nhvnhv-0000-009

IX Cahier

=====Notes sur l’histoire de ma vie

Ve période: Rome, 1865-1871 (suite) 1870-1871: La guerre. Rome: VIe année scolaire (suite)

La paix était signée et ratifiée par l'Assemblée de Bordeaux, 1 je partis en toute hâte pour faire encore une petite année d'études à Rome.

La ligne de Lyon n'était pas ouverte, j'allai directement à Nîmes par Nevers et Clermont-Ferrand. Je m'arrêtai quelques heures à Nevers et à Brioude pour voir et comparer leurs belles églises du XIIe siècle en style roman d'Auvergne: St-Etienne à Nevers et St­-Julien à Brioude. Ce style était bien à nous, il avait déjà presque tou­te la hardiesse, l'élévation et l'imposante grandeur du style gothi­que, mais l'ogive, apportée apparemment d'Orient par les croisés, Dallait donner au style roman ce qui / lui manquait de grâce et de légèreté. 2

Nevers a plusieurs pèlerinages. Sa cathédrale possède le corps de St Cyr, et la Visitation possède le cœur de Ste Chantal.

J'aime aussi son château ducal du XVe siècle. Il a une façade sans reliefs avec deux tours aux angles et une demi-tour avec cage d'escalier élégamment sculptée au centre. On dirait du gothique anglais .

Je séjournai une journée à Nîmes où je voulais voir le P. d'Azon et mon ami, l'abbé Désaire.

Nîmes offre un très grand intérêt, tant par ses ruines romaines que par ses monuments chrétiens. Sa cathédrale, qui a une curieuse frise du Xe siècle est dédiée à St Castor, disciple du grand St Cassien. Nîmes a trois églises modernes remarquables: Ste­ Perpétue, St-Baudille et St-Paul. Les deux premières sont en style ogival, la troisième en style romain. St-Paul a des peintures d'Hippolyte et de Paul Flandrin, peintures simples, modestes, pieu­ses, comme toutes les œuvres des Flandrin.

Les monuments romains l'emportent encore en intérêt sur les 3 édifices chrétiens, la Maison Carrée, surtout. / L'harmonie de ses proportions est admirable. Mais comme toujours dans l'art païen, c' est le beau pour le beau. Cela parle aux sens et non à l'âme et on ne puise dans cette vue aucun sentiment élevé.

Mon séjour à l'Assomption avait pour moi une grande importan­ce. Je voulais voir ce qu'était cette œuvre. J'avais des velléités d'y entrer. Un travail profond se faisait dans mon esprit depuis deux ans. D'un côté, je voulais être religieux. D'autre part je pensais que le moment était venu pour l'Eglise de s'adonner avec un soin nou­veau aux études supérieures pour reprendre son empire sur les in­telligences. J'unissais ces deux pensées et il me semblait que ma vo­cation pouvait être d'entrer dans une communauté-religieuse vouée à l'étude et a l'enseignement. J'avais causé souvent de cela avec le P. d'Alzon. Il paraissait partager entièrement mes idées. Il publiait la Revue de l'enseignement chrétien, il voulait consacrer sa congrégation à l'étude et à l'enseignement supérieur. J'inclinais 4 à me donner à lui. / Il y avait déjà un commencement d'exécution de nos projets. Mon ami l'abbé Désaire, qui avait les mêmes vues que moi était en­tré à L'Assomption. Il enseignait la philosophie a Nîmes tout en fai­sant son noviciat. Et le P. d'Alzon avait mis depuis un an déjà un de ses étudiants à Rome, le P.Alexis Dumager, pour entrer dans nos vues.

Le P. d'Alzon et l'abbé Désaire m'avaient écrit souvent depuis le concile. C'était ma vocation qui était en jeu. Cette correspondance avait pour moi une grande importance, je vais l'analyser ici.

- Le 29 juillet, M. Désaire était à Nîmes pour quelques jours. Il m'écrivait: «Pouvons-nous compter sur cette communauté pour la réalisation de nos projets? C'est douteux… Les quelques religieux qui sont ici sont absorbés par les détails de leurs œuvres. Ils ne sont que peu ou point au courant des projets du P. d'Alzon. Ceux que j'ai vus sont unanimes à reconnaître qu'il sera bien difficile de dé­peupler le collège pour envoyer des sujets à Rome et pour faire ici des élèves sérieux. Je vois avec peine que des 5 ou 6 qui feraient de la philosophie l'an prochain, chacun devrait / avoir une surveillance 5 pénible, et que par conséquent les études continueront à être aussi incomplètes que possible… Nîmes semble une ville bien morte intellectuellement, pour qu'un centre d'études puisse s'y établir. Montpellier et Toulouse, où la jeunesse sera toujours plus nom­breuse, assureraient peut-être mieux le succès. Cependant Mgr Plantier ne recule pas devant la pensée d'une université…»

Le 7 octobre 70; il m'écrivait d'Albertville: «Je viens à l' instant de recevoir encore une lettre du P. d'Alzon, qui m'a annoncé que le 3 de ce mois la rentrée des collégiens avait eu lieu et que malgré tout il fallait commencer nos cours. Cette fermeté, cette persévérance, ce courage m'ont fait un vrai plaisir et ont complètement dissipé les petits nuages de tristesse que m'avaient causée les lettres antérieu­res où le P. d'Alzon me parlait de ses difficultés pécuniaires. Je vous avoue que je ne croyais guère à la possibilité d'aller commencer cette année; mais j'obéis d'autant plus volontiers à l'appel de notre digne Père que tout retard serait envers Dieu la preuve d'un manque! de confiance / et pour les hommes une 6 preuve de pusillanimité de notre part…»

Le 31 octobre 70, il me disait: «Je n'ai pas voulu vous écrire avant mon arrivée à Nîmes, pensant vous intéresser beaucoup plus en vous parlant de la maison et en répondant plus catégoriquement a vos demandes. le suis ici depuis le 25 courant. Me voici au poste que je voulais, que vous vouliez et que Dieu aussi, j'en ai la convic­tion, a voulu pour moi. Notre bon P. d'Alzon n'est revenu que ce matin du Vigan. Je viens d'avoir avec lui un long entretien et j'en sors pleinement satisfait de voir combien notre œuvre est devenue sienne, et combien il veut travailler efficacement à sa réalisation. Actuellement se trouvent à l'Assomption 12 ou 14 religieux, qui vont commencer la philosophie. Ce chiffre a dépassé de beaucoup mes espérances. Ils seront divisés en deux catégories, les uns suivant un cours plus complet, les autres un cours plus élémentaire. On me laisse toute latitude pour l'auteur, je pense m'arrêter à San Severino, qui ne sourit pas mal au P. d'Alzon. Comme vous le voyez, ce premier 7 acheminement de l'œuvre est incontestablement heureux, / et pour ma part je remercierai demain tous les Saints pour cet humble, obscur, mais véritable commencement. Il y a par­mi nos jeunes frères des têtes bien organisées, mais surtout, il y a en tous une bonne volonté, un esprit de foi et de solide piété qui me font concevoir les espérances les mieux fondées. L'œuvre est sym­pathique à tous. le m'étonnais de la voir si peu connue en août; tous la comprennent et l'aiment maintenant. Plus que jamais soyez donc convaincu qu'elle n' est plus qu'une affaire de temps et qu'el­le pourra marcher, si chacun veut généreusement concourir par son initiative privée à celle du P. d'Alzon. Le Vigan n'a pas été dé­peuplé pour me donner des élèves; il y reste encore 11 ou 12 novi­ces, et les études étant commencées, du monde nous viendra: c'est ce que vient encore de me dire un père très intelligent, très calme et très judicieux. Reste donc maintenant pour vous une décision à prendre…»

Au 10 décembre, il m'écrit: «Nous continuons paisiblement et 8 humblement notre œuvre: deux fois par jour je fais / un cours de philosophie à ces chers enfants, qui montrent toujours le goût le plus prononcé pour ce genre d'études. J'ai la douce conviction que cet entrain ne se ralentira pas… De nouveau je ne saurais donc que vous confirmer les espérances que j'avais conçues à mon arrivée: notre but pourra être atteint; nous avons par le P. d'Alzon de vrais éléments de succès…»

Au 15 janvier il est toujours aussi confiant: «Tout marche sur le pied que je vous ai décrit, c'est-à-dire d'une manière assez satisfai­sante: aussi suis-je toujours très satisfait et également convaincu qu'au rétablissement de la paix, nos projets pourront s'exécuter sé­rieusement, pleinement et selon toutes nos vues… Vous paraissez toujours vouloir retarder votre arrivée au milieu de nous. J'ai été peine par la raison que vous avez invoquée dans votre lettre au P. d'Alzon et dans celle que vous m'avez adressée. Je crois voir là une échappatoire plus qu'un motif vraiment sérieux et déterminant. Vous voulez le consentement du P. Freyd, rien de plus raisonnable ni de plus chrétien: mais, avouez le, est-ce que le P. Freyd vous / refuserait son consentement si vous lui exposiez la persistance 9 de votre désir et de votre but?…»

Au 21 février: «Votre lettre a mis 12 longs jours à me parvenir. Vous voilà donc enfin décidé à venir voir où en sont les choses ici!…»

Pendant la même période, le P. d'Alzon m'avait écrit aussi plusieurs fois.

Le 7 août: «Je viens de faire mon travail avec le maître des novices. J'espère pouvoir donner à l'abbé Désaire 7 à 8 élèves l'an prochain, sans parler de trois ou quatre que je compte bien envoyer à Rome. Je vous attends donc au mois d'octobre à votre retour du Concile… Laissez-moi vous dire mon scrupule de vous aimer déjà beaucoup trop…»

Le 13 août: «Vous ai-je dit que Mgr l'évêque de Nîmes vient de m'autoriser à préparer une maison de hautes études dans son diocèse? Nous avons décidé au chapitre la maison de Rome avec enthousiasme et tous les sacrifices possibles pour cela. On y enverra quatre sujets cette année, si l'argent ne manque pas: si vous saviez où l'on 10 en est! Mais cela ne durera / pas indéfiniment. On a décidé un second noviciat à Paris, qui se bâtirait depuis un mois sans la guerre, afin de pouvoir plus aisément recruter des jeunes gens instruits … Un excellent paysan qui a prédit tout ce qui se passe, annonce la fuite du Pape, la chute de l'empereur, la république et une grande victoire des Français… Adieu, écrivez-moi très souvent».

Au 11 septembre: «Hélas! Hélas! deux de nos religieux qui ont as­sisté aux journées de Sedan sont de retour. Quelle honteuse débâcle et comme nous sommes frappes par la main de Dieu! Et comme nous le méritons! Plus que jamais je suis convaincu que la question des études est la grande question. Pourra-t-on aller à Rome l'an prochain? J'en doute. Quant à moi, l'argent me fait défaut, mais ce n' est pas une raison pour ajourner. J'espère que l'abbé Désaire au­ra ici 10 à 12 élèves, c'est toujours un noyau. Vous ai-je écrit que mon évêque est tout-à-fait dispose à favoriser nos plans? … Je ne me relis pas, mais je souhaite que vous voyiez sous mon gribouillage 11 toute / ma tendre et confiante affection en N.-S….»

Au 29 septembre: «Venez donc ici vers le 15 et vous ferez une re­traite avec l'abbé Désaire…»

Au 10 octobre: «Pourquoi ne venez-vous pas? Croyez moi, venez, le moment est favorable. Sunt quaedam inchoationes fidei quae similes sunt conceptionibus. St Augustin ajoute que la conception n'est pas la naissance, mais que la naissance est toujours précédée de la concep­tion. Venez, nous concevrons, nous aurons des inchoationes fidei, qui elles-mêmes précèdent l'inchoationem gloriae de St Thomas. Puis nous enfanterons et notre œuvre donnera ses fruits in tempore oppor­tuno ».

Au 19 décembre: «Que vous dire du midi? Le peuple est bon et la bourgeoisie déplorable, aussi est-ce sur le peuple que je cherche a m'appuyer et j'espère en venir à bout. La république est mort-née par la faute des républicains qui ont fait tout ce qu'ils ont pu pour la tuer. Et malgré cela quand je vois la vie sérieuse réfugiée chez le peuple, je me dis que c'est au peuple qu'appartient. / Aussi 12 je m'occupe activement de former une association pour la défense de l'Eglise dont les statuts seront un système d'efforts pour obtenir l'indépendance du St Siège, le droit de l'Eglise de posséder, la li­berté d'enseignement, la liberté d'association. Il faut absolument que nous arrivions à un ordre nouveau et que nous reprenions la société par fragments pour la reconstituer chrétiennement dans son ensemble…

L'abbé Désaire paraît très satisfait de ses élèves. Je crois qu'il pose de bons fondements et qu'il trouvera parmi ses auditeurs des auxi­liaires futurs de son œuvre…

Je ne puis vous dire combien je vous suis tendrement attaché en N. S. …. »

Tous ces appels pressants ne changeaient rien à ma décision, je voulais d'abord achever mes études à Rome. Mais j'étais heureux de voir en passant où en étaient les choses à la maison de l'Assomption. L'impression que j'y éprouvai fut assez favorable. L'abbé Désaire me dit que ses étudiants avaient bonne volonté. Le P. d'Alzon semblait comprendre et goûter nos projets, mais au fond il restait homme d'action, j'oserais dire même / d'agitation, dans le sens le 13 plus favorable du mot, plutôt qu'homme d'étude.

Je partis pour Rome, gardant mes hésitations. J'avais remarqué aussi les difficultés financières du moment à l'Assomption. Le P. d'Alzon ne me les cachait pas. Il en était préoccupé.

Je fis en passant mon pèlerinage à Sainte-Marthe, à Tarascon.

Elle est bien vénérée, la chère sainte, dans sa grande église basse du XIVe siècle. Cette église est comme un musée de l'école françai­se, elle a de nombreux tableaux de Vien, de Parrocel et de Vanloo. Vien y a peint toute la vie de la Sainte. Le château de Tarascon, du XIVe siècle, a quelque chose de la gravité imposante, mais un peu lourde, de celui d'Avignon.

De Marseille à Gênes, je suis la belle route de la Corniche.

Il n'est plus question des neiges qui ont régné pendant tout cet hiver dans le Nord, voici le ciel bleu et cette végétation méridionale qui ne connaît pas l'hiver: les myrtes, les mimosas, les lauriersthyms 14 en fleurs, les conifères de toute espèce, / les fusins, les aloés, les lauriers, les yuka, les bambous, les néfliers du Japon,et ça et là des roses et des géraniums fleuris qui égaient cette verdure un peu som­bre.

Je passai quelques heures à Gênes, la reine de la Ligurie.

J'aime cette grande ville, son site accidenté, son beau port, ses grands souvenirs, ses riches églises, ses palais luxueux, ses institu­tions de charité, sa cité des morts, la plus somptueuse des temps modernes.

Elle a été pendant plusieurs siècles comme la Carthage moderne. Elle couvrait la Méditerranée de ses vaisseaux. Elle allait combattre les Sarrasins en Corse, en Sardaigne, en Espagne sur les côtes d'Afrique. Elle rapportait d'Orient le calice de la Cène (le Saint Graal), le corps de St Jean-Baptiste, le plat qui porta sa tête (le Pisco), le portrait de Notre-Seigneur peint par Ananie et envoyé par N.-S. au roi d'Edesse.

Au XVIIe siècle ses nobles familles enrichies donnent dans le tra­vers de la Renaissance et honorent davantage dans leurs salons Jupiter, Vénus et Cupidon, que le Sauveur et sa Mère. /

15 La Genes moderne est encore un grand port de commerce très au courant des progrès contemporains grâce à la générosité du duc de Galliera, qui lui a légué 20 millions en 1876.

Je la décrirai en détails ailleurs. J'ai hâte ici d'arriver à Rome.

J'étais à Rome le 18 mars. Je trouvai la ville assez calme, mais en­core toute souillée par les traces de la grande inondation de no­vembre, comme elle l'était par l'invasion piémontaise.

Je repris ma correspondance avec mes parents, je retrouve là mes impressions de ce temps là. Je leur avais écrit de Nîmes le 11 et le 15 mars. Je leur décrivais l'accueil aimable que j'avais reçu à l'Assomption, ma visite à Mgr Plantier et les projets d'études qui m'attiraient à Nîmes. Ils connaissaient mes dispositions.

Le 19 je leur écrivais de Rome: «Je suis arrivé hier sans fatigue et heureux de me retrouver ici. J'ai quitté Nîmes le 15. Le 16, j'ai dit la messe à N.-D. de la Garde et je suis venu de là par la route de la Corniche, par Nice, Gênes, Bologne et Florence. / Nous n'avons pas éprouvé le moindre ennui ni rencontré la moindre agitation 16 politique. Rome est triste, comme vous le pensez bien. Les Romains y considèrent les Piémontais comme nous considérons les Allemands en France. L'ordre règne suffisamment pour qu'on puis­se séjourner sans crainte. J'ai trouvé ici cinq élèves qui suivent les cours depuis le commencement de l'année. Nous sommes mainte­nant au nombre de sept et on en attend encore quelques-uns. J'ai déjà fait ma première visite à St-Pierre et a Sainte-Marie-Majeure. Je suivrai les cours dès demain. On espère que le P. Freyd reviendra bientôt… Le Pape a fait donner aux sténographes une grande mé­daille commémorative du Concile…»

Le 22 mars, j'écrivais: «Je suis heureux de me retrouver à Rome et de me remettre au travail. J'ai eu le bonheur ce matin d'avoir une audience du Pape… Le séjour de Rome présente à peu près la mê­me sécurité que par le passé. Prêtres et religieux se promènent par­tout sans le moindre inconvénient. Les Italiens n'ont pas encore eu le temps de beaucoup détruire. Cependant ils se sont déjà emparés 17 de huit couvents et des plus beaux, comme la Minerve, / St Augustin, l'Oratoire, etc. Les cours de théologie et de droit canon se font comme par le passé, et on espère qu'ils ne seront pas in­quiétés, à cause des collèges étrangers qui les suivent. On m'a in­scrit sans difficulté pour les cours et, si je reste jusqu'au mois de juillet, cela me sera compté pour une année. Je commence la pré­paration de mon doctorat…»

Le 28 mars: «Pendant que la France est agitée par la Révolution, nous sommes ici dans le plus grand calme. Nous suivons régulière­ment les cours et nous faisons notre promenade quotidienne. Mon travail est en bonne voie et je me félicite d'être revenu à Rome. Les nouvelles de France sont ici l'objet de toutes les conversations. La France goûte les fruits des principes révolutionnaires qu'elle a prônés depuis trois quarts de siècle. Si elle ne revient pas entière­ment aux principes chrétiens, elle pourra trouver une courte trêve mais pas une paix durable. Le premier remède que nous puissions y apporter, c'est d' être nous-mêmes de bons chrétiens. J'espère bien 18 que mon père et mon frère / donneront l'exemple pour les pâ­ques à La Capelle. Ce pauvre pays m'a causé par son irréligion une tristesse qui a dû vous être sensible et qui a duré pendant toutes mes vacances. Le séjour de Rome, malgré son état actuel, m'est, cent fois moins triste, parce que Dieu n'y est pas oublié et que pre­sque toute la population le sert. J'espère que Dieu ne donnera pas aux Piémontais le temps de gâter la ville par leurs mauvais jour­naux,leurs livres impies et obscènes, les femmes de mauvaise vie qu'ils ont amenées et par l'expulsion des religieux. Ils passeront comme l'inondation et on balayera la boue qu'ils laisseront… Nous ne sommes encore ici que huit élèves français, la plupart des autres collèges étrangers sont au complet comme les années précéden­tes…»

A la Semaine Sainte, le pieux archevêque de Port-au-Prince, qui était à Rome, voulut bien nous donner la retraite.

En tête de la feuille qui indiquait les lectures pieuses de l'Imitation et de l'Ecriture à faire chaque jour, il avait eu l'heureuse idée de citer quelques textes propres à exciter la confiance, les voi­ci:

Ps. 36. Confiance - Spera in Deo et fac / bonitatem… Delectare in 19 Domino et dabit tibi petitiones cordis tui. Revela Domino viam tuam et spe­ra in eo, et ipse faciet. Et educet quasi lumen justitiam tuam, et judicium tanquam meridiem. Subditus esto Domino et ora eum (w. 3-7).

J'ai noté un résumé des méditations, je le reproduis.

1ère med. - Exivi a Patre et veni in mundum et iterum relinquo mundum et vado ad Patrem (Joan XVI, 28). Dieu est notre principe et notre fin. Nous sommes en cela semblables à N.-S. Melchisedech assimilatus est Filio Dei (Heb VII,3). - Nous tenons tout de lui: 1°- selon la natu­re: Signatum est super nos lumen vultus tui, Domine (Ps 4,7). 2°- selon la grâce: Il nous dit au baptême, comme à N.S. dont le baptême fi­gurait le nôtre: Hic est filius meus dilectus (Mt 3,17). 3°- selon le sacerdoce: Fecisti nos Deo nostro regnum et sacerdotes et regnabimus super terram (Apoc. V, 10).

2e méd. Tout pour Dieu. - Omnia vestra sunt, sive Paulus, sive Apollo, sive Cephas, sive mundus, sive vita, sive mors, sive praesentia, sive futura. Vos autem Christi, Christus autem Dei (I Cor.III, 22-23). /

Tout peut nous servir pour nous élever à Dieu qui est notre 20 seule fin. Tout, notre corps, notre âme, nos facultés, le ciel, la terre, les hommes… Nous ne devons tendre qu'à Dieu: Omnia in gloriam Dei facite (I Cor X, 31). C'est la maxime des Saints: S.Ignace Mr.: Frumentum Christi sum, dentibus ferarum molar ut panis mundus effi­ciar… tantum Christo fruar. Ste Agnès: Ecce quod concupivi, jam teneo. Ste M.Madeleine de Pazzi: L'amour n'est pas aimé. St Ignace: Ad majorem Dei gloriam. St Jean de la Croix: Pati et contemni pro Christo.

3e méditation: Le péché: 1° Le péché en soi est une injure faite a Dieu. C'est un désordre immense qui met les créatures à la place de Dieu. 2° Le péché détruit ou diminue l'état de grâce, nous prive de mérites, expose notre salut. 3° Le péché même véniel chez le prêtre attriste Notre Seigneur, empêche les fruits du ministère. Quod si sal infatuatum fuerit, in quo salietur? (cf. Mt 5,13). Si ergo lumen quod in te est, tenebrae sunt, ipsae tenebrae quantae erunt? (Mat VI,23). Si le prêtre est enténébré, combien épaisses seront les ténèbres du peuple!

4e méditation. L'imitation de N.-S. Nécessité de cette imitation: 21 1° pour l'homme: / Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram (Gn 1,26). Sa perfection est l'imitation de Dieu; 2° pour le chrétien: l'âme chrétienne est l'épouse du Christ, elle doit donc être unie à lui et vivre de la même vie. 3° pour le prêtre: sacerdos al­ter Christus…

5e méditation: L'humilité. L'orgueilleux est dur pour ses infé­rieurs, il cause mille embarras à ses supérieurs. Il est toujours dans le trouble en lui-même. - L'humilité est l'expression la plus parfaite de la vérité. Nous ne sommes rien. Les apôtres disputaient «quis eorum major esset?» N.-S. leur enseigne l'humilité: Amen dico vobis, en­seignement solennel; nisi conversi fueritis, changement complet; et facti eritis sicut parvulus iste, simplicité, soumission à Dieu et aux supérieurs; non intrabitis in regno coelorum (cf. Mt 18,3-4), foudres du châtiment. Discite a me (non mundum fabricare, non visibilia et invisibi­lia creare, non mirabilia facere, sed) quia mitis sum et humilis corde (S.Aug.). Exinanivit semetipsum formam servi accipiens… (Phil 2,7) à Bethléem et Nazareth… au Calvaire … à l'autel.

6e méditation: La prière. A l'imitation de N.-S., le prêtre doit être homme de prière. / Le Christ est le médiateur par excellence, 22 le prêtre est un médiateur secondaire. Le Christ passait souvent les nuits en prière. Pernoctabat in oratione (cf. Lc 6,12). Il allait prier le soir au Mont des Oliviers: secundum consuetudinem (Lc 22,39). Exauditus est pro sua reverentia (Hb 5,7).

7e méditation: L'Eucharistie. Représentons nous N. S. entrant au Cénacle, entouré de ses chers apôtres: Desiderio desideravi (Lc 22,15). Il se met à leurs pieds pour les purifier, même aux pieds de Judas. Il pense à tous les prêtres. Il prend la forme commune du pain pour pénétrer jusqu'à notre courr. Mystère de condescendan­ce, pour que nous ayons toujours Dieu avec nous. Mystère de sacri­fice! Sa parole est un glaive qui ferait mourir N. S. s'il n'était pas dé­sormais immortel. Mystère d'amour… Gage d'immortalité! Celui qui se donne déjà à nous tous les jours, ne se donnera-t-il pas à nous au ciel?…

La retraite me ranima et j'allais passer encore quelques bons mois dans la vie calme e pieuse du séminaire, un peu trop tiraillé cependant par des études trop mêlées: j'achevais en même temps mes cours de théologie et de droit canon. /

Pendant les quelques mois que je passai cette année à Rome, j'eus le bonheur d' être admis cinq fois à l'audience de Pie IX.

Le 22 mars, presque au lendemain de mon arrivée, j'ai pu le voir. J'écrivais le jour même à ma famille: «J'ai eu le bonheur ce matin d'avoir une audience du Saint-Père. Il est toujours comme vous l'avez vu, bon, affable, bien portant. Il s'est informé du supérieur du séminaire et m'a demandé s'il reviendrait bientôt à Rome. Il m'a donné sa bénédiction pour ma famille et pour ma paroisse natale».

Huit jours après, le 4 et le 6 avril, je le voyais encore deux fois à deux jours d'intervalle. Voici comment je racontais ces audiences à mes parents: «Nous voici arrivés aux grands jours de Rome, aux fê­tes de Pâques, qui, d'ordinaire, amènent à Rome et réunis sent à St-Pierre 80.000 étrangers. Cette année, Rome est triste, et le est dé­couronnée, elle n'a plus de fêtes ni de Pape. La population paraît atterrée.

Au milieu de ces tristesses, d'heureuses circonstances m'ont pro­curé une joie immense. Vous apprendrez par les journaux qu'une 24 députation des catholiques anglais / est venue présenter au Pape les condoléances de l'Angleterre avec de riches offrandes. Cette députation de nobles Anglais a été reçue royalement avant hier par le Pape. Le duc de Norfolk a lu une adresse en français af­firmant la nécessité du pouvoir temporel et expriment l'espoir qu'il serait bientôt rétabli. Le Pape a répondu de son trône en français. J'avais été appelé pour prendre ce discours avec un autre sténographe. Après cette réception, la députation s'est promenée pendant une heure avec le Saint Père et je l'ai suivie dans les jardins et dans la bibliothèque. Le Saint Père était heureux et ému de voir les prémices de la conversion de l'Angleterre. Il ne put même rete­nir ses larmes en répondant à l'adresse. - A la promenade il se mon­tra encore jeune et alerte. - Je profitai de cette circonstance pour demander la faveur d'assister à sa messe privée aujourd'hui jeudi et de communier de sa main, et je l'ai obtenue. C'est rempli de la joie que procure ce bonheur que je vous écris. Le Saint Père était ra­dieux ce matin. Le cachet de la sainteté augmente sur son visage avec les persécutions qu'il éprouve. Je n'ai pas besoin de vous dire que 25 j'ai prié là / pour vous tous et spécialement pour mon père qui a eu le même bonheur, il y a dix-huit mois. J'espère bien que ce souvenir lui rappellera dans quelles dispositions il était alors et qu'il reprendra la résolution de ne jamais omettre la communion pasca­le»…

Au mois de juin s'accomplissaient les 25 ans de l'élection et du couronnement de Pie IX. Voici comment je racontais les fêtes qui eurent lieu et les audiences que j'ai pu avoir à cette occasion: «23 juin. Les fêtes du jubilé de Pie IX ont eu ici leurs joies et leurs tri­stesses. Nous n'avons rien pu avoir à l'extérieur, pas la moindre illu­mination. La canaille aurait brisé les lanternes et les vitres. Rome seule parmi les grandes villes catholiques n'a pas pu témoigner extérieurement son dévouement au Pape. Les députations étrangè­res elles-mêmes ont été insultées dans les rues. Mais en revanche les églises et le Vatican ont offert un spectacle bien consolant. Le 16, toute la population s'est portée à St-Jean-de-Latran et le 17 à St­Pierre. La foule immense rappelait les fêtes du Concile. On a chanté le Te Deum avec entrain. Il ne manquait à la fête que Pie IX. La canaille irritée de voir / une telle unanimité des 26 Romains a essayé le lendemain une démonstration contraire en ar­borant le drapeau italien. Leur petit nombre fait rire quand on son­ge qu'à leur plébiscite ils prétendent avoir obtenu 40.000 oui con­tre 46 non.

Le 21, anniversaire du couronnement de Pie IX, la démonstra­tion catholique a recommencé à St Pierre. On a chanté de nouveau le Te Deum, la basilique était pleine. Il y avait de 30.000 à 40.000 personnes. La grande majorité étaient des hommes. 280 messieurs de la haute société romaine portaient des torches devant le St-­Sacrement. Après de si nombreuses et si ferventes prières, la capti­vité de Pie IX et l'asservissement de Rome ne peuvent plus durer longtemps…

De solennels triduums ont eu lieu aussi dans les principales égli­ses. Les collèges étrangers ont fait le leur dans l'église St-Ignace. J'espère que l'intercession de St Louis de Gonzague rendra bientôt à ses petits protégés les universités catholiques de Rome, qui sont remplacées par des lycées dirigés par des juifs et des hérétiques. Depuis huit jours, le Saint Père voit véritablement le 27 commence­ment de son triomphe. / Il reçoit du matin au soir des députations qui lui apportent des millions de signatures et des offrandes de tou­te sorte. J'ai été en audience avec la députation française. Pie IX a été superbe. Il aime tendrement la France et n'en parle qu'avec émotion. Il prie chaque jour pour qu'elle se relève en revenant à la religion. Il nous a donné de belles médailles…»

Le 25, j'allais encore à l'audience avec les collèges étrangers. Nous présentions une adresse au Pape et il nous répondait avec sa bonté paternelle.

La France était en proie à la guerre civile. J'écrivais dans mes let­tres à ma famille ce que je pensais alors de cette épreuve providen­tielle.

12 avril, fête de St Jules: «Cher Père, je te souhaite toutes les bénédictions de Dieu par l'intercession de St Jules. J'ai offert le St Sacrifice ce matin à ton intention. Hier aussi j'ai pensé à toi en of­frant le St Sacrifice sur l'autel de St Léon à S.Pierre, où tu as souvent été prier. Si nous vivons chrétiennement, ces Saints nous rendront à notre mort les visites que nous aurons faites à leurs tombeaux et nous recevront en amis. /

28 Notre pauvre France est bien éprouvée. J'espère qu'elle profi­tera de ces leçons et qu'elle reviendra à Dieu. Elle a reconnu qu'il n'y avait de courage, de dévouement et de force que parmi les vraies chrétiens. Tu as entendu Lavisse te dire qu'à Paris il n'y avait eu de valeur et de virilité que parmi les Bretons, les marins et les gardes-nationaux du quartier St Sulpice et du faubourg St-Germain, c'est-à-dire parmi ceux qui n'ont pas été soumis à l'action dissol­vante de l'Université ou de la vie indifférente et luxueuse de nos villes. Cette démonstration se continue tous les jours. Il faudrait être aveugle pour ne pas la comprendre. Dieu nous fait la grâce de nous instruire, sachons en profiter. La leçon est pour tous. Ceux qui n'étaient pas chrétiens doivent le devenir, ceux qui l'étaient doivent se perfectionner…

18 avril: «Nous apprenons ici par les journaux toutes les horreurs qui se commettent à Paris. Elles ne nous étonnent pas. Les princi­pes athées qui régissent notre société depuis un siècle nous amène­ront cela périodiquement si nous ne les rejetons pas. Nos avocats démagogues, qui / composent encore la moitié de notre gouverne­ment, 29 comme Simon, Favre, Picard, sont les vrais auteurs de tout cela par les principes qu'ils prêchent et qu'ils ont hérités de la Révolution. Ils s'étonnent aujourd'hui de voir brûler l'incendie qu' ils ont allumé. Il n'y a qu'un remède, c'est que l'Etat redevienne chrétien. Tout le reste ne serait qu'un replâtrage, qui ne tarderait pas à crouler de nouveau. Il en est de l'Etat comme des individus: quand il est religieux, il arrive encore de temps en temps que les passions se font jour et amènent un désordre momentané. Mais si la religion en est absente, les passions n'ont presque aucun frein et le désordre est immense et presque continuel.

Nous n'aimons pas la France, si nous ne commençons pas sa restauration par nous-mêmes en accomplissant franchement et entiè­rement tous nos devoirs de chrétiens. J'espère que mon père, mon frère et mon oncle auront fait bravement leurs pâques à La Capelle. (En reproduisant cette lettre, je vois que je commençais alors à exercer mon petit apostolat social). - Ici nous jouissons du plus grand calme. La canaille / italienne est allée à Paris pour y fonder la république 30 universelle, et vous savez comme les vrais Romains sont sages et religieux. Les soldats piémontais eux-mêmes, recrutés dans les campagnes de l'Italie, sont en général de braves gens. Ils sont venus ici malgré eux, conduits par leurs officiers et sous-offi­ciers, gens de la pire espèce, sortis des officines maçonniques. - Deux de mes condisciples ont vu le Saint Père hier. Il est toujours radieux de sainteté.

Il pleure les malheurs de la France et recommande dans toutes ses audiences de prier pour elle…

29 avril: «La Révolution cosmopolite s'est donné rendez-vous à Paris, j'espère que la victoire des hommes d'ordre purgera l'Europe pour quelques années de ce ferment d'anarchie. Les gens irréli­gieux voudront-ils voir clair? Ces bêtes fauves de Paris, avides de sang humain sont les fruits naturels des discours et des écrits anti­chrétiens de Favre, Picard, Simon et autres, et des écoles impies du sieur Duruy et de ses semblables. Ils ont cru qu'ils feraient 31 des hommes et de l'ordre / sans le christianisme: s'ils savaient l'histoi­re, comme ils le prétendent, ils auraient vu que cette expérience impie a été tentée cent fois et a toujours produit les mêmes fruits. Pauvres gens arriérés de dix-huit siècles!

Ici nous sommes toujours dans le plus grand calme. Rome est tri­ste, sans étrangers. Les Romains sont accablés d'impôts et ont en sainte horreur les barbares qui les ont réduits en servitude…»

6 mai: «Rome a le don d'entretenir dans les cœurs une grande espérance parce qu'on y prie beaucoup. On y prie beaucoup même pour notre pauvre France. Nous avons eu pendant les trois pre­miers jours du mois un triduum solennel de prières à l'église de la Minerve pour obtenir de Dieu la fin de la guerre civile en France. Le Saint Père était l'instigateur de ces prières. Il y a eu une splendi­de illumination. L'association romaine pour la défense des intérêts catholiques en a fait les frais. Notre nouvel ambassadeur, M. d'Harcourt, y assistait. L'église était trop petite pour contenir la foule immense qui venait témoigner de sa sympathie pour la France et en même temps 32 / protester contre l'invasion piémontaise, dont la France délivrera Rome un jour. D'éloquents discours ont été prononcés. Ces prières unies à celles qui se font en France obtiendront de Dieu la paix pour notre chère patrie… Les modernes vandales continuent à s'emparer des couvents de Rome, pendant qu'ils font des lois pour garantir la liberté de l'église et du Pape.

C'est la bêtise unie à la brutalité. J'espère que les événements de Paris auront bientôt un terme et que la France pourra reformer un gouvernement stable et chrétien».

13 mai. «Le P. Supérieur vient de nous arriver de France bien portant, avec un ancien élève. Le séminaire aura une année presque nulle, grâce au brigandage italien. C'est ainsi qu'ils entendent la liberté du Pape: chasser les religieux qui forment ici les tribunaux ecclésiastiques et les congrégations relatives aux affaires du monde entier; s'emparer des couvents qui sont le centre des ordres religieux de tous les pays; entraver les universités où venaient étudier les prêtres de toutes les nations. Ils remplacent tout cela par l'immoralité qu'ils étalent dans les rues / et par leurs collèges 33 moralisateurs où il y a deux jours les élèves ont encore très vertueusement bâtonné leurs maîtres. Heureusement leur temps ne sera pas long et j'espère que Rome sera bientôt débarrassée de cette lèpre. - Je me félicite chaque jour davantage d'être venu reprendre mon travail. J'espère à mon retour trouver la France un peu moins malade et un peu plus chrétienne. Les grands événements se jugent mieux de loin que de près. Depuis que je suis ici, je me désole moins des malheurs de la France. Je les regarde comme une bénédiction et une marque particulière de l'affection de Dieu pour no­tre patrie, qu'il veut épurer et régénérer en la guérissant des er­reurs qu'y entretenait l'esprit de révolution depuis un siècle…»

24 mai: «Les nouvelles de France nous apportent quelque conso­lation. Les victoires du parti de l'ordre annoncent la fin de nos épreuves. La belle lettre du Comte de Chambord est l'événement le plus consolant de ces derniers temps. Il n'y avait plus qu'un roi chrétien, c'était Pie IX. La France va-t-elle en recevoir un de /la 34 main de Dieu? Si cela est, ses malheurs en préparant ce retour au­ront été une bien grande bénédiction du ciel…»

2 juin: «Nous apprenons ici jour par jour les événements de Paris par les journaux et le télégraphe. On voit avec évidence le doigt de Dieu dans tous ces faits. Le Bon Dieu veut absolument nous sauver et refaire une France catholique. Un grand nombre de gens paraissent n'y rien comprendre encore. Cela prouve que ce n'est pas fenil et que le champ sera encore labouré jusqu'à ce que toutes les mauvaises herbes aient péri. Que de belles choses au milieu de ces horreurs! Que de leçons pour les hommes de bonne volonté! Comme les destinées sont nettement tranchées: d'un côté des martyrs mourant héroïquement en bénissant Dieu, de l'autre des furies mourant horriblement en se tordant de rage et de honte! - L'Italie, calme en ce moment, aura son tour dans les châtiments de la Providence. Rome est tranquille et dans l'attente. La vraie Rome prie beaucoup et espère. La canaille a peur et craint que l'orage de Paris ne vienne fondre 35 sur elle. Le Pape est admirable de / sainteté. Son triomphe commence par la réalisation de ses prévisions à Paris relativement à l'esprit de révolution et à ses suites. Nous ne manquons pas de lumières, suivons le chemin du ciel…»

Mes études s'achevaient. Je suivais les cours de droit canon (explication des Décrétales) et un cours de théologie. Mes derniers examens se passèrent assez facilement. Le 2 juin, j'écrivais à mes parents: «J'ai subi hier mon doctorat de théologie. Mon examen a été bon. Voilà encore une étape de franchie. Je m'y suis préparé sans beaucoup de fatigue, grâce au calme dont je jouissais ici et grâce à la fraîcheur de la saison, qui est, cette année, exceptionnelle. Je consacrerai les deux mois qui me restent à l'étude plus spéciale du droit canon».

Le 24 juillet, j'écrivais: «J'ai subi hier avec succès mon dernier examen, le doctorat en droit canon. Je me repose aujourd'hui et je vais commencer demain une petite retraite de quelques jours avant de quitter Rome».

Mes études étaient donc finies. J'aurais voulu et l'aurais 36 peut-être dû les continuer / encore, elles avaient été un peu hâtées. Une année de plus à Rome dans la calme, sans examens en vue, m'aurait bien aidé à classer mes connaissances. Mais on me pressait à Nîmes, à Soissons, à La Capelle même où mes parents redoutaient pour moi le climat de Rome, j'ai cédé.

J'avais fait la connaissance de Mgr Bastide pendant le Concile, en faisant quelques promenades archéologiques avec lui et Louis Veuillot. Je le revis et j'allai avec lui le 7 mai dîner chez les Maronites avec le prince Karam et son neveu. Le prince paraissait craindre que le Saint-Siège n'accordât par un concordat une trop grande influence au Sultan sur les Eglises d'Orient. La conversation de Mgr Bastide était un feu roulant de bons mots et de calembours. Il croyait savoir qu'on préparait des appartements à Ajaccio pour le conclave en cas de besoin. Il était connu comme le Cicerone le plus érudit et le plus spirituel de Rome. II nous fit visi­ter en détail Sainte-Marie-Majeure. L'or du plafond est le premier qui soit venu d'Amérique, il a été donné par l'Espagne. Benoît XIV a diminué l'harmonie intérieure / de l'église en relevant le pavé. Le plafond coupe la mosaïque 37 du grand arc qui représentait l'Evangile adoré par des anges. On restaurait la chapelle du St-­Sacrement. Notre guide nous fit remarquer la richesse des marbres et des pierreries qui entourent l'autel. L'église a une jolie sacristie de la Renaissance. On comptait mettre à Sainte-Marie-Majeure le tombeau de Pie IX.

J'étais en relations avec Mgr Bartolini et avec le cardinal Pitra. Je leur parlais de mes projets. Mgr Bartolini avait espoir dans l'avenir de la France, à la condition qu'elle reprenne un enseignement vrai­ment orthodoxe et correct, non seulement en théologie mais dans toutes les sciences. Le cardinal Pitra recommandait la science «quae aedificat, non quae inflat». Il craignait pour le salut de beaucoup de religieux de l'ancienne congrégation de St-Maur. Tous deux approu­vaient le projet de mettre notre scolasticat à Rome et de nous enga­ger même par voeu à suivre en tout les doctrines de Rome et à re­noncer aux dignités.

Le P. d'Alzon et M. Désaire m'écrivaient de temps en temps.

38 Le Sâmedi Saint, M.Désaire m'écrivait: / «Je vois avec bonheur que tout va bien, que nos plans paraissent de jour en jour être plus favorisés du Bon Dieu et que nous pourrons réussir à faire quelque bien. Il n'est plus maintenant ici question que d'envoyer l'an prochain quatre nouveaux religieux à Rome et de marcher selon les vues que la Providence nous paraît avoir tracées. L'essentiel est désormais d'avoir des sujets nombreux et sérieux. Sous ce rap­port encore, le Bon Dieu paraît nous ouvrir une voie. La Supérieure des Dames de l'Assomption ayant trouvé le moyen de réaliser quelques milliers de francs chaque année pour l'éducation gratuite d'enfants se destinant à l'état ecclésiastique, j'ai fait à Mgr Gros des ouvertures pour obtenir la cession d'une propriété où se trouve un pèlerinage à la Sainte Vierge sous le nom de N.-D.-des­-Châteaux, et où il serait facile d'avoir un alumnat. Mgr a accepté de plein cœur… La Revue (de l'enseignement chrétien) paraîtra le ler mai. On m'a imposé d'office de mettre quelque chose sur l'enseigne­ment de la philosophie… Mgr de Metz vient de renvoyer 13 profes­seurs de ses séminaires parce que durant le Concile ils ont souscrit je ne sais quelle 39 adresse au Souverain Pontife. C'est pourtant un évêque pieux!! / M. Hautcœur qui écrit cette nouvelle à M. Gilly dit que ces abbés, fort distingués et au nombre desquels se trouve M. Didiot, travailleront peut-être à se réunir. Trouveriez-vous mau­vais que le P. d'Alzon lui fit part de nos projets?…»

Le ler mai, l'abbé Désaire me parle longuement de la fondation des Châteaux. Il a été en Savoie conclure un arrangement avec Mgr Gros, il quête des ressources chez les douairières de Nîmes et pré­pare le mobilier pour l'alumnat à fonder. «N.-D.-des-Châteaux, m'écrit-il, est une ancienne habitation féodale dont il ne reste plus que trois tours. Une chapelle y avait été conservée, puis restaurée par M. Martinet (l'écrivain) qui habita durant 9 ans cette solitude, où il écrivit ses principaux ouvrages. Placée au centre de quatre vallées, sur un monticule faisant face au Mont Blanc, cette maison sera peut-être bien froide pour la mauvaise saison, mais elle sera délicieuse pour l'été. Je vous conjure d'y passer à votre retour de Rome pour voir de quelle utilité elle sera aux futurs professeurs fatigués. Le P. d'Alzon s'y rendra avec moi en juillet pour y passer quelques / semaines. Je compte bien que vous y viendrez et que vous 40 y organiserez, avec M. Martinet, une nouvelle La Chênaie… M.Didiot a accepté la proposition du P. d'Alzon. Il va venir passer quelque temps à l'Assomption avec M. Frizon. Comme vous le dites, de jeunes prêtres seront plus malléables, mais n'empêchons pas toutefois qu'un petit noyau ne se forme et que la Providence n'exé­cute ses desseins. En écrivant chaudement au P. d'Alzon pour adhé­rer à son prospectus (de la Revue), le Supérieur du Grand Séminaire de Meaux le conjure d'ouvrir sans retard une maison où des études théologiques puissent être faites et des grades conférés aux jeunes prêtres qui auraient fini leur séminaire. Vous verrez dans le premier numéro l'adhésion de Mgr l'évêque du Mans; l'évê­que d'Annecy a écrit hier avec une sympathie non moins marquée, et de plusieurs points des sympathies nous sont déjà venues… Subissez au plus tôt vos examens et venez bientôt. Le P. d'Alzon a sur vous des vues qui m'humilient assez, mais qui me réjouissent beaucoup: c'est à vous qu'il veut confier dès les commencements la petite maison qu'il est urgent de commencer sans retard, si nous ne voulons pas voir un / gouvernement stable nous empêcher 41 de prendre la liberté d'enseignement supérieur, contre laquelle per­sonne ne réclamerait à cette heure…»

Le 7 juillet: «Jusqu'au commencement de ce mois je suis resté en Savoie, occupé à la préparation de cette petite œuvre qui donnera des prêtres nombreux et pieux. A votre retour, ne pourriez-vous pas me venir voir dans cette pieuse et fraîche solitude, encore toute em­baumée des prières et des vertus de M. Martinet qui y a vécu plus de 15 ans et qui a composé là ses principaux ouvrages… Le P. d'Alzon poursuit son but avec une constance et une énergie que je ne m'attendais pas à trouver en lui d'une manière aussi soutenue. Il arrivera certainement à avoir le grand séminaire, à la tête duquel je sais qu'il désirerait beaucoup vous placer. C'est le projet qu'il a déjà plusieurs fois exposé en public. Deux vocations sont venues de la Savoie. Le Vigan, d'où je vous écris, est un pays délicieux, où le P. d'Alzon occupe, par l'étendue de ses propriétés et par son 42 / in­fluence morale la situation d'un seigneur féodal. Le château où il est né et qui est le noviciat, est magnifiquement bâti, avec de belles promenades ombragées. Il ferait une admirable maison d'études. Quand vous aurez vu tout cela, vos hésitations cesseront, je crois»..

Pendant la même période, le P. d'Alzon m'écrivait de temps en temps et toujours dans le même sens.

Le 15 mai: «L'abbé Didiot et l'abbé Frizon nous viendraient, si le Pape les autorise à quitter leur diocèse. L'évêque de Nîmes nous encourage. Commençons à Nîmes: du reste aurions-nous de l'ar­gent pour commencer ailleurs?…»

Le 13 juin, mêmes encouragements.

Avant de quitter Rome, j'ai voulu faire une retraite de vocation. J'ai passé quatre jours chez les bons Pères Liguoriens, sous la direc­tion du P. Mauron, leur vénérable supérieur général. J'ai bien pesé le pour et le contre. Le projet d'œuvre d'étude m'enthousiasmait, le genre du P. d'Alzon m'inquiétait, j'étais habitué à plus de calme, plus de vie intérieure. Mon idéal comme direction était 43 le P. Freyd. / Je décidai cependant mon entrée à l'Assomption, mais il me restait des objections, et puis je voyais que le P. Mauron et le P. Freyd ne me donnaient leur assentiment qu'à regret.

Le 30 juillet, j'écrivais à mes parents: «Je vais quitter Rome bien à regret, malgré sa triste situation. J'y ai passé des années bien rem­plies, bien employées grâce à Dieu, et dont je ne connaîtrai tout le prix que dans le ciel. Ma consolation est d'en emporter de riches trésors, comme le sacerdoce, la science ecclésiastique,de bonnes ha­bitudes et de délicieux souvenirs».

Parti le ler août, je passai la journée du 2 à Assise. Je m'unissais là aux innombrables pèlerins de la Portioncule, je revoyais les princi­paux sanctuaires de cette Rome franciscaine: l'église de Sainte-­Marie-des-Anges, celle de St-François et celle de Sainte-Claire. La merveille, c'est bien l'église de St François. Campée sur ses hauts soubassements, elle a quelque chose de notre «merveille» du Mont­-St-Michel. Bâtie en 1228, elle exprime bien toute la / foi de 44 cette époque privilégiée. L'église inférieure à voûte d'arête est comme un ressouvenir du style de l'âge précédent, l'église supérieure aux ogives élégantes exprime tout l'élan de la pensée chrétienne au XIIIe siècle. L'une et l'autre sont ornées de ces fresques de l'école primitive où Simone Martini, Cimabué et Giotto traduisaient par leurs pinceaux les pieuses contemplations de la communauté pour laquelle ils travaillaient. Leur dessin est encore gêné par les tradi­tions byzantines, mais leurs personnages prient et font prier et les tons d'azur et d'or sur lesquels ils les ont placés répondent aux vi­sions célestes du Saint qui les inspirait.

Cité privilégiée où l'art traduit si bien les souvenirs de l' histoire. François, Dante, Giotto; fleurs suaves du champ de l'église en son tété, c'est à Assise qu'on vous goûte le mieux et qu'on est plus enivré de vos parfums. S. Bonaventure a vécu là aussi, digne historien du séraphique François. Overbek s'est essayé à imiter les peintres du XIIIe siècle à l'église de la Portioncule, mais son œuvre sent l'effort comme les autres sentent l'inspiration.

45 Le 3 j'allai jusqu'à Pavie, et le 4 / je visitai la ville de Pavie et la Chartreuse. Cette pauvre Chartreuse suit toutes les péripéties de l'histoire. Au XIVe et au XVe siècle, elle est richement dotée par les Visconti et les Sforza. Jusqu'au XVIIe siècle, elle est enrichie par l'aristocratie milanaise. En 1782, elle est fermée par Joseph II, l'au­tocrate autrichien. Rendue au culte en 1844, elle a de nouveau été sécularisée par la barbarie des Piémontais. Sa façade du XVe siècle, une des merveilles de l'Italie avec celles des cathédrales d'Orvieto et de Sienne, est l'œuvre d'artistes indépendants, Borgognone et Amadeo, qui se ne sont pas astreints à reproduire les trois ordres classiques ressuscités par la Renaissance, mais qui ont fait une œuvre originale en s'inspirant des traditions romano-lombardes. Le classicisme a vraiment enchaîné l'art italien et lui a imposé une mo­notonie fatigante. Combien notre Renaissance française a plus de ressources et de variété, avec son caractère original au Louvre, à Fontainebleau, à Chambord, à Chenonceaux, à Blois! /

46 Cette Chartreuse est un musée, avec ses sculptures d'Amadeo et de Jacques de la Porte, ses peintures de Luini, de Borgognone, de Guerchin. Luini a su joindre le sentiment religieux à la perfection du dessin. Mais comme il est pénible de voir un monastère si digne de la gloire de Dieu aux mains de policiers qui le gardent au nom de l'Etat!

La ville de Pavie est peu visitée. C'est à tort. Son Université a un grand air avec ses vastes cours ornées de tombeaux où les vieux pro­fesseurs du Moyen Age sont représentés dans leurs chaires, en­tourés de leurs élèves.

La cathédrale est de Bramante. Je regrette la vieille basilique où avait prié Charlemagne. Là est le tombeau de St Augustin, qui a passé d'Hippone en Sardaigne et de Sardaigne en Lombardie sous Luitprand. J'ai dit la messe auprès de ce tombeau, une merveille trop peu connue du XVe siècle, où toute la vie du Saint est repré­sentée par des reliefs qui ne comptent pas moins de 300 personna­ges. J'en avais rapporté un splendide album dont j'ai fait don aux Pères de Nîmes.

Le 5, je passais le Mont Cenis. L'abbé Désaire était venu au de­vant de moi à Albertville et j'y prêchai le dimanche / 6 à la paroisse 47 sur la Transfiguration de Notre Seigneur.

Le 7, j'écrivais de N.-D.-des-Châteaux à mes parents: «Me voici en Savoie dans un site ravissant. Notre-Dâme-des-Châteaux est située au centre de trois vallées grandioses et pittoresques qui descendent du Mont Blanc. C'est à quelques lieues seulement de Sallanches, que mon frère connaît bien. Il y a trois mois, il n'y avait ici que trois vieilles tours, débris de l'ancien château de Beaufort. L'abbé Désaire en a obtenu la propriété de l'évêché à qui cela appartenait;, et avec des dons recueillis dans le pays, à Nîmes et à Marseille, il a bâti une maison déjà habitable, bien que pauvre, pour y établir un pensionnat destiné à élever des enfants qui veulent devenir prêtres. Les Augustins de Nîmes vont diriger cela. Ils sont déjà arrivés et dans deux ou trois semaines l'œuvre commencera avec huit en­fants. Je vais rester ici trois ou quatre jours pour compenser par la fraîcheur des Alpes toutes les chaleurs de Rome…» Le P. Emmanuel était là avec deux jeunes frères. /

L'abbé Désaire me conduisit jusqu'à Annecy en franchissant un 48 contrefort du Mont Blanc. Quel beau lac! Ses rives sont calmes et peu habitées, ses eaux reflètent le ciel. Des monastères contem­platifs seraient bien là sur ses bords. J'apercevais au loin Menthon, qui garde les souvenirs d'un Saint. Nous reçûmes l'hospitalité à l' évêché. Monseigneur se montra très affable. Je fis visite à mon con-, disciple l'abbé de Quincy. Je dis la Sainte Messe au premier mona­stère de la Visitation, auprès des tombeaux de St François de Sales et de Sainte Chantal. L'ancien monastère de la Galerie, aujourd'hui occupé par les Soeurs de St Joseph, a encore sa modeste chapelle où les premières Mères de la Visitation ont fait leurs voeux. Annecy a

une église de N.-D.-de-Liesse. La cathédrale est insignifiante. Le vieux château des ducs de Savoie n'a rien d'artistique.

Le 14, j'arrivais à Tours, chez mon ami Léon Palustre J'avais quitté l'abbé Désaire en lui laissant l'espérance que je le rejoin­drais. Ma décision était d'aller essayer un an à Nîmes sans prendre l'habit.

49 J'étais en bonnes mains chez Palustre / pour visiter un peu le beau pays de Touraine.

Le 15, je dis la messe à St Symphorien, et j'allai à l'office à la cathédrale où le bon cardinal Guibert faisait ses adieux avant d'aller prendre possession du siège de Paris. Il parlait avec une dignité et un esprit de foi bien édifiants, mais avec une lenteur désespérante.

Le 16, messe à Marmoutiers, chez les Dâmes du S.-Cœur. Ce sont là les lieux-saints de Touraine. St Gatien et St Martin ont vécu là, et il reste des débris de ce beau monastère du Moyen Age dont les moines copiaient des livres pour toute l'Europe.

L'après-midi, j'allais voir les restes du château de Plessis-les-Tours, où vécut Louis XI et où St Francois de Paule vint souvent.

Le 17, j'allai visiter le délicieux château de Chenonceaux en com­pagnie de l'abbé Chevalier, qui en était le plus parfait Cicerone. Cette vieille résidence de Marie de Médicis est devenue la propriété de Mme Pelouze-Wilson. Les vitraux ont été admirablement re­staurés par Steinheel de Metz. Les jardins ont été dessinés par Bernard 50 de Palissis. La bibliothèque a une / riche collection d'archives.

Palustre ne me laissa rien omettre de ce qu'offrent d'intéressant à Tours l'art ancien et l'art moderne. L'église St-Julien a une Cène moderne, pieuse et correcte, peinte par Douillard. La chapelle des Lazaristes a des peintures d'Emile Lafon, d'un sentiment vraiment chrétien, notamment la Mission des Apôtres: Euntes docete.

La cathédrale compte parmi nos plus belles. Ses tours de la Renaissance sont plus belles dans leurs détails que dans l'ensemble. A l'intérieur, le tombeau des enfants de Charles VIII est un bijou de la Renaissance, avec quelques détails païens.

Dans la ville, un bel hôtel du XIVe siècle, habité jadis par Tristan, prévôt de Louis XI; une belle maison de la Renaissance, habitée par les Gouin.

J'ai fait visite à M.Hallez, qui a produit tant de gracieuses gravu­res. Quel aimable caractère! Il nous montra toutes ses illustrations du missel et de l'Imitation.

J'ai vu aussi le musée où je remarquai une collection de faïences de M.Avisseau, le Palissis moderne.

Palustre me conduisit à Langeais. / Il y a là un beau château 51 du XIVe siècle assez bien restauré et une vue splendide sur la Loire. L'église en petit appareil du Xe siècle est une curiosité archéologi­que. Sur les bords de la Loire est un monument romain original, un tombeau sans doute, en forme d'aiguille, qui rappelle les monu­ments analogues de Vienne en Dauphiné, d'Albano et d'Algérie.

Je passai une bonne journée à Blois. Mgr Pollu du Parc me fit le plus aimable accueil à son bel évêché qui a une splendide terrasse dominant la Loire. Mon condisciple, l'abbé Billot, me servit de cicérone.

Le château de Blois est une des belles œuvres de la Renaissance. L'aile de Louis XII surtout est infiniment gracieuse. Elle a deux éta­ges d'appartements avec des tentures de cuirs de Cordoue, des che­minées monumentales et des plafonds polychromés. On visite la chambre où fut assassiné le duc de Guise et le cicérone officiel ne manque pas de vous dire qu'il y avait là des capucins priant pour l'accomplissement des desseins du roi. C'est chose possible. /

52 La salle des Etats a gardé son cachet du temps de St Louis. L'aile de Gaston d'Orléans a été bâtie sur les dessins de Mansard, qui menaçait de détruire le reste, s'il en eût eu le temps: O stupi­dité de la Renaissance décadente!

Au faubourg, un sanctuaire miraculeux de la Madone a des pein­tures de l'abbé Douillard.

De Blois, j'allai à Chambord avec l'abbé Billot. C'est une des per­les de la Renaissance en France. Combien Chambord, Fontainebleau et le Louvre l'emportent sur tous les «palazzi» de Florence et de Rome! Quelle variété! Quel talent d'invention en comparaison des trois ordres de Vignole et de toute son école! L'ensemble de ce château par son aspect désert et la tristesse qui y règne me rappelle Caserte. Le Comte de Chambord y était venu ré­cemment.

Rentré à Paris, je fis visite aux Pères de l'Assomption, rue François ler et aux Dâmes de l'Assomption dont le beau mona­stère à Auteuil a été bâti dans le style du XIIIe siècle par M.Verdier.

53 Paris était encore tout couvert des / ruines de la Commune. La nouvelle Babylone avait vu ses plus riches palais réduits en cen­dre.

L'action de la Providence était sensible.

Mes vacances passèrent rapidement. Je rendais quelques services à mon curé, je visitais ma famille et j'allai étudier l'organisation de l'Université de Louvain.

On avait érigé à La Capelle une chapelle à N.-D.-de-La-Salette, je fus chargé du discours d'inauguration, je ne manquai pas l'occa­sion d'expliquer nos revers par nos fautes. Je faisais le récit de l'ap­parition, puis j'ajoutais: «Le récit de l'apparition se répand par tou­te la terre. La presse impie fait son métier diabolique et nie le mira­cle sans examiner le fait. Mais la foi triomphe de l'incrédulité. Des malades venus de loin sont guéris subitement, des aveugles voient, des boiteux marchent, des paralytiques revivent. Un grand nombre de guérisons sont attestées authentiquement et constatées par la science et par l'Eglise. Après cinq ans d'observation, l'évêque du lieu atteste le miracle. Le Saint-Siège autorise le culte de N.-D.-de-la-Salette et ce culte se répand par toute la terre. / Des églises, des sanctuaires, des autels lui sont érigés, en France, 54 en Italie, en Amérique, par toute la terre. La renommée des miracles obtenus par l'intercession de Marie arrive jusqu'à vous, et vous avez vu non pas une de ces guérisons subites et éclatantes où le miracle est évi­dent, mais une guérison certainement providentielle. Celui qui par reconnaissance a érigé ce sanctuaire était condamné par les méde­cins et semblait n'avoir plus que quelques heures à vivre. Il invoqua Marie et il recouvra peu à peu la santé. - Mais quel était le message du ciel? Marie pleurait et son discours se résumait en ces mots: «Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcé de laisser aller le bras de mon fils». Tel Moïse un jour avait dit à son peuple de la part de Dieu: «Si vous n'exécutez pas tous mes commandements, si vous dédaignez de suivre mes lois… voici la manière dont j'en userai avec vous… ce sera en vain que vous sèmerez vos grains, parce que vos ennemis les dévoreront. Tous vos travaux seront rendus inutiles, la terre ne produira point de grain, les arbres ne donneront point de fruits. Je ferai venir sur vous l' épée qui vous punira pour avoir rom­pu mon alliance; / et quand vous 55 serez réfugiés dans vos villes, j'enverrai la peste au milieu de vous et vous serez livrés entre les mains de vos ennemis. Je ravagerai votre pays… je vous disperserai parmi les nations, votre pays sera désert et vos villes ruinées. Quant à ceux qui resteront, je frapperai leur cœur d'épouvante au milieu de leurs ennemis. Le bruit d'une feuille qui vole les fera trembler; ils fuiront comme s'ils voyaient une épée… Vous périrez au milieu des nations et vous mourrez dans une terre ennemie» (Lev. XXVI). Tel encore Isaïe disait au même peuple de la part de Dieu: «La ter­re est infectée par la corruption de ceux qui l'habitent, parce qu'ils ont violé les lois,qu'ils ont changé les ordonnances et qu'ils ont rompu l'alliance qui devait durer éternellement. C'est pourquoi la malédiction dévorera la ter­re et la joie sera changée en tristesse» (Cap. XIII). Tel Jérémie, tel Joël s'écriait: «Ecoutez, habitants de la terre, réveillez-vous à la vue des maux qui vous accablent, hommes enivrés de l'amour des plai­sirs; pleurez et criez, vous tous qui mettez vos délices à boire 56 du vin, parce qu'il vous sera ôté de la bouche. / Tout le pays est ravagé, et la terre est dans les larmes parce que le blé est gâté et la vigne est perdue et les oliviers ne font que languir… Le Seigneur fait entendre sa voix avant d'envoyer son armée de fléaux, afin qu'on détourne ces calamités par une véritable pénitence. Il avertit que ses troupes sont innombrables, qu'elles sont fortes et qu'elles accompliront tous ses ordres» (cf. Jl 1-2).

Ainsi le Seigneur Jésus, assis sur la Montagne des Oliviers, à la vue de Jérusalem, pleurait et disait: «Si tu reconnaissais seulement aujourd'hui ce qui peut te procurer la paix, mais tu es aveuglée et le jour approche où tes ennemis t'assiégeront, et ils feront périr tes enfants et ils ne laisseront pas de toi pierre sur pierre» (Luc. XIX). De même Marie nous dit à La Salette: «Si mon peuple ne veut pas se soumettre, je suis forcée de laisser aller le bras de mon Fils. Il est si pesant que je ne puis plus le retenir. Le blasphème et la profana­tion du dimanche, c'est ce qui appesantit tant le bras de mon Fils… Je prie sans cesse pour vous et vous n'en faites pas de cas. Que si les récoltes se gâtent, ce n'est que par 57 un châtiment du ciel. / Les impies en voyant ces premières punitions ne feront que blasphémer et hâter la justice de Dieu. Que si l'on ne se convertit pas, le blé que l'on sèmera sera mangé par les bêtes ou s'en ira en poussière quand on le battra dans l'aire; les rai­sins pourriront, il viendra une grande famine, les enfants mourront entre les mains de ceux qui les tiendront et les autres feront pénitence par la faim». Voilà donc le sujet de la douleur de Marie et de la colère du Très-Haut. C'est d'abord la profanation du dimanche. Dieu nous a donné six jours et s'est réservé le septième pour son honneur et pour notre dignité. D'abord pour son honneur, Dieu veut que nous consacrions ce jour à son culte. L'homme né pour la vie sociale doit à Dieu un culte social et public… C'est ensuite pour notre liberté et notre dignité. Sans la sanctification du dimanche, c'est l'abrutissement, c'est l'immoralité, c'est la servitude… Le second sujet de la tristesse de Marie, c'est le blasphème. Il est aujourd'hui sur tant de lèvres et il est exprimé par tant de plumes…» Puis je montrais le commencement de ces châtiments dans / la misère publique de 1847, dans la révolution qui a suivi, dans 58 la corruption des fruits de la terre, qui a sévi pendant plusieurs années pour le blé, la pomme de terre et la vigne, dans la guerre de 1870, la famine et la mort des enfants à Paris. - «Est-ce fini? demandais-je. Ayons compassion de Marie et de nous-mêmes. Soyons pa­triotes, convertissons-nous…»

Et je voyais que mon auditoire était impressionné et ému. Ce pauvre pays de La Capelle a fait quelques efforts. Le travail du dimanche a diminué, l'église a été reconstruite et elle est plus fréquentée.

Quelques jours après, je faisais le voyage de Louvain, pour étudier l'organisation de l'Université catholique, en vue de nos projets de fondations. Je copie ici les notes de ce voyage. -

Visite au Président du collège des théologiens, appelé le Collège du Saint Esprit. Ce collège est un véritable séminaire. On y fait les cours élémentaires, suivis surtout par des Irlandais. Les élèves qui suivent les cours de théologie ou de droit canon à l'Université doivent avoir déjà fait dans un séminaire un cours élémentaire de / théologie de 3 ou 4 ans. Les cours de théologie de L'Université 59 pour la théologie et le droit canon durent six ans,deux pour chaque grade. En près de 40 ans, on n'a pas reçu plus de 60 licenciés en théologie et 20 en droit canon, 12 docteurs en théologie et 8 en droit canon. La force des élèves de théologie, qui suivent aussi quelques cours de droit civil, a relevé en Belgique la réputation du clergé. Outre les élèves du Collège du Saint-Esprit, quelques Prémontrés et Dominicains suivent les cours de théologie à l'Université. Les Jésuites font leurs cours chez eux.

Visite à Mgr Namèche, le Vice-Recteur. Très aimable homme. Il se rap- pelle l'ancienne revue de Nîmes et en partage les idées. Il me raconte les circonstances providentielles de la fondation de l'Université. L'Etat en 1831 avait établi une Université à Louvain. Il la supprima l'année suivante. L'Eglise belge songeait a en fonder une, la ville lui offrit ses locaux. Elle commença cependant à Malines pour la théologie et se transporta à Louvain. La ville four­nit les locaux et les entretient. Ils se composent de Les Halles où sont 60 les / auditoires et la bibliothèque; le Collège du Saint-Esprit pour les théologiens, le Collège du Pape-Adrien-VI pour la philo­sophie, les lettres et le droit, le Collège Marie-Thérèse pour les sciences et la médecine; le Collège des Prémontrés où se font les cours de physique et le jardin botanique. Le Collège des humanités n'a dépendu de l'Université catholique que pendant 12 ans.

Le budget de l'Université est secret. Les finances sont administrées à Malines. Ce budget doit être d'environ 300.000 f. pour le paie­ment de 60 professeurs à 4.500 f. en moyenne et pour les dépenses des laboratoires. Les professeurs peuvent se faire en outre près de 2.000 f. par les rétributions des cours et les droits d'examens. L'Université vient de s'adjoindre une Ecole spéciale des arts, mines et manufactures, qui délivre des brevets pour l'industrie privée après 4 ans.

Visite à M. Nève professeur de langues orientales, type de rhéteur, les examens pour les lettres, les sciences, la médecine et le droit sont subis devant des jurys mixtes. Des professeurs de Louvain sont réunis tantôt à ceux de Gand, tantôt à ceux de Liège. Le jury est présidé par un homme étranger / à l'enseignement et nommé 61 par l'Etat, magistrat, officier, etc. Ces jurys sont assez impartiaux. Il y a pour les lettres et les sciences un grade équivalent à notre bac­calauréat.

Visite à M. Lamy, président du Collège Marie-Thérèse. Charmant accueil, invitation. Nombre des élèves de l'Université, environ 1000. En dehors des théologiens, il n'y a pas plus de 200 internes aux col­lèges du Pape et Marie-Thérèse. Ils paient 650 f. de pension. Ils ont deux petites chambres. Ils peuvent sortir chaque jour entre le dîner et les cours du soir. Ils peuvent aussi sortir le soir jusqu'à 10 heures. On leur permet l'estaminet mais non le théâtre. Ils ont la messe basse seulement le dimanche. La Congrégation de la Sainte-Vierge et les retraites annuelles entretiennent la fréquentation des sacre­ments. Les étudiants mangent beaucoup de viande, me dit M. le President, les Carabins surtout. - Pour les professeurs, ils sont nommés par les évêques, mais présentés par le Recteur. Celui-ci lest choisit d'avance. Ils se préparent et font d'ordinaire deux ans de voyage, un en France et un en Allemagne. Ils estiment l'Allemagne bien au-dessus de la France pour les sciences, bien qu'ils préfèrent / la clarté et la méthode des Français. L'on pourrait multiplier les 62 internats, si les habitants de la ville ne tenaient à louer leurs «quartiers».

L'affaire du professeur Ubaghs, qui a fait beaucoup de bruit à l'étranger à propos de l'ontologisme a fait peu de mal à Louvain. Ubaghs soutenait ces doctrines non à son cours, mais dans des li­vres. Il est resté professeur honoraire. Les deux tiers des professeurs savent l'allemand. La moitié le parlent aisément.

J'avais fait consciencieusement ma petite enquête. Je croyais uti­liser prochainement ces renseignements en France.

J'étais passé par Bruxelles en allant à Louvain. J'avais admiré à Ste-Gudule la belle chapelle du St Sacrement, témoignage de la foi des princes du XVIe siècle. Je revins par Bois-d'Haine J'espérais voir Louise Lateau, la stigmatisée (1). M. le curé ne put pas m'autoriser à la voir ce jour là, il avait déjà trop de visiteurs, entre autres l'ar­chevêque d'Alexandrie et le capitaine Wiard (devenu le P. Sébastien Wiard, de la Trappe). Je trouvai là un peuple simple et pieux. L'habitation de Louise Lateau est une petite maison 63 d'apparence modeste, / propre et poétique dans son isolement au milieu de champs et de prairies boisées…

Le moment était venu de prendre un parti. J'avais un attrait do­minant pour la vie religieuse. Je pensais aux grands ordres, j'invo­quais chaque jour leurs fondateurs. Le besoin qu'avait la France d'un enseignement supérieur chrétien et les projets du P. d'Alzon dans ce sens m'avaient tourné vers l'Assomption. J'étais à peu près décidé, il me restait cependant des objections. Trouverais-je là lai méthode de vie intérieure dans laquelle j'avais été formé à Rome? Les projets du P. d'Alzon avaient-ils chance d'aboutir? J'ai souffert pendant deux années de ce problème. J'écoutais l'avis de plusieurs, mais je ne consultais sérieusement que le P. Freyd. Il hésitait com­me moi et cherchait avec moi la volonté divine.

Au 20 avril, me voyant incliner fortement vers Nîmes, il m'écri­vait: «Vous avez été à Nîmes et vous avez vu par vous-même. Il y a plus, le bon abbé Désaire y est et a pu étudier le terrain. Ce que vous me dites de lui et de vos propres impressions me fait croire que vous pouvez sans imprudence vous / engager. Vous le savez, mon 64 très cher, je me défie des imaginations. Malgré votre calme! apparent votre imagination s'enflamme. Mon petit Désaire est ar­dent et plein d'enthousiasme. J'ai donc voulu vous éprouver tous les deux et savoir quel esprit vous inspire. Aujourd'hui que vous connaissez le terrain et que vous sentez encore les mêmes impul­sions, je vous dirai avec confiance: «Oui, allez à Nîmes». Du reste il y a dans cette bonne et chère congrégation de l'excellent P. d'Alzon un élément qui est certes un bon pronostic pour sa durée; c'est son grand amour pour la Sainte Vierge, son attachement au roc de l'Eglise. Donc, mon cher ami, si vous sentez votre impulsion pour l'Assomption de Nîmes, allez y in suo tempore. Je vous y suivrai de ma bénédiction et de mon affection».

Les hésitations du P. Freyd étaient grandes, il y avait entre son tempérament et celui du P. d'Alzon un abîme.

Le P. d'Alzon était toujours plus pressant. Le 4 août, il m'écrivait: «Que Dieu soit béni de m'envoyer un aide tel que vous!»

Le 18 août: «Soyez à Nîmes dans le mois d'octobre. Nous passe­rons ensemble au Vigan novembre et décembre; puis nous ferons ce / 65 qui vous semblera le meilleur pour la gloire de Dieu…»

Au 7 septembre: «Je vous attends pour les premiers jours d'octo­bre…»

Je me préparais en effet à partir, mais je n'avais plus de repos. J'éprouvais des angoisses inexprimables.

Une dernière lettre de l'abbé Désaire ne m'encourageait pas. Le 30 sept. il m'écrivait: «Préparez bien vos batteries, mon bon ami, avant d'arriver, afin que nous ne prenions pas des engagements autres que ceux pour lesquels nous sommes décidés à sacrifier notre vie. Plus que jamais je vois dans le P. d'Alzon un homme de Dieu, qui veut le bien et qui acquiert de l'influence pour le faire. Mais il met je ne sais quelle gloire à se compromettre et à être compromet­tant, comme il le dit, et il me semble que vous en serez effrayé. Enfin, venez et voyez; puis, avant de prendre des engagements, vous examinerez…

Je n'y tenais plus. Je ne pouvais pas partir. J'ai cru que mes an­goisses venaient de l'action de la grâce. J'ai télégraphié au P.

66 Freyd lui demandant une décision / suprême et je reçus cette dépêche qui a fixé l'orientation de ma vie: «Rome. ler Oct. 71, 5 h.30: Votre hésitation est légitime. Vaudrait mieux vous dégager, si possible. Réponse partie. Freyd».

J'avais l'autorisation de l'évêché de Soissons pour partir. Le 8 sept. M. l'abbé Dours m'avait écrit: Je ferai part à Mgr de votre dé­termination. Sa Grandeur, ainsi que tous ceux qui vous connaissent, ne pourront que la regretter, en pensant aux besoins immenses du diocèse, mais il n'y a qu'à s'incliner devant la volonté de Dieu qui se manifeste».

Mais tout était changé. Selon le conseil du P Freyd, j'écrivis le 3 octobre à Monseigneur Dours que je me mettais à sa disposition. M. Guyart, vicaire général, écrivit le 6 oct. à M. le doyen de La Capelle: «Mgr se propose de donner bientôt à M. l'abbé Dehon un poste où il trouvera l'occasion d'exercer son zèle. jusqu'à cette époque, Sa Grandeur lui accorde très volontiers le pouvoir de prêcher et de confesser non seulement dans l'étendue de votre doyenné, mais dans les paroisses du diocèse où il pourrait se trouver».

Dans une lettre du 21 octobre, le bon P. Freyd m'expliquait sa. 67 décision: /

«Votre lettre a été comme je la désirais. je crois que vous avez fait ce qui pour le moment est le plus conforme à la volonté de Dieu. L'avenir nous montrera plus clairement ce que le Seigneur deman­de définitivement de vous. En attendant, l'expérience que vous ga­gnerez dans le saint ministère vous sera précieuse. Vous verrez; qu'avec de la bonne volonté vous vous maintiendrez parfaitement. Conservez votre cœur bien uni à Dieu, et ne l'attachez en rien à la créature. Quand notre âme est portée sur les ailes de la prière et du saint abandon à la volonté du divin Maître, nous vo­guons tranquillement et sûrement. Evitez les jeux et les dîners. Des jeux jamais; des dîners seulement quand il le faut absolument. Soyez bon et condescendant avec vos confrères, cédez volontiers le pas et que votre simplicité et humilité leur rende agréable la supé­riorité pour les études que vous avez sur eux.

Pour votre plus grande tranquillité, je vous dirai que le jour après l'arrivée de votre lettre, ayant rencontré le bon P. Général Mauron (des Ligoriens), je lui ai fait part de notre dernière correspondance / et surtout du contenu de votre lettre. Il me regarda d'un 68 air satisfait en me disant: Bravo, bravo: voilà qui est bien. Je n'ai pu croire qu'il y avait un avenir pour lui à Nîmes, et je l'en aurais dé­cidément détourné si je ne lui avais vu tant de désir d'y aller. Il ne pouvait rien faire de mieux que de ne pas s'y rendre, car il n'y serait pas resté. - Ce témoignage spontané, si parfaitement d'accord avec mon intime conviction, ne servira pas peu à vous tranquilliser, s'il y avait lieu, et à garder bonne contenance en face de tous les assauts qui vous viendront et vous reviendront. Vous vous attacherez à votre non possumus et vous pouvez remercier le Seigneur de vous avoir épargné une déception… Je crois avoir été pour vous la pauvre in­strument de Dieu. Il m'en a coûté, je vous assure, d'avoir ainsi dé­chiré les beaux plans de l'excellent P. d'Azzon. Mais si j'ai à son insu désobligé un ami, je ne l'ai fait que pour sauver un fils. Les miens d'abord et puis seulement les amis; le tout secundum Dei ordinatio­nem».

J'obéissais donc bien à mes directeurs, que pouvais-je faire d'au­tre?

69 Il faut dire que le P. Freyd ne / croyait pas a l'organisation de l'enseignement supérieur en France. Il pensait que le séminaire français de Rome suffisait à tout.

Pour moi, mes motifs déterminants étaient: 1° que je ne voyais pas a Nîmes la méthode de direction spirituelle qui m'avait réussi à Rome; 2° que je doutais du succès et de la persévérance du P.d'Alzon pour organiser une œuvre d'études; 3° que je voyais des efforts commencés dans le Nord par M. Hautcœur pour fonder la même œuvre; 4° que des angoisses indicibles m'étreignaient quand je me préparais à partir pour Nîmes.

Ce que j'eus à souffrir de ces tâtonnements dans l'obscurité, Dieu le sait. Un de mes amis, l'abbé Bougouin, l'exprimait un peu dans une lettre qu'il m'écrivait quelques jours plus tard: «J'attends, dit-il, que vous soyez installé à St Quentin: je veux vous y arriver un des premiers, pour vous souhaiter toutes sortes de bénédictions et de consolations dans le ministère actif qui devient le vôtre. Dominus benedicat introitum tuum et exitum tuum! (cf. Ps 128-8). - St Quentin était loin d' être dans vos prévisions, non plus que la vie 70 que vous al­lez y mener, et voilà, / cher ami, que c'est par cet apprentissage que N.-S. vous fait préluder. A la première lecture de votre lettre, c'est un sentiment de tristesse que j'ai éprouvé; J'ai pensé à vos projets d'avenir, à votre grand désir de faire le bien, de vous dépenser dans une œuvre nouvelle mais pourtant fort utile, et j'ai cru pouvoir un peu mesurer par le sentiment que j'éprouvais la peine profonde, j'oserais presque dire la blessure de votre propre cœur. Mais coura­ge, cher ami, vos amis vous connaissent et se diront qu'il vous a fal­lu de fortes et bien solides raisons. Je connais trop votre cœur, en croyant ne pas vous affliger, si je vous dis que j'ai très vivement com­pati à votre deuil intérieur. Mais puisqu'il-vous devient évident que la main de N.-S. ne vous dirigeait pas à Nîmes, tant mieux que l'im­pression première à St-Quentin ait été favorable».

C'est le 3 novembre que j'étais envoyé à St Quentin par la seule volonté de Dieu.

M. Dours m'écrivait: «Monsieur l'abbé, Mgr vous a désigné pour remplacer à St-Quentin M. l'abbé Dessons qui reçoit une autre de­stination et je / suis personnellement heureux de vous informer de cette 71 décision. Veuillez vous mettre au plus tôt à la disposition de M. l'archiprêtre et lui apporter le concours de votre savoir et de votre piété».

C'était absolument le contraire de ce que j'avais désiré depuis des années, une vie de recueillement et d'étude. Fiat!

VIe Période: Vicariat Saint-Quentin: 1871 – 1877

1ère Année de Vicariat 1871 -1872

C'est le 7 novembre que j'allai faire ma première visite a St­-Quentin. M. l'abbé Petit, curé de Buironfosse m'accompagna. Ce bon prêtre devait être pour moi pendant plus de vingt ans un excellent ami. C'était un vrai prêtre. Fils unique d'un cultivateur, il avait un certain avoir. D'instinct, il avait compris les exigences du ministère au temps actuel. Il allait vraiment au peuple et en particulier aux hommes. Il visitait beaucoup son monde et il le visitait en prêtre. Il savait s'intéresser aux choses temporelles pour gagner la confiance des familles et par bonté d'âme, mais sa pensée et sa conversation s'élevaient vite vers le bien des âmes. C'était vraiment 73 un bon pasteur. / Il avait toujours une image ou un bonbon pour les enfants. Il visitait beaucoup ses malades, il secourait les malades pauvres et s'était mis a même de leur donner quelques conseils de médecine. Il avait une petite pharmacie à leur disposition. Il discer­nait les enfants qui pouvaient devenir prêtres. Il les envoyait au sé­minaire, il les aidait, il s'occupait d'eux en vacances. Il donna au diocèse plus de vingt prêtres. Il envoyait aussi des enfants dans les noviciats de Frères. Il était bon confrère. Il recevait toujours avec bonté les prêtres qui le visitaient. Combien il en a consolés, aidés et tirés d'un mauvais pas! Il a été bâtisseur d'églises partout ou l'obéis­sance l'a envoyé, à Buironfosse, à Sains, au Nouvion. On a écrit la vie de plusieurs prêtres du diocèse, la sienne eût pu être écrite aussi sous le titre du Bon Pasteur.

M. Gobaille, archiprêtre de St Quentin, me reçut avec bonté. Il me logea dans une mansarde et je passai là une journée.

M. Gobaille était un saint prêtre. Sa vie écrite surtout avec ses no­tes a pu être justement intitulée «Le saint prêtre peint par lui-mê­me». Il n'était guère préparé au ministère d'une grande ville, il n'avait été auparavant que / professeur et supérieur du séminaire. 74 C'était un homme intérieur. Elève puis collaborateur de M.! Lequeux, il avait reçu la formation de notre vieux clergé. Il était de la race des ascètes plutôt que de celle des apôtres. Sa devise le ca­ractérisait: Dieu seul. Il dirigeait beaucoup d' âmes et les poussait à la dévotion, souvent avec succès. Il était peu propre à prendre in­fluence en ville sur la société saint-quentinoise. C'était un religieux plutôt qu'un curé. Je le pris pour mon confesseur, il m'édifia toujours et ne me fut pas d'un grand secours pour la direction.

A Saint-Quentin, les vicaires vivaient ensemble. J'allais être le sep­tième. Ils habitaient une masure, rue de l'Official. Ils se meublaient assez élégamment dans de vieilles chambres peu habitables. Le vica­riat était une force à St Quentin. Il avait une personnalité et il le méritait. Sa composition n'était pas vulgaire. L'évêché favorisait St­ Quentin et avec raison: la ville a par son importance une grande influence dans le diocèse. Le vicariat avait ses traditions, édifiantes ou plaisantes, consignées en partie dans les chansons de l'abbé Cardon. Il restait en rapport avec les anciens vicaires, qui invitaient à une réunion / annuelle les aînés du vicariat contemporain. 75 Parmi les anciens on comptait le vénérable M. Guyart,vicaire géné­ral, qui eût part longtemps à l'administration du diocèse; M. Sueur, doyen de Bohain; M. Lefèvre, doyen d'Hirson; M. le doyen de Chauny, tous prêtres intelligents et zélés; M. Prévot, curé de St-Jean et plus tard archiprêtre de Vervins, nature timide, mais très fine et spirituelle; M. Cardon, aumônier du lycée, type curieux de la race de nos vieux laboureurs français, chansonnier agréable et malin, te­nant de La Fontaine et de Béranger.

Le vicariat actuel comprenait M. Genty M. Mathieu, M. Geispitz, M. Mignot, M. Chédaille, M. Leleu. Tous avaient leur valeur spécia­le, et ils formaient un ensemble bien combiné par la Providence pour faire le bien à St Quentin.

M. Genty était breton, tout à fait breton, avec les petits défauts et les grandes qualités de sa race. Il avait déjà environ 70 ans. Il était né à Lamballe (Côtes du Nord) d'une bonne famille apparentée à la petite noblesse. Elève du petit séminaire de St Brieuc, à 20 ans, il s'est engagé par un coup de tête. Il a fait les campagnes d'Espagne et de Belgique. Il était à Saragosse et à Anvers. Il 76 en / a gardé des allures militaires et dit facilement «mon bonnet de police» au lieu de «ma barrette». Officier à Soissons, il s'est laissé entraîner à un duel; puis, craignant de perdre son âme, il est revenu à sa pre­mière vocation. M. Ruellan, vicaire général de Soissons et breton d'origine, le fit entrer au séminaire de Soissons. Devenu vicaire de St-Quentin, il le demeura jusqu'à la fin et remplit là un ministère de plus de cinquante ans. Il n'avait pas de grandes études, mais il li­sait beaucoup Bossuet et les démonstrations évangéliques. Simple et bon comme un enfant, il avait ses jugements rapides et tenaces. Il était confiant et facile à duper. La légende lui attribuait maintes aventures comiques. Ancien soldat, bon enfant, riche et généreux, il ne pouvait pas manquer d' être populaire. On peut dire que tou­te la ville l'aimait et en particulier tous les ouvriers. Il était le con­fesseur réputé facile. Son confessionnal était assiégé, surtout à Noël et à Pâques. Il était très demandé chez les malades qui avaient un gros passé à réparer. Il savait attirer de beaux dons pour les œuvres de la basilique et il 77 rendit à M. Mathieu d'immenses services. Mgr Dours / l'avait fait décorer. Il a fait beaucoup miséricorde et il doit revoir sa bonne figure sur le vitrail qu'ils ont donné à sa mé­moire.

M. Mathieu, sorti d'une condition modeste, fils d'un chapelier d'Hirson, était devenu l'homme de la meilleure société. Elève di­stingué au séminaire, il avait toujours eu beaucoup de tenue. Doué d'une intelligence plus qu'ordinaire, il aimait les livres et travailla toujours. Il publia ses Conférences aux mères chrétiennes et une Vie de St Quentin. Il était second vicaire et chanoine en 1871. A vrai dire, il gouvernait le vicariat. Il occupait le grand salon. Ses meubles et sa bibliothèque accusaient l'aisance. Il avait comme di­rection la clientèle la plus relevée. Il était en relations de visite avec les familles les plus influentes: les Bernoville, les Namuroy, les Paillette, etc. Il me prit en affection et je lui dois beaucoup. Il avait une grande expérience du ministère, il m'en fit profiter. Il était tout désigné par sa situation en 1875 pour succéder à M. Gobaille.

M. Geispitz, fils du sacristain de Guise / était un artiste. 78 Pianiste habile, il donnait pas mal de temps à la musique. Il était utile à la basilique comme maître de chapelle. Il corrigeait des épreuves de Vivès pour se faire des ressources. Pris de décourage­ment plus tard, il se retira à Paris et devint directeur de la maîtrise de Notre-Dâme.

M. Mignot et M. Chédaille sortaient de St-Sulpice. Ils avaient tous deux de la distinction et de la littérature. Ils étaient gallicans et ré­veillaient souvent encore à table les querelles du Concile. M. Mignot était goûté comme directeur de la grande maison des Soeurs de Charité. M. Chédaille réussissait auprès des jeunes gens et dans les pensionnats. M. Mignot devait arriver de bonne heure à l'épiscopat.

M. Leleu, fils d'un maître de pension de Fresnoy, nous arrivait du vicariat de Château-Thierry, avec un caractère un peu raide, mais avec des vertus bien solides. Chargé du Tiers-Ordre, il devint le di­recteur des âmes pieuses. Très mortifié dans sa vie privée, il eût sou­vent des velléités d'entrer chez les Capucins. Il devint plus tard pre­mier vicaire et fut toujours très estimé. / Ses funérailles 79 en té­moignèrent avec éclat.

Je fis ma première visite à tous ces messieurs le 8 novembre. J'avais le cœur serré. J'avais rêvé une vie religieuse et une vie d'étu­de, je tombais dans l'agitation d'un vicariat de ville. Il fallait obéir à Ila Providence.

J'arrivai pour m'installer le 16 novembre. On me donne une mo­deste chambrette sous les combles. De mon bureau je voyais la basi­lique, ses toitures élevées, ses grands arcs-boutants, son petit portail flamboyant.

Je me fis mon petit règlement et je n'y manquai guère que par nécessité. La force des habitudes du séminaire me soutenait et la grâce de Notre-Seigneur ne m'abandonna pas.

Je dirai de suite les péripéties de mon mobilier. Je m'étais meublé simplement dans cette mansarde. Quelques mois après, M.Mignot quitta le vicariat, il fut nommé curé de Beaurevoir; on me donna sa chambre, elle était plus vaste et plus élevée. Je la fis restaurer, et mes goûts d'étudiant parisien se réveillant, je la fis meubler élégam­ment en vieux chêne, tentures de reps vert, tapis de haute laine, etc. Mais j'en eus bientôt regret, c'était trop élégant et j' échangeai tous ces meubles contre d'autres en noyer, quitte à y perdre 80 quelques cents francs. Mon père fut un peu / impressionné de ce recul, les autres me jugèrent diversement.

Le bon M. Gobaille me fit faire les visites officielles: M.Souvestre, sous-préfet; M. Mariolle, maire; M. Desains, président de fabrique, juge d'instruction. Celui-ci était un catholique sincère, il avait gardé la foi d'une vieille famille fort honorable. M. Mariolle était poli et politique.

Je vis plus volontiers quelques braves gens de St-Vincent-de-Paul, tout dévoués aux œuvres. Je commençai à me lier avec eux et à en faire mes complices pour le bien à faire à St Quentin.

De ceux-là étaient M. Julien, maître de pension et M. Guillaume, conservateur des hypothèques, qui devaient être longtemps mes ai­des dévoués pour toutes les œuvres à faire.

M. Julien était maître de pension, homme sanguin, vif, généreux, tempérament de St Pierre. Jadis pion à Paris, il avait accepté les idées du jour. Converti à St-Quentin par M. Tavernier il ne se dé­mentit plus. Il bravait tout respect humain, il était partout et toujours franchement clérical. Il était de la race des premiers confé­renciers de St-Vincent-de-Paul et il fut toute sa vie l'ardent serviteur des pauvres.

M. Guillaume était d'Auxerre. Homme modeste, doux et simple, il avait été élevé délicatement. / Il s'adonna toujours aux œuvres, 81 faisant le bien avec intelligence et sans bruit. Son frère était le grand sculpteur Guillaume; son gendre, l'écrivain catholique, Lecoq de la Marche.

M. Black, alors fabricant de ciments, était aussi un type fort origi­nal. Sorti d'une condition modeste, c'était un catholique tout d'une pièce. Il se moquait bien du qu'en dira-t-on. Il avait fait graver sa devise sur sa maison: Mon Dieu, mon roi et mon droit. Il élevai une famille nombreuse et donna plusieurs de ses enfants au Bon Dieu.

Vilfort, ouvrier serrurier, ancien élève de l'Ecole de Chalons, était Frère recteur du Tiers-Ordre. Tempérament sanguin aussi, zélé, ardent mais inégal. Il s'agitait peut-être trop pour les œuvres,au point de négliger un peu ses affaires et sa famille.

M. Jules Lehoult, industriel, d'une vieille famille saint-quentinoise, était aussi un converti de M. Tavernier. Il avait conservé quelque chose du ton rogue des gros patrons, mais il avait une foi vive et fréquentait l'église sans respect humain.

M. Basquin, fab(rican)t de broderies, était un parvenu comme fortune. Il avait bonne volonté et serait devenu sans doute le leader du parti catholique, si une mort prématurée ne l'avait enlevé.

82 M. Charles Lecot était l'ami de M. Mathieu et le soutien de ses œuvres. Il fut longtemps pour moi aussi un ami. Il ne sut pas être un chef du mouvement. Son tempérament et sa santé contribuèrent à le rendre casanier.

Il y avait aussi des hommes d'une condition plus modeste qui furent des héros de dévouement dans nos œuvres: M. Alfred Santerre, épicier, M. Filachet, comptable, M. André, employé de lai banque de France.

M. A. Santerre était le rabatteur de notre patronage. Cet homme a eu toute la fidélité, tout le zèle d'un chien de berger. Les millions de pas qu'il a faits pour les petits et les pauvres sont écrits au ciel.

Je causais avec ces braves gens de ce qu'il y avait à faire à Saint-Quentin. Le réfléchissais à l'état des âmes que publiait l'archiprêtre à la fin de l'année: 8.000 communions pascales pour la ville, 65.000 communions de dévotion; 700 morts par an, dont 1/5 sans sacrements; 600 naissances, dont 1/5 d'enfants naturels.

Dès le 20 novembre, j'écrivais sur mon cahier de notes: Il manque à St Quentin comme moyens d'action, un collège ecclésiastique, 83 un patronage et un journal catholique. /Je devais bien avoir la grâ­ce de contribuer à doter St Quentin de tout cela, mais hélas! par combien de fautes et de faiblesses j'ai diminué le bien que j'aurais pu faire!

J'aimais beaucoup mon église de St-Quentin et je regarde comme une des grandes grâces de ma vie d'avoir été attaché pendant sept ans à cette église.

Nous ne saurons qu'au ciel combien une église de ce genre a ac­cumulé de vie surnaturelle, combien de vertus y ont été pratiquées, combien Dieu y a prodigué de grâces.

C'est là même qu'a été martyrisé et enseveli St Quentin. Quelle sympathique figure que celle de ce jeune romain, fils de sénateur, venant au IIIe siècle avec onze compagnons renouveler et propager, la foi dans tout le Nord de la France! Cinquante ans après sa mort, son corps est miraculeusement découvert par la pieuse matrone Eusèbe. On lui élève un tombeau à côté de la ville d'Augusta, sur la hauteur qui a été un lieu de prière des Druides. Puis ce tombeau devient glorieux et il attire tout à lui, les arts, la puissance,la riches­se, la vie religieuse. L'évêché de Vermandois siège auprès du tom­beau sacré, jusqu'à ce qu'il se retire à Noyon après l'invasion des barbares. Il a des titulaires glorieux comme/St Médard et St Eloi. 84

Les sanctuaires se succèdent sur le tombeau et grandissent toujours. St Eloi ouvre le tombeau et voit le corps du Saint rayonner d'une gloire miraculeuse. Il agrandit le sanctuaire. Charlemagne et son fils Hugues élèvent une église plus vaste et plus belle. Le XIIe siècle entreprend la construction d'une grandiose basilique. Il élève la tour du portail. St Louis fait construire le choeur et avec l'aide de ses fils il y transporte sur ses épaules les reliques du martyr, enchâs­sées dans le reliquaire précieux de St Eloi.

Le XIVe siècle achève la grande nef. Le XVe relève le portail du midi. Louis XIV restaure la voûte du choeur et la tour du portail, mais le secret du grand art ogival était perdu. Notre temps a rajeuni l'intérieur, relevé les autels, restauré les vitraux et les sculptures.

Elle est belle, l'église du XIIIe et du XIVe siècle. Les voûtes de la nef s'élèvent presque aussi haut que celles d'Amiens. Le choeur a une couronne de chapelles incomparable. Ces chapelles sont va­stes, élevées, resplendissantes. On y pénètre par des arcades élancées en fer à cheval portées sur de délicates colonnettes. On ci­te le choeur de Beauvais, la nef d'Amiens, les flèches de Chartres, 85 le portail de Reims, il faudrait / ajouter les chapelles du choeur de St Quentin.

Mais d'où venait cette gloire toujours croissante du tombeau du martyr? C'est que les miracles se multipliaient sans fin auprès de ce tombeau. Les malades venaient en foule chercher leur guérison. Le nom du Saint se répandait dans toute la France et les pays environ­nants. Tous nos diocèses lui élevaient des sanctuaires. La Belgique se donnait à Louvain une succursale des œuvres divines, une église de St-Quentin où les malades retrouvaient la santé. La soeur cadette prolonge même sa vie surnaturelle plus loin que la soeur aînée. Les pèlerinages et les guérisons continuent encore à Louvain.

Le grand sanctuaire attirait à lui d'autres reliques données par la générosité des rois. Charlemagne donnait les corps de St Victorice de Rouen et de St Cassien d'Autun et la tête de St Boniface, l'apô­tre des Germains. St Louis apportait un beau fragment de la vraie croix.

L'église était devenue un sanctuaire royal et nos rois très chré­tiens venaient après leur sacre y recevoir le titre de chanoines ad honorem.

Le Chapitre était un des plus beaux de France. Il compta 70 cha­noines et autant des chapelains. Le culte était digne du sanctuaire. 86 Le choeur des chanoines entre les deux transepts / de l'égli­se, surpassait en splendeur celui de toutes nos cathédrales. Les cha­noines entretenaient des écoles et fondaient le collège, les parois­ses,les abbayes. La cité de St Quentin faisait oublier Augusta.

Tous les grands ordres religieux venaient s'établir autour de la Basilique. Les Bénédictins de l'abbaye d'Isle donnaient leur contin­gent à la science. Les Jacobins, les Cordeliers, les Capucins se li­vraient à l'apostolat. Les Bénédictines d'Homblières, les Bernardines de Fervaques et les Clarisses priaient et enseignaient. Les établissements hospitaliers se multipliaient.

La ville avait ses franchises municipales. Elle élevait son gracieux hôtel de ville ogival où elle n'oubliait pas de faire régner le Christ dans une chapelle où priaient les échevins.

Les corporations florissaient. Elles avaient part à l'administration de la commune. Elles aidaient à la construction de l'hôtel de ville et de la basilique et des deux côtés leurs écussons attestent leur vitalité et leur foi.

La basilique s'enrichit au XIXe siècle d'une belle chapelle au S.­Cœur avec un grand vitrail de Claudius Lavergne représentant tou­te l'histoire de cette dévotion: sa préparation, sa révélation, ses lut­tes, ses triomphes. /

Il n'y a plus de chapitre, plus de corporations. Il reste des 87 confréries, des dévotions et une bonne vie de paroisse pour l'élite de la ville.

Telle était mon église. J'y ai prié de bon cœur, je l'ai aimée, j'y ai un peu exercé l'apostolat, j'y ai eu bien des grâces, et je n'y entre pas encore sans émotion.

J'étais chargé de la première messe en semaine, je me levais régu­lièrement à 4 h 1/2 pour avoir le temps de faire mon oraison. Cette messe se disait à l'autel de la Sainte Vierge derrière le choeur, elle avait chaque jour une cinquantaine de communions. J'ai eu là aussi bien des grâces. Je gardais mes habitudes du séminaire: lecture spi­rituelle, examen particulier etc.

Comme j'étais dernier vicaire, j'avais beaucoup de messes tardives: enterrements de 5e classe, mariages de 4e classe, messe de midi le dimanche. Je jeûnais presque un jour sur deux et cependant ma santé se conserva parfaitement, je pus observer le carême entière­ment, sans rien prendre avant midi.

Mes journées étaient très remplies. J'avais des assistances aux en­terrements, des conduites au cimetière, qui me prenaient du tem­ps, des catéchismes à l'église et dans les écoles, des visites de mala­des, des préparations de sermons, etc.

88 Nous étions sept pour trente mille âmes. / Il eût fallu être trente. Nous faisions beaucoup et ce n'était encore rien en compa­raison de ce qu'il eût fallu faire.

J'avais pris de suite divers abonnements pour me tenir au courant de tout ce qui intéresse le prêtre. J'avais l'Univers (1) comme journal quotidien; la Revue des sciences ecclésiastiques, pour les études sacerdo­tales; la Tribune sacrée, pour la prédication; le Bulletin de l'Union, pour les œuvres; le Messager du S.-Cœur et le Message de St-Joseph, pour la dévotion; la Revue de l'enseignement, par sympathie pour les Pères de l'Assomption; le Bulletin monumental, pour les beaux-arts.

Je souffrais d'avoir peu de temps à donner à l'étude. J'étais habi­tué jusque là à acquérir tous les jours des connaissances nouvelles et je commençais à en perdre.

Notre vie commune, ce que je pourrais appeler notre vie de fa­mille, était agréable. On causait un peu à table de la ville et du mi­nistère. Puis il y avait une foule d'historiettes relatives au vieux vica­riat qui revenaient souvent et qui entretenaient la gaîté.

Le bon M. Genty en faisait souvent les frais. M. Prévost, curé de St­-Jean, venait dîner tous les dimanches. M. Cardon, du lycée, était de toutes les fêtes et il apportait toujours son cahier de chansons. Les controverses parfois / un peu vives ne manquaient pas non plus. M.Mignot 89 et M. Chédaille lisaient le Français (l) et défen­daient les opinions gallicanes. M. Mathieu et moi, nous lisions L'Univers. Mais comme j'arrivais tout fraîchement du Concile, j'avais mon carquois bien muni.

Dans ces grandes paroisses on n'entre en relations qu'avec quelques familles choisies. C'est reçu, chaque vicaire a quelques mai­sons qu'il fréquente. Tout le reste de la ville, hélas! ne voit le prêtre que rarement ou même jamais. On ne fera pas de cités chrétiennes avec des paroisses de 30.000 âmes. C'est contraire au bon sens. Il faut que le pasteur connaisse ses ouailles et que les ouailles connais­sent le pasteur.

Les relations s'établissaient par la confiance et souvent par le con­fessionnal. Il fallait du temps pour avoir ses relations personnelles. M. Mathieu et M. Genty eurent la charité de me mettre en relations avec leurs familles.

St-Quentin n'a pas d'aristocratie. Elle a été complètement détrui­te dans cette région par les guerres avec l'Espagne et la Flandre. Les familles que nous voyions appartenaient aux diverses catégories de la bourgeoisie: la magistrature, l'industrie, le commerce, 90 l'agriculture, les propriétaires, les rentiers, / les employés de l' Etat et les autres professions libérales.

Parmi les familles que je voyais, les unes appartenaient à la gran­de industrie locale, à la fabrication des tissus de St Quentin: les Bernoville, les Malézieux, les Lehoult, les Paillette, les Arpin; les de Chauvenet étaient une famille de magistrats, les Namuroy, de grands cultivateurs retirée; les Lecaisne, les Leproux, les Azambre, des propriétaires vivant de leurs fermages; les Fouquier, les Desains, appartenaient à d'anciennes familles de robe; les Arrachart, les Agombart, les Geneste, les Gourdin étaient dans le commerce … Toutes ces familles appartenaient au Tiers-Etat, qui for­me la moderne aristocratie de nos villes. C'étaient de bons riches, toujours prêts à souscrire pour les œuvres, et qui ne paraissaient pas se douter qu' il pût y avoir place à côté du patronat pour une organisation démocratique.

Je me trouvai bientôt en rapports avec le peuple. Saint Quentin a 30.000 de ses habitants qui vivent du salaire quotidien. Le salaire hausse ou baisse suivant le cours, comme le prix des esclaves. Aucune institution ne protège l'ouvrier. Les neuf dixièmes des industriels et des entrepreneurs n'ont aucune notion des de­voirs du patronat. La vieillesse, la maladie, les nombreux enfants amènent la faim et la misère dans la famille. /

91 Quelques familles bien douées s'élèvent, la plupart gisent dans le paupérisme. Les fabriques ne font pas travailler le dimanche, mais les patrons ne s'intéressent pas à la religion des ouvriers. Les ouvriers se reposent ou jardinent le dimanche matin, ils boivent l'après-midi.

Dans toutes les industries du bâtiment, la situation est pitoyable:

on travaille le dimanche, on boit le lundi, le mardi et souvent le mercredi. Dans les usines, les apprentis vont le dimanche matin net­toyer les métiers.

On peut dire que personne de la classe ouvrière ne fréquente l'é­glise. Aucun sentiment élevé n'est suggéré à ces braves gens ni par le prêtre, ni par le patron. Ils lisent la Lanterne ou les sous­ Lanternes locales, c'est leur pâture. Leur état est pire que celui des esclaves de l'antiquité, qui étaient un peu de la famille du patron. Dans tous ces cœurs règne, non sans de graves motifs, la haine de la société actuelle, avec l'antipathie pour le patron et le méconten­tement envers le clergé qui ne fait pas assez pour eux.

Beaucoup de ces gens ont des logements infects. Il faut voir à St Quentin les Cours de Boulevard Richelieu, les Montagnes du fau­bourg St Jean, les rues basses du quartier de l'abattoir, / les loge­ments 92 de la Buerie des Islos. On trouve là quelques loques, un grabat pour toute une famille, deux ou trois chaises défoncées, une table boiteuse.

La caisse d'épargne attend ces ouvriers qui n'ont rien à y porter. Une seule institution donne quelques résultats en leur faveur, celle des mutualités qui soutiennent l'ouvrier malade. Il y en a deux à St Quentin. En hiver, un tiers de la ville est secouru par le bureau de bienfaisance! Il est certain que c'est là une société pourrie et que toutes les revendications des ouvriers ont un fondement légitime.

J'allais m'attaquer à ces étables d'Augias, mais je ne serais pas de force pour relever toute une ville, il faudrait le concours de l'Etat, de l'opinion, du clergé.

Pour achever de peindre un peu la paroisse, il faut parler des per­sonnes dévotes. St Quentin m'en manque pas. Il y a, à la Basilique, une soixantaine de communion chaque jour et deux cents le di­manche. Le Tiers-Ordre compte une soixantaine de soeurs et une vingtaine de frères.

Beaucoup de personnes dévotes suivent les voies ordinaires, elles assistent pieusement aux exercices de la paroisse et remplissent con­sciencieusement tous les devoir de la famille. Mais quelques-unes / 93 émergent, soit au-dessus, soit au-dessus de la bonne moyenne. Au-dessous, il y a les scrupuleuses et les visionnaires, les jalouses et les orgueilleuses. Les scrupuleuses font le purgatoire des pauvres vi­caires. Elles viennent, reviennent et n'ont jamais fini. Quelques vicai­res n'en sortaient pas. Je les renvoyais à huitaine et j'avais assez de peine à m'en tirer. Les visionnaires, on n'arrive pas à les tirer de l'illusion. Les jalouses observent combien de temps on donne aux au­tres; les orgueilleuses veulent tout juger et régenter, associations, paroisses, etc…

Au-dessus du commun, il y avait quelques âmes d'élite. Un direc­teur comme St Jérôme ou St François de Sales en aurait fait des saintes à canoniser. Quelle belle âme que cette bonne dame Demont-Buffy, ma parente, la cousine germaine de ma mère! Elle devint, malgré sa modestie, supérieure du Tiers-Ordre. Elle avait ses épreuves de famille, mais elle gardait la paix de l'âme et l'égalité d'humeur. Elle se dévouait, sans s'agiter, à toutes les œuvres. Elle avait ses listes de souscription pour la Propagation de la foi, la Sainte-Enfance, l'Œuvre de St-François-de-Sales, etc. etc. Elle re­cueillait beaucoup et passait inaperçue.

Je veux citer aussi Melle Martin, soeur de l'historie, personne cul­tivée et sans prétention, réparant dans la prière et le silence toutes les incartades doctrinales de son frère… /

Je l'ai déjà dit, des paroisses de 30.000 âmes sont tout à fait anor­males. Le clergé fait le service de l'église et s'occupe des âmes qui viennent le trouver, le reste vit dans le paganisme.

Les confessions ne manquent pas à St-Quentin, quand on a bon­ne volonté, et on y peut faire beaucoup de bien. Je demeurais au confessionnal une heure après ma messe matinale. Dans la semai­ne, il y avait souvent des confessions d'enfants. Le samedi, il fallait se tenir au confessionnal le soir de 4 h. à 8 h.

Pour les malades, nous avions d'abord ceux qui nous deman­daient personnellement, puis ceux qui demandaient le prêtre le jour où nous étions de garde. Il fallait les voir fréquemment, les sui­vre, les amener discrètement à recevoir les sacrements, les faire avancer dans la piété ou les former à la vie chrétienne selon les cir­constances. Je leur donnais toujours le scapulaire.

Deux faits m'ont frappé dans ce ministère auprès des malades. Le premier, c'est que la divine Providence, dans son infinie miséricor­de, conserve souvent la vie aux malades jusqu'à ce que le prêtre lui ait donné les sacrements. Plusieurs fois j'ai vu une vie, qui aurait / dû, selon toutes les prévisions, s'éteindre depuis plusieurs 95 jours, se prolonger jusqu'à ce que j'aie pu préparer le malade.

Un autre fait bien saillant, c'est le progrès rapide que font cer­tains malades dans la piété. Il semble que Dieu donne en peu de temps à ceux dont il abrège la vie toutes les grâces qu'il leur aurait offertes dans une vie plus longue. J'ai vu une fille du peuple, poitri­naire, vivre quelques mois comme un ange, dans la prière et les pieuses lectures, patiente, douce, édifiant tous les siens et les prê­chant efficacement. J'ai vu un gamin de 14 ans, brûlé par une ex­plosion de pétards, vivre tout un mois comme une pauvre âme du purgatoire, rongé par les brûlures, patient et doux comme on doit l' être au purgatoire et prêchant les siens, y compris son père, un rude tonnelier, comme aurait fait St François de Sales.

Parfois, c'est l'action du démon qui est sensible, tel est le cas de ce jeune homme qui blasphémait et s'emportait chaque fois que sa pauvre mère lui parlait de la religion, de la prière ou du prêtre et qui a cependant fini par m'accueillir.

Cent fois les familles m'ont attesté que le malade, après les sacrements, était plus calme, plus patient, plus doux et moins souffrant.

96 Après le service du culte, les confessions, les malades, il y a les catéchismes.

J'avais comme catéchisme paroissial,. les gamins des écoles laïques, et j'en pouvais tirer un assez bon parti, le catéchisme était encore enseigné dans l'école. Tous les vicaires avaient aussi quelque pension de garçons ou de filles, où ils allaient faire une conférence hebdomadaire. Comme dernier venu, j'avais les écoles laïques communales. Il y en avait deux, qui étaient tenues par de braves gens à peu près catholiques, M. Cuvillier et M. Dudot. J'allais le mardi d'un côté et le vendredi de l'autre, à Il heures, faire une conférence d'une demi-heure. J'y mettais tout mon zèle. C'était un catéchi­sme de persévérance avec des exemples et des histoires. J'étais écouté. Je voyais là de bonnes figures, des âmes accessibles au bien. Pour refaire avec ces éléments une ville chrétienne, il ne manquait que des apôtres: Messis multa, operarii autem pauci (Mt 9,37).

Il fallait suivre ces enfants après l'école, faire des patronages, des cercles. Ces gamins venaient se confesser tous les trois mois, c'était la coutume des écoles. J'en gagnai quelques-uns à venir plus sou­vent. J'allais trouver là ma vocation de fondateur d'œuvres et 97 de/ propagandiste de l'action sociale. La Providence me conduisait par la main.

Ces écoles avaient adopté le système américain de l'enseigne­ment mutuel. Les moniteurs donnaient la moitié de leur journée à l'enseignement des plus petits par groupes, dans la grande salle, sous la présidence du maître. Ils recevaient ensuite un enseignement spécial. Ce n'était pas merveilleux comme résultat pour les études, évidemment un moniteur ne vaut pas un professeur. Mais c'était bon pour reconnaître et développer les caractères. Un bon moni­teur montrait qu'il pouvait devenir un homme d'action et d'in­fluence.

Nous avions pas mal à faire comme prédication à St-Quentin. J'ai écrit, cette année là une trentaine de sermons, sans compter les petites conférences au Patronage. Il y avait plusieurs séries de prédi­cations: les instructions de la lère messe, les prônes de la messe pa­roissiale, les exhortations de la messe de midi, les sermons de fêtes aux vêpres, les sermons de l'Avent, les instructions des mois de dé­votions. Il était de convenance aussi d'accepter de donner dans l'année quelques sermons dans les chapelles de la ville et dans les paroisses environnantes. Je faisais ma part comme les autres. J'ai encore mes notes. / C'est assez exact et pieux, mais un 98 peu froid et trop dépourvu de rhétorique. Le vrai et le beau sont faits pour être unis. Je manquais évidemment de formation. On ne faisait pas de sermons à Rome. J'avais fait au collège une rhétorique trop archaïque et trop entravée par le baccalauréat. Je ne savais pas lire. Je cherchais partout l'idée, le fond. J'avais le sens littéraire très peu développé. Le cœur ne me manquait pas, mais j'avais l'imagi­nation assez pauvre. Mon meilleur instrument de rhétorique eût été le sentiment, je n'en ai pas assez usé.

Pour la première messe, nous donnions l'explication du Symbole. C'était réservé aux derniers vicaires. J'ai écrit quelques­-unes de ces instructions sur les Anges, les Anges gardiens, les suites du péché originel, la filiation divine de Jésus-Christ.

Sur les Anges, j'avais pour plan: la création des Anges, leur nature, les ordres ou choeurs des Anges, l'épreuve, les bons et les mauvais anges, le châtiment des uns, la récompense des autres. La conclu­sion que je donnais m'est encore une utile leçon, je la reproduis ici: /

99 «Ah! mes bien aimés frères, ce moment de l'épreuve, il est commencé pour nous. Sera-t-il d'un instant ou de quelques années? Je l'ignore. Mais ce qui est certain, c'est qu'il est commencé. A cha­que instant de notre vie, nous choisissons l'une ou l'autre voie. Et avec quelle légèreté souvent! Allez, parcourez par l'imagination ces régions inférieures où règnent les ténèbres, la haine, le hideux bla­sphème et toutes les laideurs du vice. Voyez si vous voulez que ce soient là vos amis. Ah! plutôt reposez votre pensée sur ces légions brillantes, douces, harmonieuses, humbles autant que puissantes des Esprits bienheureux. Là règne une perpétuelle harmonie, la paix, la joie, la louange de Dieu, l'amour mutuel, le bonheur. O vous, qui formez ces belle armées du ciel, retenez-nous dans votre amitié. Demandez à Dieu pour nous la sainte humilité et la pieuse obéissance. Retenez-nous sur la pente où nous glisserions si facile­ment. Oh! oui, retenez-nous efficacement et qu'après notre courte épreuve nous allions partager votre éternelle félicité!»

Sur les Anges gardiens, plan: 1° Grandeur de l'homme dans le plan divin: Angelis suis mandavit de te… (Ps 90,11); 2° Dignité de la vie chrétienne qui a un tel guide: paedagogus et magister (S. Basile); / 100 / 3° Reconnaissance et docilité que nous devons à notre bon Ange. - Je concluais: «Merci à vous, ministre de Dieu, qui vous êtes fait le compagnon de ma vie. Vous m'avez sauvé de mille périls. Vous m'avez amené par mille détours périlleux (in omnibus viis meis (Ps 90,11) ) jusqu'au pied de cet autel. Merci! Demandez à Dieu pour moi que je sois dès ce moment et pour toute l'éternité votre ami pas trop indigne et toujours reconnaissant».

Sur les suites du péché originel, plan: Conséquences et effets du pé­ché originel sur tous les descendants d'Adam: pour le corps, les maladies, la mort, etc., pour l'âme, l'ignorance, la concupiscence, etc. Réflexions pratiques. - Je concluais: «Vouons d'abord une immense reconnaissance au Rédempteur qui nous a relevé de notre déchéan­ce et enfin une profonde pitié aux hommes aveuglés qui rejettent la rédemption et veulent voir dans l'état de dégradation où vit l'hu­manité un état naturel et satisfaisant. Ils parlent de morale sans le Christ, de science sans le Christ, de bonheur social sans le Christ, insensés qui ne pourraient pas nous présenter un homme en dehors du Christianisme, fut-il / Platon le sage ou Sénèque le vertueux, 101 qui ne fût esclave de quelque erreur grossière et de quelque passion honteuse. Pour nous, mes frères, attachons-nous au divin Réparateur de nos faiblesses. En lui nous retrouvons l'adop­tion de Dieu et notre héritage. Avec lui, notre esprit retrouve son empire sur les sens; et les travaux eux-mêmes, les souffrances et la mort n'ont plus la même rigueur et ne sont plus qu'une courte ex­piation qui conduit au bonheur. Mais comme les effets du péché originel se font sentir à tout instant de notre vie, recourons à tout instant au divin Réparateur,et vivons en lui pour régner ensuite avec lui!»

Sur la filiation divine de J.-C, plan: Témoignage des prophètes, mi- racles de la vie du Sauveur, témoignage des apôtres et de l'Eglise. Conclusion: «Oui, Seigneur, nous croyons comme vos disciples et nous confessons avec St Pierre et ses successeurs que vous étés le Fils du Dieu vivant. Le ciel et la terre nous en rendent témoignage. Vous nous l'avez dit et prouvé. C'est notre honneur. Vous nous élevez jusqu'à votre Père en vivant avec nous et en vous donnant à nous, merci! Donnez-nous la grâce de vous en exprimer éternellement / notre reconnaissance et de nous montrer les dignes enfants d'une 102 Eglise divine et les dignes frères du Fils du Dieu vivant».

Je donnai encore d'autres instructions de la lère messe, mais sans les écrire.

Les sermons de Fêtes étaient distribués dès le commencement de IX l'année. J'eus pour ma part Noël (1871), l'Invention de la Croix et l'Immaculée Conception.

A Noël, je fis un vrai sermon social. Tous les esprits étaient préoccupés de l'état de la France; je montrai que la France avait été châtiée parce qu'elle s'était éloignée des enseignements et des exemples de Bethléem, parce que la société française était tout entière livrée à l'orgueil, à la concupiscence des yeux et à la concupiscence de la chair.

Mon discours était conforme à la vérité. Tout ce que je disais en particulier de l'organisation déplorable du monde des affaires et du travail; c'est ce que devait redire Léon XIII dans ses encycliques. Je pense cependant aujourd'hui que je n'aurais pas du tenir ce discours ou dû moins le tenir sur ce ton. J'étais nouveau, c'était mon premier grand discours à la paroisse, je ne devais pas commencer par une mercuriale sur les moeurs de la société et de la ville. / 103 J'étais trop sous l'influence de L'Univers, et je crois pouvoir généraliser cela en disant que le prêtre aujourd'hui vit trop de son journal let pas assez de l'Evangile.

Voici comment je stigmatisais la société contemporaine: Commençons par l'orgueil. Il atteint son paroxysme dans nos académies et parmi nos prétendus savants. Ici, c'est la science naturelle, qui a découvert dans le sol des traces de périodes successives et dans les races vivantes des analogies d'organismes, et qui croit pouvoir se passer de Dieu et de la révélation, parce qu'elle ne voit pas que le peu de science qu'elle possède confirme merveilleuse­ment le récit de la Genèse et la foi des chrétiens. Là, c'est la méde­cine qui, fière d'avoir entrevu tous les détails organiques du corps humain, ne veut plus croire qu'il y a une âme qui échappe à sont scalpel. Ici, c'est l'historien qui, découvrant quelque scandale dans les fastes de l'Eglise, croit avoir renversé par sa science l'Eglise et Dieu lui-même, oubliant ce que nous avons toujours dit avec St Paul, que même parmi nous il y aurait des scandales: Oportet ut eveniant scandala (1). Là, c'est le politique et le moraliste qui, trouvant dans leur éducation, reçue peut-être sur les bancs du collège cléri­cal, un frein suffisant pour ne pas s'exposer / au bagne, croient que la politique et la 104 morale peuvent maintenant se passer de la re­ligion, oubliant que la philosophie a toujours été impuissante à modérer les passions et que le philosophe le plus austère en appa­rence, Sénèque, a eu pour élève Néron.

Voilà quelques-uns des coryphées de l'orgueil. Ceux qu'ils entraînent après eux sont innombrables. Ils remplissent de leur propagande impie une foule de feuilles et de livres nauséabonds. Ils occu­pent, hélas! des milliers de chaires d'enseignement et ils corrom­pent la jeunesse. Ils s'occupent enfin de politique et ils remuent la vase de l'océan social pour dominer par la popularité en flattant toutes les passions. - Après ces flots de l'orgueil de la grande et de la petite science, il y a ceux de l'orgueil vulgaire, de l' estime de soi­-même, du respect humain bourgeois, qui fait que tant d'hommes, par la crainte d'une raillerie ou d'un sourire, ont moins de courage 'que les femmes et les enfants et passent toute leur vie dans une honteuse lâcheté relativement à leurs devoirs religieux. Mais c'est assez de ces courts aperçus sur l'orgueil. Il est aisé de voir que c'est un mal immense, qui / tient dans ses ténèbres une 105 grande partie de l'humanité. - Hélas! n'en est-il pas de même de la concu­piscence de la chair? Les plaisirs des sens sont-ils moins que l'or­gueil maîtres de la plupart des cœurs? Non, le mal aussi de ce côté est à son comble. Le vice n'a plus de honte. Celui des riches, élégant, raffiné, luxueux, lève la tête hardiment, et les courtisanes du monde imposent à nos grandes dames leur ton, leur langage, leurs costumes et leurs allures; (c'est trop vrai, mais était-ce bien à dire en cette circonstance? non) et la débauche d'en bas, administrée, or­ganisée, favorisée, compte parmi les objets de consommation. Ce que sont les moeurs privées, vous le savez mieux que moi, et vous n'ignorez pas que, si un ange de Dieu venait marquer d'un signe réprobateur les maisons ou règnent l'adultère et la corruption, les heureuses exceptions ne seraient peut-être pas bien nombreuses. Les sens sont devenus des idoles comme dans le mon­de païen et outre le culte privé qu'ils trouvent presque dans chaque maison, ils obtiennent un culte public plus pompeux même que ce­lui du vrai Dieu, et leurs temples 106 sont les théâtres / et mille lieux de plaisir et de débauche où les âmes vont se mettre ignoble­ment au service des instincts les plus grossiers. Ai-je besoin de vous signaler les résultats homicides du célibat de la débauche et de la diminution du nombre des enfants? Oui, la concupiscence de la chair domine ce monde avec l'orgueil et forme comme un immen­se faisceau de forces qui rejettent Dieu de la société et rebaissent l'homme au niveau de la brute. - Il nous reste à considérer la con­cupiscence des yeux, c'est-à-dire l'attachement cupide et passionné aux biens de ce monde. Ah! celle-là, c'est bien la reine de notre so­ciété. Elle a son paroxysme à la Bourse, où la fortune d'autrui est à la merci d'un coup de main ou d'un coup de filet déguisé sous un jeu autrefois interdit et maintenant honoré. Elle règne dans l'indu­strie, où les capitalistes irréligieux exploitent l'ouvrier et détruisent son corps, son âme et son éternité par le travail forcé du dimanche. Elle règne dans la presse, où nul mensonge, nulle calomnie, nul scandale n'est de trop quand il amène des lecteurs 107 et de l'or. Elle règne chez l'ouvrier qui, ne pouvant / arriver à la possession d'un capital par une sage économie et une vie bien réglée, brûle d'y atteindre par la révolution sociale et la spoliation. Vous le voyez, m.f. (mes frères), toutes les passions funestes de la société peuvent se ramener à ces trois chefs, l'orgueil de la vie, la concupi­scence de la chair et la concupiscence des yeux. C'est là le grand péril social. La bourgeoisie donne l'exemple de ces vices, mais avec une mesure et un raffinement qui en voilent un peu l'odieux. La démocratie l'imite sans ce tempérament qu'elle ne peut pas connaî­tre. Les appétits grossiers vont croissant et la société est sur le point de s'effondrer dans l'anarchie, le sang, la ruine et la boue…»

Puis j'indiquais le remède, et en particulier pour ce qui est de la convoitise des richesses je disais: «Et vous, qui préférez les richesses à l'honneur de Dieu, considérez la pauvreté de la crèche. Apprenez que les vrais trésors sont au ciel, ce sont les bonnes œuvres, et si les richesses de la terre vous touchent davantage, sachez encore que vous n'en jouirez pas, si la société ne redevient pas chrétienne. Je vous le dis en vérité, vos intérêts temporels eux-mêmes ne seront saufs qu'à ce prix. La société est en guerre déclarée contre elle-mê­me, et le résultat, sans le christianisme, sera la ruine de tous. / Le capitaliste s'obstine à exploiter l'ouvrier 108 sans lui donner souvent une part suffisante dans le produit de ses sueurs et sans le gui­der paternellement dans l'emploi de ses économies. Il déclare la guerre à Dieu, à l'Eglise et aux âmes par le travail du dimanche. Il en sera la première victime. L'ouvrier, de son côté, méconnaît le re­spect qu'il doit à son maître et à la loi. Il veut se faire justice par la force et s'emparer par la révolution sociale de la fortune de ses maî­tres. Il souffrira le supplice de Tantale. Toutes les fois qu'il sera sur le point de se rendre maître de cette fortune, elle s'évanouira par la disparition du crédit public et la ruine sociale sera toujours le résul­tat de cette lutte fratricide. - Le salut public est dans le christiani­sme. La crèche nous apporte la lumière en nous enseignant le déta­chement des richesses. Vous, riches, la crèche vous enseigne à faire part largement de vos richesses aux pauvres. Vous le faites déjà, je le sais, mais redoublez de zèle et d'un zèle éclairé. S'il se présente quelque association à créer, si la science de l'économie chrétienne vous suggère quelque moyen d'élever le pauvre en l'instruisant et en le moralisant, saisissez-en l'occasion. / Vous, pauvres, vous n' 109 avez rien à espérer du riche irréligieux, pas même par la révo­lution sociale, qui détruirait toutes les richesses, mais vous avez tout à attendre du riche catholique dont vous recevez déjà les bienfaits et qui fera pour vous bien davantage, quand on permettra un peu à l'Eglise de respirer et de chercher dans les inspirations de sa foi et de sa charité des moyens plus puissants de vous aider. Votre salut consiste donc à rapprocher la société du Christ par votre exemple 'et vos prières d'abord et puis par l'influence que vos droits de ci­toyen peuvent vous donner sur les destinées de la patrie…»

Quoi qu'il en soit de mon discours, il produisit un effet profond au moins sur une personne qui avait besoin de revenir à Dieu. Sa conversion data de ce Noël et chaque année elle m'offrait en té­moignage de reconnaissance une corbeille de présents et une belle offrande pour mes œuvres.

Le dimanche de Quasimodo (1), je fis le sermon de fête à l'Archiconfrérie de la Sainte Vierge. Voici mon plan: «Dès l'origine du monde Dieu a préparé le trône de Marie à côté des celui du Rédempteur: 110 / Marie est unie au Rédempteur dans toutes les prophéties et les figures; par suite, l'Eglise catholique a dans le culte de la Sainte Vierge une des marques les plus éclatantes de sa divinité, et la dévotion à Marie est pour nous un gage de salut et de pré­destination». Je terminais par ces paroles d'espérance: «Ayons con­fiance dans le prochain triomphe de l'Eglise. Elle a toujours trouvé dans la protection de Marie la force de vaincre ses ennemis. Il en sera de ceux d'aujourd'hui comme de ceux d'autrefois. Ils passe­ront et laisseront l'Eglise toujours plus glorieuse. - Ne trouvons­-nous pas aussi dans ces considérations un motif d'espérance pour la France? Elle est le royaume de Marie, elle lui est consacrée. Ses sanctuaires y sont honorés et fréquentés. Elle a daigné lui apporter plusieurs fois les messages du ciel. C'est la France qui a répandu partout les médailles miraculeuses de l'Immaculée Conception. C'est la France qui a proclame Marie Reine du S.-Cœur et Dame-des-Victoires. C'est la France qui a uni le culte du saint Cœur de Marie a celui du S.-Cœur de Jésus. Espérons et ne cessons pas de prier Marie pour la France. - Ayons aussi pour le salut de nos âmes la plus grande confiance en Marie. Nous portons tous sur nos cœurs son image sur quelque objet de piété. C'est un signe de pré­destination. C'est le signe du salut / indiqué au monde depuis le commencement. Si notre 111 vie répond a ce signe par un vérita­ble amour de Marie et par l'imitation de ses vertus, ayons confian­ce. Dieu nous dit, comme il disait à Constantin: In hoc signo vinces. Par Marie, comme par la Croix, nous triompherons et les portes du ciel nous seront ouvertes pour l'éternité».

Pour la fête de l'Invention de la Sainte Croix, voici mon plan: «C'est l'arbre de vie, dont je vous propose de cueillir aujourd'hui quelques fruits, les uns amers et rudes, les autres doux et agréables, mais tous également propres a nous nourrir et à nous fortifier. Le fruit amer, c'est un encouragement a la peine, a la patience, a la mortification; le fruit plus doux, c'est l'espérance et la charité qu'allume en nos cœurs la vue du Fils de Dieu mourant pour nous sur la Croix…» Et ma conclusion: «Merci, mon Dieu, pour ce signe de salut que vous nous avez donné. Faites-nous la grâce de com­prendre et d'aimer la Croix. Que nous soyons les disciples de la Croix par l'exercice de la patience, du travail, de la mortification, de la pénitence! Que nous nous attachions a la Croix avec confian­ce comme au signe du salut! Que nous y adhérions avec amour comme au gage de l'amour infini que vous nous avez témoigné en nous donnant vôtre divin Fils, et / que vôtre divin Fils nous a mon­tré en embrassant la 112 Croix pour notre salut et pour notre ré­conciliation. C'est en face de la Croix que nous serons jugés (Erit signum Crucis in caelo, cum Christus ad judicandum venerit. Cf. Mt 24,30); donnez-nous d' être pendant notre vie les amis de la Croix, afin qu'au jugement nous n' ayons pas a rougir a sa vue et que nous soyons invités à nous ranger sous l'étendard de l'éternel triomphe!»

Pour la fête de l'Immaculée Conception, voici quel était mon plan: «Nous sommes portés, disais-je, par nos tendances naturelles vers la terre et les choses terrestres, à n'accorder notre attention qu'aux faits apparents de l'ordre politique et social. Il n'en doit pas être ainsi pour des hommes de foi. Il y a un ordre de choses plus élevé. Il y a la vie de l'Eglise. Il y a l'action de l'Esprit Saint et l'in­tervention surnaturelle du Christ, roi de l'Eglise,et des Saints, ses principaux ministres. Il y a surtout l'intervention de la Très Sainte Vierge Marie, qui est l'intermédiaire ordinaire entre le ciel et la ter­re, par qui nous viennent toutes les grâces du Ciel et qui présente au Ciel toutes nos demandes et expose tous nos besoins. Ayant donc à vous parler de l'Immaculée Conception de Marie, j'ai été frappé de l'influence de ce dogme sur les destinées de notre siècle et je me suis proposé d'attirer sur cette influence vôtre attention 113 et vos réflexions. Je ne m'arrêterai donc pas / à vous exposer l'objet de notre croyance sur ce point. Vous le connaissez du reste. Mais je me propose de me réjouir avec vous du privilège qu'a eu notre temps d' être choisi pour la définition de ce dogme, et je vous inviterai à y reconnaître d'abord un gage d'espérance pour l'Église et pour le Souverain Pontife et ensuite une promesse de salut pour la France…» J'exposais alors l'histoire du dogme et de sa définition. Je montrais les faveurs que la Sainte Vierge reconnaissante avait déjà prodiguées au Saint-Père et à la France: la gloire et la popula­rité de Pie IX, les apparitions pleines de promesses à la Soeur Labouré, à M. de Ratisbonne, à Bernadette, les grâces dues à la Médaille miraculeuse et à N.-D.-des-Victoires et je concluais: «Est-ce à dire qu'il faille nous endormir dans la sécurité? Non, le salut sera la récompense de la persévérance. La prière doit être assidue et doit être accompagnée d'efforts généreux pour tendre à la perfec­tion chrétienne dans la mesure où nous y sommes appelés…»

J'ai écrit quatre prônes, pour les Xe, XIXe et XXIVe dimanches après la Pentecôte et pour le IIIe dimanche de l'Avent, je n'en don­ne pas l'analyse.

J'ai écrit aussi huit exhortations pour la / messe de midi et 114 un sermon de l'Avent.

Ces petits sermons d'un demi quart d'heure à midi ne permet­taient pas de développer une pensée. L'auditoire était d'ailleurs di­spersé dans l'église et peu attentif. C'était vraiment un coup d' épée dans l'eau. Je ne rappellerai qu'une de ces exhortations, celle du 3 novembre. On faisait ce jour là à tous les offices une quête pour le Patronage que je fondais, j'exhortai mon auditoire à la générosité en ces termes: «Les solennités de ces jours passés nous invitent in­stamment aux bonnes œuvres. Nous avons célébré le triomphe des Saints, mais les Saints, ne sont dans la gloire qu'en récompense de leurs bonnes œuvres. Il leur est fait miséricorde, parce qu'ils ont été miséricordieux. Nous nous sommes souvenus des morts, et les morts n'ont plus à faire valoir devant Dieu que leurs bonnes œuvres. Leurs œuvres seules les suivent au delà de la tombe: Opera illo­rum sequuntur illos (Ap 14,13). Dieu les rétribue selon leurs œuvres: Reddet unicuique secundum opere sua (Mt 18,27). A la résurrection, ceux-là seulement qui auront fait le bien auront part à la vie glo­rieuse du ciel: Procedent qui bona fecerunt in resurrectionem vitae (Jo 5,29). Je prends occasion de ces enseignements pour vous inviter à donner largement à la quête qui va se faire pour le Patronage des apprentis et des jeunes ouvriers. Vous connaissez l'œuvre. / Il s'agit 115 d'une société ou d'un cercle de jeunes gens appartenant sur­tout à la classe ouvrière. Ils doivent trouver là le dimanche des distractions honnêtes, des conseillers et des amis dévoués, le goût et l'habitude de l'épargne et surtout un enseignement utile et des principes de morale. Vous connaissez l'importance et l'efficacité de ces œuvres. Toutes les villes industrielles en possèdent déjà. A Paris en particulier ces œuvres, patronnées par tous les hommes in­fluents et intelligents en dehors même de toute considération reli­gieuse,ont déjà fait un bien immense. C'est à elles peut-être que nous devons de n'avoir pas succombé dans l'anarchie de la Commune, car aucun des jeunes gens que ces œuvres réunissent à Paris au nombre de 7 à 8000 depuis vingt ans ne s'est trouvé dans les bataillons des insurgés et des incendiaires. - La nécessité de res­sources importantes pour cette œuvre est facile à comprendre. Il faut un local vaste et agréable. Il faut aussi des jeux et des récom­penses et tout cela occasionne des dépenses considérables. - Les œuvres ouvrières sont, pour notre temps et pour notre état social, des œuvres de salut. Donnez donc dans l'intérêt de notre patrie et dans le vôtre. Donnez surtout en esprit de charité chrétienne pour le salut de votre âme… Vous 116 vous / rappelez les conseils de Tobie à son fils: «Si tu as beaucoup, lui disait-il, donne beaucoup. Si tu as peu donne encore de bon cœur. Tu amasseras ainsi un grand trésor au ciel, car l'aumône délivre du péché et de la mort, et elle sera le sujet d'une grande confiance devant Dieu pour ceux qui l'auront faite» (Tb 4,9-13). L'ange Raphaël, avant de quitter cette fa­mille bénie de Dieu, lui laissait les mêmes conseils. «Il est bon, di­sait-il, de découvrir et de publier les œuvres de Dieu» (Tb 12,7). Et ces œuvres inconnues qu'il publie, c'est que lui, ange de Dieu, était présent à toutes les bonnes actions de Tobie et qu'il en offrait l'hommage au Seigneur». La prière avec l'aumône, ajoutait-il, vaut donc mieux que tous les trésors, car l'aumône efface les péchés, dé­livre de la mort et fait trouver la miséricorde et la vie éternelle» (Tb 12,8-9). Ce don que vous ferez aujourd'hui de bon cœur, présenté à Dieu par les anges, plaidera en vôtre faveur, quand vous arriverez au moment terrible de l'agonie, et c'est peut-être à lui que vous de­vrez la grâce de la conversion et de la persévérance finale avec le sa­lut éternel».

Restent les sermons faits au dehors sur invitation. J'en écrivis huit.

A l'Hôtel-Dieu, je parlai de la vie surnaturelle, de la vie en 117 Dieu: «Nous vivons en présence de Dieu, / nous vivons en Dieu par son concours et par sa grâce». Je concluais: «Vivez, mes frères, de cette vie en Dieu que nous avons décrite. Vivez d'abord en la sainte présence de Dieu et de ses anges, non pas seulement quand vous priez, mais toujours. Que vôtre vie soit toujours digne d'une telle société et d'un tel regard! N'attristez jamais le ciel par vos fautes. - Vivez ensuite dans la grâce de Dieu. Efforcez-vous de croître chaque jour en grâce devant Dieu et devant les hommes. Vous augmenterez en vous la grâce par la prière, par les sacrements, par la ferveur, par la mortification… Demandez à Dieu le matin comment vous pour­rez vivre en lui pendant le jour. Après votre prière, faites un petit examen de prévoyance. Demandez à Dieu ce qu'il veut de vous pour la journée qui commence. Il vous indiquera vos travaux, vos études, les relations nécessaires de famille et de commerce, mais tout cela se faisant chrétiennement et sous son regard. Enfin, dans cette vie céleste, n'oubliez pas le Dieu de l'Eucharistie. Visitez-le quelquefois. Commencez avec lui ces divines relations que vous continuerez dans le ciel. Commencez à l'aimer. N'est-il pas vrai qu' il est souverainement aimable et bon? Oui, Seigneur, il me semble que si j'avais le bonheur de vous voir de mes yeux, je ne pourrais plus supporter plus longtemps mon exil. Je mourrais d'amour pour / 118 vous et du désir d' être avec vous. Donnez-nous à tous, Seigneur, la grâce de bien vivre en vous sur la terre, en attendant que nous allions vivre avec vous dans le ciel!»

Au pensionnat de la Croix, je fis le panégyrique de St Joseph. Je montrai sa grandeur dans le plan divin, sa puissance au ciel, sa bonté pour nous. Je concluais: «Oh! oui, grand Saint, vous nous ai­mez. Vous avez été formé à l'école du Bon Pasteur. Vous cherchez les brebis égarées pour les charger sur vos épaules et les rapporter au bercail. Vous êtes rempli d'une paternelle compassion, comme le père de l'enfant prodigue, et, si nous nous tournons vers vous pour vous honorer et vous invoquer, vous nous recevrez comme ce père reçut son enfant. Il se jeta à son cou, l'embrassa et lui rendit tous ses privilèges de fils de la maison. Vous attendez que nous re­courions à vous. Vos mains sont chargées des dons de la grâce que vous désirez nous prodiguer. Eh! bien, nous venons à vous. Nous voulons désormais rester vos enfants, nous voulons vous honorer et vous aimer et nous attendons de vous que vous nous conduisiez à Dieu, par le chemin de toutes les vertus dont vous nous donnez l'exemple».

A Montescourt, je prêchai la Passion. Je me servis beaucoup de St Léonard de Port Maurice. /

119 A la chapelle du Tiers-Ordre, je prêchai la rénovation de la profession. Je m'aidai de S.François de Sales et de ses belles pages sur la rénovation des résolutions dans la Vie dévote (1). Je rappelai la grande grâce de la vocation au Tiers-Ordre et l'utilité de la rénova­tion des résolutions. Je concluais: «O précieuse profession! O sain­tes résolutions! vous êtes le bel arbre de vie que Dieu a planté de sa main au milieu de mon cœur, que mon Sauveur a voulu arroser de son sang pour le faire fructifier. Plutôt mille morts que de permet­tre qu'aucun vent vous arrache! Non, ni la vanité, ni les richesses, ni les tribulations ne m'arracheront jamais mon dessein. Ce bel ar­bre, Seigneur, vous l'aviez gardé de toute éternité, pour le planter dans le jardin de mon âme. Combien d'âmes n'ont point été favori­sées de cette façon! Pourrai-je assez m'humilier sous vôtre miséri­corde? O belles et saintes résolutions d'humilité, de ferveur, de zèle, de charité, si je vous conserve, vous me conserverez; si vous vivez en mon âme, mon âme vivra en vous. Vivez donc à jamais,saintes réso­lutions, qui êtes éternelles en la miséricorde de Dieu: soyez et vivez éternellement en moi! Que jamais je ne vous abandonne!»

Pour la Société de Secours Mutuels, je préparai une exhortation 120 pour une réunion mensuelle et / un discours pour la fête de St François-Xavier. Les notes que j'écrivais pour une exhortation mensuelle ont encore leur valeur aujourd'hui.

«L'argument des économistes, pour faire supporter aux pauvres et aux travailleurs l'inégalité des conditions, se réduit à peu près à ces termes: Il entre pour une large part dans la richesse générale certains éléments absolument impartageables, v.g., les grandes habi­tations, les grands ateliers, la propriété urbaine. Une tentative de distribution égalitaire aurait pour premier résultat d'anéantir cette importante portion de la fortune publique et d'amoindrir d'autant la masse commune. Il n'y aurait plus de riches sans doute, mais le partage réduirait les pauvres à un état plus misérable que leur état présent, parce qu'ils ne trouveraient plus de travail ni de secours chez le riche ruiné».

On ne peut nier que l'argument soit concluant. Nous doutons toutefois qu'il ait la vertu de désarmer le socialisme. Son premier tort est de ne pas arriver à son adresse. L'économie politique est loin du degré de netteté et de simplification qui pourrait la rendre abordable aux classes populaires. La démonstration d'ailleurs a beau parler la langue péremptoire des chiffres, elle n'a de prise quel sur la froide raison et la raison ici n'est pas seule en cause. Ce sont des passions / haineuses qu'il faudrait apaiser, ce sont 121 des cœurs ulcérés d'envie qu'il faudrait gagner. Refaire l'ordre vrai, c'est-à-dire l'ordre chrétien, dans les esprits, ramener les hommes à n'estimer que ce qu'ils valent les biens précaires de la vie, la solu­tion n'est que là pour la question économique et sociale, plus enco­re, s'il se peut, que pour la question politique… Une seule chose nous sauvera, la réforme, ou, pour parler plus simplement, la con­version des cœurs. Convertissons-nous au Seigneur notre Dieu et à sa loi; à ce prix nous détournerons de nos têtes les catastrophes. - La question du capital et du travail est résolue par les lois chrétiennes, et la solution s'applique également à tous les temps et à toutes, les formes sociales. Quant au travail, il est prescrit à tous: riche ou pauvre, nul n'a le droit d'être inutile, chacun doit payer sa dette d'efforts et de sueurs. Et tout travail, élevé ou subalterne, labeur des mains ou labeur de l'esprit, tout travail est de grand prix, qui est accompli en esprit d'obéissance au commandement divin. - La loi chrétienne touchant la possession et l'usage des richesses est do­minée par le passage de l'Evangile qui nous fait une obligation d'être pauvres en esprit; admirable doctrine économique, qui con­tient tous les apaisements, toutes les solutions, toutes les réconcilia­tions! Le riche est pauvre en 122 esprit, / qui possède avec crainte et détachement, qui possède sans être possède et sans oublier ses espérances célestes, les biens fragiles de la terre.

La pauvreté en esprit de ce riche rend abondantes, rend inépui­sables les œuvres de sa charité et le préserve des tentations de l'injustice. Par sa charité, il élève des palais pour les malades et les vieillards… Par le souci de la justice, il échappe à tous les entraînements de l'usure et de l'oppression. L'indigent est pauvre en esprit, qui considère sans convoitise haineuse et sans envie passionnée les biens qu'il n'a pas reçus en partage. Ces deux hommes, le pauvre et le riche, sont égaux de la sublime égalité des enfants de Dieu. Entre ces deux hommes, rien ne subsiste de ce qui divise et ulcère les cœurs.

La société se sauvera en se retrempant dans la pauvreté en esprit, c'est-à-dire en se convertissant… En France, le premier remède, c'est la sanctification du dimanche. Les ouvriers doivent nous aider pour y arriver, sans violence, mais avec persévérance. A l'église, maî­tres et travailleurs réapprendront les lois de la justice, de l'équité, de la charité mutuelle…»

Dans le discours que j'avais préparé pour la fête de St François­-Xavier, je conduisais mes auditeurs à la recherche du bonheur 123 social. Passant en revue / les diverses périodes de ma vie, je trouvais le bonheur social relatif chez les bonnes populations de la Flandre. J'y voyais la religion en honneur, la famille unie, nombreuse labo­rieuse, le dimanche joyeusement sanctifié, toutes les misères secou­rues. Cependant un élément nouveau avait pénétré là: c'était la vies usinière. Une filature, que le peuple appelait «la fabrique», formait une population à part. Le travail loin de la famille, le mélange des sexes, le surmenage, l'absence de patronat, tout contribuait à faire de ce groupement nouveau un enfer. On n'avait vu dans les usines qu'une mine d'or, dans les ouvriers d'usine que des machines, et on avait oublié les devoirs sociaux et religieux.

Je conduisais ensuite mon auditoire à Paris. J'avais connu là l'étu­diant paresseux et viveur qui finissait par la phtisie,l'étiolement ou par la vie facile du politicien. J'avais connu aussi l'étudiant ver­tueux, studieux, qui donnait ses loisirs aux pauvres. C' est celui-ci qui m'avait paru heureux.

A Rome, j'avais vu régner «la vie chrétienne avec toutes ses joies, le repos du dimanche, les plus splendides fêtes, l'éclat artistique de la maison de Dieu, la paix entre les citoyens, tous les dévouements, une organisation merveilleuse de la charité, des secours prodigues à toutes les indigences, des consolations à toutes les tristesses, tou­tes les œuvres de zèle / et de miséricorde 124 devançant pour ain­si dire les besoins du peuple, la science la plus vraie et la plus droi­te, l'instruction plus répandue que chez la plupart des peuples et la facilité d'arriver gratuitement à tous les degrés de la science, en un mot une somme inouïe de bonheur vrai et pur». Je concluais que le bonheur est dans l'amour et le service de Dieu et l'obéissance à sa loi.

A Lesdins, je prêchai la première communion. La tristesse domi­nait mon discours. Je voyais que ces enfants n'étaient pas accompa­gnés par leurs parents à la table sainte et que la plupart, privés du bon exemple de la famille, ne persévéreraient pas. «Pourquoi faut il, disais-je, que quelque amertume vienne nécessairement se mêler à notre joie. Ces enfants, pleins de foi aujourd'hui, sont aussi pleins de zèle pour la gloire de Dieu, pleins d'amour pour leurs parents et leurs compatriotes. Je suis sur qu'une préoccupation déchire leur cœur, c'est la pensée que parmi vous, mes frères, il y en a, et peut-être leurs parents eux-mêmes, qui ne sont pas les amis de Dieu. Ils n'ont pas vu peut-être au temps pascal leurs aînés et leurs pères s'approcher de la table sainte. Ils savent l'importance du salut… Ils connaissent le péril du délai de la conversion. Ils 125 / craignent pour vôtre salut et parce qu'ils vous aiment, ils se désolent. Ils voient que plusieurs d'entre vous se laissent absorber par les occu­pations matérielles, qu' ils n'ont pas le courage de consacrer à Dieu le jour du dimanche, qu'ils ne comprennent pas la noblesse, la grandeur, la joie qu'il y aurait pour eux dans la vie chrétienne et la réception des sacrements; et je suis sûr de ne pas me tromper en af­firmant qu'à cette pensée leur cœur est déchiré Je sais ce que c'est que le cœur d'un fils; je sais combien il est aimant, dévoué, zélé„ généreux, surtout quand il est pur comme celui de ces enfants. Un cœur pur voit clair aux choses de Dieu. Ces enfants voient les périls prochains de leur foi et de leur salut, et nous ne pouvons voir nous­-mêmes ces périls sans douleur: périls de la part de la société, qui est toute aux intérêts matériels et aux plaisirs; périls de la part de leurs parents peut-être, dont l'indifférence religieuse les gagnera et gla­cera leurs cœurs; périls de la part de leurs passions, qui ne trouvent pas le frein si nécessaire des pieuses habitudes dans la famille, de la prière commune, de la sanctification du dimanche, de la fréquenta­tion des sacrements. Nous craignons hélas! que ces âmes, si belles aujourd'hui, ne redeviennent bientôt des âmes vulgaires, malades de la maladie du péché 126 et de l'indifférence… Combien avant / eux se sont laissés déchoir de la dignité de la vie chrétienne! Combien n'ont renouvelé qu'une ou deux fois le plus grand hon­neur, la plus grande joie de leur vie, la réception de la sainte communion… Nous voyons les devanciers de ces enfants, ils ont grandi. Ils ont quinze ans, vingt ans ou plus. Où est la foi de leur première' communion? Où en sont ces cœurs, alors si purs, si droits, si pleins' de repentir pour toutes les erreurs du passé et d'énergiques et sain­tes résolutions pour l'avenir, si radieux d' être unis a Notre ­Seigneur par la plus sublime amitié? Ces cœurs n'ont-ils subi aucu­ne souillure, ou bien ont-ils eu le soin de laver par la pénitence cel­les que leur fragilité avait acceptées?…»

Ces angoisses étaient très réelles. Je les ai ressenties profondé­ment chaque fois que j'ai assisté à une première communion dans nos pays si indifférents.

A Bapaume, j'ai donné le panégyrique de St Vincent de Paul, in­vité par la Soeur Gabriel Penont, supérieure de l'hospice. Voici mon plan: «Je me propose de vous faire remarquer, dans la vie même de notre Saint, que vous connaissez si bien, quelques caractères de sa charité, modèle parfait que nous devons chercher chaque / jour à imiter. 127 Vous remarquerez d'abord combien a été ma­gnanime cette charité, qui embrassait toutes les œuvres de miséri­corde spirituelle et corporelle. Vous observerez en second lieu le ca­ractère surnaturel de cette charité, guidée par les conseils de la Providence divine et dégagée de tout esprit personnel et humain. Enfin, vous admirerez comme cette charité a été réglée et organisée pour produire des fruits abondants et durables…»

Je concluais: «Mais nous ne devons pas nous borner à une admi­ration stérile à la vue des merveilles de la charité de St Vincent de Paul. Nous devons nous éprendre nous aussi d'un saint amour pour nos frères. Sachons par notre charité forcer le monde à reconnaître en nous les enfants de Dieu. Les gens du monde ne peuvent pas ne pas voir que leur philanthropie est vaine, si elle n'est pas soutenue par la foi. Des les premiers siècles, la charité des chrétiens étonna les païens, et Julien l'Apostat essaya de lui opposer je ne sais quelle générosité philosophique. «Laisserons-nous, disait il, ces Galiléens nourrir nos pauvres!» Mais son appel aux païens ne fut pas entendu et il n'y eut jamais que les disciples du Galiléen qui surent nourrir les pauvres. Aimons à secourir les misères et les souffrances corpo­relles, elles ôtent aux malheureux le soin et la pensée 128 du salut et les portent incessamment / au blasphème et au désespoir. Soyons entre les mains de Dieu de dociles instruments. Que nos œuvres se développent sous la conduite et l'inspiration de Dieu. Que notre charité soit prudente et réglée, de façon à laisser, com­me celle de St Vincent, des fruits certains et durables. C'est à nos œuvres que Dieu nous reconnaîtra, comme c'est aux fruits que l'on reconnaît un arbre. Puisse-t- il voir en nous des arbres de son choix jet nous transplanter en son jardin de délices!»

C'est l'œuvre du Patronage qui allait me lier à St Quentin et ser­vir de moyen providentiel pour tout le reste. J'étais chargé des éco­les, je devais prendre les moyens pour faire persévérer mes enfants. Logiquement je devais fonder un patronage. Je rencontrai tout de suite chez les plus intelligents des élèves une entière correspondan­ce à mes vues. Ils vinrent se confesser, ils inclinèrent à la piété. Je commençai après trois mois à en réunir une demi-douzaine à mal chambre le dimanche après vêpres. Ils regardaient des livres illu­strés et jouaient quelques instants. Le Patronage était commencé. M. Julien, maître de pension et président de St-Vincent-de-Paul était mon confident. Nous pensâmes qu'il fallait chercher un local. M. l'Archiprêtre était de cet avis. Nous commençâmes à explorer toutes les 129 rues de St-Quentin. En attendant, M. Julien nous / prêtait sa cour pendant la promenade de ses élèves le dimanche. Le 23 juin, nous commençâmes régulièrement. C'est une date dans ma vie. Les enfants jouaient deux heures dans la cour, puis je leur fai­sais une causerie a l'étude.

Pendant trois ans, j'ai noté les sujets de ces causeries hebdoma­daires. Je prenais toujours un sujet concret, un récit, une descrip­tion. Les enfants n'écoutent pas les abstractions. Le 23 juin, je par­lais de St Louis de Gonzague et je racontais sa fête à Rome, la pieu­se communion des enfants, l'émotion des mères etc. Le 30 juin pour la fête de St Pierre, voici mon sommaire: St Pierre: description de Bethsaide, sa patrie - Sa vocation: pêche miraculeuse: sequere me (cf. Lc 5,4-11) . - Son dévouement à N.-S. Il le prouve quand N.-S. prédit sa passion: Non exit hoc (Mt 15,22); et au jardin des Olives. - Sa venue à Rome vers l'an 42: sanctuaires qui lui sont dédiés à Rome. Sa seconde captivité à Jérusalem, comparée à celle de Pie IX (Act. XII, 5). Oratio autem fiebat. Il faut prier pour la délivrance de Rome et du Souverain Pontife. - 7 juillet: la Visitation. Visite de Marie à Elisabeth: - son but, ce n'est pas la curiosité, le plaisir, la va­nité; c'est un but de piété pour louer Dieu avec Elisabeth de leur bonheur commun, et de charité pour se dévouer au service de Ste Elisabeth pendant 3 mois. / Départ de Marie. Nazareth. 130 Sa maison, son costume. La fontaine. Son paquet sur la tête sans doute. St Joseph dut l'accompagner. Trois jours de marche au moins à pied par la montagne. Passage à Jesraêl, à Samarie, Silo, Bethel, Jérusalem. Village de St Jean. Rencontre à la maison de campagne de Zacharie. Le Magnificat: humilité, charité. Elle fait part de ses grâces a sa famille. De même les enfants doivent édifier et convertir leurs familles.

14 juillet: St Vincent de Paul. Modèle de charité et de sainte amitié. Trait de son enfance: farine donnée aux pauvres. Immenses bienfaits et résultats de ses œuvres. Les Pères de la Mission; 15.000 Soeurs de Charité. 1.000 hôpitaux. Les Conférences de St-Vincent­-de-Paul. Bouquet de fête: c'est la communion générale pour le di­manche suivant.

21 juillet. Jour de communion générale. La Cène. Le Sauveur à Béthanie. Description. Il envoie Pierre et Jean préparer la pâque. Ils rencontrent un homme portant de l'eau et le suivent. Le Cénacle, orné de fleurs, de feuillages, de tentures. Institution de l'Eucharistie après le festin pascal, qui en était la figure. N.-S. lave les pieds à ses apôtres. Nécessité de la pureté. Foi de St Pierre et son dévouement. Action de grâces. /

131 28 juillet: Je racontais une excursion a Frascati. Contrastes: les tombeaux païens et les catacombes. L'ancien Tusculum et ses villas, où règnent l'esclavage et le plaisir: Hortensius, Caton, Cicéron… Villas modernes et chrétiennes, monastères, fondations diverses. Esprit de la ville. Les pâques des hommes, auxquelles personne ne manque. La fête de la jeunesse à la semaine de Quasimodo. Communion générale et procession.

4 août: Assise. St François. Description d'Assise. Nom de François. Vocation. Vie de pauvreté, de dévouement, de renoncement. L'apparition de Marie à N.-D.-des-Anges. Retraite de François aux Carceri. L'Ordre franciscain. Se mortifier en fuyant les compagnies dangereuses.

11 août: L'Assomption. Le tombeau de la Sainte-Vierge à Jérusalem. Sa mort. Ses derniers avis. A la maison du Cénacle, au Mont Sion. Réunion et désolation des Apôtres. Place au ciel auprès de Marie pour ceux qui veulent être ses enfants. Exhortation à faire la sainte communion le 15 août.

Jeudi 15 août: Commentaire de l'épître du jour et des versets qui suivent au livre de l'Ecclésiastique. Marie comparée aux beautés de la nature: les cèdres, les cyprès, les parfums de l'Orient, etc. Beauté de l'âme chrétienne. Description des cèdres. Dévotion à Marie. /

132 18 août: L'Angleterre. Esprit de religion. Vie publique reli­gieuse qui date des siècles catholiques. Le dimanche: repos, sanctifi­cation. Notre irréligion, cause de nos malheurs.

25 août: St Louis. Coup d'oeil sur Jérusalem. Aspect de la ville et des environs. Arrivée en ville. Les campements. Les grands souve­nirs. Abraham et son sacrifice. Salomon et le Temple. Le Christ.

Les croisades. Les Francs.

1 septembre. Naissance de la Sainte Vierge. L'église Sainte-Anne. Situation, description. La naissance de Marie. Joie des anges. Don fait aux hommes.

8 septembre: Le désert. Préparatifs de départ au Caire. Suez. La ca­ravane. Le Canal. Le désert: gazelles, hyènes, chacals. Campements. La tente. Les oasis. Le Kamsin (vent du désert). La route du désert: ossements desséchés. Insultes d'un Syrien. Khan Jounès, aventures de police à la douane… La fuite en Egypte par le désert. La Sainte Famille. Les traditions: le palmier, le bon Larron,le Sycomore de Matarieh. La maison de Babylone (Vieux Caire).

15 septembre. La Croix. Couvent de Sainte-Croix fondé par Sainte Hélène: traditions. Via Crucis. Tour Antonia. Prétoire - Scala Sancta - Chapelles de la flagellation et du couronnement. Ecce homo - Châtes - Maison de Véronique - La pamoison - Porte judiciaire. / Calvaire. Chapelle de Sainte-Hélène. Invention 326. Exaltation 629. 133

22 septembre. Naples: le Vésuve. 19 septembre: St Janvier, martyr à Pouzzoles en 305. 21 sept. S.Mathieu: son corps à Salerne. Ascension au Vésuve. Pompéi- châtiment. Sorrente: ses oranges. Baia: moeurs païennes: Néron, Agrippine. - Naples: son aspect. 500 églises dont 57 serotine pour les ouvriers. Foi, piété. L'Eucharistie. La Madone.

29 septembre. Archers et Arbalétriers: XIIe siècle. Bataille de Bouvines: Wallon de Montigny, porte-étendard de Philippe Auguste, était Saint Quentinois. Archers de St Sébastien, de Sainte­-Christine, archers du Bon Vouloir.

Les arbalétriers au XVe siècle deviennent canonniers, arquebu­siers. Les canonniers de Ste-Barbe avaient pour devise: Deo, Regi e Urbi. Nous étions à l'hôtel des Canonniers (pension Julien), nous allions transporter bientôt le Patronage au jardin des Archers du Bon Vouloir. Porte monumentale de l'Hotel des canonniers: trophées. Conditions d'admission dans la compagnie: une moralité irréprochable. Exercices du dimanche: gratifications de la ville et du roi. Fêtes annuelles de l'Arquebuse, des Archers, etc. Costume des Canonniers: tricorne bordé d'argent, gilet gris, veste et culotte écarlate, guêtres blanches. /

134 Exhortation à communier pour la fête des anges et pour s'unir aux pèlerins de Lourdes.

Pendant les mois d'octobre, novembre et décembre, l'Œuvre n'ayant pour local qu'un jardin, les réunions se firent sans qu'il y soit donné d'instruction.

Nos enfants étaient gagnés déjà. Ces premiers mois ont été des mois de grâces sensibles pour l'Œuvre. Nous avions acheté, ou plutôt j'avais acheté en juillet un jardin rue des Bouloirs,pour 20.000 f. Je faisais bâtir des salles de chapelle et de réunion qui me coûtèrent 8.000 francs. J'avais fait une souscription et j'y mettais mon dernier sou.

Au mois d'octobre, notre jardin encombré de briques et de mor­tier retint cependant les enfants, malgré la concurrence de la foire.

J'allais chaque jour surveiller les maçons. Le dimanche, M Julien était là, avec M.Guillaume. Ils inscrivaient les enfants. M.Santerre, M.Filochet s'occupaient des jeux. M.André tenait la caisse d' épargne. M.Legrand, alors employé de la régie et devenu depuis le Père Mathias, faisait chanter les enfants. C'étaient les temps héroïques. Nous donnions des récompenses trimestrielles aux plus assidus. Mes petits récits intéressaient parce que je racontais ce que j'avais vu. J'avais de nombreux clients le samedi au confessionnal.

135 Tous ces enfants n'ont pas persévéré, mais la / plupart ont gardé un fond de foi qui sera leur salut et quelques-uns sont restés de solides chrétiens.

J'étais entraîné a développer cette Œuvre. Je me liais par des det­tes et par la nécessité de continuer l'Œuvre entreprise, cela me re­tenait à St Quentin pendant que tous mes attraits me portaient vers la vie religieuse.

Je ne me suis guère éloigné de St Quentin cette année. Au mois de mars, j'allais revoir mes anciens maîtres à Hazebrouck. Le collè­ge était transféré aux Capucins. Je regrettais de ne pas pouvoir dire la messe dans la chapelle de l'ancien collège, où j'avais reçu tant de grâces et où j'avais aussi des fautes à expier.

J'allai aussi bien dans l'année faire de courtes visites à La Capelle. Je continuais la petite œuvre commencée pendant la guerre, je payais le séminaire a Mercier.

Au milieu d'octobre, j'allai faire une petite retraite a Liesse. Je gardais le désir ardent de la vie religieuse. Je craignais de perdre la vie intérieure dans l'activité du ministère et des œuvres.

A cause de mes nombreuses occupations, ma correspondance était assez restreinte. J'écrivais cependant à ma famille, à mes an­ciens maîtres d'Hazebrouck / et de Rome et à quelques amis. Les lettres 136 écrites à ma famille et à Palustre me sont revenues. J'y retrouve l' expression de mes sentiments d'alors.

Le 2 décembre 71, j'écrivais alors à ma famille: «Je me suis mis de bon cœur à la besogne et je n'éprouve pas le moindre ennui. J'ai l'espoir de faire ici un peu de bien, c'est tout ce que je désirais. Je vois de près les misères de la société dans la direction des âmes, la visite des malades et des écoles. Je tâche d'apporter quelque remè­de surtout aux misères morales…»

Le 26 décembre, j'annonçais ma prochaine visite et je racontais mon ministère de Noël.

Le 20 janvier, je décrivais le service funèbre de la veille en souve­nir de la bataille de St Quentin: office pontifical, procession au ci­metière, discours du général Ladmirault, du général Paulze d'Ivoy, d'Henri Martin.

Le 19 février, j'écrivais: «Le temps me paraît bien court à St-­Quentin. Nos occupations sont variées et nombreuses sans être fati­gantes. Les semaines passent ainsi bien rapidement. Je suis tout à mon affaire et ne songe pas à m'ennuyer. Du reste notre ministère, nous offre bien des consolations. Chaque jour ce sont des malades, des pénitents, des enfants qui se rapprochent de Dieu. Nous pre­nons tout cela à cœur, bien entendu, comme il convient pour les intérêts de Dieu, qui nous sont plus chers que les nôtres. De cette façon, 137 nous sommes toujours joyeux, comme / des conqué­rants qui remportent chaque jour quelque victoire. Ces résultats de notre ministère nous font du bien à nous-mêmes et nous aident à nous sanctifier… Je m'entends fort bien avec mes confrères, j'ai trouvé en M. Mathieu un véritable ami».

Le 12 mars, je revenais d'Hazebrouck, où j'étais allé assister aux funérailles de M.Boute, mon vieux maître. J'écrivais à mon frère: «J'ai assisté mardi dernier à l'enterrement de notre excellent M. Boute. J'espérais presque t'y rencontrer. Nous lui devons tant de re­connaissance que je n'ai pas hésité un instant a partir pour lui ren­dre ce dernier hommage. Il y avait, comme tu le penses bien, un concours nombreux. Beaucoup d'anciens élèves étaient venus, sur­tout ceux appartenant au clergé. J'ai rencontré là M. Evrard,l'abbé Dassonville, Zéphirin Débuschère et une foule d'autres que j'étais heureux de revoir… La maison de St François est plus prospère que jamais, elle compte 250 pensionnaires, et le collège communal n'en a que 130. L'établissement est magnifique, c'est M. Boute qui en a dirigé tous les travaux. Il espérait en jouir quelques années. Je me suis arrêté à mon retour à Douai et à Cambrai, où j'avais quelques 138 amis à voir…» A Douai, en effet, je vis / M.Hautcœur qui dési­rait me parler de ses projets d'université et m'y englober; à Cambrai, j'étais invité par M. Bernard, vicaire général, qui me té­moignait beaucoup d'amitié.

Le 1er avril, j'invitais mes parents à venir pour deux jours avec moi, ce qu'ils firent après les fêtes de Pâques.

Le 11 avril, j'écrivais à mon père: «Je voudrais être auprès de toi aujourd'hui pour te souhaiter une bonne fête. Je te recommande­rai demain au St Sacrifice à l'illustre pontife St Jules ler, qui t'a été donné pour patron au jour de ton baptême. C'est un grand pape, qui est puissant pour te protéger, et qui l'a montré en te conduisant à Rome recevoir Notre-Seigneur de la main de son successeur. Rappelle-toi les heureux moments que tu as passés à Rome et ne laisse pas perdre la grâce de Dieu que tu as retrouvée. J'espérais que tu ferais ici ta communion pascale. Puisque ton voyage est re­tardé, fais-la à La Capelle. Tu ne peux pas résister à tant de grâces de Dieu sans exposer ton salut éternel. Il y a aussi une raison de pa­triotisme; si les hommes ne reviennent pas à la pratique de la reli­gion, la France passera par de nouvelles épreuves…»

Le 12 juin, je rendais compte de nos fêtes de première commu­nion.

Le 20 juin, je racontais un trait touchant de mon / ministère: 139 «J'ai rencontré ces jours-ci, disais-je, dans mon ministère, un fait tout a fait providentiel. Il y avait ici, sans que je le susse, un jeu­ne homme de La Capelle nommé Dupont. Il tenait une pâtisserie dans la rue d'Isle, après avoir été pâtissier au Nouvion, puis à Bohain. Ce pauvre garçon a même une vie fort orageuse. Il a mangé la fortune que lui ont laissée ses parents. Il s'est marié et il a perdu sa femme, il y a deux ans. Il était malade depuis plusieurs mois. Il avait eu la faiblesse de recevoir chez lui depuis la mort de sa fem­me, une personne de mauvaise vie qui l'a quitté seulement, il y a trois semaines. La maladie s'aggravant, on lui a proposé un prêtre. Il a refusé deux fois de voir M.Genty. Avant hier, il apprit que j'étais à St Quentin. Il dit qu'il me verrait volontiers. Il m'a paru n'avoir plus que deux ou trois jours à vivre. Il m'a rappelé qu'il avait fait sa première communion avec moi et depuis lors il ne s'était pas in­quiété de religion. Il a fait une bonne confession et il s'est converti très sincèrement. Hier, je lui ai porté la sainte communion et l'ex­trême-onction. Il a beaucoup prié. Il m'a demandé d'assister à ses derniers moments et de faire son enterrement. Je l'ai revu hier soir, et ce matin j'ai été recevoir son 140 dernier soupir. Je crois qu'il a fait / une très bonne mort. A ses derniers moments, il élevait les bras en disant: «Ma femme, au ciel!» Le pauvre garçon laisse trois petits enfants. Comme il ne travaillait plus depuis sa maladie, il lais­se des dettes et son mobilier déjà saisi devait être vendu demain. J'espère que les créanciers attendront au moins qu'il soit enterré. Ses parents de La Capelle et ses frères ne s'inquiètent pas de lui. Je crois qu'ils ne se chargeront pas de ses enfants et qu'il faudra les faire recueillir comme orphelins par l'Hôtel-Dieu de St Quentin.

Le 18 août, j'étais préoccupé du congrès de Poitiers: «J'ai toujours quelque désir d'aller à la fin du mois aux congrès des associations catholiques, mais il est très probable que ce désir ne sera pas réali­sé…»

Le 26 août, je disais: «Notre œuvre de Patronage est ici en très bonne voie. Nous avions hier à la réunion 75 jeunes gens. Je crois que je vais pouvoir organiser aussi un petit cercle catholique. Nos constructions sortent déjà de terre…»

Le 11 septembre: «Je suis très occupé par ma construction qui gran­dit petit à petit, mais pas aussi vite que je le voudrais. L' Œuvre mar­che très bien, nous avions dimanche une réunion de cent jeunes gens. Il y a de la besogne pour diriger et organiser une œuvre aussi importante…»

141 Le 24 septembre: Nous avons maintenant 150 jeunes gens in­scrits, et nos réunions s'élèvent à 125 ou 130. Nous n'avons plus qu'un dimanche a passer dans notre local provisoire. Il faudra en­suite nous contenter d'un local inachevé. La cour et le préau vont être prêts dans huit jours. Pour les salles, il faut encore au moins un mois. Nous aurons au rez-de-chaussée, le Patronage, au premier, lei cercle et un logement de concierge. L'Œuvre est très bien vue a St Quentin. Elle a été louée par les bons et les mauvais journaux…»

Au mois d'octobre, j'organisais un sermon de charité et une lote­rie. Le sermon a produit 600 f., la loterie 1.800. J'écrivais le 7 no­vembre qu'avec ces ressources et les secours accordés par les œuvres de Paris, j'aurais de 5.000 à 6.000 francs par an.

Le 30 décembre, je disais: «Le bon Dieu va nous donner une nou­velle année pour gagner le ciel, puissions-nous la remplir de bon­nes œuvres! Je suis pour ma part bien résolu à faire tout ce que je pourrai. Les fêtes de Noêl ont augmenté mon courage. Elles me rappellent tant de grâces reçues de Dieu surtout depuis quelques années. C'est l'anniversaire de mes premières messes et des jours heureux/ 142 que nous avons passés ensemble à Rome… J'ai reçu une excellente lettre du P. Freyd. Il me parle d'un désir de l'évêque d'Agen, ancien élève de Rome, de m'avoir près de lui, mais il préfè­re que je sois ici pour le moment, afin d'acquérir de l'expérience dans le ministère et de mener à bonne fin l'œuvre que j'ai com­mencée…»

J'écrivais quelquefois aussi à mon ami Palustre. Le 26 nov.71, je lui disais: «C'est à Saint Quentin que mon évêque m'a casé et voilà dix jours que j'y suis installé. Quelle magnifique collégiale! Comme elle domine bien la ville, et comme elle rappelle bien ces siècles de foi où le Christ régnait sur la société et où la maison de Dieu avait le rang qui lui est dû! Te rappelles-tu ces harmonieuses chapelles qui entourent le choeur et auxquelles M. Vitet trouve un cachet mauresque, et cette magnifique nef qui me paraît ne le céder qu'a celle d'Amiens pour la majesté de ses formes? La collégiale, pour ses réparations et ses embellissements intérieurs est en très bonnes mains. Le maître des œuvres est M.Bénard, architecte de la ville élève de Viollet le-Duc. On a dans ces derniers temps restau 143 ré! l' hôtel / de ville que tu reverras avec plaisir. Je compte bien sur toi l'été prochain. - J'ai un excellent curé, homme vénérable et pieux. Je vis en communauté au vicariat, où je suis le 7e. Nous avons cha­cun un petit appartement et la table commune. Mes confrères sont des hommes de bonne société et je me trouve heureux de cette vie commune, qui m'exempte des soins matériels du ménage. La pa­roisse a un noyau de fervents chrétiens et toutes les œuvres y pro­spèrent. Mais il y a à coté de cela une population ouvrière fort tra­vaillée par la propagande révolutionnaire. - J'ai pas mal de besogne, cependant il me reste chaque jour quelques heureux à donner à l'étude. J'entretiendrai et je complèterai mes études relatives aux «sciences ecclésiastiques avant d'entreprendre un travail de longue haleine comme tu me le conseilles».

Le 25 nov. 72, je lui disais: «Tu es heureux de pouvoir te livrer ainsi à l'étude. Pour moi, en me laissant conduire par la Providence, je suis devenu homme d'action, malgré le goût que j'avais pour le travail de bureau. Mes occupations extérieures me laissent à peine le temps d'étudier les questions relatives à mon mi­nistère 144 et d'entretenir mes / connaissances théologiques pour que mes prédications ne deviennent pas trop vides de science. Je ne sais ce qui m'est réservé pour l'avenir, mais pour le moment, il faut que je m'en tienne a cela. Le temps que me laisse mon ministère est absorbé par l'importante fondation d'un Patronage et d'un Cercle d'ouvriers. Depuis trois mois je fais bâtir et on commence seulement à couvrir notre construction. L'œuvre marche très bien. J'ai plus de 150 jeunes associés, mais c'est une grosse besogne. J'ai un devis de construction de 15.000 f. et le terrain m'en coûtera 20.000. Je n'ai encore pu réunir que 6.000f. même en recourant à une loterie et a un sermon de charité. Le reste se paiera petit à pe­tit avec le secours de la Providence. La ville est très favorable à cette œuvre, à l'exception de quelques communards. Ces œuvres d'ou­vriers qui surgissent et s'organisent en beaucoup de villes sont, avec les prières pour la France, des gages d'espérance pour l'avenir…»

Les lettres du P. Freyd avaient pour moi une importance particu­lière, il était mon directeur.

Le 16 mai, il me parlait de M.Désaire et de sa vocation, puis il ajoutait: / «Pour vous, mon très cher, je suis tranquille; car 145 vous avez échappé au danger et pour le moment vous êtes certaine­ment là où Dieu vous veut. Le projet de Monseigneur de vous lais­ser bien longtemps à St Quentin ne m'effraie pas. L'homme propo­se et Dieu dis pose quand il lui plaît. Se je dois croire un certain pressentiment intime, vous ne resterez pas vicaire aussi longtemps que le pense vôtre évêque. En attendant, vous faites un bon appren­tissage, vous verrez plus tard à quoi il sert. Laissez la bonne Providence conduire vôtre barque, elle a été si bonne pour vous! Mais n'oubliez pas que, ayant mis le cher ami Désaire dans le pé­trin, vous avez l'obligation de faire tout vôtre possible pour l'en ti­rer. J'approuve bien tout ce que vous ferez pour créer un patrona­ge. Quant au collège, laissez à d'autres le soin de le conduire: cela ne saurait être votre affaire. A Dieu, mon cher fils, que le Seigneur vous donne sa grâce, vous conserve dans son saint amour et soit en tout vôtre lumière, votre force et l'unique fin de vos pensées, paro­les, actions et désirs. Ne craignez point. Lui-même vous mènera là où il vous voudra…»

Le 28 mai, il m'annonce une visite de M.Désaire et ajoute: «Quant à vous, mon cher ami, tenez ferme et ne vous laissez pas ébranler. Soyez même catégorique. Vous connaissez ce que moi et le P. Mauron (Genéral / des Ligoriens) nous pensons de votre voca­tion. 146 Dieu vous montrera plus tard que vôtre place est ailleurs qu'à Nîmes, c'est du moins ma conviction. Encore une fois ne vous laissez pas ébranler par les paroles de l'amitié et écoutez celles de la foi».

Le 25 août, il me donnait des nouvelles de mes anciens condisci­ples et il ajoutait: «A propos de l'Assomption, je vous dirai que la ferveur du P. d'Alzon pour les hautes études des siens est tombée comme une omelette soufflée. Les PP. Alexis et Jules, qui ont pris leur doctorat en philosophie, ne reviendront plus. Je sais que le P. Alexis est parti peu content de l'enseignement philosophique et théologique du Collège Romain, et je crois qu'il a communiqué ses impressions à son supérieur et à ses collègues. Le jugement du P Alexis est bien superficiel et il est étonnant qu'un jeune homme qui s'est occupé de littérature se pose en juge de professeurs et d'un enseignement tels que les a le Collège Romain… Je regrette qu'on n'ait pas laissé arriver jusqu'à vous le pauvre ami Désaire. Ce cher enfant est toujours enfant par le coeur. On l'a lancé un peu dans la prédication à Paris et dans une activité qui lui va. Mais enfin je me demande ce que c'est qu'un noviciat pareil pour acquérir un esprit religieux qui doit être la base solide d'une vie d'abnégation, de sacrifices 147 et de sanctification. / (Depuis lors la Congrégation de l'Assomption a fortifie son noviciat et ses études). En attendant vous faites dans le ministère un apprentissage très précieux pour l'avenir. Vous êtes dans la vie sérieuse mais non fébrile. Plus tard vous verrez comme la divine Providence mène tout à bon­ne fin et sait admirablement se servir des moindres choses qui nous paraissent insignifiantes, pour nous conduire enfin là où nous som­mes appelés à faire son œuvre… Adieu, mon cher Léon, aimez et servez bien le bon Maître. Jacta in Deo curcun tuam, ipse te enutriet… (Ps 54,23).

Enfin le 14 décembre, il m'écrivait: «Vous recevrez d'ici à quel que temps un volume, Acta et decreta concilii vaticani, que Mgr Jacobini m'a fait remettre pour le sténographe Léon Dehon… Nous avons en ce moment au milieu de nous Mgr d'Outremont, évêqueē d'Agen, qui était élève du séminaire français dès notre commence- ment à Rome. C'est un de mes enfants que j'aime beaucoup. Il m'a dit qu'il n'a pas de secrétaire et qu'il serait très heureux d'en rece­voir un de mes mains et que si, c'était un sujet capable, il le nom­merait sous peu son vicaire général. Je lui ai parlé de vous et il vou­drait bien vous avoir. Cependant je lui ai dit qu'ayant commencé des œuvres à St Quentin, il vous serait difficile, sinon impossible, /de quitter. 148 Au fond, je vous confesse que je ne voudrais pas vous voir secrétaire d'un évêque. Travaillez là où vous êtes pour le moment; l'avenir nous dira ce que vous aurez à faire plus tard. Aussi, je ne vous parle du désir de Mgr d `Outremont que pro forma. Les œuvres et le saint ministère vous feront acquérir une précieuse expérience qui vous sera utile plus tard. Ne négligez cependant ja­mais les études, les œuvres n'ont pas le droit de trop vous absor­ber… A Dieu, mon cher ami, ne négligez pour rien au monde le soin de votre âme. Tenez la bien unie au bon Maître, bien dévouée à la bonne Mère immaculée».

Malheureusement le conseil était plus facile à donner qu'à suivre. Il y avait dans ma nature plus de sentiment que de caractère. En me mettant au milieu des besoins infinis d'une grande ville, on avait beau me dire: «Ne vous laissez pas absorber par les œuvres». Mes études devaient en souffrir et même, hélas! plus tard la vie intérieu­re…

M. Dehaene, mon ancien supérieur d'Hazebrouck, m'écrivit plu­sieurs fois, soit pour me tenir au courant de la maladie et de la mort de M.Boute, soit pour me parler de ses projets de fondation d'un Tiers-Ordre enseignant, projets auxquels il voulait m'associer.

Le 7 janvier 72, il m'écrivait: «Notre ami commun, M.Boute, 149 souffrant depuis bien longtemps, a reçu hier soir, fête de l'Epiphanie, les derniers sacrements… Le cher malade souffre beau­coup, bien que parfaitement résigné. Il réclame les prières de ses amis et de ses confrères dans le sacerdoce. Connaissant toute l'affec­tion filiale et la vénération que vous avez vouées à cet excellent col­laborateur, je n'ai pas besoin de vous exciter à lui chercher et à lui procurer tous les secours spirituels possibles…»

Le 11 février, il me donne des nouvelles du malade et il ajoute: «Je travaille à rattacher mon œuvre au grand tronc du Séraphique St François. J'ai été voir les Franciscains à Bordeaux. Il s'agirait de rétablir le Tiers-Ordre régulier enseignant. Les bons Pères m'en­couragent beaucoup…»

Le 2 mars, il m'annonçait la mort pieuse de mon ancien maître.

Le 16 mars, il me reparlait de son projet: «J'ai fait mon voyage à Cambrai cette semaine, et j'ai trouvé Monseigneur peu disposé a entrer dans nos vues. Sa Grandeur dit d'abord qu'il faut attendre 150 que la crise soit passée, et ensuite que ses préférences / sont pour les Pères Jésuites en premier lieu, en second lieu pour les! Maristes et les autres ordres dont le but direct est l'éducation de la jeunesse: que St François n'a en vue que la pénitence. J'ai eu beau lui faire observer avec le R.P.Provincial des Franciscains que le Tiers-Ordre régulier enseignant de ce Patriarche a existé autrefois en France, qu'il existe encore aujourd'hui en Italie et ailleurs. Sa grandeur a répété sa première déclaration, et, après avoir collation né et couché à l'évêché, je suis revenu à Hazebrouck, aussi avancé qu'auparavant. J'ai senti que Mgr eût été plus coulant, s'il avait été question des Pères Jésuites, mais je vois toute une œuvre de collè­ges en dehors des Pères jésuites, à travers le monde. J'irais aux Jésuites de toute la plénitude de mon âme et de mon affection, mais les Pères descendront-ils jusqu'a nos petits collèges? Auront ils assez de sujets pour suffire à ces immenses besoins? Vous qui portez vos vues au loin et de haut, que pensez-vous? Qu'y a-t-il de possible pour nous? Donnez-moi votre avis, votre espérance…»

Je ne voyais rien contre ses projets, mais je n'étais pas appelé a les seconder. /

Le bon chanoine Demiselle m'écrivait le 6 nov.71: «C'est vous qui m'apprenez vôtre nomination à St Quentin. Je vois peu Mgr et la dernière fois que je lui ai parlé de vous, rien n'était encore décidé. (Il n'y avait alors guère d'intimité entre le chapitre et l'évêché). Vous allez trouver à St-Quentin une ample matière à votre zèle. Mais que d'âmes qu'on ne peut atteindre! Je crois toujours qu'il faut agir sur ces pauvres égarés par la diffusion de bonnes brochures, de bons journaux. Les opuscules de Mgr de Ségur me parais­sent éminemment propres à répandre des idées saines dans ces in­telligences dévoyées. Vous aurez pour instruments les membres de la Conférence-de-St-Vincent-de-Paul. C'est sur les hommes qu'il faut agir par tous les moyens en notre pouvoir. (M. Demiselle com­prenait très bien la situation de notre France). Pour les femmes, on aurait gagné une belle partie si on pouvait les dégoûter de ces mises excentriques: Non extrinsecus capillatura… ces bottes de cheveux étrangers dont elles se chargent la tête. Quelle différence avec l'éti­quette austère des chapelles apostoliques à Rome!…»

Le 8 janvier 72, il me parle de la cérémonie qui se préparait pour le 19, jour anniversaire de la bataille de St Quentin: «C'est / une bonne pensée que celle de cette solennité funèbre! Mais je ne 152 puis me défendre d'une réflexion: Voilà tout notre patriotisme, des cérémonies à l'occasion de nos désastres. Pour des succès, ce se­raient encore des cérémonies. Mais l'esprit de sacrifice, ce courage chrétien qui sait mourir pour son pays, nous ne connaissons plus guère ce patriotisme là. Et en vérité, qu'est-ce qui nous l'inspirerait? Nous ne sommes plus chrétiens; par suite, nous sommes énervés par le sensualisme. Nous n'avons plus, en fait de patriotisme que des phrases, de grands mots, des cérémonies et des paroles.-

J'aime toujours l'élan des Pères de l'Assomption. (Il avait même pensé à m'y suivre). Je crois aussi que le P. d'Alzon n'est pas très pratique. Mais qu'un homme surgisse après lui qui soit un organisa­teur, il trouvera des éléments préparés et il saura les employer. Quant à la liberté de l'enseignement supérieur, nous l'aurons et l'Université sera forcée d'abdiquer son monopole, ou bien la France périra. Il n'y a pas de milieu. Des lycées, des collèges universitaires, il ne peut sortir que des âmes énervées, ou n'ayant d'énergie que pour le mal. L'expérience du passé ne nous permet pas d'en dou­ter. - Je vais constituer ici un petit Comité catholique en correspon­dance avec le Comité central de Paris. Je n'espère pas réunir 153 plus d'une dizaine de membres. / Est-ce qu'on ne pourrait pas en former un à Saint Quentin?… Il s'agit d'opposer ligue à ligue,la li­gue du bien à la ligue de Satan. La Ligue, à la fin du XVIe siècle, a sauvé la France du protestantisme: c'est encore la Ligue qui nous sauvera, si nous devons être sauvés. - Je suis très satisfait que vous vous trouviez heureux dans votre position. Vous êtes en effet dans la voie de l'obéissance hiérarchique; et vous pourrez acquérir une in­fluence et faire du bien. Les circonstances vous indiqueront la ligne particulière que vous aurez à suivre…» (M.Demiselle comptait plus sur l'action démocratique de la nation que sur un sauveur).

Le 22 octobre 72: «Il me tardait d'apprendre où vous en étiez de vos projets de Patronage. Pendant que vous bâtissez, je me suis occupé d'obtenir pour vous des subventions dans le but de vous aider dans l'organisation de vôtre Œuvre. Il a fallu revenir à plusieurs re­prises auprès de l'Œuvre des Campagnes, qui objectait que les campagnes seulement étaient son but et non les villes. On ne m'a accordé 500 f. que sur l'assurance donnée par moi que ce Patronage servira aux jeunes gens des campagnes environnantes qui viennent faire leur apprentissage à la ville. L'Œuvre de St-­François-de-Sales a bien voulu allouer aussi 200 francs…» /

154 Les fatigues occasionnées par mes prédications ne m'ont pas empêché de faire le pèlerinage de La Salette et de la Grande Chartreuse dans la première quinzaine de septembre (pèlerinage national). J'ai du laisser les congrès à de plus compétents. Je ne vous citerai qu'un mot d'une bonne femme auvergnate que je rencontrai sur la montagne de La Salette. «Vous pensez, n'est-ce pas, me disait-elle, que le bon Dieu en rabattra des châtiments qui nous menacent, en considération de tant de prières? J'avoue que je commence à croire en effet que Dieu ne nous traitera pas en rigueur. Toutes ces belles démonstrations devront peser dans la balance. Le monde officiel ne pourra pas longtemps rester étranger à ce mouvement. L'ouverture de la Chambre va ramener d'autres démonstrations. Le diable grince des dents de fureur. Bientôt arrivera la lutte finale dans laquelle il sera terrassé. Il le pressent et c'est pourquoi il fait les derniers efforts pour rester le maître. (Il y eut en effet un beau mouvement chrétien dans les années 72-73). Ce sont lest œuvres s'adressant aux ouvriers qui sauveront la France. Grâce aux' prières des bonnes âmes, ces œuvres surgissent de toutes parts et surtout à Paris. Il faut répandre les bonnes publications dans cette classe qui en trouve si facilement de mauvaises… Je ne sais pas quand je passerai à Saint-Quentin, mais je ne manquerai pas de visiter vos enfants et / de m'édifier 155 auprès d'eux».

Le 13 nov. 73: «Bien cher abbé, vous pouvez envoyer un cahier de loterie de 100 f. J'espère pouvoir le placer. L'Œuvre que vous entreprenez répond à un des plus pressants besoins du moment. La classe ouvrière est si abandonnée qu'il n'y a même pas de place pour elle dans nos églises. Le besoin de faire des revenus pour les fabriques fait qu'on tire tout le parti possible des chaises et des bancs, et les ouvriers qui n'ont pas d'argent à donner aux églises sont sans place et n'y viennent pas. Ah! si, comme à Rome, les pla­ces dans les églises pouvaient être aux premiers occupants! La situa­tion faite à l'Eglise en France ne le permet pas. Et cependant il y aurait quelque chose à faire pour changer cet état de choses et faire entendre aux ouvriers et aux pauvres que l'Eglise est leur maison comme celle du riche. Au moins les œuvres de patronage ouvrent­-elles à cette classe déshéritée des asiles où elle se trouve chez elle. De là l'empressement avec lequel un grand nombre s'enrôlent dans ces œuvres. Ils sentent que là ils recouvrent leur dignité; ils voient que le ministère du prêtre n'est pas seulement pour le riche, et ils prennent là les sentiments de vraie fraternité et de vraie égalité.

Dans notre diocèse, nulle localité plus que St Quentin ne récla­mait 156 une œuvre de ce genre, / et je ne doute pas qu'elle n'y trouve des sympathies dans toutes les âmes élevées. Quant à moi, je vous seconderai de tout mon pouvoir… Nous faisons aussi la neuvai­ne de prières pour la France. Il y a assez de monde, surtout le soir. Je regrette qu'on n'y dise pas quelques mots qui donneraient une âme à ces réunions. Les fidèles le regrettent aussi. Que tous les mouvements de la Chambre et le jeu des partis sont peu de chose comparés a cet élan vers Dieu de la part de tant de saintes âmes! Comme on sent bien que là est le salut! Espérons que Dieu le fera sentir aussi a un grand nombre de représentants…»

Ce bon M. Demiselle montrait une grande intelligence de la si­tuation sociale et il comprenait mieux que ses contemporains le ca­ractère que devait prendre le ministère ecclésiastique à notre épo­que.

M. Petit, curé de Buironfosse, me tenait au courant de ses œuvres de zèle. C'était un vrai curé et, avec des hommes comme lui,le clergé aurait bientôt repris son vrai rôle et son influence salutaire.

Le 18 janvier, il me parlait de deux fondations nouvelles, une so­ciété de secours mutuels et une confrérie d'adoration nocturne. Le maire avait voulu prendre les devants et fonder l'association de se­cours mutuels, il avait réuni un adhérent!

Le 15 février, il m'encourageait: Scio / opera tua et laborem 157 e patientiam tuam, et quia non potes sustinere malos .. quia odisti facta Nicolaitarum quae et ego odi (Ap 2,2.6). Oui, mon très cher, vos œuvres me sont connues. Je sais votre zèle prudent et réglé, votre secrè­te horreur pour le mal et votre aversion pour les Nicolaites de nos jours. L'ange de votre Eglise (M.Gobaille) m'a formulé sur vous son jugement; il est tel que je vous l'adresse de la part de l'apôtre que Jésus aimait. Dites-moi, que la parole de l'Apôtre est noble et pleine de dignité! Lorsqu'il loue, comme sa louange doit fortifier loin d'amollir; lorsqu'il blâme, que son reproche est accablant, mais aus­si quelle bonté qui appelle le réveil de l'âme! C'est ainsi, pour sur, que parlait le bon Maître. Jamais image plus fidèle n'a paru de l'idéal du prêtre. Il nous faut à tous une dignité bonne et une bonté digne. Vos progrès dans cette voie sont tellement avancés qu'avant peu nous verrons en vous le disciple que Jésus aimait. (Hélas!) Ah! que je voudrais aussi être aimé de Jésus! J'en ai parfois un désir qui me ronge. Je lui témoigne mon amour par mon ardeur à le faire connaître et aimer par ceux qui m'entourent.

Le monde des grandes villes, le monde civilisé, que les journaux me montrent si perverti, si ardent au mal, si ennemi du bien, me fait bénir / la Providence d'avoir à vivre au milieu des bons 158 habitants de la campagne, des âmes simples et droites qui ignorent la corruption des villes, et savent encore élever vers le ciel, d'où ils attendent leur secours un regard suppliant et soumis. Nos belles cérémonies se succèdent dans ma… cathédrale et l'affluence me pa­rait augmenter chaque jour… Votre dernière lettre m'a paru douce comme un rayon de miel. Est-ce parce que vous y êtes plus expansif ou parce que vous m'y faites respirer le parfum toujours odorant d' une louange délicate? Peut-être, faible mortel que je suis, est-ce pour l'un et l'autre motif…»

Le 2 mai: «Croiriez-vous que mes paques ne sont terminées que de lundi dernier! Après les valides et les hommes de bonne volonté, sont venus les vieillards, les malades et les tardifs, puis mes 300 en­fants que je prépare chaque année au devoir pascal. Enfin, je respi­re l'air de la liberté! Non pas que je me plaigne de mon esclavage, puisque je l'aime et qu'il est de mon choix; puisque avec l'Apôtre, je baise mes chaînes et que je les sens d'autant moins lourdes qu'el­les me serrent de plus près. Les pâques me paraissent avoir été ce qu'elles sont d'ordinaire ici, 800 environ, les enfants non compris… Je suis heureux de savoir l'œuvre du Patronage en voie 159 de se fonder à St Quentin, heureux surtout de / votre zèle qui vous sera largement compté devant Dieu. Ne pouvant pas tout entreprendre, choisissons parmi les œuvres celles qui sont appelées à produire un résultat plus sérieux, et puis, guidés par la Providence, poursui­vons, poussons notre pointe avec une énergie que rien n'arrête. Vous savez déjà, vous saurez mieux encore les obstacles qui s'accu­mulent devant une œuvre bonne et de quelque importance, quand'elle se fonde surtout, puis quand l'élan donné et reçu tend à se ra­lentir ensuite… J'aime à vous entendre dire que vous vous plaisez à St-Quentin rien qu'à cause du devoir…»

Le 19 août, il m'annonçait qu'il allait se mettre à faire bâtir sa se­conde église, celle du Boujon.

Le 21 nov.: «Je ne veux pas tarder à répondre à vôtre bonne let­tre, d'autant que je vous sens sous l'empire d'une préoccupation que je désire dissiper. Vous savez d'abord autant et mieux que moi que les œuvres de Dieu trouvent la garantie de leur durée, dans les difficultés qu'elles rencontrent à leur origine. La vôtre est estampil­lée, elle est marquée de ce précieux cachet, elle prospérera. Ne vous effrayez pas des obstacles… J'ai entendu plusieurs fois M.Tavernier (l'ancien archiprêtre) me parlant de ses œuvres qui étaient 160 bien plus considérables / que vôtre Patronage; je l'ai vu, malgré des embarras en apparence insurmontables, ne doutant jamais du succès, et vous savez s'il les a menées à bonne fin! Marchez sans crainte, comptez beaucoup sur l'aide de Dieu et tout ira pour le mieux. Les ennuis que vous causent les ouvriers, je les ai essuyés pendant deux ans. Hélas! pour nous, prêtres, nous n'avons guère a opposer que la patience, sinon nous nous faisons maudire par ces pauvres gens toujours prêts à se saisir des moindres circonstances pour nous critiquer. Oh! soyons de saints prêtres,dévorés du zèle de la gloire de Dieu et du salut des âmes, et que ce zèle se traduise par nos oeuvres!»

La divine Providence m'avait donné là un ami bien fidèle et dé­voué.

Le bon M. Désaire me tenait au courant de ses impressions et de ses travaux. A la fin de 71, on le charge d'un cours de théologie au Vigan, mais cela ne dure que trois mois. Au mois de mars, se voyant presque seul préoccupé des projets d'études supérieures qui nous avaient attirés vers l'Assomption, il se décourage. Pour faire diver­sion on l'envoie a Paris où il remplacera le P. Picard, souffrant, comme aumônier des Dâmes de l'Assomption. Au mois de mai, il est déjà lancé dans une vie fébrile: il continue son ministère à l'Assomption, il écrit pour la Revue de l'enseignement, il prêche le mois de / Marie aux Ternes. Il goûte la direction du P.Picard, mais il n'est 161 pas dans la paix et il ne sait que devenir. Au mois de juin, on le charge d'organiser un pèlerinage pour Ars et La Salette. Il désire me voir. Il est content de ses essais de ministère à Paris: «Le bon Dieu, dit-il, a béni mes faibles efforts à propos des prédications du mois de mai. je ne vous parlerai pas du petit succès mondain, de l'affluence du monde et des signes extérieurs pas lesquels l'auditoi­re me prouva sa sympathie, mais ce que je vous apprends avec plai­sir, c'est que j'ai obtenu de nombreux retours et que j'ai ramené des consciences déjà bien noircies. Aussi est-ce ma plus grande consola­tion. Il y a un bien considérable à faire, c'est incontestable; ce qui manque, ce sont les ouvriers zélés, ardents, instruits et surtout ou­blieux d'eux-mêmes. je vous assure que ce peuple de Paris accepte, plus facilement qu'on ne le pense, la vérité vraie, quand elle lui est présentée avec conviction et clarté. Puis, il y a parmi les étudiants, une ardeur toute nouvelle qui ne demanderait qu'à être dirigée, soutenue et utilisée. J'en vois trois spécialement qui cherchent leur voie: ils veulent être prêtres, mais non dans le ministère des parois­ses; ils aspirent à la vie religieuse …162 D'autre part la lutte contre l'Université / et en faveur de la liberté d'enseignement se précise et s'accentue. Ces jours-ci on va fixer la date du congrès de l'enseigne­ment chrétien… Je persiste à croire que la petite Congrégation de l'Assomption est posée pour prendre une belle part à tous ces tra­vaux».

Le 22 septembre, il a encore confiance: «Le nombre et les bonnes dispositions des sujets me font espérer que la petite Congrégation se développera et ne sera pas sans utilité pour l'Eglise. Son but général se dégage et s'affirme: c'est de former pour l'armée chré­tienne un corps de uhlans prêts à accepter les postes les plus péril­leux et à ouvrir la route aux gros bataillons. Qu'il y ait à ce su;et une position à prendre au sein des hommes timides ou prudents dont les camps chrétiens n'abondent que trop, rien ne me paraît plus certain et en même temps plus nécessaire… Mgr de Nîmes appuie beaucoup le P. d'Alzon pour la fondation d'une Université. Il' vient de lui donner une belle propriété située sur une colline comme la Tour Magne. Le P d'Alzon va s'y retirer avec quelques prêtres qu'il veut faire étudier… Je ne sais comment vous aurez jugé le congrès de l'enseignement, d'après ses comptes-rendus? On ne peut nier que ce ne soit un succès. Le libéralisme essaya en vain de relever la tête. Mgr Dupanloup voulut intervenir en pesant sur M. Cornudet… L'alliance 163 des maisons d'éducation est un / fait important…» Le bon abbé signait: Ch. Désaire, des uhlans de l'Eglise.

A Noël, il m'avoue qu'un secret malaise le tourmente constamment et que son âme n'est pas en paix. On lui a fait faire un mois de prétendu noviciat au Vigan, où il s `est fort ennuyé, puis on le renvoie à Paris pour le distraire de nouveau dans le ministère. Il va prêcher des retraites et se préparer à donner le Carême au GrosCaillou.

En somme, ce n'est pas le P.Freyd qui a vu juste sur l'œuvre de l'Assomption. M.Désaire et M.Demiselle avaient raison de dire que cette œuvre avait sa raison d' être, quoique l'organisation des commencements fut très imparfaite.

Quelques amis de Rome m'écrivaient aussi. Le bon Marchese, directeur des sténographes du Concile, était devenu Prévot du Chapitre de Cardé, au diocèse de Saluces. Il me donnait des nouvelles de quelques sténographes.

Metcalf était sous-recteur du collège américain à Rome. Guyron était secrétaire de Mgr Manning. Allen était avec l'évêque de Salisbury et Mac Ferlane avec l'évêque de Glasgow…

De Dartein me donnait de ses nouvelles, il était professeur d' hi­stoire au séminaire de Strasbourg.

Dugas était jésuite. Guilhen, mon ancien / condisciple, était 164 aussi dans la Compagnie et il m'invitait à le rejoindre. Il m'écrivait de Pau le 19 août: «Depuis quelque temps déjà je suis pressé de vous écrire; il me semble que vous nous manquez. Je ne m'habitue pas à vous savoir vicaire quelque part. Vous, vicaire! cela me paraît une dérision. Quoi donc, Seigneur! M. Dehon ne mérite-t-il pas mieux? Telles sont mes pensées, elles me poursuivent depuis long­temps. L'année dernière, à mon passage à Lourdes, je fis brûler cinq cierges dans la grotte de l'apparition: un pour le père Le Tallec, di­sais-je; un second pour le petit et si généreux P. Dugas; un troisième pour le P. Billot; j'osai ajouter un cinquième pour M.Dehon qui se­ra novice comme nous…»

M. Poiblanc m'écrivait le 2 août pour me presser d'aller au con­grès de Poitiers.

M. Duponchel était vicaire a Montrouge. Il me parlait de la so­ciété du Chene blanc, association de prêtres pieux, dont M. d'Hulst était l'âme. Il était mal a l'aise dans la vie séculière, lui aussi, et il entra plus tard dans la Compagnie de Jésus.

M. Bougouin m'écrivait plus souvent que les autres et toujours avec beaucoup d'esprit et d'entrain. Il est d'abord aumônier des Soeurs des Fontenelles pour quelques mois, puis on le met profes­seur au Grand Séminaire. Une faculté de théologie se prépare à Poitiers, 165 mais elle sera confiée aux Jésuites. / Le P.Schrader et le P.Ceroni ont commencé.

Ce ne fut pas évidemment une année de grandes études, je n'en avais pas le loisir. Je lus des sermonnaires, des commentaires de catéchisme. J'entretenais ma théologie morale. J'avais quelques re­vues. Comme littérature, je ne fréquentai guère cette année là que Montalembert, Veuillot et Lamartine.

J'étudiai passablement l'économie sociale, par goût et pour les besoins de mon apostolat ouvrier. Je notai quelques pages de Périn sur l'usure, de Leroy-Beaulieu sur le repos du dimanche, de Dupont (l'impôt) sur la loi du travail, de M. de Metz-Noblat sur les lois générales de l'économie chrétienne. Je reproduis ici une page de ce dernier sur le progrès, ou il expose admirablement les princi­pes fondamentaux de l'économie sociale: «Quand il s'agit du pro­grès en général, on doit mettre en première ligne les principes de morale, qui doivent de plus en plus pénétrer dans les moeurs, dans les lois civiles et dans les institutions sociales et politiques. Au second rang on place l'extension et le perfectionnement de toutes les sciences, de toutes les connaissances humaines. Le progrès écono­mique, le développement de la richesse n'occupe que le troisième rang. Il ne vient qu'a la suite de ces intérêts supérieurs et leur de­meure / subordonné. 166 Il faut chercher exclusivement dans l'or­dre moral la cause première de notre progrès, la raison de nos efforts et l'explication de notre destinée. - La production des ri­chesses a pour dernier terme et pour raison suprême, non point la jouissance par la consommation, mais l'usage dans les limites de la ver­tu. - Seule, la morale chrétienne a des motifs assez élevés pour triompher des résistances de notre nature, aussi bien lorsqu'il s'agit de secouer la paresse dans le travail que de borner notre ambition dans la richesse. - La solution du problème social se réduit a la pra­tique de certaines vertus; ces vertus exigent le sacrifice de pen­chants qui exercent sur la nature humaine une grande puissance d'attraction et dont la religion catholique peut seule triompher».

Comme lectures spirituelles, je fréquentai surtout cette année St Vincent de Paul, dans sa vie, Sainte Thérèse dans ses écrits et en particulier dans le Chemin de la perfection, M. Allemand (1) dans sa Méthode de direction. Je relus et recopiai les belles lettres du mission­naire martyr, Just de Bretenières, frère de mon ami et condisciple.

Mon année s'acheva dans un état de fatigue physique assez accen­tué. /

167 VIe Période (suite): Vicariat Saint-Quentin: 1871 -1877

2e Année de vicariat: 1873

Je n'écrivis cette année qu'une dizaine de discours. J'eus autant à prêcher que l'année précédente, mais j'avais moins de loisir pour me préparer. Je n'écrivais plus les petites instructions de la premiè­re messe et pas toujours celles de midi.

Le 2e dimanche après l'Epiphanie, je prêchais a midi sur l'évan­gile du jour, le récit du miracle de Cana. J'expliquais et je commen­tais l'évangile et j'ajoutais: «Que devons-nous conclure? Il y a là pour nous les plus féconds enseignements. Ce sont d'abord les ver­tus de la Très Sainte Vierge qui s'offrent à notre imitation. C'est sa charité, sa modestie virginale, son dévouement, son attention déli­cate 168 à subvenir aux / besoins de ses amis. C'est sa confiance inébranlable en la prière et sa foi ferme et calme en la puissance de N. S. C'est enfin sa puissance a nous secourir qui nous est un motif tout-puissant de confiance. Exposez donc à Marie vos besoins, elle les fera connaître à N. S. Si le temps de nous secourir n'est pas ve­nu, elle insistera et vous serez exaucés.

O Marie, quelle sera notre joie d'obtenir par vôtre secours la grâ­ce de vous voir un jour et d'admirer vos vertus!…»

Au carême, je donnais à l'Hôtel-Dieu un sermon sur le Ciel. Je m'aidais du livre de Drexelius (1), dont je faisais souvent ma lectu­re. Je décrivais, avec l'aide de la Sainte Ecriture et des Saints, toutes les joies du Ciel: la sainte volupté de la vue, celle de la langue et du goût, celle de l'odorat, celle du tact,celle de l'ouïe; puis les quatre propriétés des corps glorieux: l'immortalité,la subtilité, l'agilité, la clarté. - Dans la seconde partie, je parlais des joies de l'âme: la plei­ne satisfaction de ses facultés, intelligence, volonté,mémoire, la so­ciété des bienheureux, la sécurité du bonheur éternel. A ces joies communes, il faut ajouter les auréoles / spéciales a certaines caté­gories des bienheureux, et par-dessus 169 tout la vision de Dieu qui est la substance même du bonheur céleste. - On ne prêche pas assez ces vérités encourageantes, on n'en fait pas assez lire l'exposé. Je concluais: «Les souffrances de ce monde ne sont rien, comparées a la gloire future qui se manifestera en nous. Le désir du ciel doit dominer et régler toute notre vie. Pour l'obtenir, il ne faut que du travail et de la patience. Nous serions mille fois insensés si nous n'assurions pas notre salut par la sainteté de notre vie. Tous les Saints nous ont donné l'exemple. Que n' ont-ils pas fait et souffert pour le ciel! Ah! sachons estimer les biens de la céleste patrie. Ne nous laissons pas séduire par les vanités du monde. Un jour passé dans les tabernacles du Seigneur vaut mieux que mille passés dans les demeures des hommes. - Chacun recevra sa récompense selon son travail. A chaque heure, à chaque minute, nous pouvons aug­menter notre trésor et mériter dans le ciel une plus belle récom­pense. Courage donc et mettons-nous à l'œuvre!» /

Au mois de Marie, je fis un discours sur la septième béatitude 170 dans ses rapports avec Marie. Bienheureux les pacifiques. «Le premier caractère de la paix, c'est l'union et la réconciliation avec Dieu, fruit de la Rédemption. C'est la paix féconde qui est le gage de toutes les faveurs du ciel, la paix qui a ouvert tous les trésors de Dieu, la paix attendue par tout l'Ancien Testament, la paix dont les fruits sont les merveilles nouvelles de l'amour de Dieu, l'Eucharistie, la grâce, les dons du Saint-Esprit, et les avantages tem­porels eux-mêmes qui sont la récompense de la paix des nations avec Dieu… Le second genre de paix, auquel N.-S. promet le bonheur, c' est la paix avec nous-mêmes. Il y a dans nos âmes des tendances variées, des courants divers, des passions vives dont les principales seulement se comptent au nombre de sept. Ces mouve­ments de notre nature ne connaissent guère le joug de la raison… Pour y rétablir son trône, il fallait à la raison une alliée puissante, et Dieu seul pouvait la lui procurer. Cette alliée, c'est la grâce… Il y a enfin la paix avec les hommes, fruit de la charité. /

171 Marie a été un parfait modèle de la paix et du zèle pour la paix. Elle a contribué au grand acte pacificateur de la Rédemption.. Elle a été préservée du dérèglement des passions, elle a toujours soumis ses sens à la raison et sa raison à la foi… Dans l'histoire de l'Eglise nous la voyons intervenir par une action toute providentiel­le pour pacifier les nations quand les fidèles le lui demandaient.

C'est dans une de ces circonstances que Sixte IV lui fit élever à Rome en 1487 l'église de Notre-Dâme-de-la-Paix…

Cherchons la paix intérieure dans l'union avec Dieu. Contribuons au règne de la paix en propageant l'esprit de cha­rité…»

Pour la fête de la Sainte-Trinite, j'écrivis un discours en m'aidant beaucoup de Bourdaloue. C'est trop élevé et trop théologique pour nos auditoires actuels, qui ne sont pas initiés aux notions théologi­ques comme l'était l'auditoire de Bourdaloue. Je montrai comment le mystère de la Sainte-Trinité illumine toute notre foi d'éblouissan­tes clartés. Il explique l'Écriture Sainte où apparaît ça et là la distinction des personnes divines. Il explique l'Incarnation 172 et la! Rédemption dans lesquelles / le Fils de Dieu vient réparer la gloire, de son Père. La Trinité est même la lumière de la science naturelle. Dieu n'a pu créer le monde sans y laisser son empreinte. On retrou­ve l'image de la Trinité dans la famille, dans les forces physiques, dans l'âme humaine surtout, dont les trois facultés correspondent aux personnes divines. - La confession de la Trinité est le ferme ap­pui de notre confiance. Ce mystère domine et résume les autres, c'est pour cela que le baptême nous est donné en son nom et que le signe du chrétien le rappelle. C'est pour cela aussi que toutes les prières de l'église se terminent par l'invocation de la Sainte-Trinité et ses hymnes par la doxologie. Le culte de la Trinité est tout le fond du dogme chrétien. - Enfin la Trinité est le lien et le modèle de la charité. Nous avons tous une même foi en la Trinité, un mê­me baptême en son nom, un même Père, un même frère aine qui nous a rachetés: Unus Dominus, una fides, unum baptisma (Ef 4,5). Enfin la Sainte-Trinité est le modèle parfait de la charité. «Père tout puissant, qui avez formé nos cœurs et qui les inclinez où vous vou­lez; Fils égal à votre Père, mais fait chair pour nous, qui nous avez rassemblés sous une même loi d'amour; Esprit-Saint, qui êtes l'amour substantiel du Père et du Fils et par qui la charité est répan­due / dans les cœurs; Trinité-Sainte, c'est 173 de votre sein que nous sommes tous sortis, et c'est dans votre sein que vous voulez tous nous rappeler! Unissez-nous sur la terre dans la foi, la confian­ce et la charité, comme nous devons être unis dans l'éternité bienheureuse où votre grâce nous conduira!»

Mon prône pour le VIe dimanche après la Pentecôte était très si­gnificatif. C'était au mois de juillet. Un courant d'espérance passait sur la France. La Chambre avait acculé M.Thiers à la démission, le 24 mai. Mac-Mahon avait été nommé président. Les députés de la droite négociaient avec le Comte de Chambord à Salzbourg. Les d'Orléans se décidaient à la fusion. On espérait la restauration pro­chaine d'une monarchie catholique. Des pèlerinages nationaux al­laient à Lourdes, à La Salette, à Paray-le-Monial. La prière augmen­tait la confiance. Les guérisons de Lourdes provoquaient l'enthou­siasme. J'écrivais dans ces dispositions, sur un ton de confiance qui régnait alors dans toutes les chaires et dans toute la presse catholi­que. L'Evangile du jour racontait l'empressement des foules 174 auprès de N.-S. et la guérison des malades. / «Admirons d'abord l' empressement des foules: Accesserunt ad eum turbae multae (Mat 15,30); et ce n'était pas la première fois: Iterum (Marc 10,1). C'était comme la série de nos innombrables pèlerinages. Et qu'elle n'était pas leur foi? Les foules allaient à N.-S. pour l'entendre, comme nos pieux pèlerins vont à lui pour l'entendre parler à leur cœur. Et il leur parlait du royaume de Dieu: loquebatur ad eos de regno Dei (Luc IX, 11). Elles y allaient aussi chercher la guérison de leurs infir­mités. Elles y conduisaient les muets, les aveugles, les boiteux,les fai­bles et beaucoup d'autres encore: mutos, caecos, claudos, debilies et alios multos (Mat 15,30). Ne vous semble-t-il pas voir nos pèlerinages de Lourdes où les foules vont avec leurs infirmes chercher la guérison? Ces foules pieuses avaient en N. S. une confiance absolue. Elles je­taient littéralement leurs malades à ses pieds, et il fallait qu'il les guérit: et projecerunt eos ad pieds ejus (Mat 15,30), et il les guérissait: et curavit eos (Mat 15,30). Et alors leur joie éclatait en transports, et des chants populaires, les psaumes sans doute, répétaient à tous les échos les louanges du Seigneur: ita ut 175 turbae mirarentur et magnificabant Deum Israël/(Mat 15,31). Nous revenons heureusement a ces habitudes et a ces démonstrations de foi. Ces foules, comme de nos jours, étaient innombrables. On comptait ce jour là quatre mil­le hommes, en dehors des femmes et des enfants et les femmes, comme aujourd'hui, ne devaient pas être les moins nombreuses. Tout ce que voulaient ces foules, c'était d'être avec Jésus. De nou­veau, dit St Marc, une foule nombreuse était avec Jésus (8,1). Ils sem­blaient oublier toute autre préoccupation. Ils avaient quitté leurs af­faires, ils ne s'étaient pas inquiété de leur nourriture. Ils étaient avec Jésus, c'était tout pour eux. Ils l'écoutaient depuis trois jours. Les provisions qu'ils avaient sans doute portées avec eux suivant l'usage de l'Orient étaient épuisées. Ils ne s'en plaignaient pas. Il y a déjà trois jours, disait N.-S., qu'ils restent auprès de moi: Jam triduo per­severant mecum (Mc 8,2).

Ils ne pouvaient se séparer de lui et ils oubliaient la fatigue et la faim. Quel zèle pour entendre la parole de Dieu! Quelle foi et quel attachement à N. S.! Comme nous sommes heureux de voir s'ac­complir de nos jours le réveil de cette foi! De / nouveau les foules 176 sont innombrables, elles vont, elles se succèdent, elles cher­chent N. S. sur les montagnes. Elles quittent leurs affaires et ne s'in­quiètent ni de la fatigue ni de la faim. Elles emmènent avec elles leurs malades et leurs infirmes et souvent encore N.-S. les guérit., Elles écoutent N. S., elles restent auprès de lui le plus longtemps; possible et, pleines de foi et de confiance, ces foules jettent aux pieds de Jésus un malade, un infirme, un mutilé: ce malade, ce mu­tilé, c'est notre France, notre patrie mutilée par la guerre, notre patrie trop longtemps sourde aux reproches de Dieu et a son appel paternel, notre patrie aveuglée par le faux éclat du luxe et des faus­ses doctrines, malade par la corruption des moeurs, par la mollesse et par le matérialisme. Ce malade, n'est-ce pas lui que les foules de nos pèlerins ont jeté aux pieds de N. S.? Ne les avez vous pas enten­du répéter: Mon Dieu, mon Dieu, sauvez, sauvez la France! Et ces di­scours qui exposaient nos fautes et nos regrets, et ces bannières en deuil qui sont la marque de notre mutilation, n'était-ce pas la patrie malade jetée aux pieds du Sauveur avec des larmes et des prières? Espérons que N.-S. sera / vaincu par ces prières 177 comme par celles de la Chananéenne, qu'il avait repoussée deux fois, et qu'il s'écriera: France, ta foi est grande! qu'il advienne ce que tu veux: Mulier, magna est fides tua, fiat tibi sicut vis (Mt 15,28). Voyons maintenant quelles étaient alors les pensées et les affections du Cœur de N. S. Il accueillait toutes ces foules: excepit eos. Il les rangeait autour de lui, il leur parlait du royaume de Dieu. Il les enthousiasmait si bien qu'elles voulaient alors le faire roi. Il guérissait leurs malades. Il s'oubliait lui-même et ne prenait ni sommeil, ni nourriture. Depuis trois jours, il répondait à la foule sans interruption. Il avait appris à ses apôtres a négliger à son exemple les nécessités de la vie maté­rielle… Il est profondément ému à la vue de cette foule. J'ai pitié, dit-il, de ce peuple: misereor (Mt 15,32), et le mot grec signifie: je suis ému jusqu'au fond de mes entrailles… Je suis ému, parce qu'il y a trois jours que ces hommes m'écoutent et ils n'ont pas de quoi manger, et si je les renvoie à jeun, ils tomberont de défaillance sur le chemin, d'autant plus qu'il y en a qui sont de loin. Quelle bonté! quelle sollicitude 178 de la / part du Fils de Dieu! Alors, il réunit ses apôtres, il les charge de faire asseoir la foule par groupes de cin­quante personnes et de distribuer à tous le pain qu'il va multiplier. Il lève les yeux au ciel, il bénit le pain, il le rompt et en fait distri­buer à tous. Seigneur, votre cœur est-il changé? Vôtre charité est-el­le diminué? N'aurez-vous plus pitié des foules qui vous suivent sur les montagnes? Oh! oui, vous les regarder avec la même miséricor­de. Vous ne les renvoyez pas à jeun. Elles vous écoutent et elles sont affamées. Vous appelez vos apôtres, vous multipliez le pain de vie et vous le faites distribuer à tous. Mille fois merci, Seigneur. Ce pain est mille fois plus précieux que le pain miraculeux des montagnes! de Tibériade, qui n'en était que la figure, c'est le pain eucharisti­que. Mais, Seigneur, ces foules ont encore jeté à vos pieds un mala­de. Toutes nos prières vous le répètent, toutes nos larmes vous le di­sent. Nos images pieuses ne savent plus représenter la France autre­ment que comme une malade couchée à vos pieds… Je concluais: «La prière est pleine d'espérance. La France suit N.-S. et va l'écou­ter dans tous les sanctuaires où il s'est manifesté par / 179 lui-mê­me ou par ses Saints. La France s'humilie et prie, c'est un gage d'espérance, mais ce n'est pas tout encore. A la prière, il faut joindre les œuvres. Il faut que nous réformions en nous-mêmes tout ce qui peut déplaire à Dieu. Autour de nous, nous avons les déshérités de la fortune, les travailleurs qui forment par leur nombre les trois quarts de la nation. Il faudrait aussi qu'il revinssent à Dieu, mais ils sont hésitants et la mauvaise presse les abuse. C'est à vous, qui com­posez la classe dirigeante, de les aider et de les ramener à Dieu. C'est à vous de soutenir les œuvres ouvrières. Vous ne relèverez pas la France, si vous laissez l'enfant de l'atelier croître en corruption en même temps qu'il croît en âge au milieu de la génération irréli­gieuse qui l'entoure… Il faut aussi que les gouvernants reviennent aux principes proclamés par le chef infaillible de l'Eglise. Vous avez souvent sans doute été frappés d'une des cérémonies de notre culte qui symbolisent la vraie lumière apportée au monde par N. S. C'est aux offices du soir de la Semaine sainte. Les lumières du sanctuaire s'éteignent l'une / après l'autre, pour 180 signifier les ténèbres dans lesquelles gisait le monde. Un seul flambeau tenu allumé et caché un instant reparaît ensuite pour représenter le Christ illumi­nant le monde. C'est aussi l'image de notre temps. Les ténèbres se sont épaissies, depuis un siècle surtout dans la vie sociale et politi­que des peuples. Mais le Saint-Siège a conservé le flambeau allumé. Il l'offre aux nations maintenant. Prions pour que notre patrie re­connaisse la véritable lumière, ce sera le gage de notre résurrec­tion…»

Il y a eu en effet des prières, des actes de confiance, des efforts généreux et on en a vu les fruits. C'étaient les promesses d' un beau printemps. Les lois s'amélioraient. Un régime chrétien semblait re­naître. Mais les bonnes volontés n'ont pas été assez nombreuses. La prospérité a ramené l'esprit de lucre et de jouissance. Les intrigues et les divisions ont enrayé le bien, et tout est remis en question pour longtemps.

Pour les discours qui suivent, je n'ai plus écrit qu'un canevas.

Pour la fête de l'Assomption, je montrais dans la première partie l'entrée triomphale de Marie au ciel. Je me / servais, comme 181 fait la liturgie, du sens accommodative de divers textes de l'Ecriture.

Dans la seconde partie, je montrais le règne de Marie dans l'Eglise et spécialement en France. Je rappelais ses triomphes d'Ephese et de Lépante et le voeu de Louis XIII formulé a Liesse.

Dans la troisième partie, j'excitais à la confiance par les supplica­tions actuelles a Marie et en particulier par le beau pèlerinage d'hommes à N.-D.-de-Liesse qui était préparé par l'Œuvre des Cercles.

Le XVIe dimanche après la Pentecôte, je prêchais sur l'observa­tion du dimanche.

Au commencement d'octobre, j'étais invité à prêcher à la messe du Saint-Esprit au petit séminaire de Noyon. Je fis là une homélie sur l'évangile qui nous montre Jésus étudiant au Temple au milieu des docteurs. Le séminaire romain de l'Apollinaire représente cette scène dans ses parloirs. N. S., dit Corneille de la Pierre (1), a voulu par ce fait laisser un exemple aux enfants: ut doceret adolescentes modestiam, ac studium audiendi, interrogandi et discendi.

182 Enfin, le 12 octobre, j'avais à faire / un discours aux ou­vriers de la Société de secours mutuels.

Je commençai par reconnaître la situation déplorable de la classe ouvrière dans ce siècle d'industrialisme. Je citai des faits, d'après les statistiques courantes. Je décrivis l'état misérable de la classe ouvriè­re en Angleterre, mais depuis lors leur situation s'est améliorée, grâce aux lois et aux Trades-unions. A Londres, plus d'un quart des ouvriers avaient besoin d'être secourus. 307.000 pauvres étaient se­courus par la taxe en 1852. Les logements d'ouvriers étaient insalu­bres. Les Workhouses où étaient recueillis les miséreux avaient un régime de galères. La bienfaisance a pris là les traits du gendarme. - A Liverpool, 20% des ouvriers logeaient dans des caves. Les familles étaient entassées dans d'étroits réduits. On relevait les grabats dans le jour sur des cordes pour laisser place au travail. - A Glasgow, sur 250.000 habitants, 80.000 n'ont aucune idée de la morale et 10.000 s'enivrent chaque semaine. - Londres a 110.000 prostituées, les in­fanticides y sont innombrables. - En Belgique, il y a un habitant se­couru sur 4 en ville, sur 5 à / la campagne. Saint Quentin a 15.000 assistés. - Les crimes 183 contre les personnes ont plus que triplé en France depuis 1825. -

Dans 112 villes industrielles d'Angleterre, on ne compte qu'un écolier sur 40 enfants. -

La situation a toujours été meilleure là où régnait la foi catholi­que. En France dans le passé, le XIIIe siècle a vu régner une pro­spérité qui n'a plus été égalée. Nos édifices religieux en témoi­gnent. Les épreuves de l'Eglise et la guerre ont amené la décadence du XVe siècle. Au XVIe siècle, sous des dehors de Renaissance, il y avait les divisions de la Réforme et le sensualisme du paganisme. La réforme du Concile de Trente a donné un beau siècle, le XVII. Les guerres de Louis XIV et de Louis XV, et le philosophisme ont amené une nouvelle décadence au XVIIIe siècle. Tout se relevait sous Louis XVI, mais la Révolution a mis le comble au désordre. - L'Etat romain donnait avant la révolution italienne un bel exemple de paix sociale et de prospérité. Il n'y avait qu'un assisté sur 7 habi­tants à Rome et 1 sur 25 à la campagne. Les ouvriers étaient à l'aise. On consommait 33 kilos / de viande par an par personne; en France, 21 184 kilos seulement, en Belgique, 9. - Rome avait 3 fois plus d'orphelinats que Londres et 11 fois plus de lits de malades dans les hôpitaux. Les corporations avaient leurs caisses d'assistance mutuelle. 500 dots étaient distribuées annuellement. La charité catholique avait accumulé spontanément les fondations pendant des siècles (livre de M. Lefèvre, sur la charité à Rome). La caisse d'épargne était fréquentée par le quart des ouvriers. Rome avait un écolier sur 7 habitants. L'enseignement était gratuit à tous les de­grés. L'ouvrier avait a sa disposition des écoles du soir et des réu­nions dominicales.

L'esprit chrétien peut seul maintenir la paix sociale et faire ré­gner la justice et la charité. Il condamne efficacement le luxe dans les rangs élevés de la société et la débauche dans toutes les classes sociales.

- Il n'y a toutefois dans ces notes que des indications qui perdent de leur poids, parce que les sources n'en sont pas indiquées.

- J'écrivis enfin quelques notes pour une instruction de midi l'avant dernier dimanche après la pentecôte, au VIe après l'Epiphanie.

Mon ministère de prédication à la Basilique souffrait évidemment de la multitude de mes occupations au Patronage. /

Cette chère œuvre du Patronage s'était développée rapidement. Commencée avec 40 enfants au mois de juin à la pension Julien, el­le en avait déjà 200 à Noël. Et cependant les constructions n'étaient pas achevées. Il fallait jouer dans la cour et s'entasser sous le préau quand il pleuvait. A partir de Noël, on parvenait à se grouper un moment dans le bâtiment au milieu des échafaudages de plâtriers pour chanter un cantique et causer un peu du Bon Dieu. Le 29 dé­cembre, je repris les causeries hebdomadaires. Je parlai ce jour là de Bethléem, la couleur locale ne manquait pas. Notre abri rappe­lait l'étable par sa pauvreté.

Le beau jour de l'année fut le 16 mars, jour de la première messe à la chapelle. J'avais choisi le dimanche le plus rapproché de la fête du Saint. Quelques bienfaiteurs furent invités. Les enfants commu­nièrent. J'étais ému jusqu'aux larmes. C'était le premier autel que j'élevais à Notre-Seigneur. J'ai toujours pensé que c'était une gran­de grâce de lui donner un autel de plus, et j'ai eu souvent, depuis cette faveur. / Mais l'impression de ce jour là 186 m'est restée et elle marque un grand jour dans ma vie.

L'Œuvre commença à prendre sa tournure régulière. Chaque di­manche: messe le matin à 7 h., jeux l'après-midi jusqu'à 6h., réu­nion des nouveaux, réunion générale avec bénédiction du St-­Sacrement; le soir veillée pour les aînés, qui formèrent peu à peu le cercle.

Autour de ce noyau fondamental devaient se greffer tant d'œuvres! Le cercle se constitue dès le 23 octobre de cette année. Un orphéon s'organise sous la direction de M. Geipitz. On commença à se réunir un ou deux soirs chaque semaine pour apprendre à chanter. Nos réunions du dimanche en devinrent plus intéressantes et on pensa à préparer des soirées solennelles pour nos bienfai­teurs.

La gymnastique s'organisa aussi avec un professeur de bonne vo­lonté. Nous étions au courant de ce qui se passait ailleurs par le bul­letin que publiait le Cercle Montparnasse. Nous en lisions des ex­traits et nous nous sentions solidaires de tout un relèvement de la jeunesse ouvrière de France. /

Table des matières

Mars 1871: Départ pour Rome
L'Assomption de Nîmes 3
De Nîmes à Rome 13
Rome: Etudes - Retraite 15
Audiences de Pie IX 23
Le jubilé pontifical de Pie IX 25
La Commune, vue de Rome 27
Examens 35
Relations et correspondances 36
Retraite: 26 - 30 juillet 42
Retour 43
Vacances 53
Louvain 58
La grande décision 63
Vicariat de St-Quentin: VIe période 1871 -1877
Première année de vicariat: 1871-1872 72
Premières visites 72
Installation 79
L'église 83
Règlement: vie quotidienne 87
Relations, visites 89
Ouvriers et miséreux 90
Personnes dévotes 92
Ministère: malades, catéchismes 94
Prédication 97
Œuvres: le Patronage 128
Voyages 135
Correspondances 135
Lettres à ma famille 135
Lettres à Palustre 142
Lettres du P.Freyd 144
Lettres de M. Dehaene 148
Lettres de M. Demiselle 151
Lettres de M. Petit 156
Lettres de l'abbé Désaire 160
Amis de Rome 163
Etudes et lectures 165
Deuxième année de vicariat: 1873 167
Prédications 167
Le Patronage: son développement 185
  • nhvnhv-0000-009.txt
  • ostatnio zmienione: 2022/06/23 21:40
  • przez 127.0.0.1