nqtnqt-0002-0015

15ème CAHIER (18.9.1899 – 20.7.1900)

1

Le moment de repartir pour Rome approche, je fais ma tournée de vi­sites à La Capelle et en Belgique.

Mon neveu, le Comte de Bourboulon1), est à La Capelle, nous causons de la Bulgarie.

La grande majorité des habitants est schismatique et sympathique aux Russes. Elle ne reviendra à nous qu'avec la Russie. Il reste un stock de musulmans irréductibles. Il y a deux évêques catholiques, un capucin à Sofia, un passioniste à Roustchack. Leur situation est difficile depuis que le Prince a livré son fils aîné au schisme. L'évêque de Sofa est sym­pathique à l'Autriche, ce qui lui aliène la cour 2.

En somme dans tout l'Orient la religion est restée très dépendante de la politique. C'est Byzance qui se continue à Petersbourg. Le retour du schisme oriental à l'unité ne se fera que par la coopération du Czar. Le noeud de la question est dans les rapports du S.-Siège avec le gouverne­ment russe. L'union se fera par un concordat.

J'assiste à une partie de la retraite à Sittard. La chapelle est comble. La ferveur ne laisse guère à désirer. Il y a_ là pour l'œuvre de bons élé­ments d'espérance. Notre développement principal est là. En France, nous manquons de ressources et de vocations. Je prierai et ferai prier pour que N.-S. nous éclaire sur ce qu'il y a à faire. Je demande pardon à N.-S. de tous les obstacles que j'ai pu mettre personnellement à notre développement. Nous devons tendre à nous développer aussi en Belgique 3.

Réunion hollandaise. - Nos Hollandais deviennent assez nombreux. Ils sont vingt. Sept sont prêtres, cinq autres le seront dans l'année. Mais nos écoles en recrutent moins en ces dernières années. L'école de Sittard est devenue allemande, celle de Clairefontaine est trop loin. Il faut aviser pour que notre branche hollandaise ne se dessèche pas en se stérilisant. J'ai convoqué nos Hollandais à Louvain. Nous causons ensemble pen­dant deux jours. Nous reconnaissons qu'il est temps d'agir et de com­mencer une maison hollandaise pour rendre à cette branche la vie et la fécondité. Que faire? Deux projets se présentent: faire une école hollan­daise à Sittard ou une maison de secours aux émigrants à Rotterdam. Nous suivrons ces deux projets. En attendant, nous prierons, par des prières quotidiennes et une messe mensuelle. Nous nous 4 adresserons au S.-Cœur de Jésus, à N.-D. du S.-Cœur et aux saints protecteurs de la Hollande. La réunion est pleine de cordialité et de bonne entente.

Je pars le 5 octobre avec le f. François de Paule2). Nous passons quel­ques heures à Paris où nous faisons les pieux pèlerinages habituels. Je vi­site occasionnellement la Conciergerie. C'est encore un pèlerinage. On entre là par les vieilles tours de St-Louis et la porte qui donnait du palais sur la Seine. On trouve à gauche les cuisines royales, belles salles ogiva­les, semblables à une vieille crypte du XIIIe siècle, et à droite les prisons. Marie-Antoinette et les otages de la première commune ont séjourné là. La cour a été le théâtre des massacres du 2 septembre 1792. On visite le cachot de la reine, où se trouve une plaque commémorative, la chapelle, et une salle plus grande où les révolutionnaires ont expié 5 le régicide. Robespierre a passé là, puis Vergniaud et les Girondins, Danton et les Montagnards. La Providence a voulu faire toucher du doigt la sévérité de sa justice.

Nous allions le premier jour coucher à Berne.

Le voyage fut court et rapide comme la visite d'un panorama. Mais quel éblouissement! Quelles impressions profondes! Que l'auteur de la nature est grand et puissant!

La Suisse, qui est partout fort belle, a quelques points merveilleux qu'il faut voir: Genèves, Lucerne, Zurich avec leurs lacs; Schaffouse avec sa cascade, et les quatre groupes principaux de ses montagnes: le Mont Blanc, le Mont Rose, les Alpes Bernoises et le Bernina. Ce sont là les géants, qui élèvent leurs cimes blanches vers l'azur 6 du ciel.

En quelques jours nous visitions Berne, Interlaken, Lucerne, Einsie­deln, Coire, Thusis, le Julier, Saint-Moritz, et la Maloïa.

Berne a gardé son vieux cachet Suisse, ses maisons à arcades, ses fon­taines de la Renaissance. La belle cathédrale du XVe siècle est hélas de­venue protestante. Mais Berne a perdu son fanatisme. Elle a tout un quartier catholique avec une belle église, et la soutane n'y est plus abhor­rée. Le charme de Berne ce sont ses belles vues sur les grandes Alpes hautes de 4.000 mètres, mais un ciel pluvieux nous a bien gâté le pano­rama.

Interlaken demande aussi du beau temps, et nous avons à peine aper­çu le beau groupe de la Jungfrau, les glaciers du Grindelwald et le Wet­terhorn.

Lucerne s'embellit toujours. La Suisse devient le parc de toute 7 l'Europe. Jusqu'à présent elle n'y perd pas son cachet propre. Elle devient seulement plus tolérante pour les catholiques qui enrichissent toutes ses grandes villes. J'ai revu avec plaisir le beau lion de Thorwald­sen, symbole de la fidélité, et le bassin des vieux glaciers, dont on a fait un jardin public.

J'aime bien Einsiedeln, on y prie si bien! L'église est du style rococo, mais elle a de la grandeur. La petite chapelle en marbre noir qui contient la statue miraculeuse est bien moins intéressante que la belle enveloppe blanche de la maison de Lorette.

Après Einsiedeln, nous avons quelques beaux jours de beau temps qui nous permettent de jouir des merveilleux sites de l'Engadine.

Nous longeons le lac de Zürich, puis celui de Walenstadt qui est si sé­vère et 8 si imposant. Nous passons à Ragaz, à Coire, à Thusis. Là nous prenons la voiture qui nous conduit lentement par un temps splen­dide à travers la vallée de l'Albula, l'Hoberholbstein, le Julier. L'Albula a d'effrayants ravins et de longues perspectives entre de hauts rochers. Le Julier est un col austère avec des vues variées sur les névés éblouis­sants de la Platta et de l'Err.

Nous descendons à Samaden, pour faire le lendemain la merveilleuse route de Samaden à Chiavenna et Milan par l'Engadine, la Malvia, la Bregaglia. L'Engadine est bien une des plus belles régions de la Suisse, avec ses lacs froids mais gracieux de Samaden, de Saint-Maurice, de Sil­va Plana et de Silo. Quelle curieuse station que Saint-Maurice, avec ses jardins pour la saison d'été et ses patinoires pour la saison d'hiver, bour­gade cosmopolite où 9 se rencontrent l'Anglais et le Russe, le Français et l'Américain.

Le grand massif du Bernina domine cette vallée, qui se termine en haut à la Maloia, d'où la route se précipite en lacets vers l'Italie. Saint-Maurice, Interlaken, Chamonix, ce sont là les trois sites les plus saisissants de l'Europe.

J'étais heureux de voir St-Maurice et toute cette vallée entre les deux saisons d'été et d'hiver, dans le calme et la solitude qui permettent de contempler à l'aise l'œuvre du Créateur.

Je fis à Milan mon pèlerinage à St. Charles Borromée, à St-Ambroise, à St-Augustin, et le 11 j'arrivais à Rome.

Premières journées. - Les premiers jours sont des jours de visites: vi­sites aux principaux sanctuaires, visites à nos 10 protecteurs, visites à nos amis.

J'aime à voir aussi les nouvelles fouilles du forum: le prétendu tom­beau de Romulus, le portique de la basilique émilienne. La stèle à in­scriptions trouvée dans le tombeau de Romulus et comparé à d'autres inscriptions archaïques, apporte son contingent de mots et de formules pour montrer que les vieux idiomes italiques ont été une transition de la langue mère, la langue aryane, au latin classique.

La recherche d'un appartement me préoccupe beaucoup pendant quelques jours jusqu'à ce que j'aie trouvé celui de la place Campitelli. J'eus de bons entretiens avec Mgr l'évêque de Laval3) et avec le cardi­nal Lecot4) qui m'invita à dîner chez les Sulpiciens.

Je fis aussi la connaissance du card. Mathieu5) qui se montra fort ai­mable.

Nous eûmes un premier déménagement partiel pour faire place aux Prémontrés. Pour 11 laisser travailler mon monde, j'allai passer deux jours dans la région d'Anagni.

Anagni et Segni sont deux vieilles villes intéressantes. Elles ont comme plusieurs villes de la région, comme Alatri, Ferentino, Veroli, des restes de murailles cyclopéennes. C'est le pays des Herniques. Il y avait là des tribus contemporaines des Etrusques mais moins civilisées. Ceux-ci, par leurs re­lations maritimes avec les Grecs et les Egyptiens avaient appris d'eux les se­crets de la civilisation orientale et en particulier la sculpture du marbre et de la pierre, la fabrication des vases de terre et l'art de les peindre.

La cathédrale d'Anagni offre un grand intérêt par ses vieilles fresques du XIe siècle dans la crypte.

C'est seulement dans ces derniers temps que je me suis rendu compte de 12 la marche historique de la peinture en Italie. C'est à Naples qu'il faut aller pour cela. On a eu l'heureuse idée d'y réunir, au musée San Martino, des reproductions des plus vieilles peintures chrétiennes depuis les catacombes jusqu'au XIVe siècle. Il est facile de reconnaître là l'unité de l'art chrétien. Il dérive de l'art des catacombes et celui-ci est issu de l'art païen qu'il a transformé. Pour le dessin, le coloris, l'expres­sion, l'art du Ve siècle s'est conservé jusqu'au XIIIe avec quelques nuances et variantes. Il a été parfois plus raide et plus hiératique. L'orient y a souvent ajouté la richesse des costumes.

A Naples, on peut suivre tout le cours historique de la peinture en re­voyant d'abord les peintures pompéiennes du musée national, puis les catacombes et les reproductions des peintures du moyen-âge à la Char­treuse: copies des fresques de Bari, Barletta, Bisceglie, Capua, 13, Brindisi, Salerno.

A Rome aussi on trouve les mêmes liaisons entre les peintures des ca­tacombes et les fresques anciennes de St-Clément.

Mais comment s'est faite la transition de cet art primitif à l'art si varié et si riche du XIVe et du XVe siècle?

Pendant que les peintures murales gardaient leurs vieilles traditions, un progrès considérable s'était accompli dans la peinture des livres. Tout y aidait: la culture d'esprit des miniaturistes, la délicatesse du tra­vail, et des couleurs, sur le parchemin, la finesse du dessin sur ces petites images destinées à être vues de près.

Pour transformer la peinture, il n'y eut qu'à y employer les miniaturi­stes, qui accommodèrent leur art à la décoration des murs, des châsses et des tableaux d'autels. 14 Nos grands peintres primitifs, de Giotto à Raphaël, sont les fils des miniaturistes.

Mais la crypte d'Anagni m'a mené bien loin.

Anagni fut souvent comme Viterbe et Orvieto le lieu de séjour des Pa­pes pendant les siècles troublés du moyen-âge. C'est ce qui explique que Rome ait presque entièrement échappé au grand mouvement d'art chré­tien des XIIIe et XIVe siècles. Elle doit cela à ses tyrans féodaux, les Co­lonna, les Orsini, les Frangipani, les Comtes de Tusculum.

Anagni fut la patrie d'Innocent III et le séjour de Boniface VIII. C'est là que Nogaret, envoyé par Philippe le Bel et soutenu par les Colonna, fit le pontife prisonnier et le souffleta; mais le peuple délivra le Pape trois jours après. J'y voudrais voir un présage de la délivrance, par la démo­cratie moderne, du Pape prisonnier des légistes et des régaliens d'au­jourd'hui 15.

Du 15 au 30 novembre, je laissai mes jeunes gens opérer le déménage­ment et l'installation dans la nouvelle maison. Je transportai mes péna­tes à Assise, à l'ombre de la grande basilique de la Portioncule. Là, j'avais le calme nécessaire pour écrire et je fis quelques excursions dans les deux provinces si intéressantes de l'Ombrie et de la Toscane.

Le 15, j'étais à Viterbe, où je passai deux bonnes journées. Viterbe a un bon cachet de vieille ville et de grands souvenirs. Elle a eu sa période de prospérité et de culture artistique, du XIe au XVe siècle. Elle a encore ses vieux murs normands. Sur sa hauteur escarpée, elle formait au bon vieux temps une forteresse redoutable. C'est le roi Didier 16 qui éleva ses murs en 773. Elle était la ville principale des états toscans que la grande comtesse Mathilde donna aux Pape en 1077. Dès lors elle devint une petite succursale de Rome. Les Papes y habitèrent le plus souvent au XIIIe siècle. Il reste une belle galerie ogivale du vieil évêché où ils ha­bitaient.

Adrien IV, le pape anglais y reçut en 1156 l'hommage de Frédéric Ier Barberousse. Ste Rose souleva la ville au XIIIe siècle contre Frédéric II. Le conclave se réunit là plusieurs fois au XIIIe siècle pour élire Grégoire X en 1271, Jean XXI en 1276 et Martin IV en 1281.

Léon X y conclut un traité en 1515 avec François Ier. Léon XIII y fit ses humanités et sa première communion.

Viterbe n'a pas d'édifices de premier ordre. Elle est bien pavée de dal­les basaltiques et elle 17 a de belles places ornées de fontaines gracieu­ses. La munificence pontificale a passé par là. Donner aux populations des villes saines et des fontaines salubres est une vertu sociale pour un souverain, et dans les leçons de bréviaire à la fête d'un saint Pape, l'Egli­se le loue de cette vertu.

La cathédrale est une belle basilique à colonnes du XIIe siècle, avec des chapiteaux byzantins. - San Sisto est une église lombarde. Le choeur engagé dans les murs de la ville a une arcature romane extérieu­re. - St. François a le choeur et le transept en ogive. S. Maria della ve­rità a des fresques du XVe siècle de Lorenzo di Viterbo, peintre de se­cond rang, mais qui a la piété et la naïveté de l'école d'Ombrie. - Le palais public a un beau vestibule du XVe siècle, où se voient de grands sarcophages étrusques avec des statues couchées ou plutôt assises qui tiennent en main la coupe qui servait 18 au jeu populaire des Etru­sques. - L'église de la Madonna della salute a un petit portail très fin du XIIIe siècle. Enfin l'église Ste-Rose a un précieux trésor, c'est le corps bien conservé de la petite sainte. La peau est noircie mais le corps est intact. Catherine de Sienne et Rose de Viterbe sont les Jeanne d'Arc de la Papauté.

Près de Viterbe, j'allai faire mon pèlerinage à la Madonna della Quer­cia, la petite Vierge trouvée dans un chêne. Elle a une belle église de la première renaissance. Un peu plus loin est la villa des ducs Lante, un vrai St-Cloud avec ses arcades et ses fontaines et de magnifiques chênes rouvres.

J'allai aussi, en passant par Vetralla, visiter les nécropoles étrusques de Norchia et de Castel d'Asso. C'est un des sites les plus impression­nants d'Italie, mais il est peu abordable. Il faut aller par une mauvaise route dans une voiture mal suspendu et achever 19 la route sur un âne, mais on est payé de sa peine. Il y a là des gorges rocheuses où les vieux toscans ont sculpté leurs tombeaux. Les façades des grottes sépul­crales rappellent l'Egypte et le dorique primitif. L'Etrurie était à l'Italie ce que l'Attique était à la Grèce. Il y avait là une race intelligente et arti­ste qui profitait de ses rapports avec la Grèce, l'Egypte et la Phénicie pour avancer dans les arts et la civilisation.

Je me reposai dans une grande ferme, non loin des ruines. C'était le jour où l'on tuait les agneaux, et cela a lieu tous les 8 ou 15 jours dans la saison d'automne. Le fermier a 2.700 bêtes à laine et 700 bêtes à cornes. On immolait ce jour-là 200 de ces petites bêtes innocentes. C'était un spectacle navrant. Les mères erraient 20 dans le parc en poussant des bêlements douloureux. Elles pleurent ainsi 24 heures et puis… elles ou­blient. Cela me représentait les sacrifices de la Pâque à Jérusalem, où toutes les petites victimes représentaient le Christ.

Le fermier régale les bergers avec les animelle, le ris de ces petites bêtes. Ils ont aussi comme bonne-main, le sang qu'ils font cuire en plaquettes pour vendre aux pauvres de la région…

Terni est devenue une ville industrielle. Il y a des fonderies et aciéries. Le peuple ouvrier abandonne l'église et devient socialiste. L'usine mul­tiplie le bien ou le mal. Elle peut être un paradis, comme au Val, mais il y faut des patrons chrétiens, dévoués et généreux.

Terni a de belles cascades. Elles ont plus d'eau que celles de Tivoli, 21 mais il y manque la gorge pittoresque de l'Anio et les vieux temples et les souvenirs classiques. C'est un coin de Suisse, mais cela ne vaut pas Tibur.

Spoleto a une belle histoire. C'est une vieille forteresse ombrienne. El­le sut résister à Annibal. Les Lombards y constituèrent un puissant du­ché, dont les titulaires Gui et Lambert reçurent des Papes le titre d'em­pereurs romains. Sa situation est pittoresque. Derrière la citadelle, le Pont des Tours relie la ville à la colline voisine par-dessus les ravins.

La ville est un musée par ses vieilles peintures. S. Ansano et S. Gio­vanni ont dans leurs cryptes des fresques du XIe siècle qui montrent la persévérance du vieil art chrétien des catacombes et des basiliques primitives 22.

La cathédrale a une vieille madone d'Antonello de Messine et une dé­licieuse Vierge de Spagna. Ce peintre est ici chez lui, il a aussi une belle Vierge et une fresque avec trois vertus et des enfants à la pinacothèque.

La cathédrale a encore à sa façade une grande mosaïque dûe à Solsar­nus en 1207 et représentant le Christ, la Ste Vierge et St. Jean. Ces figu­res ont de l'expression, elles sont d'un bon dessin sur fond d'or. L'inté­rieur a de belles fresques de fra Filippo Lippi, son chef-d'œuvre. Elles représentent la vie de la Vierge: Annonciation, Nativité de J.-C., mort, Assomption et couronnement de Marie. Le dessin de ces fresques est simple et naturel. C'est déjà de la Renaissance, comme en témoigne d'ailleurs l'architecture qui forme le fond de ces tableaux.

Je passai plusieurs jours à Assise 23.

J'ai déjà décrit Assise dans mes notes. J'ai encore revu et goûté de mieux en mieux le Sacro Convento, Sainte-Marie-des-Anges, St­Damien et Sainte-Claire.

Assise a un grand charme, cependant sa simplicité se perd. Les hôte­liers, les guides et les mendiants y sont fatigants.

La grande église de Notre-Dame-des-Anges, bâtie par Vignole, est d'un style bien froid, mais elle a de vrais trésors: la portioncule et les chapelles de St-François et de St-Bonaventure. La petite chapelle de la Portioncule impressionne comme la Santa Casa de Lorette. L'Italie est bien privilégiée d'avoir ces deux beaux pèlerinages. L'église de la Portioncule a quelques peintures primitives d'Ilario de Viterbe, de Tiberio d'Assise et de Spagna. Le Spagna avait peint beaucoup à Assise. Ses fre­sques de la chapelle du Transito et de la chapelle St-Bonaventure sont assez bien conservées. 24 Au Transito, il a peint les premiers compa­gnons de St. François. Les fresques du portique de St-Damien sont attri­buées par les uns à Spagna, par les autres à Eusebio de S. Giorgio.

J'aime beaucoup le Spagna, aucun peintre ne se rapproche plus de Raphaël dans sa première manière. Le Spagna n'est pas devenu aussi brillant que son rival, mais il est resté fidèle au genre candide et mysti­que du XVe siècle italien.

Que de souvenirs pieux a cette église! C'est là qu'est vraiment le ber­ceau de l'ordre franciscain. François d'Assise habita auprès de cette peti­te chapelle qui avait été bâtie en 352 par des Ermites de la Terre Sainte, sous le nom de Ste-Marie de Josaphat dans une forêt de Subasio. Le 31 octobre 1221, François était en prière. Tourmenté par les tentations du démon, il quitta ses vêtements et se jeta a l'endroit le plus épais d'un buisson d'épines: les épines arrosées de sang 25 devinrent des roses blanches et rouges. François entendit alors les anges lui ordonner de por­ter des roses dans la portioncule. Il eut ensuite une vision dans laquelle le Sauveur lui ayant accordé par l'intervention de la Sainte Vierge le par­don pour les pécheurs qui viendraient en ce lieu, lui prescrivit en même temps d'aller trouver le Pape et de lui porter des roses miraculeuses. Le Pape Honorius III, malgré les cardinaux, concéda l'indulgence deman­dée.

Près de la Portioncule est le Transito, chapelle où mourut le Saint le 4 octobre 1226, j'y célébrai deux fois la sainte messe. Cette chapelle possè­de le cœur et le cordon du Saint. Elle a une statue du Saint par Della Robbia et des fresques du Spagna qui représentent les premiers compa­gnons du saint 26.

La chapelle des Roses et celle de St-Bonaventure sont aussi des sanc­tuaires où l'on prie avec émotion.

Assise a beaucoup d'autres sanctuaires: la basilique de St-François où repose le corps du saint; l'église de St-Chiara qui possède le corps de la sainte fondatrice; la Chiesa nuova: maison natale du Saint; St-Damien où vécut sainte Claire; les Carceri, où St-François se retirait sur la mon­tagne.

La basilique de St-François n'est pas seulement un sanctuaire, c'est un musée. Toute l'école primitive de peinture du XIIIe au XVe siècle est venue glorifier le grand saint.

Giunta de Pise, Cimabué, Giotto et ses élèves, Simone Martini, Lo­renzetti, Nelli di Gubbio, le Spagna et Dono dei Doni ont travaillé là l'un après 27 l'autre.

Les sacristies possèdent un Christ byzantin sur fond d'or assez expres­sif, et un saint François de Giunta de Pise.

L'église supérieure est peinte toute entière par Cimabué et ses élèves, Giotto et ses élèves. L'ancien et le nouveau testament sont de Cimabué, la vie de S. François est de Giotto.

Cimabué et Giotto ne sont pas des inventeurs, ils continuent l'art by­zantin, mais ils le perfectionnent, ils le rendent plus naturel, plus expres­sif, plus gracieux. Les progrès sont visibles dans toute l'église supérieure de St-François.

L'église basse n'a pas le même ensemble, mais elle a des détails déli­cieux. Les pendentifs de la voûte au-dessus du maître-autel sont le chef­d'œuvre de Giotto. C'est tout un poème inspiré par le 28 Dante et re­présentant les trois voeux de religion. - A l'entrée de l'église une Vier­ge de Nelli de Gubbio est ravissante de grâce et de piété. Il en est de mê­me de deux Madonnes du transept: l'une de Lorenzetti (la Vierge entre St. François et St. Jean), l'autre du Spagna, à l'autel St Jean. Simone Martini de Sienne a également des peintures ravissantes: la Vierge avec des saints dans le Transept et toute la vie de St-Martin sur fond d'azur dans la chapelle St-Martin.

La sainteté et l'art, Assise nous procure les plus douces joies que pro­cure le sentiment de l'admiration.

Je logeais là dans un hôtel patriarcal. L'hôtel est tenu par toute une fa­mille, comme il arrive ordinairement dans les hôtels vraiment italiens. La mère et une fille aînée font la cuisine; les jeunes gens conduisent les voitures et servent à table. Le soir, jeunes gens et jeunes filles sonnent en­semble de 29 la musique. Mes hôtes étaient aussi un peu collection­neurs et marchands d'antiquité. J'étais seul pendant plusieurs jours, je causai avec tout ce monde. Ils restent tous chrétiens pratiquants, mais la jeune génération est moins ferme. La mère est austère et pieuse. Les fils trouvent que le régime actuel a du bon, ils goûtent la grande Italie et ils voudraient voir le Pape se réconcilier avec le roi Umberto.

J'ai revu Perouse et Florence qui forment avec Sienne et Pise le qua­drilatère de l'art chrétien dans l'Italie centrale. C'étaient les capitales de petites républiques franchement chrétiennes et très cultivées. Leur histoire montre que l'esprit chrétien s'allie volontiers avec la liberté et fa­vorise la civilisation la plus délicate.

J'ai déjà décrit Pérouse et Florence, 30 je donnerai plutôt ici mes réflexions personnelles sur l'art chrétien.

L'art païen et l'art chrétien. - Le contraste est profond entre l'art païen et l'art chrétien.

L'art païen à son apogée exprimait quelques nobles sentiments: la di­gnité, la noblesse, le courage; il parlait au cœur en exprimant la dou­leur, la souffrance, le sacrifice: il nous représentait Jupiter, Apollon, Mi­nerve, Dircé, Iphigenie, les Niobides.

Plus souvent encore, il exprimait seulement la beauté humaine, la vi­gueur, la grâce. Il représentait Mercure, Hercule, Vénus, Junon, le do­ryphore, le discobole, le diadumène, le discobole.

Plus tard, il devient plus sensuel. A Pompei, notamment, il multiplie les compositions gracieuses et frivoles, il fait ressortir la beauté du corps humain et les joies de l'amour profane. Il peint Mercure, 31 Narcisse, Adonis, Antinoüs, la passion violente de Phèdre pour Hippolyte, l'amour d'Apollon pour Daphné, les amours de Mars et de Vénus, les épisodes de la vie de Bacchus, les Satyres et les Nymphes.

Quel contraste avec l'art chrétien qui exprime l'attitude hiératique d'une piété austère, la modestie, la pureté, la patience. Les catacombes commencent la réforme en nous montrant le Bon Pasteur, la Vierge Ma­rie, les symboles des sacrements, les orantes.

Le christianisme sera fidèle à lui-même jusqu'au XVe siècle, où l'hu­manisme viendra l'imprégner de sentiments païens.

Peintures anciennes. - L'art de la peinture n'a pas eu l'interruption qu'on pourrait croire. L'art chrétien est sorti de l'art païen en le trans­formant. Aux catacombes on retrouve les procédés et 32 le style de l'art païen, mais avec une différence de sujets et d'expression.

Il nous reste de l'art ancien les peintures pompéiennes et quelques peintures romaines réunies au musée du Vatican et au musée national de Rome.

On peut étudier les peintures des catacombes au musée du Latran: celles de Ste-Agnès y ont été transportées, celles de St-Calliste y ont été copiées.

Il n'y eut pas d'interruption entre le VIe et le IXe siècle, mais les pein­tures de ce temps-là ne nous sont pas restées, nous n'en avons que des mosaïques. Cependant Adrien Ier au VIIIe siècle louait les peintures or­données par ses prédécesseurs (lettres à Charlemagne) et il en faisait peindre lui-même. Léon III faisait peindre à fresques le triclinium dont il ornait la voûte par des mosaïques. Du IXe et du Xe siècle, il nous reste les peintures de la crypte de St-Clément à Rome. 33 Pour le XIe siè­cle, nous sommes riches, nous avons des fresques importantes à Anagni, à Spolète, à Bari, à Barletta, à Brindisi, à Capua, à Salerne. Pour le XIIe et le XIIIe siècle, nous avons les fresques du portique de St Laurent (vie de St Laurent et de St Etienne); celles de Subiaco, de St-Paul aux trois fontaines, de la chapelle St-Sylvestre près de l'église des Quatre-Saints couronnés.

C'est l'art romain des catacombes régulièrement développé, mais conservant au fond les mêmes caractères.

A plusieurs reprises l'art greco-byzantin prend le dessus, avec les re­tours de l'armée byzantine à Ravenne et dans le midi, avec l'exode que provoquent à Byzance les fureurs des iconoclastes et l'invasion mahomé­tane. Mais bientôt ces essais byzantins se fondent dans l'art italo-romain qui reprend le dessus 34.

Mosaïques. - Pendant toute cette période on peignait beaucoup en mosaïques. C'etait plus durable. Il y avait un parallélisme constant entre les mosaïques et les peintures pour le dessin, le coloris, l'expression. Mais l'héllénisme eut plus d'influence sur les mosaïques que sur la peinture.

Nous possédons des mosaïques du IVe siècle au baptistère de Naples, au baptistère de Constantin, au tombeau de Constance, à Ste­-Pudentienne. Ve siècle: Sainte-Marie-Majeure; VIe: SS.-Côme-et-­Damien; VIIe: Baptistère de Constantin; IXe: le triclinium, Ste-­Praxède, SS.-Nérée-et-Achillée, St-Marc; Xe-XIe: St-Marc à Venise, Palerme.

Ravenne aussi est riche en mosaïques byzantines des Ve, VIe, VIIe siècles.

Les mosaïques de Ste-Pudentienne et celles des SS.-Côme-et-Damien n'ont 35 rien de la raideur byzantine.

Arts secondaires. - Pendant ces mêmes siècles, d'autres arts plastiques se développaient.

Un nombre considérable de sarcophages chrétiens, du IVe au IXe siè­cle nous montre la sculpture suivant le même courant que la peinture avec des alternatives de progrès ou de recul passager (Musée de Latran).

On travaillait le bronze, les émaux, l'ivoire (Salerne), des majoliques, des broderies (musées de Florence, de Ravenne).

Miniatures. - Mais ce sont surtout les miniatures qui formèrent une branche très vivante de l'art chrétien.

L'ornementation des livres sacrés par la peinture avait été cultivée par les Grecs depuis Constantin jusqu'aux Paléologues comme par les mo­nastères d'Occident. Ces peintures faites dans le calme des cloîtres 36 avaient surpassé en perfection et en délicatesse les peintures murales. Pour renouveler et perfectionner la peinture au XIIIe siècle, on songea naturellement aux miniaturistes. Ils firent en grand sur les murailles, sur le bois, sur la toile, ce qu'ils faisaient sur le parchemin. Oderisi di Gubbio tant loué par le Dante semble n'avoir peint que des livres. Franco de Bolo­gne peignait les miniatures et les fresques. Duccio, Simone Memmi, et Lorenzetti firent de même à Sienne; Cimabué, Giotto et Barthelemy della Gatta à Florence; le Zingaro à Naples; Fra Angelico à Fiesole.

Au XIIIe siècle, la peinture prend son essor partout dans l'Italie centra­le, mais les premiers artistes bien connus des trois principales écoles sont Giunta de Pise, Guido de Sienne et Cimabué de Florence. Ces trois se sont inspirés des Grecs en les imitant. Giotto est le premier qui 37 soit sorti résolument des formes hiératiques.

Taddeo Gaddi, Simone Memmi, Buffalmaco et Orcagna sont les élè­ves de Giotto. Ils restent dans la même note en se rapprochant pourtant du naturel. Simone Memmi a des figures gracieuses qui préparent l'An­gelico. Orcagna a étudié les modèles païens et a profité de la pureté de leur dessin.

Cimabué s'était formé à l'école des peintres grecs appelés par le Sénat de Florence pour décorer l'église de Ste-Marie-la-nouvelle.

Giotto fut vraiment le créateur de la peinture italienne. Appelé d'ail­leurs pour divers travaux de Padoue à Naples, il provoqua une renais­sance de la peinture dans toute l'Italie. Laurent de Médicis a eu raison de faire mettre au dessous de son 38 buste à Florence ce vers d'Ange Politien: Ille ego sum per quem pictura extincta revixit… «C'est par moi que la peinture a retrouvé la vie».

Mais quelques notes particulières sur chacune des écoles de l'Italie centrale aideront à l'étude de l'histoire.

Je remarquerai d'abord que ces écoles se tiennent à peu près dans les confins de l'ancienne Etrurie. Pise, Sienne, Pérouse, Florence étaient des villes étrusques. La race étrusque est vraiment en Occident la race artiste par excellence. L'Etrurie ancienne était incomparablement supé­rieure à Rome pour l'art. La Toscane du moyen-âge et de la Renaissan­ce tenait le premier rang en Italie. Florence est encore aujourd'hui la vil­le d'Italie qui a le tempérament le plus artiste. Athènes et Florence ont donc été en Europe les deux principaux foyers des beaux-arts 39.

Pise. - C'est à Pise qu'a commencé le mouvement artistique en Ita­lie. Pise, du XIe au XIIIe siècle était la reine de la Méditerranée. Elle ri­valisait avec Gênes et Venise. Elle possédait la Corse, la Sardaigne, et la côte d'Italie de la Spezia à Civitavecchia. Elle avait le sang et les tradi­tions des Etrusques; elle était, par sa marine, en relations continuelles avec la Grèce et l'Orient.

C'est par la construction de la cathédrale de Pise que la vie artistique a commencé à se développer en Italie. Elle a été fondée en 1063 et termi­née en 1118. Une inscription de la façade lui donne pour architecte Bu­scheto. On le croit grec. Où a-t-il pris son inspiration? Le plan est celui d'une basilique romaine à cinq nefs, mais il y a deux particularités: une coupole sur la croisée des nefs, des galeries à 40 colonnettes employés comme ornements à l'extérieur et à l'intérieur et particulièrement à la façade où il y en a quatre rangées. La coupole est un élément byzantin. Les galeries à colonnettes étaient employées à l'époque byzantine autour des absides à l'extérieur. Les orfèvres et sculpteurs d'ivoires les superpo­saient pour y encadrer leurs statuettes ou scènes sculptées. Buscheto a fait œuvre d'orfèvre à la façade du dôme. Son exemple ou peut-être les mêmes traditions de l'orfèvrerie ou des sculpteurs d'ivoire ont inspiré les architectes de beaucoup d'autres édifices, tels que les campaniles de Pise et de Parma, les églises de St-Michel à Lucques et à Pise, les cathédrales de Parme et de Modène, Notre-Dame de Poitiers, Notre-Dame de Di­jon, etc.

L'intérieur de la cathédrale a voulu rivaliser avec les grandes mo­squées du Caire et de Cordoue. Elle a cinq nefs dans la longueur et trois 41 dans le transept. C'est une forêt mystérieuse de colonnes. A l'exemple d'Ozanam, nous aimions, un soir, au milieu d'une foule priante et calme, laisser notre imagination se reporter vers la Jérusalem céleste. La coupole et le haut des nefs recevaient les derniers rayons em­pourprés du soleil. Les anges de Ghirlandajo semblaient monter et de­scendre le long de l'arc triomphal, et s'animer la figure imposante du Christ de Cimabué assis à l'abside.

Le campanile est à arcades romanes comme le dôme, le baptistère a des pinacles gothiques.

Pise n'a pas de grands édifices de style ogival, mais elle en a de petits d'une grande perfection: l'église de Sainte Catherine et la gracieuse cha­pelle de la Sainte-Epine sur les bords de l'Arno.

Pour la sculpture, c'est encore 42 Pise qui a préludé à la Renaissan­ce. Nicolas de Pise et son fils Jean ont délaissé les formes byzantines pour se rapprocher de l'antique. Ils ont étudié des sarcophages romains et notamment ceux que l'on conserve encore dans les galeries du Campo Santo. - Arnolfo di Cambio élève de Nicolas Pisano, et André Pisano élève de Giovanni rattachent l'école de Pise à celle de Florence. - La merveille de cette école de sculpture est la belle chaire du baptistère par Nicolò de Pise.

La peinture aussi s'est développée de bonne heure à Pise. Giunta Pi­sano, dès la première moitié du XIIe siècle, peignait des Christ et des Madonnes. Il aurait même collaboré avec Cimabué dans l'église supé­rieure d'Assise. On n'a de lui aucune œuvre importante qui soit bien authentique. Avec Duccio de Sienne, il a préparé Cimabué.

Le merveilleux Campo Santo a été peint, il est vrai, par des peintres de Sienne 43 et de Florence, mais ils étaient bien devenus pisans par adoption. La plupart ont été élèves de Giotto.

Pour ce qui est de l'architecture, le Campo Santo est l'œuvre de Jean de Pise. C'est un beau cloître gothique aux larges arcades. Nicolas et Jean n'ont pas seulement travaillé à Pise. Ils ont couvert l'Italie de mo­numents. On doit à Nicolas l'église de la Trinité de Florence, la basili­que de St-Antoine de Padoue, les églises des SS.-Jean-et-Paul et des Fra­ri à Venise, et d'autres églises à Naples, à Rimini, à Ravenne, à Faenza, à Arezzo, à Sienne, etc.

Quelque incertitude existe sur les peintres du Campo Santo. On attri­bue le triomphe de la mort et les Pères du désert, aux frères Lorenzetti, siennois, élèves de Giotto, le jugement dernier est d'Orcagna, il a fourni bien des données à Michel-Ange; 44 l'histoire de job est de Francesco da Volterra, autre disciple de Giotto. La légende de St. Rainier est d'André da Firenze et de Antonio Veneziano: tous deux sont giottistes et florentins. L'histoire de St. Ephèse et de St. Potin est de Spinello d'Arezzo, de la même école.

Benozzo Gozzoli a peint l'histoire de la Genèse. Il dérive de fra Ange­lico. Son œuvre est pleine de poésie: poésie d'innocence et de simplicité, poésie guerrière, poésie dramatique, suivant les sujets qu'il avait à pein­dre.

Gozzoli, Orcagna et les Lorenzetti sont les principaux maîtres du Campo Santo et leurs œuvres présentent les qualités caractéristiques de l'art chrétien.

Sienne. - Il a régné à Sienne une vie artistique considérable surtout au XIIIe et au XIVe siècle. L'architecture gothique y a laissé de grandes œuvres, comme 45 la cathédrale et le palais Buonsignori.

Sienne comptait alors 100.000 habitants et rivalisait avec Florence dans les arts et par sa richesse. Le peuple y conservait avec jalousie ses li­bertés. La commune favorisait les arts. L'art était comme à Pise au ser­vice de la religion et les principes n'étaient pas subordonnés à la recher­che exclusive de la beauté.

Le XIIIe siècle est l'époque de la splendeur artistique de Sienne. C'est alors qu'elle construit son dôme, conformément aux idées de magnifi­cence qui partout animaient les seigneuries et les peuples. L'architecte du dôme est inconnu. La façade est de Jean de Pise, mais il ne faut pas oublier que Nicolas de Pise, père de Jean, le rénovateur de la sculpture moderne, était par sa famille d'origine siennoise.

Sienne fournit à Orvieto l'architecte de sa belle cathédrale, Lorenzo da Maitano 46.

Dans la peinture, Guido fleurit à Sienne alors que Giotto n'est encore qu'un enfant. Les disciples de Guido, comme Simone di Martino et les Lorenzetti collaborent à la décoration du sanctuaire d'Assise ou propa­gent dans les villes voisines leurs suaves images de la Vierge.

Au XIIIe siècle encore, les Siennois avaient en Duccio di Buoninsegna un artiste dont les œuvres surpassent beaucoup pour la beauté et la grâ­ce celles de Cimabué. Lorsqu'il eut terminé en 1310, la Maestà, la Vier­ge triomphante destinée au maitre-autel de la cathédrale (aujourd'hui dans une chapelle latérale) le tableau fut porté processionnellement à l'église.

Simone Martini (ou di Martino) (1285-1344) a exercé une influence générale, il a travaillé à Naples, à Orvieto, à Assise et jusqu'à Avignon. Il a été immortalisé comme son contemporain Giotto, par les sonnets 47 de Pétrarque. Ses œuvres ont la délicatesse de sentiment de l'Angelico.

Lippo Memmi, de la même école, exécuta de grandes fresques avec le même soin que les miniatures des livres de chant.

Simone fit école. Plusieurs peintres du XIVe siècle imitèrent son genre, en particulier les Vanni. Les artistes du XIVe siècle formaient corporation, plusieurs se distinguèrent par leurs hardiesses démocratiques. Ils conservè­rent d'ailleurs en général le goût ancien pour les tableaux de dévotion.

On sera surpris d'apprendre qu'un de ces violents démocrates, ardent promoteur de l'expulsion des nobles en 1368, Andréa Vanni, fut admis dans l'intimité de sainte Catherine et qu'elle le choisit pour son peintre.

Au XVe siècle, le calme se rétablit dans les institutions et les moeurs. Le souvenir de Ste Catherine et l'influence de St Bernardin purifièrent le patriotisme. 48 Ils ramenèrent le règne de la vraie piété et le mystici­sme dans l'art. On le constate d'après les œuvres de Giovanni di Paolo, de Matteo di Giovanni, et surtout d'après celles de Sano di Pietro. Ce ne fut qu'à la fin du siècle qu'il s'opéra une transformation par le contact des artistes des écoles voisines.

Parmi les peintres siennois de ce temps (XVe-XVIe siècle), les seuls qui occupent un rang élevé sont Baldassare Peruzzi et Giovantonio Boz­zi dit le Sodoma. Ce sont des renaissants, qui ne font pas trop triste figure à côté de Léonard de Vinci et Raphaël.

En résumé, à Pise, comme dans tout l'Occident, l'art a trois grandes époques: le XIIIe siècle, le siècle héroïque, avec sa simplicité, sa gran­deur, son austérité chrétienne; le XVe siècle avec un réveil d'esprit chré­tien mêlé de richesse, de délicatesse, de soin excessif du détail; le XVIe siècle, avec le retour aux formes 49 païennes, d'abord mesuré et rai­sonnable, puis excessif et sensuel.

Nous laissons dans l'oubli le XIVe siècle, il a été presque infécond en Italie. Les Papes avaient quitté Rome pour Avignon, de 1309 à 1411, et la peste de 1348 avait fait périr le tiers des habitants de l'Europe.

En architecture, le XIIIe siècle italien diffère du nôtre en quelques points. On peut s'en rendre compte à Sienne, à Orvieto, à Viterbe, à Florence. Il mêle assez facilement le plein cintre à l'ogive, qui est d'ail­leurs peu élancée. Les grands arcs de la cathédrale de Sienne et du Cam­po Santo de Pise sont en plein cintre. - Il garde, en souvenir des tradi­tions byzantines, une coupole, d'ailleurs peu élevée. - Il évite les arcs-boutants, en donnant plus d'épaisseur et plus de pleins aux murailles. - Il ne fait pas servir les tours à la décoration 50 de la façade.

Pour la sculpture, Sienne a deux chefs-d'œuvre qui attirent l'atten­tion: la chaire de Nicolas de Pise et la fontaine Gaia par le florentin Jaco­po della Quercia. Le premier est un byzantin et le second un renaissant. Nicolas de Pise est de cette école qui allait passer directement de l'art by­zantin à la renaissance, sans l'intervention de l'art ogival, importé par les croisades. A cette école appartiennent les monuments de Pise, l'église de San Miniato à Florence, l'art des Marmorari à Rome.

Jacopo della Quercia est un pur renaissant contemporain de Donatello et de Ghiberti. Nicolas de Pise dans ses reliefs qui représentent les my­stères de N.-S. à la chaire de Pise, était déjà sorti de la raideur des by­zantins, il avait atteint en partie la perfection des formes de la renaissan­ce en gardant le sentiment chrétien. A la vue des sept figures des vertus, 51 Taine s'écriait: «On oublie qu'elles sont de pierre, tant leur expression est vive; elle est plus marquée que dans les antiques… On est ravi d'apercevoir pour la première fois une âme et l'attitude qui manifeste cette âme».

On peut rapprocher de l'art de la sculpture les Graffiti ou mosaïques miellées du pavé de la cathédrale. Ces mosaïques ont été faites du XVe au XVIe siècle. Elles ont donc des parties très diverses. Les premières de Dominique de Nicolò (1423) et de Beccafumi sont chrétiennes, elles re­présentent les scènes de l'Ancien Testament. Les dernières sont de l'esprit païen de la Renaissance. Elles représentent Socrate et Cratès, Hermès trimégiste, les Sibylles, etc.

Il faut étudier la peinture siennoise à l'institut des beaux-arts, dans les églises et au palais public.

Signalons quelques œuvres de la première école, inspirée par Guido et Giotto. 52 Cette école comprend surtout Guido, Duccio, Simone di Martino et les deux Lorenzetti.

Guido, contemporain de Cimabué, donne à la Vierge une attitude im­posante, un visage plein de noblesse, de douceur et d'amabilité. Il plaît davantage que Cimabué.

Duccio surpasse Cimabué, mais le cède à Giotto. Les traits de ses Ma­donnes rappellent ceux des Madonnes byzantines, mais le regard a quel­que chose de plus tendre, de plus aimant.

Simone di Martino, son élève, lui ressemble «par le charme de son colo­ris, par la gracieuse élégance des contours, et surtout par le mélange de naïveté et de majesté dans les types» (Rio). Son œuvre principale à Sien­ne, c'est la Madonne triomphante du Palais public. Vêtue d'une robe bro­dée d'arabesques d'or, la tête ceinte du diadème, tenant sur ses genoux l'enfant Jésus aussi richement paré qu'elle, la reine du ciel trône sous un pavillon porté par 53 huit apôtres. Vingt-deux autres personnages, anges et saints, complètent son cortège. La Vierge remercie les Siennois qui l'ont si bien exaltée en leur disant dans une inscription en lettres d'or tracée au bas du tableau: «Mes amis, soyez assurés que vos honnêtes et dévotes prières seront écoutées».

Les deux Lorenzetti, les illustrateurs du Campo Santo de Pise, se di­stinguent par une certaine tendance au naturalisme. La Madone d'Am­brogio, à l'institut des beaux-arts, n'est guère qu'une fière patricienne. Il y a moins d'idéal encore dans celle de Pietro.

Au Palais public, à la salle du Conseil des neuf, Ambrogio a peint à fresque en trois vastes compositions, la Commune de Sienne, le Bon, le Mauvais gouvernement.

Le commune de Sienne est représentée par un personnage colossal qu'entourent les vertus classiques: les trois vertus théologales 54 et les quatre vertus cardinales. Trois vertus sociales, la Concorde, la Sagesse et la Justice complètent l'allégorie assemblée.

Le tableau du Bon gouvernement donne heureusement moins de part à l'allégorie. Il montre les fruits que produit un régime sage. On voit les habitants de la ville et de la campagne se livrer à leurs tranquilles occu­pations ou à d'agréables divertissements.

La deuxième période, de 1350 à 1500, comprend surtout les deux Bar­tolo, Giovanni di Paolo, Lorenzo di Pietro, Matteo di Giovanni et Sano di Pietro.

Cette école correspond à celle de fra Angelico et de ses contemporains. Taddeo di Bartolo peignit le triomphe de la Vierge à la chapelle du palais public et des portraits de Romains illustres dans le Vestibule. La piété et le patriotisme l'ont inspiré.

Domenico di Bartolo a peint pour la 55 chapelle de l'hôpital, la Madon­na del Manto, où il montre la Vierge abritant sous son manteau le peuple siennois.

Le Pape Pie II encouragea les deux di Pietro ainsi que Giovanni di Paolo et son fils Matteo.

Giovanni di Paolo donne au nu une importance nouvelle. Son jugement dernier à l'Istituto rappelle les cercles infernaux de Dante et les scènes pa­radisiaques de l'Angelico.

Matteo di Giovanni a été appelé le Masaccio siennois. Il tend au natura­lisme. Ses Madonnes sont vulgaires. On admire les trois saintes (Barbe, Madeleine et Catherine) de son tableau de San-Domenico.

Ansano di Pietro est connu par sa piété. Le couronnement de la Vierge à l'Istituto est un de ses meilleurs ouvrages.

Le Sodoma, domine la troisième époque. Il approche de la perfection de Vinci et de Raphaël, mais il ne fait plus prier. 56 A San Domenico et dans la chapelle de Sainte-Catherine, il a retracé en trois grandes com­positions des actes miraculeux de la sainte. La plus belle fresque est celle de la défaillance de la sainte après ses stigmates. L'évanouissement est représenté avec un réalisme parfait et cependant on sent que la Sainte vit et jouit de Dieu dans cette mort apparente.

Plusieurs de ses Madonnes n'ont qu'une beauté toute humaine, ce­pendant dans les fresques de San Bernardino, on sent encore un idéal de dignité et de pureté.

Dans l'ensemble, l'œuvre de Sodoma laisse transpirer la volupté, sur­tout dans la représentation du nu et de l'adolescence. Tous les critiques, Vasari, Ch. Blanc, Rio et autres l'ont compris et signalé. Sodoma n'était pas d'ailleurs un vrai siennois, il venait de Milan 57.

Pérouse et l'Ombrie. - L'Ombrie n'a pas d'école primitive qui lui soit propre. Ce sont les peintres de Sienne et de Florence qui ont décoré l'église d'Assise.

Nous n'avons donc pas trois périodes à étudier en Ombrie, mais deux seulement, le XVe et le XVIe siècle: l'Ombrie avant Pérugin et l'Om­brie avec Pérugin.

Pour suppléer à la première période, je rappellerai brièvement l'œuvre des primitifs siennois et florentins à Assise.

La décoration des deux églises de St-François est splendide. Toutes les voûtes et tous les murs sont couverts de peintures. Aux voûtes, on a se­mé d'étoiles d'or un ciel d'azur. Sur les parois de l'église haute, les vieux maîtres, Giunta, Cimabué, Giotto ont représenté l'histoire de l'Ancien et du Nouveau Testament, et les principaux 58 faits de la vie de St. François. A l'église basse, Giotto a célébré la pénitence, les vertus, les luttes, les victoires et l'apothéose du Saint. Les élèves ou les émules de ces maîtres vénérables ont achevé leurs œuvres; œuvre sans égale, triomphe de l'art chrétien.

«Les peintres appelés à orner de leurs fresques le tombeau du grand Saint, se sentirent animés d'un esprit nouveau; ils commencèrent à con­cevoir un idéal plus pur, plus animé que les vieux types byzantins… La basilique d'Assise devint le berceau d'une renaissance dont elle vit tous les progrès» (Ozanam).

Giunta de Pise est le premier en date de ces imagiers. Son dessin est d'un réalisme dur et sa couleur est terne. Il a peint, au transept sud de l'église supérieure le Crucifiement, la Transfiguration, le martyrs de St. Pierre et Simon le magicien. Il 59 a laissé aussi à la sacristie de l'église basse un portrait de St. François, hiératique et austère.

Cimabué peignit en compagnie de quelques maîtres grecs, dans l'égli­se inférieure de St-François, une partie des voûtes, et, aux murs laté­raux, la vie de Jésus-Christ et celle de St. François. Il peignit presque seul toute l'église supérieure. Là, à la grande tribune, il représenta en quatre grandes compositions plusieurs faits de la vie de Notre-Dame: sa mort, son assomption, son couronnement. Il peignit aussi de nombreux sujets aux croisées des voûtes: les figures de Notre-Seigneur, de St. Jean­-Baptiste, de la Sainte Vierge, de St. François, les quatre évangélistes, quatre docteurs de l'Eglise, etc. Il peignit aussi le haut des murs de la nef; seize faits de l'Ancien Testament à gauche, seize faits de la vie de Jésus et de Marie à droite puis au mur de l'entrée, 60 autour de l'ocu­lus, l'ascension et la descente du St-Esprit sur les apôtres, grandes com­positions très riches et qui devaient être éblouissantes dans leur fraîcheur. «Six cents ans, s'écrie Ozanam, n'ont pas terni la splendeur des têtes du Christ, de la Vierge et de St. Jean, ni les images des quatre grands docteurs, où la majesté byzantine s'allie déjà avec un air de vie et d'immortalité».

La Madonne avec St. François, dans l'église basse, a encore le type byzantin, mais avec plus de vie et d'expression dans le regard.

Giotto fut l'élève de Cimabué et son continuateur à Assise. Il a peint dans l'église haute, au-dessous des scènes de l'Ancien Testament, la lé­gende de St. François. Il est bien supérieur à Cimabué pour l'imitation de la nature, pour la variété des mouvements et la composition des scè­nes… L'âme de François est vraiment entrée en Giotto, et l'on éprouve à regarder ses peintures les mêmes émotions 61 qu'à lire les récits con­tenus dans les Fioretti. On y découvre la même simplicité, la même fraîcheur, la même grâce aimable, la même poésie. Quelle scène plus charmante, par exemple, que celle dans laquelle le saint harangua les pe­tits oiseaux? Les gentilles créatures sont descendues de l'arbre où elles étaient perchées, et, humblement posées à terre, entourent sans crainte et familièrement le bon père, qui se penche pour être mieux à leur por­tée… Plus loin la mort du Saint est vraiment un drame émouvant. - Tout cela, dit M. Blanc, est peint dans un esprit de candeur adorable.

Une Madonne surtout a un charme saisissant. La figure est animée, elle pense et agit. Il en est de même des personnages, St. Jean et St. François placés à ses côtés. La Mère de miséricorde, aux traits purs et beaux, la tête affectueusement inclinée vers celle de son fils, cherche à pénétrer à l'aide d'un doux regard 62 jusqu'au fond de son cœur et lui recommande du geste St. François. Son Fils, dont la physionomie ré­vèle une intelligence divine, répond à cette muette demande par une bé­nédiction. St. Jean contemple la pieuse scène avec vénération.

De toutes les fresques exécutées par Giotto à Assise, les plus réputées sont celles de la voûte du choeur. Elles montrent l'artiste sous un nouvel aspect. Il est ici le peintre d'idées abstraites, le créateur d'images symbo­liques. Au-dessus du maître-autel élevé sur le tombeau de l'auguste pa­tron, Giotto a peint, dans quatre compartiments, autant d'allégories, genre qui plaisait aux esprits à la fois philosophiques et religieux du moyen-âge: ce sont les trois vertus monastiques et la glorification de ce­lui en qui ces trois vertus resplendirent. On prétend que Dante lui inspi­ra les idées. S'il en est ainsi nous devons admirer l'œuvre commune de deux artistes de génie. François, 63 Dante et Giotto, quel siècle, a produit trois génies plus suaves et plus supraterrestres.

Pour représenter la pauvreté, Giotto a retracé l'épisode admirable du chant XIe du Paradis, le mariage de François et de la pauvreté célébré par le Christ lui-même, donnant ainsi une forme sensible à l'idée sublime qui a inspiré la fondation des Frères Mineurs. «Tout jeune, est-il dit dans ce passage, François courut en guerre contre son père pour une dame à qui, pas plus qu'à la mort, nul n'ouvre sa porte avec plaisir, et il s'unit à elle en présence de son cortège spirituel. Dès lors, de jour en jour, il l'ai­ma plus fortement. Cette dame veuve de son premier époux (le Christ) depuis onze cents ans et plus, vivait méprisée, obscure et dédaignée… Elle resta ainsi jusqu'à ce que François vint et la prit… Dès lors, ce père et ce maître alla toujours avec sa dame»6). Belle, mais le corps amaigri 64 par les privations, misérablement vêtue, insultée et frap­pée par ceux qui la rencontrent, la Pauvreté met sa main dans celle de son époux. En présence de l'espérance et de la charité, et sous le regard des anges, le Christ les bénit…

Les disciples continuèrent la décoration que le maître avait si bien commencée. Taddeo Gaddi et Stefano, petit-fils de Giotto, peignirent les fresques du choeur. Le florentin Puccio Capanna et le romain Pietro Ca­vallini se fixèrent à Assise et y travaillèrent avec piété et avec amour à l'illustration de son sanctuaire. Tous deux représentent ce que l'école giottiste a de supérieur, un spiritualisme mystique, et sont regardés com­me les précurseurs de Frère Jean de Fiesole. Signalons un crucifiement de Cavallini. «Personne n'avait encore traité ce sujet avec un accent si pathétique, ni avec une telle noblesse de formes, surtout dans la figure du Christ» (Rio).

Les giottistes siennois, Fra Martino 65 et Simone di Martino ap­portèrent à leur tour leur tribut à la grande œuvre d'Assise. Chaque gé­nération de peintres, peut-on dire, envoya quelques uns des siens inscri­re leurs noms parmi ceux des décorateurs de l'illustre basilique. C'est ainsi qu'au XVIe siècle, l'école indigène, l'école du Pérugin, fournit An­dré l'Ingegno, Adone Doni, Tiberio d'Assise et le Spagna. Celui-ci lais­sait en même temps des scènes délicieuses à la Portioncule et à St­-Damien.

Mais revenons à Pérouse. On y peut étudier l'école ombrienne, à la Galerie de peinture du Palais public et au Collegio del Cambio. On peut passer là quelques heures délicieuses.

A tous les bienfaits dont le ciel l'a comblée, l'Ombrie gracieuse et fer­tile joint celui d'être la contrée bénie où naquit, se développa et accom­plit sa sainte mission, une école renommée, sinon pour la perfection de sa science technique, du moins pour l'excellence 66 de son idéal essen­tiellement religieux; école qu'illustrèrent le Pérugin et le jeune Raphaël.

L'histoire de cette école comprend deux époques: celle avant Pérugin, et celle de Pérugin. Immédiatement après ce maître, l'art ombrien alla, 'dans la personne de Raphaël se fondre dans l'art romain ou plutôt fon­der l'art romain.

Parmi les primitifs de l'Ombrie, ou les prédécesseurs de Pérugin, on compte Nelli de Gubbio, Gentile de Fabriano, les Boccati de Camerino, Benedetto Bonfigli et Fiorenzo di Lorenzo de Pérouse.

Pérouse ne possède aucune œuvre de Nelli, ni de Gentile. Nelli a des Madonnes délicieuses à Assise (à l'entrée de l'église St-François) à Foli­gno (chapelle du palais public) à Gubbio (église Santa Maria).

Gentile a son chef-d'œuvre, l'Adoration des Mages à l'Académie de Florence 67. Son nom exprime bien son art. Il est gracieux, fleuri et toujours aimable.

Bonfigli, les Boccati et Fiorenzo ont de belles œuvres à l'Institut de Pérouse. Ils dérivent de l'Angelico, mais ils sont plus élégants. Ils se rap­prochent de Ghirlandajo. Leurs vierges sont pieuses, leurs saints un peu trop frisés; leurs anges élégants jouent souvent avec des fleurs.

Fiorenzo est inférieur à Bonfigli, il a moins de sentiment et de grâce. Bonfigli a des œuvres nombreuses à l'Institut: les fresques de la chapel­le, des tableaux, des gonfalons. Bernardin di Mariotto est de la même école, il est pieux et plus simple que les précédents.

Arrivons à Pietro Vannucci, dit le Pérugin (1446-1524). Il a de belles œuvres ailleurs qu'à Pérouse. Il en a à Rome, à Florence et même à l'étranger, mais on peut suffisamment l'étudier à Pérouse 68.

Le Pérugin apporta en Ombrie la précision du dessin. Il avait acquis cette science à Florence: Léonard de Vinci lui avait appris à rendre le re­lief des formes et le jeu des lumières et des ombres en se servant de mo­dèles d'argile ou de cire.

Son coloris ressemble un peu à celui des miniaturistes: clair, léger, gai, transparent, il plaît par l'éclat et la délicatesse des tons.

La composition et l'ordonnance brillent chez lui par leur simplicité et leur clarté, comme on peut le remarquer à la remise des clefs à St. Pier­re, à la Sixtine. Ses saints sont juxtaposés et sans rapports entre eux ni jeu de physionomie, comme dans les primitifs.

En ce qui concerne l'expression: «le Pérugin l'emporte sur tous ses prédécesseurs… quand il s'agit de rendre le recueillement et la ferveur, d'interpréter des sentiments religieux dans ce qu'ils ont de plus cal­me 69 et de plus profond» (M. Müntz). «Sans s'être élevé à l'idéal my­stique et vraiment angélique de Fra Angelico, il a exprimé le sentiment religieux avec une douceur, une pureté, une délicatesse à la fois gracieu­se et austère, qui font de lui un peintre chrétien par excellence» (M. Ch. Blanc). Ses procédés techniques sont simples mais sincères. Il aime les têtes levées vers le ciel comme dans l'extase ou penchées sur l'épaule comme dans la rêverie; les bras croisés ou les mains jointes, comme dans le recueillement et la prière.

On blâme au point de vue historique ses fresques de Cambio. Il n'a pas rendu les types et les costumes que l'érudition nous révèle, mais en dehors de cela, quel travail délicat et fin! Sur la paroi de la salle opposée au banc des changeurs, le peintre a représenté les vertus cardinales et les héros de l'antiquité; à la 70 voûte au milieu d'arabesques variées qui préludaient aux loges de Raphaël, il a peint les divinités qui symbolisent les planètes, au fond de la salle, la Nativité et la Transfiguration. Là aus­si il a préparé Raphaël, quoique son Christ n'ait pas le rayonnement qui éblouit quand on regarde le Sauveur du Vatican. Dans sa Nativité, ou plutôt la Vierge adorant l'Enfant Jésus, «il s'est élevé à une hauteur reli­gieuse qu'il est difficile d'égaler, et impossible peut-être de dépasser dans un pareil sujet» (M. Gruyer). «La Renaissance n'a guère agenouil­lé de Vierge plus fervente devant son Fils nouveau-né. La figure de Joseph, trop souvent sacrifiée, est aussi remarquable que celle de Marie… Sur la terre, l'oeil se repose au milieu des enchantements de la campa­gne».

Pinturicchio (1454-1513) est avec Pérugin l'honneur de l'école om­brienne. Il a moins d'originalité que 71 Pérugin et il a moins soigné ses compositions, d'où lui est venu son surnom de Pinturicchio ou «pein­turlureur». Il a cependant gardé la beauté des types et l'accent religieux de son école. On a de lui à l'Institut de Pérouse un grand tableau d'autel (Vierge et saints) et un gonfalon avec St-Augustin. Mais ses œuvres principales sont à Sienne et à Rome. A Sienne, il a toutes les belles scè­nes historiques de la vie de Pie II; à Rome, il a toute la décoration des appartements Borgia.

Trois autres élèves de Pérugin sont représentés à l'Institut, Spagna, Eusebio da San Giorgio et Giannicolo Manni. Ils ont quelques Madon­nes pieuses et d'autres tableaux dans le style du maître.

Spagna est mieux représenté à Spoleto son pays et à Assise. Il a vrai­ment des œuvres qui peuvent rivaliser avec Raphaël dans sa première manière 72.

L'école d'Ombrie est allée avec Raphaël se fondre dans celle de Ro­me, et un critique, M. Gruyer (Vierges de Raphaël) a pu dire: «C'est de l'Ombrie qu'ont jailli les inspirations les plus pures et les plus ferventes, pour se répandre ensuite sur la terre classique, s'y mêler à l'antiquité, la rajeunir au contact de l'esprit moderne, lui imprimer le sceau de la beauté divine, et conclure, au nom du christianisme, une alliance entre la science et la foi».

Florence. - La vraie patrie des beaux-arts en Italie, c'est Florence. - D'où vient ce privilège de la terre toscane et son étonnante fécondité? Plusieurs causes y ont contribué. - Le milieu physique d'abord, la sua­vité des paysages, le calme de l'atmosphère, la pureté des types, les bel­les lignes de l'horizon, 73 les formes douces à l'oeil. Il faut ajouter la facilité de la vie dans une région féconde, la puissante influence de pro­tecteurs éclairés; enfin, et surtout, le génie de la race et le don de la natu­re.

Pour ce qui est des Mécènes, nous pensons que le mérite des Médicis est très discutable. Côme de Médicis et ses successeurs, Pierre et Lau­rent, ont favorisé les lettres et les arts, mais dans un but césarien. Ils voulaient détourner de la politique les esprits éclairés. Ils ont favorisé de toutes leurs forces l'humanisme, la philosophie grecque et l'art païen. Les premiers résultats ont été bons, parce qu'il y avait une sève chrétien­ne surabondante, mais bientôt l'esprit du paganisme a pris le dessus. Personne peut-être n'a plus contribué indirectement au rationalisme moderne que les Médicis.

Ils ont fondé l'Académie platonicienne. 74 Ils ont suscité dans les lettres et la politique, Coluccio, Leonardi Bruni (l'Arétin), Marsuppini (le païen), de Niccoli, Traversari, Marsile Ficino, Poggio, Landini, Ma­chiavel, Varchi, Guichardin. Tout ce monde dédaignait fort la tradition et s'engouait de l'antiquité païenne.

Pour ce qui est du génie de la race, nous pensons que les Toscans, de­scendants des Etrusques sont admirablement doués. C'est une race asia­tique, venue par mer, et toute différente des Latins et des Celtes. Son art confine à l'art antique de la Grèce et de l'Egypte. C'est la race la plus ar­tistique de l'Europe occidentale.

Les vieux étrusques cultivaient les arts. Ils étaient d'habiles construc­teurs de murailles, de savants ingénieurs, d'excellents architectes. Ils n'eurent pas de rivaux dans les travaux d'irrigation et de dessèchement; ils surent modeler l'argile, sculpter le bois, couler des figures en bronze. Ils eurent des peintres 75 habiles. Ils excellaient dans les arts indu­striels, dans la fabrication des monnaies, des pierres gravées, des bijoux, surtout dans la céramique. Ils imitaient les vases de Corinthe et les sta­tuettes de Tanagre.

Florence a hérité de leurs aptitudes merveilleuses pour les arts. Architecture. - Dans le grand mouvement à la fois religieux, patrioti­que et artistique qui, au XIIIe siècle, poussa les communes italiennes à affirmer leur foi et à embellir leurs villes en élevant des églises dignes de l'admiration universelle, la commune de Florence ne resta pas en arriè­re. Elle rendit un décret par lequel «elle ordonnait à Arnolfo, maître­maçon de faire, pour la reconstruction de Santa Reparata, un modèle ou un dessin si magnifique, si grand, si somptueux, que l'industrie, ni le pouvoir des hommes ne puisse rien inventer de plus parfait, et dont la conception soit digne de la grande 76 âme formée des âmes de tous les concitoyens unis dans une même volonté». Dédaignant le principe de la simplicité des basiliques, l'architecte voulut que l'extérieur de son église fut entièrement incrusté de marbres de couleur, couvert de sculptures et revêtu d'une multitude d'ornements. Les trois tribunes principales étaient déjà voûtées quand Arnolfo mourut. Giotto le remplaça. Son œuvre maîtresse est le campanile, qu'il construisit dans le style gothi­que, comme la cathédrale.

Santa Maria del Fiore est dans le genre gothique, mais tel que les Ita­liens l'ont compris, dénaturé et dépoétisé.

L'architecture antique avec ses lignes horizontales, droites ou mollement infléchies ou limitées; avec son style régulier, calme, réfléchi, et ses formes basses, indique que les pensées des hommes inclinent toutes vers la terre, et que la terre est l'unique, l'éternelle demeure des hommes 77.

L'architecture gothique, la véritable architecture chrétienne, avec ses lignes verticales prolongées, ses pointes, ses formes élancées, annonce au contraire que la demeure des hommes, c'est le ciel… Les Italiens n'en saisirent pas le sens admirable; ils ne s'aperçurent pas que tout dans ce style est emblème et symbole, - depuis les idées générales: orientation vers le lieu d'où est venue la vraie lumière, vers l'orient, disposition de l'église en forme de croix, chapelles de chevet entourant l'autel comme la couronne d'épines ou le nimbe glorieux environne la tête du Christ; -jusqu'aux idées particulières: tours montant dans le ciel pour y porter avec le son des cloches la prière des fidèles, jet puissant des colonnes s'épanouissant en nervures, flèches aériennes s'élançant vers Dieu… tout, jusqu'aux détails: les anges et les saints du portail servant d'intro­ducteurs aux fidèles, l'image du jugement final 78 avertissant les âmes, fenêtres à lancettes, graves et sévères, disposant au recueillement, roses éblouissantes, vraies fleurs du paradis, donnant l'avant-goût de ces splendeurs. L'esprit des Italiens, si subtil pourtant, ne comprit pas la profondeur de ces conceptions: il ne vit pas non plus avec quelle habileté et quel succès l'art septentrional dissimulait la matière en en atténuant le poids et la masse.

Les Italiens opérèrent une combinaison ou plutôt un mélange des for­mes traditionnelles et classiques, et des formes ogivales abaissées.

Les architectes du Nord n'avaient pas cherché, pour leurs cathédrales, d'autre décoration que celle que l'on obtient avec la pierre; la couleur blanche et pure de leurs murs nus leur avait semblé sans doute, elle aus­si, un aimable symbole. Les architectes du midi ne pensèrent pas de mê­me. Ils couvrirent toutes les parties intérieures de leurs églises de fre­sques et de mosaïques, 79 substituant ainsi à la beauté simple la beau­té ornée, mais heureusement, au grand profit et à la gloire de l'art. En outre, ils ne voulurent pas renoncer à la coupole, ni fondre le campanile avec le reste de l'édifice, ce qui le priva d'un de ses plus beaux orne­ments.

Nous n'avons pas rencontré en Italie d'église d'un extérieur plus ri­che, plus brillant, que celui de Santa Maria del Fiore. L'éclat et le cha­toiement des marbres rouges, noirs et blancs, qui en composent l'appa­reil, éblouissent les yeux. Tout le monument, vaisseau, choeur, façade et clocher, forme un chef-d'œuvre de marqueterie, de polychromie et de ciselure. La coupole est disproportionnée, elle pèse sur l'ensemble et l'écrase.

Par un contraste saisissant, l'intérieur sombre et trop nu inspire de la froideur et de la tristesse et ne répond pas à ce qu'on attendait. L'insuffi­sance de la 80 décoration, cause de cette nudité, ne s'explique guère en ce pays d'Italie où les édifices religieux sont toujours si richement or­nés, et encore moins en cette ville de Florence, capitale des beaux-arts, où des temples moins imposants abondent en peintures et objets d'arts.

L'église de Santa Croce (1294) est du même architecte Arnolfo. Son ex­térieur est plus simple, elle se rapproche plus du gothique. Elle n'a pas de coupole et son campanile moyen-âge fait corps avec elle. L'intérieur n'a pas de voûte et manque de grâce. La charpente est apparente.

Santa Croce est le panthéon de la Toscane; la plupart de ses grands ci­toyens y ont leur sépulture et leur monument: tels, Michel-Ange, Le Dante, Alfieri le poète, Lanzi le critique d'art, Machiavel, Leonardo Bruni l'historien, etc.

La petite église de la Trinité, bâtie par Nicolas Pisano en 1250, est du pur style gothique, sauf la façade qui est de Palladio. 81 Elle a trois nefs avec voûtes à croisées d'ogives et arcades en tiers-point. L'intérieur plaît à l'oeil et porte à la piété. Elle fait regretter que le pur gothique ait été abandonné par l'Italie.

L'église des Saints-Apôtres remonte à Charlemagne. Elle a des colonnes en marbre noir, des voûtes en berceau, des fenêtres carrées. On la dit consacrée par l'archevêque Turpin en présence des paladins Olivier et Roland.

L'église de Santa Maria Novella, construite en 1278 par deux moines dominicains, est en style gothique avec mélange de plein cintre. L'inté­rieur rappelle la Trinité, et l'extérieur San Miniato.

San Miniato est une merveille de l'art roman ou plutôt de la renaissan­ce pisane qui a précédé de trois siècles la renaissance générale. Elle est antérieure à la cathédrale de 82 Pise et date de l'an 1013. Cette pre­mière renaissance fut bien plus indépendante et plus originale que l'au­tre. La façade a cinq arcades cintrées et au-dessus des sculptures géomé­triques sobres et peu accentuées. L'intérieur rappelle les basiliques pri­mitives.

Comme architecture, signalons encore le Palazzo vecchio, sorte de ca­stel féodal carré et crénelé, avec une haute tourelle qui rappelle les mina­rets. C'est encore une œuvre d'Arnolfo di Lapo. Il le commença en 1298 pour y loger les douze prieurs des arts, le gonfalonier de justice et le capitaine du peuple.

Pour la peinture, Florence est le plus riche musée du monde. Elle a quatre grandes collections: les Uffizi, le musée Pitti, le Bargello et l'Aca­démie, sans compter les fresques et tableaux des églises.

L'école de peinture de Florence compte vraiment quatre groupes: 83 I. Les primitifs où domine Giotto; II. L'apogée de l'école religieuse, où domine fra Angelico; III. La première renaissance, qui va de Masaccio à Ghirlandajo; IV. La grande renaissance, avec Vinci, Michel-Ange, Raphaël, fra Bartolomeo.

Cimabué n'a que deux Madones à Florence, une à l'Académie, l'autre à S. Maria Novella. Toutes deux ont encore le type byzantin, mais avec une expression de douceur et de piété.

Beaucoup d'œuvres de Giotto ont péri. Il reste les fresques d'Assise, celles de Santa Croce à Florence et de l'Arena à Padoue. Il étudia les an­ciens, il avait pour le stimuler l'exemple des sculpteurs pisans. Il mit dans ses compositions l'ordre, l'harmonie, la clarté. Il exprima les senti­ments de ses personnages par leur attitude. Il fut le précurseur des 84 grands maîtres du XVIe siècle.

Ses peintures de Santa Croce sont bien expressives. Elles retracent la vie des deux saints Jean. La naissance de St. Jean-Baptiste est un ta­bleau charmant de moeurs domestiques, où l'on remarque la joie de l'heureuse mère, l'empressement des servantes qui présentent au père l'enfant prédestiné. - L'apôtre St. Jean voilant de sa main ses yeux éblouis par l'éclat du corps de Jésus à l'Ascension est aussi très naturel.

Giotto a réformé les types byzantins de Jésus et de Marie, en leur ren­dant la beauté et la vie.

L'école de Giotto a rempli tout un siècle, le XIVe. - Elle comprend les deux Gaddi, Orcagna, Spinello Aretino, Giottino. Ils adoptèrent les pro­cédés du maître, sans faire faire à l'art de grands progrès. On leur doit trois grandes œuvres: le Campo Santo de Pise, la décoration de l'église d'Assise, 85 celle de la salle capitulaire de Santa Maria Novella. On at­tribue à Taddeo Gaddi deux grandes fresques de cette salle: l'église mili­tante et le triomphe de St. Thomas d'Aquin. L'église militante, dit M. Rio, est le chef-d'œuvre de la symbolique chrétienne. - Devant l'église (Santa Maria del Fiore) se tiennent les deux représentants de Dieu sur la terre, le Pape et l'Empereur, entourés de leur cour. Aux pieds de ces pa­steurs, dorment paisiblement les brebis confiées à leurs soins, les fidèles, sous la garde des chiens à la robe noire et blanche, les dominicains. En avant, on voit plusieurs assemblées de religieux et de laïques, où les doc­teurs argumentent contre les incrédules. L'air convaincu des uns et la confusion des autres expriment la victoire de l'Eglise sur les esprits. Dans les étages supérieurs, les âmes purifiées et innocentes montent au ciel sous la conduite des frères prêcheurs. Ces grandes compositions religieuses an­noncent fra Angelico, Signorelli et Raphaël 86.

Giottino, petit-fils de Giotto a conservé tout le sentiment religieux de son aïeul. On peut l'apprécier dans les peintures de la chapelle Bardi à Santa Croce (Baptême de Constantin, Miracles de St. Sylvestre) et dans un tableau aux Offices: le Christ mort avec Marie et St. Jean, tableau que M. Rio place au-dessus de tous ceux du XIVe siècle.

Andrea Orcagna a répété à Sainte-Marie-Nouvelle son Enfer de Pise en l'améliorant; il représente les supplices variés conçus par le Dante. Il a peint en face la gloire du paradis, avec de nombreuses figures gracieuses et expressives. La même chapelle a de lui un rétable sur fond d'or où le Christ plein de majesté remet les clefs à St. Pierre et le livre de la science à St. Thomas d'Aquin.

De Spinello, il reste à Florence la Vie et les Miracles de St. Benoît en seize compositions, à l'église de San Miniato. Ces peintures ont de la vie et de l'expression 87.

Il y a une période de transition entre le moyen-âge et la renaissance. Cette génération est encore pénétrée de l'idéal noble et pur du XIVe siè­cle, mais elle unit déjà à cette poétique exaltation un amour vif et candi­de de la nature et une étude sérieuse de l'antiquité. Ce petit groupe avait une foi assez intense pour étudier l'antiquité sans y perdre l'esprit chrétien.

On peut compter dans ce nombre Gentile da Fabriano, Lorenzo le Camaldule, Fra Angelico, Luca della Robbia, Benozzo Gozzoli et même jusqu'à un certain point Cosimo Rosselli et Ghirlandajo.

L'Académie de Florence possède un chef d'œuvre de Gentile, l'Ado­ration des Mages. Rien de plus brillant que le cortège des Mages, formé de beaux gentilshommes toscans avec tout l'appareil féodal. 88 La Vierge Marie a une beauté douce et pure que ne dépassera pas Raphaël.

Dom Lorenzo, avec Fra Angelico et Benozzo Gozzoli forment l'école mystique. Dom Lorenzo n'a à l'Académie que de petites scènes de la vie de Jésus. Il a aussi travaillé au cloître de Sainte-Marie-des-Anges. Il a encore les formes un peu dures de Giotto, mais par la candeur et la sain­teté du sentiment, il rivalise avec Fra Angelico.

Fra Giovanni, ou le bienheureux Angelico, est le saint de la peinture italienne. Il était, dit-on, de bonne famille. Il entra au cloître à vingt ans pour sauver son âme. On possède son portrait peint par Carlo Dolci, il exprime la simplicité, la douceur, la paix de l'âme. Il ne détachait jamais sa pensée des choses du Christ, comme il disait. Il aimait à représenter les splendeurs du paradis, dont il avait l'intuition.

C'est au couvent de St-Marc qu'il faut 89 l'étudier. On peut passer là de bien bons moments et y faire revivre en esprit le XVe siècle. Ce n'était pas un milieu vulgaire que celui où vivaient Fra Angelico, Fra Bartolomeo et Savonarole.

Il faudrait méditer chacune des compositions du Bienheureux. - Son annonciation rappelle un passage du Dante (Purg. C.X.); l'ange semble dire vraiment Ave et Marie semble répondre Ecce Ancilla Domini7). - A la Nativité: air séraphique de la Vierge; regard intelligent du petit enfant couché à terre; bonnes têtes sympathiques de l'âne et du boeuf, qui prennent part à la joie commune. -Jésus dans le désert: il est servi par les Anges; le bienheureux s'est gardé de reproduire Satan. - A la Cène, Jésus donne la communion à ses disciples sous la forme d'une hostie. - Le Christ au prétoire: la victime assise tient le calice d'amertume; elle est noblement résignée. Au lieu de représenter les bourreaux, le pieux 90 artiste a entouré la tête du Christ de signes allégoriques: une main souffletant, une main armée du fouet, une bouche lançant le cra­chat immonde; l'impression produite par la vue de ces objets profana­teurs est profonde. -Jésus trahi par judas: le regard du Christ exprime la tristesse et le doux reproche. - Le portement de croix; Jésus est suivi seulement de la Vierge, il porte sa croix avec sérénité. - Le crucifie­ment est souvent représenté à St. Marc. Il n'y a souvent qu'un ou deux personnages au pied de la croix un saint ou un moine. C'est un échange de sentiments entre le Christ miséricordieux et l'âme pénitente. - Le crucifiement de la salle capitulaire est une grande composition. Le Christ en croix expire dans les sentiments de la miséricorde et de l'amour. Au pied de la croix, Marie, St. Jean et les Saintes femmes for­ment un groupe délicieusement aimant. Des saints de tous les temps représentent 91 l'amour des âmes ferventes pour le Christ. - L'ense­velissement ne recherche pas les effets dramatiques, il est calme et pieux. - A la transfiguration, le Christ étend les bras en croix, il montre par là quelle est la source de la gloire céleste. - A la résurrection, il n'y a pas de soldats, mais seulement les saintes femmes: le bienheureux aimait à ne représenter que des modèles à imiter.

Rien n'est délicieux comme le couronnement de la Vierge, qui est aux Uffizi. Les anges couronnés de roses forment des rondes en exécutant des chants et de la musique. Jésus et Marie se regardent avec une ex­pression d'amour.

Le jugement dernier, de l'Académie des beaux-arts, est comme une grande miniature. Du côté de l'enfer, ce sont les cercles dantesques; mais le côté du paradis emporte toute la poésie du tableau: «toutes ces tê­tes tendues avec amour vers le Rédempteur, toutes ces effusions de joyeuse tendresse entre les anges gardiens et 92 les justes, cette danse mystique des uns et des autres sur un gazon émaillé de fleurs, cette légè­re flamme sur le front des uns, ces roses rouges et blanches sur la tête des autres, la ténuité croissante de leurs corps sveltes et lumineux en appro­chant de la Jérusalem céleste dans laquelle ils s'élancent deux à deux, en se tenant par la main, tout cela jette d'abord le spectateur dans une sorte d'ébahissement dont il faut qu'il revienne avant de pouvoir analyser tant de beautés, si toutefois des beautés de cet ordre peuvent se prêter à l'ana­lyse» (Rio).

Quelques années plus tard et dans les débuts de la Renaissance, Be­nozzo Gozzoli, Cosimo Rosselli et même le Ghirlandajo ont encore con­servé quelque chose de la méthode de l'Angelico, mais le sentiment reli­gieux a bien baissé chez eux. Ils subissent l'influence de la cour des Mé­dicis et en représentent le luxe et la vanité 93 jusque dans les tableaux religieux, par exemple Benozzo Gozzoli dans la procession des Mages à la chapelle du palais.

Dans le groupe religieux, il faut citer encore Luca della Robbia, qui a semé la Toscane et l'Ombrie de ses reliefs en faïence où le sentiment chrétien est si délicatement exprimé.

Les novateurs en peinture suivent les lettrés dans leur retour au classi­cisme antique. Ils demandent au réalisme leurs moyens d'expression et oublient l'idéal. Ils ont aussi un procédé nouveau, qui remplacera le plus souvent la peinture à tempera et la fresque.

C'est à Sainte-Marie-du-Carmel qu'ils se sont essayés. Trois artistes ont travaillé là ensemble, Masolino, Masaccio et Filippo Lippi (Voir aussi les fresques de St-Clément à Rome).

Masolino, tout en accentuant l'imitation de la nature, garde encore le souvenir des 94 imaginations poétiques et religieuses de Fra Angelico. D'après Vasari, «il donna de la majesté aux figures; il les vêtit de drape­ries souples et élégamment plissées. Il conçut mieux ses têtes que ses pré­décesseurs. Il comprit mieux le jeu des ombres et des lumières. Il sut mettre de la douceur dans le coloris et fondre les couleurs. Son dessin se distingue par son relief et sa vigueur».

Masaccio (1401-1428) est mort jeune. Giotto et Angelico avaient indi­qué le véritable idéal esthétique; Masolino le véritable idéal plastique. Masaccio acheva ce qu'ils n'avaient qu'ébauché. Il écarta toute donnée traditionnelle ou préconçue, pour imiter la nature dans sa beauté simple et vraie. Il s'aida des leçons que lui donnèrent les grands sculpteurs de son temps. Brunelleschi et Donato (Donatello). Il en retira les fruits qu'un peintre peut recueillir à une pareille école: la connaissance des belles formes humaines, des nobles attitudes, 95 des élégantes drape­ries; la science du relief, du modelé, du raccourci; de la perspective, et l'art de donner de la vie à ses figures. Il alla achever son instruction à Rome.

A son retour, il continua à la chapelle Brancacci (au Carmel) l'histoire de St. Pierre commencée par Masolino. On y remarque les progrès de la science anatomique et de l'art dramatique, ainsi que ces qualités presque toutes nouvelles, l'ampleur du style, la finesse du modelè, la noblesse et parfois la majesté des attitudes et des mouvements, la variété des physio­nomies, l'habile emploi de la lumière, la beauté idéale de la figure du Christ et la grandeur des scènes mystiques.

Masaccio, par l'impulsion qu'il donna, peut compter pour ses élèves les peintres et sculpteurs les plus célèbres du XVe et du XVIe siècles.

Filippino Lippi, qui acheva les peintures 96 du Carmel un demi­siècle après, est bien inférieur. Il est gracieux, brillant, souvent de mau­vais goût dans les costumes.

Fra Filippo Lippi (1406-1469) est un moine dévoyé qui sortit de son couvent pour donner libre cours à ses passions. Il accentua le naturali­sme de Masaccio. Il ne peignit que des sujets religieux, mais sans foi et sans piété. Il peignit sous les traits de la Madonne (Uffizi et palais Pitti) une certaine Lucrezia Buti, qui toujours lui servait de modèle. Il parait plus pieux cependant dans le tableau de la Vierge adorant l'Enfant Jésus et dans celui de la Nativité.

Vers le milieu du XVe siècle, l'esprit nouveau a pénétré partout en Italie. Il domine surtout à Florence, grâce à l'influence des Médicis. C'est la génération des naturalistes.

Plusieurs à cette époque s'appliquent à 97 la peinture à l'huile pour améliorer les procédés des flamands: tels Pesellino, peintre d'animaux: Baldovinetti, qui fait ressortir les détails des paysages; les deux Pollaiolo (Antonio e Piero), qui se préoccupent surtout des formes anatomiques et de l'énergie des mouvements; et surtout Andrea Verrocchio, orfèvre et sculpteur comme les précédents.

En sculpture et en peinture, la manière de Verrocchio fut dure et crue; mais sa gloire est d'avoir été le maître de Lorenzo di Credi, du Pé­rugin et de Léonard de Vinci.

Lorenzo di Credi ne traite que des sujets mystiques. Ce fut un disciple de Savonarole qui rappelait Florence à la pratique des anciennes moeurs, des vertus chrétiennes et au patriotisme. Savonarole reprochait aux arti­stes de son temps leur grossier matérialisme. Il les invitait à chercher la beauté dans l'idéal, par delà les objets visibles. 98 Il faut voir de Lo­renzo à l'Académie de Florence sa Nativité et son Adoration des bergers; à Rome sa Vierge adorant l'Enfant divin à la Galerie Borghèse.

Botticelli et Ghirlandajo sont encore deux brillants Quattrocentistes. Botticelli (1447-1518), se nourrissait de Dante et fut le disciple de Savo­narole. Mais il fut souvent attiré aussi, par les imaginations païennes, gracieuses et poétiques, mais sensuelles. Il peignit, pour les Médicis, Vé­nus et les grâces. Les Médicis furent les protecteurs et souvent les insti­gateurs de la Renaissance païenne. On trouve dans les œuvres de Botti­celli un mélange de profane et de sacré, de sensualisme païen et de my­sticisme chrétien. Il vient à l'époque où Venus et Apollon reprennent l'empire des arts et du monde pour quatre ou cinq siècles. Espérons que la Vierge Immaculée et 99 le S.-Cœur les vaincront.

Sa Vénus des Offices reproduit un hymne d'Homère à la déesse sor­tant des eaux. Il prélude aux scènes mythologiques de Raphaël, du Gui­de et de l'Albani. Il reproduit aussi une peinture allégorique d'Appelle (non pas le grand Appelle, mais un autre) décrite par Lucien et repré­sentant la Calomnie. On y voit la Calomnie, aidée par l'Ignorance et la Crédulité, dénonçant Appelle au roi Ptolémée. La Vérité exprime sa tri­stesse. - L'art se mettait au service des humanistes.

Botticelli a des madonnes à Rome et à Florence. Le sentiment reli­gieux n'y manque pas, mais elles ont une note triste. Celle du Magnifi­cat, aux Offices, exprime un sentiment profond. On y sent l'influence de Savonarole.

Filippino Lippi, fils de Filippo, est gracieux, mais trop naturaliste: fre­sques du 100 Carmen à Florence et de la Minerve à Rome. Ghirlandajo (1449-1494) a laissé une œuvre considérable. C'est un orfèvre. Ses figures se distinguent par la pureté des formes et des con­tours, par la vivacité et la variété des physionomies. Il n'a pas le senti­ment mystique. Il peint avec grâce les scènes d'intérieur de la vie de la Vierge et de celle de St. Jean-Baptiste à Sainte-Marie-Nouvelle. Il y re­trace les costumes et les types de ses contemporains. Ainsi dans la scène de Zacharie au Temple, il a peint les principaux personnages florentins de son temps: les Tornabuoni, Marsile Ficin, Christophe Landin, le grec Démétrius et Ange Politien. - Dans sa Visitation, il peint des da­mes élégantes, revêtues des costumes du temps. Il manque à tout cela l'inspiration religieuse 101.

Quelques noms la résument: fra Bartolomeo, Léonard de Vinci, Michel-Ange, Raphaël, Andrea del Sarto.

Cette période s'est rapprochée du grand desideratum de l'art: la synthè­se du réel et de l'idéal.

Un des premiers membres de la glorieuse phalange est le moine domi­nicain fra Bartolomeo. Il était de l'école de Savonarole.

Curieuse époque que celle de Savonarole! Les Médicis, tout en favori­sant les lettres et les arts perdaient Florence et exerçaient sur le monde catholique une influence désastreuse. Cosme avait encouragé l'humani­sme jusqu'au mépris de l'esprit chrétien, Laurent montra des moeurs dépravées. Après la mort de Laurent, Savonarole voyant la liberté civile perdue, l'indépendance nationale menacée par la faiblesse de Pierre II, et le vieux culte 102 chrétien dédaigné et remplacé par un culte néo-­païen, commença ses prédications ardentes à St. Marc, puis sur la place publique. Il voulait un gouvernement libre et des moeurs austères. Il ga­gna à ses idées toute l'élite de Florence et même pour un temps quelques humanistes et philosophes, comme Ange Politien, Marsile Ficin, Beni­vieni, Guichardin, Acciaiuoli. Parmi les artistes l'architecte Cronaca, les Della Robbia, le jeune Buonarrotti et Pierre Perugin suivaient Savona­role. Fra Bartolomeo, de son vrai nom Baccio della Porta, fut un de ses plus ardents disciples. Il brûla ses peintures profanes à l'autodafé de 1497. Quand il vit la guerre civile et l'assaut du couvent de St-Marc par la plèbe encouragée par les franciscains, il fit voeu d'entrer en religion s'il échappait à la mort et il accomplit son voeux.

Florence a trois belles Madones de lui: 103 la Vierge au baldaquin à St-Marc, les fiançailles de Ste Catherine au palais Pitti et la Vierge avec les patrons de Florence aux Offices. Il réussit à s'assimiler la suavité de Vinci et de Raphaël, avec lesquels il avait travaillé.

Il fut moins heureux en imitant le style fier et sublime de Michel­Ange, dans ses SS. Pierre et Paul du Quirinal, St-Marc de Pitti, Isaïe et job de la tribune. Il est loin des prophètes de la Sixtine. Sa déposition de croix est pleine de sentiment dramatique. Il a de belles œuvres aussi à Prato et à Lucques.

Léonard de Vinci était un esprit universel, architecte, ingénieur, musi­cien, savant, il excella surtout dans la peinture. Il était de plus un chré­tien sérieux. Florence n'a de lui que des œuvres secondaires, des por­traits et l'ébauche d'une adoration des Mages. C'est à Milan et à Paris 104 qu'il faut l'étudier.

Michel-Ange également a peu de peintures à Florence. Sa Sainte Fa­mille de la Tribune exprime bien son talent. La Vierge accroupie sur ses jambes présente à St. Joseph le petit Jésus qu'elle tient dans ses bras. L'expression y est sobre et sérieuse, le dessin parfait. Dans le fond du ta­bleau, des anges nus répondent au besoin qu'avait Michel-Ange de ma­nifester son talent anatomique.

Raphaël a trois manières bien connues, surtout pour ses Madones. Les Vierges ombriennes réfléchissent les pensées fraîches et naïves de l'ado­lescence; les florentines semblent révéler les sentiments juvéniles, vifs et doux, d'un âme ardente et heureuse; les romaines, les pensées graves et religieuses de l'âge mûr.

La Vierge du Grand-duc est bien une des œuvres les plus parfaites qu'on puisse 105 voir. Elle n'a pas la grâce de la Madone de Foligno, mais n'a-t-elle pas plus de dignité. Laquelle des deux sommets est le sommet de l'art chrétien? Je préfère la Madone du Grand-duc. Raphaël était plus fort quand il fit la Madone de Foligno, mais il était déjà moins surnaturel.

La Madone au chardonneret est une scène gracieuse, mais le senti­ment religieux n'y est guère sensible. La Madone au baldaquin rappelle celle de Foligno, mais elle est moins céleste.

La Vierge à la chaise ne m'a jamais plu beaucoup. C'est une belle mè­re de famille, ce n'est pas une Vierge. «A Rome, remarque M. Taine, Raphaël est devenu païen et ne songe plus qu'à la beauté de la vie corpo­relle et à l'embellissement de la forme humaine». La Vierge à la chaise est de cette période.

Le pauvre Raphaël devait se gâter à Rome. Le succès et les relations l'y entraînèrent. 106 On lui demandait bien encore des Madones, mais plu­tôt pour des salons que pour des églises. On y voulait trouver surtout la beauté des formes, les émotions maternelles, le charme de l'enfance. Telles sont les Madones qu'on voit au musée de Londres et de Munich, et la Vier­ge à la chaise. C'est bien encore cependant pour le culte et sous une impres­sion religieuse qu'il fit la Madone de Foligno, destinée à l'Ara Caeli, la Madone au poisson, destinée à l'église St Jean de Bologne.

Il entra en relations avec Bembo, qui le guidait dans ses tableaux hi­storiques et symboliques, et Bembo écrivait des poésies amoureuses et vivait avec la belle Morosini. Il connut aussi l'Arioste. Il écrivit aussi lui-même des sonnets passionnés.

A l'occasion de la gravure de ses œuvres, il travailla souvent avec le gra­veur Marcantonio, qui aimait les sujets païens et 107 les académies.

Le banquier Augustin Chigi se fit son protecteur, il rencontrait chez lui l'Aretin et la courtisane Imperia, qu'il fallut peindre partout pour plaire à son bienfaiteur. Il en fit la Sapho du Parnasse, une des femmes du groupe d'Héliodore, une sibylle de S. Maria della Pace.

Il s'inspirait pour ses sibylles, faites au compte de Chigi, des statues et bas-reliefs antiques, il fit de même pour la Galathée de la Farnésine. Bibbiena lui fit faire les peintures trop mythologiques de sa salle de bains. Chigi lui demanda encore de peindre la légende de Psyché d'après Apulée. Le duc d'Este, souverain de Ferrare, lui demandait le triomphe de Bacchus. Quel dommage que ces Mécènes et surtout Chigi, le ban­quier de Léon X, aient ainsi fait dévier le plus grand 108 maître de l'art chrétien et lui aient fait passer les dernières années de sa vie à pein­dre Psyché et Galathée!

Raphaël mourut à 37 ans, épuisé par le surmenage et miné par la fiè­vre. Il avait à pourvoir à trop de besognes à la fois: la construction de St-­Pierre, les cartons des tapisseries pour la Sixtine, les peintures des Loges et des Chambres, les fresques de la Farnésine, la chapelle Chigi à Ste-­Marie-du-Peuple. Il avait en outre la surintendance des fouilles et il s'es­sayait avec passion à faire les plans d'une restauration idéale des monu­ments de Rome. Il faut encore ajouter à cela des portraits et des tableaux de dévotion qu'il était obligé de fournir.

Vasari, si indulgent pour Laurent de Médicis, qui mourait alors des suites de ses débauches, n'a pas craint de flétrir la mémoire de Raphaël, en lui imputant le même genre de mort. Cette calomnie 1082 est dé­mentie par les témoignages du temps. Il n'en est pas moins vrai que Ra­phaël, comme chrétien encore plus que comme artiste, -a été trop souvent infidèle aux pures traditions qu'il avait apportées de l'Ombrie.

Ses relations avec des patrons comme Chigi et des élèves comme jules-Romain et Marc-Antoine étaient bien dangereuses pour lui, et les séductions du sophisme se joignant à celles de l'imagination, il s'était persuadé qu'une passion qui ne changerait pas d'objet serait un préser­vatif contre les orgies dégradantes dont il était le témoin. Il se lia avec la Fornarina qui avait nom Marguerite. Il n'a pas rougi de proclamer son servage en inscrivant son propre nom sur un bracelet d'or qu'elle porte en guise de trophée; et plusieurs fois il a reproduit ses traits dans ses compositions. Il en fait tantôt une héroïne, tantôt une sainte, et même 1083 une Madone. La Madone de St-Sixte n'est pas exempte de cette profanation.

La liaison dura jusqu'à sa mort. Il légua une dot à la Fornarina, une somme à Jules-Romain, le plus dépravé de ses disciples, et sa maison à Bibbiena qui lui avait fait faire des peintures lascives.

Quoiqu'il en soit, il se confessa et se rappela sa prédilection pour la Sainte Vierge, dont il voulut que la statue servit de sauvegarde à son tombeau.

C'était fini avec lui de l'art vraiment chrétien à Rome et à Florence. La faute en remonte en grande partie aux Médicis, qui ont eu une in­fluence fatale par le développement des idées et des moeurs païennes. Sous leur influence, la Renaissance mérita d'être appelée la «résurrec­tion de la chair» 109.

Le 23 excursion à Vallombreuse. On y monte en funiculaire. C'est à mille mètres d'élévation. C'était un beau monastère fondé en 1050 par St Jean Gualbert, avec la règle des bénédictins. Les bâtiments actuels datent du XVIIe siècle. Mais le barbare Piémont a passé par là comme par toute l'Italie, et la fière solitude, campée là dans un pli de montagne avec une belle forêt a tenté les nouveaux Vandales. C'est un beau site pour l'été, on y trouve la fraîcheur avec un horizon sans limites et des vues délicieuses sur les vallées toscanes. On a donné le monastère à l'école forestière et on a bâti des hôtels pour un séjour d'été de MM. les Ministres, députés et financiers, fatigués de leur triste besogne.

Vallombreuse, Camaldoli et l'Alverne forment un trio de sites mer­veilleux sur les grandes cimes des Apennins 110 des deux côtés de la vallée de l'Arno. En montant de Vallombreuse en deux heures à la Sec­chietta, on aperçoit Camaldoli et on devine au loin l'Alverne. Les reli­gieux ont embelli et planté ces cimes arides, puis la convoitise humaine les en a chassés. L'animalis homo ne comprend rien à la poésie religieuse, il la profane.

Je rentre par Cortone et Orvieto. Cortone est une vieille ville étru­sque, campée sur un sommet qui domine la Val di Chiana. Elle avait son acropole, mais la citadelle a donné asile près de ses vieux murs à un pieux monastère de franciscains qui possède le corps merveilleusement conservé de sainte Marguerite. L'église du monastère a été restaurée avec des souscriptions venues de France. C'est une église gothique bâtie par Nicolas et Jean de Pise. J'eus le bonheur de dire là la sainte mes­se 111.

Cortone a bien d'autres trésors, et notamment des peintures de fra Angelico et de Luca Signorelli, et un musée étrusque.

Le baptistère de la cathédrale a trois tableaux de fra Angelico, déli­cieux comme toujours: une annonciation de la Vierge, analogue à celles de Florence et deux gradins avec des petits sujets représentant la vie de la Vierge et celle de St-Dominique. On reconnaît là l'œuvre d'un miniatu­riste.

Luca Signorelli était de Cortone. Il a été élève de Piero della France­sca, avec lequel il a travaillé à Urbin, et ses œuvres ne le cèdent guère à celles de Raphaël en sa première manière.

Trois églises possèdent des peintures de Signorelli, la cathédrale, St­Dominique et St-Nicolas. La cathédrale en a cinq: la descente de croix et la Cène sont de 112 grandes peintures où le sentiment est plus remar­quable que la composition. J'ai surtout goûté le tableau à double face de la petite église St-Nicolas. D'un côté, c'est la Vierge avec St-Pierre et St­Paul; de l'autre, Jésus déposé de la croix. Je ne sais pas si Raphaël a fait une Madone plus pieuse et plus aimable.

Un bon chanoine me fit les honneurs du musée. J'y remarquai surtout deux objets: une lampe et une peinture étrusque. La lampe est très gran­de et surpasse les plus belles de Pompéi. C'est un lustre à 16 becs. Le dessous est très orné; tête de Gorgone au centre, satyres et sirènes peu modestes et têtes de Bacchus. On ne fait pas mieux aujourd'hui comme dessin. La peinture trouvée dans le sol est à l'encaustique sur ardoise. C'est une Polymnie ou muse; si elle est vraiment étrusque, elle nous per­met de croire que l'Etrurie 113 égalait la Grèce pour la peinture. Dans l'ensemble, Cortone a un grand charme de ville moyen-âge, com­me Viterbe.

Orvieto, l'ancienne Volsinii était comme Cortone une des douze villes fédérées de l'Etrurie. Elle s'élève aussi sur une colline escarpée. Son bi­joux est sa cathédrale, un des plus gracieux spécimens du gothique ita­lien. Elle a été commencée en 1290 après le miracle de Bolséna. On l'a rajeunie dernièrement en la débarrassant de toutes les adjonctions posté­rieures. La façade est riche en sculptures et mosaïques. Elle est pour l'Italie ce qu'est pour nous la cathédrale de Reims, ou celles de Chartres et de Bourges. Tout l'ancien et le nouveau Testament sont représentés à la façade en reliefs de marbre, statues de marbre et de bronze, mo­saïques. C'est comme une châsse d'émaux 114 et d'ivoire mille fois agrandie.

A l'intérieur, les peintures de la capella nuova sont une des œuvres les plus importantes du XVe siècle. Fra Angelico a peint la voûte, où l'on voit Jésus comme juge du monde, entouré des prophètes, de la Vierge et des apôtres. Ce Jésus a été imité par Michel-Ange. Tout le reste de la chapelle a été peint par Luca Signorelli en 1499. Il y a de grandes scènes, le jugement dernier, la chute de l'Antéchrist, et des grisailles avec des fantaisies païennes. Ce n'est plus l'art modeste et pur de fra Angelico, c'est déjà presque du Michel-Ange.

A remarquer deux palais du XIIIe siècle, le palais épiscopal et le palais del Popolo; le premier est ogival et le second à fenêtres cintrées, quoiqu'ils soient de la même époque et, dans l'ensemble, du même style. Mais il pa­rait que les 115 Guelfes préféraient l'ogive et les Gibelins le cintre.

Le Pozzo di San Patrizio, puits monumental, bâti par Sangallo, est une curiosité. Il a deux escaliers à vis parallèles faits pour les ânes por­teurs d'eau.

La nécropole étrusque est la plus importante que je connaisse. Elle a de véritables rues de monuments: simples caveaux avec porte d'entrée fermée de trois grosses pierres, et dans lesquels on a trouvé un grand nombre de vases étrusques et grecs.

Je rentrai à Rome le 29 novembre. La petite communauté venait de s'installer à la place Campitelli. Ce jour-là même notre jeune frère Ra­phaël Picard8) tomba malade et huit jours après il s'en allait dans l'autre vie. Il se prépara pieusement et généreusement. Il accepta la mort, s'unit à Jésus crucifié et offrit sa vie pour l'œuvre du S.-Cœur. 116 C'est le 9 que Dieu l'appela à lui. C'était un samedi, la Sainte Vierge aura réclamé pour lui la miséricorde divine.

Je fis toutes les visites que m'imposent les convenances. Je consacrai encore quelques loisirs de cet hiver à étudier les vicissitudes de l'art chré­tien à Rome. Je noterai mes observations à ce sujet dans un autre cahier.

Le 24, ouverture de la porte jubilaire. J'y assiste en bonne place dans le portique de St-Pierre. C'est un grand jour. Il rappelle les splendides cérémonies du temps heureux de Pie IX. On y déploie toute la pompe des cérémonies pontificales.

Le 28, Mgr Mignot9) vient aimablement dîner avec nous à Campitelli. Nous consacrons l'année nouvelle au S.-Cœur à la messe de minuit.

117 1900

Nous commençons quelques réunions internationales d'études socia­les. Y prennent part le P. Bederlack10), le P. David, Mgr Tserclaes, Mgr Radim11), Mgr Tiberghien12) , Don Murri13), l'avocat Burri, le comte Agliardi, Mgr Talamo14).

Nous avons deux réunions en janvier le 17 et le 29. Nous étudions l'organisation corporative. Les nouvelles corporations doivent-elles être obligatoires ou libres? L'Allemagne tient pour l'obligation, la Belgique pour la liberté avec des encouragements puissants. C'est affaire de tem­pérament. En France, les catholiques semblent incliner vers l'opinion adoptée en Belgique: liberté des corporations mais avec des 118 avantages légaux qui y fassent entrer la grande majorité des travailleurs et des employeurs.

Pendant ce mois, quelques bouderies attristaient notre intérieur et de mauvaises nouvelles me venaient de Sittard où le P. André15) était grave­ment malade. On me demandait auprès de lui, je partis le 30 janvier, et je gagnai un bon rhume au passage des Alpes.

Une dépêche vient nous attrister. Le P. Bonifacius Vuinz (Winz)16) est mort pieusement à St. Gabriel. Cette mission dévore ses apôtres, le cli­mat y est terrible, et puis nos missionnaires n'ont pas encore toute la prudence qu'exige un climat difficile. Ce Père a offert sa vie généreuse­ment. Notre groupe du ciel se multiplie. Ce sera une protection pour l'œuvre.

Je trouve le P. André bien bas. 119 On prie beaucoup pour lui. Nous avons besoin de lui. Il est abandonné à la volonté de Dieu. Je lui ordonne de demander sa guérison à la Sainte Vierge. Il le fait, et l'amé­lioration ne tarde pas à se manifester.

Je passe là quelques jours. Le 6 et le 7 je visite les maisons de Louvain et Bruxelles où il y a des projets qui sont bien longs à se réaliser.

Le 9, le P. André allait sensiblement mieux, je rentre à St-Quentin. Le 15 et le 16, visite au Val.

Le 21, visite à La Capelle.

Dans mes loisirs, je mets au net les conférences sociales que j'ai faites à Rome et que je me propose de faire imprimer.

Le 24, pour la St. Mathias, bonne fête à St. Clément. Pieuse commu­nion le matin; séance académique l'après-midi 120.

Un beau voyage d'Espagne m'était proposé par Mmes Malézieux. J'acceptai. Ce pays est si intéressant à visiter au point de vue historique et religieux! Je partis le 25 pour Paris où j'avais quelques préparatifs à faire.

Je ne décrirai pas ici ce beau voyage qui dura près de deux mois, j'espère en donner la description dans la Revue. J'en indique seulement ici les dates.

4 mars - Paris - Barcelone. 5: Barcelone. 6: Monserrat (en excursion). 7: Barcelone à Tarragone. Voyage de midi à 4 h. Visites matin et soir. 8: Tarragone à Valencia. 9: Valencia. 10: Valence à Alicante. 2 h. 40 soir à 10 h. 35. 11: Alicante (visite) - Elche (visite). 12: Elche - Murcie (visi­te) Cordoue (la nuit). 121 13: Cordoue. 14: Cordoue - Grenade (Midi - 8 h.). 15-16: Grenade. 17: Grenade - Ronda (visite) - Gibraltar. 18-19: Gibraltar. 20: Gibraltar - Tanger (visite). 21: Tanger. 22: Tanger - Ca­dix - 11 h. - 4 h. -. 23: Cadix - Séville - 2 h. 50 - 7 h. -. 24-25: Séville. 26: Séville - Lisbone (la nuit). 27-29: Lisbonne et excursions. 30: Alcobaça. 31: Bathala.

1 avril: Coïmbra. 2: Porto et excursions. 3: Coïmbra à Badajoz. 4: Badajoz départ le soir. 5-6: Tolède. 7-8: Madrid (Les Rameaux). 9: Escorial. 122 10: Salamanque et Alba. 11: Salamanque - Valladolid (visite) - Léon. 12: Léon départ le soir. 13: Zamora (Vendredi saint). 14: Zamora - Compostelle - 8 h. 30 - 1 h. 20. 15: Compostelle (Pâques) - Compostelle 1 h. 40 s. Palencia (la nuit). 17: Palencia (visite) Burgos (visite) 10 h. - 2 h. 30. 18: Burgos - Pampelune. 19: Pampelune - Sara­gosse. 20: Saragosse. 21: Saragosse - Manresa (visite) - Barcelone. 22: Barcelone. 23: Barcelone - Narbonne (visite). 24: Narbonne - Marseille. 25: Marseille - Savona. 26: Savona - Pise. 27: Pise - Rome17).

Je trouvai à Rome une famille amie, la famille Arrachart. Je fis le cicé­rone pendant quelques jours pour 123 lui être agréable.

J'accompagnai cette famille à Naples du 11 au 21. J'ai déjà décrit Na­ples dans mes notes et dans mon livre sur la Sicile. Je n'y vis pas beau­coup de choses nouvelles. Cependant j'ai pu visiter cette fois les cata­combes et quelques églises que je ne connaissais pas encore.

Les catacombes sont plus grandioses, plus larges que celles de Rome. Le terrain dans lequel elles sont taillées s'y prêtait mieux, il était plus ré­sistant. On n'y voit que des tombes chrétiennes. Cependant à l'entrée, une colonne isolée rappelle le culte de Priape.

A Pompéi également, chez les riches et voluptueux Vetti, au sanctuai­re des dieux du foyer, au Lararium, on trouve le culte de Priape uni à ce­lui de la fortune, de l'abondance et d'Esculape. On ne peut pas être plus matérialiste. 124 Toute la ville de Pompei était d'ailleurs dans cet esprit. Ses temples principaux étaient ceux de Vénus, de Mercure et de la Fortune.

Naples a une église intéressante comme souvenir, c'est St-Pierre ad Aram. On pense que l'apôtre St. Pierre a séjourné là et y a offert le St. Sacrifice. Plusieurs Papes y ont consacré cette tradition et ont visité cette église et cet autel. Pie IX l'a visité en 1868. Cette église possède les reli­ques des premiers apôtres de Naples: St. Asprenus son premier évêque, St. Severus, le second, sainte Candide, sa première martyre.

L'église du Carmel (Carminé) a une Madone dite de St. Luc et un crucifix intéressant. Ce crucifix aux formes anguleuses de l'époque ro­mane a la tête très inclinée. Ce serait l'effet d'un miracle analogue à ce­lui du Christ de Lépante qui est à 125 Barcelone. Le Crucifix aurait laissé la tête quand un boulet vint passer près de lui pendant un siège de Naples.

Naples est riche en souvenirs religieux et en reliques. C'est une petite Rome. Elle possède outre les corps de ses premiers évêques honorés comme saints ceux de St. Gaétan, St. André Avellin, St. François de Hieronimo et du ven. Paul Capelloni chez les jésuites, du b. Nicolas Al­bergati à Sainte -Restitute, etc.

Je crois les bons napolitains faciles à accepter les légendes. Le frère franciscain qui fait visiter la chapelle de St Janvier à Pouzzoles nous en a conté de curieuses. Il y a là une pierre sur laquelle il a été martyrisé. Elle rougit quand le sang du martyr se liquéfie à Naples. Soit! Il y a aussi un buste du saint. Il a un nez rapporté. Le frère nous dit que le nez avait été coupé par les 126 Sarrasins et retrouvé dans la mer par un pêcheur. Je lui fis remarquer que le nez était d'un autre grain de marbre et parais­sait moderne. Il m'expliqua que le nez était plus blanc que le reste parce qu'il avait séjourné dans la mer?? Le buste a aussi une cicatrice au visa­ge. En voici l'explication: la peste aurait régné à Pouzzoles, il y a 300 ans. Le Saint, pieusement invoqué prit pour lui la peste, le buste eut un bubon au visage, il en guérit et on en voit la cicatrice??

Giotto et ses élèves ont beaucoup travaillé à Naples. Il reste seulement quelques œuvres de cette école, mais combien elles sont intéressantes! C'est surtout à l'église de l'Incoronata, qu'il faut voir les sacrements peints par Giotto et ses élèves. Le dessin a quelque raideur, mais quelle touchante expression en beaucoup de 127 figures! A la pénitence, il y a un curieux groupe de flagellants, très réaliste. A l'extrême-onction, les Anges chassent les démons et les empêchent de revenir tenter le moribond.

A côté des sacrements; quelques scènes de l'Ancien Testament: Jo­seph en prison; Joseph recevant ses frères…

Il y a aussi une fresque de Giotto ou du napolitain Simone son con­temporain au réfectoire du couvent de Santa Chiara, devenu un atelier d'imprimerie. Quelle inconscience du gouvernement et de la ville de laisser cette fresque un peu détériorée mais encore importante dans un atelier où elle achèvera de se détruire!

A l'église St Jean à Carbonara, à côté du beau tombeau de Ladislas de l'époque de transition, fresques de l'école de Giotto, par Léonard di Bisuccio 128 de Milan représentant la vie de la Vierge. Mais elles ne valent pas celles de l'Incoronata.

A S. Martino on a réuni des copies des peintures du haut moyen-âge, fresques de Bari, de Barletta, de Bisceglie, de Brindisi, de Capoue. Rien de plus curieux. On y voit clairement que le style ancien, modifié un peu par l'esprit chrétien s'était conservé jusqu'à la réforme de Giotto. Ces peintures des IXe XIe siècles rappellent celles des IVe et Ve siècles qu'on retrouve aux catacombes. Celles de Salerne et de Donnaregina des XIIe et XIIIe siècles se rapprochent davantage du genre de Giotto.

Au retour de Naples, nous assistons aux belles fêtes de la canonisation de St. Jean-Baptiste de La Salle. Rien n'est plus grandiose. On y retrou­ve toute la splendeur des solennités pontificales d'autrefois. J'étais assez bien placé dans le transept gauche 129.

La cause de St. Jean-Baptiste de La Salle a marché vite. Il a été béati­fié en 1888. Des miracles qui ont eu lieu peu après la béatification ont permis de procéder rapidement à la canonisation.

La cérémonie comprend trois actes principaux: la procession, la cano­nisation, la messe.

La basilique était richement décorée de tentures, de lustres, de cor­beilles de fleurs, d'étendards représentant les miracles du saint. Elle était remplie d'une foule immense.

La procession se prépare dans la chapelle Sixtine, dans les salles adja­centes et dans les Loges.

L'ensemble des costumes forme un cortège historique autant que reli­gieux. La procession descend par l'escalier royal et entre par le portique de la basilique. En tête les Ordres mendiants, les 130 Ordres monasti­ques et les Chanoines réguliers, précédés de leurs croix et avec leurs co­stumes respectifs. - Ensuite, le séminaire pontifical avec son gracieux costume violet; les curés des paroisses de Rome; les dignitaires et chanoi­nes des collégiales et des basiliques mineures et majeures; la Congréga­tion des Rites; les étendards avec la famille du saint. Tous les assistants portent un cierge.

Vient ensuite la chapelle pontificale. Les camériers, chapelains et clercs ont la cappa rouge sur la soutane violette. Les chantres ont la sou­tane violette à revers cremoisi. Les camériers d'honneur et de cape et d'épée ont le costume Henri II. Le Prince assistant a son costume d'hon­neur orné de dentelles. Le joailler pontifical, gardien de la tiare et des mitres est en pourpoint, avec le manteau de soie et l'épée. Les Protono­taires et Prélats sont en rochet et cappa. 131 Le diacre et le sous­diacre grec ont le costume de leur rite. Les Pénitenciers portent des cha­subles blanches damassées; ils ont leurs longues verges ornées de fleurs. Les abbés ont la chape blanche et la mitre de lin. Les évêques, archevê­ques et patriarches, également.

Les cardinaux ont, suivant leur rang, la chape, la chasuble ou la dal­matique. Leurs caudataires ont la croccia, ample soutane violette, la cotta et la vimpa, huméral de soie blanche.

Le pape est sur la Sedia. De la main gauche il porte un cierge et de la droite il bénit. Il est entouré de sa garde: les porte-éventails, les officiers supérieurs de la Garde Noble, de la Garde palatine et des Suisses, les ca­mériers de cape et d'épée, les Massiers, la Garde suisse, le Majordome, les Protonotaires.

On ne saurait voir un cortège plus imposant 132.

Quand tout le clergé est rangé au presbyterium, commence l'acte de la canonisation.

Les cardinaux, les évêques, les abbés et les pénitenciers vont à l'obédien­ce et embrassent, suivant leur rang, la main, le genou ou le pied du Pape. Quand tous ont repris leur place, tenant toujours leur cierge allumé, le cardinal-procureur de la Canonisation s'avance, avec un Avocat con­sistorial, pour adresser au Pape la triple instance. Trois fois l'Avocat consistorial lit l'instance: «Très Saint Père, le Rev. Cardinal ici présent demande avec instance que Votre Sainteté inscrive au catalogue des Saints de N.-S. Jésus-Christ et ordonne que soit vénéré comme saint par tous les fidèles, le Bienheureux Jean-Bte de La Salle».

Après la première instance, le Pape demande qu'on implore les lumiè­res d'en haut 133 par l'intercession de tous les saints. On chante les li­tanies des saints. Après la seconde instance (instantius), le Pape demande qu'on invoque le Saint-Esprit. On chante le Veni Creator. Après la troisiè­me instance, le Pape lit lui-même le décret, pendant que toute l'assem­blée est debout. «En l'honneur de la Sainte et indivisible Trinité… Nous décrétons et définissons Saint et nous inscrivons au catalogue des Saints le Bienheureux… statuant que sa mémoire devra être célébrée tous les ans le..».

Le Pape entonne le Te Deum, les fanfares placées dans la coupole re­tentissent. Les cloches de la basilique vaticane donnent le signal et le joyeux carillon de toutes les églises de Rome annonce la bonne nouvelle de la canonisation.

Quelle douce et profonde émotion 134 étreint alors tous les cœurs et fait couler les larmes de tous les yeux.

A la messe, ce qu'il y a de plus saillant, ce sont les offrandes symboli­ques. Elles comprennent des cierges, du pain, du vin, de l'eau, deux tourterelles, deux colombes et plusieurs petits oiseaux.

Les premières offrandes, cierges, pain et vin, marquent la participa­tion des fidèles au saint sacrifice. Toutes ont un gracieux symbolisme. Il y a cinq cierges peints qui portent l'image du saint. Deux pèsent chacun 60 livres et les trois autres douze. Les cierges de cire symbolisent la pureté que les saints ont conservée ou reconquise; la vigilance et la sol­licitude qu'ils ont mises à l'exercice des bonnes œuvres; l'allégresse et la splendeur que l'exaltation de ces héros procure à l'Eglise du ciel et à celle de la terre 135.

Le pain symbolise l'amour des Saints pour l'Eucharistie et pour la pa­role de Dieu, la charité, la récompense des faveurs célestes.

Le vin est le symbole de la grâce sanctifiante, de la charité, de la com­ponction et de la gloire éternelle. La grâce sanctifiante: a Cana, Jésus permit que le vin manquât pour signifier que les juifs avaient perdu la grâce sanctifiante. La charité: n'est-il pas dit au Cantique «il m'a fait en­trer dans le cellier où il met son vin, il a réglé en moi la charité». La com­ponction: le ps. 59 dit «vous nous avez abreuvés du vin de la componc­tion». La gloire éternelle: ps. 35 «Inebriabitur ab ubertate domus tuae, a torren­te voluptatis».

L'eau représente les tribulations et aussi la pureté, la grâce et le salut: Cant: «Aquae multae non potuerunt extinguere charitatem» 136.

La tourterelle, c'est la fidélité, la prédication (à cause de son roucoule­ment), la pureté, la plainte, l'amour de la solitude.

La colombe, c'est la charité. St. Thomas voit même dans ses qualités et ses moeurs les symboles des sept dons du Saint-Esprit. «Elle habite au bord des fleuves et se cache dans le courant des eaux pour éviter l'éper­vier; figure de la sagesse qu'ont eue les Saints qui toujours près des eaux des divines Ecritures ont échappé aux assauts des démons. Elle choisit les meilleurs grains pour sa nourriture, emblème de la science des saints qui se nourrissent des choses de Dieu. Elle élève les poussins des autres animaux, ce qui signifie le don de conseil. Elle ne déchire pas avec son bec, symbole du don d'intelligence des Saints, qui n'ont pas comme les hé­rétiques déchiré les doctrines de l'Eglise. Elle est sans fiel et symbolise la piété des saints qui furent toujours très doux. Elle établit 137 son nid dans les fentes de la pierre et nous donne l'idée de la force des saints, qui ont placé leur refuge et leur espérance dans les plaies de J.-C. la pierre solide et inébranlable. Enfin elle gémit au lieu de chanter et exprime ain­si le don de crainte… ».

Ce symbolisme du moyen-âge est bien conforme à l'esprit des Pères de l'Eglise et de l'Ancien Testament.

La foule s'était contenue à St. Pierre pendant la cérémonie, mais à la sortie elle éclata en cris et en vivats.

La place St-Pierre était noire de monde, comme jadis aux grands jours de Pâques et de St. Pierre.

Le 28, j'avais le bonheur d'aller à l'audience avec le Bon Père Harmel et sa famille.

Le Pape nous adressa un petit 138 discours sur la France. «La France devrait reconnaître, dit-il, combien la papauté est encore puis­sante. Par une parole, nous avons fait venir à Rome des centaines de mille pèlerins. Si la France restait alliée au St-Siège, elle profiterait de toute l'influence de l'Eglise».

Le 13, dernière réunion d'études sociales.

Le 22, belle fête du S.-Cœur, avec quelques invités. Le 23 départ pour la France.

Je m'arrête à Bologne pour visiter son exposition d'art sacré. J'ai visi­té plusieurs fois les merveilles de Bologne: sa grande église de St-Petrone dans le style gothique toscan, le tombeau de St-Dominique, sculpté par les élèves de Nicolas Pisano, la Sainte Cécile de Raphaël avec les œuvres de Francia et du Guide, le corps de Ste Catherine 139 au Corpus Do­mini.

Cette fois, je partageai mon temps entre l'exposition et le pèlerinage à la Madone de St. Luc.

L'exposition est à l'église St-François et les profits qu'elle fera doi­vent, je crois, contribuer à la restauration de cette église. C'est une gran­de église ogivale, du type français de la seconde période. Elle avait été gâtée par des adjonctions de mauvais goût, on la rétablit dans le style primitif. Dans le cimetière adjacent s'élèvent les tombes des fameux légi­stes, Accursius, Odofredus et Rolandinus dei Romanzi.

Toutes les églises du diocèse ont envoyé ce qu'elles avaient de mieux. Il y a une riche collection d'ornements, de vases sacrés, de reliquaires. Il y a malheureusement peu de chose du moyen-âge. C'est le XVIIe et le XVIIIe siècles qui dominent. 140 Les pays qui ont été prospères dans ces siècles de mauvais goût ont détruit et remplacé ce qu'ils avaient de plus ancien.

Il y a cependant une trentaine de reliquaires des XIVe et XVe siècles, la plupart en cuivre doré avec émaux. Trois reliquaires ont une impor­tance exceptionnelle: celui de la tête de St. Dominique, daté de 1383, en argent avec émaux et statuettes; et deux autres appartenant à l'église St-­Etienne, celui du chef de St. Florian du XVe siècle, en cuivre doré et ar­genté avec nielles, et un autre qui a contenu autrefois le chef de St­-Pétrone, il est en vermeil orné d'émaux et daté de 1380. Tout cela ne vaut pas les grands reliquaires d'Aix-la-Chapelle, Maestricht ou Ton­gres.

Il y a une grande collection de calices, vases sacrés, objets d'orfèvre­rie. A remarquer une grande croix d'autel de l'église St-Petrone du XVe siècle 141 en argent ciselè et repoussé. Le reste de la chapelle corre­spondante à cette croix a été hélas! requis et fondu par les Français en 1797.

Une grande paix ou Maestade avec une figure de St-Sébastien du XVe siècle; des chandeliers modelés par Jean de Bologne; beaucoup de calices gracieux ou bizarres du XVIIe et du XVIIIe siècles.

Plusieurs paliotto ou devant d'autels, dont un très riche, brodé d'or, appartenant à la métropole.

Plusieurs dais de procession très remarquables, avec corniches gra­cieuses de bois sculpté et doré et lambrequins de velours brodé en rin­ceaux ou figures. Ces dais sont une des choses les plus originales de l'ex­position.

Etendards de processions avec frises de bois doré. Belle collection d'Arazzi, donnés par Benoit XIVe. Une mitre du B. Alberga­ti; 142 brodée d'or, d'argent et de perles, du XVe s. Un grand nom­bre de chasubles en velours et en soie brochée et brodée. Une chape française brodée du XIVe siècle, qui aurait servi au couronnement de Charles-Quint à St-Pétrone. D'assez nombreuses miniatures sur missels et livres de choeur. Plusieurs appartiennent au musée civique. Il y en a de très fines et pieuses d'Antoine de Bologne, de l'an 1400.

Comme tableaux, il y a quelques primitifs des XIVe et XVe siècles, de Simon de Bologne, Vital de Bologne, Lorenzo Costa, et de l'école de Francia. Ceux du XIVe siècle rappellent les byzantins et Giotto.

Je voulus, malgré la chaleur, monter au pèlerinage de la Madonne de St. Luc. C'est un des pèlerinages les plus caractéristiques d'Italie. 143 On y monte par un portique qui a 635 arcades. Les rampes sont parsemées de mendiants. On a là-haut une vue splendide qui va des Apennins à la mer. L'image de Marie a été apporté d'Orient au XIIe siècle. La belle église à coupole date du XVIIIe siècle. Les fidèles prient là avec une foi bien édifiante.

Traverser la Suisse pour admirer en passant l'œuvre du Créateur, c'est encore un pèlerinage.

De Milan à Munich, le plus court était par Vérone, Trente et le Bren­ner, mais je voulais revoir le Bernina et les Grisons.

Je revis tout le beau lac de Côme. J'aperçus Bellagio un des beaux si­tes d'Europe. De Colico, je remontai la belle vallée de la Valteline jusqu'à Tirano.

Tirano est une gracieuse ville pour la saison d'été, avec son pèleri­nage 144 qui remonte au temps des Lombards et ses vieux hôtels des Visconti et des Pallavicini.

De là, je remontai dans la haute Engadine par le col du Bernina (2.330 m.). C'est une des plus belles régions de la Suisse. Le Bernina et ses glaciers peuvent lutter avec le Mont Blanc et la Jungfrau. Quelle merveilleuse flore émaille les Alpes dans cette saison. De grandes pla­ques d'Alpes-roses forment des tapis de pourpre.

Sur les flancs des montagnes vertes

Et couvertes

De l'alpestre «rose des monts»,

On voit briller dans les gazons

Les étoiles des gentianes

Diaphanes,

Et les orchis délicieux,

Et l'anémone aux cils soyeux…

Quels imposants glaciers aussi que ceux de Morteratsch et de Ro­seg! 145.

Pontresina est bien un des sites les plus délicieux qu'on puisse choisir pour un petit séjour d'été.

A Samaden, je retombai dans l'Engadine et je passai le col de la Flüela (2.380 m.) pour gagner Davos.

Le col de la Flüela est aussi sauvage que celui du Juliers. Il n'a pas les beautés grandioses de celui du Bernina ou de la Maloya qui serrent de plus près le massif du Bernina.

Davos a tout le charme de St-Moritz. Les phtysiques y vont chercher la santé. Je causai là avec un bourgeois de Hollande et une dame de Vérone. Le Hollandais vient d'amener là sa fille agée de 35 ans. Il la laisse, la reverra­t-il? C'est un pieux catholique, résigné, austère, il a cependant les larmes aux yeux. La dame de Milan est femme d'un avocat. Elle laisse là son fils âgé de 22 ans. Il a perdu 146 la foi et la santé à l'Ecole de droit. Les retrouvera-t­il? Elle pleure beaucoup. Tous deux parlent bien le français.

Je vais de Davos à Munich par Ragatz, Bregenz et Lindau. Le lac de Constance est encadré de montagnes peu élevées, mais de ses bords on aperçoit au loin toute la perspective des grandes Alpes d'Appenzel et de Berne. C'est le plus beau panorama d'Europe.

Je me rendis le 28 à Oberammergau, pour assister à la représentation, le 29, jour de St. Pierre. Le chemin de fer longe les lacs de Würmsee, Ammersée et Staffelsée. Sur les bords du Würmsée on aperçoit le château de Schlossberg. C'est là que vivait le plus souvent le pauvre roi Louis II18). Il y avait fait représenter plusieurs scènes des œuvres de Wagner. C'est là qu'il se noya avec le Dr Gudden 147 le 13 juin 1886.

A mesure qu'on approche d'Oberammergau, le paysage devient plus grandiose. Ammergau est dans un vallon au pied des grandes Alpes du Tyrol.

C'est une bourgade tyrolienne dont l'aspect annonce l'aisance. Les façades ont des peintures religieuses dans le goût du XVIIIe siècle. Tou­tes les maisons ont quelques chambres à louer pour les pèlerins. Pendant la période des fêtes, pas mal de marchands, juifs et autres, sont venus s'installer pour offrir aux pèlerins des antiquités, des photographies, des cartes postales, des objets de bois sculpté, etc.

Il me restait du temps l'après-midi, j'allai me promener jusqu'à l'ab­baye d'Ettal, en remontant la vallée de l'Ammer jusqu'à un beau cirque de montagnes au centre duquel se développe le grand monastère du 148 XVIIIe siècle. Les pèlerins y vénèrent une gracieuse petite Madone en albâtre.

Le 29, j'assistai à la messe, il y avait trop de prêtres pour que tous pus­sent la dire. Puis le grand drame commença vers huit heures et il nous retint presque toute la journée au théâtre.

D'où vient l'impression profonde qu'éprouvent tous les spectateurs? Je me l'explique. C'est en somme une prédication et une méditation sur un sujet très connu: la Passion; mais le sujet est présenté sous une forme nouvelle et saisissante. Le drame de l'Evangile est rendu plus sensible par la mise en scène, il est complété et développé par des scènes intermé­diaires, des dialogues, des personnages qui ne sont pas dans l'Evangile, mais qui sont parfaitement imaginés et qui se présentent comme une re­stitution très vraisemblable des parties 149 du récit omises par les évangélistes. Cette représentation est donc pour nous comme l'Evangile dramatisé, avec des pages nouvelles retrouvées par l'imagination du narrateur.

Les protestants sont aussi nombreux que les catholiques à ces repré­sentations et leur impression est la même.

«Je ne saurais exprimer, dit l'écrivain Devrient, l'émotion étrange que nous ressentîmes en voyant soudain devant nos yeux l'objet si con­stant de nos pensées! Cette figure que nous avions tant de fois aperçue dans d'innombrables œuvres d'art, elle était là, tout proche de nous! Le Sauveur marchait, agissait; nous le voyons entouré d'un peuple qui le bénissait et le louait; nous l'entendions repousser les perfides attaques des scribes. Ses mouvements, sa démarche, tout en lui était naturel, 150 plein d'aisance, de simplicité…».

Gabriel Monod a dit dans la Revue Critique: «C'est la bonne foi, la simplicité, la conviction, qui anime toute cette œuvre. La perfection des gestes et des attitudes de ces paysans, qui portent les draperies anti­ques avec une aisance que nos acteurs n'atteignent pas; ces groupes qui mettent devant nos yeux dans toute leur beauté les tableaux des grands maîtres primitifs; cette foule aux costumes orientaux bigarrés, bizarres, semblable aux foules qui se pressent dans les toiles de Gentile Bellini, ces tableaux vivants de l'Ancien Testament, invention dramatique originale d'un effet puissant et tout-à-fait conforme à l'esprit du moyen-âge; enfin ces choeurs dont les chants naïfs et pénétrants relient harmonieusement toutes les parties du drame et complètent une création artistique unique en son genre, étrange et belle à la fois…» 151.

L'auguste histoire se déroule en trois grandes parties, dont chacune pourrait à elle seule former un drame séparé. L'ensemble peut être com­paré à une trilogie grecque.

La première partie s'ouvre à l'entrée de Jésus à Jérusalem et va jusqu'au moment où il est livré à ses ennemis par judas.

La seconde partie s'étend de l'interrogatoire de Caïphe à la sentence pro­noncée par Pilate.

La troisième enfin commence à la condamnation de Jésus et se termine par son ascension triomphante.

Pour les séances du sanhédrin, pour l'interrogatoire devant Hérode, l'Evangile fournissait peu ou point de paroles. Le texte supplée à cette lacune et prête aux principaux personnages un langage très justement approprié à leur caractère et à leur esprit 152.

Dans les scènes populaires, comme par exemple dans les dialogues entre les changeurs et les soldats, ou ceux des saintes femmes au tombeau, tout a été librement imaginé. En général, plus l'action s'éloigne de ce qui est abso­lument sacré pour se rapprocher de la vie commune, plus le dialogue est li­bre. Au contraire, plus on approche des éléments divins du récit évangéli­que, plus le texte se renferme strictement dans l'Ecriture. Souvent, il se tait complètement, et dans les plus sublimes moments de la Passion, l'action seu­le remplit la scène. Après la parole «tout est consommé» la descente de croix et l'ensevelissement se passent dans un silence presque absolu…

Ce drame est une œuvre du moyen-âge perfectionnée à diverses repri­ses par les moines d'Ettal 153.

J'ai été frappé du rôle si vraisemblable attribué aux marchands et aux banquiers chassés du temple. Le peuple juif a deux grandes influences: la synagogue d'un côté, les banquiers et marchands de l'autre. Ces mar­chands et changeurs renvoyés du temple par Jésus au jour des Rameaux ont évidemment intrigué toute la semaine. Ils voyaient leurs gains com­promis. Ils ont excité les princes des prêtres et le sanhédrin, soulevé le peuple, organisé les manifestations haineuses du vendredi saint. Comme tout cela est bien dans la nature des choses! Et comme tout cela se conti­nue à travers l'histoire…

Cette région du Tyrol bavarois est toute remplie des souvenirs du roi Louis II, comme Munich est remplie de ceux de Louis Ier 154. Déjà sur le chemin de Munich à Ober-Ammergau, j'ai aperçu le châ­teau de Berg sur les bords du lac de Starnberg. C'est un château du XVIIe siècle racheté par les rois de Bavière. Le roi Louis II vivait là souvent avec Wagner. L'intérieur a un grand nombre de tableaux et de statuet­tes qui représentent des scènes et des personnages des œuvres de Wa­gner. Une croix dans le lac, presque à l'extrémité du parc indique l'en­droit où se malheureux prince se noya avec le docteur Gudden, le 13 juin 1886.

Louis II séjourna souvent aussi au château de Hohenschwangau, con­struit par le roi Maximilien. Ces deux châteaux ne lui suffisaient pas, il en fit bâtir trois pour lui, ceux de Herrenchiemsée, Linderhof et New­schwanstein.

Je n'ai pas visité celui de 155 Herrenchiemsée, qui est, dit-on, une réduction de Versailles et qui est inachevé. J'ai visité Linderhof, Hohen­schwangau et Newschwanstein.

Linderhof est dans la haute vallée de l'Ammer, à quelques kilomètres seulement d'Ammergau. Il a été bâti de 1869 à 1878 dans le style Louis XV. Il ressemble, au milieu des bois et des collines, à une apparition ro­mantique; il est même trop élégant pour son cadre agreste. Il a des ap­partements très riches imités de Versailles, notamment la salle du trône, le cabinet et la chambre à coucher du roi. Les gardiens du château ne manquent pas de dire quelles sont les grandes maisons de Paris et de Munich qui ont fourni les tentures et les meubles.

Le parc a des fantaisies royales: temple de Vénus, grotte de Capri, kiosque mauresque 156.

De Linderhof, l'omnibus nous conduit à Füssen. C'est une route tou­te alpestre. Nous longeons le lac de Plansee en face des hauts sommets du Tyrol qui s'élèvent à 2.000 et 3.000 mètres. Nous laissons à gauche le castel ruiné de Ehrenberg sur un pic isolé. Nous arrivons le soir à Füssen après un incident dramatique. Un peu au-dessus du lac de Plansee, l'omnibus qui contenait une douzaine de personnes a versé sur le côté de la route. Nous sommes tombés les uns sur les autres et tout le monde a eu quelques égratignures. Après nous être lavés au ruisseau voisin, nous avons pu remettre sur pied la voiture allégée de sa couverture brisée et nous avons continué la route dans cet équipage peu élégant. Plusieurs avaient la tête entourée de mouchoirs. J'en étais quitte pour un cran peu profond à la nuque 157.

Les deux châteaux de Hohenschwangau et de Newschwanstein sont si­tués sur des rochers qui se regardent, au déboucher d'une gorge alpe­stre, près des petits lacs d'Alpsee et de Schwensee. On ne pourrait pas trouver des sites plus poétiques. Le moyen-âge l'avait compris et y avait élevé des castels féodaux. Le roi Maximilien a relevé celui de Hohen­schwangau, et le roi Louis II, celui de Newschwanstein.

Mais quel contraste! Hohenschwangau est l'œuvre d'un roi bourgeois et sans goût. Il a eu beau y employer trois architectes, ils ont fait là du gothique de commerce, du gothique de pacotille. Tout y est mesquin et vulgaire comme dans les palais gothiques de la rue Maximilien à Mu­nich. Les artistes bavarrois commencent seulement à compren­dre 158 le gothique. Ils élèvent aujourd'hui le nouvel hôtel de ville qui leur fera pardonner le gothique de gâteau de savoie qu'ils avaient bâti jusque là.

Maximilien n'a guère été plus heureux en peintres qu'en architectes. Ruben et Lindenschmidt, qui ont peint dans la grande salle à manger le poème du chevalier au cygne de Lohengrin, ne se sont pas élevés au­dessus du médiocre.

Ce château a cependant un grand charme, ce sont les vues délicieuses dont on jouit de ses fenêtres et de ses terrasses, sur les vallées environ­nantes, sur les lacs et les cascades, sur le château de Newschwanstein. Louis II cherchait là des impressions de poète, surtout le soir à la lueur mystérieuse de la lune.

Je rencontrai là le prince Ludwig et ses fils. Il a le physique d'un bour­geois de Munich 159.

Newschwanstein est l'œuvre de Louis II au moment où il était dans tout l'éclat de sa belle intelligence d'artiste. Le grand castel roman s'élève hardi sur un rocher haut de mille mètres près des chutes du Poellat. Louis II a voulu sans doute imiter le château de Laufen près de Schaff­house et il l'a surpassé.

Il faudrait passer là plusieurs jours, mais les guides font visiter assez rapidement. Louis II a retrouvé des peintres dont le talent rappelle les belles années de Louis Ier. Le thème qu'ils ont choisi est celui des poèmes du moyen-âge.

La salle des fêtes est une reproduction agrandie de la belle salle du tournoi de la Wartbourg à Eisenach. Les fresques sont de Spiess, elles rappellent le grand style historique de Schnorr. Elles représentent les principales scènes chantées par les ménestrels 160 au tournoi de 1207 à la Wartbourg. Ces scènes se rapportent aux drames de Tristan et Yseult, Parsifal, Tanhâuser, Lohengrin, Nibelungen, etc.

Dans la salle à manger, de belles fresques de Piloty représentent les ménestrels ou Minnesinger: Henri de Veldek, Ulrich de Lichtenstein, Walther von der Vogelsveide, Wolfram d'Eschenbach, Gottfried de Strasbourg, Conrad de Wurzbourg, etc.

Les chambres à coucher reproduisent plusieurs scènes du roman de Tristan et Yseult par Spiess.

L'oratoire a des scènes de la vie de St-Louis roi de France par Hau­schild.

La salle du trône, de style byzantin ferait une belle chapelle. Son absi­de recevrait aussi bien un autel qu'un trône. Ses peintures, par Hau­schild représentent l'alliance de la royauté et de la religion. Elles ne seraient 161 pas déplacées dans une chapelle.

J'étais heureux de revoir Munich où les derniers rois ont accumulé tant d'œuvres d'art. Le beau, le vrai et le bien se tiennent de très près et ce qui est vraiment beau élève l'âme vers Dieu.

Le roi Louis I a été heureusement servi par une pléïade de vrais arti­stes. Klenze, en architecture a bien compris les styles grec et romain. Ses propylées doriques, ses palais ionique et corinthien qui servent de glyp­tothèque et d'exposition des beaux-arts, sont du néo-grec très réussi. Sa basilique de Tous-les-Saints est un beau spécimen de style romano-byzantin. Ziebland a collaboré avec Klenze au palais de l'exposition des beaux-arts. Il a bâti la basilique de St-Boniface et l'église gothique de Mariahilf qui sont bien réussies 162.

Maximilien II a essayé du style gothique avec l'architecte Riedel et il n'a pas réussi. Son château de Hohenschwangau et les palais de la rue Maximilien qui servent de musée national et de palais du gouvernement sont du gothique de pacotille.

Munich a retrouvé cependant le sens du gothique pour son nouvel hô­tel de ville, qui est en construction.

Klenze était élève de notre Percier, qui collabora avec Fontaine à la restauration et à l'agrandissement de nos châteaux impériaux et royaux pendant la première moitié du XIXe siècle. Mais Klenze avait étudie l'art grec sur place en accompagnant le roi Louis à Athènes.

En somme, Louis I et Louis II furent surtout des copistes, mais des copistes brillants. Le premier fit revivre l'art d'Athènes et de Rome; le second ressuscita 163 l'art romantique du XIIe et du XIIIe siècles.

Pour la sculpture, c'est Schwanthaler qui seconda les goûts de Louis I. Il s'était formé à Rome. Il a été d'une fécondité peu commune. On lui doit la Walhalla, la Bavaria, la statue de Louis I, celles des ducs de Ba­vière au palais et bien d'autres œuvres. Il aida aussi par ses dessins le peintre Hiltensperger qui peignit au palais les salles de l'Iliade et de l'Odyssée. Il avait de la facilité, mais il ne supporte pas la comparaison avec les anciens. Il a été surpassé par Rauch.

Pour la peinture, Cornélius inaugura l'école de Munich. Il fut suivi par Kaulbach, Schnorr et Schwind. On doit à Cornélius la décoration de la pinacothèque, de la glyptothèque et de l'église St-Louis. Il a eu plus d'habileté et de science que d'invention. 164 Je revis le palais, l'an­cienne pinacothèque, la galerie Schack et quelques églises.

Le palais ou Residenz a deux parties très distinctes. Les vieux apparte­ments n'ont de curieux qu'un riche mobilier de style Louis XIV et Louis XV. On y montre les salles de l'empereur, habitées par Napoléon en 1809 et les salles du Pape, habitées par Pie VI en 1782.

La partie neuve a deux séries de salles remarquables surtout par leurs peintures: les salles de fête (feste saalbau) et les salles royales (Konigs­bau). Dans les salles de fête, quatre salles sont surtout remarquables, cel­les des batailles de Charlemagne, de Barberousse et des Habsbourg. Les peintures sont de Schnorr et de ses élèves. Je remarquai surtout le Bar­berousse devant le Pape Alexandre III à Venise, et le Rodolphe de Habsbourg 165 devant le Saint Sacrement.

Au Koenigsbau, cinq salles peintes par Schnorr reproduisent l'épopée des Nibelungen: salle des noces, salle de la trahison, salle de la vengean­ce, salle des lamentations… quelle belle illustration du poème! C'est par­fait comme dessin et comme étude historique; l'expression n'y manque pas et le coloris est relativement beau pour des fresques.

J'ai revu aussi toute la vieille pinacothèque. Elle est surtout intéres­sante par sa collection de primitifs allemands. Les trois premières salles et les cabinets correspondants contiennent la plus belle collection qui exi­ste de peintures allemandes des XIVe et XVe siècles.

Aucun musée n'a même une pareille collection de primitifs. Le Lou­vre a très peu de primitifs français. Que n'achète-t-il ceux 166 que di­vers hôpitaux et musées de Province avaient envoyés à l'exposition! Flo­rence et Pérouse ont de belles salles de primitifs italiens. Le Vatican gar­de les siens entassés dans une vitrine.

Les primitifs allemands ont souvent de la raideur, mais à côté de cela quelle expression de foi, de piété! et souvent aussi quel coloris vif et net! L'ancienne Allemagne a eu deux écoles bien distinctes, celle de Colo­gne et celle de Nüremberg, la première plus pieuse, plus douce; la secon­de avec des tendances païennes. La première tenait de la Flandre et la seconde de l'Italie.

L'école de Cologne a peu de maîtres connus. On cite maître Guillau­me, maître Etienne et celui qui a gardé le nom spécifique de Maître de Cologne. Les Bavarois ont complaisamment élargi cette école en y fai­sant entrer les 167 hollandais, Matsys, Van der Weyden, Lucas de Leyde et même Bouts et Memling. Il y a aussi un beau calvaire de Pierre des Mares. D'où serait ce Pierre des Mares?

L'école de Nüremberg et de Souabe a des noms plus connus; Dürer, Cranach, Holbein. Dürer a là une Nativité et des portraits, mais son chef-d'œuvre est Jésus descendu de la croix avec quatre apôtres. Il a pu montrer là toutes les ressources de son talent et particulièrement le des­sin, l'anatomie et le coloris des chairs.

Quelques autres peintures m'arrêtèrent encore: Schaffner, l'Annon­ciation et la présentation; Wohlgemut, Jésus en croix; Holbein, le vieux, martyre de St. Etienne, Sainte Barbe et Sainte Elisabeth; Zeitblom, Sainte Marguerite et Sainte Ursule; Grünewald, conversion de St. Mau­rice; Strigel, portraits; Holbein le jeune, portraits. L'école moderne 168 religieuse de Munich et de Dusseldorf a beaucoup em­prunté à ces vieux maîtres pour le dessin et le coloris.

La pinacothèque est riche en œuvres italiennes. Je m'arrêtai surtout aux Raphaël. La Sainte Famille de la maison Canigiani forme un beau groupe de cinq personnes bien étagées. La Madone de la maison Tempi rappelle celle du Granduc de Florence. J'aime cette période de l'art de Raphaël. Il n'avait pas encore la largeur de conception qu'il a acquise à Ro­me, mais comme piété et dignité, il était à l'apogée. Sa Madone au rideau rappelle la Vierge à la Chaise. Ce n'est plus la Madone classique et hiérati­que. Les Madones de la troisième époque de Raphaël ne font plus prier. Cel­le au rideau a deux enfants ravissants Jésus et Jean Baptiste 169.

Pour les peintures modernes, je me contentai de voir la Galerie de Schack. On y retrouve une certaine correspondance avec nos écoles fran­çaises. Feuerbach est classique, comme Ingres, il avait étudié à Paris. Henneberg et Piloty sont des romantiques par le choix des sujets et par le réalisme du dessin et du coloris. J'aime de Feuerbach la pietà, Hafis à la fontaine, et des enfants; de Piloty, Christophe Colomb apercevant le Nouveau Monde.

Genelli est décoratif, comme Puvis de Chavannes. Schwind et Lin­denschmidt peintres d'histoire, sont meilleurs ici qu'à Hohenschwan­gau. J'aime de Schwind son Retour du Comte de Gleichen, et de Lin­denschmidt son Pêcheur, d'après Goethe. Il y a aussi de Cornelius une fuite en Egypte, classique et soignée.

Ce musée Schack a une belle collection de copies des chefs-d'œuvre 170 d'Italie par Wolf, Lenbach, etc. Tous les grands musées devraient avoir cela. Les Madonnes de Bellini me paraissent avoir inspiré celles de Barabino et de plusieurs peintres français qui sont à la mode aujourd'hui.

Comme églises, Mariahilf a la plus splendide collection de vitraux mo­dernes que je connaisse. St-Louis a son grand jugement dernier de Cor­nelius, qui a voulu rivaliser avec Michel-Ange. L'église de Tous-les-­Saints a ses peintures sur fond d'or de Hess, qui imitent les riches déco­rations byzantines de Venise et de Monreale.

Je revins directement de Munich à Paris, en traversant les futaies de pins au sombre feuillage de la Forêt noire.

Je passai quelques jours à Paris, du 3 au 20. Je voulais voir un peu l'Exposition et assister à quelques réunions de la démocratie 171 chrétienne et de l'œuvre des Caisses rurales.

A propos de l'Exposition, j'ai écrit dans la Revue une étude sur l'art français au XIXe siècle19). J'y reviendrai plus loin.

Je trouvai un grand intérêt à l'exposition rétrospective du Petit Palais. L'art français avec ses ivoires, ses émaux, ses faïences, ses orfèvreries, ses trésors d'églises, ses tapisseries, ses marbres, ses meubles, ses éven­tails, ses statuettes, ses bois sculptés, s'y montre incomparable.

J'en signale quelques détails.

Il y a plusieurs Vierges du XIVe siècle, qui viennent du palais de Compiègne et d'ailleurs. Elles ont toujours le même caractère. La Vier­ge se redresse dans une attitude noblement fière et elle regarde son Jésus avec des yeux aimants. Plusieurs tiennent à la main une fleur d'immor­telle, comme les statues boudhiques 172.

Comme ivoires, il y a de pieux diptyques, du VIe au XIVe siècle. Il y a aussi quelques grandes pièces de premier ordre, comme le fameux cal­vaire de Jaillo, du XVIIe siècle, la Vierge de Villeneuve-les-Avignon, une Annonciation du XVe siècle.

Comme bronzes: le curieux Apollon gallo-romain de Troyes, des flambeaux, des aquamanile ou aiguières, et un grandiose pied de chan­delier du XV e siècle, de la cathédrale de Reims.

Collection très importante de faïences de toutes les écoles, un vrai mu­sée d'étude: quel dommage que cela va être dispersé! Il y a des Marseille qui imitent la Saxe; des Sèvres aux fonds clairs, verts, bleus ou roses; des Sinceny, faïences épaisses qui imitent souvent la Chine; des Nevers à fonds bleus des Maustiers où dominent le bleu, le gris et le jaune; des Rouen, aux couleurs 1721 bleue et jaune-orange, avec des dessins soi­gnés; des plats de Bernard Palissy.

Limoges est représentée par des émaux peints, cloisonnés ou chample­vés. Chartres a prêté ses beaux émaux limousins de l'église Saint-Père. Collection de tapisseries des XIVe et XVe siècles, envoyées par les ca­thédrales de Reims, Le Mans, Aix et Angers.

Etoffes du XIe et du XIIe siècles, des églises de Sens, Ambazac, Chi­non.

Il y a aussi de nombreux reliquaires qui ont échappé au désastre de la grande Révolution. Les plus remarquables sont ceux de Conques, sur­tout la belle statue d'or de Sainte Foy, dont j'ai parlé ailleurs dans mes notes20). Il y en a d'Evreux, d'Apt, de Chartres, d'Eu, d'Ambazac, d'Al­by, de Maubeuge (XVe siècle, rouleau de verre porté par des anges). Ce 1722 n'est hélas! qu'un faible reste de ces immenses trésors d'orfe­vrerie religieuse que l'école de St-Eloi avait accumulés en France.

Comme mobilier, à signaler encore des bahuts, des bronzes, des tapis de la Savonnerie, des meubles de Boule, des salons XVIIe et XVIIIe siè­cles.

Quelques tableaux de l'ancienne école française me font regretter qu'on n'en ait pas collectionné davantage au Louvre. Notre école de pri­mitifs n'a pas eu la fécondité de celles d'Italie, de Flandre ou d'Allema­gne. La guerre de cent ans, au moyen-âge, a bien entravé notre dévelop­pement artistique; les guerres de religion et la Révolution ont détruit tout ce qu'elles ont pu atteindre. Il reste cependant çà et là quelques œuvres délicieuses. Le Louvre a seulement quelques œuvres de Jean Cou­sin, 173 de Jean Foucquet, de Malouel, de Bellechose et d'artistes in­connus.

Le Petit Palais avait deux Clouet, du musée de La Rochelle; le buis­son ardent, ou la Vierge sur un buisson en feu par Nicolas Froment; une visitation du XVe siècle, du musée de Mâcon; un triptyque d'Aix; un autre de Moulins; une peinture de Villeneuve-les-Avignon; et plusieurs œuvres de l'école de Fontainebleau, du XVIe siècle, dans le genre de la première renaissance.

Dans l'art industriel, les objets riches et gracieux se multiplient, avec l'accroissement général de la fortune, du bien-être et du luxe.

Nos artistes contemporains produisent des vases, des plats, des cou­pes, des potiches, des cristaux, des bijoux, des étains, des grès, des émaux, des 174 coffrets, des meubles, des vitraux, des enluminures, des cuirs et des reliures admirables. Le moyen-âge est bien dépassé com­me grâce et comme finesse, mais beaucoup de nos produits modernes manqueront de solidité et de durée. Nous produisons pour le temps que dure une mode, et les anciens produisaient pour des siècles.

Remarqué au pavillon des Indes, les broderies, les cachemires, les bois sculptés, les cuivres, les tapis; mais tout cela se vend couramment en plusieurs maisons de Paris.

A l'exposition du Portugal: les filigranes et argenteries du Porto, les azulejas ou faïences peintes de Lisbonne, les faïences genre Palissy de Caldas da Reinha: tout cela m'était connu.

Exposition de Hollande: produite de La Haye, d'Utrecht, de Delft: objets de laiton, 175 faïences bleues, vases et azulejas (faïences pein­tes).

Italie: glaces de Milan; filigranes or et argent de Gênes; statuettes (carto­plastica) de Lecce; tapisseries de l'hospice St-Michel de Rome; bronzes, dentelles et verroteries de Venise; marbres de Florence; Fayences (imita­tion des écoles anciennes) de Florence, Naples, Venise, Rome, Pesaro.

La Russie et la Suède ont aussi de belles collections de céramiques. Cet art brille particulièrement dans cette exposition et il a un grand ave­nir. On l'emploie de plus en plus dans la construction et dans le mobi­lier.

La Belgique produit des céramiques d'art à La Louvière.

La France en produit aussi à Gien, à Choisy-le-roi et à Limoges où les manufactures de porcelaines nous donnent des merveilles 176.

L'art décoratif français est richement représenté en faïences, mosaïques, terres cuites, fer forgé, bronze et bois.

Splendides gobelins d'après Le Brun, Boucher, J.P. Laurens, Ehr­mann. - Papiers peints qui sont des œuvres d'art: splendides panneaux de la maison Dieutegard et de l'Ecole Guérin - beaux autels de jac­quier à Caen, de Poussielgue et de Buisine. - Meubles Louis XIV, Louis XV, Régence, Directoire, Empire, exposés par Dufayel et le Bon Marché.

La Bulgarie a peu d'objets remarquables: quelques filigranes et tapis. L'Espagne expose dans son pavillon des objets peu nombreux mais choisis, des tapisseries surtout qui sont des vrais chefs-d'œuvre produits par les anciennes manufactures de Flandre et de Madrid; des filigranes, des éventails anciens, dont quelques uns sont peints par Fortuny, et de belles armures attribuées à Boabdil 177 et à Charles-Quint.

Le pavillon de Hongrie est le plus intéressant. Il a une splendide col­lection de vases sacrés du XIIe au XVIIIe siècle, des ornements brodés de soie et de perles, des croix émaillées, des mitres anciennes, des cou­ronnes, des émaux, des filigranes. Tout cela représente bien la vieille monarchie austro-hongroise, toujours aristocratique et religieuse, mais peu progressive.

L'Allemagne nous donne une leçon de religion par un acte public de foi. Son pavillon porte cette inscription: Grüss Gott - Salut à Dieu 178.

179

1 18-20 septembre 1899 - La Capelle

2 20-26 - Sittard

3 28-29 - Louvain

4 5 octobre - Voyage

5 6-11 - Suisse, Berne, Einsiedeln, Maloja

9 Rome

10 Anagni

15 Viterbe

20 Terni - Spoleto

23 Assise

29 Pérouse

30 L'art chrétien et l'art païen

31 Peintures anciennes

34 Mosaïques - Miniatures 36 XIIIe siècle

39 Pise

44 Sienne

57 Pérouse et l'Ombrie

72 Florence

83 Les Primitifs

87 L'apogée de l'école reli­gieuse

180

93 La première Renais­sance

101 La grande Renaissance

109 Vallombreuse

110 Cortone

113 Orvieto

115 Fr. Raphaël

116 Le Jubilé

117 Janvier - réunions d'étu­des

118 Février - maladie du P. André

120 Mars - Espagne

123 Mai - Naples

128 24 mai - Canonisation

137 Audience

138 Juin - Bologne

143 Milan - Davos

146 Ober - Ammergau

153 Les châteaux

155 Linderhof

157 Hohenschwangau

158 Newschwanstein

161 Munich

170 Exposition

171 Petit Palais

173 Galeries et palais


1)
Marthe-Marie-Louise, nièce du P. Dehon, avait épousé en secondes noces, en 1899, le comte Alphonse-André-Robert de Bourboulon (1861-1932), Grand Chambellan du roi de Bulgarie.
2)
Bertrand (Georges), en religion François de Paule, né le 30 mars 1872 à Chémery (Ardennes); entré dans la Congrégation le 31 juillet 1889, profès en 1891, prêtre en 1900, mort à Amiens (France) le 26 juin 1958.
3)
Geay (Pierre Joseph, 1845-1919) évêque de Laval (1896-1904).
4)
Lecot (Victor-Lucien-Sulpice) cf. NQ 1°, note 104, p. 525.
5)
Mathieu (François-Désiré, 1838-1908), évêque d’Angers 1893-1896, archevêque de Toulouse 1896-1899; cardinal de Curie 1899-1908.
6)
Cf. Paradiso c. XI, 55-87.
7)
Cf. Purgatorio c. X, 34-45.
8)
Picard (Gabriel), en religion Raphaël, né à Jouy-sous-les-Côtes (Meuse, France), le 10 février 1875, profes à Fayet en 1899, mort à Rome, le 9 décembre 1899.
9)
Mignot (Eudoxe-Irénée-Edouard) cf. NQ 1°, note 5, p. 526.
10)
Biederlack (Joseph) cf. NQ 2°, note 56, p. 640.
11)
Radini – Tedeschi (Giacomo) cf. NQ 2°, note 37, p. 637.
12)
Tiberghien (Jules) cf. NQ 2°, note 36, p. 636.
13)
Murri (Romolo), des Marches, né en 1870. Il fit ses études théologiques à Rome et fut ordonné prêtre en 1893. Inscrit à la Faculté des lettres de l’Université de Rome, il s’adonna avec ardeur à l’activité sociale. Il fonda, avec Salvadori, Crispolti et Semeria, un cercle universitaire avec la revue «Vita nuova», jetant les bases de la F.U.C.I.. Il adhéra avec enthousiasme à la Démocratie chrétienne. En 1898, il fonda la revue: «Cultura sociale». Il s’opposa à la conservatrice «Opera dei Congressi», notamment par un article polémique, sous le titre. «Il crollo di Venezia» (1902). Les dispositions de Pie X sur l’Action Catholique suscitèrent la rébellion de certains jeunes démocrates chrétiens, qui créèrent un mouvement autonome. Avec eux, Murri fonda à Bologne la «Lega democratica nazionale», qui fut condamnée par Pie X (1906). Mais déjà en 1902, Murri avait exalté les idées modernistes de Loisy et Tyrrel, et dans la controver­se, il s’éloigna toujours davantage de la juste interprétation de la doctrine catholique. Pie X en 1907 le suspendit «a divinis» et en 1909 l’excommunia. Murri continua sa campagne contre l’autorité ecclésiastique. Le mouvement de la «Lega democratica na­zionale» s’affaiblissait et disparut au début de la première guerre mondiale. En 1909, Murri fut élu député, se maria civilement et s’engagea politiquement dans l’extrême gauche. Il fut aussi collaborateur du «Corriere della Sera» et de «La Stampa», mais son influence sur la politique italienne avait perdu son mordant. Il se réconcilia avec l’Eglise environ un an avant sa mort. Il mourut à Rome, le 12 mars 1944. Il écrivit plus d’une centaine de volumes et opuscules. Don Murri, au cours de son voyage à travers l’Europe, fut l’hôte du P. Dehon à Bruxelles, au printemps 1901. Ils rendirent visite ensemble au Nonce, Mgr Granito Pignatelli di Belmonte, et rencontrèrent les person­nalités les plus engagées dans l’action sociale belge. Ils allèrent ensemble à Louvain, à Liège, où, entre autres, ils rencontrèrent le célèbre Mgr Doutreloux qui les invita à dé­jeuner (QN XVI, 145-148).
14)
Talamo Salvatore, né à Naples en 1854, fut appelé par Léon XIII pour enseigner la philosophie du droit à l’Apollinaire (1879). Il fut, pendant 33 ans, directeur et colla­borateur assidu de la «Rivista Internazionale di Studi Sociali», fondée par Toniolo en 1893. Ce fut un homme de grande culture, très sensible aux problèmes de son temps. Il mourut à Rome, le 21 février 1932.
15)
Prévot (Léon-André) cf. NQ 1°, note 96, p. 524.
16)
Winz (Joseph-Bonifacius) cf. NQ 2°, note 81, p. 645.
17)
Cf. «Le Règne di Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés». Un second tour en Espagne: 1901: 491, 568, 605; 1902: 49, 87, 144, 196, 247, 351, 401, 497, 600; 1903: 18, 190, 248, 461, 561, 602. Cf. aussi: L. Dehon, Au-delà des Pyrénées, Casterman, Tournai, pp. 109-294.
18)
Louis II de Wittelsbach (Nymphenburg 1845 – Berg 1886), roi de Bavière (1864­1886), fils ainé du roi Maximilien II. Il laissa gouverner ses ministres et intervint peu dans la vie politique. S’il accepta d’adresser à Guillaume 1er la lettre qui décida le roi de Prusse à prendre la couronne impériale, il évita d’assister au couronnement de Versail­les (janv. 1871). Sa misanthropie augmentant, Louis II se terra dans ses châteaux. Après avoir soutenu les entreprises de Wagner, il se consacra à des constructions gran­dioses, où se mêlent les souvenirs de Louis XIV et les légendes allemandes (Linderhof, Berg, Hohenschwangau, Neuschwanstein, Herrenchiemsee). Lorque le roi donna l’or­dre d’emprisonner ses ministres, on l’interna au château de Berg; il se noya le lende­main dans le lac de Starnberg. Son frère Otton étant également frappé de démence, leur oncle Luitpold assura la régence (Larousse).
19)
Cf. «Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les Société»: Le Triom­phe du Sacré-Cœur à l’Exposition, 1900, p. 356-363.
20)
Cf. NQ, cahier XI, pp. 73v: 2° vol., pp. 230-231.
  • nqtnqt-0002-0015.txt
  • ostatnio zmienione: 2022/06/23 21:40
  • przez 127.0.0.1