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IXème CAHIER (26.3.1894 – 31.3.1894)

Notes quotidiennes

Rencontres

1 Je rencontrai cependant quelques Français qui ne répondaient guère à mon idéal, mais qui méritent cependant une place dans mes no­tes, parce que ce sont des types caractéristiques de la société contempo­raine.

A Girgenti, c'est Mr D., professeur de droit administratif à Paris. Il est original, comme sont souvent les savants. Il voyage seul. Il a beau­coup voyagé, ce qui est rare chez les Français. Il est venu rapidement en Sicile pendant ses vacances de pâques pour avoir quelques renseigne­ments sur la crise sociale qui y sévit. Je l'avais croisé plusieurs fois dans la visite des ruines d'Agrigente. Je le retrouvai à la gare au départ. Il es­sayait de se tirer d'affaire, ne sachant 2 pas un mot d'italien, et il s'étonnait que tout le monde ne le comprit pas. Je l'aidai, il se trouva heureux de rencontrer un compatriote et il monta avec moi en seconde, malgré son billet de première, pour causer de la Sicile et de la patrie française dans le long trajet d'Agrigente à Catane. Je sus bientôt qu'il était le gendre d'un ancien ministre de l'instruction publique, Mr B., ce qui lui avait valu de passer d'une chaire de la faculté de Poitiers à la fa­culté de Paris. Nous causâmes de Poitiers et des ecclésiastiques que j'y connais. Ce brave homme est un type de légiste et de fonctionnaire. Il croit à la loi, mais il l'interprète d'une manière étroite. Le gouverne­ment est pour lui une idole. Il n'a pas de haine pour le clergé, mais il le veut à la sacristie ou 3 dans les antichambres administratives.

Etant professeur de droit à Poitiers, il a soutenu les fameux décrets, mais par conviction de légiste et parce qu'il a cru que les expulsions étaient légales. Il n'a pas voulu cependant plaider pour les auteurs de l'expulsion, par sentiment et parce que c'était mal porté à Poitiers. Der­nièrement, il a écrit un article de revue pour défendre les droits du St­-Siège dans l'affaire Duplessis-Bellière. Ce n'est pas par un sentiment re­ligieux, mais parce qu'il lui semble que le droit est du côté du Pape. Il pense que son article a eu quelque influence sur la décision de la cour de cassation, et il est allé le dire à Rome. Il a porté sa brochure et sa carte chez le cardinal Rampolla.

Il est républicain très convaincu, cependant il s'est muni de la 4 recommandation du Duc d'Aumale pour son représentant à Paler­me.

Aussi il a été bien reçu par le gérant des domaines du Prince, qui lui a fait visiter Palerme et les environs et lui a donné sur la crise de la Sicile quelques renseignements qu'il n'aurait pas pu demander aux gens du pays, puisqu'il ne connaît pas leur langue. Il va parcourir encore Syra­cuse et Messine, et il rentrera à ses fonctions. Il laisse voir qu'il ne se ju­gerait pas indigne de devenir doyen de la faculté et membre de l'Institut. C'est un fonctionnaire de race. Je souhaite qu'il ait à son chevet quand il mourra quelque jésuite légalement expulsé.

Un second français que je rencontrai est le comte d'Hum. C'est un jeune homme de 25 ans, aristocrate de 5 race, délicat, langoureux. Il voyage avec un jeune lord d'Irlande. Ils séjournent dans les sites les plus séduisants, à Taormine par exemple, au gracieux hôtel Timeo. On sa­voure successivement les délices de toutes les capoues. L'étude n'a pas grande part dans ces voyages. C'est le type des jouisseurs délicats et ai­mables. Nos vieux chevaliers normands en voyant leur mollesse et leur inutilité doivent tressaillir dans leurs tombes.

Le lord irlandais est protestant. Il a de grandes propriétés du côté de Cork. Il ne déteste pas les catholiques, pourvu qu'ils paient bien leurs fermages. Mais tous ces catholiques révolutionnaires, qui agitent le pays par leurs revendications, il n'en peut pas entendre parler. Il déplore que le jeune clergé entre dans cette voie. Lui, il est loyaliste!

C'est-à-dire qu'il est pour le régime 6 qui lui permet de tirer de gros revenus de propriétés sur lesquelles les pauvres tenanciers meurent de misère.

Le troisième français que je rencontrai était un autre type encore. C'était Mr C. de Paris, devenu M. le Comte C., car une belle offrande à la secrétairerie des Brefs l'avait fait comte romain. Mr. C. a de la fortu­ne, gagnée par son père dans le commerce parisien. Il a bien fait d'en di­straire quelques mille francs pour la chancellerie romaine. Il fait un grand voyage avec sa mère et sa belle-mère. Il est bon enfant. Il a fait plusieurs séjours à Rome. Il est camérier du Pape. Il sait baragouiner l'italien. Mme C. est devenue Mme la Comtesse.

Comme Mme C. et sa mère sont physiquement assez lourdes et mora­lement assez modérées 7 dans leurs désirs de voir, Mr C. les laisse vo­lontiers à l'hôtel où elles se soignent. Lui, aime à voir consciencieuse­ment tout ce que son guide indique. Il est heureux de me rencontrer pour voir un peu plus qu'avec ces Dames. Il s'attache même à moi pour quelques jours. Il persuade à ces Dames de prendre le sleeping-car et d'al­ler l'attendre à Naples dans un bon hôtel et il fera avec moi le tour des Calabres. Quel voyageur pratique! Il paie toujours les hôtels et les voitu­res moitié moins qu'un autre. Il convient de tout d'avance et il marchan­de beaucoup. Je suis parfois confus de ses insistances. Son père a dû être dans le commerce de détail, et il a des qualités héréditaires. Il a un sac aux provisions et il excelle à organiser un repas dans un wagon. Rien n'y 8 manque. Au demeurant, il est bon compagnon de voyage et j'en ai gardé bon souvenir. Mais encore, n'est-ce pas une carrière bien vide que d'être seulement comte romain et camérier du Pape ad honorem!

La journée de voyage fut longue. Je pus lire, étudier, causer. On tra­verse la région des mines de souffre. On entre ensuite dans les monta­gnes. La voie monte, forme des courbes, passe des viaducs, traverse des tunnels. Que de points de vue variés et imposants! Il y a de fréquentes échappées sur l'Etna qui domine majestueusement tout l'Est de la Sicile.

Que de souvenirs historiques aussi sur le chemin! La ville de Caltani­setta (30.000 âmes) a 9 ses souvenirs normands: sa cathédrale de St­-Michel et son abbaye du St-Esprit. Castrogiovanni, l'antique Enna, dé­crite par Cicéron et Tite Live, s'élève à 1000 mètres d'altitude. C'est un nid d'aigle. C'est là que la mythologie plaça le séjour de Cérès et de Pro­serpine. Les Syracusains, les Carthaginois, les Romains s'en emparè­rent, mais toujours par trahison. C'est là que se termina la guerre des Esclaves.

Plus loin, c'est Agira, l'antique Agyrium, patrie de l'historien Diodo­re de Sicile, vieille ville visitée par Hercule.

Puis, c'est Troïna, lieu témoin des exploits de Roger de Hauteville et de son héroïque femme.

Plus loin encore, c'est Centuripe, 10 une autre vieille ville sicule que Frédéric II fit raser pour la punir d'une rébellion.

Chemin faisant et les circonstances y aidant, j'étudiais la Sicile, ses conditions économiques et son histoire.

C'est l'ancienne Trinacrie, l'île à trois pointes. Elle est grande comme trois ou quatre de nos départements. Elle se relie au point de vue géolo­gique à l'Italie et à la Tunisie. Elle continue l'Apennin. Le détroit de Messine n'a que trois kilomètres de large et 50 brases de profondeur. De la Sicile ou cap Bon, il n'y a que trente lieues et la profondeur n'est pas plus grande en moyenne.

C'est un haut plateau de 700 mètres en moyenne. Deux 11 sentinelles le gardent à ses extrémités: l'Etna à l'Est porte sa tête jusqu'aux nues à 3300 m. d'élévation. La poésie l'a dédié à Jupiter. A l'Ouest, c'est l'Eryx, la montagne de Venus, qui s'élève à pic à 700 m. au-dessus de la mer.

Ce plateau, pendant les périodes de la formation du globe, devait se rattacher à l'Italie et à l'Afrique. Il a la même constitution géologique et l'on trouve dans les cavernes des montagnes du Nord de la Sicile des os­sements d'énormes pachydermes qui appartiennent à la faune africaine.

La Sicile était jadis le royaume de Cérès, elle était le grenier de Rome. Elle était d'une fertilité prodigieuse. Qu'en est-il aujourd'hui!

Un grand malaise y règne actuellement, 12 d'où cela vient-il? Il y a bien des causes, dont quelques unes sont communes à toute l'Europe. Une des plus importantes est l'avilissement du prix des céréales. Le fro­ment est le principal produit de la Sicile. Il y réussit bien et il y est abon­dant, malgré l'imperfection des procédés de culture. Mais la concurren­ce des blés de l'Inde, de l'Amérique et de la Crimée a fait baisser les prix et a ruiné les producteurs. Les cultivateurs ne peuvent plus ni payer leurs fermages, ni donner à leurs ouvriers des salaires convenables. Les salaires sont tombés en Sicile à 0,50 et même parfois à 0,30.

On se ressent encore en Sicile des conséquences de l'organisation féo­dale établie par les Normands. Il y a beaucoup de grands domaines, dont 13 les propriétaires vivent à Palerme, à Naples ou à Rome. Ils sont représentés par des fermiers ou régisseurs généraux. Ceux-ci sous­louent les fermes en retenant de gros bénéfices. C'est la même situation qu'en Irlande: c'est l'absentéisme. C'est la féodalité détournée de sa voie et de ses fonctions sociales. C'est l'ancien régime, tel qu'il était en France au XVIIIe siècle. Si les paysans étaient propriétaires, ils feraient produire beaucoup plus à la terre.

Il faut ajouter que les grands travaux publics font défaut. Les routes, les ponts et les canaux manquent pour aider la culture.

Les procédés de culture sont très primitifs. Le peuple est illettré. Les 4/5 de la population ne savent ni lire ni écrire.

L'usure sévit là aussi et les Juifs 14 gagnent du terrain. Le Sicilien ne connaît rien encore des engrais artificiels.

Le déboisement des montagnes depuis un siècle a donné des pâturages. Un quart de la Sicile est aujourd'hui en pâturages. Mais le régime des eaux en a souffert. Les rivières sont moins abondantes.

Les impôts sont lourds aussi. Ils sont beaucoup trop lourds pour les re­venus de l'île et bien des maisons et de petites propriétés sont mises en vente pour satisfaire le fisc.

La Sicile a de nombreux produits d'exportation, mais surtout le sou­fre, le vin et les agrumi (oranges et citrons).

Le vin souffre par la rupture des traités de commerce et par la concur­rence de l'Algérie et de la Tunisie.

Cent cinquante mines de soufre 15 occupent en Sicile plus de 12.000 ouvriers. On l'exporte surtout par Catane, Girgenti, Licata et Palerme. Depuis quelques années aussi ce commerce est en souffrance.

D'autres pays produisent du soufre et les syndicats anglais font poser sur la Sicile les conséquences de l'accaparement.

Enfin ce qui a le plus contribué au malaise actuel en Sicile, c'est la suppression des biens collectifs, qui formaient, dans les mains des cou­vents et des corporations, la grande ressource des pauvres.

Tous ces biens confisqués ont été vendus à bas prix et achetés surtout par les juifs ou bien sont restés biens du fisc ou biens communaux, sans profit pour le peuple. Les corporations étaient riches, 16 elles aidaient les gens de métier dans leur vieillesse et dans les périodes de chômage.

Les couvents étaient hospitaliers. Ils faisaient de larges distributions d'aumônes. Les maisons de l'ordre franciscain en particulier couvraient la Sicile. Chaque bourgade en avait une. Ils partageaient toutes leurs petites ressources avec les pauvres.

Dès l'année 1212, ils s'étaient établis à Messine. St. Antoine de Pa­doue a passé là, il y a fait des miracles et y a laissé son esprit de charité. Il a fondé lui-même les maisons de Cefalù, de Patti, de Taormine. Le B. Ange de Rieti a fondé celles d'Alcamo, de Mazzara, de Marsala, de Trapani. Palerme, Syracuse, Lentini, Noto et Vizzini eurent aussi des couvents de Frères mineurs du vivant 17 de St. François.

St. Bernardin de Sienne fit fleurir en Sicile la réforme de l'Observance. Le B. Matthieu de Girgenti, un de ses plus chers disciples, réveilla l'esprit de foi et de piété dans toute l'île. Son corps repose à Palerme au couvent de Ste-Marie de Jésus.

A l'église de la Gancia, c'est le ven. Bénigne et celui de St. Benoît le More. A celle de St-François, c'est le ven. Gérard.

A l'église des capucins, c'est le B. Bernard de Corleone.

Palerme possède ainsi les corps de cinq saints de l'ordre franciscain. Le nombre des couvents de l'ordre en Sicile s'élevait à près d'un millier. Celui de Polizzi possède le corps du B. Gandulf. A Scicli est celui du ven. Guillaume. A Noto, celui de 18 St. Conrad.

Les monastères des Clarisses sont aussi fort nombreux. Celui de Mon­tevergine près de Messine possède le corps de la Bse Eustochie Calafato. Ce corps saint, après quatre siècles, est encore intact et se tient debout par un miracle permanent.

Les couvents de Sicile ont nourri chaque jour pendant plusieurs siècles des milliers de pauvres. La Révolution a tout détruit. Elle a profané les couvents. Elle a privé ainsi le peuple de secours immenses dans les néces­sités de l'esprit et du corps. Aussi, l'accroissement de la misère a-t-il sui­vi de près la suppression de toutes ces ressources.

La Sicile est la terre classique de la mythologie. Jupiter régna sur l'Et­na, où il tient écrasé le 19 titan Encelade. Cérès était la Divinité prin­cipale de l'île. Sa fille Proserpine et ses compagnes, Diane et Minerve, passèrent leurs premières années dans les plaines d'Enna. C'est là que Pluton enleva Proserpine. Vénus se plaisait sur les sommets de l'Eryx. Daphnis, fils de Mercure, inventa la poésie pastorale en Sicile pour char­mer Diane dans ses chasses. Vulcain préparait les foudres de Jupiter dans ses forges de l'Etna, aidé par la troupe des hydeux Cyclopes. Un d'eux Polyphème, y devint amoureux de la néréide Galathée, qui lui préféra le berger Acis. Ulysse délivra ses compagnons de la caverne où Polyphème les tenait enfermés.

J'ai le temps de songer à tous ces souvenirs, en allant de Palerme à Sy­racuse, et mes réflexions me confirment dans l'opinion que je me suis 20 formée depuis longtemps sur la mythologie. Elle a sa base dans la révélation et les traditions primitives. Elle s'en éloigne davantage avec la distance et les siècles. La poésie et l'imagination populaire, favorisées par le démon, qui avait tout intérêt à défigurer la tradition et à s'implan­ter à la place de Dieu, ont fait de la mythologie chez les peuples païens un amas confus de conceptions bizarres et variées, où l'on reconnaît avec peine les traits primitifs.

Les fils de Noé emportaient de Babel dans leur dispersion les tradi­tions primitives à l'existence d'un Dieu suprême, créateur et maître ab­solu de toutes choses, une vague notion de la Trinité, les conditions de la création, la chute des anges, le péché d'Eve, la promesse 21 d'un Re­dempteur, le déluge.

Les trois branches de la famille de Noé gardent pendant quelque temps leurs traditions assez pures.

L'Egypte nous offre les plus anciens souvenirs de la race de Cham; la Chaldée et l'Assyrie, ceux de la race de Sem; la Médie et la Perse ceux de la race de Japhet.

Que se passa-t-il en Egypte?

D'après M. Lenormant1), qui fait autorité pour l'histoire de l'Orient, les Egyptiens auraient, à l'origine, reconnu un Dieu unique. Les dieux multiples qu'on trouve chez eux ne seraient que des noms différents du Dieu unique ou des déformations populaires de la religion.

Le souvenir de cette croyance primitive est resté dans leurs inscrip­tions et papyrus. Ammon-Ra est pour eux le Dieu suprême. 22 Ammon-Ra est un être parfait, éternel, tout-puissant, qui a tout créé et n'a pas été créé lui-même. Les autres dieux ont été créés par lui.

M. Seignobos, dans son histoire d'Orient, cite, d'après les monu­ments égyptiens, quelques hymnes chantées par les prêtres de l'Egypte. Ces hymnes ne feraient pas de disparate dans notre liturgie. En voici quelques passages:

«Oh! leve-toi, Ammon-Ra, qui te crée toi-même! … Seigneur de la de­meure mystérieuse, Etre caché dont on ne connaît pas l'image! si élevé qu'on ne peut l'atteindre! Seigneur des années, qui donne la vie à qui lui plaît…

Il a créé le sol, l'argent, l'or, les pierreries. Il fait les herbes pour le bé­tail, les plantes pour les hommes. Il fait vivre les poissons dans l'eau, les oiseaux dans l'air, en donnant le souffle 23 aux êtres enfermés dans un oeuf…

Tous les hommes sortent de son regard. Salut à toi! lui disent-ils tous, nous nous prosternons devant toi qui nous a créés. Tu es béni de toute créa­ture au plus haut des cieux, dans toute la largeur de la terre, au plus profond des enfers. Les dieux s'inclinent devant ta sainteté. Les âmes exaltent celui qui les a créées. Elles te disent: Sois en paix, Père des pères de tous les dieux, créateur des êtres, formateur des choses, roi souverain, chef des dieux.

Tu repousses le méchant… Tu as anéanti la valeur de l'impie; l'ad­versaire de Ra tombe dans le feu… Fort est Ra, faible est l'impie! Haut est Ra, l'impie est à terre! Grand est Ra, petit est l'impie! Lumineux est Ra, obscur est l'impie! Bon est Ra, mauvais est l'impie! Puissant est Ra, faible est l'impie! 24.

O Ra! donne longue vie au Pharaon! Donne le pain à sa bouche, l'eau à ses lèvres, le parfum à sa chevelure!». Ammon-Ra plus tard a été con­fondu avec le soleil et il est devenu le simple chef d'une des triades hono­rées en Egypte.

De même chez les Chaldéens et les Assyriens, il y avait une Divinité suprême nommée El, assez vague et commune à tous les peuples semiti­ques. Les Assyriens l'ont appelée ensuite Assour, les Phéniciens l'ont ap­pelée Bel ou Baal.

Chez les Médes et les Perses, c'est Ormuzd le Dieu suprême. On l'appelle aussi l'éternel, Zervane-Akérène (le temps sans limite). Ormuzd est «le Dieu bon, le Dieu créateur, le Dieu de tous les hommes, le Dieu de la vie, de la pureté et de la vérité» (Inscription persane citée par Seignobos)».

Ce n'est que plus tard que les Perses 25 arrivent au dualisme et font de l'ange révolté, Ahriman, un second Dieu qu'ils apaisent par des sacri­fices.

Cette tradition va s'affaiblissant. Cependant tous les peuples gardent la croyance vague à un Dieu suprême ou du moins supérieur aux autres. Chez les Aryas, dans les livres sacrés des Védas, Agni est appelé le Dieu suprême.

Aux Indes Para-Brahma surpasse tous les dieux, c'est le Dieu existant par lui-même.

En Chine, Li ou Tao est appelé la raison suprême. Chang-ti ou Tien est appelé le Dieu créateur.

Chez les Slaves, Bog est appelé le père des dieux.

Chez les Grecs et les Romains, c'est Jupiter qui est le roi du ciel et le père des dieux 26.

«Zeus est le chef des dieux et le maître des hommes, dit Homère. C'est lui qui donne le pouvoir aux rois, lui qui envoie le bonheur et le malheur». L'idée de la Trinité avait aussi été révélée par Dieu, au moins d'une manière vague et sommaire dès le commencement. Dieu ne dit-il pas dans la Genèse: «Faisons l'homme à notre image» et «Voici qu'Adam est devenu comme l'un de nous».

Cette notion se retrouve partout, mais la connaissance de l'unité se perd et la Trinité devient partout un groupe de trois Dieux.

Dans les Védas, c'est tantôt Agni, Indra et Soma, tantôt Varouna, Sourya et Roudra.

Aux Indes, c'est Brahma, Vichnou et Siva.

En Egypte, c'est Ammon, 27 Maut et Khons à Thèbes; Osiris, Isis et Horus à Abydos; Phtah, Secket et Im-hotep à Memphis.

En Assyrie, c'est Anou, Baal et Ea.

Au japon, c'est le Maître du Ciel et ses deux auxiliaires.

En Chaldée, en Assyrie, en Chine, les dieux sont aussi groupés par trois.

En Scandinavie, c'est Odin, Vili et .

En Grèce, c'est Zeus, Poseidon et Hadès.

A Rome, c'est Jupiter, Neptune et Pluton, qui se partagent le ciel, la ter­re et les enfers.

La Sagesse incréée qui était avec Dieu dès le commencement (Cum eo oram cuncta componens - Ante Luciferum genui te), n'est-elle pas rappelée par Minerve, fille de Jupiter, née de lui seul, 28 sortie de son cerveau et déesse de la sagesse et des conseils (Athéné boulaia)?

La connaissance des anges et des démons s'est transmise partout. La Perse a ses bons anges, les Yzeds.

Les Chaldéens et les Assyriens connaissaient des génies ailés, servi­teurs des dieux. Les Grecs, les Romains, les Chinois ont leurs bons gé­nies.

Dans Homère et les traditions grecques, nous voyons Zeus aidé par les géants, qui sont les bons génies, renverser les Titans qui sont les dé­mons.

Les démons sont connus partout. La Perse a ses Djinns et ses Dévas, l'Inde a ses Mâra; la Grèce et Rome ont les Titans, les Cyclopes, Typhon, l'Hydre, les Erynnies, les Harpyes, etc.

L'Egypte a Set meurtrier d'Osiris 29 et Agap, monstrueux serpent. Les Etrusques ont Tuculcha, un démon hideux, aux bras enroulés de ser­pents et d'autres mauvais génies.

Les Assyriens et les Chaldéens ont des Esprits malfaisants, esprits de tenèbres et tendeurs de pièges.

Partout aussi on retrouve la notion d'un Dieu rédempteur.

En Perse, c'est Atar, fils d'Ormuzd, qui détruit les créations nuisibles. En Egypte, c'est Horus, qui venge son père Osiris et qui combat contre Set le démon de l'obscurité.

En Scandinavie, c'est Forséti, qui vaincra Loki, le dieu du feu et de la

destruction, et qui règnera à la place d'Odin. N'est-ce pas la même tra­dition qui a produit le mythe d'Apollon? Apollon est le dieu civilisateur et 30 guérisseur de tous les maux. Il est fils de Zeus, il combat les monstres et les dragons, c'est un dieu justicier. Il expie par l'exil sa vic­toire sur le serpent Pithon. Il a pour symboles le laurier et l'olivier. Il pu­rifie les meurtriers souillés du sang de leur victime en les touchant avec la branche de laurier comme le véritable Apollon purifie les pécheurs par le bois de sa croix.

La légende d'Hercule a beaucoup emprunté aux traditions. Eschyle nous le montre délivrant Prométhée qui symbolise toute l'humanité cou­pable. Ses grands travaux ne symbolisaient-ils pas la rédemption? Il tue le lion de Némée qui dévorait les hommes. Il tue l'hydre de Lerne, mon­stre qui avait neuf têtes de serpents. Il tue le sanglier d'Erymante, les oi­seaux monstrueux du lac Stymphale. 31 Il purifie les étables d'Au­gias. Il rouvre le jardin des Hespérides, où l'arbre aux fruits d'or est gar­dé par un dragon couleur de feu, qui ne laisse approcher personne.

Les Perses ont la notion d'une lutte continuelle entre les dieux bons et les dieux mauvais (anges et démons). Mais un jour viendra, disent-ils, où les démons seront définitivement vaincus. Les ténèbres, la mort, le mal disparaîtront. Ce sera le règne de la lumière, de la vie et de la vérité.

En Scandinavie aussi, le peuple garde la tradition de la chute des an­ges sous la forme de la lutte des dieux (Ases) et des géants (cotes). Le dieu Surt soutient la lutte contre le génie-serpent, Nidhug.

Le souvenir de la création en 32 six jours faisait également partie du trésor commun de la tradition.

Les Assyriens et les Babyloniens l'ont conservé. Les Perses parlent de la création en six périodes.

Ce n'est pas tout. Les premiers souvenirs historiques se retrouvent dé­figurés comme la révélation primitive, dans les fables et les traditions po­pulaires.

Adam, c'est Prométhée, qui a voulu dérober le feu du ciel (La lumière de la science du bien et du mal), et qui est puni et enchaîné pour des siè­cles, jusqu'à ce que vienne le Sauveur symbolisé par Hercule.

Eve, c'est Pandore. Elle a été faite d'argile, dit la fable, et animée par une étincelle du feu céleste (il y a là confusion avec Adam) et par sa cu­riosité, elle est l'autrice 33 de tous les maux de l'humanité.

N'est-ce pas Eve aussi que représentaient les déesses de l'Olympe sous leurs divers noms, Junon, Cérès, Vénus, déesses de la beauté, de la fé­condité et aussi de la séduction?

L'Inde avait aussi Lakshmi; la Phénicie, Astarte; la Babylonie, Mylit­ta.

Homère nous dit que Zeus avait épousé Héra (Junon) dans le jardin merveilleux des Hespérides, où règne un printemps éternel et où les ar­bres portent des pommes d'or. Il y a là un souvenir assez manifeste d'Eve et du paradis terrestre. Ce Mars (Arès) qu'on retrouve partout, dieu de la guerre et de la colère, qui a pour soeur Eris, la discorde, et pour auxiliaires les Kères, démons de la mort violente, ne-serait-ce pas Caïn? 34.

Tubalcaïn, le premier forgeron n'est-ce pas Vulcain, Hephaistos chez les Grecs, Fta en Egypte, Toashtri, le forgeron divin aux Indes? Vulcain est bien comme Tubalcaïn, l'inventeur de l'art de forger le fer.

Les inventeurs de l'art pastoral et de la musique, Jabel et Jubal, ne seraient-ils pas rappelés par Pan et Mercure?

Le souvenir du déluge se retrouve partout, en Assyrie, en Grèce, en Scandinavie.

Deucalion, disent les Grecs, averti par son père (Prométhée) construi­sit une arche de bois, où il s'enferma avec sa femme. Tous les autres hommes furent noyés.

Pendant neuf jours, l'arche flotta sur les eaux, puis elle échoua au sommet d'une montagne. 35 Deucalion et sa femme en sortirent et of­frirent aussitôt un sacrifice à Jupiter, puis ils repeuplèrent la terre en se­mant des pierres. Ce dernier trait n'est-il pas un vague souvenir de la tour de Babel, où il y eut des pierres amoncelées, puis des hommes di­spersés?

Chez les Grecs aussi, la messagère des dieux, Iris, a pour écharpe l'arc-en-ciel. Ce signe ne fut-il pas en effet un message Divin après le dé­luge?

Le récit scandinave du déluge n'est pas moins curieux. Odin tua le géant Ymir. Le sang d'Ymir inonda la terre et noya tous les géants. Seuls Gerhelmir et sa femme se sauvèrent par une barque.

Noé, n'est-ce pas encore Bacchus? 36 Bacchus est le dieu du vin et de l'ivresse. Homère raconte qu'il perdit sa mère Sémélé (la terre) et qu'il fut élevé dans une île par les Hyades, nymphes de la pluie.

Quand bien même l'une de ces attributions serait risquée, l'ensemble ne laisse pas de doute.

Mais ce que je veux faire remarquer surtout, c'est l'art infernal avec lequel le démon a jeté la confusion dans toutes les traditions pour arriver à se faire adorer.

Dans les premiers temps après le déluge, la tradition est encore intac­te, les peuples naissants adorent un Dieu suprême et attendent le ré­dempteur. Mais bientôt le démon multiplie les dieux pour trouver sa 37 place parmi eux, et, quand il peut, il se fait passer lui-même pour le Dieu suprême.

Nous avons vu comment il a fait trois dieux avec le Dieu unique, qui règne au ciel, sur la terre et dans les enfers. Puis tous ces personnages de la tradition qu'on honore ou qu'on craint, les anges, les démons, les hommes les plus marquants, il en fait des dieux.

Se sentant lui-même haï et redouté, il se fait offrir des sacrifices qui ont pour but de l'apaiser. Il partage ainsi le culte des hommes avec le Dieu bon et créateur. En Perse, sous le nom d'Ahriman, il prétend éga­ler Ormuzd. En Phénicie, sous le nom de Moloch, il demande des sacri­fices de jeunes enfants.

Ne pouvant pas déraciner le 38 culte d'un Dieu suprême, et dési­rant l'accaparer pour lui-même, il fait en sorte que le Dieu suprême ado­ré partout soit un dieu révolté qui a détrôné son père. Cronos en Grèce a détrôné Ouranos. Zeus a détrôné Cronos ou Saturne. Jupiter chez les la­tins a détrôné Janus. Indra, aux Indes a détrôné Varouna. Les divers chefs des triades en Egypte ont détrôné Ammon. Ra-Baal en Assyrie et Phénicie a détrôné Anon.

Tous ces dieux révoltés ne représentent-ils pas Satan? Tout le pagani­sme est donc l'histoire de son règne.

Cà et là aussi, sous prétexte d'honorer le symbole de la génération, il propose au culte des hommes des objets immondes, 39 le Linga aux Indes, le Phallus en Egypte et les Menhirs, qui paraissent avoir eu la mê­me signification chez les Celtes et les Scandinaves.

Le serpent est souvent l'ornement et le symbole de ces dieux révoltés. Odin et Vuotan, le Jupiter ou Mercure scandinave et germain, ont re­présenté avec des serpents enroulés à ses bras, et il exige des sacrifices humains.

La Sicile a donc été, avant le christianisme, une des provinces du rè­gne de Satan. Aussi je maudis de tout mon cœur son Jupiter, son Pluton et ses Cyclopes, et je déplore l'étrange abus qu'elle a fait de toutes les traditions primitives en divinisant tout, excepté Dieu lui-même 40.

Après la mythologie, quelques réflexions sur l'histoire. Qu'étaient-ce que ces Sicanes, qui précédèrent en Sicile les peuples italiques? Ils n'ont guère laissé de traces que quelques murailles colossa­les et quelques habitations souterraines. Comme les premiers colons d'Argos et de Tyrinthe, comme les Etrusques comme les Ibères, je les re­garderais volontiers comme des colonies d'Egypte et de Phénicie, un mé­lange de Chamites et de Sémites. L'Etrurie n'a-t-elle pas une parenté évidente avec l'Egypte? Les Ibères qui semblent réduits aujourd'hui au groupe basque n'ont-ils pas une langue toute différente des langues ja­phétiques? N'a-t-on pas de nos jours constaté une certaine analogie en­tre cette langue 41 et celle de l'extrême Asie, celle du japon qui a dû être colonisé au commencement par une de ces tribus mélangées de Sé­mites et de Chamites qui émigrèrent vers l'Est de l'Asie. Après les Sica­nes et les Italiotes, la Sicile se vit occupée par les Grecs. Les colonies do­riennes et ioniennes l'envahirent toute entière, sauf quelques points ha­bités par les Phéniciens.

La Sicile devint un prolongement, une province de la Grèce. On y trouvait à la fois et la civilisation raffinée d'Athènes et l'instabilité politi­que de la Grèce. Des dissensions éclatèrent bientôt parmi les habitants des villes qui passèrent fréquemment du règne de la démocratie à celui de la tyrannie. La Sicile devint le pays classique des tyrans, 42 dont le plus fameux fut Phalaris d'Acragos. Quelques uns, comme Gélon de Sy­racuse et Théron d'Acragos gouvernèrent avec sagesse, donnèrent à leurs cités de splendides développements et surent défendre la Sicile con­tre l'envahissement des Phéniciens.

Dès le VIIe et le VIe siècle avant l'ère chrétienne, la Sicile et l'Italie du Sud possédaient des temples superbes, rivaux de ceux d'Athènes, de Delphes et d'Olympie. Quelques uns sont encore debout, au moins en partie à Ségeste, à Selinonte, à Agrigente, à Syracuse, à Paestum, à Cro­tone, à Métaponte, à Tarente.

Les théâtres de Syracuse, de Taormine, de Ségeste, de Tyndaris, de Catane égalaient les plus beaux de la Grèce.

Pour la peinture et la sculpture 43 Zeusis et Myron avaient enrichi de leurs chefs-d'œuvre les temples de la Sicile et de la grande Grèce. Verrès le savait bien, quand il enlevait de force les statues artistiques de Ségeste et d'Agrigente et les remplaçait par des bronzes vulgaires.

Pour la poésie, Pindare et Sapho eux-mêmes ont séjourné en Sicile. Stésichore, le poète qui a créé ou perfectionné les choeurs de la tragédie était d'Himéra. Il a vécu à Catane. Théocrite a écrit ses idylles à Syra­cuse.

Pour la philosophie, Platon a séjourné souvent et longuement à Syra­cuse. Xénophane y mourut. Simonide a vécu aussi en Sicile. Pythagore était de Crotone. C'est dans la Sicile et la grande Grèce qui sa doctrine fit école.

Pour les sciences, à Pythagore 44 il faut ajouter Archytas de Taren­te, Empédocle d'Agrigente, Archimède de Syracuse. Quel pays au mon­de n'envierait un pareil groupe de génies.

Comme orateurs, la Sicile eut Tisias, le maître d'Isocrate. Elle eut aussi les rhéteurs Gorgias et Lisias.

Pour l'histoire, Hérodote était de Thurii en Calabre et Diòdore d'Agyrie en Sicile.

Pour l'art encore, rappelons les mosaïques retrouvées en Sicile, ses beaux vases et ses médailles les plus belles du monde.

La Sicile, pour l'art, la littérature et la science, partage donc entière­ment la gloire de la Grèce. C'est la Grèce elle-même qui s'étendait d'ail­leurs par l'influence 45 de sa langue et de son génie depuis l'Asie mi­neure jusqu'au Cap Lilybée. Je ne reviens pas sur les époques posté­rieurs de l'histoire, j'en ai parlé à propos de Palerme et de Naples.

En cheminant ainsi, nous avions franché tout le pays montagneux et nous descendions vers Catane par la vallée. Là, un paysage nouveau étrange et saisissant se déroule. C'est le désert de froment. Le sol ondu­le, sans un arbre, sans une haie, sans rien qui fixe la vue. C'est un océan vert au printemps, sous un ciel bleu dont les teintes vont s'empourprant avec le coucher du soleil. L'été ce sont des vagues d'or bordées par des dunes rousses dans le lointain.

On aperçoit quelques fermes, mais 46 bien rares entourées de meu­les de paille. On se demande où sont les laboureurs qui sèment de telles moissons. Mais quelques villes apparaissent au loin sur le sommet des coteaux, hérissées de créneaux comme au temps des croisades. C'est de là que chaque matin les travailleurs descendent pour aller cultiver la ter­re à d'énormes distances. Je ne sais si c'est la force de la coutume ou le manque de sécurité des plaines qui retient la population dans ces nids d'aigle. C'est sans doute l'une et l'autre.

Le soir je me reposais à Catane pour aller de bonne heure le lende­main visiter Syracuse.

C'est donc là, sur les bords de cette baie, ouverte vers l'Orient, qu'était la grande ville Dorienne, 47 la rivale heureuse d'Athènes, cel­le que Cicéron appelait «la plus grande des cités grecques et la plus belle de toutes les villes». Colonie de Corinthe au VIIIe siècle avant le Christ, elle grandit vite. Elle envoie bientôt des essaims sur toutes les côtes de la Sicile.

Elle a des rois qu'elle appelle des tyrans. C'est par intervalles seule­ment qu'elle est républicaine. Ses rois sont parfois durs et cruels, mais en somme, ils sont généralement bons administrateurs, amis des arts et des lettres et puissants à la guerre.

Gélon au Ve siècle en fait la reine de la Sicile, il détruit la grande ar­mée de Carthage à Himéra. La civilisation grecque atteint alors son apo­gée en Sicile.

Hiéron, son frère et successeur, a un 48 règne aussi heureux. C'est un Mécène. Eschyle, Pindare, Simonide, Epicharme trouvent l'hospita­lité à sa cour.

Syracuse tint tête à Athènes. Sans cela, Athènes aurait fondé un grand empire méditerranéen.

C'est un beau récit que celui du siège de Syracuse par les Athéniens. Thucydide l'a immortalisé ce siège. Grâce à lui, nous en connaissons tous les détails.

Les Athéniens avaient été appelés par les Egestains qui étaient en lutte avec Syracuse. Ils envoyèrent une flotte de 134 trirèmes sous le comman­dement de Nicias. C'était en 415. Le siège dura deux ans. Il devint un blocus. La flotte athénienne détenait le port et les collines qui domi­naient la ville. Elle l'enferma dans une muraille infranchissable. Cepen­dant une petite armée de 49 secours envoyée par Sparte, ennemie d'Athènes, put débarquer avant que l'investissement ne fût complet.

Le siège de Syracuse devenait le principal épisode de la guerre du Pé­loponèse.

Athènes envoya de nouveaux renforts sous les ordres de Démosthènes. Enfin les maladies et la discorde vinrent affaiblir les Athéniens. Une éclipse de lune déconcerta leurs esprits superstitieux. Ils furent défaits dans une nouvelle bataille navale où Thucydide nous montre ces armées lettrées, chantant comme les choeurs d'une tragédie leurs succès et leurs revers. Vaincus sur mer, ils essayèrent d'opérer leur retraite par terre, mais les Sy­racusains avaient fermé les défilés et les Athéniens durent se rendre.

Six mille prisonniers languirent 50 pendant huit mois dans les Lato­mies, ces carrières profondes, bien semblables à des cours de prison. Puis ils furent vendus. Cependant la liberté fut accordée à quelques uns en récompense de leur talent à déclamer les vers d'Euripide. Quelle étrange civilisation, qui concilie des passions si opposées, celles de la guerre et de la littérature!

C'est donc là que vint se briser la fortune d'Athènes.

Au IVe siècle, Denys l'ancien ajoute encore à la gloire de Syracuse. Il la fortifie et l'embellit. Il la défend contre Carthage. Il règne sur la Sicile et la grande Grèce. Il est, après le roi de Perse, le plus puissant prince de son temps. Au IIIe siècle, le règne de Hiéron II est pour Syracuse une dernière période de prospérité. Théocrite, le poète 51 bucolique et Ar­chimède le puissant géomètre vivent à sa cour. Il fait construire le plus grand vaisseau que l'antiquité ait connu et qui a été décrit par Athénée.

C'est vers la fin du IIIe siècle, 214-212, que Rome s'en empara. C'est Marcellus qui eut cette gloire. Il attaqua la ville par terre et par mer. Pendant que sa flotte entrait dans le port, son armée s'emparait de la puissante citadelle qui dominait la ville et dont les ruines ont encore au­jourd'hui un aspect colossal.

La ville fut prise quartier par quartier. Archimède fut tué par un sol­dat qui ne le connaissait pas. Le butin fut immense et Rome se remplit d'objets d'art, statues, meubles, vases, etc. ravis à la riche Syracuse.

La capitale de la Méditerranée 52 devint une simple ville de provin­ce romaine. Cependant Cicéron l'appelait encore la plus grande des cités grecques et la plus belle ville du monde.

Rome avait conquis la Sicile, mais le luxe et la richesse de la Sicile changèrent les moeurs de Rome et lui firent perdre la simplicité qui fai­sait sa force.

La nuit se faisait dans les moeurs, il était temps que le soleil d'Orient vint chasser les ténèbres.

Syracuse fut une des premières villes qui reçurent l'Evangile. St. Pier­re y envoya d'Antioche vers l'an 40 un disciple, St. Marcien, qui fut son premier évêque. Il y avait là une nombreuse colonie de juifs, près du pe­tit port. St. Marcien fit des prosélytes. Bientôt St. Pierre passa lui-même en se rendant à Rome. Il semait 53 les églises sur son chemin. Il don­nait St. Marc à Alexandrie, St. Crescent à Carthage, St. Libertinus à Agrigente, St. Pancrace à Taormine, St. Aspren à Naples, St. Epa­phrodite à Terracine.

Quelques années après St. Paul passait. Il venait de Malte, il allait à Rome. Il s'arrêta trois jours à Syracuse. Il vit la petite chrétienté nais­sante. Il raconta ses succès en Orient et ses épreuves. Ses compagnons, les matelots du vaisseau à l'enseigne des Castors, racontaient les prodiges opérés à Malte, la conversion du gouverneur, la guérison de son père, l'épisode de la vipère qui épargna St. Paul.

La chrétienté de Syracuse grandit vite. Dioclétien tenta en vain de

l'anéantir. Parmi ses martyrs, il est une fleur qui brille d'un éclat 54 particulier, c'est Ste Lucie. Elle est l'égale des Agnès et des Cécile. L'Eglise l'invoque tous les jours au Canon de la messe. Elle était toute jeune aussi et de grande famille. Comme Agnès elle échappa à la séduc­tion et aux flammes; comme elle, elle mourut percée d'un glaive, au 13 Décembre 304.

Là comme partout dans le vieux monde la petite pierre descendue de la montagne du Calvaire avait renversé le colosse du paganisme. Jupi­ter, Minerve et Diane ne trouvaient plus de crédit et le Christ régnait.

Quelques siècles plus tard, avec l'empereur Constance, de 663 à 668, Syracuse redevint la capitale du monde. Puis elle est retombée dans l'ou­bli. Elle est aujourd'hui la plus petite des préfectures de la Sicile 55.

Mais il faut dire ce qui reste de ses splendeurs païennes et de ses sou­venirs chrétiens.

Trois seulement de ses temples ont encore quelques colonnes debout. Ils devaient être splendides. Celui de Minerve, dont Cicéron a décrit les merveilles, est devenu la cathédrale. De ses 36 colonnes, 22 subsistent encore. C'était un temple dorique comme ceux d'Agrigente et de Séli­nonte.

Dans la petite rue de St-Paul sont les beaux restes d'un autre temple qu'on attribue à Diane. Il devait égaler les plus grands de la Sicile. Il avait 19 ou 20 colonnes sur les côtés.

Hors de la ville, près de la rivière Anapa, au Sud, il reste deux hautes colonnes du temple de Jupiter olympien. Ces deux colonnes au milieu de 56 cette plaine inspirent bien la mélancolie des ruines. Il y avait là un grand sanctuaire, l'Olympeion, où les populations venaient prier et offrir des sacrifices. Vraiment ces peuples, que St. Paul appelle pieux à excès (Act. Chap. XVII) méritaient bien de connaître la vraie foi.

Près de l'Olympeion, la fontaine de la nymphe Cyané coule au milieu des papyrus. Près du temple de Minerve, au borde de la mer, c'est la fontaine Aréthuse, qui fait l'ornement du jardin public dans un élégant bassin entouré aussi de papyrus.

Dieu a donné à ce peuple, pour lui faire oublier ses nymphes, l'héroi­que vierge Lucie, que le monde entier vénère. La ville primitive, 57 jusqu'au temps de Hiéron Ier et de Trasybule, au Ve siècle avant le Christ, s'étendait seulement jusqu'aux premières collines. C'est là que nous trouvons encore le théâtre grec, l'amphithéâtre romain, les nécro­poles, les vastes carrières dont on a fait les Latomies et les catacombes avec les premiers sanctuaires chrétiens.

C'est le tyran Denys qui fit entourer de murs les nouveaux quartiers de l'Achradine, de Neapolis et d'Epipolis.

J'ai cité trois temples. Il ne reste plus trace des beaux temples d'Apol­lon, de Junon et de Proserpine qui ornaient la Neapolis, ni du temple de Cérés qui se trouvait à l'Achradine. Pour compléter les souvenirs reli­gieux de la ville païenne, il faut signaler encore l'autel d'Hiéron II. C'est une plate-forme, près de l'amphithéâtre qui n'a pas moins de un stade ou 190 mètres de long. Les Syracusains témoignaient leur amour de la liberté 58 en immolant là chaque année 450 taureaux en mémoire de l'expulsion du tyran Thrasybule.

Après la ville religieuse, la ville du plaisir. Le théatre grec était super­be. Il était, dit-on, le plus grand du monde grec, après celui de Milet la métropole de l'Asie mineure. Il est encore presque entier, ce beau théa­tre, tout taillé dans le roc au sommet de la colline. Il a 150 mètres de dia­mètre et il avait 60 rangées de gradins. Les grecs choisissaient avec un art merveilleux l'emplacement de leurs temples et de leurs théatres. Tourné vers l'Orient le théâtre de Syracuse a pour horizon la ville entiè­re, la campagne, le port et la vaste mer Ionienne.

Au coucher du soleil, ce vaste horizon est tout empourprée de 59 teintes chaudes. C'est sous ce rayonnement triomphal, que de­vaient finir les pièces d'Eschyle et de Sophocle, qu'on représentait l'après-midi.

L'Amphithéâtre romain est du temps d'Auguste, le grand bâtisseur de villes et de monuments luxueux.

De l'architecture militaire de Syracuse, il reste quelques pans de murs en pierres de taille de cette immense enceinte que Denys l'ancien fit éle­ver par 60.000 esclaves et 6.000 paires de boeufs. Il reste aussi le puis­sant château-fort de l'Euryèle avec ses quatre tours massives. C'est une sorte de Coucy, qui date de 18 siècles avant le nôtre.

Les carrières ou Latomies de Syracuse méritent une mention particuliè­re. Aucune ville au monde n'a rien de comparable. 60 Ce sont des carrières à ciel ouvert, immenses et profondes de 30 à 40 mètres. C'est là qu'on a taillé les pierres qui ont servi à bâtir la grande ville et ses rem­parts. Le temps, le vent et l'eau ont apporté à ces carrières un sol arable et aujourd'hui dans ces profondeurs, abritées, comme des serres, pousse une végétation africaine.

L'une de ces carrières a une voûte sinueuse. Elle s'élève en limaçon et va s'ouvrir par une fente étroite et mystérieuse au sommet de la colline. Elle a sa légende. C'est l'oreille de Dénys. Le tyran, qui avait ses jardins là/­haut, entendait, dit-on, par là les conversations et les complots de ses prisonniers. Ce qui est vrai, c'est que cette voûte a des échos étonnants et que les paroles dites faiblement 61 dans le bas montent sans peine à la voûte.

Mais tout cela n'a pas pour moi l'intérêt des deux modestes sanctuai­res qui rappellent les grands souvenirs chrétiens de Syracuse, les deux monastères de Ste-Lucie et de St Jean. Ste-Lucie n'est pas loin du petit port. St-Jean est à 10 minutes plus loin, à l'extrémité de la ville primiti­ve, à l'entrée des catacombes qui courent sous le quartier d'Achradine.

Ces sanctuaires, hélas! ont aujourd'hui un aspect navrant d'abandon et de pauvreté. St Jean compte seulement quatre ou cinq pauvres franci­scains. L'église de Ste-Lucie est le lieu du martyre de la grande sainte et la rotonde voisine posséda son corps pendant des siècles, avant qu'il fût emporté à Constantinople et de là à 62 Venise, où la sainte est si ai­mée et si populaire.

Ste Lucie était comme Ste Agathe et Ste Cécile jeune et riche. L'exemple de Ste Agathe, martyrisée un demi-siècle auparavant l'avait frappée. Elle aimait Ste Agathe. Elle était allée visiter son tombeau à Ca­tane. Elle avait obtenu d'elle la santé de sa mère. Comme Ste Agathe, el­le avait voué à Dieu sa virginité. Elle avait distribué tous ses biens aux pauvres. Un jeune homme qui convoitait sa main et qu'elle éloigna la dénonça comme chrétienne, au moment de la persécution de Dioclétien.

C'est là où est le sanctuaire de Ste-Lucie qu'elle fut livrée au bûcher dont les flammes 63 l'épargnèrent. C'est là qu'elle eut la tête tranchée. Quel contraste entre ces vierges si pures, si modestes, si charitables, les Agathe, les Lucie, les Rosalie et les anciennes idoles de la Sicile, dées­ses et nymphes, que leurs moeurs conduiraient aujourd'hui en police correctionnelle!

Les souvenirs du sanctuaire de St Jean sont plus vénérables encore. C'est là, à l'entrée des grandes catacombes syracusaines que St. Paul a séjourné, chez l'évêque Marcien, disciple de St. Pierre.

St. Paul a offert là le St. Sacrifice. St. Luc et St. Marc y ont aussi sé­journé. C'était le chemin de l'Orient vers Rome, C'est là que St. Mar­cien a été livré au supplice. C'est là qu'il a 64 reposé longtemps avant que ses reliques furent portées à la cathédrale.

Les catacombes voisines rappellent celles de Rome. Elles ont quelques peintures et inscriptions des IVe et Ve siècle.

Je plains les Syracusains d'avoir perdu leur plus glorieux trophée, le corps de Ste Lucie.

Je quittai Syracuse le soir pour rentrer à Catane, en passant au pied du mont Hybla, célèbre par son miel et auprès de la ville de Leontium dont les vastes grottes étaient habitées dans les temps primitifs par les Cyclopes au dire de la mythologie.

Catane a deux grandes choses: Ste Agathe et l'Etna.

L'Etna est une merveille de l'ordre naturel, une manifestation des for­ces cachées que le Créateur a mises 65 dans le monde matériel. Ste Agathe, l'illustre martyre, est une merveille de l'ordre surnaturel. Elle est plus grande que l'Etna, puisqu'elle l'a plus d'une fois vaincu et arrê­té dans les débordements de sa fureur.

L'Etna est le plus haut sommet de l'Italie. Il a 3312 mètres de hauteur2). Et comme il est isolé, il est plus imposant que ne sont les hau­tes montagnes enchevêtrées dans un massif qui en diminue l'effet. Le Vésuve n'a que 1200 mètres.

L'Etna domine toute la Sicile, la Calabre et le détroit de Messine. C'est un des donjons de Jupiter et il porte dans ses flancs les ateliers de Vulcain.

C'est un petit monde en raccourci. On trouve sur ses pentes tous les 66 climats, toutes les végétations, toutes les richesses et toutes les pauvretés de la nature.

A sa base, c'est la région cultivée. Elle est d'une fertilité prodigieuse, et les populations s'y accumulent. C'est une couronne, un ruban large d'un kilomètre et on y trouve 300.000 habitants. Dans ces proportions, la France en aurait 170 millions. Jusqu'à 500 mètres d'élévation, ce ne sont qu'orangers et citronniers. Au-dessus jusqu'à 1000 mètres la vigne se mèle aux oliviers, aux figuiers, aux citronniers. C'est là qu'était le chataigner di cento cavalli. L'arbre géant avait 37 mètres de circonférence. Cent chevaux se reposaient à l'aise à son ombre. Le feu et la hache des bergers ont détruit ce que tant de siècles avaient respecté.

Au-dessus de cet incomparable jardin, c'est la région boisée qui s'élè­ve jusqu'à 2000 mètres. Elle comprend d'abord des forêts de chênes, de chataigners, de hêtres 67 et de bouleaux, qui rappellent nos régions tempérées, puis des massifs de pins qui nous transportent en Norvège.

La zone supérieure est toute dénudée. Ce sont de vastes champs de la­ve noire et brillante, semblables à un immense catafalque de velours. On ne trouve plus là-haut que quelques plantes phanérogames, des mousses et des lichens.

L'Etna n'a pas ordinairement comme le Vésuve un panache de fu­mée. Le plus souvent il se détache pur et radieux sur son beau ciel avec des effets infinis de lumière qui captivent et retiennent les touristes qui les contemplent du théatre de Taormine, surtout quand 68 l'aurore y sème ses roses ou le crépuscule ses violettes. Le géant promène sa grande ombre suivant les phases du soleil. Le matin, il en couvre toute l'île comme d'un manteau. Le soir, il la projette jusque sur les montagnes de la Calabre.

Le divin forgeron, Vulcain, n'est pas oisif. Il rejette souvent ses sco­ries. Les flancs de l'Etna portent les traces de 200 cratères. On a compté 60 eruptions dans ces trois derniers siècles. Le grand cratère a 300 mè­tres de diamètre. Pindare décrivait déjà les fureurs de Vulcain. Les villes anciennes de Naxos, Inessa et Hybla ont été ensevelies sous la lave. Em­pédocle voulut étudier le cratère et y périt. On lui attribue le petit édifice appelé torre del filosofo, dont il reste quelques débris la-haut à 2885 mètres d'élévation.

La plus célèbre éruption est celle de 1669. Après un tremblement de terre qui détruisit la ville de Nicolosi, il s'ouvrit deux gouffres profonds d'où sortit une telle quantité de 69 scories qu'elles formèrent une dou­ble montagne, les Monti Rossi, de 137 mètres de haut. La coulée de lave descendit jusqu'à la mer qu'elle repoussa peu à peu de 300 mètres. Dans leur lutte ces deux géants écumaient, sifflaient et lançaient vers le ciel des masses de vapeur qui retombaient en pluie salée sur la contrée. La lave couvrit vingt villages et chassa de leurs maisons 27.000 habitants dont un grand nombre périrent.

L'éruption de 1693 donna moins de laves, mais elle fut accompagnée de tremblements de terre qui détruisirent 40 villes et firent périr 60.000 personnes. Notre siècle a déjà compté 18 éruptions ce qui fait une en moyenne tous les 4 ou 5 ans.

Une des curiosités naturelles de cette montagne si étrange, c'est qu'on y 70 trouve sous les laves des bancs de neige et de glace. Ils ont été conservés sous les sables volcaniques, mauvais conducteurs de la cha­leur. On les exploite pour procurer des boissons fraîches aux habitants de Catane.

Mais il est temps de parler de l'aimable protectrice de Catane. Ste Agathe est une de ces perles de la sainteté dont le renom s'est étendu dès le principe à toute l'Eglise. La liturgie la nomme au Canon de la messe à côté de Ste Cécile et de Ste Agnès.

Elle est née d'une riche famille de Sicile et probablement de Palerme

vers l'an 240. Son nom était un présage, il exprime en grec la bonté. Elle se consacra à Dieu dès son enfance et vivait comme un ange sur la terre. Au temps de la persécution de Dèce, le gouverneur de la Sicile. Quin­tianus, 71 homme avare et dissolu, avait entendu parler de la beauté et des richesses d'Agathe. Il voulait s'emparer d'elle. L'occasion était propice, elle était chrétienne. Les décrets de persécution donnaient tout pouvoir au gouverneur. Il habitait Catane. Il se fit amener sa victime. Les procédés des tyrans sont partout les mêmes. Il essaya d'abord de corrompre la jeune vierge. Il la mit tout un mois sous la direction d'une femme de mauvaises moeurs, mais en vain. L'ange de la terre garda sa pureté. Quintianus la fit comparaître et lui opposa alors l'argument de dignité si cher aux païens de ce temps-là: «Comment se fait-il qu'étant noble et libre, vous vous rabaissiez au rang des esclaves en suivant la vile condition des chrétiens?». Agathe lui répondit qu'il y avait plus de no­blesse à suivre Jésus-Christ 72 et à obéir au Dieu du ciel qu'à servir les démons. Le gouverneur employa alors les promesses et les séductions, mais en vain. Il ne lui restait plus que la ressource des supplices il en usa largement. Il voulut contraindre la jeune héroïne à sacrifier aux dieux, elle lui fit une réponse superbe. «Je fais si peu de cas de vos dieux, lui­dit-elle avec une admirable présence d'esprit, que je penserais vous faire affront si je vous comparais à Jupiter, et déshonorer votre femme si je la croyais semblable à Venus».

Le tyran la fit souffleter et jeter en prison. Et le lendemain, après des nouvelles menaces commencèrent les supplices: le chevalet, les verges, les ongles de fer, les lames ardentes. C'était partout la même barbarie. Rien n'est plus connu que le trait 73 suivant: Quintianus fit couper le sein à la jeune victime. Elle eut le courage de lui dire: «Tyran, oses-tu bien faire souffrir une jeune fille par sa poitrine? Ne te souviens tu plus des mamelles de ta mère!». St. Pierre vint la visiter dans la prison et la guérir.

Quintianus furieux la fit alors traîner sur des braises mêlées de frag­ments de vases. Jetée de nouveau en prison, elle demande à N.-S. de l'appeler à lui et elle alla au ciel le 5 février 251.

La ville de Catane est toute remplie des souvenirs de la chère sainte. Son corps repose à la cathédrale, dans l'abside de droite. Sa chapelle est ornée de grilles élégantes et de beaux reliefs de marbre. J'ai célébré là la sainte messe avec bonheur. Toute la ville fête 74 sa patronne chaque année deux fois, au mois d'août et au mois de février. Les fêtes de février durent trois jours, elles attirent beaucoup d'étrangers. La châsse d'ar­gent y est portée en procession à travers la ville, et le sénat municipal l'accompagne toujours. C'est un devoir de reconnaissance qu'il remplit plus loyalement que le conseil municipal de Marseille.

Un reliquaire conservé dans la même chapelle contient la mamelle de Ste Agathe que le tyran Quintianus fit couper.

En haut de la ville est l'église de la sainte prison. C'est là que la sainte a été enfermée, dans les cachots de l'amphithéâtre. C'est là que St. Pier­re la visita et la guérit. On y montre l'empreinte des pieds de la sainte sur une dalle de marbre. Ce sont les pieds d'une enfant de 15 ans.

La ville a encore plusieurs églises 75 votives dédiées à la sainte en souvenir de sa protection miraculeuse.

Son voile a le privilège de préserver du feu. On le porte en procession quand le volcan vomit ses flammes. En 1669, il détourna le courant de lave au-dessus du couvent des bénédictins, et le fleuve de feu alla se jeter dans la mer et rétrécir le port. En 1886, on le porta encore au-devant des laves envahissantes et la petite ville de Nicolosi, au-dessus de Catane, fut préservée.

La chère sainte n'est pas seulement honorée à Catane, elle est la pa­trone de l'île de Malte. Des églises lui sont dédiées à Rome et dans un grand nombre de villes.

Catane a un air de grande ville. Elle compte d'ailleurs 100.000 habi­tants. Sa position sur la mer ionienne, au pied de l'Etna est ravis­sante. 76 Il y a bien à craindre les impertinences de Vulcain, mais Ste Agathe est là pour le tenir en respect.

La ville antique a presque disparu. Il reste cependant quelques ruines du théâtre grec, de l'amphithéâtre romain et des thermes et quelques co­lonnes de granit au porche de la cathédrale.

L'histoire de Catane est analogue à celle de toute la Sicile. Elle vit pas­ser les Grecs, les Carthaginois, les Romains, les Ostrogoths, les Bizan­tins, les Sarrasins, les Normands.

La ville moderne est fière de ses palais, de sa richesse, de son universi­té fondée au XVe siècle par Alphonse d'Aragon. Elle se regarde comme la métropole scientifique de l'île. Elle montre avec orgueil ses cent égli­ses, ses monastères et ses jardins.

Cependant elle n'est pas riche en monuments 77 anciens, les trem­blements de terre l'ont trop souvent secouée.

Ses trois perles sont: sa cathédrale, son monastère bénédictin et son jardin Bellini.

La cathédrale a gardé ses grandes absides ogivales et un transept du

temps du roi Roger. Notre siècle lui a ajouté une coupole. Les amateurs de beaux-arts s'y arrêtent quelques moments devant les solennelles fre­sques de la voûte et du choeur, peintes au XVIIe siècle par Corradino, les fines arabesques des chapelles dues au sculpteur Gagini et les grandes stalles de la Renaissance. Le choeur contient les tombeaux de plusieurs princes et princesses d'Aragon du XIVe siècle. La grande couronne de la chapelle de Ste-Agathe est un ex-voto du grand croisé Richard Cœur­de-Lion 78.

Il faut voir à Catane l'abbaye bénédictine de St-Nicolas. C'est un splendide monastère, qu'on peut comparer pour la richesse aux Char­treuses de Naples et de Pavie et à l'abbaye de Mafra en Portugal. Il était réservé aux fils de familles nobles.

C'est un palais plutôt qu'un couvent. Il a deux grandes cours entou­rées de plusieurs étages de portiques et d'appartements, avec des esca­liers majestueux. Un portique ouvert traverse les cours et conduit aux jardins étagés au-dessus du couvent, d'où l'on a une vue superbe sur l'Etna, la ville et la mer ionienne! Un musée fondé par les bénédictins contient des collections d'histoire naturelle, des vases anciens, des in­scriptions, des antiquités romaines. La bibliothèque de 20.000 volumes a de délicieuses miniatures 79 sur Vélin.

L'église du monastère a 105 mètres de long. Elle est plus riche qu'arti­stique. Ses autels sont ornés d'une profusion de marbres. Son orgue compte 3000 tuyaux. Ses stalles sont en marqueterie.

Tout cela est superbe. Ce qui explique cette richesse, c'est que ce mo­nastère a obtenu pendant des siècles la préférence de toute la noblesse de Sicile.

Quand les vocations sont sérieuses dans cette classe de la société, elles sont héroïques. Elles entraînent avec elles de grands sacrifices.

Aussi les commencements de ce monastère furent-ils admirables de ferveur. Ils avaient une grande foi et une grande piété ces moines béné­dictins, quand ils obtinrent 80 par l'intercession de Ste Agathe en 1669 que le torrent de lave s'arrêtât au pied de leurs murailles et se dé­tournât pour aller se jeter dans la mer.

Mais la richesse est mauvaise conseillère, et quand les vocations sont douteuses, quand c'est la coutume plutôt que la foi qui envoie les cadets de familles au monastère, alors la discipline s'énerve, la règle fléchit et le relâchement s'introduit. C'est ce qui arriva là au XVIIIe siècle et jusqu'au XIXe. Pie IX dut charger un vaillant évêque, le cardinal Dusmet3) d'opérer là une reforme nécessaire. Et le saint évêque avait fait disparaître les chevaux et les équipages de ces moines grands seigneurs et il avait tout 81 fait rentrer dans l'ordre, quand vint la sécularisation opérée par les Piémontais en 1866.

Aujourd'hui le monastère est un musée.

Catane peut être fière encore de son jardin public, dédié au composi­teur Bellini. Il est sur le haut de la ville et en partie sur la lave. Il a des points de vue superbes sur l'Etna, sur la ville et ses environs. On y trou­ve une magnifique collection des plantes de la Sicile. Les bananiers, les bambous et papyrus rappellent l'Afrique. Les arbres de Judée, les éryth­rines aux grappes de corail et les myrtacés charment les yeux par leurs couleurs et l'odorat par leurs parfums.

Mais si la divine Providence a été généreuse pour Catane, 82 redisons-le en finissant, c'est surtout en lui donnant les beaux exemples et la puissante protection de son aimable patronne Ste Agathe.

La route de Catane à Messine est une des plus belles et des plus inté­ressantes au point de vue de la nature et de l'histoire. Elle a pour horizon l'Etna sous tous ses aspects si variés, la mer ionienne, le détroit de Mes­sine et les côtes découpées de la Sicile et de la Calabre, derrière lesquelles se dressent de hautes montagnes rocheuses.

Ce détroit de Messine est un des grands chemins du monde. C'est par là que passèrent les colons de la Grèce et les armées de Rome. C'est là qu'Homère et Virgile font naviguer Ulysse et Enée, à travers mille péri­péties. C'est là 83 que passèrent les apôtres Pierre et Paul quand ils apportèrent la foi à l'occident. Là se rencontrèrent Denis de Syracuse et les flottes athénéennes, Octave et Pompée, Narsès et les Vandales, Ro­bert Guiscard et les Sarrasins. Plusieurs fois le détroit vit flotter l'éten­dard des croisés. Les soldats du Christ s'en allaient vers l'Orient pleins d'ardeur et d'entrain et ils revenaient, peu d'années après, décimés et découragés.

C'est par là que Don Juan revenait triomphant de Lépante. C'est en­core aujourd'hui la grande voie du commerce avec l'Asie et il y passe dit-on plus de cinq mille vaisseaux par an.

A peine est-on sorti de Catane, qu'on rencontre le port d'Ulysse et les rochers des Cyclopes. 84 Ces géants, forgerons de Vulcain, avec un oeil au milieu du front, avaient bien frappé mon imagination d'enfant quand je traduisais l'aimable Virgile. Je vois encore ces hommes énor­mes et monstrueux réunis dans leur immense caverne, faisant jaillir le feu sous leurs puissants marteaux:

«Concilium horrendum… Coelo capita alta ferentes… Ferrum exercebant vasto Cyclopes in antro… ».

C'est là que le bon Ulysse, toujours astucieux, enivra le géant Poly­phème, fils de Neptune et lui creva l'oeil. Et c'est pour venger leurs frè­res que les Cyclopes jetèrent sur la flotte d'Ulysse ces rochers énormes qui forment aujourd'hui les sept îles des Cyclopes. Le plus grand de ces îlots est porté par des colonnes basaltiques 85 amoncelées et présente dans ses flancs une grotte profonde.

Plus loin, ce sont les souvenirs mythologiques d'Acis et de Galathée, chan­tés par Théocrite et Ovide. Mais je comprends que nos écoliers soient fort in­sensibles aux douleurs de la nymphe Galathée, qui se consola en changeant en un fleuve gracieux son amant Acis tué par l'envieux Polyphème.

Là sur la côte était la ville de Naxos, la première colonie grecque en Sicile, fondée en 739 avant Jésus-Christ. Sur les bords du torrent d'Al­cantara s'élevait le temple d'Apollon, et les navigateurs siciliens, avant de partir pour l'Orient venaient toujours offrir là un sacrifice: la mer a toujours inspiré la prière.

Mais le point le plus délicieux de cette côte, c'est Taormine 86. C'est la vieille cité de Tauromenium, qui a recueilli la population de Naxos, quand le tyran Denys détruisit cette ville, en l'an 396 avant Jésus-Christ.

Taormine est située sur une hauteur escarpée à 120 mètres au-dessus de la mer. C'est aujourd'hui une petite ville de 3000 habitants, mais elle est bâtie dans un site splendide. Je comprends que les dilettantes des voyages aillent volontiers passer là quelques jours. Tout y est réuni: une vue merveilleuse et infiniment variée, la poésie des ruines, une chaude athmosphère tempérée par la brise de mer, et des hôtels hospitaliers.

La petite cité a deux parts: son théâtre grec, merveilleusement posé sur une avancée de la colline, et son quartier du moyen-âge: cathédrale, maisons ogivales, ruines 87 d'abbayes, restes de tours, de portes et de remparts. Deux influences se sont surtout fait sentir là, celle des Grecs et celle des Normands.

Au-dessus de la petite ville s'étagent en s'éloignant: l'acropole et son donjon hardi à 400 mètres d'altitude, le village de Mola perché et entas­sé sur son rocher à 600 mètres et le sommet dénudé du Mont Venere, faible rival de l'Etna à 900 mètres.

Taormine fut jadis grande ville car son théâtre pouvait contenir 35.000 spectateurs.

Il est superbe en soi ce théâtre et admirablement conservé. Il est taillé en grande partie dans le roc et il a pour horizon, au delà de la scène, la vue la plus splendide sur l'Etna et sur la mer 88.

Il fait bon à s'asseoir là haut sur ces vieux degrés et à se livrer à la con­templation et à la rêverie. Ne serait-ce pas le lieu le plus favorable pour concevoir le poème des siècles? Tout est là réuni: ce que la nature a de plus saisissant sert de cadre aux plus grands souvenirs littéraires, histori­ques et religieux. C'est comme le balcon de la Méditerranée. Il faut lire là les plus belles pages de la Légende des siècles du grand poète, du Pèlerinage de Childe-Harold de Lord Byron, de l'Itinéraire de Paris à Jerusalem de Cha­teaubriand.

Au premier plan de cet horizon incomparable, c'est le théâtre lui-même et il offre déjà un vaste champ à la rêverie. Pendant des siècles on a représenté là les tragédies d'Eschyle, 89 de Sophocle et d'Euripide et les comédies d'Aristophane. Eschyle qui a passé sa vieillesse à Syracuse y est venu sans doute lui-même pour former les artistes à l'interprétation de ses nobles pensées. Stésichore y a dirigé les choeurs.

Si j'avais là quelques jours de loisir, je relirais les plus belles pages de ces génies, qui ont fixé les règles de la tragédie classique comme Phidias, Praxitèle et Appelles ont déterminé les règles de l'art. Avec Sophocle, je m'apitoierais sur les malheurs d'Oedipe ou je m'enflammerais de pa­triotisme aux récits d'Ajax.

Avec Euripide, je serais ému de pitié pour les grandes victimes des drames de l'humanité, représentées par Phèdre, Iphigénie et Hippolyte, J'écouterais avec curiosité Aristophane, 90 le railleur, qui n'épargnait pas même dans ses critiques les gloires de sa patrie, Socrate, Cléon et Euripide.

Je donnerais encore la préférence à Eschyle. Il est si rempli des souve­nirs de la tradition primitive! Dans son Promethée, on retrouve le premier homme formé du limon de la terre et animé par le souffle divin. Eve, sous le nom de l'imprudente Pandore, déchaîne tous les maux sur la terre. La pauvre humanité symbolisée par Prométhée est tenue par Dieu dans les chaînes et son cœur est déchiré par les remords jusqu'à ce que vienne le Sauveur que le poète nous montre sous les traits d'Hercule.

Mieux que tout cela j'aimerais à relire ici les plus belles pages 91 de nos mystères du moyen-âge. Ce théâtre servait encore aux siècles chré­tiens. Après la période des Normands et des croisades, quelques compa­gnies de chanteurs forains passaient là et le peuple chrétien applaudissait les exploits héroïques des paladins et des croisés, de Roland, d'Olivier, de Robert Guiscard et de Tancrède de Hauteville, et la foule pleurait en voyant représenter le plus grand des drames, la Passion du Sauveur Jésus.

Mais la rêverie peut s'étendre ici sur un champ bien plus vaste encore. De là haut je vois en imagination s'accomplir sur cette mer ionienne les plus grandes scènes de drame immense de l'histoire.

Je ne sais ce qu'il y a de vrai sous les légendes d'Homère et de Virgile, et je passe. Je vois 92 alors la grande lutte entre les fils de Cham, habi­tants de Carthage et les fils de Japhet, habitants de Rome. Leurs flottes se heurtent dans la mer et leurs armées sur les rivages, mais la Divine Providence donne la victoire aux Romains pour préparer l'évangélisa­tion des peuples par l'unité de l'empire.

Plus tard je vois toute la Sicile en feu. La dureté des nouveaux maîtres a exaspéré les esclaves. Aiguillonnés par la faim, par l'opprobre et par le fouet, ils se sont révoltés; et la grande île, qui était devenue le grenier de Rome, n'est plus qu'un désert. Les armées romaines reviennent comme pour une nouvelle conquête et c'est là sous mes yeux à Taormine que s'achève cette guerre fratricide par la victoire du consul 93 Rupilius.

Je vois dans le cours des âges le détroit sillonné en tous sens par des navires de toute forme et de toute allure. Mais en voici un qui arrête mon regard. Il a la voile égyptienne, il appartient à la ville d'Alexandrie et il est à l'enseigne des Castors. Il porte un groupe d'hommes qui n'ont ni les armes des guerriers ni les provisions des marchands. Ces hommes ont un chef. Il est petit, il a le front chauve, mais il paraît énergique et vigoureux. Les autres lui témoignent une vénération profonde. Souvent il est debout, les mains levées, prononçant quelque harangue qui im­pressionne ses auditeurs. D'autres fois il chante avec eux des hymnes sa­crées dans l'idiome des Hébreux ou dans celui des Grecs 94.

Le soir, après quelques cérémonies pieuses, il rompt le pain et le par­tage et ses compagnons s'agenouillent pour manger ce pain mystérieux. C'est Paul, le grand apôtre. Il est conduit à Rome au tribunal de Cé­sar, mais Dieu a ses desseins et Paul est destiné à donner son concours à la fondation de l'Eglise de Rome.

Si je laisse passer quelques siècles, je vois des hordes barbares qui en­combrent des vaisseaux. Il y a les Vandales conduits par Genséric, les Hérules conduits par Odoacre, puis les Ostrogoths. Leurs barques sont remplis de butin qu'ils se disputent entre eux. Ils ont tout pillé dans leurs courses. Plus tard encore, ce sont des hommes de l'Orient, des fils de Sem au teint bronzé. Ces hommes étranges 95 prient souvent, profondément inclinés, puis ils préparent leurs armes. Ce sont les disciples de Mahomet qui sont à la conquête du monde.

J'ai une profonde sympathie pour les chevaliers normands qui osent venir attaquer là les Sarrasins. Robert Guiscard et Roger sont les pré­curseurs des croisades. Les hommes sont d'habiles marins. Il leur reste quelque rudesse barbare, cependant tout ce monde prie. Ils ont avec eux quelques moines et quelques prêtres et souvent ils invoquent leur protec­teur St. Michel. Ils montent à l'assaut de Taormine et lui donnent avec le temps l'aspect de nos cités gothiques.

Je vois passer les armées des croisés. Quelles belles flottes que celles de Philippe-Auguste et de 96 Richard Cœur de lion. Elles ont hiverné à Messine et repartent avec enthousiasme. Je salue St. Louis qui passe là aussi. Il méritait bien de vaincre, mais les desseins de Dieu sont diffé­rents des vues humaines.

Je voudrais lire là tout le livre IVe du Tasse qui place dans les flancs de l'Etna le grand conseil des démons contre les croisés. Rien n'est plus dramatique et plus émouvant que ces belles pages.

Plus tard je vois revenir les galères victorieuses de Lépante. Don Juan, le héros de cette croisade est acclamé par ses armées. Les soldats chrétiens disent le rosaire qui leur a donné la victoire.

Mais il faut que je passe aussi et que je m'éloigne à mon tour. 97 Après cette émouvante rêverie, je dis adieu à Taormine, à l'Etna, à la mer ionienne, et je pars pour Messine.

Messine est grande ville, elle a 120.000 âmes. Elle a un grand aspect et se présente noblement sous les teintes empourprées du soleil matinal, mais elle n'a pas comme Palerme une conque d'or. Elle s'étage au pied des montagnes. Couvents, villas et citadelles couronnent les premiers contreforts de l'Antennamare, haut sommet dénudé qui s'élève jusqu'à 130 mètres.

Messine a une rade splendide protégée par une jetée naturelle. Il y en­tre 4000 navires par an. Le long du port, la ville a une rangée de palais, une palazzata: 98 le mot est heureux et il est bien dans le génie italien, qui aime à faire grand et qui est souvent emphatique.

Trois grandes rues parallèles portent les noms de Victor Emmanuel, de Garibaldi et de Cavour. C'est la pléiade sacrée du nouveau royaume, ce sont les pères de la patrie.

Toutes les villes italiennes ont dédaigné leurs vieux souvenirs pour donner ces noms à leurs rues. Il y manque vraiment Mazzini et Machia­vel, et on pourrait y ajouter encore Fra Diavolo pendant qu'on est en train. J'aime mieux à Messine cette longue rue de la haute ville qu'on appelle Via dei Monasteri. C'est le vieux nom populaire et il indique exac­tement qu'il faut chercher là beaucoup d'églises intéressantes et de pieux sanctuaires 99.

Une des grandes rues portait jadis le nom de Don Juan, le héros de Lépante que Messine avait reçu en triomphe quand il revenait avec sa flotte victorieuse, après avoir écrasé l'Islam et sauvé l'Europe à l'âge de 24 ans. Quel dommage de vouer à l'oubli de si nobles souvenirs!

Messine n'a pas de monuments anciens. Elle a été trop souvent rava­gée par la guerre et secouée par les tremblements de terre.

La cathédrale a été fondée par le comte Roger en 1098, mais ces ar­ceaux gothiques se sont arrondis sous la truelle barbare des renaissants du XVIIe siècle. Si j'en étais curé, je briserais tous ces jolis stucs pour re­trouver les lignes harmonieuses et simples de la grande basilique ogivale 100.

Les colonnes sont les vieux fûts de marbre du temple de Neptune à Fa­ro. La cathédrale a quelques tombeaux des princes d'Aragon, mais son trésor, son bijou, sa grande relique, c'est la Sainte Lettre, la Sagra Lettera.

Messine aurait reçu en l'an 42, par l'entremise de St. Paul, une lettre de la Sainte Vierge en réponse à une députation qu'ils lui avaient en­voyée à Jérusalem. La lettre est-elle absolument authentique? Dieu le sait. On a écrit des in-folios pour et contre. Tout Messinois y croit.

Le maître-autel qui contient la précieuse lettre a été élevé par sous­cription populaire et il n'a pas coûté moins de quatre millions de livres. Les marbres précieux et les reliefs d'argent y sont prodigués 101.

La lettre est courte. La Sainte Vierge félicite les Messinois de leur foi et leur promet ses prières et sa protection auprès de son Fils.

J'ai prié là et célébré la messe avec une grande foi. L'Eglise honore la Lettre et la Sicile la glorifie par une fête liturgique au 5 juin de chaque année, cela me suffit. Si la Ste Vierge n'a pas écrit la lettre, elle l'a rati­fiée mille fois depuis par les grâces et les miracles qu'elle a accordés à la foi des Messinois.

Tout le monde à Messine porte la copie de la Lettre à son cou dans un sachet et beaucoup de Messinois ont le prénom de Letterio ou Letteria en souvenir de la Sainte Lettre.

Un autre grand souvenir chrétien 102 de Messine est le martyre de St. Placide et ses compagnons. Rien n'est gracieux comme la légende hi­storique de St. Placide. Il était enfant, il avait sept ans, quand son père, le pieux et riche patrice Tertullus le confia à St. Benoît à Subiaco. Un jour l'enfant tomba à l'eau dans le lac. St. Benoît qui était au monastère eut une connaissance surnaturelle de l'accident. Il appela un autre de ses jeunes disciples, St. Maur, et lui dit: courez vite, l'enfant est tombé à l'eau. Maur demanda la bénédiction de l'abbé, courut au lac, marcha sur les eaux et ramena Placide au rivage en le tirant par sa blonde cheve­lure. Tertullus donna à St. Benoît de grandes propriétés au mont Cassin et en Sicile. Placide, âgé de 26 103 ans mérita par sa maturité précoce d'être chargé de la fondation du monastère de St-Baptiste à Messine en l'an 541. Mais cinq ans après des pirates vinrent massacrer en haine de la religion le jeune abbé et ses religieux. Dieu les punit, car une tempête s'éleva au départ des pirates et toute la flotte de Mamucha avec ses cent navires et ses seize mille hommes périt dans les gouffres de Charybde.

L'aimable saint est toujours honoré à Messine dans l'église St-Jean­Baptiste où reposent ses reliques et celles de ses compagnons.

Il a deux fêtes, celle de son martyre au 5 octobre et celle de sa translation au 3 aôut. La procession du 3 août avait autrefois la splendeur 104 d'un triomphe. Le Sénat de la ville portait les reliques, l'artillerie faisait retentir son tonnerre, les enfants des familles nobles costumés en anges ailés accom­pagnaient les urnes des Saints. Notre siècle positiviste a diminué tout cela, mais, qui sait? Le XXe siècle fera peut-être mieux.

Pour compléter la visite de Messine, il faut chercher les points de vue merveilleux qu'on y trouve, soit dans la ville même soit aux environs. Il faut monter à la lanterne du port, d'où le regard embrasse à la fois le port lui-même rempli de navires de toutes les nations, la ville étagée sur ses collines, le détroit et les côtes de la Calabre avec leurs blanches bourga­des au pied de leurs montagnes arides. 105 Il faut aller au cimetière neuf, au sud de la ville, sur une éminence ondulée, à l'entrée d'une vaste campagne où se mêlent les orangers, les mûriers, les caroubiers, les gre­nadiers, les lauriers-roses et les aloès. Il est superbe ce cimetière avec son hémicycle d'arcades au sommet et ses innombrables statues et groupes qui forment comme un musée de sculpture moderne. On jouit de là d'une vue splendide sur la ville et le détroit.

Il faut aller enfin à Faro à quelques kilomètres de Messine au nord, à l'entrée du détroit. Quel beau site les anciens avaient choisi pour le tem­ple de Neptune, le Dieu des mers! On découvre de là les rochers et les fa­laises de Scylla, les villes de Reggio et de Palmi 106 en Calabre, les îles volcaniques de Lipari et tout le détroit de Messine. Au pied des ro­chers de Faro le courant de la mer produit le gouffre de Charybde, si re­doutable aux faibles navires des anciens.

C'est là que se précipita le hardi nageur Cola Pesce4) au temps de Fré­déric II. Il faut lire là l'émouvante ballade de Schiller, «Le plongeur» où il décrit cette scène historique.

C'est là aussi que se produit souvent au coucher du soleil le mirage que la légende attribue à la fée Morgane et qui fait voir sur la surface de la mer des palais, des villes et des châteaux.

Mais c'est assez bavarder sur la Sicile. Saluons encore en terminant ses Saints et ses héros de tous les temps et 107 disons plutôt au revoir qu'adieu à ce pays qui a tant de charmes, tant de souvenirs intéressants, une si riche nature et des monuments de toutes les époques qui en font comme le musée de tous les peuples méditerranéens.

Me voici arrivé dans la grande Grèce. Les latins ont appelé ces pro­vinces du midi la Calabre et l'Apulie. Mais les colonies grecques leur ont imposé leur nom par la conquête et par le prestige d'une civilisation plus avancée. La grande Grèce a rivalisé avec la Grèce elle-même pour l'éclat artistique et littéraire, elle l'a surpassée par la puissance et la richesse.

Tarente, Sybaris et Crotone ont tenu tour à tour le premier rang. 108 Tarente est restée dans les traditions historiques comme le type de l'activité commerciale. Sybaris symbolise le luxe et la mollesse; Crotone, la vigueur et la force!

Sur la côte occidentale, Cumes, Naples et Paestum avaient aussi im­planté l'influence grecque.

Les colonies grecques des côtes méridionales ont été fondées du VIIIe au Ve siècle avant Jésus-Christ. Sybaris date sa naissance de l'an 720; Crotone de l'an 710; Tarente de l'an 707. La Grèce avait déjà mille ans de civilisation relative. C'était 500 ans après la guerre de Troie. Sparte vivait alors sous les lois de Lycurgue. Les colons de Tarente, d'Héraclée et de Brindes étaient d'origine Dorienne: ils avaient une constitution ari­stocratique. Ceux de Sybaris et de Crotone étaient 109 Achéens, ils avaient des lois démocratiques.

Les lois données par Zaleucus à Locres et par Charondas à Rhegium eurent la même célébrité que celles de Solon à Athènes et de Lycurgue à Sparte.

Les arts, les lettres et la philosophie eurent le même éclat dans ces colo­nies que dans celles de Sicile. Pythagore vécut à Crotone, le mathématicien Archytas à Tarente, Hérodote à Thurii. Le peintre Zeuxis séjourna à Cro­tone. Ces villes, et Tarente en particulier, avaient leurs ateliers de vases ar­tistiques, de statues et statuettes, de verres, d'ivoires et de pierres gravées.

Tarente, avant d'être conquise, recevait les ambassadeurs romains comme des barbares. Elle les montra au théâtre un jour et tourna en dé­rision leurs 110 costumes et leur langue.

L'action de Pythagore dans la grande Grèce fut considérable. Ce fut un réformateur. Il s'était enquis des meilleures traditions religieuses du monde ancien. Il était venu chez nos Eduens consulter nos Druides sur le culte du vrai Dieu et sur l'immortalité de l'âme. Il avait gagné à ses doctrines toute la grande Grèce. Il avait fondé une sorte de confrérie, semblable aux Khouans de l'Afrique musulmane. Ses disciples avaient des moeurs sobres et honnêtes. C'était une réaction du culte primitif contre le paganisme.

Nous sommes heureux de penser que nos aïeux les Celtes avaient gar­dé longtemps intactes ces traditions de leur ancêtre Gomer, fils de Japhet 111.

La doctrine de Pythagore parvint à réunir dans une ligue religieuse les républiques de Crotone, de Sybaris, de Tarente et de Rhegium, vers l'an 540 avant Jésus-Christ. Mais trente ans après la ligue fut rompue par les passions démocratiques et la licence des moeurs reprit le dessus.

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Rien n'est frappant comme ces réveils de la raison chez les philoso­phes dans le paganisme. Platon, Aristote, Senéque s'élevèrent au-dessus des folies du polythéisme. Mais Pythagore les surpassa tous par son in­fluence sociale. On peut le mettre en parallèle avec les fondateurs de reli­gions, Mahomet, Confucius et autres, ou encore avec nos grands fonda­teurs d'ordres religieux. Ses disciples formaient une sorte de congréga­tion ou d'institut. Ils passaient par un noviciat et 112 par diverses épreuves et ils obéissaient rigoureusement au maître.

Pythagore paraît avoir eu les doctrines les plus pures sur l'unité divi­ne, sur l'âme humaine, le monde créé, la vie morale. On lui attribue ce­pendant la métempsychose.

Nos écoliers savent qu'il fut en même temps mathématicien et géomè­tre et qu'il découvrit la loi du carré de l'hypoténuse.

Il avait imposé à tous ses disciples la loi de l'abstinence. Il mourut, dit-on, à Metaponte.

Tout ce pays reçut la foi de bonne heure. St. Pierre et St. Paul s'arre­tèrent à Reggio et à Naples et y fondèrent des églises qui essaimèrent dans toute la grande Grèce.

Ces provinces ont eu un sort tout 113 différent de celui de l'Europe occidentale. Elles ont échappé à l'invasion des barbares qui a couvert l'Europe comme un nouveau déluge. La Calabre est restée unie à l'em­pire grec jusqu'au XIe siècle. Elle avait conservé la langue et la foi des Basile et des Chrysostome, la législation de Justinien, l'art et la civilisa­tion de Byzance.

Pendant que les Vandales, les Gothes, les Burgondes, les Francs, les Germains se partageaient les dépouilles de Rome et mettaient six siècles à refaire une civilisation nouvelle, la Calabre restait byzantine et gardait son antique culture. Ses côtes étaient bien visitées et pillées par les Sarra­sins, mais l'intérieur était intact.

La ville de Rossano, sur 114 les hauteurs entre Sybaris et Crotone était devenue capitale. C'était une petite Byzance avec ses gouverneurs, sa petite cour, ses écoles grecques, ses monastères basiliens.

La Calabre était couverte de monastères où les moines vivaient dans une grande austérité sous la règle de St. Basile. Ils chantaient les louan­ges de Dieu, ils étudiaient et ils écrivaient.

La vie de St. Nil écrite par un de ses disciples est un document des plus intéressants sur l'histoire et les moeurs de ce pays au Xe siècle. Ces monastères étudiaient les auteurs sacrés et profanes. Avec la Bible on y lisait St. Basile, St. Chrysostome, St. Ephrem, sans négliger Homè­re, Aristote et Plutarque.

On y écrivait des livres populaires. Un moine habile pouvait transcrire 115 trois psautiers en douze jours.

On y écrivait aussi des livres de luxe, comme cette Bible enluminée du Ve siècle qu'on voit encore aujourd'hui à la bibliothèque archiepiscopale de Rossano.

Les moines allaient étudier au Mt-Athos. Ils allaient visiter la Vierge d'Athènes. Leurs chants étaient harmonieux et leurs offices pleins de majesté.

A la fin du Xe siècle, toute cette civilisation chrétienne s'est écroulée sous les coups des pirates sarrasins qui passaient journellement, comme passe l'orage en semant la ruine. Les monastères furent pillés et les moi­nes s'en allèrent. Deux saints abbés, dont les vertus et les miracles étaient connus au loin, 116 St. Fantin et St. Nil, échappèrent aux pi­rates avec quelques disciples. St. Fantin s'en alla en Orient et mourut à Constantinople. Les deux églises latine et grecque honorent sa mémoire. St. Nil se dirigea vers Rome. Le Comte de Tusculum lui assigna les dé­bris d'une villa de Cicéron et il fonda ce monastère de Grotta Ferrata, où le rite grec s'est conservé et où sa mémoire est en grande vénération.

La Calabre garda la langue grecque jusqu'au XIVe siècle. Elle a enco­re bien des mots grecs dans son patois italien. Ses montagnards portaient encore, il y a quelques années, un costume pittoresque analogue à celui des grecs et des albanais: veste brodée, culotte courte, ceinture et coiffu­re orientales. 117 Je n'en ai plus aperçu qu'un seul et bientôt ce co­stume ne se verra plus que dans nos opéras-comiques.

Je n'ai pas fait connaissance avec les brigands légendaires de la Cala­bre, pas plus qu'avec ceux de la Sicile. Les chemins de fer, les routes et le militarisme les ont fort raréfiés.

Après ce aperçu général, je reviens à Reggio et je vais faire le tour de ces provinces si intéressantes.

Reggio est grande ville. Elle a un aspect moderne. Elle compte 40.000 âmes. C'est une petite Messine. Elle s'élève en amphithéâtre au pied des montagnes. Elle a de superbes palmiers et ce sont les seuls d'Italie qui donnent des fruits. Elle est entourée de jardins d'orangers. La montagne qui la domine, 118 l'Aspromonte a 1300 mètres d'élévation et porte toutes les végétations et tous les climats. Aux pieds, c'est l'oranger et le palmier d'Afrique. Sur les flancs de la montagne, ce sont des forêts de chênes et de hêtres qui rappellent nos climats. Au sommet, ce sont les pins de la Norvège. Des villas, semées autour de Reggio s'élèvent jusqu'à la région des chênes pour y chercher la fraîcheur.

Reggio n'a rien conservé de ses monuments antiques. C'était la senti­nelle avancée de l'Italie, et elle a été prise et détruite successivement par Denis de Syracuse, par les Romains, par Totila et les Goths, par les Sar­rasins, par les Pisans, par Robert Guiscard et ses Normands, par les Français de Louis XII, par Gonzalve de Cordoue, 119 par Frédéric Barberousse, par Mustapha-Pacha et ses Turcs. C'était le champ-clos de la Méditerranée.

Reggio est fidèle au souvenir de St. Paul. A la façade de sa cathédrale elle a inscrit le verset des Actes des apôtres qui signale le passage et le court séjour du saint apôtre à Reggio: Inde circumlegentes devenimus Rhe­gium: et post unum diem, flante austro, secunda die venimus Puteolos (Act. XXVIII.13.).

A Reggio, je pris le chemin de fer pour contourner la Calabre. La li­gne traverse tantôt des plaines fertiles, tantôt les larges lits pierreux des torrents, qui sont à sec en été et remplis de lauriers-roses. Tantôt elle longe des rochers blancs et dénudés ou des dunes de sable. On jouit de points de vue infiniment 120 variés sur les côtes de Sicile.

On rencontre quelques villages et bourgades où les habitants parlent encore la langue grecque. On passe au cap Spartivento. C'est l'ancien promontoire d'Hercule. Il tire son nom moderne du changement des vents qui tient en éveil les navigateurs.

Je passai la nuit à Gerace, l'ancienne Locri.

Une bourgade moderne se bâtit sur l'emplacement de l'ancienne ville, dont les débris sont épars dans les champs d'orangers. La ville du moyen-âge, Gerace, s'élève ainsi que toutes les villes de cette côte ont émigré sur les montagnes pour se défendre contre les Sarrasins. Gerace a une église romane 121.

Locri était une colonie des Locriens d'Orient. Elle prétendait remon­ter au temps d'Ajax, fils d'Oïlée, un des héros de la guerre de Troie. Elle garda pendant deux siècles la législation de Zaleucus. Pindare et Démo­sthènes louaient sa richesse et son amour des arts. Elle fut la patrie de Ti­mée, philosophe pythagoricien, un des maîtres de Platon.

Après la mort de Socrate, Platon vint dans la Grande Grèce entendre les leçons d'Archytas à Tarente et de Timée à Locri. C'est à Timée qu'il emprunta ses vues les plus élevées sur Dieu, sur l'âme, sur les idées, sur l'idéal substantiel du beau et du bien qui est en Dieu lui-même et dont les êtres créés ne sont qu'un reflet.

Locri rappelle, par ces communications de Platon avec l'école de Py­thagore, 122 l'unité de doctrines des grandes écoles anciennes qui vi­vaient en dehors du paganisme et conservaient les traditions primitives. Platon se rencontrait avec l'école de Pythagore et avec la philosophie hermétique de l'Egypte. Pythagore était venu consulter nos druides Eduens qui gardaient les traditions gomérites.

La moderne Gerace file la soie et cultive la vigne et les orangers. Elle a de bon vin qu'elle appelle du vin grec.

C'est au-dessus de Gerace, à la chartreuse de Serra que St. Bruno pas­sa la fin de sa vie et qu'il mourut.

Le cher saint avait été appelé à Rome par le pape Urbain II, qui avait été son disciple. Mais Bruno ne trouvait plus à la 123 cour pontificale les douceurs qu'il avait goûtées à la grande Chartreuse au milieu de ses frères. Il obtint du pape de se retirer dans les montagnes de la Calabre. Ayant trouvé une solitude conforme à ses désirs dans le diocèse de Squil­lace, il s'y établit avec quelques disciples qui s'étaient attachés à lui en Italie.

C'était en 1090. Cent ans avant St. Nil et les moines basiliens quit­taient cette région envahie par les Sarrasins. La vie monastique se rele­vait en Calabre sous la protection des Normands. St. Bruno aimait ce si­te agréablement varié. Dans une lettre à ses frères de Grenoble, il louait en un latin élégant ces prairies émaillées de fleurs qui se prolongeaient entre des montagnes boisées sous un ciel doux et pur. Le Saint gardait sous la bure austère du religieux une âme sensible aux beautés de la na­ture.

Le Bon Dieu manifesta bientôt les vertus de son fidèle serviteur. Un jour que le comte Roger de Sicile était à la chasse, il fut conduit par les aboiements de sa meute près de la grotte du solitaire 124 et il fut si frappé de la sainteté de Bruno qu'il voulut lui donner des terres et une charte de fondation pour son monastère. Le cher saint témoigna sa re­connaissance par ses prières et peu de temps après, alors que le comte Roger au siège de Capoue allait être victime de la trahison d'un batail­lon de Grecs, Bruno lui apparut en songe, lui découvrit le complot et le délivra ainsi d'un péril imminent.

C'est là que mourut Bruno le 6 octobre de l'an 1101, après quelques années de cette vie contemplative, qu'il décrivait si gracieusement dans ses lettres à ses frères. Il comparait la contemplation et l'action à Rachel et Lia, les épouses de Jacob. La première a plus de beauté, elle est l'épouse préférée. Elle n'a que deux enfants, Joseph et Benjamin, mais ce sont les plus aimés. Lia a plus d'enfants, mais elle est chassieuse et ses enfants sont moins aimés.

St. Bruno avait fondé là deux monastères voisins, celui de St-Etienne del Bosco et celui de Ste-Marie della Torre. Ses fils spirituels y avaient élevé plus tard au XVIe siècle des constructions imposantes. Ce ne sont plus aujourd'hui que des ruines grandioses. Le tremblement de terre de 1783 a ravagé toute cette région.

Aucun tremblement de terre n'a 125 laissé de souvenirs plus sini­stres. Le sol en est encore tout bouleversé et tout strié de crevasses, parti­culièrement aux environs de Rosarno. Il n'y eut pas moins de neuf cents secousses du sol de la Calabre dans cette année 1783 et 40.000 personnes furent englouties sous les éboulements ou écrasées sous les décombres des maisons.

Les Calabrais vont encore prier à St-Etienne del Bosco et la grotte

dont St. Bruno faisait sa cellule au fond de la vallée est toujours l'objet d'un pèlerinage.

En 1858 le roi Ferdinand de Naples avait rappelé les chartreux et réta­bli le monastère. L'église abbatiale a recouvré les reliques du saint pa­triarche que la petite ville de Serra avait recueillis 126 en 1783, mais le régime italien a de nouveau exilé les fils de St. Bruno et un ou deux pères seulement gardent les reliques du saint-fondateur en payant un loyer au fisc.

De Crotone à Métaponte et de Métaponte à Bari, j'allais refaire la route que mon illustre ami Léon Palustre avait faite vingt huit ans aupa­ravant. Il a consigné son récit dans son beau livre «De Paris à Sybaris», sous forme de lettres qui m'étaient adressées5).

C'était en mars et avril 1867. J'étais alors séminariste à Rome. J'avais fait auparavant avec Léon Palustres6) les voyages d'Angleterre, d'Allema­gne, de Scandinavie et ceux de l'Italie du Nord et de l'Orient.

Je n'étais plus libre et Palustre visitait 127 sans moi l'Italie du Sud. C'était un sacrifice qui m'était sensible, car j'ai gardé l'amour des voya­ges: les beautés de la nature et celles de l'art élèvent mon esprit vers Dieu, et l'étude de l'histoire, éclairée par la vue des monuments et des lieux, m'a infiniment aidé pour l'affermissement de ma foi.

Palustre était passé à Rome pour me voir. Il me communiqua les épreuves de son livre. J'y fis quelques retouches. Il y reste des taches: quelques pensées légères et quelques railleries méchantes. Cependant ce premier ouvrage revelait déjà l'artiste et l'archéologue qui ne tarda pas à prendre en France la première place.

Ce livre révèle son caractère. Il était indépendant, personnel et origi­nal. Il avait une âme noble et fière et 128 un esprit profondément chrétien. Je n'ai vu personne s'assujettir moins que lui aux idées reçues et aux opinions vulgaires. Il se complaisait à rabaisser toutes les vanités pédantes. Romains anciens et italiens modernes passaient tour à tour sous les coups de sa verve satirique. Les uns et les autres ont tant aimé à s'exalter eux-mêmes!

Dans ce livre, Léon Palustre laisse pressentir ses études ultérieures sur la Renaissance. Il prélude au grand ouvrage qui le place au premier rang parmi les historiens de l'art national. Il répare une longue erreur histori­que et rend à la Renaissance française l'honneur qui lui est dû. Il prou­vera, pièces en mains, qu'elle n'est pas un pastiche italien. Il ira fouiller les comptes d'architecte de nos 129 palais et châteaux dans les archives nationales. Il montrera que Fontainebleau, Gaillon, Blois, Chambord, Chenonceaux, Azai-le-Rideau et tant d'autres sont bien des œuvres françaises. Il revendique partout nos gloires nationales. Il rappelle nos émaux gaulois, cités déjà par Philostrate au temps de Septime Sévère; nos bronzes, qui firent choisir l'arverne Zénodore par Germanicus et Néron pour ciseler leurs statues; nos vitraux dont l'ébauche remonte au temps des mérovingiens, comme le rapporte Venance Fortunat à propos de la basilique élevée par Childebert; nos bijoux francs, révèles par les fouilles de Pouhans et par le tombeau de Chilpéric à Tournai; nos faîen­ces que louait déjà Grégoire le grand dans sa lettre à l'abbé de Lérins.

Pour nos peintres, il revendiquait 130 à défaut de la richesse des couleurs, la beauté de l'ordonnance et la sagesse de la composition. Mais il exaltait surtout et à juste titre notre grand art ogival, le premier du monde, l'art vraiment chrétien qui nous a donné Chartres, Amiens, Reims et tant d'autres chef d'œuvre. Les églises italiennes provoquent d'admiration; les nôtres sont mieux dans leur rôle, elles font prier. Et pour la Renaissance, celle de France a son originalité propre. Si quel­ques italiens sont venus sous les Médicis, ils n'ont produit chez nous que des œuvres de détail, les comptes officiels le prouvent et c'est pas une modestie poussée jusqu'à la sottise qu'on leur attribuait les merveilles de la Renaissance française. Tout est français dans l'ordonnance, dans le 131 plan et dans l'exécution générale de nos monuments de la Re­naissance.

Pierre Trinqueau, l'auteur de Chambord, n'a pas passé les Alpes, pas plus que Pierre Lescot7). Chenonceaux, Blois, Azai-le-Rideau sont tout français. Il y a dans toutes ces œuvres bien plus de grâce, de variété et d'invention que dans les œuvres italiennes…

Me voici loin de la Calabre, entraîné par les souvenirs d'un ami. Mais j'y reviens et je reprends le chemin de fer à Gerace, l'antique Locri. C'est bien commode en vérité de parcourir toute cette côte sur les ailes de la vapeur.

Palustre m'écrivait il y a trente ans les déboires de son voyage. Il avait fait tout cette route «dans un char aux roues élevées traîné par deux che­vaux vigoureux», passant à 132 gué fleuves et torrents et ne rencon­trant sur un espace de trente lieues qu'une tour de guet avec quelques soldats de garde. A la fin même, ne trouvant plus de route caroussable, il dut se confier aux «allures capricieuses et rétives d'un mulet calabrais». «Qui pourra donner une idée, disait-il, de ce harnachement barbare, de ce bât dur et tranchant qui faillit semer sur la route mes membres décou­pés». Et il me rappelait qu'il avait moins souffert dans nos seize jours de voyage au désert à dos de chameau que dans ses cinq heures de mulet au Calabre.

Et les auberges d'alors, il les compare à des cavernes de voleurs. «Toute une population douteuse grouillait sur un plancher vermoulu et le toit entrouvert laissait passer la pluie 133 d'orage. Aujourd'hui, on trouve au moins une auberge convenable à Gerace-Locri et quelques chambres supportables à la gare de Métaponte.

De Gerace à Sybaris, le paysage est imposant. C'est la corniche de cette côte. Les villes et bourgades sont posées comme des nids d'aigles sur les rochers qui forment les contreforts avancés des montagnes. Telle est Roccella, avec son château en ruines. Plus loin c'est Squillace, l'anti­que Scylaceum. C'est la patrie de Cassiodore, le ministre et le conseiller d'Odoacre et de Théodoric. Cassiodore gardait au VIe siècle toutes les traditions littéraires de la meilleure époque. Ses traités sur toutes les branches des études libérales, sciences et lettres ont été classiques pen­dant tout le moyen-âge 134.

Il est mort pieusement au monastère de Squillace où il s'était retiré. La cour de Théodoric, avec un tel ministre, pouvait rivaliser avec cel­le de Constantinople.

Plus loin, c'est Catanzaro, également sur les hauteurs. C'est le chef­lieu de province avec 30.000 âmes. Le vieux château de Robert Gui­scard domine la cité. On y portait encore, il y a quelques années, les co­stumes pittoresques de la Calabre, ils disparaissent.

La conscription et le service militaire produisent l'uniformité des moeurs, et de quelles moeurs!

Me voici à Crotone. La ville a survécu, elle compte encore 10.000 âmes, tandis qu'à Sybaris et à Métaponte, je ne trouverai que des plai­nes, nues et désolées

Là était sur une langue de terre auprès d'un port naturel la gran­de 135 ville fondée par une colonie achéenne au VIIIe siècle avant Jésus-Christ. Elle fut jadis assez puissante pour mettre sur pied une ar­mée de 100.000 hommes contre Sybaris sa rivale.

Sur un cap avancé était le célèbre temple de Junon lacinienne. C'était le sanctuaire le plus vénéré de toute cette côte. Il en reste une haute co­lonne dorique, isolée sur un énorme soubassement. On la voit de bien loin et bien longtemps. Elle montre une fois de plus comment les Grecs savaient bien poser leurs monuments et comment la religion dominait toute leur vie.

J'ai gardé de mon enfance le souvenir du géant de Crotone, Milon, sept fois vainqueur aux jeux olympiques; Milon, qui 136 portait un boeuf sur ses épaules et le tuait d'un coup de poing. Je me rappelle le ré­cit de sa mort tragique. Il voulut de son poing fendre un arbre dans la fo­rêt, l'arbre se resserra et le retint et il fut dévoré par les loups.

Mais une autre célébrité bien plus intéressante de Crotone, c'est Py­thagore. Il était de Samos, mais il vint vivre à Crotone pour échapper au tyran Polycrate.

J'ai été très frappé de l'étude de sa vie. Quelle belle et puissante intel­ligence! Il s'éleva infiniment au-dessus du commun des païens. Il cher­cha la vérité avec passion. Il vint consulter nos druides éduens qui gar­daient les traditions gomérites sur le Créateur et l'âme humaine. Il alla visiter les philosophes 137 de l'Egypte et de la Syrie. Il connut proba­blement l'école d'Elie, qui se perpétuait au mont Carmel. Il emprunta ses pratiques d'austérité. Les Carmes au XVIIe siècle ont essayé de prouver ces relations de Pythagore avec l'école du Carmel.

Quel mérite eut ce philosophe de ramener à une vie sobre et austère ces marchands enrichis des cités de la Grande Grèce qui ne demandaient que la jouissance et le plaisir. Il réforma réellement les moeurs de ces ré­publiques, et son influence dominante pendant trente ans, de 450 à 410, laissa des traces qu'ont dû se perpétuer par l'école de Senèque jusqu'au christianisme.

Pythagore eut quelques erreurs, 138 mais je me plais à espérer ce­pendant qu'il aura obtenu grâce au tribunal de Dieu. Il ne faudrait pas le juger sur les maximes morales réunies sous le nom de vers dorés qu'on lui a longtemps attribuées, mais qui lui sont bien postérieures.

Crotone finit par se montrer ingrate envers Pythagore, sa plus pure gloire. Il se retira à Métaponte où il reçut d'abord un accueil enthousia­ste. On donnait à sa rue le nom de quartier des muses. Plus tard Meta­ponte aussi méconnut le maître et méprisa sa doctrine et l'on dit que le chagrin l'amena à se laisser mourir de faim.

Vingt lieues plus loin que Crotone, c'est Rossano. C'est une ville de 20.000 âmes sur les hauteurs. Elle a un archevêché 139 et au moyen­-âge elle a été la capitale de la Calabre. C'est la patrie de St. Nil, l'illustre moine du Xe siècle. La vie de St. Nil nous aide à reconstituer les mœurs de ce temps là. Nil était orphelin et fils de famille. Après avoir cédé un peu aux passions du monde, il voulut se retirer dans un monastère à l'âge de 30 ans. Il avait été élevé à Rossano, portant les riches vêtements orientaux et suivant les leçons de maîtres distingués.

Les monastères étaient nombreux dans le pays et il y en avait où ré­gnait la sainteté. Nilus se présenta au monastère de Mercure, où se trou­vait l'abbé général de la province, nommé Jean et de saints religieux comme Fantin et Zacharie. Le gouverneur de Rossano envoya la défense de lui donner l'habit. Voilà bien 140 un exemple de l'intervention by­zantine dans les choses de la religion. Nilus alla recevoir l'habit plus loin au monastère de St-Nazaire et revint à celui de Mercure. Sur le chemin, il fait des rencontres: c'est un sarrasin qui est touché de sa vertu et qui lui fait des présents, puis c'est le démon qui essaie en vain de le détour­ner de son projet.

Le jeune religieux s'éleva bientôt à une austérité de vie qui rappelle les anachorètes d'Egypte et les premiers moines d'occident. Il se retira, du consentement des Pères, dans une caverne où était un autel dédié à St. Michel. Là, il s'imposa cette manière de vie: depuis le matin jusqu'à tier­ce, il s'appliquait à écrire; car il écrivait bien et vite. Depuis tierce jusqu'à sexte, il se tenait debout devant la croix, récitant 141 le psautier et fai­sant mille génuflexions. Depuis sexte jusqu'à none, il demeurait assis, li­sant et étudiant l'Ecriture Sainte et les Pères. Après avoir dit none et vê­pres, il sortait de sa cellule pour se promener et se délasser, sans toutefois se détourner de Dieu, qu'il considérait dans ses créatures, méditant quel­ques passages des Pères. Après le soleil couché, il se mettait à table pour son unique repas et mangeait ou du pain sec, ou des herbes cuites sans pain ou du fruit, selon la saison. La table était une grosse pierre et son plat un morceau de pot de terre. Il ne buvait que de l'eau et avec mesure. Il es­sayait d'imiter toutes les austérités qu'il lisait dans la vie des Pères du dé­sert. Ainsi il passa jusqu'à vingt jours sans manger que deux fois et il fit trois fois 142 cette expérience. Pendant un an, il ne but qu'une fois le mois. Il passa plusieurs carêmes sans boire et sans manger, ne prenant que la sainte communion. La nuit, il donnait une heure au sommeil pour la digestion, ensuite il récitait le psautier, faisait cinq cents génuflexions, puis il disait les prières des nocturnes et des matines.

Son habit était un sac de poil de chèvre, qu'il portait un an, et sa cein­ture était une corde qu'il n'ôtait qu'une fois l'année. Il n'avait ni lit, ni siège, ni coffre, ni sac. Son encrier était de la cire appliquée sur du bois. Pourrait-on imaginer une pauvreté plus rigoureuse?

Le secret de cette austérité de vie, c'est que St. Nil était persuadé du petit nombre des élus. Il exprimait sa croyance à ce sujet un jour devant 143 un auditoire d'élite. Le métropolitain de Calabre, Théo­phylacte, un officier de la garde, des magistrats, des prêtres et des hom­mes du monde étaient venus le visiter. Après qu'ils se furent salués et as­sis, il donna à l'officier un livre qu'il avait à la main et qui était de St. Si­méon d'Antioche, et lui fit lire cette sentence: Que de dix mille âmes, à peine s'en trouve-t-il une, dans le temps présent, qui sorte entre les mains des anges. A ces mots tous les assistants commencèrent à se re­crier et à dire: C'est donc en vain que nous avons été baptisés et que nous adorons la croix! que nous communions et que nous portons le nom de chrétiens! St. Nil, voyant que le métropolitain et l'officier ne disaient rien à ceux qui parlaient ainsi, répondit doucement: Et que direz vous donc, si je vous montre 144 que saint Basile, saint Chrysostome, saint Ephrem, saint Théodore Studite, saint Paul même et l'Evangile disent la même chose? Vous n'êtes pas hérétiques et n'oseriez l'être, le peuple vous lapiderait; mais sachez que cela ne suffit pas et que si vous n'êtes vertueux et très vertueux, vous n'éviterez point la peine éternelle.

Le récit de la vie du Saint nous montre l'envahissement successif des Sarrasins. Ils passent d'abord en ravageant tout. Les moines se retirent dans les villes et châteaux et retournent ensuite dans leurs monastères désolés. Plus tard St. Nil est obligé de se fixer à Rossano avec quelques religieux. Les autres émigrent en Orient. Plusieurs sont faits prisonniers et emmenées comme esclaves en Sicile. St. Nil recueille de l'argent et les envoie racheter 145.

Enfin, il se retire lui-même à Capoue d'abord, puis au Mt Cassin où il fraternise avec les fils de St. Benoît, et enfin à Grotta Ferrata près de Ro­me, où le St-Père Léon XIII retrouve des moines basiliens successeurs de St. Nil, dont il veut faire les apôtres des Grecs. C'est bien un des Saints qu'il faut invoquer pour cimenter l'union des latins et des grecs.

Entre Crotone et Rossano, j'avais passé le cap Ciro. Ciro et Crotone ont deux promontoires avancés et tous deux étaient consacrés aux dieux. A Crotone, on honorait Junon. A Ciro, c'était Hercule. Philoclète avait élevé là un temple où il déposa l'arc et les flèches du héros divin. Ces temples servaient de points de repères ou de phares pur les navi­gateurs 146.

Rossano remplaça dans cette région la fastueuse Sybaris. Le contraste de la vie de St. Nil et des moines avec les moeurs de l'ancienne cité grecque montre assez que l'Evangile est le sel de la terre et le remède à la corruption.

A vingt cinq kilomètres de Rossano c'est le torrent du Crati, sur les bords duquel s'élevait la molle cité de Sybaris. C'est aujourd'hui une campagne marécageuse et malsaine sans aucune ruine saillante.

Les romains et les grecs ont toujours aimé l'emphase et l'exagération et Sybaris ne mérita peut-être ni autant de gloire, ni autant de honte que les historiens lui en attribuent. Strabon en fait la première ville de la Grande Grèce. Il prétend qu'elle put opposer 147 à Crotone 300.000 citoyens armés et que 5.000 chevaliers figuraient à ses processions publi­ques.

Quoi qu'il en soit, sa prospérité fut grande et la jalousie qu'elle eut à su­bir de toute l'antiquité le prouve suffisamment. Outre son commerce, elle avait de riches cultures; le blé, dit Varron, produisait au centuple sur tout le territoire de Sybaris. Elle admettait aussi à l'encontre des cités grecques, tous les colons au rang de citoyens, ce qui lui attira une grande population.

Sa mollesse était grande sans doute. Elle avait des moeurs asiatiques plutôt que grecques; mais, comme on a coutume de prêter aux riches, on ne manqua pas dans les cités voisines et à Rome d'inventer mille histoi­res pour 148 ridiculiser la cité qu'on jalousait.

Athénée raconte qu'on y décernait une couronne d'or à celui qui s'était distingué dans l'armée en donnant les repas les plus splendides. Le nom du vainqueur était proclamé, dit-il, aux sacrifices et dans les jeux publics. Les cuisiniers étaient gens d'importance et l'inventeur d'un plat nouveau partageait les honneurs réservés en Grèce aux victoi­res du corps et de l'esprit.

Un Sybarite, au rapport de Timée, se promenant un jour à la campa­gne, aperçut des travailleurs occupés à bêcher la terre, il s'écria aussitôt: «ah! bon Dieu! ces gens m'ont donné un effort!» - «Ma foi, répondit l'un d'entre eux, votre propos me donne un point de côté».

Ce sont là sans doute propos de romans et de comédie. Quoi qu'il 149 en soit, on était loin à Sybaris de la mâle éducation de Sparte. Les enfants conduits à l'école en robes de pourpre et avec les cheveux tressés d'or devaient être plus enclins à l'oisiveté et au plaisir qu'à l'étude et aux mâles vertus.

Quand Sybaris eût été détruite par les Crotoniates en 510, ce qui fut épargné de ses habitants s'établit un peu plus haut à Thurium sur les bords du Crathis. Thurium reçut encore un peu plus tard des colons Athéniens, parmi lesquels l'illustre historien Hérodote. La nouvelle cité eut pour législateur Charondas. Elle a disparu à son tour, sans laisser de grandes ruines.

C'est la bourgade de Cassano, un peu plus haut encore, qui remplace Sybaris et Thurium 150.

C'est à Cassano que périt Milon, le client de Cicéron. Nos études clas­siques nous l'ont présenté comme bien intéressant et bien innocent cet Annius Milon. On comprend que Cicéron l'ait défendu de son mieux, parce qu'il avait par son influence auprès de Sylla, son beau-père, fait amnistier Cicéron exilé par Clodius. Mais le Sénat fut insensible aux pé­riodes du Pro Milone et Milon fut exilé à son tour.

Tout ce monde se valait et valait à peu près notre monde d'au­jourd'hui. Milon avait gaspillé sa fortune dans les plaisirs et la débau­che. Il voulait la refaire à tout prix, et il n'hésitait pas à révolutionner et à ruiner sa patrie. Il avait, nous dit Pline, jusqu'à 80 millions de sester­ces ou 15 millions de francs 151 de dettes, ce qui pouvait compter par­mi les extravagances de l'esprit humain.

Avec une armée composée d'esclaves, de gladiateurs et de gens endet­tés, il se crut assez fort pour mettre en échec la puissance de César et s'emparer du pouvoir souverain. Jugeant toutes les âmes vénales, il fit faire des propositions de trahison aux Gaulois et aux Espagnols, qui ser­vaient dans l'armée de César. Mais ceux-ci montrèrent plus de noblesse d'âme et le lieutenant de Milon, Coelius, qui leur faisait de pareilles pro­positions, y perdit la vie. «Quum equitibus Caesaris gallis atque hispanis pecu­niam polliceretur ab iis interfectus este» (De bello civili).

Milon, acculé dans la Calabre, 152 vint mettre le siège devant Cas­sano et y périt, mortellement atteint par une pierre lancée du haut des remparts. Du moins, c'est à Cassano près de Thurium que Cesar place cet événement, et il devait être renseigné. Velleius fait mourir Milon à Campsa dans le Samnium.

Soixante kilomètres plus loin que Sybaris, c'est Héraclée, aujourd'hui Policoro. Les Grecs portaient partout le mythe d'Hercule, qui était une déformation des traditions messianiques.

C'est là qu'on trouva les tables de bronze d'Héraclée, qui sont au mu­sée de Naples et qui nous révèlent l'organisation municipale d'autrefois.

153

Agrigente (suite) 1
De Girgenti a Catane. Histoire 8
Syracuse 46
Catane 64
Taormine 82
Messine 97
Reggio-Locri-Crotone 107
Crotone- Sybaris-Heraclée 126

1)
Lenormant (Charles), savant, égyptologue français (1802-1859).
2)
Le P. Dehon veut dire: «de l’Italie méridionale».
3)
Dusmet (Giuseppe-Benedetto), card., né à Palerme en 1818 d’une famille noble d’ori­gine belge, mort à Catane en 1894. Elevé par les moines bénédictins de St-Martin, il en embrassa la règle. Ordonné prêtre en 1842, il devint en 1867 archevêque de Catane et cardinal en 1888. Humble et énergique, il se dévoua entièrement à la réforme de la vie du clergé, des moines et du peuple envers lequel il fut très généreux, plein d’une charité inépuisable. La cause de sa béatification a été introduite à Rome.
4)
Càla Pesce: personnage de fables, mi-homme et mi-poisson. Ses aventures sont contées par une série de légendes populaires anciennes, ennoblies par Schiller dans sa ballade «Der Taucher» – «Le plongeur».
5)
Chez Lemerre, éditeur.
6)
Palustre (Léon: 1838-1894). Il appartenait à une famille aristocratique du Poitou. Son père faisait partie des gardes du corps de Charles X. Orphelin de mère, il fut élevé d’abord par sa tante et éduqué ensuite par les jésuites de Poitiers et de Bordeaux. Il aimait les lettres et les arts, en particulier, l’archéologie, passion qu’il transmit aussi à L. Dehon. Il eut la velléité de devenir dominicain, mais ce n’était qu’une vocation imaginaire. Enclin à la piété, il avait une grande dévotion à la Sainte Vierge. Partageant avec les frères Dehon un appartement ils en changèrent pour un autre, plus élégant et artisti­quement décoré. L. Dehon qui «n’avait, en vérité, à peu près rien lu jusqu’alors en lit­térature et en philosophie» (NHV II 2 v), stimulé par son ami, prit goût à lire les au­teurs classiques et contemporains (NHV II, I r – 2 v). Palustre fut pour lui un guide érudit pour découvrir le Paris antique, médiéval, celui de la Renaissance et des temps modernes (NHV II, 3 r – 17 v). Ils furent des compagnons de voyage en Europe cen­trale et en Europe du Nord (NHV 1, 63 v – 92 r), ainsi qu’au Moyen-Orient (NHV II, 71 r – 167; III, IV, 1-96). L. Palustre devint le président de la Société Française d’Archéologie. Il écrit plusieurs ouvrages parmi lesquels on remarque son «Architectu­re de la Renaissance» (1892). C’est pour cet ouvrage qu’il avait recueilli la documenta­tion en Italie dès le début de sa carrière. Palustre n’avait que 55 ans quand il mourut (1894). Le 26 octobre 1894 le P. Dehon écrit dans son journal: «Rarement une mort m’a fait autant d’impression». Pour lui, Palustre était comme un frère. Il rappelle leur vie ensemble, leurs voyages, la carrière d’archéologue de Palustre: «mais ce qui vaut mieux, c’est qu’il était un homme de foi et qu’il est mort chrétiennement» (NQ X, 151-152).
7)
Lescot (Pierre), architecte français (1510-1571). Il éleva la façade du vieux Louvre et la fontaine des Innocents.
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