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33e CAHIER
Notes générales sur l'Inde
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11.2.1911 – 2.3.1911

1 Notes quotidiennes

A propos de l'Inde, deux questions importantes se posent, à propos desquelles j'aime à noter mes impressions. Il y a la question des races et celle des religions.

La presqu'île indienne comprend des populations et des races très variées. C'est comme un raccourci du monde entier, avec des hommes de peau blanche, de peau jaune et de peau noire. D'où viennent tou­tes ces races?

Il y a des écrivains qui croient reconnaître là certains peuples autoch­tones, nés du sol et sans parenté avec les autres peuples: c'est un rêve. 2 D'autres prétendent y retrouver des races antérieures au déluge, des Caïnites et d'autres familles primitives: ce n'est pas absolument impos­sible,

Enfin, le plus grand nombre cherche à faire dans ces peuples la part du sang de Sam, de celui de Cham et celui de Japhet.

Pour les religions, la question est intéressante aussi. Il y a là des religions importantes par le nombre de leurs sectateurs, les brahmanistes et les bouddhistes surtout. D'où viennent ces religions? Quelle est leur ancienneté? Quelles ont été leurs relations avec la religion judéo-chrétienne? Autant de questions intéressantes sur lesquelles on peut se former un jugement, 3 autant que le permettent les études faites jusqu'ici.

Pour la question des races, elle est bien étudiée dans Mgr Laouenan1): Du brahmanisme dans ses rapports avec le judaïsme et le christianisme. Il me suffira de le résumer en y ajoutant quelques réflexions sur l'unité de l'espèce humaine et sur la question de l'universalité du déluge.

Pour la question religieuse, Mgr Laouenan encore. Il s'est servi lui-même de Mgr Wiseman: Sur les rapports entre la science et la religion révélée, et de divers écrivains anglais: William Jones, Colebrook, Wilson, Bentley et surtout de William Monier.

Mgr Laouenan répond victorieusement aux lettrés de l'Inde et à leurs 4 amis d'Europe, qui voudraient nous persuader que nos tradi­tions et nos dogmes judéo-chrétiens sont empruntés à l'Inde.

Un ouvrage allemand du Dr Lueken est, je crois, ce qu'il y a de plus complet pour montrer comment la révélation primitive, plus ou moins altérée, s'est conservée parmi les peuples païens et les peuplades sau­vages.

On rencontre aux Indes presque toutes les variétés du genre hu­main, tous les degrés de la civilisation et de la barbarie, depuis le brah­me intelligent et raffiné, jusqu'au sauvage abruti et anthropophage. Tous vivent côte à côte, sans se confondre, sans rien perdre ni céder de leurs caractères particuliers, sans renoncer à aucun de leurs usages 5 primitifs; ils conservent avec une ténacité jalouse leurs dénominations, leur culte, leurs habitudes, telles qu'ils les ont reçues de leurs ancêtres, il y a trois ou quatre mille ans; aussi séparés les uns des autres qu'ils l'é­taient à l'origine, et ne paraissant avoir aucun désir de s'unifier pour constituer enfin une nation homogène.

C'est cette diversité qui fait la force des Anglais.

Aux Indes, on ne compte pas moins de 147 langues indigènes. - L'hindoustani figure au premier rang, il est parlé par 87 millions d'â­mes: c'est la langue dont la connaissance est exigée pour entrer dans l'administration et dans l'armée. C'est un mélange de la langue ancienne, dérivée du sanscrit, avec les dialectes persans et turcs. 6 Viennent ensuite le bengali, parlé par 44 millions d'hommes; le télau­gon, par 21 millions; le pendjabi, par 17 millions; le tamoul, par 16 mil­lions, etc.

Mais d'où viennent toutes ces races et comment les classer? Mgr Laouenan croit pouvoir les ramener à trois groupes, les races chami­ques, les races touraniennes et les races aryennes.

Les populations primitives de l'Inde descendraient de Cham par son fils Chus ou Khus. Les Khushites ou Ethiopiens étant descendus jusqu'aux embouchures du Tigre et de l'Euphrate, se seraient partagés en deux tribus, dont l'une se dirigea vers l'Inde, et l'autre passa en 7 Arabie et de là en Ethiopie. A cette race primitive appartiendraient les Dravides au teint bronzé et les Parias qui ont été assujettis par les autres races qui sont venues ensuite.

Le Khusistan, dans l'Asie centrale, la ville de Khus dans la Bactriane, dont les habitants étaient noirs et s'appelaient Chussiens ou Cissiens, faisaient partie de peuples connus sous le nom général de Scythes. Hérodote les appelle les Ethiopiens d'Asie… Mais sous ce nom de Scythes, l'antiquité a rangé bien des peuples différents.

Les Dravides du Sud sont de couleur foncée et de taille assez petite; quelques-uns ont la chevelure laineuse, les lèvres épaisses et le nez aplati. Ceux-là au moins sont de vrais Ethiopiens. 8

Les anciens écrivains, Hérodote, Erathostène, Pline, Ptolémée, etc., indiquent l'Inde méridionale comme le premier séjour de la race khu­site, les descendants de Khus, fils de Cham.

Quelques auteurs croient retrouver le nom de Khus ou de Khas, qu'ils supposent identiques, dans le Khas-mire, la mer Caspienne, les Kas-sacks (Cosaques ou Saces du Caucase), etc. - Toutes les tribus Khusites auraient été refoulées ou asservies par les invasions des races Aryennes…

Si une partie des Scythes appartenait à la famille de Chus, il semble bien que d'autres Scythes étaient japhétiques.

Après les Khushites ou Dravidiens, et avant les Aryens ou Brahmes, 9 des tribus diverses et nombreuses sont descendues du nord. Mgr Laouenan les classe toutes parmi les Touraniens.

D'après lui, les Touraniens ou Scythes seraient un assemblage de peuple parmi lesquels la race japhétique dominerait. Leur nom vien­drait de Tur, un des fils de Japhet. Les traditions de l'Asie centrale attribuent à Japhet dix enfants, trois de plus que n'en énumère la Genèse: Sin, père des Chinois; Ross, père des Russes; et Tur, ancêtres des peuples connus sous le nom général de Touraniens ou Turcs.

Le prophète Ezéchiel (chap. 38) faisant le dénombrement des peu­ples soumis à Gog, roi de la terre de Magog (Scythee ou Turanie), 10 nomme tour à tour Mosoch (les Moscovites); Thubal (les Thubaliens, Tibériens, Ibériens); les Perses ou Elamites; les Ethiopiens; Gomer et ses bataillons (les pays Finnois); la maison de Thagorma (Turcs, Arméniens, Georgiens). Parmi ces peuples, il y a des Sémites (les Perses ou Elamites); des Chamites (les Ethiopiens); des Japhétiques (Gomérites, Arméniens, etc.).

Les Touraniens seraient donc une race mêlée. Ceux de l'Inde, sur­tout dans le Deccan, ont une langue toute différente de la langue aryenne et qui se rattache à la famille des langues tartares, finnoises et mongoliennes.

Mais toutes les langues issues de Babel, sémitiques, chamites 11 ou japhétiques, sont des langues flexionnelles; la langue touranienne est agglutinante et sans flexion.

Il faudrait donc croire que certains fils de Japhet, sans attendre la formation des langues flexionnelles à Babel, seraient partis vers l'Est et auraient formé là les peuples Chinois et Touraniens avec des langues archaïques.

Les Hindous, de race aryenne, sont venus dans l'Inde en envahis­seurs. Ce sont de purs fils de Japhet, c'est la belle race des Brahmes, qui a conscience de sa supériorité et qui ne se mêle pas avec les autres. Ils sont plus grands, de couleur plus claire, avec des traits plus régu­liers. Cette race constitue 12 les castes élevées de la population. Leur langue dérive du sanscrit, qui est la langue primitive du plateau d'Iran.

Outre les Aryens, d'autres enfants de Japhet sont encore venus de l'Ouest, ce sont les Parsis ou Perses, qui sont nombreux dans la région de Bombay.

L'Inde a aussi des Sémites: les juifs noirs et blancs de Cochin et les Arabes de Malabar.

En résumé, aux Indes, les Brahmes sont de purs Aryens, les Dravides du Sud descendent très probablement de Khus, mais beau­coup de races et de tribus du centre ont une origine douteuse et sont sans doute de sang mêlé.

On a généralement cherché à rattacher toutes les races de l'Inde aux 13 trois grandes familles bibliques de Sem, Cham et Japhet; mais dans ces dernières années une autre opinion s'est fait jour. Le déluge n'aurait eu qu'une universalité relative. Il faudrait le réduire à la vallée de l'Euphrate et à la race patriarcale.

Les hommes des races jaune, noire et rouge, seraient des descen­dants de Caïn et des autres fils d'Adam, postérieurs à Seth. Les études linguistiques semblent apporter une confirmation à cette hypothèse. Les langues parlées chez les peuples qui ont une origine clairement sémitique, japhétique ou chamite, sont toutes des langues flexionnel­les, telles l'hébreu, l'arabe et l'abyssin pour les fils de Sem; le copte et le berbère pour la race de Cham, 14 le sanscrit et les langues indo­européennes pour les enfants de Japhet.

Tous les autres groupes de peuples qui sont établis hors de la sphè­re des Noachites ont des langues monosyllabiques comme le chinois, l'indo-chinois, le tibétain; ou des langues agglutinantes comme le dra­vidien, le coréen, le malais, le finnois, le tartare et les idiomes des nègres d'Afrique et des Indiens d'Amérique.

Les langues flexionnelles nous viendraient de la dispersion de Babel et les autres seraient antérieures.

Cf. Atlas philologique du P. Dugout2) SJ. à Chang-Haï. Sur le déluge, lire Cuvier, de Quatrefages, Suess (géologue allemand) et surtout l'abbé Mottais.

Plusieurs tribus de l'Inde, 15 comme les Nagas, les Cheras, les Takkas et d'autres, se disent descendants du grand serpent. Leur pre­mier père serait né de l'union du serpent avec une vierge (Mgr Laouenan, p. 118). N'y a-t-il pas là une trace des traditions caïnites et un souvenir de la perversion d'Eve par le serpent?

D'après le Zend-Avesta, l'Iran, la terre fertile, est le pays d'Ormuzd et des bons génies; le Touran est aride, c'est le pays d'Ahriman et des mauvais génies. Y aurait-il encore là un souvenir de Caïn?

Les peuples anciens se disaient autochtones ou aborigènes. Ils se croyaient nés du sol régional comme les plantes. Les Egyptiens se disaient sortis du limon du Nil. Il y avait encore là un vague 16 souve­nir de la création de l'homme selon le récit génésiaque. Mais la philo­sophie des 18e et 19e siècles s'est complue à chercher l'antithèse de la Bible. Elle a trouvé l'évolutionnisme et le transformisme.

Le transformisme est l'application aux êtres vivants du principe de l'évolution. La transformation des espèces se refait par une combinai­son du principe d'hérédité avec celui d'adaptation. C'est la thèse de Lamarck, Geoffroy St-Hilaire, Darwin, Haeckel, Giard. Ces messieurs n'ont vu aucune espèce se transformer, mais comme ils admettent à priori qu'il n'y a pas de Dieu créateur, il faut bien trouver une explica­tion de la variété des espèces. 17 Il y a pourtant un transformisme mitigé et spiritualisé. Dieu aurait mis dans la création le principe de la transformation des espèces.

En philosophie, nous en sommes encore à l'évolutionnisme géné­ral, avec Spencer, Renouvier, Ribot… Ces messieurs ne manquent pas de sympathie pour le panthéisme des hindous et des bouddhistes.

J'aime mieux le système de Linné, qui n'admet qu'une parenté idéale des espèces. Dieu est l'artiste infini qui a improvisé dans la créa­tion sur un thème unique: l'être, la vie, la vie végétale, animale, humai­ne, spirituelle. «La sagesse présidait à la création et se livrait tous les jours à quelque plaisir nouveau en créant des êtres 18 qui se rappro­chaient de plus en plus de l'homme, l'idéal divin: Cum eo eram cuncta componens, et delectabar per singulos dies, ludens coram eo omni tempore, ludens in orbe terrarum, et deliciae meae esse cum filiis hominum» (Prov. VIII, 30-31).

L'unité de l'espèce humaine ressort: 1° de l'identité du merveilleux organisme de notre corps. Partout la même structure anatomique, les mêmes membres essentiels, - partout les mêmes fonctions de nutri­tion, de relation, de reproduction… 2° de la similitude des âmes dans leurs facultés, leurs passions, leurs vertus, leurs tendances. Les noirs comme les blancs ont les trois facultés essentielles: mémoire, 19 entendement, volonté; ils ont les mêmes passions qui servent plus au mal qu'au bien; ils ont les mêmes possibilités de vertus, que le génie gréco-romain a classées sous le titre de vertus cardinales; ils ont les mêmes instincts, les mêmes tendances: la vie de famille, la vie sociale, la vie religieuse. J'ai parcouru le monde, j'ai vu partout, hélas! les mêmes vices: l'orgueil, la gourmandise, la paresse, etc. Le limon du Nil aurait donc produit les mêmes hommes que la terre argileuse du Fleuve jaune ou les graviers du Mississippi?… L'unité ressort enfin 3° des traditions communes sur les commencements de l'humanité. 20 Mais je développerai cette unité de traditions à propos de la question religieuse.

Notre siècle n'est pas traditionnel et pour cause: les grandes tradi­tions religieuses le gênent. S'il était vraiment positiviste, comme il le prétend, il penserait autrement, car les traditions sont des faits aussi, et les traditions générales communes relatives à nos origines ne peuvent s'expliquer que par l'unité de race et la révélation primitive.

Deux grosses objections: 1° Les religions ne sont-elles pas sorties toutes de l'imagination humaine qui a divinisé les forces de la nature, parce qu'elle y voyait un mystère insondable, ou qui a divinisé les pre­miers 21 rois et les fondateurs des peuples, par reconnaissance ou par chauvinisme? C'est le naturisme et l'evhémérisme, du nom du phi­losophe grec Evhémère3) qui a le premier marqué la ressemblance de certaines divinités avec les fondateurs des nations et les héros populai­res. 2° objection: Les fables hindoues ne sont-elles pas plus anciennes que les légendes juives et chrétiennes et celles-ci ne sont-elles pas inspirées de celles-là?

Beaucoup d'écrivains antireligieux se sont jetés sur cette piste-là. Guigniant: Histoire des religions; Pauthier, Traduction de Colebrooke; Spencer: passim; Jarollet: La Bible dans l'Inde; Burnouf, Hartmann, Seydel, 22 et autres orientalistes; les néo-bouddhistes et les néo-brah­manistes, indiens ou européens, et même quelques pasteurs protes­tants qui ont perdu la foi à l'Evangile. L'un d'eux est venu faire des conférences à Rome en 1905 pour prouver que le christianisme n'est qu'une mauvaise copie des religions orientales.

Certains catholiques, comme Ermoni (La religion de l'Egypte) édité par Lethielleux, répondent bien faiblement, en oubliant toute l'in­fluence des traditions primitives sur la religion de tous les peuples, et en décrivant, dans les religions de l'Egypte, un simple épanouissement du naturisme. 23

Salomon, au livre de la Sagesse, chap. 13 et 14, nous décrit l'origine de l'idolâtrie.

«Elle n'existait pas au commencement, nous dit-il, et elle n'existera pas toujours…» Et il cite trois causes qui ont corrompu la croyance pri­mitive en Dieu: le naturisme, le fétichisme, l'evhémérisme.

I. Le naturisme d'abord. - Il y a eu des hommes, dit-il, qui n'ont pas su s'élever à la connaissance du Créateur par la considération de ses œuvres. Mais ils se sont arrêtés aux forces de la nature, et ils se sont imaginé que le feu ou le soleil, ou la lune, ou l'air éthéré, ou l'abîme des eaux sont les dieux qui régissent l'univers. Ceux-là cependant ne sont pas sans excuse. Ils cherchaient 24 Dieu et se sont arrêtés en chemin aux forces qui manifestent l'action divine.

II. Le fétichisme. - D'autres plus vains encore ont appelé dieux des ouvrages de la main des hommes, des statues, des figures d'animaux, des pierres sans valeur, des tiges de bois aux formes bizarres et bariolées de rouge; ils les ont invoqués et leur ont offert des sacrifices.

III. L'evhémérisme. - Enfin d'autres ont rendu hommage aux sta­tues de leurs rois, ou d'hommes honorables, ou de personnes qu'ils avaient aimées. Et ce culte descend aux pratiques les plus avilissantes: sacrifices humains, veillées pleines de turpitudes et d'orgies.

Cette description, dit Laouenan, 25 peut s'appliquer mot pour mot au brahmanisme. Parti de l'idée de l'existence d'un dieu unique et suprême, mais ayant perdu la notion de la création pure, et l'ayant remplacée par le système de l'émanation, il glisse dans le panthéisme le plus absolu et admet comme des représentations, bien plus, comme des personnifications de la divinité, comme des dieux véritables, les éléments de la nature matérielle et les phénomènes qu'ils produisent: le feu (Agni), le vent (Vayu), l'air (Indra), l'eau (Varuna), le soleil (Surya), la lune (Tchandra), etc, etc. De là il tombe dans le culte des idoles; il descend aux hommes, aux animaux, aux pierres, aux arbres; et malgré les résistances et les réactions qui se produisent dans son propre sein, il se perd dans le polythéisme le plus effréné. 26 Les moeurs suivent la corruption des doctrines, et les passions elles-mêmes et les turpitudes les plus immondes sont divinisées.

je n'ai trouvé aucun auteur qui les ait mieux résumées que le Dr Lueken: «Les traditions du genre humain, ou la Révélation primitive de Dieu parmi les nations». Il y emploie 16 chapitres que je vais esquisser.

I. Le monothéisme primitif de tous les peuples. - Saint Augustin l'affir­mait déjà: «Les gentils, disait-il à Faustin, en tombant dans le polythéi­sme, n'ont pas entièrement oublié qu'il y a un Dieu suprême, auteur de toute la nature».

Les Perses connaissaient l'Eternel qui a créé le monde par l'inter­médiaire 27 d'Ormuzd.

Les Hindous connaissaient Parabrahma, le Dieu suprême - ou bien dans certaines provinces, suivant leurs préférences, ils identifiaient leur dieu préféré, Vichnou ou Siva, avec le Dieu suprême.

Les Egyptiens honoraient Khnoumon ou Kneph comme le créateur du ciel et de la terre.

Les Phéniciens connaissaient le Baal suprême, distinct de Baal ou Bélus médiateur.

Les Chinois honorent Tien le Dieu du ciel.

Les Etrusques lui donnent le même nom: Tina.

Les Grecs mettaient le destin, Fatum, au-dessus de tous les dieux ou bien ils identifiaient Zeus avec le Dieu suprême.

Les Romains donnaient aussi le plus souvent à Jupiter tous les attri­buts du Dieu suprême 28 et ils l'appelaient le Père des dieux et des hommes.

Les Germains connaissaient Alfadur, le Père, mais souvent aussi ils identifiaient avec lui Odin le premier homme.

Ne nous étonnons pas qu'Adam ait reçu partout un culte quasi divin, le livre de la Sagesse (chap. X) ne l'appelle-t-il pas aussi le Père du monde: «Pater orbis terrarum» (X, 1)?

Pour les peuples sauvages, il n'y a aucun doute. Mgr Augouard4) nous le rappelait encore il y a quelques jours pour l'Afrique et d'autres missionnaires l'ont reconnu en Amérique et en Océanie. Tous les peu­ples ont 29 la notion d'un Dieu suprême, bien qu'ils ne lui rendent pas un culte spécial, parce qu'ils jugent plus urgent d'offrir des sacrifi­ces aux mauvais génies qui pourraient leur nuire.

L'indouiste Müller a dit: «Le monothéisme a précédé le polythéis­me, et dans les Védas, à travers le polythéisme nébuleux, on voit émer­ger le souvenir de l'unique Dieu infini».

II. La création du monde. - Ce qui caractérise la cosmogonie mosaï­que, c'est le globe terrestre à l'état chaotique, sur lequel plane l'esprit de Dieu, comme un oiseau étend ses ailes sur ses oeufs pour y infuser la chaleur et la vie. Spiritus Dei ferebatur super aquas. Le mot hébreu cor­respond au mot couver. 30 St Augustin explique ainsi ce verset: «Par sa volonté et sa puissance, avec le souffle réchauffant qui émanait de lui, l'Esprit-Saint couvait pour ainsi dire les eaux et leur donnait la for­ce prolifique, pour produire les poissons, les oiseaux, tous les germes et les cieux eux-mêmes». L'Eglise y fait allusion dans la bénédiction des fonts.

Ce sera le thème de toutes les cosmogonies. Il y aura toujours l'oeuf immense d'où sortirent les créatures et l'homme lui-même.

Dans les mythes orphiques, le chaos primitif forme l'oeuf du monde. Il en sort le premier être, père et fondateur de toute vie, être supérieur, principe de tout l'organisme mondial, des astres et des choses terres­tres; et de ce premier être 31 fécondant la terre naissent les êtres infé­rieurs… C'est un souvenir embrouillé de la tradition primitive.

La même tradition de la fécondation du globe primitif semblable à un oeuf se retrouve souvent chez les auteurs anciens, dans Varron, Probus, Macrobe, Plutarque, etc.

Cet être premier qui engendre tout, comme l'Esprit de Dieu dans la Bible, est honoré dans les cosmogonies païennes comme le principe fécondant. Les Perses en font un taureau (Abudad) et les Egyptiens un bélier, qu'ils nomment Mendès.

Les Chinois brodent à leur tour, mais en conservant des analogies avec les traditions primitives. Il y a l'oeuf du monde aussi, puis un pre­mier être 32 nommé Pan-Ku, qui est l'esprit fécondant le ciel et la terre et de qui naissent le soleil, la lune, les fleuves, les plantes et le premier homme lui-même, nommé Fo-Hi.

De même chez les japonais: le chaos a la forme d'un oeuf, il porte les germes de toutes choses. Les éléments légers s'élèvent et forment le ciel, les plus lourds forment la terre. Entre les deux plane l'esprit nommé Cami. Au ciel naissent les planètes, et sur la terre naissent la mer, les fleuves et un fils qui est le premier homme.

Aux Indes, le fond de la légende est le même. Au livre de Manu5), il est question d'un oeuf, c'est la nébuleuse ou le globe terrestre d'où tout est sorti, et de deux êtres 33 primordiaux, Dieu et Adam. Brahma crée en même temps les esprits célestes, il crée les astres. Il ordonne les sacrifices. Le premier homme est d'abord androgyne avant d'être divisé. De lui naissent les dix premiers pères (les patriar­ches). C'est toute la Genèse avec des variantes légendaires.

Chez les Egyptiens, les Phéniciens et les Babyloniens, le chaos et l'oeuf du monde sont couvés par l'Esprit divin. Chez les Egyptiens, le premier-né qui sort de l'oeuf est Menth ou Mendès; chez les Grecs, Phanès ou Pan.

Chez les Phéniciens, dans Sanconiatos, les deux premiers principes de toutes choses furent l'Esprit et le Chaos (Baout; cf. Bohu de la Genèse). De ces deux premiers principes se forma 34 l'oeuf d'où sor­tit le premier né (Aeon). Celui-ci se nourrissait de fruits, il engendra Genis et Gena (générateur et génératrice), Adam et Eve. De l'Aeon sont nés aussi les géants. Cet Aeon d'où naissent Genos et Gena, c'est Adam avant son dédoublement.

D'après Bérose, le chaldéen, au commencement tout était eau et ténèbres. Une femme contenait tous les germes en son sein comme un oeuf. Alors vint Belos, l'Esprit Suprême qui coupa l'oeuf et en tira le ciel et la terre, et l'autre Belos le premier homme.

Dans les cosmogonies orphiques de la Grèce, il y a toujours au com­mencement le chaos. De ce chaos est tiré l'oeuf du monde, 35 et de cet oeuf sort le premier-né appelé Phanès, Pan ou Erôs ou Erikopaios.

Les Perses commencent par la création des esprits, Ormuzd, Ahriman et leurs légions. Selon Plutarque, Ormuzd avait renfermé en un oeuf les germes de toutes choses, mais Ahriman y introduisit les germes du mal. Alors naquit le premier être créé Abudad, assimilé à un taureau, puis de la hanche de ce taureau sortit le premier couple humain, Mescia et Mesciane (Adam et Eve).

Les Eddas germains placent au commencement le monde terrestre dans les ténèbres, au-dessus le ciel lumineux, au-dessous le Tartare ou le puits de l'abîme. 36 Les glaces de la terre se fondirent par la cha­leur qu'y envoyait l'esprit céleste, Alfadur, et il en naquit le premier homme, un géant appelé Ymir, puissant comme un rocher, d'où sortit le premier homme Buri. Celui-ci s'unit à Besla, et d'eux naquirent les hommes…

Les six jours de la création étaient aussi commémorés dans les cosmogonies anciennes. - Dans le Zend-Avesta des Perses est décrite la fête des six jours établie par le premier roi et législateur en souvenir des six jours de la création. Dans un autre livre des Persans, le Bundehesc, la création est racontée comme dans la Bible. Ormuzd créa au premier jour le ciel, au second l'eau, au troisième 37 la terre, au quatrième les arbres, au cinquième les animaux, au sixième il créa l'homme.

Les Etrusques, d'après Suidos, avaient la même tradition. L'Esprit céleste créa le monde en six jours, de mille ans chacun, et dans le même ordre qui est indiqué par la Bible.

Les Indiens, les Chaldéens, les Egyptiens et les Grecs ont connu cet­te division du temps en sept jours. Les Mexicains, les peuples du Guatémala et de la Nouvelle Zélande ont les mêmes traditions: au pre­mier jour le chaos, puis le soleil et la lune, puis les plantes, les ani­maux, et l'homme au sixième jour.

III. La création de l'homme. - Les cosmogonies païennes 38 confon­dent souvent le premier homme avec l'être suprême, le Créateur. Ne sont-ils pas l'un et l'autre, en un sens, le Père de tous les hommes: l'un par création, l'autre par génération? Adam est souvent doublé aussi. Il y a un premier homme androgyne et solitaire, puis de lui sortent deux êtres, Adam et Eve, par le dédoublement que raconte la Bible.

Le premier homme reçoit des noms différents et des honneurs divins. Il s'appelle Kronos ou Saturne, Belus, Brahma, Phtah ou Ephestus.

L'homme est créé le dernier, d'après les Perses, les Etrusques, les Indiens et les Chinois. On connaît le texte d'Ovide, 39 (Metam. 1.76) : «Sanctius his animal, mentisque capacius altae, - Durat adhuc, et quod dominaci in caetera posset, - Natus homo est».

La formation de l'homme du limon de la terre est dans toutes les traditions. A Eléphantine en Egypte, auprès de Kneph, l'esprit créa­teur, on représentait un tour de potier avec un homme en formation.

Selon les Indiens, un commentaire du Code de Manu, l'homme a été formé de la terre, puis Dieu lui a donné l'âme pour qu'il puisse connaître et adorer son Créateur, et plus tard il lui a donné une com­pagne Parkuti.

Dans Hésiode, Prométhée, le Titan père des hommes a formé l'homme de la terre et Minerve (la sagesse ou l'esprit de Dieu) lui a donné l'âme. 40

Chez les habitants de Tahiti, le Dieu suprême, après avoir produit le monde créa l'homme de la terre rouge. Les Mexicains et Péruviens disaient qu'ils venaient de la terre par le premier homme Virskocha (nom qui ressemble à Virago).

La création de la femme est toujours postérieure et plusieures cosmogonies la font naître du corps de l'homme, de son côté, d'un os ou d'une côte de l'homme. Ainsi à Tahiti, Dieu tire la femme d'un os de l'homme pendant son sommeil. Yvi, Eve, signifierait un os.

On trouve la même tradition en Nouvelle Zélande. Eve appelée Yvi est tirée d'une côte 41 de l'homme. - Même récit à Madagascar et chez les sauvages de l'Orénoque.

Chez les nègres d'Abcokonta, après l'homme est créée la femme qui s'appelle Iye ou Vie. Le mot hébreu Eve signifie aussi la Vie. Dans les Eddas des Germains pendant que le géant Ymir dormait, l'homme et la femme sortirent de son côté.

Les Grecs ont brodé sur la même tradition. Pelops, le premier hom­me (pêlos - argile), vit son humérus arraché par la puissance divine, changé en femme et remplacé par un humérus d'ivoire. En Elide, on disait que Pallas Athéné avait été formée des os de Pelops. A Sparte, Leda, la mère des Dioscures était appelée Pleuronia 42 (pleuron, côte de l'homme).

Aux Indes, Kali, la femme méchante, l'Eve déchue, qui a donné la mort au monde, est formée d'un os de Siva. Serasvati, tirée du corps de Brahma, est aussi la cause de sa chute.

IV. Le paradis. - Tous les peuples parlent d'un état de béatitude des premiers hommes. Ils placent ces hommes heureux et innocents sur une montagne privilégiée ou dans une île.

Pour les Indiens, le paradis nommé Merou était la demeure de Siva, le premier homme androgyne avant la chute. C'est la demeure de Siva et d'Indra, dans un jardin de délices où croît l'arbre de l'immortalité. Quatre fleuves y coulent et des génies 43 en gardent l'entrée. - Les bouddhistes, les Tibétains et les Chinois ont le même paradis sous un autre nom. Eux aussi y placent quatre fleuves et un arbre de vie.

Les Grecs ont le jardin des Hespérides avec son arbre merveilleux et ses fruits d'or. Il est gardé par un dragon. Ces fruits sont un don nuptial fait par la terre à la déesse Héra, la première femme, quand elle s'unit à Zeus.

Le paradis des Germains s'appelle Asgard, le jardin des dieux. Il est au centre du monde. Les dieux et les héros y habitent avec Odin dans la cité de Walhalla, ils y mangent les fruits de l'immortalité.

Les Mexicains connaissaient aussi le Mont du Paradis, où le premier homme avait vécu pendant le siècle d'or en se nourrissant avec le breuvage de l'immortalité. 44 Les insulaires de Tonga et d'Hawaii avaient les mêmes croyances sur l'île de délices où coule la fontaine de vie et où croissent les fruits de l'immortalité.

Les Indiens et les Germains parlaient d'un serpent qui rongeait les racines de l'arbre de vie. Quel souvenir significatifl Et à l'encontre du serpent, un génie protecteur, sous la forme d'un aigle ou d'un autre oiseau, reposait sur la cime de l'arbre. Aux Indes, cet oiseau est garon­da, l'oiseau d'Indra, qui détruit les serpents. Chez les Germains, c'est l'aigle, chez les Egyptiens le phénix. Les Grecs avaient l'oiseau d'Apollon, le griffon [grups]. Ces mots garonda et grups ne sont-ils pas des déformations du Cheroub de la Bible? 45

V. Félicité et chute des premiers hommes. - «La chute de l'homme dégénéré est le fondement de la théologie de presque toutes les anciennes nations» (Voltaire). - La tradition est universelle. Les pre­miers hommes vivaient dans l'innocence, le bonheur et l'immortalité. Tous les maux et la mort sont venus par la faute de la femme.

Souvent le premier homme et le premier couple sont dédoublés. Ils rappellent Adam et Eve avant la chute et après leur péché.

Prométhée ou Epiméthée paraissent être Adam dédoublé. Osiris et Isis règnent d'abord dans le monde supérieur puis en enfer; de même Odin et Fraya. Aux Indes, la première femme Bavani règne au paradis sous le nom de Durga - 46 Parvati, et devient ensuite la redoutable Kali…

Résumé des légendes relatives à la chute du premier homme:

Les Perses, comme tous les peuples indo-germaniques, attribuaient au monde quatre âges, dont le premier fut l'âge d'or. Ormuzd, le bon esprit, y régnait seul dans un lieu de délices et d'abondance, mais le mauvais esprit Ahriman y a séduit l'homme.

Aux Indes, les Brahmanes aussi reconnaissent quatre âges, dont le premier fut celui de la vérité. Nous sommes dans le siècle de Kali, le siècle du péché et il durera jusqu'à la fin du monde (Bhagavadan). Brahma (le premier homme) a péché en mangeant le fruit de la scien­ce. La femme (Sarasvati) l'a excité à pécher… 47

Chez les Chinois, il y a le premier Adam, San-Haang, à l'âge d'or; puis Adam après la chute, Fo-Hi; celui-ci a appris la science de la con­cupiscence, et c'est un dragon sorti de l'abîme qui la lui a apprise; c'est la femme qui l'a induit à manger le fruit de la science.

Chez les Grecs, Hésiode chante les quatre âges du monde: l'âge d'or ou la félicité paradisiaque; l'âge d'argent, au temps de la lutte fra­ternelle (de Caïn et Abel); l'âge de bronze, au temps des patriarches, temps qui se termina par le déluge; et maintenant, c'est l'âge de fer.

Suivant les diverses régions et les traditions locales, Eve a divers noms en Grèce, mais toujours son souvenir est mêlé à celui de la chu­te. La première mère Demeter, 48 tant qu'elle garde la justice, est dans l'Olympe sous les noms de Réa ou Thémis; après la chute, après qu'elle a mangé le fruit que lui a présenté le dominateur du monde inférieur, elle est précipitée dans l'enfer sous le nom de Perséphone. - Latone est un autre nom d'Eve. Elle aussi est déchue et devient erran­te. Elle est poursuivie par le serpent Pithon. Elle est la mère de deux jumeaux, Apollon et Artémide. Elle a la promesse qu'un de ses descen­dants écrasera la tête de Pithon. A Sparte, Eve s'appelle Léda. Elle est la mère des Dioscures6). A Argos, Io que les Grecs identifient à Isis est aussi déchue et errante.

La légende de Prométhée est intéressante. Les Grecs le disent fils de Japhet parce qu'ils confondent Japhet, 49 leur aïeul, avec Adam le premier homme. Prométhée, en réalité, est Adam ou le fils d'Adam. Il a trompé Zeus dans le sacrifice, comme Caïn. Pour le punir, Zeus lui envoie la première femme Pandore qui détenait une boîte resserrant tous les maux. Pandore séduit Epiméthée, frère de Prométhée, et perd l'humanité en ouvrant par curiosité la boîte mystérieuse. Ici, la légen­de a partagé Adam en deux. Il est Prométhée tant qu'il est prudent; il devient Epiméthée quand il est imprudent et qu'il se laisse séduire par Pandore. Prométhée fut puni jusqu'à la rédemption, parce qu'il avait voulu ravir le feu caché par Zeus; le feu, n'est-ce pas la science du bien et du mal?

Dans le Péloponèse, Adam c'est 50 Tantale qui a ravi le breuvage des dieux. En Occident, les Etrusques et les Celtes avaient aussi la légende des quatre âges du monde. Les Latins aussi mettaient l'âge d'or sous le règne de Saturne (Virg., Aen. [Enéide], 8). Le souvenir de l'âge d'or était fêté dans les Saturnales où tous s'abandonnaient à la volupté, les esclaves comme les maîtres.

Les Germains ont aussi un paradis Asgard, où règne le Père éternel, Allvater ou Alfadur. Il y a là un âge d'or où tout est d'or, même les ustensiles vulgaires et les harnais des chevaux. Mais le premier homme Buri est perverti par la première femme Besla. D'autres légendes les nomment Odin et Freya; et alors finit l'âge d'or 51

Les Egyptiens ont aussi dans leurs traditions l'âge d'or, au temps d'Osiris et d'Isis. Pleins de respect superstitieux pour le patriarche de leur race, Cham, ils l'ont identifié avec le premier être; ils en ont fait le Jupiter Hammon et le disent père d'Osiris. Ils font naître Osiris dans le paradis Nysa, du côté de l'Orient. Il y a là des sources qui se déversent vers toutes les parties du monde. Osiris y trouve la vigne et les autres fruits. Isis, sa soeur, et son épouse y trouvent le froment et l'orge qui nourrissent les hommes. Mais Osiris voulant chercher l'immortalité (le fruit de la science), est exilé et parcourt le monde, et il est tué par son frère Tiphon. (Ici l'Egypte confond les deux traditions d'Adam et d'Abel). Isis vaincra le serpent par son fils Orus. De même chez 52 les Grecs Latone vaincra le serpent Pithon par son fils Apollon, type messianique.

Même chez les nègres de l'Afrique on trouve quelques restes des traditions primitives sur la chute et sur la vie heureuse des premiers temps.

En Amérique, la tradition relative au péché originel et à la félicité primitive sont parfaitement conservées au nord comme au sud. - Les Esquimaux savent que les premiers hommes étaient immortels, qu'ils habitaient en paradis, et que leur chute est due à la faute d'une fem­me.

Les Groenlandais disent que l'homme vient de la terre, et la femme du pouce de l'homme. Et c'est la femme qui a causé la mort.

D'après Franklin, les Indiens Côtes de Chien racontent que 53 le premier homme (c'est Dieu qu'ils appellent ainsi) créa les hommes et leur défendit de manger d'un fruit noir. Ils en mangèrent et ils devin­rent sujets à la maladie et à la mort… Les Mexicains, d'après Clavigero, ont aussi le souvenir de l'âge d'or et du paradis, d'où le premier hom­me fut chassé. Chez les peuples de l'Amérique du Sud également, la première femme tient une grande place et elle est présentée comme la cause de tout le mal sur la terre.

La race malaise dans l'océan Pacifique raconte que les premiers hom­mes dans le paradis furent dépouillés de leur divinité et devinrent mor­tels, pour avoir mangé des fruits qu'ils ne devaient pas manger… 54

VI. Les patriarches avant le déluge. - Dans beaucoup de cosmogonies il y a quelque chose d'analogue aux dix générations de patriarches rap­pelées par la Genèse. C'était l'âge d'argent. Les hommes y étaient comme des demi-dieux. Et comme il y eut aussi alors une race mauvai­se (les Caïnites), la tradition place également l'âge de bronze avant le déluge.

Les Chaldéens commencent leur histoire mythique par les dix pre­miers rois qui vécurent avant le déluge. Sous l'un d'eux, Xisutro (Noé), vint la grande inondation. Le règne de ces dix rois fut très long.

Chez les Perses, le récit est plus détaillé. Le premier patriarche Kajomords (Adam) eut deux fils. L'un fut tué, l'autre était sous la puis­sance des mauvais 55 génies (c'est Caïn et Abel). Parmi les patriar­ches se trouve le premier constructeur de ville, l'inventeur de l'agricul­ture, de la musique, etc.

Aux Indes aussi, il y a dix Pères (Pitri), Brahma et neuf patriarches qui descendent de lui, avant le déluge de Manu. Ces dix Pères sont les inventeurs des arts et des sciences.

Les Phéniciens connaissent aussi les dix patriarches. Ils ont d'abord deux frères ennemis (Caïn et Abel) puis neuf couples auxquels on doit l'invention des arts et des sciences. L'inventeur de l'écriture, Taut ou Thot, paraît être Seth.

Les Chinois parlent aussi d'empereurs primitifs qui vivaient avant la grande inondation. Les Egyptiens parlent d'abord du 56 règne des esprits et des démons; puis ils arrivent aux demi-dieux, les neuf rois, successeurs d'Osiris, jusqu'à Ménès7), au temps du déluge.

Les Germains ont aussi gardé le souvenir des dix patriarches anté­rieurs au déluge. Ils placent ces héros avant Odin, qui ne serait que Noé ou Japhet, quoiqu'ils l'appellent aussi le premier homme. Les Grecs ont gardé le souvenir des générations antérieures au déluge dans la légende des Titans, fils de la terre, géants qui inventèrent les arts et les sciences.

Le souvenir d'Abel est marqué par les légendes où apparaît un fils vertueux et préféré de sa mère, mis à mort par son frère: tels Balder chez les Germains, Adonis en Phrygie, Chrisna aux 57 Indes, Apollon chez les Grecs. Freya pleure Balder, Vénus pleure Adonis com­me Eve a pleuré Abel. Osiris aussi est tué par son frère Tiphon et pleuré par sa mère.

Aux Indes, Siva a deux fils, Ganesa et Kartikeya, le premier est le pieux inventeur des sacrifices, le second est le dieu cruel de la guerre. En Grèce aussi la première femme est toujours marquée comme la mère de deux fils de caractères différents. A Orchomène, le premier couple (Adamante et Ino, Adam et Eve) se rend coupable et leur faute ne peut être expiée que par le sacrifice de leur fils Léarque. - Latone a deux enfants, Apollon et Diane. Celle-ci est chasseresse. Apollon est appelé en Crète Beliar. Les anciens disaient Apollon (Festus). 58 Léda était la mère des Dioscures, Castor et Pollux. Le premier fut tué, le second était immortel (l'invincible Caïn). Niobé, honorée comme la première femme à Argos, eut deux fils Api et Telchin, le premier fut tué par Telchin (Tubelcaïn substitué à Caïn).

Les légendes dégénérées donnent parfois à Apollon le caractère de Caïn. A Rome Réa ou Cibèle a deux fils, Romulus et Rémus [Rémus et Romulus], et le premier tue le second.

Chez les Germains, Balda, le fils préféré des premiers hommes, Odin et Fraya, fut tué par Thor, le dieu de la guerre, ou par Hader, le géant inspiré par le mauvais esprit.

Partout aussi dans le nouveau monde on rencontre la légende de Caïn et Abel et du fratricide. 59

Le déluge et la dispersion des hommes. - Tous les éléments traditionnels se retrouvent dans les légendes païennes relatives au déluge.

En Arménie d'abord, le mont Masis est regardé comme le mont Ararat de la Bible. Naktchivan ou Erivan est le lieu de la descente de Noé. Le nom de la ville veut dire débarquement. Noé y est honoré et on y montre son tombeau.

La Syrie a une ville sainte, Hiérapolis, où serait venu Noé. Lucien en parle et en attribue la fondation au patriarche du déluge, de Scythie, qu'il appelle Deucalion, comme celui du déluge de la tradition grec­que. Il raconte le déluge avec détails et dit qu'après le déluge Deucalion obtint de la divinité que le sol s'ouvrit à Hiérapolis 60 pour engloutir les eaux du déluge. Deucalion y construisit un temple et chaque année, de la Syrie, on y venait apporter de l'eau que le sol absorbait.

Le récit du déluge par Bérose le Chaldéen est aussi tout semblable à celui de la Genèse. Les connaissances des patriarches auraient été con­servées par les colonnes de Seth (Thot en Egypte) et par des inscrip­tions sur métal ou sur pierre où Cham (Zoroastre) aurait conservé les notions de l'art magique. Bérose indique trois fils de Noé: Japethostes (Japhet), Zerovanus (Zoroastre ou Cham), et Titan (Sem). Apamée en Phrygie a gardé la tradition du déluge. Les vieilles monnaies de cette ville portent l'arche surmontée d'un oiseau, et sur cette 61 arche le nom grec (Nô). Les oracles sybillins (éd. Friedleeb) rappellent aussi le déluge, l'arche et le mont Ararat.

Les Perses racontent qu'après que la terre fut corrompue par les mauvais génies, elle fut purifiée par une grande inondation.

Les Indiens racontent que Vichnou vint sur la terre pour sauver les hommes justes. Il avertit Manu d'entrer dans un vaisseau avec les sept saints et avec divers couples d'animaux pour échapper au déluge. Mais les Indiens pensent que l'arche s'arrêta en haut de l'Himalaya.

En Chine, après les grands empereurs de l'âge patriarcal, vint jas, qui régnait au temps du déluge et qui détourna les eaux.

En Grèce, les Argiens ont le 62 déluge de Poséidon (Neptune), qui punit les hommes par le déluge jusqu'à ce que Héra obtint leur grâce. Mais parmi tous les récits du déluge propagés par les Grecs, deux surtout sont célèbres: le déluge d'Ogygès et celui de Deucalion. Ils sont connus…

En Italie, les Aborigènes [oros = montagne] et les Ombriens [ombros = pluie] se disaient échappés du déluge. Les Etrusques aussi avaient la tradition du déluge. De même les Celtes dans les chants populaires du pays de Galles.

Les Basques aussi disent que les fondateurs de leur race échappè­rent au déluge.

Les Eddas racontent que les fils de Borr, les trois noachides, mirent à mort les géants Ymir et que leur 63 sang inonda la terre. Une seule famille échappa à l'inondation, celle du Vieux de la montagne qui se sauva sur un vaisseau.

Les Egyptiens connaissaient le déluge, mais pour revendiquer une antiquité plus grande que les autres peuples, ils faisaient remonter leurs pyramides jusqu'au-delà du déluge, comme les colonnes de Seth en d'autres légendes.

Chez les nègres, une légende curieuse est celle du Bornou ou Bahar et Nou, lac de Noé. C'est là que se serait écoulé le déluge. Les tribus du sud de l'Afrique disent que leurs premiers ancêtres sont sortis d'u­ne fenêtre (la fenêtre de l'arche) et que leur premier père s'appelait Noh. Les animaux étaient réunis avec l'homme, disent-ils, dans une 64 caverne ou un arbre creux, puis Dieu intervint et les dispersa. Mêmes légendes en Amérique et en Océanie.

Pour la date du déluge, le texte hébreu porte 2.253 ans avant le Christ, le texte samaritain donne 2.903 ans et les Septante 3.134. C'est dans les mêmes limites que les traditions païennes placent le déluge. Varron fixe le déluge d'Ogygès à l'an 2.300 avant le Christ. Les Babyloniens et Assyriens, d'après Syncelle, fixent à la même date le déluge de Bélus.

Les Egyptiens commençaient leur histoire humaine avec Ménès, qui a détourné le déluge, et d'après Erathosthène, Ménès aurait vécu 2.600 ans avant le Christ. La critique moderne le fait remonter à 5.000, mais est-elle 65 bien sûre de ses conclusions? Ne prend-elle pas des dynasties contemporaines pour des dynasties successives??…

Dans la plupart des légendes, nous voyons non pas Noé seul, mais sa famille et en particulier ses trois fils dans l'arche. Les noms mêmes des Noachides sont souvent conservés. Les peuples connaissent et hono­rent l'auteur de leur race. Les Babyloniens, les Assyriens, les Phéniciens, les Egyptiens et les Ethiopiens se disent les fils de Cham, qu'ils appellent aussi Chom ou Chammon (Hammon). Ils en font parfois un dieu sous le nom de Bel-Hammon ou Jupiter-Hammon.

Les Grecs appellent ce Cham oriental Kronos, et parfois Jupiter, Hercule ou Apollon. - Les Africains confondent parfois ce Cham avec Adam 66 et en font le premier homme. Par suite, les Egyptiens appe­laient leur pays Chemia, et l'art transmis par Cham la chimie.

Sem est le père des Hébreux et des Arabes. Les Perses l'appellent Sam. Il y avait des sémites en Perse et même en Egypte.

Japhet a une nombreuse descendance. Les Arméniens, les Grecs le réclament pour leur père. Javan, fils de Japhet, est le père des Ioniens. Janus, un dieu italique a le même nom. Les Romains racontaient que l'aïeul de Janus avait inventé le vin. Japhet serait-il aussi le jas des Chinois qui a détourné le déluge? Ses frères se nommaient Ki et Si, ces noms rappellent Cham et Sem.

Sur la construction de la tour de Babel, la confusion des langues 67 et la dispersion des hommes, les légendes sont aussi concordantes. Il faudrait encore montrer l'uniformité des traditions sur l'attente messianique, la fin du monde, l'immortalité de l'âme, le ciel, l'enfer, les esprits célestes et la fin du monde, mais ce serait trop long.

Et puis ce que j'ai noté suffit pour montrer qu'il n'y a qu'une huma­nité dont toutes les branches ont gardé les mêmes traditions quant à la substance, en les altérant plus ou moins selon le caractère local, et selon l'esprit imaginatif et inventif des narrateurs. 68

Nos livres sacrés sont-ils une imitation de ceux de l'Inde? Moyse s'est-il inspiré des Védas?

L'Inde a une littérature sacrée très abondante. Ses quatre livres des Védas sont ce qu'elle a de plus ancien, comme chez nous le Penta­teuque.

Les Védas sont les livres de la science (videre). Il y a quatre livres des Védas, écrits en vieux sanscrit. Ils ont été retouchés, allongés, inter­polés.

Le 4e livre est plus récent que les autres de plusieurs siècles. Les trois premiers ont pu être composés ou du moins ébauchés au 14e ou au 15e siècles avant le Christ. C'est l'avis des principaux indianistes: Willam Jones, Colebrooke, Heeron, Max Muller, Emile Burnouf…

Les Védas ne présentent aucune théogonie bien déterminée. Ce sont des hymnes qui 69 chantent tantôt le Dieu supreme et person­nel, tantôt les puissances émanées de lui, le soleil, le ciel, la terre, etc. Ces chants attribuent la création et la toute-puissance tantôt à Indra, le dieu du ciel et de l'air, qui semble être le Jupiter des Romains, tantôt à Agni, le dieu du feu; à Varouna (Ouranos), le dieu du ciel et des mers; à Winvakarman, l'architecte céleste.

Ils reconnaissent au moins vaguement un Dieu unique et véritable, auquel ils ne donnent pas de nom précis. Ils l'appellent l'être ou l'e­sprit. C'est le Dieu au nom mystérieux, le Jéhovah de la Bible. Le Rig­-Vida ne donne pas à Dieu le nom de Brahma. Dans les hymnes, le mot Brahma signifie seulement la prière, le culte et le sacerdoce.

La doctrine de la transmigration indéfinie 70 n'était pas connue des anciens. Ils croyaient à l'immortalité de l'âme et à une vie de bonheur sans fin.

En ce qui concerne le caractère et le style des hymnes des Védas, dit le professeur Max Muller, il faut avouer qu'un très petit nombre seule­ment contiennent quelque poésie agréable et d'un ordre élevé, mais rien qui puisse être comparé, même de loin, aux psaumes de David.

Le 4e livre marque une religion dégénérée. Il parle surtout des démons, dont il faut conjurer la puissance par des sacrifices.

Il n'y a aucune similitude entre les Védas et les livres de Moïse. Et comment Moïse aurait-il copié les Védas qui n'étaient pas nés? Car Moïse a vécu de 1705 à 1585 avant le Christ. 71

Bien des livres tenus pour sacrés se sont ajoutés aux Védas, comme chez nous les livres ritualistes, sapientiaux et prophétiques se sont ajoutés à la Genèse. - Il y a trois séries de ces livres: les Brahmanas, les Sutras, les Upanishads.

Oh! ce ne sont pas des merveilles de sagesse. «C'est, dit M. Max Muller, une littérature qui, pour la pédanterie et la franche absurdité, n'a son égale nulle part… On doit étudier ces livres, comme un méde­cin aliéniste étudie les divagations des fous; ils dévoileront à un esprit attentif les ruines d'une grandeur qui a disparu».

Les Brahmanas, qui sont considérés comme une suite des Védas, expliquent les devoirs des croyants, les obligations des prêtres et leurs fonctions.

Les Sutras sont comme un code 72 de lois canoniques. Ils traitent du rituel et des sacrifices, des cérémonies domestiques, des naissances, des mariages et des funérailles, des doctrines, des obligations et des privilèges des prêtres. Ils ont été écrits entre l'an 600 et l'an 200 avant Jésus-Christ.

Les Upanishads contiennent les doctrines des Brahmes sur la nature de l'être suprême, celle de l'âme humaine, leurs relations, le mode de la création, etc. Ils ont été écrits entre l'an 600 et l'an 1.000 après Jésus-Christ. Leur objet est de graver dans l'esprit la croyance en l'exis­tence d'un Etre suprême, Brahm; de montrer que cet Esprit suprême est le Créateur du monde, que le monde n'a aucune réalité en dehors de Brahm, et que l'âme humaine est identique par nature à l'Esprit duquel elle émane. 73 La récompense que les Upanishads promet­tent à ceux qui adhèrent à leurs doctrines, c'est l'exemption de la transmigration et la jouissance du bonheur éternel après la mort. On expose dans ces livres les quatre degrés de la vie ascétique et mystique du Brahme.

Les derniers Upanishads identifient l'Esprit suprême avec Vichnou ou Siva, selon la secte à laquelle ils appartiennent. Deux Upanishads contiennent des détails sur l'histoire et les exploits de Chrisna et de Rama. Ils sont relativement modernes. Les Védas antiques ne connais­saient pas ces héros déifiés. Plus tard les Vichnouistes ont introduit le culte de Rama et de Chrisna et les Sivaïtes celui de Mahadiva et de Rhawani.

De ces livres baroques, les Indiens 74 ont tiré diverses écoles de philosophie.

Rien de tout cela n'a pu servir de base à nos livres sacrés. Un récit du déluge de leurs Brahmanas peut être attribué aux traditions primitives.

A côté des livres spéculatifs, les auteurs soi-disant sacrés ont écrit divers essais de législation civile et religieuse. Le plus célèbre est le code de Manu, Manava-Dharma-Sastra8).

C'est un recueil mal coordonné, où se mêlent les doctrines religieu­ses et morales avec les obligations domestiques, civiles et sociales: les règles que doivent observer les rois et leurs officiers dans la vie privée aussi bien que dans l'administration de la justice et dans la guerre; les lois qui fixent la distinction des diverses classes et les privilèges des Brahmes.

Son auteur prétendu est Manu, fils de Brahma, premier père 75 du genre humain. Dans la légende hindoue, le monde aurait quatorze périodes de quatre mille ans, commençant toutes par un Manu, nous serions à la septième période. - Ce nom de Manu indique une tradi­tion. Le mot signifie l'homme pensant, Mens, le Mann des Germains.

Les lois de Manu sont les lois des hommes ou des ancêtres. A quelle époque ont-elles été écrites? On admet maintenant que leur rédaction a pu commencer au 5e siècle avant Jésus-Christ et s'achever au 7e de notre ère, ou même plus tard.

Il y a des analogies entre ce livre et le Pentateuque de Moïse, mais il est bien clair que Moïse n'a rien emprunté à Manu. Aucun auteur de saine critique ne fait 76 remonter ces livres au temps de Moïse.

Willam Jones les place du 9e au 13e siècle avant Jésus-Christ. Burnouf les regarde comme antérieurs à l'époque de Bouddha (sixiè­me siècle); Hunter les croit du 5e siècle; il faut peut-être encore en rabattre. Mgr Laouenan prouve leur jeunesse relative par plusieurs considérations de critique interne.

1° Les documents géographiques et historiques des premiers de ces livres, montrent que les Aryas étaient déjà fixés, non seulement dans la vallée de l'Indus, mais dans le Bengale, dans le Deccan et jusqu'à l'océan Indien. Or, il est constaté que l'établissement définitif des Aryas dans ces contrées ne date que du 2e au 3e siècle avant Jésus­-Christ.

2° Les auteurs du code connaissaient les tribus des Javanas, des Sakas, 77 des Tchinas; or les Aryas n'ont eu de rapports avec ces tri­bus qu'à des époques relativement récentes. - Les Javanas ou Grecs ne pénètrent aux Indes qu'avec Alexandre.

Les Sakas ou Scythes commencèrent leurs incursions aux Indes au 6e siècle avant J.-C. Ils s'y fixèrent au 2e siècle et y fondèrent un empi­re. Ils furent admis dans la caste des Ksatryas.

Les Tchinas ou Chinois n'ont pris ce nom qu'à partir de la dynastie des Tchin, en 246 avant le Christ.

3° Outre l'étude des Védas, le livre de Manu recommande encore la lecture des Brahmanas et des Upanishads dont la composition se place entre le 8e siècle avant le Christ et le 12e après. 78

Tout ce qui rappelle Moïse dans le code de Manu vient donc ou des traditions primitives ou des infiltrations juives aux Indes.

On sait que les colonies israélites dispersées par Salmanasar en 719, puis par Nabuchodonosor en 606, se portèrent jusqu'aux Indes. Ces Hébreux possédaient déjà le Pentateuque, les livres de job et des juges, les Psaumes, les livres sapientiaux, les prophéties d'Isaïe et de Jérémie.

4° Les allusions de Manu au culte de Vichnou et de Siva, à la Trimourti, à la déification de Chrisna et de Brahma, fixent aussi la rédaction de ce code à une époque relativement récente. - Le culte de Vichnou et de Siva n'a commencé que vers le 3e ou le 2e siècle avant J.­C. 79 Chrisna peut avoir vécu à l'époque de la grande guerre, au douzième siècle avant J.-C. et Rama vers le 5e siècle, mais ils n'ont com­mencé à être considérés comme des héros divins qu'après la composi­tion des grandes épopées, le Mahabharata et le Ramayana, qui est postérieure au 3e siècle avant l'ère chrétienne.

Il y a quelque analogie entre la légende de Chrisna et l'histoire du Christ. Oh! bien peu. Son père s'appelait Yadu, ce qui ressemble à judas? Il naquit à minuit? On l'emporta au loin pour qu'il échappât à ses ennemis? Il a prêché, il passe pour avoir fait des miracles…

Supposons qu'il y ait des ressemblances réelles. Il suffit de remar­quer que ces traits de ressemblance 80 n'existaient pas dans les livres anciens où il est question de Chrisna, dans les hymnes védiques.

Ces quelques traits ont été ajoutés dans le Mahabharata, qui est un livre postérieur au Christ. Le Dr Monier fait remonter la composition de ce livre au 3e siècle après J.-C. D'autres le croient du 12e siècle. Chrisna n'a donc pas été le type du Christ.

Si l'on réfléchit ensuite que la religion chrétienne a été prêchée dans l'Inde par une succession presqu'ininterrompue d'apôtres, depuis St Thomas jusqu'à nos jours, que ces apôtres y avaient introduit nos livres saints, et qu'en particulier les Nestoriens y avaient apporté les évangiles apocryphes de l'enfance du Sauveur, de la Vierge Marie, des Apôtres, 81 dont les légendes se retrouvent un peu dans celles de Chrisna, il sera facile de comprendre comment ces emprunts ont pu se faire.

On a voulu trouver aussi des analogies entre le bouddhisme et l'Eglise catholique. Le bouddhisme a eu ses conciles. Il a eu ses apo­tres. Certains livres bouddhistes contiennent des légendes sur l'enfan­ce de Bouddha qui rappellent l'Evangile. Le culte bouddhique a aussi des analogies avec le nôtre par la vie conventuelle, le costume des prê­tres, la prière, les encensements, etc.

Mais les juifs de l'Inde avaient apporté là les coutumes du culte hébreu. L'apostolat chrétien y fit connaître aussi nos usages, et les bouddhistes ont fait quelques emprunts. 82 Les traces de la liturgie chrétienne et en particulier le culte de la déesse Kwan-Yin, n'ont pu être reconnus d'une manière certaine dans le canon chinois plus haut que l'année 1412 de l'ère chrétienne. 83

En route sur le bateau Delta de la Cie péninsulaire anglaise (P. and O.). Sept jours jusqu'à Aden. C'est le 11 février9). Le bateau porte le courrier des Indes. Il file rapidement et il sera le 16 à Aden, où nous faisons du charbon. Rien de saillant à Aden; un port de passage, au pied des rochers, comme Gibraltar. 50.000 âmes. Dépôts de charbons. Pas de rivières et peu de pluies. De grandes citernes où l'on distille de l'eau de mer.

Nous apercevons la côte française d'Obsek, puis la côte italienne de l'Erythrée. Nous passons près de l'île de Périm, couronnée par son fort. - A droite, c'est l'Yémen que les Arabes disputent à la Turquie. A gauche, ce sont les montagnes de l'Abyssinie. je salue là un 84 grand empire chrétien qui reviendra à l'Eglise. - je salue aussi de loin nos chers missionnaires du Congo qui sont là au-delà de l'Abyssinie.

Le 17, des phares brillent des deux côtés. A droite, c'est Djeddah, à gauche, c'est Souakim et Port Soudan. - Djeddah est le port de La Mecque. C'est la région du fanatisme. Les Turcs y dominent depuis 1840. Les Arabes le leur reprendront, ce ne sera pas mieux.

Souakim et Port-Soudan sont des points de pénétration pour la hau­te Egypte. Le chemin de fer y porte la vie moderne.

Le 19, c'est le massif du Sinaï. je cherche à deviner là-haut les cou­vents mystérieux qui gardent les souvenirs de Ste Catherine et de Moïse. 85

Le soir, c'est Aïn-Mouça, les Fontaines de Moïse, aux oasis que j'ai visités en 1865. Voilà donc mon tour du monde accompli. je retrouve des pays connus10). A l'ouest, ce sont les collines et dunes en sable rou­geâtre qui ont donné à la mer son nom de mer Rouge.

Le 19 au soir, nous voici à Suez. C'était un village arabe en 65, c'est maintenant une ville cosmopolite de 20.000 âmes. Sa jetée, ses quais bien éclairés, sa promenade plantée de Port Ibrahim lui donnent de loin un bon aspect. C'est un caravansérail, des auberges, des cafés chantants, des habitants de toutes couleurs, des blancs, des noirs, des jaunes. Les bons Franciscains font de leur 86 mieux pour entretenir là une paroisse passable.

Le 20, nous passons le canal. Je l'ai vu creuser en 65. J'ai côtoyé les travaux à dos de chameaux. Je me rappelle bien des épisodes: la bour­se perdue et retrouvée, les zigzags autour des marais, les premiers cam­pements sous la tente.

Ismaïliah est maintenant une ville, avec le palais du Vice-roi et des bureaux de la Compagnie. A Kantarah est le point de départ pour le désert de la Palestine. Je vois là une caravane et mon cœur bat bien fort. C'est de là que je me lançai en 65 dans le désert pour aboutir à Jérusalem après des incidents parfois dramatiques.

Le soir du 20, c'est Port Saïd, 87 ville nouvelle comme Suez. 50.000 habitants, dont un quart d'Européens. Ville un peu italienne: grands palais de l'administration, en style mauresque, place de Lesseps; église St-Eugène où j'ai pu dire la messe. Un franciscain français nous promène aimablement.

A la poste française et à la poste autrichienne, j'ai des flots de let­tres. je ne savais plus rien de l'Europe. Sur la jetée, belle statue de Ferdinand de Lesseps11). Il l'a bien méritée.

Des Soeurs de Tarbes tiennent les écoles. - Tous ces temps-ci la mer était démontée, les bateaux n'allaient pas à jaffa, ou ceux qui partaient pour y aller en revenaient sans avoir pu débarquer. Mais il y a une providence pour 88 nous, un bateau de Loyd le Goritzia part le soir et il nous débarquera le matin du 21 à jaffa.

Le marquis de Vogué était à bord avec nous. Nous voyant en clergy­man, il vint nous causer en anglais. Quelle ne fut pas notre surprise quand les Franciscains nous le firent connaître à l'hôtellerie de Jaffa.

21 février. Jaffa, quel pauvre port! pas de jetée, pas d'abris. Il n'y a que les Turcs pour laisser les choses en un tel état. - C'est la vieille ville de Joppé. La poésie grecque y place l'épisode d'Andromède, fille du roi Céphée, livrée comme victime d'expiation au monstre marin qui ravageait l'Ethiopie et délivrée par Persée, fils de Zeus. 89 Scaurus, officier de Pompée, fit porter à Rome et montra au peuple la carcasse d'un poisson de 12 m. de long, qu'il donna comme le monstre que tua Persée. Etrange ressemblance avec l'histoire de Jonas qui s'embarqua à Joppé, y fut dévoré puis rejeté par la baleine.

Joppé a été prise aux Philistins par David, par Ezéchias, par judas Macchabée. Que de souvenirs!

Je vais visiter la maison de Simon où Pierre eut la vision des ani­maux impurs et le couvent grec de Tabitha, où il ressuscita la veuve. Jaffa est la ville des jardins et des orangers. On y vend une grande corbeille d'oranges pour deux ou trois sous. 90

En route par le chemin de fer. Après les jardins de Jaffa commença la plaine de Saron, qui descend le long de la mer jusqu'à Gaza. Aujourd'hui, comme au temps de Salomon, la plaine est toute fleurie. L'épouse du Cantique disait: «Je suis le narcisse de Saron, le lis des val­lées».

A 20 kilomètres, c'est Lydda, la patrie de St Georges, dans une vraie forêt d'oliviers. Il y eut là de bonne heure une chrétienté. St Pierre y visita les saints et y guérit Enée le paralytique.

St Georges de Lydda fut martyrisé à Nicomédie en Cappadoce, mais ses restes furent rapportés ici; mais la basilique byzantine est devenue une mosquée, et l'église des croisés est occupée par les Grecs. 91

St Georges, héros d'un mythe chrétien qui rappelle celui de Persée, sauva la fille d'un roi qu'un dragon allait dévorer. On le représente armé d'une lance et pourfendant le dragon. Il est honoré en Russie, en Angleterre, à Gênes, à Venise… Sa légende a aussi des rapports avec celle d'Horus en Egypte. Mais si la piété du Moyen Age a embelli son histoire par des broderies fantaisistes, le fait de son martyre n'en paraît pas moins indubitable…

Plus loin Ramleh est la patrie de Joseph d'Arimathie. Les Franci­scains y ont une paroisse.

Les croisés y ont élevé une belle église dédiée à St Jean. Elle est devenue la grande mosquée et elle est bien conservée.

L'église et le couvent des 92 Franciscains viennent d'être rebâtis. L'église est dédiée à St Joseph d'Arimathie et à Nicodème…

Jérusalem! J'arrivais le 21 avec M. de Vogué. Je pourrais emprunter tout son récit tel qu'il l'a donné dans le Correspondant12) et dans une gracieuse brochure. J'en prendrai au moins quelques paragraphes.

Bien différente, mon arrivée, de celle de 1865! Je venais de l'Egypte par caravane, à dos de chameau. J'avais voulu faire la dernière journée à pied en vrai pèlerin. J'écrivais alors: «Nous étions profondément émus à la pensée de voir Jérusalem. Nous arrivons au couvent grec de Ste-Croix. Il est entouré de bois d'oliviers. C'est là, dit-on, qu'on prit l'arbre de la croix. Passé ce couvent, Jérusalem nous apparaît avec ses coupoles et son enceinte crénelée. 93 Nous nous jetons à genoux et nous prions quelques moments. C'est le lieu de notre rédemption, le lieu où N.-S. nous a manifesté son grand amour en donnant sa vie pour nous. Jérusalem s'élève sur plusieurs collines et domine de trois côtés des ravins profonds et pittoresques. A l'est, la colline des Oliviers porte sa blanche mosquée au-dessus de ses flancs verdoyants. Au nord, hélas! les établissements russes ont air de grandeur qui fait mal à voir aux catholiques. La ville est entourée de murailles grises, crénelées, flanquées de tours. Un angle saillant à l'ouest contient la tour de David et la porte de Jaffa. C'est là que nous nous dirigeons. Au-dedans, les rues ont gardé leur aspect du Moyen Age; plusieurs sont couvertes de voûtes ogivales. Il semble que les Francs viennent 94 de quitter leur conquête. Nous nous installons au couvent latin, la Casa nuova, où les bons Franciscains nous donneront l'hospitalité pendant 15 jours»13).

Cette fois-ci, c'est bien différent.

Aujourd'hui, je suis arrivé à Jérusalem en chemin de fer, venant de Jaffa dans un train encombré de voyageurs. Je suis descendu dans une gare, qui ressemble à toutes les gares, sauf que le bruit et le désordre y sont plus intenses qu'en Europe: les cochers de fiacres, les porteurs de bagages, les employés des agences et des hôtels, les marchands de car­tes postales se disputent la clientèle avec des cris assourdissants. Le contraste entre le présent et le passé est profond et m'attriste. Le mau­vais temps ajoute à la tristesse ambiante: il a neigé hier toute la journée, la route est coupée de fondrières. Secoués et meurtris, nous traversons un 95 long faubourg, de construction récente, qui obstrue la porte de Jaffa, cache les vieux remparts, encombre l'ancienne espla­nade de ses maisons disparates, de ses boutiques modernes, de ses enseignes polyglottes, de ses industries équivoques, de ses hôtels cosmopolites, de sa population interlope, altérant, d'une manière désolante, l'ancienne et véritable physionomie de l'arrivée. A ce fau­bourg vulgaire, en succède un autre d'allure plus grave et mieux ordonnée: c'est celui des maisons religieuses fondées depuis quarante ans». La voiture roule en cahotant entre des murs de jardins et s'arrête devant une grille de fer. C'est le couvent de St.-Etienne, fondé par les Dominicains français en 1882. L'hospitalité m'y est offerte avec un amical empressement et je l'ai acceptée avec une vive gratitude… 96

Il y a là le Père Lagrange, prieur, le savant exégète; le P. Janssen, le vaillant explorateur de l'Arabie; le P. Vincent, l'archéologue érudit et artiste; les PP. Dhorme, Abel et Savignac, connus par leurs travaux publiés dans la Revue biblique…

Dès le premier jour, le matin du 22, j'ai pu dire la messe au St­-Sépulcre. J'avais prié là en 65, j'y avais communié. Depuis longtemps je désirais offrir là le saint sacrifice sur la pierre du tombeau, d'où Jésus est sorti glorieux pour aller nous préparer une place au ciel.

Quelle demi-heure! Comme le cœur est gonflé d'émotion! Je pense aux quatre fins du sacrifice. C'est tout: adorer, aimer, réparer, prier! J'allonge un peu le memento, j'ai tant de grâces à demander! 97 Les épanchements qu'inspire ce Saint des saints, se continuent dans l'ac­tion de grâces…

Rien n'est changé à l'église du St-Sépulcre depuis quarante ans. Nulle réparation, nulle addition n'a altéré la surface vénérable des voûtes noircies par la fumée des cierges et des encensoirs, des dalles et des murs polis par le frottement des foules humaines, par le contact des genoux, des lèvres, des larmes de milliers de pèlerins.

Rien de changé dans le fouillis des lampes, des icônes, des offran­des splendides ou grossières, accumulées par la piété des générations disparues, dans le chatoiement des étoffes, des ors, des pierreries, le scintillement des lumières qui brillent au fond des ombres mystérieu­ses. Rien de changé non plus dans la physionomie et les habitudes 98 des hôtes et des desservants du sanctuaire.

Mêmes contrastes entre les types, les mentalités, les rites, les costu­mes; même promiscuité de cérémonies traditionnellement réglées; même vigilance de la part des gardiens monastiques.

Je retrouve à la même place le fidèle franciscain de Terre sainte, le rigide pope grec, le pauvre moine nègre d'Abyssinie… Je retrouve les fortes et douces impressions d'autrefois, je ressens l'émotion attendue et espérée, avec quelque chose de plus, le charme particulier qui naît du retour aux lieux familiers.

Sous l'influence de ces consolantes pensées, les misères elles-mêmes du lieu prennent un autre aspect. Dans ces dissidents grecs, armé­niens, russes, coptes, syriens, dont les dissensions, la jalousie, les luttes même ont trop souvent 99 compromis la dignité du sanctuaire et troublé la paix des âmes pieuses, je vois des témoins non suspects. Séparés par des divisions séculaires, ils sont unis dans la même foi à la résurrection du Sauveur; ils attestent l'unité de toute la chrétienté dans la croyance au fait primordial sur lequel repose tout l'édifice de la Doctrine chrétienne. Leurs divergences même donnent à leur com­mune affirmation une autorité qui s'impose…

J'ai revu le St-Sépulcre à l'heure de la procession des Latins. Il y a là autour du tombeau, le Calvaire, la pierre de l'onction, la crypte de la vraie croix, c'est un ensemble de souvenirs qui impressionne et qui sanctifie. Comme les croisés ont bien fait de venir revendiquer ici la liberté de prier pour les chrétiens! 100

Le parvis qui précède la porte d'entrée de l'église du Saint-Sépulcre n'a subi aucun changement. Les restes de l'ancien portique byzantin n'ont pas été modifiés. Mais quand, sortant par la porte basse de l'an­gle gauche, on entre dans la rue des Paumiers, on se trouve en présen­ce d'un quartier tout nouveau. Les Grecs ont percé des rues et bâti des boutiques modernes sur l'emplacement de l'église de Sainte-Marie-­Latine et sur une partie de l'ancien hôpital de St Jean de Jérusalem; ce qui restait de ces vénérables monuments a disparu sans retour.

Quant à l'abbaye et à l'église de Sainte-Marie-la-Grande, elles ont été l'objet d'une restauration complète, grâce à l'empereur Guillaume qui en a fait un établissement protestant. 101

Il ne reste manifestement de l'église constantinienne au St-Sépulcre que les soubassements de la coupole et les trois petites absidioles qui l'entourent. Près du parvis, au couvent russe, les restes d'une ancienne porte de la ville ont été bien dégagés avec quelques débris de l'encein­te juive, qui montrent que le St-Sépulcre était bien hors de la ville.

«La rue des Paumiers débouche dans la rue voûtée du bazar, qui conduit à la porte de Damas. Nous la prenons pour rentrer à St­-Etienne. Nous retombons en plein Orient, et même en plein Moyen Age. Les échoppes voûtées qui bordent les deux côtés de l'étroite rue datent des croisades et leur destination s'est maintenue avec la téna­cité de la tradition orientale.

A l'époque franque, elles étaient 102 occupées par la corporation des cuisiniers en plein vent. Leurs menus n'étaient pas du goût des pèlerins français, qui avaient baptisé la rue du sobriquet de Malcuisinat. Ces menus sont restés les mêmes, et le même aussi, sans doute, le talent des artistes en turban nonchalamment accroupis au milieu de leurs fourneaux rudimentaires. Les échoppes sont néan­moins très achalandées par la foule bariolée des consommateurs indigènes. Le spectacle est du plus pittoresque: les brochettes de Kebab, pendues à un fil graisseux, tournaient au-dessus des braises odo­rantes; la friture grésille dans les poêles, le bourgoul mijote dans les marmites aux panses orientales, la pâtisserie s'étale sur les plaques chaudes, le qualoux au miel et les pains de dattes comprimées, d'autres 103 friandises multicolores s'offrent à la gourmandise des enfants. C'est la saison des légumes frais: de hautes piles de choux-fleurs rebon­dis s'étagent au milieu des oranges de Jaffa. D'âcres senteurs se mêlent aux parfums printaniers. Des rayons de soleil tombant des fentes de la voûte provoquent des jeux de lumière sur les mouvements de la foule grouillante, illuminant de reflets subits et passagers les turbans des effendis, les Keffiehs des bédouins, les voiles blancs des femmes chré­tiennes, les fourrures râpées et les mèches bouclées des juifs et les galons des uniformes. Un chameau passe chargé de souches arrachées aux montagnes voisines, solennel et dédaigneux, il heurte les passants, menace les étalages, indifférent au bruit et à l'agitation de la foule, 104 protestation vivante de l'immuable Orient contre l'envahisse­ment sacrilège des innovations occidentales…»

Après le dîner, pèlerinage à Bethléem. On y va maintenant en voitu­re. Le chemin est atroce, mais que peut-on attendre des Turcs?

Une visite à Tantour, à l'hôpital des Chevaliers de Malte, dont Mgr Tiberghien connaissait l'aumônier. Nous passons près du tombeau de Rachel, surmonté d'une petite coupole de style arabe. Nous voici à Bethléem. On ne saurait exprimer ce qu'on exprime là dans cette crypte où est né le Verbe Incarné. Il y a là des souvenirs qui fascinent. St Jérôme n'a pas pu s'en arracher. Il a dit comme St Pierre: Faciamus hic tria tabernacula. 105 Il lui a fallu sa grotte auprès de celle de Jésus et une autre pour ses disciples et une autre pour les grandes dames qui venaient de Rome se ranger sous la conduite de S. Paul [Ste Paula de Rome].

Le Sauveur protège Bethléem plus que les autres lieux-saints. Il y a gardé une population catholique. Il a conservé presque intacte la basi­lique élevée par Constantin et sainte Hélène.

Cette belle race des Bethléémitains, ne sont-ils pas un peu les cou­sins du Sauveur? Ne descendent-ils pas aussi de Jessé et de Juda? Bethléem et le St-Sépulcre! La prière est riche d'espérance en ces deux sanctuaires, parce qu'on peut offrir à Dieu, pour acheter ses grâ­ces, 106 les mérites de la naissance et de la mort du Sauveur.

Dès le premier jour je note les œuvres catholiques qui remplissent maintenant Jérusalem.

En 1865, elles étaient peu nombreuses. Il y avait seulement:

Les Pères Franciscains qui sont là depuis le 15e siècle, fidèles gar­diens du St-Sépulcre et des principaux sanctuaires de Terre-Sainte. - Le Patriarcat latin, créé en 1847, avec une belle église et un séminaire; - Les Soeurs de St Joseph de l'Apparition, 1848, avec des œuvres diverses. - Les Dames de Sion, 1856: couvent de l'Ecce Homo, école, pensionnat, catéchuménat juif.

Mais depuis mon passage en 1865, une foule de communautés ont fleuri à Jérusalem. 107 Dix-neuf communautés en moins de trente ans, de 1873 à 1911, parmi lesquelles 13 ou 14 sont venues de France.

«Les grandes congrégations sont venues successivement fonder des établissements importants, où se distribue l'enseignement à tous les degrés, où s'exerce la charité sous toutes ses formes, où se donne l'hospitalité la plus variée: foyers de vie spirituelle, intellectuelle, chari­table, dont le rayonnement n'est pas sans éclat et dont l'action est très efficace…»

L'hôpital St-Louis, fondé par un généreux français, le comte de Piellat14), est desservi par les Soeurs de St Joseph. Il contient près de cent lits et reçoit des malades de toute nationalité et de toute religion.

- Les Soeurs de St-Vincent-de- 108 Paul ont fondé dans le même quartier un grand hospice où elles exercent leur admirable dévoue­ment sous toutes les formes: orphelinat, dispensaire, ouvroir, asile de vieillards, d'infirmes, d'aveugles, de sourds-muets, tout est là réuni. On y compte 300 hospitalisés. - Ces bonnes Soeurs desservent aussi l'hôpi­tal construit pour les musulmans par la municipalité de Jérusalem, et elles ont à Bethléem un hôpital de 50 lits et un dispensaire qui distri­bue annuellement plus de 20.000 secours.

Les Lazaristes, venus à Jérusalem avec les Soeurs de St-Vincent-de­-Paul pour assurer le service religieux de leurs établissements, y ont récemment fondé une école apostolique et un noviciat pour aider à leur recrutement.

Les Pères Blancs du Cardinal 109 Lavigerie ont à Ste-Anne un bel établissement, groupé autour de la vénérable église des croisés, donnée à la France après la guerre de Crimée. Ils ont retrouvé près de leur église la Piscine Probatique de l'Evangile, avec les restes évidents des cinq portiques qui l'ornaient. Ils ont fondé là un séminaire pour le clergé grec catholique et ils ont cent élèves qui paraissent fort intéres­sants. Le P. Federlin, ancien secrétaire du Cardinal, fait bien les hon­neurs de sa maison, de son sanctuaire et du musée d'études qu'il a organisée.

Les Pères de l'Assomption ont créé la grande hôtellerie de N.-D. de France, pour y recevoir des pèlerinages nombreux. C'est une œuvre de foi et une grande œuvre. 110 J'ai retrouvé là le P. Germer-­Durand que j'avais connu autrefois à Nîmes avec son vénérable père. Le P. Germer a commencé là un musée palestinien qui est déjà fort intéressant et qui est bien classé: époque primitive ou préhistorique, silex taillés, couteaux, hachettes, pointes, vases divers; époque juive, vases, ossuaires, lampes, mesures et poids; Moyen Age, fragments de sculptures, moules à hosties, burettes en forme d'outres, etc…

Les Frères des Ecoles chrétiennes ont des œuvres importantes: 300 élèves à Jérusalem et 400 à Jaffa. Toutes les nationalités et toutes les religions y sont représentées et tous vivent en bonne harmonie. La tolérance religieuse naît de la fraternité scolaire.

Quelques Bénédictins français, chassés de la Pierre-qui-Vire, ont fondé un 111 couvent sur le Mont du Scandale, ils s'occupent de la formation ecclésiastique des Syriens.

Il y a aussi une trappe à El-Atroun15), sur le chemin de Jaffa. Les Trappistes cultivent la vigne et font de l'élevage dans la plaine de Saron. Je regrette de n'avoir pas pu les visiter. Les Pères de Sion diri­gent une école professionnelle. Les Passionistes ont une maison de prière et un dispensaire à Béthanie, dans le couvent qu'avaient fait bâtir nos Soeurs de St-Quentin.

Les Soeurs du Rosaire ont depuis 1880 des écoles dans les paroisses rurales fondées par le patriarcat. Plusieurs communautés mènent la vie contemplative: les Carmélites du Pater, les Bénédictines du Mont des 112 Oliviers, les Réparatrices et les Clarisses. En passant au monastère des Clarisses sur le chemin de Bethléem, j'ai salué le souve­nir de la Soeur Marie-Claire Harmel, qui est venue mourir là le vendre­di 22 janvier 1892.

Les Pères Salésiens ont une école italienne pour les garçons depuis 1904. Les Bénédictins allemands de Beuron occupent depuis 1906 le couvent et l'église de la Dormition de Marie au Mt Sion.

Le 23, messe au Calvaire, à l'autel de la compassion de Marie. C'est auprès de l'autel du Calvaire, sur le rocher fendu par le tremblement de terre. Là où j'offre le St Sacrifice, se tenait Marie avec St Jean et les saintes Femmes. Tout près se tenait Longin, qui perça le Cœur de

Jésus. Que de souvenirs chers aux amis du S.-Cœur. Quelle grâce pour 113 moi de pouvoir dire là une messe de réparation, en priant pour notre chère œuvre du S.-Cœur!

Visite au Temple, qui est devenu la mosquée d'Omar.

«L'ensemble est toujours aussi frappant, aussi grandiose, aussi pitto­resque; en l'abordant, la pensée évoque les incomparables annales de l'enceinte, annales qui vont du roi Salomon au sultan Soliman, à tra­vers les plus grands événements de l'histoire religieuse du monde; les yeux se repaissent de l'admirable spectacle qu'offrent l'heureux arran­gement des lignes, le contraste des âges, des formes, des styles, l'har­monieux éclat des faïences colorées dans l'atmosphère lumineuse, le chatoiement des mosaïques et des vitraux dans la mystérieuse obscu­rité du sanctuaire, 114 toutes choses qui n'ont pas changé depuis 40 ans».

Mais les souvenirs! Les fêtes merveilleuses de la dédicace du Temple au temps de Salomon. - Les sacrifices figuratifs: celui d'Abraham sur ce mont Moriah et le sacrifice quotidien des agneaux pendant des siè­cles pour préparer celui de l'Agneau divin - la présentation de Marie et son séjour au Temple - les épousailles de Marie et de Joseph - la purification de Marie et la présentation de Jésus, qui était comme l'of­fertoire de son sacrifice - Jésus à 12 ans, pleuré, cherché et retrouvé par sa mère - Jésus enseignant au Temple et guérissant les malades.

Aucun lieu au monde n'a plus de souvenirs touchants que 115 ce Mont Moriah et cette terrasse salomonienne. C'est l'escabeau divin. C'est là que Dieu est venu le plus souvent pour parler à la terre. Le Saint des saints était le véritable Oracle, copié ou singé par les Grecs, les Latins, les Egyptiens. Au Temple, Dieu parlait à ses prêtres, à ses prophètes et de là il gouvernait son peuple.

L'après-midi, visite au Mont Sion et au quartier arménien. Au Mont Sion, il y a le tombeau de David, jalousement gardé par les musulmans, puis la salle voûtée du Cénacle et de la Pentecôte. C'est là ou à peu près que se réalisèrent ces grands mystères.

Nous avons partout le Cénacle dans nos églises, mais ce n'en est 116 pas moins une grande grâce d'aller prier là-bas où les mystères de l'Eucharistie et de la descente du St-Esprit s'accomplirent pour la première fois.

Près de là est le sanctuaire de la Dormition. La Ste Vierge serait morte là, sans doute chez le disciple Marc qui avait donné l'usage de sa maison à Jésus et aux disciples. L'empereur Guillaume a fait élever là une gracieuse église, qui est une imitation de la cathédrale d'Aix-la­-Chapelle. Les Bénédictins allemands nous ont reçu. avec beaucoup de bonne grâce. Ils ont commencé aussi un musée palestinien.

Les Arméniens se sont formé là comme une ville entourée de murs. Ils ont plusieurs sanctuaires: la Maison d'Anne, la Maison de 117 Caïphe. Que de souvenirs! Toute la grande nuit s'est déroulée là: l'in­terrogatoire de Jésus, les soufflets, les impropères, la prison, le renie­ment de Pierre, la condamnation.

Les Arméniens ont aussi la belle église de St Jacques, leur cathédra­le. Ils honorent là la chaire de St Jacques et le lieu de son martyre. Les Espagnols, dévots à St Jacques, ont toujours favorisé cette église et l'ont enrichie de leurs dons. Son revêtement de carreaux de faïence bleue lui donne un cachet espagnol.

Nous revenons par la tour de David. C'est la forteresse de Jérusa­lem, souvent modifiée et reconstruite. C'est là qu'habitait Hérode le Grand, et il y reçut la visite des Mages. 118

Le 24, messe à Ste-Anne à l'autel de l'Immaculée Conception. C'est là qu'est née la Vierge Marie, dans la maison de Ste Anne et St Joachim. C'est là qu'elle a été conçue. C'est là qu'elle a passé sa petite enfance. C'est là sans doute que demeurait Jésus quand il venait aux fêtes de pâques, à partir de l'âge de douze ans. Que de mystères accomplis en cette modeste maison et quelle source de grâces!

Pèlerinage au Mont des Oliviers. Il y a là-haut un autel où les Latins vont célébrer au jour de l'Ascension. Les Grecs ont là un couvent.

Ste Hélène avait bâti là-haut une rotonde au lieu de l'Ascension, et un peu plus bas une basilique nommée Eléona (champ d'oliviers), en souvenir de la prière du Pater. 119 Une rotonde et une basilique séparées, c'était l'usage byzantin. Ainsi au St-Sépulcre, l'Anastasie (sur le sépulcre) était une rotonde (dont la base subsiste encore), et à peu de distance était la basilique qui a été ensuite réunie au St-Sépulcre. Ainsi à Rome, la basilique de St-Jean. et la rotonde du baptistère de Constantin.

La basilique du Pater vient d'être retrouvée par les Dominicains, près du Carmel du Pater. On en voit encore le plan, les absides, la crypte, le dallage en mosaïque. Avec la basilique de l'Agonie et celle de St-Etienne, ce sont trois grandes découvertes qui sont postérieures à mon premier voyage. - On vénère l'empreinte du pied de N.-S. dans la chapelle 120 de l'Ascension, devenue mosquée.

Au Couvent du Pater, auprès des nouvelles fouilles de la basilique, la crypte du Credo, où les apôtres auraient composé leur profession de foi. - Un peu plus bas, le Dominus flevit, près du couvent des Bénédictines. C'est le lieu où N.-S. pleura sur Jérusalem. Il n'y reste que les ruines d'une mosquée.

Plus bas, deux grands souvenirs, le tombeau de la Ste Vierge et le jardin de l'Agonie avec sa grotte. Le tombeau de Marie a été volé aux Latins par les Grecs. Le sanctuaire est souterrain. On entre dans le tombeau comme dans le sépulcre de N.-S. - Il fait bon à dire là quel­ques Ave Maria. - A côté est la grotte de l'Agonie, 121 aux Latins, avec le souvenir de la prière de N.-S. et de la trahison de judas. Mais le souvenir de l'Agonie ne s'est localisé dans cette grotte que depuis le 7e siècle, après que les Perses eurent détruit la belle basilique de l'Agonie qui existait déjà au temps de St Jérôme. Ses ruines disparurent plus tard sous la charrue, mais on vient justement de les retrouver. J'ai vu là le sol de l'église, ses fondations, le tracé des absides, les pierres que signalaient les témoins du 6e siècle, sur lesquelles N.-S. s'était agenouil­lé. Les Franciscains pourront-ils relever bientôt ce sanctuaire tradition­nel? Espérons-le. Les vieux oliviers sont toujours là, témoins vénérables de la tradition, mais les bons frères convers ont trop fleuri 122 ce jar­din de la tristesse qui ne devrait porter que des fleurs modestes et sym­boliques du deuil et de la prière…

Nous allons jusqu'à Béthanie, je le désirais, j'en avais gardé un sou­venir ému16). Je voulais chercher encore là une résurrection pour mon âme. - Il y a là le tombeau, le Lazarion et un village tout musulman. Il y a eu au Moyen Age une église et un couvent de Bénédictines. - Jésus n'a plus d'amis à Béthanie, c'est dommage. Un peu avant d'y arriver il y a un monastère de Passionistes. Ce sont nos Soeurs de St-Quentin17) qui l'ont fait bâtir. Elles voulaient aller là continuer l'office de Marthe et de Marie. Mais la Custodie de Terre-Sainte 123 leur fit dire qu'el­les seraient peu en sûreté dans ce village de bédouins et elles ont ven­du le couvent aux Pères Passionistes.

Il y a en haut de Béthanie de grands pans de murs que le peuple appelle le château de Lazare, ce sont les ruines du monastère des Bénédictines. Un jour quelque communauté ira s'établir là.

C'est la pieuse reine Mélisende18) qui avait fondé en 1134 le mona­stère dont sa soeur Yvette fut la prieure.

C'est vendredi, nous faisons après-midi le chemin de la croix avec les Franciscains et les pèlerins présents à Jérusalem. Je l'avais fait en 1865 le jour même du vendredi saint19). - La Via dolorosa va du Prétoire au Golgotha. On compte quatorze stations. 124

Neuf des incidents de la Passion que l'on honore sont relatés dans l'Evangile, savoir: la condamnation du Sauveur par le gouverneur romain, l'imposition de la croix, l'aide de Simon de Cyrène, les paro­les de Jésus aux filles de Jérusalem et les cinq dernières stations qui eurent lieu au Golgotha. La triple chute du divin Sauveur, sa rencontre avec sa mère et l'acte courageux et dévoué de Ste Véronique sont empruntés à des traditions plus ou moins anciennes.

Le Chemin de la croix fait à Jérusalem est plus impressionnant et procure sûrement plus de grâces que celui qu'on peut faire dans nos églises.

On commence au Prétoire, c'est à la forteresse Antonia qui domine les parvis sacrés au nord-ouest du 125 Temple. C'est là qu'habitait le gouverneur de la ville. C'est là que Pilate était venu de Césarée avec un renfort de troupes pour surveiller l'agitation des juifs au temps de pâques. - C'est là que Jésus fut interrogé, flagellé, couronné d'épines, et condamné à mort au supplice de la croix.

L'ancien palais est maintenant une caserne turque, où on laisse entrer les chrétiens tous les vendredis. Les soldats regardent béate­ment. Il y a parmi eux quelques chrétiens depuis que la Turquie s'es­saie au libéralisme.

Il y avait là un petit sanctuaire du couronnement d'épines, qui est devenu un oratoire musulman. C'est là que N.-S. fut tourné en déri­sion par la cohorte romaine. - On fait ici 126 la lecture de la premiè­re station de la Via Crucis.

En descendant du Prétoire, on entre de l'autre côté de la rue dans le couvent des Franciscains, sur le lithostrotos, sur l'ancien parvis où l'on a construit deux petits sanctuaires pour rappeler la flagellation et la condamnation de N.-S.

La chapelle de la flagellation est une petite église des croisés qui a été restaurée; celle de la condamnation est un ancien petit sanctuaire byzantin. On fait là la deuxième station.

On passe ensuite devant le sanctuaire de l'Ecce Homo, où les Dames de Sion ont encadré leur autel dans l'arcade de l'ancienne por­te Antonia.

On arrive à la rue qui descend de la porte de Damas. Dans ce 127 carrefour, quatre scènes de la passion se sont déroulées: la 1ère chute de N.-S., la rencontre de Marie et la rencontre de Simon de Cyrène. La chute de N.-S. n'est pas signalée dans l'Evangile, mais St Luc la laisse deviner en indiquant qu'on dut appeler Simon pour aider Jésus. Une colonne gisant à terre marque la troisième station. Les Franciscains ont là aussi un petit oratoire.

La rencontre de Marie est marquée par l'église de N.-D.-du-Spasme, qui appartient aux Arméniens catholiques. Dans l'église sur une mosaïque ancienne, le dessin de deux pieds sur le sol indique l'endroit où la Ste Vierge se tenait. La station se fait dans la rue, près de l'église.

La 5e station est devant la petite 128 chapelle franciscaine de Simon le Cyrénéen au même carrefour.

Un peu plus loin, un fragment de colonne indique la 6e station, c'est l'emplacement traditionnel de la maison de Ste Véronique. Les Grecs ont bâti là une belle église sur d'anciennes voûtes. Il y a dans toute la Palestine une efflorescence d'œuvres, mais le schisme gâte tout et la clef du schisme est à Pétersbourg.

7e station: la Porte judiciaire. Là une porte de la ville s'ouvrait sur la campagne, elle avait nom la Porte Antique. Les chrétiens l'ont appelée Porte judiciaire, parce que selon la tradition, le jugement qui condam­nait N.-S. y fut affiché. Là Jésus, bousculé par la cohue, chancela une seconde fois, d'après 129 une pieuse croyance. Les Franciscains ont élevé là aussi une chapelle assez vaste à l'étage supérieur.

Jésus était sorti de la ville par la Porte judiciaire. Plus loin, une sim­ple pierre encastrée dans le mur et marquée d'une croix indique la 8e station: le lieu où Jésus rencontra les filles de Jérusalem qui pleuraient.

La 9e station n'est pas loin, mais il faut faire tout un détour pour y aller, à cause d'un couvent de Grecs schismatiques, qui barre le che­min. On retourne donc sur ses pas, par la rue de Malcuisinat, puis on suit un sentier tortueux pour monter jusqu'à l'entrée de l'église des Coptes où un fût de colonne marque l'endroit de la 3e chute du Sauveur. 130

Les quatre stations suivantes se font au Calvaire et la dernière au tombeau de N.-S.

Un tel Chemin de croix marque dans la vie. Celui que je fis en 1865 m'était encore très présent à la mémoire, j'en ai renouvelé toutes les impressions en le faisant à nouveau.

Le 25, messe à St-Etienne, puis une courte visite au sanctuaire avant le départ.

«La maison est située sur l'emplacement traditionnel du martyre de Saint Etienne. L'impératrice Eudoxie, la femme de Théodose, avait fixé et consacré cet emplacement par la construction d'une basilique, vers l'an 460 de notre ère. Détruite par les Perses en 619, la basilique n'avait pas été reconstruite; une modeste église l'avait remplacée. 131 Agrandi par les Croisés, ce monument avait été à son tour détruit au moment du siège de 1187 et avait complètement disparu; la tradition elle-même s'était déplacée et s'était transportée dans la vallée de Gethsémani. Un heureux hasard fit retrouver en 1884 les restes de l'é­glise; expulsés de France, les Dominicains purent acquérir le terrain au milieu duquel ces restes avaient été découverts. Des fouilles, con­duites par eux avec une consciencieuse méthode, ont mis au jour tous les éléments essentiels de la basilique d'Eudoxie, l'abside, la nef, la crypte du martyr, l'atrium: des fragments de mosaïque et des bases de colonnes encore en place complétèrent la démonstration… Sur les fon­dations mêmes de l'ancienne basilique et de l'atrium, une nouvelle basilique 132 et un nouvel atrium ont été construits, reproduisant aussi fidèlement que possible le monument d'Eudoxie»…

C'est donc là que St Etienne a été lapidé; c'est là que son corps a reposé avant d'être transporté à Rome… A côté de l'église est l'Ecole biblique avec des salles de cours et de conférences et un commence­ment de musée. Il y a là des spécialistes, des professeurs compétents dans les langues, l'histoire, l'archéologie, l'épigraphie. La Revue Biblique est l'organe de leur activité laborieuse et variée.

Le jour du retour est venu. C'est un séjour trop court en Palestine. Je n'ai pas revu Nazareth. Il faut partir, on trouve en Europe que j'ai déjà été absent bien longtemps. Je prend à Jaffa 133 un bateau du Loyd autrichien, le Dalmatia, pour Port-Saïd. Je quitte ce vilain monde musulman. Il me parait bien agonisant.

L'empire de Mahomet a fini sa course ascendante. Il gagne encore spirituellement quelques peuplades du Soudan. Mais politiquement il est en recul partout. Depuis un siècle, il a perdu la Grèce, la Rouma­nie, la Bulgarie, la Serbie, le Montenegro, l'Algérie; il subit le protecto­rat européen en Egypte, à Tunis, en Crète, et bientôt au Maroc, en Perse, à Tripoli. Il lui restera, provisoirement, Constantinople.

Là, comme chez nous, la foi s'est affaiblie et les schismes ont amené la division. Nous n'en sommes plus au beau temps de la chrétienté, où tous les peuples d'Europe, anglais, allemands, français, italiens, espa­gnols, obéissaient 134 de grand cœur au Souverain Pontife et mar­chaient à son appel contre les envahisseurs Sarrazins.

L'affection passionnée des peuples s'est portée vers la patrie en s'é­loignant de l'Eglise, et le chauvinisme s'est accru aux dépens du chris­tianisme.

Il en est de même chez les disciples de Mahomet. Le panislamisme est atteint, comme la chrétienté. Il y a déjà trois califes à Constanti­nople, à Fez, à Téhéran; on en veut faire un quatrième en Arabie. On a déjà vu l'Egypte lutter avec la Turquie; les musulmans de la Perse, de l'Inde et de l'Arabie n'ont aucune sympathie pour ceux de Constanti­nople.

L'esprit lourd des Turcs a éteint les arts et les sciences dans le mon­de musulman. Nous sommes loin du 135 temps des Grands Mogols de Delhi et d'Agra, des califes de Cordoue et des califes et pachas de Damas et du Caire.

L'esprit libéral, sceptique et maçonnique gagne les lettrés et les politiciens du monde musulman; on ne verra plus d'invasions musul­manes, pas plus qu'on ne reverra les croisades.

A Port-Saïd, je passe du Dalmatia sur un bateau des Messageries Maritimes. C'est la première fois que je prends cette compagnie dans ce voyage. Tout n'y est pas parfait. Le personnel se ressent un peu du fléchissement général de la discipline en France, et le monde des pas­sagers se ressent de notre affaissement moral. Il n'y a pas beaucoup 136 de tenue à bord. Il y a là par exemple la femme d'un consul français d'Australie. Elle était, avant son mariage, chanteuse de con­cert, et elle s'en ressent. Elle chante beaucoup, cela n'est pas désagréa­ble, mais elle flirte avec tous les jeunes gens du bord. On danse, on veille tard, il y a des jaloux. Un soir, ça se brouille, on se dispute, on en vient aux coups. Le manque de tenue va même jusqu'à jeter de loin à table des oranges ou sa serviette à ses connaissances. Je crois que sur d'autres bateaux le maître d'hôtel ferait de sérieuses observations. Heureusement il y a gros temps pendant deux jours, tout ce monde est malade et nous laisse tranquilles. 137

Nous nous sommes munis de journaux à Port-Saïd, il faut bien se remettre au courant des folies contemporaines. Mais, ô surprise! J'apprends que j'ai contribué à renverser le ministère Briand.

Un certain Malvy (Malavita), (ce nom sonne mal), a interpellé Briand et lui a reproché d'être trop… clérical. Qui s'en serait douté? Briand tolère partout les Jésuites, les Dominicains, les Franciscains, etc. etc. Ils prêchent ici et là des missions et des retraites. Et puis: «A St­-Quentin, il y a les Prêtres du S.-Cœur de Jésus. On lit ceci dans les Semaines religieuses d'Autun, de Châlons et de Mâcon: La Congrégation des Prêtres du S.-Cœur de Jésus fondée en 1877 par M. le chanoine Dehon avait une école apostolique florissante 138 avant la persécution. Cette école a été rouverte à Mons en Belgique et les fonda­teurs seraient heureux d'y voir entrer de bons enfants. S'adresser à M. le chanoine Dehon, supérieur des Prêtres du S.-Cœur à St-Quentin. - Et voici la circulaire qui indique que cette congrégation a été approuvée par le saint Pontife (sic, oh! Malvy), le 4 juillet 1906, et qu'el­le compte 400 membres répandus dans tous les pays, en France, en Belgique, en Allemagne. Ils exercent l'apostolat sous les formes les plus variées, prédications, adorations, missions - et la circulaire se termine ainsi: Envoyez-nous des hommes et des vocations; si vous trouvez deux ou trois enfants, nous les ferons prendre chez vous» (Mouvements divers) 139

On dit que ce Malvy est huguenot. O ineffable Malvy! Mais vous vous condamnez vous-mêmes: ces circulaires disent que l'école aposto­lique des Prêtres du S.-Cœur s'est retirée en Belgique pour échapper à vos persécutions, alors qu'avez-vous à y voir? Vous mentez d'ailleurs quand vous dites que ces circulaires parlent de maisons religieuses en France; elles disent au contraire qu'il n'y a plus une seule maison en France, grâce à vos brigandages. Toute cette argumentation est bête, mais cela suffit pour un parlement radical-maçonnique. C'est à sa hau­teur. Malvy enfonce Briand. Briand a encore une majorité mais si peti­te! 16 voix! C'est un avertissement, il démissionne. 140 De Pékin, j'a­vais plus ou moins renversé Briand. Soit! La perte n'est pas grande.

Nous marchons: l'Etna fume et flambe le soir. Messine cache ses ruines devant la façade à demi conservée de sa palazzata.

Une bourrasque s'élève. Le capitaine appelle cela «le gros temps». Il y a beaucoup de malades à bord.

Nous passons au détroit de Bonifacio. Entre les deux îles, le vent se calme un peu, nous sommes abrités, mais c'est pour reprendre après. Il faut stopper le soir près du château d'If, pour entrer le matin du 2 mars dans le port de la Joliette. 141 Le voyage est bouclé.

Je reprends la chère soutane que j'avais quittée à Cherbourg pour le costume de clergyman.

Ma bonne Mère, la très Sainte Vierge, m'a conduit et protégé. Je remercie aussi mon bon ange qui m'a gardé, comme Raphaël a gardé Tobie, et qui m'a ramené sain et sauf.

142/154: Dans le Cahier manuscrit ces pages ont été numérotées, mais non utilisées.

Appendice

«Itineraire»
du voyage autour du monde

C'est un «Itinéraire» que probablement le P. Dehon a dressé après son voyage autour du monde et qu'il aurait suivi comme gui­ de pour ordonner ses souvenirs dans la composition de ses «Notes Quotidiennes». Il s'agit d'une feuille détachée, qui est annexée à la fin du Cahier XXXIII.

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155 Table des matières

Questions 1 Bouddha et le Christ 81
Sources 3 Aden 83
Les races 4 La Mer Rouge 84
Chamites 6 Suez - Port-Saïd 86
Touraniens 8 Jaffa 88
Aryens 4 En route 90
Autre hypothèse 12 Jérusalem 92
Unité de l'espèce humaine 15 Le St-Sépulcre 96
Question religieuse 20 La ville 100
Origine de l'idolâtrie 23 Bethléem 104
Les traditions générales 26 Les oeuvres 106
Monothéisme primitif 26 Le Temple 112
La création du monde 29 Sion 113
La création de l'homme 37 Quartier arménien 116
Le paradis 42 Mont des Oliviers 118
L'âge d'or et la chute 49 Béthanie 122
Les Patriarches 54 Via dolorosa 123
Le Déluge et la dispersion 59 St-Etienne 130
Moïse et les Védas 68 Le retour: Mahomet 132
La philosophie hindoue 71 Messageries Maritimes 135
Moïse et Manou [Manu] 74 La politique 137
Chrisna et le Christ 78 Arrivée 140

1)
Laouenan (Fr.), missionnaire apostolique de la Société des Missions Etrangères de Paris. Il a été évêque tit. de Flaviopolis et vicaire apostolique de Pondichéry; auteur d’un gros ouvrage en deux tomes, Du Brahmanisme et de ses rapports avec le judaïsme et le christianisme, édités à Pondichéry, tome 1° 1884, 492 pages, et tome 2° 1885, 414 pages. Après une longue introduction sur la géographie ancienne de l’Inde d’après les auteurs grecs d’avant notre ère (Hérodote, Strabon, Mégastène, etc.), on aborde tout de suite le problème des rapports du brahmanisme avec les données de la Bible ou des Evangiles aussi bien au sujet de l’origine des diverses races ou tribus de l’Inde qu’au sujet de textes et légendes indiennes qui pourraient se rapporter à Jésus-Christ (sa naissance, son enfance, sa mort etc.). Ensuite l’Auteur expose les données de son temps au sujet de l’origine, des caractéristiques et des évolutions du brahmanisme ancien; et, après, du brahmanisme moderne et de ses influences sur la littérature, les sciences et les arts, surtout l’architecture. Plus synthétique est le développement, dans les derniers chapitres, des exposés concernant la Trimurti indienne, les cycles de Visnu et de Siva, l’origine et la nature du bouddhisme. Le P. Dehon a connu cet ouvrage. Dans la bibliothèque SCJ de Rome on en garde un exemplaire (sigle 293.2L) avec des annotations à la plume, pour des données qu’il va reprendre, quelquefois à la lettre, dans ce même cahier.
2)
Dugout Henri, jésuite, philologue, que le P. Dehon avait rencontré à Chang-Haï et avec qui il avait discuté au sujet de l’origine et de la classification des langues. On garde de lui une lettre en réponse au P. Dehon, toujours au sujet de l’origine des lan­gues (cf. AD, B. 21/6; et Cahier XXX, note 24). Ici le P. Dehon expose plus en détail les opinions du P. Dugout.
3)
Evhémère, écrivain grec à tendances philosophiques (fin du IIIe s. av. J.-C.). Son Histoire sacrée témoigne d’un curieux esprit rationaliste. Dans le cadre d’un roman d’imagination, il édifie une cité utopique, Panchaia, située dans une île de l’océan Indien, et il expose, d’un point de vue philosophique, en les réduisant à leur aspect purement humaine et historique, les anciennes légendes concernant la nature et l’œuvre des dieux. Pour lui, ce ne sont que des hommes, que la crainte et l’admira­tion de leurs concitoyens ont placés sur les autels. Cette théorie, édifiée au moment où la religion de la Grèce classique s’étiolait devant les mythes orientaux, eut une importance considérable et fut vulgarisée dans le monde romain par les poèmes de Quintus Ennius. Evhémérisme. Système d’Evhémère, d’après lequel les personnages mythologiques sont considérés comme des êtres humains divinisés par les peuples. Les Pères de l’Eglise, notamment saint Augustin, Lactance, Arnobe, firent grand usage d’un livre qui leur servait à montrer la vanité du paganisme. Grâce à eux, Evhémère a obtenu une gloire qui paraît être peu proportionnée avec son mérite véri­table. L’évhémérisme, en tant que système général d’interprétation n’a jamais été entièrement abandonné. Au XVIIe s., Bochart reconnaissait dans Saturne les traits de Noé, et dans Jupiter, Neptune et Pluton, ceux de Sem, Cham et Japhet. Au XVIIIe s., l’abbé Banier, dans un livre qui a été très lu (La Mythologie et la Fable expliquées par l’histoire), reconstruisait d’après la même idée l’histoire des temps primitifs de la Grèce. Bien que généralement écarté, de nos jours, par la mythologie comparée, l’évhémérisme fut encore défendu, dans une certaine mesure, par Herbert Spencer.
4)
Augouard Mgr Philippe-Prosper, de la congrégation du St-Esprit, né à Poitiers en 1852, évêque tit. de Sinide depuis 1890 et vicaire apostolique du Congo français supé­rieur (cf. Annuaire P.C. 1911, p. 328).
5)
Manu (mot sanskr. signif. homme). Dans la religion védique, nom du premier homme, progéniteur de la race humaine, étroitement lié au sacrifice, dont il est le héros de l’exactitude rituelle et de la foi. Plus tard, il gagnera un caractère de législa­teur (Livre de Manu ou Code de Manu).
6)
Dioscures (du gr. Dios, génit. de Zeus, et Kouroi, jeunes-hommes): Castor et Pollux, fils jumeaux de Zeus et Léda.
7)
Ménès, forme hellénisée du nom Menei; attribué par la tradition égyptienne au premier homme qui, venant après les dieux et les héros, fonda la Ière dynastie des pha­raons.
8)
Mānava -Dharma – Çàstra ou Code de lois de Manu, l’un des livres brahmaniques les plus fameux de l’Antiquité indienne. C’est à la fois un traité juridique et un recueil de lois religieuses, morales et sociales, source intéressante pour l’histoire de la civilisa­tion indienne. Selon la tradition, l’auteur est un être mythique, progéniteur de la race humaine et premier législateur (Manu = homme). La date de l’œuvre reste hypothéti­que; elle est citée à partir du Ile s. après J.-C..
9)
Sept jours jusqu’à Aden. C’est le 11 février. D’après le Cahier XXXII, 186: «il y en a pour neuf jours». Il n’est pas toujours facile de vérifier l’exactitude de ces dates. (Cf. aussi le Cahier XXXII, note 25, et aussi le «Calandrier du voyage» dans l’introduction à ce volume).
10)
Voilà donc mon tour du monde accompli. je retrouve des pays connus: Le P. Dehon rappelle ici son voyage en Palestine et au Proche-Orient, qu’il a fait avec son ami Palustre entre 23 août 1864 et 14 juin 1865 (cf. NHV II,71r-IV,101; et encore Correspondance I, 1864-1871, pp. 3-58). Pour les souvenirs de son voyage à travers le désert du Sinaï, du 8 au 21 mars 1865, cf. NHV 111, 128-142
11)
Lesseps (Ferdinand-Marie, vicomte de). Diplomate et administrateur français (1805 – 1894). Il débuta dans la carrière diplomatique au Caire puis à Alexandrie (1833 ­– 1838) où il se lia avec le prince héritier Sa’îd et s’intéressa au projet concernant le per­cement d’un canal entre la mer Méditerranée et la mer Rouge. Rappelé en Egypte après l’arrivée au pouvoir de Sa’îd (1854), il créa la Compagnie universelle du canal mari­time de Suez pour une durée de 99 ans. L’inauguration du canal de Suez eut lieu en 1869.
12)
Correspondant (Le), journal français, qui publié d’abord en 1829-1830, reparut en 1843, mais ne prit son véritable essor qu’à partir de 1856, avec A. Cochin. Il cessa de paraître en 1933. Organe du catholicisme libéral sous le second Empire, il a compté parmi ses collaborateurs Montalembert, Falloux, A. de Broglie, A. de Mun, Mgr d’Hulst.
13)
Pour décrire encore une fois ses sentiments en face de Jérusalem, le P. Dehon nous a donné ici une longue citation que l’on peut retrouver en NHV III, 147-148.
14)
L’hôpital St-Louis fondé par… le comte de Piellat : Beaucoup de congrégations, sur­tout françaises, ont acquis des terrains en Palestine par la médiation de ce personna­ge, pour y fonder un couvent ou bien une œuvre de charité. Le P. Dehon aussi s’y est intéressé. Les pourparlers commencèrent en 1890 (cf. NQ V,3v; 6r; 7v). Tout au début, il envisageait d’ouvrir deux œuvres: l’une à Nazareth et l’autre en Béthanie. Il est arrivé à acheter une place à Nazareth, mais le projet à échoué. Dans les Archives Dehoniennes on a beaucoup de lettres concernant cette affaire. La première, du comte de Piellat, date du 4 novembre 1890. La voici: «Mon T.R. Père, j’ai reçu votre lettre contenant un chèque de 2.500: je ne l’ai pas encore touché à la banque. J’ai visité les terrains que l’on a montré au père Lamour: ils sont bien situés. Préférerait-il être près de la Fontaine?.. mais je ne sais pas s’il y a une place plus convenable. Il fau­drait de suite acheter plusieurs terrains; faire le choix le plus rapidement possible, car si l’on achète un petit morceau, puis un second quelque temps après, il est à craindre que l’on ne s’aperçoive pas de quelque chose. Dites-moi à peu près quelle étendue vous désirez, pour le moins. Combien de mètres carrés… Quelle somme vous pouvez y consacrer… Naturellement on dépensera le moins possible, mais on aime bien à avoir quelques renseignements. Agissez le plus vite possible; car deux congrégations de femmes vont aller s’installer en cette localité… Quand vous aurez à me télégraphier, adres­sez simplement: Piellat, Jérusalem… Les PP. Trappistes viennent d’arriver à Jérusalem, ainsi que les Lazaristes allemands. Les PP. Franciscains ont acheté Capharnaüm. On trace un chemin de fer de Caiffa à Séphoris, Tibériade, Banias et Damas. Pardonnez-moi cette lettre écrite au milieu de la nuit, car pendant le jour je suis occupé avec les ouvriers. Daignez agréer, mon T.R. Père…» (cf. AD, B. 99/3).
15)
Une trappe à El-Atroun: il s’agit du monastère trappiste de N.-D. des Sept­Douleurs, à El-Atroun (par Jaffa). Le 19 août 1911, le prieur de cette Trappe écrivait au P. Dehon: «Je désirerais beaucoup vous voir… vous seriez bien aimable de me don­ner rendez-vous à St-Quentin ou ailleurs. Cependant pas trop loin à cause du temps et de ma petite bourse. Je rentrerai en Palestine fin octobre…» (.signé. T. Roux, prieur de la Trappe de N.-D. des 7 douleurs»).
16)
Béthanie… j’en avais gardé un souvenir ému. En fait, dans ses NHV (111,171-173) le P. Dehon nous en a donné une description assez suggestive: «En remontant vers Jérusalem nous rencontrons une caravane pittoresque de pèlerins grecs et russes… Beaucoup allaient à pied, les femmes et les enfants avaient des chevaux, des mulets et des ânes. Leur défilé dura bien trois heures… Après quelques heures de marche par monts et par vaux, nous arrivions à Béthanie, l’aimable patrie des amis du Sauveur… Un escalier étroit descend dans une petite salle ogivale où se trouve un autel. De là on descend par un couloir dans une autre petite salle voûtée qui est le tombeau propre­ment dit. Rien n’est plus touchant que les souvenirs de Béthanie. Nous nous sommes arrêtés en haut du village… pour lire le chap. XI de St Jean et reconstituer la scène si dramatique qui se passa là quand Marthe et Marie vinrent successivement au-devant du Sauveur et quand N.S., les voyant pleurer et pensant à Lazare son ami, se mit à pleurer lui-même. Nous comprîmes bien là la tendresse du Cœur de Jésus».
17)
Ce sont nos Soeurs de St-Quentin: il s’agit des Soeurs Servantes du Cœur de Jésus. Elles aussi avaient acheté un terrain à Béthanie par la médiation du comte de Piellat (cf. NQ V,88; 19-30 mars 1891). Nous SCJ, nous avions en programme de commencer avec deux œuvres en Palestine: Nazareth et Béthanie; mais notre projet a échoué.
18)
Mélisende, fille de Baudouin 11, sacré roi de Jérusalem en avril 1118 et une autre fois à Noël 1119. De sa femme Morphie, il eut quatre filles: Mélisende, Alice, Odienne, Yvette. Après des guerres continues contre les musulmans, il désigna comme succes­seur au trône Foulques, comte d’Anjou, en lui offrant comme épouse sa fille Mélisende (1127). Baudouin Il mourut en 1131, en laissant le trône de Jérusalem à Mélisende et à Foulques d’Anjou.
19)
Cf. NHV, IV, 4.
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