastu, l'écrivain que l'on connaît.

Nous fîmes une excursion a Ramleh. C'est vers l'est à l'entrée 64 du désert. Un chemin de fer y conduit. C'est un groupe de villas entourées de jardins merveilleux. Je vis là quelques champs de coton. Sur le chemin est Nicopolis, ancien camp romain abandonné.

Alexandrie est comme un point de transition antre l'Occident et l'Orient. Le Caire devait m'offrir bien plus d'intérêt à tous les points de vue.

Nous allâmes d'Alexandrie au Caire par chemin de fer. Le Delta est une plaine bien monotone. Elle est toute semée de coton; cependant en approchant du Caire on rencontre quelques champs de céréales. Les villages sont de petits groupements de masures cubiques en briques crues et couvertes en terrasses? Cà et là on aperçoit quelques bouquets de palmiers. Des caravanes de chameaux circulent sur les chemins ou sentiers. Des fellahs pompent l'eau par des manèges ou la puisent par un panier suspendu à une perche qui fait levier. Ces puits agricoles se nomment des sakieh. De nombreux oiseaux 65 aux couleurs vives et variées égaient ce paysage monotone. De beaux ibis blancs fendent l'air rapidement. En approchant du Caire on rencontre des plantations d'oliviers. On aperçoit au loin les dunes du désert derrière les coupoles de la ville.

Nous débarquons près de l'Esbékiéh. C'est la grande place du quartier franc. Les guinguettes y abondent. C'est moins beau et moins riche que la place des Consuls à Alexandrie. Le Caire a donc aussi son quartier européen où dominent la langue et les moeurs de l'Italie. Toute la colonie devait se trouver quatre jours après aux courses de chevaux. La tout se passa presque à l'européenne. C'était à l'entrée du désert près du palais délabre de l'Abbasièh. Il y avait bien une centaine de voitures et quatre ou cinq mille personnes. Ce sont les pachas et employés turcs qui font courir. Le vice-roi offre un dîner de plusieurs centaines de couverts à ceux qui ont payé 66 l'entrée dans l'enceinte. C'est fort primitif et fort peu distingué. Quand donc porterons-nous aux peuples affamés de civilisation chrétienne autre chose que des courses, des guinguettes, des cirques, des théâtres, des cafés chantants et des loges maçonniques? Heureusement que nos missionnaires réparent un peu ces folies!

La ville arabe a un grand cachet. Le Caire est la capitale intellectuelle des Arabes. L'art arabe est harmonieux, il a des détails ravissants. Il parait bien avoir été la source de notre art gothique L'ogive y joue un rôle capital. Des monuments arabes attribues aux Xe et XIe siècles, accusent les formes gothiques des XIIIe et XIVe siècles en Occident. Le Mouski est la grande rue arabe, rue tortueuse, étroite, ombragée par des nattes. Mais quelles gracieuses sculptures aux portes des maisons, aux balcons, aux auvents, aux moucharabis!

Les rues commerçantes sont autant de bazars où les marchands accroupis sur 67 un comptoir dans leurs petites boutiques de quatre mètres carrés fument, boivent et prient. La rue des essences est toute parfumée; celle des étoffes de soie est bien chatoyante; celle des vases et ustensiles de cuivre ciselé et repousse a l'air d'une salle de musée Moyen Age; la rue des changeurs juifs fait rêver aux publicains et aux banquiers de l'Évangile.

Les écoles sont originales. Ce sont des fondations sacrées comme les mosquées, maîtres et élèves sont assis sur des nattes et lisent en se dandinant. Le Coran fait a lui seul l'objet presque unique du programme.

Les fontaines sont aussi des fondations publiques. Les unes sont d'assez gracieux édicules de marbre dans le style usité en Turquie aux XVIIe et XVIIIe siècles. Les autres sont des simples tubes ou mamelles ou les passants vont aspirer l'eau pour étancher leur soif.

Les petits ânes remplacent les voitures dans ces ruelles étroites et remplies 68 de monde. Ces petits animaux sont aussi alertes, intelligents et même gracieux que leurs frères d'Occident sont stupides, malpropres et repoussants. Ils courent, poussés par leurs jeunes âniers. Ils les transportent rapidement sur tous les points de la ville et ne se font point trop payer. Je m'explique mieux après ce voyage les traits de l'Evangile ou nous voyons N.S. honorer l'âne de son choix pour porter sa mère en Egypte et pour faire son entrée à Jérusalem.

Les bains d'Orient donnent une idée assez exacte des bains romains. On y retrouve les bassins de natation, les salles tièdes, les bains de vapeur. Ce sont les raffinements d'une civilisation païenne.

Plusieurs mosquées ont leurs moines appelées Derviches. Les derviches-tourneurs sont une curiosité du Caire. Nous nous empressâmes d'aller les voir et d'assister à leur oraison d'un mysticisme original. Ils étaient au nombre de 17, vêtus de robes de couleurs 69 différentes et coiffés de hauts bonnets en feutre gris. Ils se réunirent dans une salle entourée de grilles et de tribunes où le public est admis. Un lecteur psalmodia lentement quelques pages, puis nos hommes se mirent à tourner lentement au son de trois chalumeaux nasillards. Bientôt les tambourins animèrent l'accompagnement et la valse sacrée s'anima. Ces gens étendaient les bras et tournaient jusqu'à s'étourdir, singulier procédé pour abstraire son esprit des choses humaines et s'exciter à la méditation. Le fruit peut-il être autre chose que des vertiges et des hallucinations? Ces braves derviches s'y reprennent à trois fois avant de s'accorder un repos par lequel ils auraient du commencer.

Nous avons fait deux ascensions pour avoir une vue d'ensemble. Nous sommes montés successivement au Mokatam et à la Citadelle. La vue est merveilleuse de ruelles 70 et de terrasses. A l'est c'est la ville des morts, l'immense cimetière et ses mosquées, plus loin, c'est le désert de Suez. Au nord, on voit les châteaux de l'Abassich et de Choubrah puis les cultures du Delta. A l'ouest, c'est la belle végétation avec la chaîne libyque.

Le Caire est merveilleusement riche en belles mosquées de style arabe. Ce souvenir réveille en moi l'horreur de notre fameuse Révolution qui a stupidement détruit toutes nos richesses artistiques.

La mosquée d'Hassan a une majestueuse élévation. Elle a comme les autres un portique à ciel ouvert, une foret de colonnes, une chaire finement sculptée en arabesques de bois de sycomore. Les murs sont tapissés de larges inscriptions en caractères koufiques (1). Les portes du tombeau princier y sont incrustées d'or et d'argent.

La mosquée d'El-Moyed est remarquable par ses plafonds à caissons gracieusement peints en bleu et or et par ses portes 71 ornées d'applications de cuivre repoussé et ciselé sur des panonceaux de sycomore.

La mosquée de Nasser Mohamed rappelle notre architecture du XIVe siècle. Elle a le plus gracieux des minarets, tout brodé d'arabesques en ciselures.

Il nous fallut un firman du pacha et l'escorte d'un janissaire pour visiter la mosquée des Fleurs (El-Ayhar) (Al-Azhar). C'est toute une université. On y compte, dit-on, 32.000 étudiants. On y enseigne tout le programme de la science égyptienne depuis la lecture jusqu'aux mathématiques et au droit. Hommes et enfants, assis sur des tapis, lisent le Coran, la grammaire, l'arithmétique et les lois.

C'est un immense «Hall» avec une foret de colonnes, treize rangées sur neuf.

La mosquée El-Ghouri est fort belle. Elle est dallée en mosaïques comme les basiliques romaines. Ses fenêtres sont fermées de verres de couleur. Ses plafonds a caissons sont peints en vieil or. Ses corniches sont fouillées comme des rayons de miel. 72 Son Member (chaire) est tout incrusté d'ivoires et de petits panneaux sculptés en gracieuses figures géométriques.

La citadelle du Caire est une vaste acropole. Elle contient le palais de Méhémeth-Ali; sa mosquée où l'albâtre est prodigué en placages ou même en colonnes monolithes; la mosquée de Kalaoun avec sa foret de colonnes antiques de plusieurs modules; le puits de Joseph dans le rocher. Le souvenir de Joseph est resté vivant en Egypte.

Le cimetière est une des grandes curiosités du Caire. Sa partie principale au sud-est remplit tout un vallon aride. Une trentaine de mosquées ou de vastes monuments dominent les modestes tombes du peuple qui sont de simples tertres de pierre avec deux lames dressées aux extrémités. Les principaux monuments sont les mosquées du sultan Barkouk et de Kait-Bey. Celle-ci a sa coupole ornée d'entrelacs géométriques finement sculptés. Elle a un riche dallage en 73 mosaïque, une chaire élégante en marqueterie. On y montre de prétendues traces du pied de Mahomet.

Le Caire a plusieurs buts d'excursion qui s'imposent: le Vieux-Caire ou Fostat, Héliopolis, le barrage du Nil et la Foret pétrifiée.

Le Vieux-Caire est a peu de distance au-delà de quelques champs de cannes a sucre. Il est relié au Mokatam par un aqueduc ogival bâti par Saladin. Il comprend deux parties: Fostat et Babylone. Fostat est la ville d'Amron le Conquérant (1). Son corps y repose dans la mosquée qu'il a fait élever avec des colonnes antiques. On y voit un puits merveilleux et légendaire. C'est une petite ville cophte. Son église St-Georges a une chaire finement sculptée avec les figures des quatre évangélistes. L'antique Babylone d'Egypte a conservé son enceinte romaine. Sa vieille basilique est bien vénérable. La crypte passe pour avoir été le lieu du séjour de la Sainte Famille. J'y ai prié de bon cœur. 74

Le Caire avec ce sanctuaire et les souvenirs d'Héliopolis est bien comme le vestibule de la Terre Sainte.

Nous allâmes à Héliopolis avec les gracieuses montures du Caire par une belle avenue de sycomores et de gommiers. L'arbre qui passe pour avoir été le témoin du repos de la Ste Famille est un beau sycomore de sept mètres de tour, auprès d'une modeste fontaine. On frémit en ces lieux témoins de si grands mystères. J'étais moins archéologue que mon camarade de route et je faisais ce voya­ge avec la préoccupation de ma vocation qui allait se déterminer, aussi les lieux de pèlerinage m'impressionnaient-ils vivement.

Une voiture nous conduisit un autre jour au fameux barrage du Nil. C'est un beau travail d'ingénieur. C'est un immense pont de 70 arches dont plusieurs peuvent se fermer par d'immenses vannes de fer pour retenir le Nil, favoriser l'inondation 75 et suppléer à la crue des eaux.

La «Foret pétrifiée» est au désert à deux lieues à l'est du Caire. Ce sont les débris de bois de plusieurs essences, pins et palmiers, sycomores et gommiers qui sont réduits à l'état de pétrification. Il n'y a plus un tronc debout. Ce sont comme des monticules de copeaux de pierre. C'est vraiment une des curiosités naturelles les plus étonnantes du monde.

Nous avions vu Le Caire et ses environs. Nous allâmes à Boulacq faire le choix d'une dahabich (petit voilier) pour le voyage du Nil et nous passâmes un contrat avec deux drogmans (1) Nubiens. Deux compagnons se joignirent à nous, le fils d'un banquier russe, élevé a Utrecht et le jeune baron de Maltzam de Mecklembourg.

12 Janvier. Nous allions passer deux mois sur le Nil,deux mois dans notre cange, poussés par le vent ou tirés par nos hommes et nous arrêtant souvent pour visiter les temples, les palais et les tombeaux des siècles anciens. 76 Nous devions être privés pendant ce temps de toutes ressources religieuses; nous n'aurions ni prêtres ni églises à notre portée.

Nous étions quatre. Mes deux nouveaux compagnons, M.Bohtlingk et M. de Maltzam étaient protestants. Nos rapports étaient ordinairement courtois. Nous causions beaux-arts, littérature, voyage. M. de Maltzam avait une âme délicate et élevée. Il avait reçu une éducation soignée. C'était un collectionneur. Il releva toutes les espèces de coquilles du Nil. Il me parut avoir des doutes sérieux sur le protestantisme. Il nous parla souvent religion. Il nous questionna sur tous les points qui font l'objet ordinaire des controverses entre protestants et catholiques. Nous avons défendu vaillam­ment notre foi. Puissions-nous avoir préparé sa conversion. Je n'ai plus entendu parler de lui. Il y avait un baron de Maltzam directeur des ambulances prussiennes pendant la guerre, serait-ce lui? 77

Nos deux drogmans étaient Nubiens. L'un était formé au métier. Il avait fait sa petite fortune et faisait avec nous son dernier voyage. Il savait peu le français, nous lui parlions anglais. L'autre, Jounès, était novice. Il paraissait naïf. Il a du souvent se faire duper. Il avait appris le français au service d'un négociant d'Alexandrie avec lequel il avait fait une fois le voyage de Paris. Nous avions en outre six rameurs. Tout ce personnel était musulman. Ils priaient tous fidèlement plusieurs fois par jour; ils pratiquaient leurs ablutions et ils observaient strictement le jeune du Ramadan ou carême des musulmans. Pendant quarante jours ils ne mangeaient ni ne fumaient avant le coucher du soleil. C'est héroïque pour des gens qui travaillent. Pourquoi ces pauvres gens n'iraient-ils pas au ciel? Ils sont de bonne foi et ils paraissent observer passablement la loi naturelle. La polygamie en Egypte ne règne que chez les grands. Les gens du peuple ne la connaissent pas. 78

Pour nous, nous faisions nos petits exercices de piété dans notre cabine. Nous pûmes lire plusieurs ouvrages historiques et archéologiques sur l'Egypte pendant les longues journées passées sur le pont du bateau.

Nous passions de longs moments aussi à contempler ces paysages où tout était nouveau pour nous. Ce beau fleuve si large et si puissant; celle vallée si riche et si féconde, si remplie de souvenirs et parsemée de monuments; ces collines parallèles qui bordent le désert; ces champs arrosés avec tant d'art; ces cultures de coton et de canne à sucre; ces bouquets de palmiers autour des villages pauvrement bâtis en briques crues, mais pittoresques cependant, puis de distance en distance des pyramides, des pylônes, des temples, des ruines de tout genre; tout cela sous un ciel perpétuellement bleu et merveilleusement étoilé la nuit, avec une atmosphère chaude et parfumée; telle est l'Egypte. Ajoutez-y ses grands souvenirs historiques: 79 l'histoire de Joseph, fils de Jacob, puis Moise, Sésostris, Alexandre, Cléopâtre, Amron, St Louis, Bonaparte, les saints, les docteurs, les moines du désert et au-dessus de tous la Ste Famille qui passa la plusieurs années. Y a-t-il un pays qui offre plus d'intérêt?

Ces deux mois nous charmèrent et après les grandes émotions religieuses du pèlerinage aux Lieux saints, c'est l'Egypte qui nous a laissé les meilleurs souvenirs de ce voyage d'Orient.

Nous remontâmes le Nil sans nous arrêter beaucoup pour profiter du vent favorable. Nous réservions toutes nos visites aux lieux les plus intéressants pour le retour.

Nous fîmes trois fois chaque jour le relevé de la température. Elle varia de 5 a 15° le matin à 6 heures; de 20 à 30° a midi, et de 15 à 25° a 6 heures du soir (1).

Le drapeau français flottait à l'arrière de notre cange et des flammes de fantaisie en haut des mats.

Nous longeâmes d'abord les îles de 80 Boulacq et de Roudah. Celle-ci est toute bordée de gracieuses villas et de riches jardins. Le vaste palais du vice-roi sur la rive de Boulacq a trois étages de portiques bien dessinés. A l'ouest une foret de palmiers nous sépare des pyramides de Giseh; plus loin ce sont les groupes de pyramides d'Aboukir, de Sakkarah, de Dachour (Dahchur). A l'est la chaîne arabique plus rapprochée du Nil que la chaîne libyque est toute percée de carrières.

Dès le soir du premier jour nous approchons de Memphis, la ville aux grands souvenirs, le séjour de tant de dynasties! C'est là que Moise fut apporté enfant, là qu'il opéra ses prodiges.

Le 13, calme plat. Le vent ne devait se lever presque chaque jour que l'après-midi. Le matin les rameurs tiraient lentement la cange; nous chassions sur la rive pour nous distraire et nous rapportions quelques oiseaux, huppes, alouettes, ou autres.

Tous les villages de la rive se 81 ressemblent. Ce sont des huttes de terre crue, de forme cubique. Les terrasses portent de hauts colombiers et des provisions de fiente séchée pour le chauffage. Les pigeons sont innombrables en Egypte; avec les poulets éclos artificiellement, ils forment un des principaux éléments de l'alimentation.

Le 14 nous allons d'Acfiels à Beni-Souef. Nous apercevons a l'ouest la riche vallée du Fayoum. La chaîne libyque s'ouvre pour laisser place à l'oasis. Les femmes viennent des villages au Nil puiser l'eau dans de grandes urnes qu'elles portent sur l'épaule. Elles sont toutes vêtues d'une robe et d'un voile en coton bleu. Elles ont les jambes nues et ornées d'anneaux de fer.

Le 15 nous passons devant Beni-Souef, petite ville entourée d'un beau bois de gommiers.

Le 16 nous nous arrêtions à Fech (Fechn), village pittoresque qui s'enrichit par l'industrie des potiers. C'est sans doute depuis les siècles les plus anciens qu'on y fabrique des amphores, des urnes, des 82 coupes qui n'ont guère varié dans leurs formes. Notre chasse nous donne la de jolis oiseaux, entre autres un pivert et un pluvier armé.

Le 17 et le 18 nous constatons les progrès rapides de la culture. Des machines à vapeur pour élever l'eau remplacent les chadouf et les sakkieh (1). Le vice-roi s'est approprié là des vastes domaines pour y exploiter des sucreries. Il a installé des charrues et autres instruments a vapeur. Le souverain de l'Egypte a le haut domaine sur tout son territoire. Les gens adonnées à la culture sont considérés comme ses locataires et l'on dit que cela remonte au temps de Joseph qui racheta toutes les propriétés au profit du Pharaon en donnant en échange le blé réservé par lui au temps d'abondance.

Le 19 nous passons devant Djebel et tayr (Djabal-el-Teir), la montagne de l'oiseau. Quelques masures couronnent les rochers, des moines ou ermites cophtes les habitent. Ces braves gens descendent du rocher par une corde, nagent vers nous, abordent 83 notre barque, empruntent un manteau et nous demandent une aumône: bagchich, christiani! bagchich, christiani! Ils ont une longue barbe et les bras tatoués de croix bleues. Ils paraissent bien incultes. Ils scandalisent nos Arabes par cette vie désoeuvrée, nous rougissons d'être leurs corréligionnaires.

Le 20, Minieh, ville un peu modernisée par quelques villas italiennes habitées par le gouverneur et les employés de l'état. Nous tuons quelques rolliers à la chasse. Quel climat enchanteur! L'air y est si parfumé! Les forets de palmiers y sont si majestueuses! Il y a des jeux de lumière si gracieux quand le soleil descend derrière ces hautes tiges aux rangs pressés. On prolonge volontiers la veillée sur le pont en face d'un si beau semis d'étoiles. Il fait bon à méditer là sur la grandeur et la puissance de Dieu.

Le 21. De Beni Hassan à Tell-Amarna (Tell-al-Amarna). La chaine prend un aspect plus grandiose. Sur la rive occidentale, les ruines d'Antinoe s'aperçoivent à travers les palmiers. 84

22 janvier. Manfalout. L'intérêt qu'offrent les rives augmente de jour en jour. Le soleil à son lever enflamme les nuées à l'orient. Le vent s'élève de bonne heure et nous presse vigoureusement toute la journée. Des voyageurs français sur un petit vapeur du vice-roi nous saluent au passage. Dans une gorge de la montagne au milieu d'un peu de verdure brillent les blanches croix d'un cimetière chrétien; les cophtes sont nombreux dans ces parages.

Nous touchâmes l'après-midi sur la rive gauche à Manfalout où nos hommes firent quelques provisions. Manfalout passe pour une ville; c'est un grand village à l'aspect pittoresque. Grâce aux envahissements du Nil ses maisons à demi-tombées dans le fleuve lui donnent l'apparence d'une ville violemment coupée en deux par quelque cataclysme.

Le 23 janvier. Siout (Assiout). Le vent continue à nous être favorable et notre cange court sur les eaux du Nil. Les environs de Siout (Assiout) sont charmants. Les deux chaînes arabique et libyque sont assez 85 rapprochées et enserrent l'étroite vallée du Nil. La ville est en plaine, en peu éloignée de la rive. Ses hauts minarets turcs et ses coupoles s'élèvent au milieu d'un bouquet de verdure. Toute cette partie de l'Egypte offre une magnifique végétation Les palmiers sont nombreux et réunis en forets profondes. Les gommiers, les lotiers, les acacias forment d'impénétrables ombrages.

Le fleuve roule avec majesté des eaux profondes dans un lit d'une grande largeur. Les maisons ont l'aspect que nous leur retrouverons sur les dessins des tombeaux et des temples. Bâties en briques crues elles sont ornées de dessins géométriques à la chaux et elles sont couronnées de tourelles carrées qui servent de colombiers. Nous rencontrons une barque à voile carrée comme celles des anciens Egyptiens. Une barque de Nubiens descend le Nil chargée de nombreuses autruches et d'un léopard.

24 janvier. D'Aboutig (Abou-Tig) à Girgch (Guirguèh). Le matin nous sommes amarrés près 86 d'un frais bosquet de palmiers, de gommiers et de lotos. Nous dépassons plusieurs bourgades. La violence du vent nous effraie par moments.

25 janvier. De Girgch (Guirguèh) à Farchout. Nous avons passé la nuit à l'ancre au milieu du Nil. Girgch (Guirguèh) est minée par les eaux. Elle a de nombreux minarets. Les machines à vapeur ont disparu, l'eau n'est plus élevée que par des chadouf. La civilisation européenne nous avait poursuivi jusqu'ici. Des hommes nus à la peau cuivrée, avec un pagne ou une touffe de feuillage autour des reins font mouvoir des chadouf (1). L'eau monte par gradation jusqu'à une plaine élevée. Depuis plusieurs jours les nuages ont disparu et le ciel est constamment pur. La végétation est déjà tropicale, le palmier-doum avec ses feuilles en éventail a fait son apparition. Nos hommes achètent dans un village une provision de cannes à sucre et nous prenons part au régal.

26 janvier. How (Hiw). Tout le charme de cette journée est dans la nature. Les 87 profils anguleux des chaînes arabique et libyque se découpent sur le gris perle du ciel et leurs flancs crayeux reflètent une lumière intense. Je suivis à pied pendant plusieurs heures la rive orientale et je recueillis des pétrifications en silex, des coquilles bivalves, des feuilles agglomérées, des noyaux de dates. Dans les bosquets de la rive, les palmiers sont mêlés aux doums, aux gommiers, aux lotiers et les plantations de cannes à sucre succèdent aux champs de ricin. Le soir je me plais à suivre la marche lente des astres. L'étoile Polaire ne s'élève guère au-dessus de l'horizon. La Grande Ourse ne laisse voir à 7 heures que cinq de ses étoiles. A 9 heures elle se montre entière.

27 janvier. Nous avions marché une partie de la nuit et le matin au lever du soleil nous longions la rive sablonneuse de File de Taberna, illustrée par St Pacome. Nous sommes dans le pays des solitaires, dans la Thébaide. Leur souvenir me rappelle ma vocation, je les invoque avec émotion. 88

Nous avons hâte de voir un grand temple égyptien. Aussi fran­chissons-nous à la hâte la distance de la rive à Dendérah. Les ruines de l'ancienne Tentyris sont pour nous toute une révélation. En dehors des temples et des édifices de briques crues. Les maisons et les palais même étaient construits avec ces pauvres matériaux.

Le grand temple de Dendérah est en partie enseveli sous les décombres, néanmoins sa masse imposante fait encore impression. J'en pris le plan comme je devais le faire pour tous les temples principaux (1). Tous ces temples ont beaucoup d'analogie entre eux. Ils se rapprochent plus du temple de Jérusalem que ceux des Grecs. Le naos proprement dit est généralement petit. Il est entouré de salles obscures donnant sur un couloir et il est précédé d'un ou plusieurs portiques. L'époque romaine a souvent ajouté un portique vaste et élevé devant le portique ancien, comme cela se voit à Dendérah. 89 L'augmentation de la population exigeait sans doute cet accroissement et la popularité des empereurs en profitait, c'est sous les portiques que s'offraient les sacrifices. Chaque temple était consacré à la trinité protectrice du nome ou de la province. Toutes les surfaces des portiques sont ornées de hiéroglyphes et de sculptures en creux. Le plafond représente le zodiaque. C'est un homme étendu qui figure le soleil. Les desseins se détachent gracieusement sur un fond bleu clair. Les salles intérieures représentent des processions et des scènes funéraires. Le temple est dédié à Athor (Aton) et à sa triade. Dendérah possède trois pylônes. Ces portes triomphales sont vraiment majestueuses.

Le 28 nous passâmes près de Ballas, le lieu de fabrication des grandes jarres de terre, appelées en arabe Ballasi(~x). Le village de Negadeh (Nagada) nous intéressa tout particulièrement. Il est tout chrétien et même en partie catholique. Nous regardions avec bonheur son clocher blanc et les croix de son 90 cimetière. Les maisons sont élevées, bien bâties et percées seulement de portes. Un bosquet de tamarix abrite le marché. Le type des habitants est celui des anciens Egyptiens. Ils ont l'oreille haute, l'oeil large à l'intérieur et relevé à l'extérieur, les traits fins, la barbe abondante. Ce sont là les descendants des vrais sujets des pharaons. Leur langue est restée celle des inscriptions antiques.

29 janvier. En face de Louqsor. Nous voici bien dans la haute Egypte. Le costume se réduit à sa plus simple expression, surtout pour les enfants. Les femmes voilées laissent cependant apercevoir de grands anneaux suspendus à leur nez et à leurs oreilles. Nous apercevons les pylônes et les temples de Thèbes.

Louqsor a des consulats qui ont arboré leurs drapeaux. Plusieurs canges sont amarrées: l'une est française, deux sont américaines.

30 janvier. Hermonthis (Erment). Le vent est tombé, il fait une chaleur étouffante. Nos hommes après s'être bruyamment 91 querellés tirent la cange par la corde, nous faisons à peine quinze kilomètres dans la journée.

31 janvier. Le temps est calme, la cange se traîne le long des rives, les promenades sont enivrantes: des myriades d'oiseaux unissent leurs voix pour chanter le Créateur; les joncs balancent leurs panaches d'argent; les tamarix aux fleurs roses exhalent un parfum de miel; l'azur du ciel encadre ce tableau qui se reflète dans les eaux imaginaires du mirage. J'élève ma pensée vers Dieu pour le louer de tant de merveilles.

ler février. Esnèh a son grand temple comme Dendérah. Ici aussi un portique de 24 colonnes a été ajouté par les Romains. Le temple est du temps de Ptolémée Evergète, 145 ans avant J.C. Le portique est de Vespasien. Les moeurs d'Esnèh sont toutes arabes: nous nous sommes arrêtés à écouter un conteur au seuil d'un café. Le naturel et l'aisance distinguaient son débit; la netteté de sa voix et la franchise de son geste étaient fort remarquables. 92 Il narrait l'entreprise des Sarrazins contre Ostie et Rome. Les spectateurs attentifs provoquaient quelquefois le conteur et lui-même excitait à la répartie. Il me semblait entendre un ménestrel faisant le récit des croisades ou un homéride enthousiasmant les Grecs au souvenir des exploits de leurs ancêtres.

2 février. Le vent du nord nous prête ses ailes. Nous dépassons Edfou dont le fier pylône domine majestueusement la plaine.

3 février. Vent de tempête: le fleuve tourbillonne, nous sommes inquiets. Nous dépassons la gorge alpestre de Silsilis où les montagnes de grès se baignent dans le fleuve sur les deux rives.

4 février. Nous arrivons à Assouan. Des roches de granit émergent du fleuve et marquent l'approche de la cataracte.

5 février. Philae. Nous côtoyons l'île fraîche et gracieuse d'Eléphantine. Une anse proche de la cataracte sert de port de commerce; des montagnes de dattes y sont en chargement. 93

L'île de Philae est dans un site unique au monde. Je ne m'étonne pas qu'elle ait été l'île sainte des Egyptiens: le large fleuve, les montagnes de granit, le grondement de la cataracte favorisent le mystère et élèvent la pensée vers Dieu. Le port a encore son escalier antique et son arc de triomphe romain. Les ruines de cette île ont toute la majesté de celles de l'Acropole d'Athènes. Un joli village arabe s'élève sur la cote et une blanche habitation de missionnaires allemands.

Toutes les époques ont marqué là leur passage. Quelques pilastres doriques rappellent une villa de Tibère à cote d'une basilique chrétienne.

Le grand temple d'Isis et ses dépendances, avenue, pylônes et portiques, forment un ensemble majestueux. C'est tout ce que l'Egypte a de plus imposant (1).

Au fond du sanctuaire une inscription marque le passage de l'expédition scientifique envoyée par le Pape Grégoire XVI. Je fus heureux de 94 trouver là un témoignage du zèle des papes pour les études archéologiques.

Apres la visite de l'île sainte de Philae nous montâmes une barque du pays conduite par des Barabras ou Berbères. Nous voulions faire une excursion en Nubie et remonter le Nil jusqu'au tropique. Le vent nous emporta rapidement. Le paysage était toujours grandiose. Le Nil était serré de près par les montagnes. Le soir, nous avions fait 34 kilomètres, nous nous arrêtions près de l'île Morgos et nous nous couchions gaiement sur les planches du bateau, enveloppés dans nos couvertures.

Le 6 nous allions jusqu'à Kalabschée. La Nubie n'a guère qu'une ligne d'arbres, de doums et de dattiers, le long des rives du fleuve. Le granit des montagnes a succédé au calcaire. Là où les rochers laissent un peu plus d'espace on trouve un pauvre village et quelques cultures, un wady. Les champs donnent des fèves et 95 du blé. On y cultive aussi un peu le Kenneh (lawsonia alba) dont les petites feuilles lancéolées fournissent un carmin dont les femmes se teignent les ongles. Les masures sont chétives. L'air et la lumière n'y pénètrent que par une porte basse ouverte au nord. Près de chaque maison quelques vases de terre séchée, d'une belle hauteur, en forme de cônes tronqués, servent de greniers et d'armoires. Quelques-unes des masures ont le caractère d'édifices publics. Elles sont ouvertes au nord et au sud; elles contiennent des bancs de repos et un vase rempli d'eau toujours rafraîchie par le courant d'air. Une demicourge ou calebasse y sert de vase a boire. A défaut de ces fontaines qui sont assez fréquentes, les vases publics sont placés a l'ombre des sycomores. Des oiseaux au plumage rose ou bleu complètent la couleur tropicale du paysage. Le ciel est bien tel que nous l'attendions pale et plein de lumière. Le soleil a des rayons bien brûlants pour la saison. Nous relevons a midi plus 96 de 30 degrés à l'ombre. La population n'est pas nombreuse. Ce sont bien les anciens éthiopiens. Leurs traits marquent une race intermédiaire entre l'Égyptien et le nègre. Ils ont le nez épaté, les lèvres épaisses, mais leurs cheveux sont ceux de la race blanche. Cette gradation de l'Égyptien, de l'Éthiopien et du nègre marque bien l'action primitive du climat sur les races. Le costume des hommes se borne à un caleçon de coton, les garçons restent nus, les filles ont une ceinture en franges de cuir ornée de coquillages. Les femmes portent de larges anneaux de cuivre ou d'argent au nez et aux oreilles. Elles ont les cheveux divisés en petites tresses comme les anciens Egyptiens. Leur onguent favori est l'huile de ricin. Les hommes sont tous armés d'une lance et d'un bouclier. Le bouclier est revêtu de peau d'hippopotame.

Les Nubiens se montrent envers nous joyeux et complaisants, mais ils nous fatiguent par leurs demandes de bagchich (1). Ils sont pauvres et le gouvernement ne les épargne pas. Chaque sakié ou 97 pompe à roue (2) paye 80 piastres d'impôt par an; chaque pied de palmier paye 3 piastres. C'est là un des motifs de leur tendance à se révolter contre l'Égypte et à chercher un sauveur, un prophète ou Madhy.

Les Nubiens font du pain frais à tous les repas. Ils étendent leur pâte de mais sur une tôle chauffée.

Le soir, nous dormions de nouveau à la belle étoile, enveloppés de nos couvertures.

7 février. A Kalabschée un petit spéos du temps de Sésostris creusé dans le flanc de la montagne a servi d'église pendant les siècles chrétiens. Ses colonnes sont du dorique primitif.

Le grand temple de Kalabschée a son aire entaillée dans la montagne. Il est entouré d'une double enceinte. Une partie de sa décoration intérieure a été seulement tracée au crayon rouge et le temps n'en a pas effacé la couleur (1). Un port et une jetée précédaient le temple. C'était la dernière étape de la conquête romaine. Ce fut aussi le point extrême de 98 notre excursion. De là nous commençâmes à redescendre le Nil, le 26e jour après notre départ du Caire.

Wady-Tafat, l'ancienne Taphys et Kardasch ont des ruines de gracieux petits temples. Quel dommage que des populations si religieuses aient adoré des divinités si absurdes!

Kardasch a son petit temple bien posé comme ceux de la Grèce sur une hauteur rocheuse au bord du fleuve.

Le soir nous arrivions à Débod (Dabud) après avoir fait 45 kilomètres.

8 février. Ce qui relève le temple de Débod (Dabud) c'est l'ave­nue triomphale composée de trois pylônes qui y conduit(2). Les Egyptiens ont vraiment su faire grand pour leurs dieux. De Débod (Dabud) à Assouan je suivis à pied la crête des montagnes pour jouir tout a l'aise de la vue, splendide, des cataractes et de File sacrée. Le soir j'allai visiter les célèbres carrières de Syénite (3).

Il est curieux de voir des fûts de colonnes et des obélisques a demi-taillés abandonnés là depuis seize ou dix-huit siècles. 99

9 février. De retour à Assouan, je visitai le petit temple bâti sur le lieu où Eratosthène vit au jour du solstice le soleil éclairer de ses rayons la profondeur d'un puits, ce qui déterminait approximativement le tropique. Dans une visite à l'île fraîche et gracieuse d'Eléphantine, les indigènes nous offrirent de jolies corbeilles faites de feuilles de palmiers et de pierres d'agate orientale. L'île est fertile et ses blés ont déjà des épis au 9 février.

10 février. Ombos (Kom Ombo) a des ruines colossales. Son temple est double en toutes ses parties, ce sont deux temples accolés (1). C'est une œuvre du temps de Physcon et de Cléopâtre. Certaines dalles du plafond ont de 6 à 7 mètres de longueur. On peut surprendre là le travail du dessin et de la sculpture chez les Egyptiens. Il y a des dessins inachevés au crayon rouge qui révèlent le secret des artistes. Les espaces étaient quadrillés, un nombre proportionnel de carrés 100 était attribué aux diverses parties du corps humain à dessiner: c'était invariablement 22 carrés et demi pour la longueur du corps humain, trois et demi pour la hauteur de la tête et quatre pour la largeur en profil jusqu'à l'extrémité du nez. Il ne faut plus s'étonner après la découverte de ce procédé, de la perpétuité des formes pour ainsi dire stéréotypées, sans le moindre cachet de talent personnel. Je soupçonne Léonard de Vinci qui nous a laissé des figures si régulières d'avoir usé de quelque truc de ce genre.

11 février. Silsilis (Silsilèh), est célèbre par ses carrières de grès (1). Mais les belles parois des rochers ont tenté toutes les générations de l'antique Egypte et les Grands se sont plu à s'y faire représenter dans des stèles, des inscriptions, des sanctuaires et des tombeaux. Un spéos contient une scène historique largement traitée; c'est le triomphe du roi Horus. Ce roi reçoit l'institution du dieu 101 suprême, Ammon-Ra (Re) (2). Puis il est porté sur son trône par les représentants de tous les nomes de l'Egypte. Il s'avance, entouré de flabellifères. Un héraut sonne de la trompette et devant le roi défilent les Ethiopiens vaincus et les troupes victorieuses.

12 février. Le grand temple d'Edfou est un des mieux conservés de toute l'Égypte. J'en ai pris le plan, comme de plusieurs autres. Je donne ce plan ici au verso de cette page (3). Il y a des analogies certaines entre ces temples et le temple de Jérusalem. Les sacrifices offerts étaient à peu près les mêmes. Le démon a toujours singé le bon Dieu. Le temple d'Edfou s'ouvre par un pylône colossal qui n'a pas moins de 50 mètres de haut. La gradation croissante des portiques et du sanctuaire aide à la perspective et donne un aspect mystérieux et profond à cette suite innombrable de portes que l'on suit des yeux jusqu'à ce que le regard se perde dans l'obscurité. Ce temple, quoiqu'il forme un ensemble 103 harmonieux a été construit en plusieurs fois. Le premier portique est de Physcon, le second de Philométor; une partie du sanctuaire est du pharaon Amyrtée de la 28e dynastie. Le sanctuaire a des sculptures d'une finesse toute hellénique.

La sculpture égyptienne est loin d'être réaliste, elle néglige la perspective et diminue le relief. Elle est néanmoins très décorative. De cette manière la sculpture est vraiment un accessoire de l'architecture, dont elle respecte les lignes et les surfaces.

Quel peut bien être le sens de ces petits temples toujours accolés aux grands et dédiés au troisième dieu de la triade dont on y représente la naissance, l'allaitement, l'éducation. Ces petits temples appelés «Mammisi» sont-ils des sanctuaires destinés aux enfants? Servaient-ils à l'initiation des enfants comme nos baptistères? Les hiéroglyphes nous révèleront cela un jour.

Je fis l'ascension du grand pylône. Je trouvai là des noms de soldats français de la campagne de 1799. 104 La vue s'étend sur une immense et riche plaine où les récoltes semées après la dernière inondation sont déjà toutes verdoyantes.

Non loin d'Edfou les tombeaux d'Elethya nous révélèrent par leur décoration, toute la vie sociale des anciens Egyptiens. On y voit les travaux des champs, la navigation, la vendange, la pêche, la chasse, les funérailles. Partout le chef de la maison est représenté plus grand que nature. On reconnaît la culture du blé, du dourah (1), les vases d'eau placés dans un courant d'air pour les travailleurs, les barques marchandes, celles des voyageurs avec cabines et voiles carrées; les vendangeurs qui se tiennent à des cordes pour ne pas chanceler dans le pressoir; les troupeaux d'ânes, de boeufs et de chèvres; les oiseaux pris au filet, plumés, apprêtés, mis en conserves. Un singe est partout attaché au siège du maître. Les singes remplaçaient peut-être avantageusement nos chiens. Les hommes ont la carnation rouge; les femmes, jaune; les ombres 105 des enfers sont bleues. Les scènes funèbres sont fort curieuses. On y voit l'embaumement du corps, la peinture de la momie, le transport par traîneau sur un sol humecté jusqu'à la rive, puis par une barque qui est tantôt tirée le long de la rive, tantôt conduite par les rames. On y retrouve aussi les pleureuses et le repas funèbre. Comme cet Orient avait une civilisation avancée avant la notre!

Le 13, vent du nord, roulis, vagues houleuses, journée pénible.

14 février. Louqsor. Nous voilà donc à Thèbes, Thèbes aux cent portes, c'est-à-dire Thèbes riche en pylônes, en portiques, en portes sacrées et triomphales. Je m'imagine que les historiens grecs en parlant des portes de Thèbes n'avaient pas en vue une enceinte de ville percée de portes innombrables, mais bien les pylônes nombreux disposés en avenues devant les temples de la grande ville sacrée ou autour de ses palais.

Thèbes devait être une ville immense 106 comme nos capitales modernes. Il faut plusieurs journées pour visiter ses ruines. Elle s'étendait sur les deux rives du fleuve. Diverses bourgades occupent aujourd'hui ses anciens quartiers: Karnac (Karnak) et Louqsor sont les plus connues.

La visite de Thèbes laisse une impression profonde, ineffaçable. Quelle puissance et quelle perfection avaient atteintes ces civilisations anciennes! Quel dommage qu'elles se soient éloignées de la vérité religieuse! Temples, palais, tombeaux, tout est grand, tout est colossal à Thèbes, tout est prodigieusement riche. Et ces avenues de pylônes, de sphinx et de béliers! ces colosses et ces obélisques! On en rapporte une impression d'étonnement, de stupeur, d'écrasement.

Ces hommes savaient faire grand. Ils étaient artistes aussi, architectes incomparables, fins et délicats sculpteurs, décorateurs merveilleux. Quelle grande idée ils avaient de la divinité et de la royauté!

Thèbes avait quatre temples 107 principaux, décrits par Diodore de Sicile: deux sur la rive droite, ceux de Louqsor et de Karnac (Karnak) et deux sur la rive gauche, ceux de Médinet-Abou.

Le temple de Louqsor (1) n'a plus qu'un obélisque dont le pendant est à Paris. Nous avons bien choisi quand nous avons amené ce spécimen de l'art égyptien en France. Ces deux obélisques, contemporains de Ramsès II surpassent tous les autres par la perfection de leurs sculptures. Les hiéroglyphes, les cartouches, les figures d'animaux y sont d'une admirable netteté: à signaler surtout les sauterelles, les hiboux, les ibis.

Les pylônes de ce temple sont revêtus de grandes scènes de batailles fort remarquables. Ce sont les campagnes de l'illustre Ramsès-Sesostris. Ici, c'est une mêlée de cavalerie, là, l'infanterie franchit une rivière, le roi combat sur son char, les ennemis vaincus viennent lui faire leur soumission. Ici, c'est un camp: au centre est déposée l'arche sacrée du dieu, la Bahri. N'est-ce pas 108 humiliant de voir que ces nations païennes auraient rougi d'aller au combat comme nous sans invoquer le dieu protecteur de leur cause?

Les ruines de Karnac (Karnak) forment une masse colossale qui domine toute la plaine. Le temple de Karnac (Karnak) a deux avenues de pylônes, une avenue de béliers et plusieurs obélisques. Il est relié à celui de Louqsor par la plus merveilleuse avenue de sphinx espacés sur une longueur de deux mille mètres. A ce temple était accolé un palais entouré d'une vaste enceinte. C'est là le groupe le plus colossal des ruines de Thèbes, mais les détails en sont moins finis et moins délicats que ceux de Louqsor et de Médinet-Abou. Un petit temple de Ramsès IV est beaucoup plus parfait comme sculpture.

Les deux grands temples de Médinet-Abou sont connus sous les noms de Memnonium et de Ramesseium. 109

Le Memnonium est splendide. Ses portiques soutenus par des colonnes alternant avec des cariatides qui représentent Memnon en costume d'Osiris sont les chefs-d'œuvre de l'art pharaonique. Les plafonds ont conservé leur aur étoilé d'or; les murailles, leurs scènes religieuses et historiques. Les batailles rappellent les mêlées homériques. Ici aussi le roi domine l'armée de toute la tête. Une longue procession est d'une grande largeur d'exécution.

Le Ramesseium a beaucoup de rapports avec le temple précédent. Son style est noble et son aspect imposant. Les grandes batailles du pylône et de l'area sont fort remarquables.

C'est près de là que s'élève le colosse de Memnom, l'illustre statue qui fait entendre des sons harmonieux. J'ai constaté qu'une partie de la statue faite en pierre fine et rouge a un son métallique quand on la frappe. Si c'est là ce que les anciens ont voulu dire, je n'y vois pas de miracle. 110

Le palais de Gournah (Qournach), celui de Médinet-Abou rappellent un peu la disposition des maisons romaines. Il y avait un portique central, une cour d'un coté, un temple domestique de l'autre, les appartements principaux au fond du portique, d'autres plus petits sur les cotés. Quelques détails du palais de Médinet-Abou, des murs crénelés, des tours empâtées, des consoles, rappellent le Moyen Age et me laissent croire que notre art ogival a pu hériter de divers procédés égyptiens par l'intermédiaire de l'art arabe.

Le petit temple d'Athor à Médinet-Abou est du pur dorique primitif (1). L'art grec parait issu du premier art égyptien L'époque de la gloire de Thèbes a été décidément une des plus grandes époques de l'humanité. Ce sont les 18e, 19e et 20e dynasties égyptiennes qui ont élevé ces chefs-d'œuvre vers le temps de la guerre de Troie.

Ce qu'on appelle le tombeau d'Osymandias n'est qu'un amas 111 de briques de terre.

Mais une des attractions de Thèbes ce sont les tombes royales creusées dans la montagne (1). Ce sont des excavations vraiment vastes et profondes, composées chacune d'une série de salles et de couloirs tout tapissés de sculptures et de peintures. Je n'en ai pas visité moins d'une dizaine. En général les peintures du premier couloir représentent une offrande du défunt à Horus et l'histoire du roi en caractères hiéroglyphiques. Souvent les couloirs représentent la descente de la momie. Les salles sont ornées de processions où figurent souvent quatre races de couleurs diverses représentant toutes les nations de la terre. Le jugement de l'âme est aussi un des thèmes favoris de décoration et dans la tombe n°9 le résultat du jugement est le renvoi de l'âme sous la forme d'un porc. Les harpistes au dessin si léger et si harmonieux qui ont donné leur nom à l'un des tombeaux sont presque entièrement détruits. 112 Les sujets de trois tombeaux sont sculptes en relief et d'un travail très fini. Les autres sont gravés en creux ou dessinés sur plâtre. Un des tombeaux a encore son immense sarcophage de granit. Sur le couvercle est une statue couchée.

Les tombes des rois ne sont pas les seules qui aient résisté à l'action des siècles à Thèbes. Il y a plusieurs autres groupes de tombeaux, ceux de l'Assasif, ceux d'Abd-el-Gournah (Qournach), qui offrent aussi de l'intérêt par leurs peintures.

19 février. Kenèh. Nous avions marché toute la nuit par un vent favorable, nous avions descendu près de vingt lieues. Nous fîmes une nouvelle visite à Dendérah. Mariette-Bey voulut bien nous faire lui-même l'honneur de ses fouilles. Il nous fit remarquer combien la sculpture de ce bel édifice était faible. Près de la rive orientale sur un 113 bras du Nil est Kenèh, ville assez bien tracée, un peu modernisée et entourée de beaux palmiers et de sycomores.

La France a là un agent consulaire, un aimable et riche cophte, M. Bichara qui nous reçut avec une hospitalité toute orientale. Il n'aurait pas fait plus pour des princes du sang. Il a su se créer au milieu des sables, par delà le cimetière de la ville, une gracieuse villa avec un charmant jardin planté d'orangers et de la plupart des arbres fruitiers de l'Europe. L'eau du Nil, amenée de fort loin, a opéré ce miracle. C'est là que nous allâmes lui présenter nos hommages. Il était cinq heures du soir, il nous retint à dîner et la fête se prolongea assez avant dans la nuit. Notre hote eut bientôt donné ses ordres pour les préparatifs et mis en mouvement tout son personnel. L'attente se passa dans un vaste salon garni d'un magnifique tapis de La Mecque et entouré de larges divans.

Il fallut faire honneur aux 114 riches chibouk (1), qu'on nous offrit tout allumés. Bientôt entrèrent des musiciens drapés dans de grands manteaux blancs comme les harpistes du tombeau des rois. Ils formaient une petite musique d'harmonie avec le tambourin, la cornemuse et une sorte de harpe. Ils chantaient et nous représentaient les ménestrels du Moyen Age. Un groupe de jeunes danseuses complétaient ce délassement. Cependant le repas était prêt. Des esclaves agenouillés nous présentèrent l'eau qu'ils versaient de riches aiguières. D'autres esclaves immobiles comme des cariatides tinrent pendant tout le repas de vastes lanternes dans lesquelles brûlaient plusieurs bougies. Après le potage, on nous servit une dinde rôtie, farcie de riz, de raisins et de noisettes, puis des courges farcies, un chapon, des viandes froides, des pâtes et des fruits, le tout arrosé de champagne, de crème Moka, d'eau-de-vie de Dantzig et de deux tasses de café. 115

Nous mangions de bon appétit, portant de temps en temps des santés à notre hote, dont la figure exprimait la satisfaction. Peu habitué, je crois, à se mettre à table, il se prenait parfois à manger avec ses doigts, à la façon arabe. Après le café, nouveaux chi­bouks et musique. Il était minuit quand nous fîmes nos adieux à notre hote. Il faisait nuit noire. Des esclaves nous accompagnèrent jusqu'à la barque en portant d'étranges fanaux, des corbeilles remplies de bûches allumées qu'on renouvelait autant qu'il le fallait. J'ai décrit ici cette fête parce qu'elle dépeint bien les moeurs de l'Orient. Elle peut aider à comprendre certaines scènes de la Bible.

20-21 février. Vent du nord. Nous n'avançons pas. La cange est ballottée, quelques-uns éprouvent une sorte de mal de mer.

22 février. Abydos. La vallée s'élargit, les ruines d'Abydos sont au loin au 116 pied des collines. Nous faisons le trajet en une heure et demie sur de pauvres ânes sans bats. Les meilleures montures ont été enlevées par Mariette-Bey et sa famille. La plaine est riche, les blés y mûrissent déjà en février, ainsi que les fèves qui y abondent. Des animaux nombreux et variés, chevaux, dromadaires, ânes, moutons, chèvres, buffles et boeufs paissent dans les prairies artifi­cielles. Leurs gardiens habitent des huttes en chaume de dourah (1). Les deux principaux monuments d'Abydos sont le Memnonium et le temple d'Osiris signalés par Strabon. Ils sont en partie ruinés. Tous les deux sont contemporains de Ramsès II. Le Memnonium était un palais. Dans les sculptures de ses parois Ramsès est élevé par les dieux, les provinces de la haute et de la basse Egypte viennent lui rendre hommage.

Dans l'une des vastes salles soutenues par de nombreuses et puissantes colonnes se trouve une série de sculptures d'un grand intérêt historique, c'est 117 une table généalogique des dynasties égyptiennes enseignée par le roi Séti à son fils Ramsès. M. Mariette était là occupé à surveiller les fouilles, nous lui fîmes compliment de cette découverte importante qui lui est due. Les cartouches royaux sont sur trois rangs. Les deux rangs supérieurs comprennent 76 cartouches depuis Ménès jusqu'à Séti. La 12e dynastie précède immédiatement la 18e (1). Encore quelques découvertes de ce genre et les naïvetés d'Hérodote et de quelques modernes qui donnent à l'Egypte une antiquité inconciliable avec la Bible seront mises à néant.

Nos remarques personnelles nous ont absolument persuadés que les dynasties anciennes jusqu'à la 18e n'ont pas été successives mais simultanées, ce qui bouleverse complètement la chronologie d'Hérodote.

23-24 février. Le ciel est brumeux. Il y a encore 20° de chaleur à l'ombre à midi, mais nous avons presque froid en revenant de Nubie. 118

25 février. Maabdeh. Nous étions le matin en face de Manfalout au pied des collines qui renferment la grotte de Maabdèh. Nous gravissons la montagne, nous traversons un plateau couvert de quartz hyalin, on dirait une montagne entière de cristal de roche. Enfin nous trouvons l'entrée de la grotte mystérieuse. C'est le tombeau séculaire de plusieurs générations d'hommes et d'innombrables animaux sacrés. On y rampe et on s'y glisse sur un mélange d'étoffes et d'ossements desséchés. Nous avons été bien imprudents d'aller là avec des torches. Le moindre accident aurait pu enflammer tous ces débris d'étoffes de lin et de chanvre qui enveloppent les ossements. Dans une des salles les plus profondes se trouvent par paquets de 25 d'innombrables momies de petits crocodiles. Etrange aberration! Si ces animaux étaient divins pourquoi les tuer? S'ils ne l'étaient pas, pourquoi prendre tant de soins de leurs cadavres? 119

26 février. Tell-el-amarna (al-Amarna). Il y a là aussi des tombes royales, elles présentent des sculptures et peintures assez fines. Quelques-unes surpassent tout ce que nous avons vu jusqu'ici en Egypte par les effets de perspective, le réalisme et l'animation des groupes. A signaler une vue de salle à manger, un jardin planté de fleurs avec un bassin au centre, un sacrifice religieux: le roi est entouré de flabellifères, le prêtre offre les présents que de nombreux serviteurs lui apportent. Ailleurs, le roi, sur lequel descendent des rayons du soleil, reçoit les présents que lui apportent une foule de gens inclinés dans une attitude obséquieuse.

27 février. Beni-Hassan.

Le pays avait une animation exceptionnelle, tout le peuple était en toilette et se rendait au cimetière. Là des groupes dansaient et sautaient au son des tambourins. Tous avaient des provisions de gâteaux. C'était le premier jour du Petit-Baíram, fête de trois jours qui suit le Ramazan (Ramadan) et commence avec le mois de Chauwal. 120 Pendant ces trois jours, le travail est suspendu, les forteresses sonnent du canon et le peuple se réjouit, surtout auprès des morts. On n'a pas encore inventé par là la stupide laïcisation de la vie sociale. - Beni-Hassan a des grottes intéressantes. En y allant nous rencontrons un petit sanctuaire taillé dans le rocher (temple de Diane ou Pacht). C'était, pense-t-on, le sanctuaire destiné aux ouvriers des carrières. Nous sommes moins civilisés que ces païens d'il y a trois mille ans quand nous négligeons de donner à nos ouvriers les moyens de rendre un culte à Dieu. - On compte une vingtaine de grottes. Quelques-unes ont des détails tout doriques, elles sont datées de la Me dynastie. C'est à cette époque que les Egyptiens ont du aller coloniser la Grèce et y porter le style dorique. Quatre de ces grottes sont surtout intéressantes. Leurs parois portent cinq ou six bandes superposées de sujets peints sur plâtre. Le dessin y est assez naturel. Les animaux sont parfaits; 121 L'imitation du granit sur quelques colonnes et plinthes est encore dans nos habitudes. On trouve là des scènes d'agriculture et de métiers, la préparation du lin, le tissage, la fonte des métaux; des potiers tournant la roue de la main gauche et tenant leur vase de la main droite; des souffleurs de verre, des barbiers, des peintres, enfin un sculpteur armé d'un ciseau et d'un maillet et qui achève une statue. Il y a aussi des jeux, des danses, des tours de force, des luttes d'hommes corps à corps, des joueurs de dames. Une scène, touchante a fait croire à certains voyageurs que c'était là le tom­beau de Joseph: un personnage princier y reçoit dix étrangers qui arrivent sur leurs montures en costumes asiatiques et apportent des présents. L'hypothèse ne parait pas admissible puisque le tombeau de Joseph a du être dans le Fayoum, mais la chronologie n'y répugne pas. Joseph a du être contemporain de la XIIe 122 dynastie qui régnait en même temps que la XVIIe, celle des Pasteurs.

28 février. 1er mars. 3 Chauwal 1281 (1). Retards occasionnés par le vent et les sables. Nous nous ensablons. Nos hommes ne suffisent pas à nous tirer d'embarras; après cinq heures de vains efforts ils sont aidés par l'équipage d'une autre barque qui passe.

2 mars - Le Fayoum - Le Labyrinthe

Le Fayoum est une oasis à laquelle une échancrure de la chaîne libyque donne entrée. Le canal de Joseph conduit les eaux du Nil au Fayoum et y porte la fertilité. La tradition populaire attribue ce canal à Joseph, fils de Jacob. Les travaux hydrauliques au Fayoum sont très soignés comme dans le Delta. Nous allons jusqu'à la pyramide de Havvara. Elle est regardée comme celle qu'Hérodote et Strabon ont signalée à l'angle du Labyrinthe. Elle est en larges briques crues mêlées de paille. Elle fut sans soute l'œuvre des Hébreux asservis. 123 Elle avait un revêtement de pierre sur lequel était sans doute sculptées les figures dont parle Hérodote. Du sommet on jouit d'une vue étendue sur la province du Fayoum, le désert et la vallée du Nil. On aperçoit au sud-ouest les digues qui entouraient le lac Moeris aujourd'hui desséché. A l'est était le Labyrinthe. C'est un amas de ruines informes où domine la brique crue. Il faut s'aider de l'imagination pour retrouver là les salles innombrables et les séries de portiques qui émerveillaient les anciens.

Le soir nous trouvions pour nous reposer une chambrette nue au village de Hawara. Avec quelques briques nous nous construisîmes un oreiller pour dormir tant bien que mal dans nos couvertures.

3 mars. Le Fayoum. Le type des habitants du Fayoum est visiblement différent de celui des Arabes. Ils ont le teint presque blanc et la barbe 124 longue. Le Fayoum a de belles prairies, telles qu'on n'en voit pas ailleurs en Afrique. C'est une province fertile et elle doit cela selon la tradition cophte au canal créé par le patriarche Joseph. Au retour en traversant le désert, nous rencontrons des campements de bédouins, un chacal errant, des chasseurs de gazelles. L'après-midi, d'étonnants effets de mirage se produisent. On dirait vers le nord un immense lac dans lequel se reflètent des arbres, des villages et la pyramide de Meídoum.

4 mars. Memphis. - La ville même de Memphis a laissé peu de ruines. Elle est marquée par des monceaux de décombres. Une de ces éminences porte le nom de Tell-Monf, colline de Memphis. Du temple de Phtah, signalé par Diodore de Sicile, il ne reste que le beau colosse de Sésostris, renversé sur le visage. Mais le grand intérêt de Memphis est dans ses tombes royales, les Pyramides. Nous 125 visitâmes d'abord la grande pyramide de Sakkarah. De son sommet la vue s'étend au loin jusqu'aux pyramides de Dachour. Auprès des tombes qui entourent la pyramide, M. Mariette-Bey s'est fait construire une petite villa à quelques pas de l'édifice dont les fouilles lui ont coûté tant de peines, le Serapeum. Quelle étrange chose que ces nombreux sarcophages en granit brun de dimensions colossales et qui contenaient les momies des boeufs apis! Ils sont disposés régulièrement dans de vastes hypogées. Ils ont quatre mètres de longueur, trois mètres de hauteur et deux mètres et demi de largeur. Il faut que les Egyptiens aient eu une bien grande dévotion envers ces boeufs pour aller chercher à Syène de pareils blocs de granit. L'intérieur de la pyramide contient des sarcophages simples destinés au roi et à la reine. 126

Nous passâmes la nuit dans les ruines à la belle étoile, près du grand Sphynx, et gardés par les Bédouins.

Le lendemain nous gravissions avant le jour la grande pyramide de Gyseh (Guisèh) pour y jouir du lever de soleil. Malgré quelques nuages nous eûmes une vue étendue sur la vallée du Nil et sur le désert. Ces pyramides avaient un revêtement qui en a été arraché pour les constructions du Caire. Leur surface a maintenant des degrés hauts d'un mètre environ comme leurs assises. La troisième pyramide avait un revêtement de granit. Outre les trois grandes, Gyseh (Guisèh) en a six plus petites.

Revenus au Nil nous voulûmes visiter à Gyseh (Guiseh) une petite curiosité de l'Égypte, un four pour l'éclosion et l'élevage des poulets. Les Egyptiens ont pratique cela trois mille ans avant nous.

Dans l'après-midi notre canot nous 127 conduisit au Nilomètre, à la pointe de l'île de Roudah. Près des escaliers de marbre d'une gracieuse villa un bassin contient une colonne graduée qui sert à mesurer les phases de l'inondation annuelle.

6 mars. - La journée se passa en règlements de comptes, achats et préparatifs de départ pour la Syrie.

7 mars. - Visite au musée de Boulacq. L'Égypte seule, il y a quelques années, n'avait pas de musée égyptien, mais M. Mariette-Bey s'est chargé de remplir cette lacune. Le musée lui-même, du moins dans son mobilier, est un heureux essai de style égyptien. Les salles des bijoux, celles des objets mobiliers, celles des statuettes sacrées sont fort intéressantes. Un bracelet d'or à charnières est incrusté de lapis-lazuli. Une hache et un poignard ont leurs manches revêtus de lames d'or et leurs lames ciselées. Il y a plusieurs barques d'argent votives avec douze rameurs. Aux meubles: des houes, des corbeilles, des palettes de 128 peintre, des miroirs ovales en métal, des styles de bois plantés dans une carapace de tortue, des dés, des vases, etc. Constatons une fois de plus qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil. Quel étrange olympe que cette salle des dieux: tous ces Osiris, Isis, Horus, Pacht, Phtah, Typhon, etc. Et ces Bœufs-Apis, conduits par des prêtres ou portés par des traîneaux. Puisse le bon Dieu avoir trouvé dans ce culte une petite part de bonne foi, de religion, de bonnes intentions.

8 mars. Derniers préparatifs.

Nous allons donc quitter cette Egypte. Je ne regrette pas de l'avoir visitée. Son histoire confirme à chaque instant la sainte Bible. Après la visite de Palestine, c'est celle de l'Egypte qui a de le plus à l'exégèse et qui révèle le mieux la vérité historique de l'ancien Testament. Il y a eu tant de relations entre la Palestine et l'Egypte! 129

D'excellents petits ânes nous conduisent de bonne heure à la gare. Il y a là des campements de Bédouins qui viennent à la grande ville pour leur commerce. La couleur des tentes indique la diversité des tribus.

A peine partis du Caire nous sommes au désert jusqu'à Suez. Les sables de la plaine sont noircis, ceux des collines sont dorés. Le mirage fait souvent miroiter une eau imaginaire. Après les collines de l'Awebed nous apercevons la mer Rouge. Ce n'est pas sans émotion. Nous reconstituons en esprit nos souvenirs classiques et particulièrement les miracles de Moise. En pareille circonstance j'aime toujours mieux commencer par un acte de foi simple et naïve. Je ne refuse pas ses droits à la critique, mais je ne veux pas qu'elle vienne avant son tour gâter les impressions d'un pèlerinage. 130

Suez avait encore ses donjons arabes et ses bazars, mais le quartier européen tendait à prendre le dessus. C'est une Babel pour la confusion des langues et une Babylone pour la corruption. Tous les peuples d'Europe, d'Asie, d'Afrique, d'Océanie y ont leurs représentants. J'y cherchai en vain l'église catholique. On me dit qu'il y en avait une, mais elle était si petite et si pauvre que je ne la trouvai pas. En revanche, je rencontrai force cafés chantants, maisons de jeux, théâtres et mauvais lieux. C'est ainsi que l'Europe civilise les pays nouveaux. La compagnie du Canal a fait de beaux travaux: digues, jetées et bassins de radoub.

La vue sur la mer Rouge est solennelle. Son bel azur est relevé par la couleur dorée de ses rivages déserts. Les monts de l'Attaka au couchant cèdent le soir aux collines d'Arabie la couleur violacée que leur donnait le soleil du matin. 131

10 mars. Le passage des Hébreux; les fontaines de Moise. C'est à Suez même qu'a du avoir lieu le passage des Hébreux. La mer alors s'avançait davantage dans les terres. D'ailleurs le passage de près d'un million d'hommes a du occuper une assez grande largeur(1). Les sables qui ont rempli le sommet du golfe ont du recouvrir ce qui peut rester de l'armée engloutie. Nous allâmes par mer aux fontaines qui furent témoins du premier repos des Hébreux. Le trajet demanda cinq heures, mais quelle agréable variété, quelle charmante distraction que le fond de cette mer transparente qui étalait à deux ou trois mètres seulement de profondeur sa végétation luxuriante et son innombrable population: algues, mousses, lichens, plantes arborescentes, tout cela recèle des millions de coquilles, de polypiers, d'encrines et de poissons. La mer a, comme le désert, ses sables et ses oasis plus ou moins fertiles et peuplées. Les merveilles 132 de la création sont vraiment inépuisables. Nous nous arrêtons sur une plage aride au pied des premières pentes du Sinaï dont les teintes brunes comme celles de l'Attaka se réfléchissent dans les eaux du golfe et lui ont fait donner le nom de mer Rouge.

L'eau est basse, nous gagnons le rivage en marchant dans l'eau jusqu'aux genoux. A une heure de là est l'oasis de Moise que nous apercevions depuis longtemps. Trois jardins la composent. Les sources sont légèrement sulfureuses. Il y croit des dattiers, des grenadiers, des oliviers, des lotos. Le bédouin Jousouf Ibrahim nous offre avec la meilleure grâce du monde les provisions dont il dispose: oeufs frais, lait de chèvre, pain chaud, lotos et café. Nous nous représentons non sans émotion le campement des Hébreux et leurs impressions après le passage miraculeux de la mer, leurs actions de grâces au Seigneur, leurs prières, leurs sacrifices, les chants inspirés de Moise et de 133 Marie sa soeur. - La lune et une belle planète guident notre retour à Suez jusqu'à 10 heures.

11 mars. - Le Canal des Pharaons. Le matin, nous rencontrâmes M. Larousse, ingénieur de la Compagnie, pour lequel nous avions des lettres de recommandation. Il nous offrit gracieusement les moyens de transport de la Compagnie, mais notre caravane était prête et nous allions enfourcher nos chameaux.

Notre caravane ne manque pas d'originalité. Elle est assez imposante. Il y a trois chameaux de selle et cinq de transport. Outre le drogman (1) et le cuisinier égyptiens, nous avons deux chameliers et un enfant syrien. Ils portent le turban blanc et la robe bleue. Nos chameaux au signal qui leur est donné par un coup de baguette sur les genoux, se couchent. Nous grimpons sur les selles perchées sur leurs bosses, ils se relèvent et se mettent en marche gravement et lourdement et nous voilà élevés entre ciel et terre pour un demi 134 jour, balancés comme sur un navire, au point d'éprouver parfois une sorte de mal de mer. Ce sera là notre moyen de locomotion pendant 15 jours. C'est ainsi que devaient cheminer souvent les patriarches. C'est ainsi que les Mages vinrent à Jérusalem et à Bethléem.

Nous suivons le canal d'eau douce. Déjà il porte bateau et par lui la communication est établie de Suez à Port-Saïd. Nous allons visiter les restes encore importants du Canal des Pharaons. C'était une œuvre grandiose. Il avait 50 mètres de large, mais les vaisseaux d'alors n'exigeaient pas une grande profondeur. Il allait de Suez à Bubaste (Bubastis) (ou Zagazig) comme le canal d'eau douce d'aujourd'hui. Les berges en sont bien conservées. - A Challouf nous trouvâmes un campement bien organisé, dont M. Henri, le représentant de la Compagnie, nous fit les honneurs. Une large rue est bordée de maisons bien appropriées au climat. Le chantier 135 attend les nouvelles dragues de l'entreprise Borel-Lavallée. Le canal maritime est tracé, mais il lui manque encore cinq mètres de profondeur. Nous dressons nos tentes le soir, à 30 kilomètres de Suez. C'est une nouvelle phase de ce grand voyage. Pendant plusieurs mois en Palestine et en Syrie nous vivrons ainsi sous la tente, sauf dans les villes. C'est une vie à demi militaire, à demi nomade. Cependant nous emportions quelques-unes des ressources de la vie civilisée et nous trouvions chaque soir sous la tente une modeste couchette et des provisions de bouche acceptables.

12 mars. Les lacs Amers. Nous contournons les lacs Amers à l'est, à l'aide d'une carte et d'une boussole et nous courrons risque de nous enfoncer dans les fondrières. Ces lacs cachent leurs eaux dans la sable et le sel. C'est le désert. Nous rencontrons seulement des bosquets de tamarix à El-Ambaq. Le canal n'est encore tracé que par des poteaux indicateurs. Le soir 136 nous dressons nos tentes près du Serapeum. L'agent de la Compagnie vient nous saluer, c'est un vieux soldat en retraite, il était trompette à Isly.

13 mars. Le Serapeum. Toussoum. Ismaíliah. - Le seuil du Serapeum sera coupé par le canal. Les travaux sont commencés depuis cinq mois. C'est un chantier animé où s'agitent 400 travailleurs. La majorité des ouvriers est Arabe. Après eux dominent les Français, puis les Dalmates, les Italiens, les Syriens. L'atelier est une Babel. Tous sont logés dans des maisons de planches. Ils s'approvisionnent aux magasins de l'entreprise. Plus loin nous passons près du chantier de Toussoum. Il y a là une belle tranchée à grande section sur une longueur de 1.000 mètres environ. Nous contournons le lac Timsah pour atteindre Ismaíliah. Il y a là déjà toute une petite ville. De jolis chalets italiens appartiennent au vice-roi, au Bey, à M. de Lesseps. Le canal d'eau douce se relie là par une écluse au canal maritime. On a pensé 137 au moins à construire une petite église. Elle est modeste, mais propre. Ismaíliah a déjà 4.000 habitants.

M. Voisin, directeur général, nous reçut gracieusement. Un jeune ingénieur, M. de Galard, nous donna toute sa journée. 200 Bretons nouvellement arrivés travaillaient avec ardeur.

14 mars 1865. El-Guisr. Lac Ballah. C'est le vingt-deuxième anni­versaire de ma naissance. La journée commence joyeusement. M. de Galard déjeune avec nous, mais l'après-midi nous amène de gros ennuis. Nous voulons suivre la digue du nouveau canal à travers le lac Ballah, mais cette digue s'était rompue le matin, il faut rebrousser chemin et contourner le lac. Nous allions en zig-zag, obligés de reculer souvent devant les bas-fonds. La nuit nous surprit, nous campâmes au désert.

15 mars. Kantara. Un ancien officier corse, agent de la Compagnie, nous fit les honneurs de Kantara et nous invita à déjeuner.

C'était M. 138 de Angelis, parent du cardinal de ce nom et bon catholique.

L'après-midi, excursion en barque à Port-Saíd.

Nous allions quitter ce canal. Les travaux en étaient sérieusement commencés, et la Compagnie marquait une confiance qu'on ne partageait pas en Europe et qui a été justifiée. On pouvait prévoir dès lors les immenses résultats de ce canal qui rapproche tellement de nous l'extrême Asie et l'Australie.

La civilisation de l'Europe gagnera l'Asie et l'Océanie. Malheureusement la corruption de notre vieux monde entravera l'action des missionnaires. Le Canal de Suez aura aidé cependant puissamment au grand développement des missions d'Asie qui finiront par donner au Christ tout ce continent.

17 mars. Kantara. Le désert. Nous allons suivre la route du désert d'Egypte en Palestine. C'est la route qu'ont suivie les patriarches Jacob, Joseph et les frères de Joseph. C'est la route 139 de Sesostris, d'Alexandre le Grand, du Kalife Omar et de Bonaparte. Mais c'est surtout la route de la Ste Famille, la route de la fuite en Egypte. A ce titre, c'est une route sacrée, ce sont déjà les Lieux saints.

Immédiatement après le campement de Kantara, c'est le désert. C'est une plaine sans limites avec quelques touffes de tamarix que le sable ne respecte guère. La route est bien tracée et fréquentée. Des ossements de bêtes de somme la marquent et la sillonnent. De nombreuses caravanes arrivent. Des Arabes et des Syriens amènent des troupeaux de moutons, de chèvres et de vaches. Les Syriens ont un type bien différent de celui des Arabes. Ils ressemblent davantage aux juifs. Ils ont le nez arqué, les yeux bruns, la barbe abondante et souvent les cheveux blonds.

Après notre halte du déjeuner le désert prend un aspect plus grandiose. Ces sables nus et largement jetés en tous sens, ces bouquets de palmiers qui croissent dans un repli de terrain, c'est là le vrai désert, 140 avec son immensité qui élève à Dieu et ses oasis qui rattachent à la terre. Le soir nous dressions la tente au pied d'un mont de sable.

18 mars. Nous rencontrons le matin l'oasis de Katych, l'antique Pentaschoenen. Il y a quelques palmiers, un puits et des tombeaux. La plupart des puits du chemin ont été remplis de sable par les Arabes lors du passage de Bonaparte. Nous rencontrons peu de caravanes. Nous ne sommes pas inquiétés. Seul un Syrien s'adresse à nous pour demander le bagchich (1). Mal reçu et cravaché par mon compagnon à cause de son importunité, il tire le sabre pour se venger, mais un de nos chameliers le met à la raison.

Nous campons le soir sur la route même. Un chacal vient flairer nos provisions.

19 mars. Nous ne rencontrons qu'une oasis, elle abrite notre déjeuner. Les ondulations semées de tamarix alternent avec des plaines nues qui ressemblent au lit d'un lac desséché.

20 mars. Nous devons être aujourd'hui 141 à El-Arich, ce sera la fin du désert. Nos hommes sont dans la joie. Ils revêtent dès le matin leurs habits de fête. Ces robes de soie cependant ont bien l'air de recouvrir des haillons.

Nous atteignons El-Arich à 4 h. - C'est la ville triste et solennelle du désert. Elle a sa citadelle renforcée par quatre tours, avec quelques canons rouillés dans les embrasures. De pauvres chaumières composent la ville. Une mosquée délabrée a quelques colonnes antiques. Il n'y a là ni culture, ni végétation. De quoi peuvent vivre les 1.500 âmes qui habitent ce bourg? Les hommes sont chameliers et conducteurs de bestiaux au désert et puis à quelque distance, près de la mer, on trouve un vrai bois de palmiers qui s'étend le long du rivage et quelques cultures favorisées par des puits. 21 mars. Les passeports, la fin du désert. Formalités ennuyeuses. Le médecin du fort doit s'assurer de nos santés. Le Mudir ou gouverneur doit signer nos passeports et il ne se lève 142 dit-on qu'à midi. Nous perdons une demi-journée. Encore faut-il au départ lutter avec un Bédouin qui réclame 5 francs par voyageur pour le péage du désert. Mon compagnon et le cuisinier le bousculent et le cravachent et il nous tient quittes. Après sept heures de marche nous arrivons au terme du désert. Nous rencontrons quel­ques maigres champs de blé et un campement de Bédouins.

Cinq jours passés au désert nous avaient permis d'apprécier ses aspects imposants, ses austères grandeurs et quelques-unes des souffrances qu'il impose à ses hotes. Le vent de Kamsin souffla pendant deux jours, nous respirions un air brûlant chargé d'une poussière fine et pénétrante. Le vent si redouté des caravanes dessèche l'eau même à travers les outres qui la portent. Aussi le jour où nous arrivions à El-Arich il nous fallut manger nos conserves sans pouvoir nous rafraîchir. Mais ces petites souffrances sont bien vite oubliées.

22-25 mars. Gaza. Eleuthéropolis. La fontaine de St Philippe. Jérusalem. (Incidents de frontières)

D'El-Arich à Kan Jounes (l'ancienne Rapheia), nous avions passé d'Afrique en Asie et du territoire égyptien au territoire turc. Un incident de frontière faillit interrompre brusquement notre voyage. Le Sultan avait établi un cordon sanitaire rigoureux. Un individu nous demanda notre certificat de santé délivré par les médecins égyptiens. Nous l'avions. Ils appellent cela «Patenta». C'est un mot italien. Mon compagnon ne comprit pas et cravacha cet importun, qui ne portait pas d'ailleurs de costume officiel. Il se trouva que c'était un soldat du Grand Turc. L'affaire était grave: cravacher un soldat du Nizan. L'officier du poste décida qu'on allait nous enfermer d'abord puis nous expédier à Constantinople. L'affaire prenait une tournure tragique. Je 144 parlementai tant par interprète que par les quelques mots d'arabe que je savais. J'offrais une réparation pécuniaire au soldat. Celui-ci tint bon et jugea que l'honneur d'un soldat turc valait mieux que de l'argent. Bravo, on ne peut que louer de pareils sentiments. Enfin je finis par faire valoir que le soldat n'avait pas d'uniforme, ce qui changeait complètement la question, et que mon compagnon n'avait pas compris qu'on lui demandait la «patenta», mais qu'il avait pensé avoir affaire à un mendiant vulgaire. On nous relâcha après une heure. Mais je crus bien un moment qu'au lieu d'aller passer les fêtes de paques aux Lieux saints, nous irions les passer à Stamboul.

Nous n'arrivâmes que le soir à Gaza et il fallut camper hors de la ville.

Gaza a un aspect gracieux et pittoresque, surtout pour qui vient du désert. Une ville nouvelle se développe dans la plaine, mais la vieille ville 145 sur sa colline entourée d'un cordon de verdure est seule intéressante. Elle a des monuments de l'époque chrétienne et de l'époque arabe. Sa mosquée est une ancienne église ogivale. Le Seraí est un palais arabe dans le genre de ceux du Caire et de la Sicile. On retrouve à chaque pas les souvenirs de Samson. Ici est son tombeau selon la tradition des Arabes. Là, à l'entrée de la ville, étaient les portes qu'il enleva et transporta sur la colline à l'est. Dans la ville s'élevait le temple des Philistins que renversa le Héros hébreu.

Une autre mosquée a utilisé des colonnes de granit provenant d'une église byzantine. La plaine de Gaza est d'une grande fertilité. L'après-midi nous rencontrâmes des nuées de sauterelles, c'est une plaie pour le pays. Nous campions encore le soir dans la campagne.

Beit-Djibin (Guvrin) (ou Eleuthéropolis) a aussi des ruines d'une église ogivale d'un très bel appareil. Les Croises 146 avaient couvert la Palestine de belles églises. Mais le principal intérêt de Beit-Djibin (Guvrin), ce sont ses grottes nombreuses taillées dans la montagne et formant des salles variées, profondes, qui se succèdent et constituent de véritables labyrinthes.

Ces grottes ont du servir d'habitations ou de refuges pendant les guerres de diverses époques. - Là aussi un incident nous causa une assez vive émotion. Comme nous remontions d'une de ces grottes, un groupe de Bédouins de fort mauvaise mine nous tenait en joue à l'entrée. J'étais en avant, j'avais confiance en la Providence, je m'avançai en souriant. Mon attitude les déconcerta et ils se retirèrent. Nos bons anges nous protégèrent encore cette fois.

Nous voulûmes faire à pied la dernière journée de marche pour arriver en vrais pèlerins. Nous rencontrâmes sur le chemin la fontaine où St Philippe baptisa l'Eunuque de Candace. La Judée 147 se révélait à nous avec l'aridité de ses collines déboisées. Nous étions profondément émus à la pensée de voir bientôt Jérusalem. Nous arrivons au couvent grec de Ste-Croix. Il est entoure de bois d'oliviers. C'est là, dit-on, qu'on prit l'arbre de la Croix.

Après Ste-Croix, Jérusalem nous apparaît avec ses coupoles et son enceinte crénelée. Nous nous jetons à genoux et nous prions quelques moments. C'est le lieu de notre rédemption, le lieu où N.S. nous a manifesté son grand amour en donnant sa vie pour nous.

Jérusalem s'élève sur plusieurs collines et domine de trois cotés des ravins profonds et pittoresques. A l'est, la colline des Oliviers porte sa blanche mosquée au-dessus de ses flancs verdoyants. Au nord, hélas! les établissements russes ont un air de grandeur qui fait mal à voir aux catholiques. La ville est entourée de murailles grises, crénelées, flanquées de tours. 148 Un angle saillant à l'ouest, contient la tour de David et la porte de Jaffa. C'est là que nous nous dirigeons. Au dedans, les rues ont gardé leur aspect du Moyen Age; plusieurs sont couvertes de voûtes ogivales. Il semble que les Francs viennent de quitter leur conquête. Nous nous installons au couvent latin (La Casa nuova) où les bons Franciscains nous donneront l'hospitalité pendant quinze jours.

26 mars. La Voie douloureuse, le St-Sépulcre. -Je donne encore ici mon récit jour par jour, je regarde ces journées-là comme si importantes dans ma vie! Elles ont si bien fortifié ma foi! Elles m'ont laissé de si touchants souvenirs! Elles m'ont fourni tant d'éléments pour instruire et édifier dans mes conversations et mes sermons!

Notre première journée fut pour la Voie douloureuse et le St-Sépulcre. J'accordais trop d'importance à l'archéologie; cependant, grâce à Dieu, 149 je visitais en priant et j'étais plus pèlerin que touriste.

J'assistai à la messe dite par un missionnaire des Indes dans la chapelle de la Flagellation, petit sanctuaire vénéré depuis un temps bien reculé puisqu'il a conservé quelques colonnes des VIIe ou VIIIe siècles. - De là, franchissant la porte St-Etienne nous allions jeter un coup d'oeil sur la vallée du Cédron et le mont des Oliviers. Que de souvenirs accumulés dans un si petit espace! En bas, de l'autre coté du torrent desséché, un enclos de murs renferme les oliviers de Gethsémani: c'est là à proprement parler le commencement de la Voie douloureuse. Nous revînmes sur nos pas, laissant à gauche l'enceinte du Temple et suivant le chemin des douleurs.

Voici à gauche le palais de Pilate, ce sont des casernes aujourd'hui, les chrétiens y ont une petite chapelle; à droite, la chapelle de la Flagellation; plus loin, l'arc de l'Ecce Homo, porte triomphale de style romain; plus loin les souvenirs 150 de la première chute, de la rencontre de Marie, de la maison de Véronique. Une colonne marque l'emplacement de la porte judiciaire. Après cela, la voie montait au Golgotha.

Seigneur Jésus, en écrivant ces souvenirs, je refais ce chemin de croix en esprit et je vous offre de nouveau tous les mérites de votre passion pour l'expiation de mes péchés.

Le St-Sépulcre! Quel édifice au monde offre de plus grands souvenirs? C'est là, sur ce rocher, que le Christ a été crucifié, c'est là plus bas qu'il a été mis dans le tombeau. Il est mort pour nous, pour expier nos péchés, pour sauver nos âmes. Ce n'est pas dans une première visite que l'on peut méditer avec calme ces mystères. Il y a d'abord une émotion profonde, un écrasement, un tremblement mystérieux qui saisit l'humble pèlerin; il faudra revenir là souvent, prier, réfléchir, communier, assister au St Sacrifice pour Bouter aux grâces de ce sanctuaire et toute la vie le souvenir des saints Lieux 151 aidera à la contemplation des mystères de notre salut.

Un parvis précède le St-Sépulcre. Une double porte ogivale y donne entrée. C'est un beau portail élevé par les Croisés mais où se retrouvent des colonnes byzantines et des débris de corniches romaines. Depuis Constantin, cette église a été constamment remaniée et les débris anciens ont été utilisés.

L'intérieur de l'église est très irrégulier. Il y a comme plusieurs édifices réunis. La grande coupole abrite le St-Sépulcre. La nef des Grecques à l'est a aussi sa coupole. Au sud est la chapelle du Calvaire, au nord celle de Ste-Hélene et de l'invention de la Croix.

La grande coupole était si délabrée qu'il y pleuvait comme sur la rue, c'est qu'on ne pouvait pas se mettre d'accord entre Latins et Grecs pour savoir qui la restaurerait. Ce pauvre sanctuaire est en effet devenu par la suite des temps le domaine partagé et disputé de tous les rites et de toutes les races. Les Latins catholiques et 152 les Grecs schismatiques ont la plus grosse part, mais divers autres rites y ont aussi des autels. Le St-Sépulcre est commun et les divers rites y célèbrent à leurs heures. La police entre toutes races est faite, hélas! par les Turcs. Quelle impression pénible on éprouve en voyant le tombeau du Christ en proie à toutes ces luttes et tous les schismes partageant les droits de l'église catholique. C'est là qu `on sent bien que Dieu est patient et qu'il a le temps pour lui.

27 mars. L'enceinte du Temple, les tombeaux de Samuel et des juges. Nous commençâmes par quelques promenades pour voir l'ensemble de la ville. Nous sortîmes par la porte dite de St Etienne. On a découvert depuis les restes de la basilique de St-Etienne du coté de la porte de Damas. Près de la porte St-Etienne à l'intérieur une grande piscine bordée d'arcades passe pour la Piscine probatique qui a été témoin de la bonté de N.S. pour le paralytique. 153

Hors la porte commence l'enceinte du Temple, nous l'avons suivie à l'est et au sud jusqu'à la porte des Barbaresques. Les premières assises de cette enceinte sont salomoniennes, ce sont de grandes et belles pierres un peu irrégulières et à bossage. Ce sont ces pierres qui faisaient l'admiration de N.S. et des Apôtres. Le haut des murs a été refait par les Croisés et les Arabes. L'enceinte du Temple avait été détruite avec le Temple lui-même sous Titus, selon la prophétie de N.S. Là aussi à l'est se trouve la Porte dorée, double porte cintrée de style romain, aujourd'hui murée.

L'après-midi nous sortîmes par la porte de Jaffa: de ce coté, l'enceinte est toute du Moyen Age. Nous passions devant le couvent russe. Hélas! ces constructions russes accusaient déjà des prétentions à la domination, et elles se sont bien développées depuis. Nous allions visiter les tombeaux attribués à Samuel et aux juges. Ce sont des tombeaux 154 de familles, des salles creusées dans le rocher avec des pilastres et un linteau orné de roses et de pavots en façade. Est-ce bien ancien? N'est-ce pas de l'époque romaine. Il semble qu'en dehors du temple de Salomon les juifs n'aient pas eu un grand art capable de soutenir la comparaison avec l'Egypte, la Grèce et l'Inde et malheureusement il ne reste du temple que les soubassements et le parvis.

28 mars. Les tombeaux des Rois. La vallée de Josaphat. Gethsémani. Les tombeaux des Rois, à quelque distance de ceux des Juges sont plus intéressants et plus authentiques. Au point de vue historique, bien peu des rois de Juda sont dignes de louanges. Cependant ce sont les ancêtres du Christ et j'incline à croire que Dieu leur a fait grâce. L'Eglise a coutume de les représenter dans ses temples sur les arbres symboliques de Jessé. Au point de vue de l'art ces tombeaux ne sont comme intérieurs que de simples chambres sépulcrales 155 sans ornements, mais leur façade a un cachet particulier. La frise présente au centre une grappe de raisin entre deux couronnes et sur les cotés des palmes et des triglyphes. L'entrée, divisée par deux colonnes est entourée d'une guirlande.

L'après-midi nous visitons la vallée de Josaphat. A peine sorti de la porte St-Etienne on jouit d'un coup d'oeil imposant. On a devant soi la montagne des Oliviers, couronnée par la mosquée de l'Ascension; à ses pieds le jardin de l'Agonie, le tombeau de la Ste Vierge; sur les coteaux qui enserrent la vallée, à droite les tombes des juifs serrées comme les cases d'un damier, à gauche celles des musulmans avec une foret de stèles en pierre; au fond de la gorge les tombes historiques d'Absalon, de Zacharie et des Prophètes. C'est bien un immense champ des morts, qui se prêtait à devenir la figure biblique du théâtre du dernier jugement.

Cette vallée est toute remplie des 156 souvenirs du Sauveur, on ne la visite qu'en tremblant d'émotion. C'est là qu'il passait pour aller à Béthanie et revenir. C'est là qu'il fut reçu en triomphe. C'est là qu'il pleurait sur Jérusalem, c'est là qu'il souffrit son agonie, qu'il fut trahi et livré. C'est là aussi sur la montagne qu'il fit ses adieux à ses disciples et s'éleva au ciel. Je devais revoir plusieurs fois tous ces lieux témoins de si grands mystères.

Ils me sont restés bien présents à l'esprit. Leur souvenir m'est une nouvelle occasion d'offrir à Jésus les actes d'amour, de reconnaissance et de contrition que ces grands mystères provoquent. Je suis heureux de faire autant de pèlerinages spirituels en écrivant ce récit.

Le tombeau d'Absalon est resté odieux aux Juifs, c'est le tombeau du mauvais fils. Ils lui jettent des pierres en passant, j'en ai été témoin. Comme art, c'est un mélange des styles ionique et dorique; la frise est ornée de triglyphes; la corniche 157 a un cachet égyptien. Une sorte de cylindre couronne ce tombeau. Il a quelque analogie avec celui de Théron à Agrigente. Il y a une parenté évidente entre l'art juif de l'époque des Rois, autant qu'on en peut juger par les monuments qui en restent, et l'art primitif de l'Egypte, de la Grèce et de l'Etrurie. Le dorique se retrouve partout comme l'élément primitif.

Le quatrième de ces tombeaux est monolithe, il est massif et n'a point d'excavation. C'est plutôt un monument commémoratif qu'un tombeau. Ces données conviennent bien au tombeau de Zacharie Jésus reprocha aux juifs de lapider les Prophètes et de leur élever ensuite des tombeaux.

Le jardin de Gethsémani compte neuf oliviers séculaires que la tradition tient pour contemporains de N.S. Les Franciscains ont un soin pieux de ces arbres si vénérables. Au-dessus du jardin on voit les pierres où dormaient les Apôtres, une colonne marquant 158 le lieu du baiser de Judas et la vaste grotte de l'Agonie: lieux sacrés que l'on foule en tremblant. Il fait bon à prier et réfléchir là surtout dans la solitude du matin ou du soir. L'imagination y reconstitue facilement les mystères sacrés de la Passion, et l'âme peut se livrer à ses impressions et dire à son Sauveur tout son amour et toute sa reconnaissance.

29 mars. - Le Temple - Ste-Anne - La tour de David. Nous avons l'autorisation de visiter le Temple. Nous nous y rendons dès le matin à 6 h. L'heure matinale est fixée par le pacha, c'est une mesure de précaution à cause du fanatisme des musulmans, qui ne supportent pas que des Giaours (1) entrent dans leurs mosquées saintes.

Un professeur de Munich nous accompagnait et plusieurs Anglais dont un prélat nommé Harr. Le Kawas ou Suisse du consulat nous conduisit. Le poste turc nous porta les armes, ce qui ne nous empêcha pas de recevoir quelques pierres lancées par des fanatiques. 159

L'intérêt de cette visite, c'est le pèlerinage au Temple témoin de tant de miracles et d'évènements importants. C'est là qu'eut lieu le sacrifice d'Abraham, figuratif de celui du Calvaire. C'est là que Salomon, les rois, les prophètes, le peuple de Dieu louèrent le Seigneur et lui offrirent des sacrifices pendant le règne de l'ancienne loi. C'est là que se gardaient les Tables du Sinaï et la manne du désert. C'est là que Joas triompha d'Athalie. C'est là que l'ange frappa Héliodore. C'est là que les Macchabées luttèrent pour leur Dieu et leur patrie. C'est là que vécut la Ste Vierge dans son enfance; là que N.S. confondit les docteurs, la qu'il instruisit ses disciples et opéra plusieurs miracles. C'est là encore que Dieu se joua des efforts de Julien l'Apostat.

Hélas! C'est aujourd'hui une mosquée où les musulmans honorent Abraham leur père, Mahomet leur prophète, Omar leur chef victorieux.

160 Du Temple même il ne reste pas pierre sur pierre. Titus l'a fait raser. Mais il reste les soubassements, le terre-plein, le parvis et quelques débris de l'enceinte, surtout à l'ouest là où les Juifs vont pleurer.

Le monument principal, la mosquée d'Omar est entouré de divers petits monuments épars, tels que pylônes ogivaux, tombeaux de saints personnages, fontaines. Un édicule arabe gracieux entouré d'un portique porte le nom de tribunal de David. La mosquée est arabe. C'est un octogone dans le genre des baptistères byzantins: le bas est revêtu de marbre et le haut de faïences où dominent les tons bleus. La coupole est couverte en plomb. Quatre petits porches précèdent les portes. A l'intérieur le dôme repose sur quatre piliers et douze colonnes, il est entouré d'une double galerie octogonale. Les colonnes proviennent d'édifices byzantins, elles sont inégales et mal ajustées. Les arceaux et le tambour de la coupole 161 sont ornés de mosaïques à fond d'or qui représentent de gracieux rinceaux.

En somme cet édifice a des rapports avec ceux de Ravenne des VIe et VIIe siècles. Rien n'y rappelle le plan et les dispositions de l'Ancien Temple qui devait ressembler un peu à ceux de l' Egypte. - Une roche au centre de la mosquée passe pour la pierre du sacrifice d'Abraham. On descend par dessous. Les Arabes la croient naïvement suspendue en l'air sans supports.

A l'extrémité de l'enceinte et à cheval sur le mur de clôture se trouve un autre édifice qui est aussi devenu une mosquée, mais qui était primitivement l'église de la Présentation, bâtie par les Croisés.

C'est une belle église ogivale du XIIe siècle, à sept nefs: la nef centrale est plus élevée et plus large que les autres. Quand donc ces lieux témoins des principaux mystères de la vie du Christ seront-ils donc arrachés aux Musulmans? 162

Les terrasses bâties à l'angle sud-est par Salomon pour élargir le mont Moriah sont extrêmement remarquables. En descendant sous le dallage du parvis on trouve de vastes souterrains des galeries qui ont quinze rangées de piliers sur dix. Les murs extérieurs de cette partie souterraine et les bases des piliers en blocs cyclopéens doivent être l'œuvre de Salomon. Les voûtes ont dû être refaites par Justinien.

L'église Ste-Anne au quartier de Bézétha était en restauration. Elle a été donnée à la France après la guerre de Crimée. Une grotte conservée dans son état naturel sous le choeur passe pour avoir fait partie de la maison de Ste Anne. L'église est ogivale, elle date des Croisades, elle est orientée. Elle a trois nefs et trois absides bien dessinées.

De là nous allâmes à la citadelle. La tour de David, vaste tour carrée dont l'appareil jusqu'à mi-hautteur est salomonien, est devenue au Moyen Age comme le donjon d'une forteresse féodale. 163 Elle a été entourée d'une enceinte avec fossés et pont-levis. Les Israélites se glorifiaient de cette belle tour blanche qui était la force et la défense de Sion. L'Eglise en a fait un symbole de la Vierge Marie, qui est sa force et sa défense.

L'après-midi nous fîmes une étude des enceintes successives de Jérusalem. Evidemment la ville s'est toujours agrandie vers le nord et c'est de ce côté encore qu'elle se porte aujourd'hui. La première enceinte n'est pas douteuse. Elle comprenait le mont Sion tout entier, la pointe d'Ophel et le mont Moriah. Elle s'arrêtait au nord de la tour de David, qui était reliée directement à la porte occidentale du Temple.

Toute l'importance de la controverse porte sur la seconde enceinte pour l'authenticité du St-Sépulcre. Des recherches consciencieuses faites peu de temps avant notre voyage en ont reconnu les restes. Elle partait de la porte de Gennath ou des jardins, en bas des 164 bazars actuels, près de l'angle sud-est de l'hôpital St-Jean. Un arc, à demi enterré, a dû appartenir à cette porte.

Plus au nord, à cent mètres au-dessous du St-Sépulcre, on trouve dans une cour la base d'un bastion carré avec quelques débris d'un grand appareil à bossage. Au-delà sont les colonnes de la porte judiciaire. En face de ces colonnes sous le consulat de France sont quelques assises anciennes. On en retrouve d'autres au couvent des Dames de Sion. Enfin derrière l'église Ste-Anne on a mis à découvert l'angle d'un bastion. Ces divers jalons déterminent la seconde enceinte et sauvegardent l'authenticité du St Sépulcre. Le Golgotha était bien dans les jardins à un jet de pierre de la seconde enceinte.

La troisième enceinte a beaucoup moins d'importance historique. Elle correspond à peu près à celle d'aujourd'hui.

Nous fîmes le même jour deux bonnes visites: l'une à M. Lafont, chancelier du Consulat, l'autre au Rév. 165 Père Vicaire du Couvent St-Sauveur. Ce bon père, natif de la Corse nous fit un aimable accueil et nous donna des reliques.

Le consul, M. de Barrère était parti pour la France où il espérait obtenir du gouvernement la fondation d'un hospice français à Jérusalem. M. Lafont eut l'amabilité de nous promener par la ville pour étudier avec nous la question des enceintes. C'était un archéologue et un catholique pratiquant.

30 mars. Nous nous mettons en route pour l'excursion de la mer Morte. Nous avons un drogman (1) maronite nommé George, de bons chevaux de selle qui galoperaient facilement plus que nous ne voudrions et des chevaux de trait pour la tente et les bagages. Sortis par la porte de Jaffa, nous descendons dans la vallée de Gihon, nous tournons le mont Sion et nous prenons à Siloam la vallée du Cédron pour la suivre presque constamment. La route n'est qu'un 166 sentier mal tracé. Le torrent n'a pas d'eau, son lit est souvent cultivé. Les collines sont crayeuses et arides. Toute la Palestine en est là aujourd'hui. Nous avons pris une escorte de quatre Bédouins à pied armés de longues carabines. Après une heure de marche nous rencontrons un campement d'Arabes: tentes noires, basses carrées, femmes et enfants en guenilles, nombreux troupeaux sur les montagnes environnantes. C'est un spécimen de la vie nomade.

Bientôt la vallée n'est plus qu'une gorge profonde, étroite et sauvage, un gouffre désert, silencieux et solennel, ouvert par l'eau elle-même à travers les stratifications calcaires. Ces sites austères parlent à l'imagination et conviennent à la retraite et à la prière. Les ascètes des premiers siècles s'étaient choisi des solitudes dans les cavernes de cette gorge. Plus tard ils se réunirent pour mener la vie monastique. De là est né ce monastère imposant et pittoresque, qui nous apparaît 167 tout à coup au débouché du ravin. C'est une véritable forteresse et cependant ses murs n'ont pas toujours suffi à protéger les habitants qui ont été plusieurs fois victimes de l'impiété et de la rapacité des Arabes. Les bons moines d'aujourd'hui, malheureusement schismatiques ont la prudence de ne pas ouvrir leur petite porte de fer à tout venant. Ils descendent d'abord du haut des murs une corbeille dans laquelle les visiteurs doivent déposer leurs lettres de recommandation. Nous nous étions munis d'une lettre de leur patriarche. On nous ouvrit gracieusement et on nous offrit l'araki et le café. Les Russes aident cette communauté et l'aisance y règne. Les constructions sont étagées sur les deux rives du ravin.

L'église principale est ogivale et paraît dater du XIIe siècle, elle a une coupole sur le choeur. Une petite chapelle octogone recouvre le tombeau de St Sabas. Une grotte à l'extrémité du monastère est très vénérée, c'est là que vivait St Sabas en compagnie d'un lion. 168 Les bons moines cultivent quelques fruits et légumes sur leurs terrasses. Ils possèdent un unique palmier séculaire. Il y a encore là soixante moines. Ils paraissent réguliers et chantent matines avant le jour. Ils ne sont pas érudits. Leur bibliothèque est riche en manuscrits, mais la clef en est conservée chez le patriarche à Jérusalem.

31 mars. Après une heure et demie de marche sur des collines presque arides la mer Morte nous apparut avec sa ceinture de montagnes sombres et ravinées par les orages, mais il nous fallut encore quatre heures pour atteindre le rivage. La descente est longue. On s'engage dans un étroit et sauvage défilé. On aperçoit au loin le Nébi-Monça, la montagne de Moise avec un monument arabe à son sommet. Que de souvenirs réunit cette terre privilégiée! Comme nous approchions de la mer nos Bédouins aperçurent un groupe de cavaliers et voulaient fuir et nous entraîner en arrière. 169 Nous tînmes bon avec confiance et bientôt nous reconnûmes que les cavaliers n'étaient pas des pillards, mais des touristes comme nous. En somme je ne sais pas à quoi cette escorte nous était bonne.

Les rivages de la mer sont tout imprégnés de sel, cependant on y trouve encore quelques plantes. L'eau est claire, transparente et trompeuse. Elle est alléchante. On peut s'y baigner facilement, sa densité ne permet pas qu'on s'y noie. On en sort tout enfariné de sel. Cette eau a une saveur de Sodome et de Gomorre.

Après un déjeuner sur la sable nous partions pour le Jourdain. Nous traversâmes des nuées de sauterelles. Le Jourdain est encaissé dans ses rives. A quelque distance on ne le voit plus mais son cours est marqué par une bande de verdure. Le gué où s'arrêtent les pèlerins 170 est un des sites les plus charmants de la Palestine. St Jean- Baptiste lui aussi, était artiste et choisissait bien les lieux où il voulait attirer le peuple. Un beau spectacle de la nature est propre à élever les âmes vers Dieu. - C'est donc là que Jésus a été baptisé, là que St Jean l'a reconnu pour l'Agneau de Dieu, et que la Ste-Trinité s'est révélée. Nous nous sommes baignés avec foi pour renouveler les grâces de notre baptême.

Le torrent est rapide en cet endroit. Un fourré épais et vigoureux orne la rive, les peupliers et les tamarix y dominent. - Après le bain nous nous dirigeons au galop vers Jéricho en passant près de la colline de Galgala. Nous campions le soir à la fontaine d'Elisée. Un campement anglais était près de nous, c'était lord Spencer et deux enfants dont l'un nous fut indiqué comme étant le prince Arthur d'Angleterre.

ler avril. La fontaine d'Elisée 171 jaillit du sol au pied d'un mamelon. Ses eaux sont douces, elles se divisent en deux ruisseaux qui vont arroser la plaine et ses bosquets. Jéricho n'a plus ses palmiers historiques. Les fourrés de la plaine se composent de figuiers, de lotus, de ricins, de pommiers de Gomorre et d'arbres à baume.

Le mamelon qui domine la source offre un beau panorama. C'est d'abord la plaine fertile de Jéricho, puis le cours du Jourdain et les lignes sombres des montagnes qui enserrent la vallée. Au nord c'est le mont de la Quarantaine avec la grotte du Sauveur et de nombreux ermitages. C'est là que le Sauveur a prié et jeûné. J'offre à Dieu ces trésors de mérites pour le pardon de mes péchés. En remontant vers Jérusalem nous rencontrons une caravane pittoresque de pèlerins grecs et russes. Ils sont bien un millier qui vont se baigner au Jourdain. Les uns sont des Levantins, vêtus souvent de 172 bleu avec des culottes flottantes. Les autres sont des Russes à la figure large, aux longs cheveux plats ouverts sur le milieu de la tête; ils sont vêtus et coiffés de fourrures et paraissent dépaysés sous ce climat. Beaucoup allaient à pied, les femmes et les enfants avaient des chevaux, des mulets et des ânes. Leur défilé dura bien trois heures. Nous déplorions le petit nombre des pèlerins catholiques aux Lieux saints, mais depuis, grâce à Dieu, ils se sont multipliés.

Après quelques heures de marche par monts et par vaux, nous arrivions à Béthanie, l'aimable patrie des amis du Sauveur. Nous fûmes agréablement surpris à la vue de cette colline riante, plantée d'oliviers, de figuiers, d'abricotiers et d'autres arbres frais et fleuris. Au sommet est un petit village musulman couronné par les ruines d'un château qui a quelques assises hébraïques. Au dessous du village, au midi sur la pente de la colline est le tombeau de Lazare. 173

Un escalier étroit descend dans une petite salle ogivale où se trouve un autel. De là on descend par un couloir dans une autre petite salle voûtée qui est le tombeau proprement dit. Rien n'est plus touchant que les souvenirs de Béthanie. Nous nous sommes arrêtés en haut du village sur la route de Galilée pour lire le chap. XI de St Jean et reconstituer la scène si dramatique qui se passa là quand Marthe et Marie vinrent successivement au-devant du Sauveur et quand N.S. les voyant pleurer et pensant a Lazare son ami se mit à pleurer lui-même (infremuit spiritu et turbavit seipsum) (l'). Nous comprîmes bien là la tendresse du Cœur de Jésus.

Nous rentrions le soir à Jérusalem par le chemin que N.S. suivit si souvent.

2 avril. Jour de repos. Un missionnaire capucin hollandais nous entretient des progrès de l'Eglise dans son pays. Les pasteurs 174 protestants, nous dit-il, sont athées ou déistes et le peuple les abandonne.

3 avril. Le village de Siloam, étagé sur les terrasses rocheuses du flanc oriental de la vallée de Josaphat a l'aspect le plus pittoresque, que la fantaisie puisse imaginer. C'est en apparence un nid d'aigles et en réalité, paraît-il, un nid de pillards. On y remarque encore un petit temple qui aurait été dédié par Salomon aux idoles. La fontaine dite de la Ste Vierge, dans la vallée est bien certainement le réservoir de Salomon décrit par Josèphe et placé par lui entre le mur du Temple et la piscine de Siloé. L'eau de la piscine arrose les charmants jardins qui ont succédé à ceux de Salomon et où abondent encore les fleurs, les légumes et les fruits. Plus bas on trouve le mûrier séculaire qui marque le lieu du martyre d'Isaïe et le puits de Job. De là quelle vue ravissante sur la vallée de Josaphat! C'est un tableau varié, 175 bien rempli et disposé par la nature mieux que l'art ne l'aurait conçu. Au premier plan sont les jardins; à droite le village tout oriental de Siloam, couronné d'oliviers; à gauche la colline d'Ophel, la belle muraille du Temple et les coupoles de Jérusalem; en face c'est la perspective de la vallée, fermée par le tombeau pyramidal d'Absalon, qui se détache sur le fond vert du mont des Oliviers.

De ce point nous remontons au nord par la Géhenne, triste vallon, percé de tombes, aride et sans vie. Vers le haut une voûte ogivale à deux arceaux recouvre le petit champ du potier, Haceldama, dont la terre a été portée en Europe par Ste Hélène.

Au-dessus de ce champ est le mont du Mauvais conseil où Caïphe avait une villa. On y jouit d'une vue assez imposante qui s'étend jusqu'à St Jean du désert, la vallée des Roses et même les montagnes de la mer Morte.

De là nous descendons à la vaste 176 piscine inférieure de la vallée de Gihon qui doit être l'ancienne piscine de Bethsabée.

L'après-midi nous visitions le couvent des Arméniens et le Cénacle. Le couvent des Arméniens est bâti sur l'emplacement de la maison de Caïphe, c'est du moins la tradition. On y montre la prison de N.S. et le lieu du reniement de St Pierre. Nous y avons fait une bonne prière conforme à ces mystères.

Au Cénacle, un vaste établissement musulman a succédé, hélas! au monastère franciscain. Une salle ogivale du XIVe siècle a deux travées est au lieu de la sainte Cène. Y a-t-il au monde un lieu plus vénérable et plus touchant? C'est là que N.S. nous a aimés «usque in finem» (1). C'est là que l'Eglise est née à la Pentecôte.

- Pourquoi faut-il que la division entre les chrétiens ait laissé ce sanctuaire tomber aux mains des musulmans!

En rentrant nous passâmes devant 177 les lépreux qui habitent quelques huttes hors la porte de Sion. Ils étaient une vingtaine. C'est un spectacle hideux. Ces malheureux ont les chairs rongées par des ulcères. Cette affreuse maladie est héréditaire comme la phtisie et comme elle,elle ne se manifeste qu'à un certain âge.

4 avril. Après avoir revu le St-Sépulcre, prié et médité, nous avons visité le trésor qui possède une belle relique de la vraie croix et la glorieuse épée et les éperons dorés de Godefroi! de Bouilon, le plus vaillant et le plus humble des Croisés. Je ne connais pas assez la vie de Godefroi de Bouillon pour pouvoir présager si l'Eglise le mettra un jour sur les autels, mais ce que j'en sais me porte à l'invoquer comme un saint. Je le mets volontiers à côté de St Louis, de Jeanne d'Arc et de Christophe Colomb.

Après cette visite nous partions pour Béthléem. Après la montagne 178 du Mauvais conseil il faut suivre un long plateau pour arriver en face de Béthléem. La cité de David est à l'extrémité d'un demicercle de montagnes. C'est un fouillis de maisons grisâtres couvertes en terrasses et semblables à autant de tours avec un balcon au premier étage. L'église de la Nativité est à peine visible au milieu des immenses couvents qui l'entourent. Elle occupe l'extrémité de la colline. - Avant d'y arriver on passe au village des Pasteurs. C'est là que Booz accueillit Ruth. Les champs donnent encore là du beau froment tous les ans. Un bon prêtre de Lyon s'est fixé là à Bethsour; il y a converti quelques Grecs. Il se bâtit peu à peu maison, église et école. Il nous a montré les fruits merveilleux qu'il obtient dans ce sol en apparence pierreux et aride. C'est là aussi que les bergers apprirent des anges la naissance du Sauveur. Quel touchant souvenir.

En approchant de Béthléem on 179 rencontre la grotte du lait, où la Ste Vierge se serait arrêtée et le tombeau de Rachel, ce qui a fait dire au Prophète annonçant le massacre des enfants de Béthléem: «Rachel plorans filios suos» (1).

L'église de la Nativité est une belle basilique constantinienne à cinq nefs. Ses colonnes monolithes en marbre rouge sont couronnées de chapiteaux corinthiens. Les mosaïques paraissent postérieures de plusieurs siècles à l'église. Elles représentent divers mystères de la vie de N.S. - Cette nef est hélas! disputée entre les Latins et les Grecs.

La crypte a conservé en grande partie son aspect primitif. Il y a plusieurs grottes consécutives, celle de St Jérôme, celle des Saints Innocents, celle de la Nativité.

C'est donc là qu'est né notre Jésus! Y a-t-il au monde un lieu qui parle plus doucement au cœur? Je comprends St Jérôme, il ne pouvait pas s'en arracher. Il 180 s'y fixa et y attira ce que l'aristocratie romaine avait de plus distingué, notamment Ste Paule et Ste Eustochion. Avec quel bonheur je reçus mon Sauveur dans la sainte communion au lieu même de sa naissance!

5 avril. Après la sainte messe nous montons à cheval pour Hébron. Nous nous dirigeons par monts et par vaux vers un cône d'apparence volcanique. Le pays est nu, presque inculte, pierreux et sans arbres. L'abandon des terrasses et des plantations a permis aux pluies de mettre à nu la roche des montagnes et de la fertile Terre promise il n'est resté que le squelette, comme les Prophètes l'avaient annoncé. Au pied de ce cône, au nord, sont les substructions d'un palais qui devait être l'Herodium. Au sommet on retrouve le plan d'un château franc qui avait trois tours et un donjon. La vue de là s'étend sur la mer Morte, la région de Béthléem et le plateau d'Engaddi.

Au sud plusieurs villages de Bédouins 181 semblent être des campements de guerriers dont les tentes noires sont disposées en carré.

C'est de ce côté-là que nous descendons, amassant sur le chemin une escorte forcée de Bédouins plus curieux que méchants, tous armés et demandant bagchich (1), mais sans exigence.

Après une heure de chevauchée nous atteignons Koreïtoum, l'antique Hadullam, dont tout l'intérêt est dans le labyrinthe de grottes calcaires où David se tint caché au fond d'un ravin sombre et sauvage

Une heure plus loin sont les ruines de Thécua: on y retrouve quelques colonnes byzantines et un baptistère monolithe.

Enfin nous rencontrons des cultures, une vallée plantée de vignes, des bosquets d'oliviers, c'est Hébron. La ville est éparse en trois groupes sur les flancs d'une riche vallée. L'intérieur rappelle Jérusalem, l'ogive y domine, plusieurs rues sont couvertes. 182 Nous logeâmes chez un juif dont la maison annonçait l'aisance.

De la mosquée d'Abraham, nous ne vîmes comme tout le monde que l'enceinte. Les musulmans d'Hébron sont trop fanatiques pour y laisser entrer. Quelle admirable muraille! Quel témoignage de grandeur et de force! C'est un parallélogramme de 35 mètres sur 70 en parfait état de conservation. L'appareil est colossal, les assises ont un mètre de haut, certaines pierres ont neuf mètres de long. De l'intérieur on ne voit que les toitures, qui indiquent une église ogivale à transept, avec rose, bas-côtés, contreforts et une cour entourée de portiques.

C'est donc la que reposent les patriarches Abraham, Isaac et Jacob, et l'enceinte aurait-elle été élevée par Salomon? Que de souvenirs touchants! Là reposent les principaux ancêtres de N.S. et ces reliques sont hélas! au pouvoir des musulmans.

Nous visitâmes à Hébron une verrerie: 183 c'était tout primitif et semblable à ce qu'on voit dans les peintures égyptiennes. Autour d'une chaudière colossale des hommes sont assis, soufflant et moulant de petits objets de verroterie.

6 avril. A l'ouest d'Hébron s'étend une belle et riche vallée toute plantée de vignes et d'oliviers, c'est la vallée de Mambré. Au centre s'élève le chêne d'Abraham. C'est un quercus ilex fort vénérable qui mesure 7m,50 de circonférence.

En revenant vers Béthléem, nous atteignons vers 10 h. les réservoirs de Salomon, après avoir reçu quelques pierres d'un insolent Bédouin.

Il y a là trois vastes bassins étagés, dont la construction est en partie salomonienne. C'est là qu'étaient les célèbres jardins de Salomon (hortus conclusus) et son palais d'Ethan. C'est là aussi qu'était la fontaine scellée (fons sigillatus) (1), la source qui fournissait l'eau aux réservoirs et aux jardins. Cette source s'appelle aujourd'hui Raz-el-aïn. Elle est 184 abritée par des salles voûtées dont la plus profonde pourrait bien être salomonienne. Cette salle a ses murs formés de blocs en grand appareil et elle est voûtée par des pierres qui se contrebutent comme nous en avons vues à Mycènes en Grèce et à Thebes en Egypte. Aujourd'hui encore cette vallée a de magnifiques jardins qui en font comme une splendide oasis.

On comprend là pourquoi Salomon au Cantique des Cantiques compare sa fiancée au jardin fermé et à la fontaine scellée. Ce jardin si beau et cette fontaine si précieuse sont devenus de gracieux symboles de la Ste Vierge.

Une heure après nous arrivions à Bethléem et après avoir dîné chez les bons Franciscains nous rentrions à Jérusalem le soir.

7 avril. Le matin nous entendions la messe à la chapelle de N;D. des douleurs, au St-Sépulcre: c'était la fête du jour. Dans la journée nous allions constater la douleur conventionnelle 185 des juifs près de la muraille de l'enceinte du Temple. Ils sont nombreux, quarante au moins. La plupart, assis sur leurs talons, lisent les lamentations de Jérémie. Deux ou trois femmes embrassent la muraille et semblent pleurer réellement. Ils viennent ainsi chaque semaine confirmer par le spectacle de leur aveuglement l'accomplissement des prophéties bibliques.

Près de là, dans les constructions du tribunal les restes d'une arcade cintrée marquent le point où le pont du Tyropéon et la première enceinte reliaient le Mt Moriah a la ville de David.

8 avril. Nous fîmes à pied l'excursion de St-Jean du désert. A 20 minutes de Jérusalem on rencontre le monastère grec de SteCroix. C'est là qu'aurait été coupé l'arbre de la Croix. Il y a la une église byzantine du XIIe siècle bien conservée.

Une heure après nous étions à St-Jean. C'est un site agréable. Le beau couvent des Franciscains 186 est à l'entrée de la vallée. Non loin s'élève la maison des Dames de Sion, entourée de beaux jardins. La vallée est cultivée avec soin, ses terrasses sont plantées d'oliviers, c'est une oasis. L'église est à croix grecque, elle date seulement du XVIIe siècle. La crypte est vénérée comme le lieu de naissance de St Jean. Ce monastère rappelle lui aussi de bien touchants mystères: la visite de Marie, les chants inspirés du Magnificat et du Benedictus, la guérison miraculeuse de Zacharie. C'est un des sanctuaires les plus précieux des Lieux saints. Il est gardé par des Franciscains espagnols.

Une heure plus loin, à l'entrée de la vallée de Térébinthe, c'est la désert de St-Jean. Il y a là une grotte où il vivait et une source tout près de la grotte. C'est un lieu solitaire mais gracieux, favorable à la prière et à la contemplation.

A l'entrée du village, une chapelle à deux nefs, de l'époque des Croisades marque le lieu de la Visitation. Nous rentrions le soir à Jérusalem. 187

9 avril. Le matin bénédiction des Rameaux au St-Sépulcre par Mgr Valerga, le vénérable patriarche. Les honneurs sont rendus au représentant de la France. Il a une palme ornée, on lui présente à baiser le livre des Evangiles. Nous faisions en procession le tour du St-Sépulcre. L'ordre est maintenu par les troupes turques qui se tiennent assez dignement.

Les Grecs avaient officié avant nous; les Arméniens officient après, puis les Coptes. - L'après-midi nous faisons à nouveau le pèlerinage de Béthanie, en souvenir de l'entrée triomphale de N.S.

10 avril. Nous visitons les grands établissements russes, fort écœurés à la pensée que le gouvernement français ne fait rien pour la Terre Sainte.

11 avril. Au pied du mont des Oliviers se trouve l'église souterraine qui contient le tombeau de la Ste Vierge. La façade est gothique et date des Croisades. Dans l'escalier monumental qui descend dans cette église s'ouvrent 188 des arcades latérales où l'on vénère les tombeaux de St Joachim, de Ste Anne et de St Joseph. L'église est une belle nef terminée par une abside. C'est là qu'ont eu lieu les touchants mystères de l'Assomption.

De là nous avons fait l'ascension du M(on)t des Oliviers pour vénérer le lieu de l'Ascension du Sauveur. Là aussi, hélas! comme au Temple et à Sion l'ancienne église est devenue une mosquée. Elle est octogone et à coupole. La vue s'étend de là sur Jérusalem et la vallée du Cédron jusqu'à la mer Morte et aux montagnes de Moab.

Nous avons vénéré en descendant le souvenir du Credo et le lieu où N.S. a pleuré sur Jérusalem et a prédit sa ruine. N.S. ne dédaignait pas de choisir de beaux sites pour élever l'âme de ses disciples.

De ce lieu, la vue sur le Temple est fort belle. N.S. a voulu effacer par ses larmes toutes les fautes de ce peuple dont le Temple allait être condamné à la destruction.

Table des matières

III Cahier
Dalmatie - Albanie - Zara
Salone - Spalato 3
Iles Liburniennes 5
Raguse - Gravose
Bouches de Cattaro 6
Antivari - Durazzo 6
Iles Ioniennes. Corfou 8
Zante 9
Syra
La Grèce 10
Aspect, Culture, Races, Religion de la Grèce 10
Le Pirée 14
Athènes 14
La ville neuve 15
L'Acropole 16
Monuments divers 19
Les collines et les jardins 21
Daphni - Eleusis - Mégare 22
Corinthe - Sicyone 24
L'Argolide: Némée - Mycènes-Tirynthe - Argos - Nauplie 26
Mantinée - Tripolitza - Tégée 30
Sparte 32
Messène 35
Navarin 36
Phigalie - Bassoe (Bassoe) 38
L'Alphée - Olympie 38
Mégaspilion (Mégaspileon) 39
Patras 41
Lépante 43
Delphes 45
Le Parnasse 46
Les Thermopyles 47
Chéronée - Orchomène - Livadie 48
Thespies - Leuctres - Platées 49
Thèbes - Chalcis 50
Aulis - Marathon 51
Le Pentélique 52
De Grèce en Egypte par Smyrne 53
Smyrne
Pathmos 55
En mer 56
Egypte 59
Alexandrie 59
Le Delta 64
Le Caire 65
Le Nil 75
Dendérah 86
Esnèh 91
Philae 92
La Nubie 94
Kalabschée 97
L'Egypte (suite) 99
Ombos (Kom Ombo) 99
Edfou 101
Thèbes - Louqsor - Karnac (Karnak) 105
Keneh 112
Abydos 115
Maabdèh 118
Beni Hassan 119
Le Fayoum - Le Labyrinthe 122
Memphis 124
Boulacq 127
L'Isthme de Suez - Le Sinai - Le désert 129
Les fontaines de Moise 131
En caravane 133
Ismailiah 136
Le désert 138
Palestine et Syrie 143
Incidents de frontière 143
Gaza 144
Eleuthéropolis 145
Jérusalem!!! 146
La Voie douloureuse - Le St-Sépulcre 148
L'enceinte du Temple - Tombeaux de Samuel et des Juges 152
Les Tombeaux des Rois - La vallée de Josaphat - Gethsémani 154
Le Temple - Ste-Anne - La tour de David 158
Saint-Sabas 165
La mer Morte - Le Jourdain 168
Jéricho - Béthanie 170
Siloé - La Géhenne - Haceldama - Sion - Les lépreux 174
Béthléem 177
Mont des Francs - Hadullam - Hébron 180
Mambré - Les réservoirs de Salomon 187
Jérusalem: La Muraille où les Juifs vont pleurer 184
St Jean du désert 185
Les Rameaux - Béthanie 187
Le mont des Oliviers 187

Abréviations

B.=Bienheureux, euse
M, M., Mr=Monsieur
Mme=Madame
Melles=Mesdemoiselles
N.S.=Notre Seigneur
N.D.=Notre Dame
St=Saint
Ste=Sainte
S.=Sacré

XXXI

F R A N C E: I: Département de l’AISNE

2: Département du NORD.

Carte I

Le département de l'AISNE, où naquit le P Dehon et où il fonda la Congrégation à Saint-Quentin.

N.B. Les cartes géographiques suivent les frontières actuelles entre les divers Etats en vue d'une lecture plus facile au lecteur d'aujourd'hui.

Carte II - Le département du NORD, où Léon Dehon étudia au collège communal de Hazebrouck de 1855 à 1859 (cf. N H,V. , 1, pp. 13r°)

Voyage en Angleterre, Ecosse et Irlande: avril -juillet 1862

(cf. N.H.V, I, pp. 63v° - 92r°).

Voyage d'aller Voyage de retour

Carte IV

1 Windermere

2 Ambleside

3 Grasmere

4 Thilmere

5 Ulls Water

6 Clifton

7 Abbotsford

8 Melrose

9 Dryburgh Abbey

10 Lac Earn

11 Lac Tay

12 Foyers Ealls

13 Invergarry

14 Achnacarry

15 Tor Castle

16 Lismore

17 Dunstaffnage Castle

18 Torosaï

19 Ulva

20 Giants Causeway

21 Maynooth

Voyage en Allemagne, Scandinavie, Bohéme, Autriche: août­-novembre 1863 (cf. N. H. V. , 21v° - 61v°) +…+ - Frontières entre les États.

1) Ems

2 ) Nassau

3 ) An lernach

4) Laach

5) Rheineck

6) Remagen

7) Boppard

8) Rheinfels

9) Oberwesel(Lorelei)

10) Bingen

11) Johannisberg

12) Ingel-heim

13) Charlottenburg

14) Swinemunde

15) Putbus

16 ) Stubben-Kammer

17) Sagard

18 Altfahr

19) Altona

20) Roskilde

21) Elseneur

22) Trollhâttan

23) Sarpsborg

24) Lago Mjosa

25) Rondane

26) Hjerkinn

27) Snóhetta

28) Soknas

29) Levanger

30) Alvdalen

31) Sko-Kloster

32) Sigtuna

33) Pillnitz

34) Bodenbach

35) Karlstein

36) Walhallā

Voyage en Belgique, Hollande: printemps 1864 (cf. N.H.V, II, pp. 66v° - 70r°).

_____ Voyage d'aller

_____ Voyage de retour

^ Archidiocèses français

~ Quelques diocèses français

Ces notes sur me vie ne sont pas destinées à être publiées après ma mort, mais Zes nôtres y trouveront beaucoup de renseigne­ments sur l'histoire de a Congrégation, sa préparation, ses épreu­ves, ses développements.

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