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28e CAHIER
L'Océanie et le Japon

6.10.1910 – 9.11.1910

1 Notes quotidiennes

C'est le 6 octobre au soir. Je monte sur le Chiyo Maru, un bateau superbe, long de 553 pieds. Il appartient à une compagnie mixte, amé­ricaine japonaise. Les commandants sont américains, le personnel de service est mêlé de Japonais et de Chinois. Nous sommes 280 passagers en première. Nous passons le soir la porte d'or [Golden Gate], l'entrée de la rade dont les rivages sont dorés le soir par les reflets du soleil couchant. Nous voilà lancés sur l'océan Pacifique, et il faudra dix sept jours pour atteindre l'Asie. Les Américains dominent en première, les Asiatiques en troisième. 2

Le 7, à bord, sur l'Océan. Nous avons un beau groupe de Chinois, le prince Si-Un et sa suite. C'est le père du Régent et l'oncle de l'Em­pereur.

Il a été en Amérique préparer l'achat de navires de guerre. Il a ses serviteurs et ses pages. Il vit à part, dans sa cabine, mais quand il y a des récréations à bord, il n'y manque pas. Tout son groupe a le costu­me national, la robe, la toque avec des boutons de diverses couleurs et la tresse de cheveux. Leurs chaussures sont une sorte de sandales. Les bas ont un doigt pour le gros orteil. Les grands jours, le Prince Si-Un a sa toque enrichie d'un diamant gros comme une noisette.

Nous avons aussi l'amiral 3 Sah et son fils, ils ont accompagné le Prince à New York. Ils vivent ordinairement avec nous, vêtus à l'eu­ropéenne. Le jeune Sah a toute l'élégance, l'enjouement et l'amour des sports d'un étudiant américain. Le Prince Si-Un est gros et gras, c'est de bon ton en Chine. L'amiral est un petit vieux assez maigre. Sa flotte est, je crois, fort exiguë. Il y a un autre chinois, avec lequel je fais connaissance, c'est Yithan Wang Kêng, Taotai ou juge à Pékin. Il vient de faire le tour du monde. Il parle un peu les langues européennes.

C'est un partisan des réformes et de la rénovation de la Chine. «Avant six mois, dit-il, les Chinois n'auront plus la tresse». Lui-même ne la porte plus, ni l'amiral Sah. Il s'habille ordinairement 4 à l'eu­ropéenne, mais à certains jours il revêt un élégant costume chinois pour faire sa cour au Prince Si-Un.

Les chinois de service à table sont soignés et assez adroits. Au petit et grand déjeuner, ils sont vêtus de bleu, mais le soir au dîner ils sont en blanc.

Le 8, nous rencontrons un voilier à trois mâts. C'est toujours un bon spectacle. C'est l'aéroplane d'autrefois. Il y a de l'art dans cette disposition d'une trentaine de voiles (ordinairement vingt-six), pour capter tous les froissements de l'air.

On fait une quête à bord pour les sports, nous aurons des jeux et des prix. Je vais au bout du pont, jeter un regard sur les troisièmes. Il y a là une foule de Chinois, dont les moeurs m'intéressent. 5 A l'heure du repas, ils mangent le riz avec leurs bâtonnets, assis sur leurs talons. Souvent ils jouent assez gros jeu avec des boutons. Cela rappelle les jeux de billes où nos écoliers devinent si le nombre est pair ou impair.

Je découvre deux Français à bord: l'abbé Simeterre professeur à l'Université catholique de Paris et son ami, M. Peters, fils d'un gros industriel des Vosges. Ce sera un plaisir de causer avec eux.

Le temps est long, je lis la vie de Mgr Grandin, l'apôtre de l'Ouest­Canadien.

Le 9 est un dimanche, messe au salon, neuf assistants seulement. Les catholiques n'abondent pas sur le bateau. Une dame qui avait emporté des fleurs ravissantes de Californie, les offre à l'autel. 6 Que Dieu la paie de son petit sacrifice!

Le 10, on se récrée à bord, il fait si beau. Ce sont des sports variés sur les ponts l'après-midi, et le soir au tournois donné par les Japonais du bord.

Le 11, c'est toujours le ciel bleu et le soleil tropical. Nous avons à bord un bassin de natation. Beaucoup de passagers en usent. On peut faire une cure de bains de mer à bord.

Nous passons devant l'île de Molokai, où le P. Damien est mort victi­me de son dévouement aux lépreux1), et nous arrivons à Honolulu, la capitale des îles Hawaii.

L'archipel a une quinzaine d'îles et 160.000 habitants, dont 40.000 sont catholiques. Les Pères de Picpus ont bien travaillé ici depuis un siècle. Honolulu est le chef-lieu de la petite île d'Oahu, qui a 60.000 7 habitants. Les chefs d'Oahu étaient plus vaillants que les autres et ils avaient conquis tout l'archipel avant que les Américains n'y vinssent mettre l'embargo.

Le port est superbe. Les Canaques accourent auprès du bateau. Ce sont les premiers nageurs du monde. Sous ce climat doux et salubre, ces gens vivent dans l'eau. C'est une belle race, autrefois sauvage et violente, et aujourd'hui bien adoucie par le travail des missionnaires.

Je descends à la côte, c'est le royaume des fleurs. Ici tout le monde porte des colliers de fleurs au cou et on en offre aux passagers qui débarquent. Les îles Sandwich2) comme plusieurs archipels de l'Océanie rappellent la classique Cythère, l'île des fleurs, dédiée à Vé­nus. 8 On se croirait ici aux Etats-Unis, rien n'y manque: larges ave­nues, tramways, riches hôtels et magasins élégants. L'île a ses routes et ses chemins de fer. Les princes détrônés occupent de belles résidences entourées de parcs. Une statue de belle allure a été élevée en-ville au plus glorieux des anciens rois, à Kamehameha3), le Napoléon océanien, qui avait fait de tout l'archipel un seul royaume.

Je me rends chez Mgr l'évêque, qui me reçoit fort aimablement. Le matin, nous ferons une promenade avec le P. Valentin, et l'après midi Mgr lui-même nous fera faire une grande excursion en automobile, car les automobiles roulent à Honolulu comme à Paris. La cathédrale est pieuse sans être artistique. Il y a une autre paroisse 9 au quartier de Waikiki. La capitale a pour l'éducation des garçons le collège St-Louis et des écoles; et pour les filles un pensionnat et des écoles tenues par les Soeurs de Picpus.

Excursion du matin: Waikiki, l'hôtel des Bains, l'église, l'aquarium. Waikiki, c'est la plage. On s'y rend en tramway, à travers un faubourg de villas et de résidences; de modestes palais entourés de beaux parcs abritent les descendants de la dernière dynastie. L'église est curieuse: un chalet ouvert, sans vitres aux fenêtres: on aime tant l'air sous les tropiques.

La plage a ses hôtels, ses pavillons. Une large banquette de corail tient la mer éloignée. Une petite crique protégée contre 10 les re­quins reçoit les baigneurs.

Il y a là l'aquarium, le plus merveilleux aquarium du monde: cent variétés de poissons, sur les 400 que possède cette plage. Mais ici la nature sème les fleurs sous les eaux comme sur la terre.

Ces poissons sont des bouquets de fleurs. Il ne s'agit pas de poissons gris et monotones comme ceux de nos mers du nord. Ici, les poissons sont aussi étranges et aussi variés de couleurs que de formes. L'aquarium a été chanté par les poètes de l'Amérique, c'est un des plus jolis coins de la création.

Passons vite devant la section des poulpes, des méduses et des dra­gons ailés; c'est curieux mais pas élégant. Mais voici le bouquet: des balistes coloriés comme l'arc en ciel; 11 les balistes sont des poissons qui redressent leur nageoire antérieure pour se défendre.

Une autre variété de balistes a sa robe toute variée de bandes jaunes et noires.

Des acanthures (poissons qui ont des épines à la queue). Ils sont d'u­ne couleur jaune pâle, mouchetée de noir. Ils portent une épine ou un éperon mobile et tranchant sur la queue.

Des apsiles, poissons rayés de rose et de jaune.

Des antigonia, poissons roses étranges, d'une forme carrée, avec un gros oeil noir saillant. Leur nom vient sans doute du cyclope Antigone.

Des chétodons (dents de crin): raies noires sur fond jaune.

Des girelles: Julis pulcherrima, on dirait des perdrix rouges. 12

D'autres girelles: un vrai drapeau, vert, rouge et bleu.

Des pikea aurores, un vrai rayon d'aurore.

Des tranchoirs ou zanclus, animal étrange en forme de demi-lune avec un petit museau obtus et trois bandes noires. Les Canaques ne les tuent pas, sans doute pour ne pas irriter la déesse des nuits.

Des forcipiger longirostris, poisson à long bec comme une licorne.

Des gomphosus tricolor, poissons verts, bleus, rouges, semblables aux insectes qu'on nomme des gomphes.

Des paraxocoetus, une vraie libellule aquatique, avec un corps frêle et transparent comme de la gélatine.

Des flammea, une vraie flamme qui court dans l'eau. 13

Des chélines, avec un réseau rouge sur fond vert et bleu.

Des inistius paroninus, petit poisson délicat de couleur mauve.

Des scorpènes, laids, rugueux, semblables à une flamme d'usine, rou­ge, jaune et noire.

Des holocentrus, rouges, rayés de blanc avec un oeil très grand et un peigne d'épines sur le dos.

Des sébastes, de couleurs tendres variées.

Ce que le Créateur a donné en oiseaux au Brésil, il l'a donné en poissons aux Sandwich.

En revanche, ces îles fortunées n'ont pas de serpents. Les naturels [indigènes], en souvenir sans doute du paradis terrestre, appellent bêtes maudites tout ce qui rampe, comme les anguilles. 14

L'après-midi, promenade au Pali avec Monseigneur. Le Pali est un site alpestre au centre de l'île, le haut d'un cirque de rochers, d'où l'on voit l'autre versant de l'île et l'Océan. Il y a là un souvenir histori­que: du haut de ces rochers, le roi vainqueur Kamehameha précipita des milliers d'ennemis.

Nous circulons en automobile contournant un volcan éteint et un fort, admirant partout la richesse de la nature tropicale.

Les arbres d'abord: il y a là des banians, dont l'ampleur rivalise avec celle des baobabs du Sénégal et des séquoia de Californie. Les banians, espèce de ficus, étendent leurs bras immenses, d'où descendent des racines adventices qui forment une forêt de colonnes. 15

Des cocotiers, à l'infini;

des palmiers de toute espèce, avec des avenues majestueuses de pal­miers royaux;

des mangliers comme au Brésil;

des artocarpes, ou arbres à pain;

des bananiers, des agaves, des papayers, des forêts de fougères.

Comme fleurs, il y en a de toutes formes et de toutes couleurs: des hibiscus à grandes fleurs rouges, que le peuple appelle des écarlats;

des lychnées aux grandes fleurs en forme de lampes; de vulgaires mimosas, etc.

Et les fruits: des pamplemousses, de fines oranges, des limons, des bananes, des ananas innombrables, des abacati (sorte de poires dou­ces), des papayes, ces gros fruits piriformes à côtes dont le suc laiteux exerce sur la viande une remarquable action digestive. 16

Les Pères avaient réussi à convertir presque tous les Canaques et à en faire une population douce et civilisée. Mais voici que les Japonais et les Chinois arrivent en foule. Il y en a 60.000. Qui pourra faire de tout cela des chrétiens? Les Japonais surtout sont inabordables, égoïs­tes, orgueilleux et dissimulés. Les Chinois sont bien plus serviables et plus fidèles à leurs engagements.

Voici le départ, il faut remonter à bord. Nous avons de nouveaux passagers, qui ont visité les Sandwich tout à l'aise. Il y a deux parisiens: M. Krajesky et son cousin le jeune Levassor. Le premier voyage parce qu'il a de l'argent à dépenser. Il a pris avec lui son petit cousin pour lui montrer le monde; mais à 15 ans c'est trop tôt pour faire un voyage utile. 17

Je lis deux livres sur le japon par Dumolard et Weulersse, édités par Colin. J'y reviendrai.

Le 15 nous arrivons aux antipodes, à 180 degrés de latitude de Greenwich. On sait que le voyageur qui va à l'Est perd un jour en fai­sant le tour du monde parce qu'il a obligé le soleil à tourner une fois de plus, pour l'éclairer pendant 365 jours. Naturellement, il y a la réci­proque: celui qui vient vers l'ouest comme moi gagne un jour: en fai­sant lui-même une fois le tour, il ne laisse que 364 tours à faire au soleil.

Comment rectifier cela? Les Anglais ont adopté une règle à laquelle tout le monde se conforme. C'est au 180e degré qu'on double le jour si on va à l'est, et qu'on 18 supprime un jour si on vient à l'ouest. Nous étions le dimanche 15 au matin au 180e degré. Fallait-il supprimer le dimanche? C'était l'avis du capitaine, mais nous avons tous protesté à bord. Il fut convenu qu'on ferait consciencieusement le dimanche avec ses prières et ses récréations, et que le lendemain ce serait… le mardi.

18 - 19 - 20 - 21 - 22. C'est bien long! je lis beaucoup. je connaîtrai le japon avant d'y arriver. Le soir, les matelots japonais nous récréent. Ils nous donnent une scène de théâtre japonais que je reverrai à Osaka, puis des pantomimes: la statue de pierre et les monstres vivants: une sorte de tarasque mue par de petits japonais cachés dans sa cara­pace. 19

C'est bien le lieu pour faire une lecture sur l'Océanie et les Cana­ques.

Plusieurs des archipels de l'Océanie ont un chaud climat et une vé­gétation idéale. Ils offrent un délicieux séjour. Ce sont de nouvelles Cythères, comme on appelle une de leurs îles. Ils étaient habités par les Canaques, peuplades à la vie heureuse et facile. Mais les Canaques tendent à disparaître, comme les Indiens de l'Amérique.

Ils vivaient insouciants, parés de fleurs, grands amis des bains et habiles à la natation. Ils se nourrissaient de racines et de fruits, ils arra­chaient la patate et l'igname, ils cueillaient la banane, la noix de coco et le fruit de l'arbre à pain.

Mais les civilisés sont venus, et leur ont apporté la syphilis, 20 la variole, l'alcool empoisonné et les vices qui épuisent. Telle épidémie leur enleva, dit-on, jusqu'à 40.000 personnes.

Le capitaine Cook4) évaluait le nombre des insulaires d'Hawaii à 400.000. C'était sans doute exagéré. Ils étaient

100.000 en 1836

80.000 en 1850

70.000 en 1860

60.000 en 1870.

On en compte aujourd'hui 31.000 dont 3 à 9.000 métis.

A coté d'eux, il y a déjà 60.000 Japonais, 20.000 Chinois, 15.000 Portugais, 5 à 6.000 Anglo-Saxons. Les Canaques ont été convertis. Ils sont honnêtes, ils travaillent peu, mais ils s'étiolent. Ils ne sont plus que les serviteurs des envahisseurs. 21

LE JAPON

Le 23, voici le japon! J'aborde à Yokohama. Comme pour les Etats-Unis, je vais donner mes notes journalières, puis j'analyserai deux ou trois volumes. Le P. Bulteau nous attendait au port. Il est mission­naire au diocèse d'Akodaté dans le nord, mais il est venu jusqu'à Yokohama pour voir Mgr Tiberghien, son compatriote.

Yokohama, le plus vaste port du japon, est une ville cosmopolite par excellence, un petit Constantinople de l'Extrême-Orient. En 1858, lors­que le Shogunat5) décadent signa avec les Etats-Unis, l'Angleterre et la France, ces premiers traités qui devinrent pour le japon le point de départ de tant de merveilleux progrès, Yokohama n'était qu'un insi­gnifiant 22 petit village de pêcheurs. A peine fut-il déclaré port ouvert, qu'Américains, Anglais, actifs et infatigables quand il s'agit de business, s'y précipitent avec fièvre; travailleurs industrieux, ils firent, en moins de trente années, de cette plage basse et boueuse, une ville saine, largement tracée, qui offre l'apparence d'une de nos plus riches cités maritimes d'Europe.

Un canal entoure la ville basse qui forme comme une île reliée à la ville ancienne par une douzaine de ponts.

Nous débarquons sur le pier, grande jetée à charpente métallique, espèce de boulevard artificiel aux proportions gigantesques, qui s'a­vance à plus de 300 mètres dans la mer, œuvre colossale, qui permet aux plus grands bateaux de venir 23 accoster et de décharger immé­diatement sans le secours de chalands et de remorques les immenses cargaisons qu'ils recèlent dans leurs flancs.

De ce débarcadère, en se tournant vers Yokohama, le panorama dont on jouit étonne par son originalité. Le quai, ou le bund comme disent les Anglais, étale en avant, sur une ligne régulière, ses construc­tions européennes, élégantes et massives tout à la fois: luxueux hôtels, bureaux des compagnies maritimes, clubs princiers, bâtisses somptueu­ses des différentes administrations commerciales anglaises, américai­nes, françaises. A droite, les bruyants entrepôts des douanes japonaises élèvent leurs longs édifices de briques rouges; à gauche, derrière la vil­le commerciale, la gracieuse colline du Bluff, couverte par les villas des résidents, les consulats 24 de plusieurs puissances, étale la magnifi­cence de ses verdures. Dans le fond, des crêtes de collines embrumées, et dans le lointain, vaguement esquissé dans le ciel gris de l'automne, s'élève, au-dessus de cet ensemble, la silhouette orgueilleuse du Fujiyama, le roi légendaire des sommets du Japon.

C'est au Bluff que nous allons. C'est là qu'est la procure des mis­sions étrangères, avec le pensionnat des Frères de Marie et le couvent des dames de St-Maure. Le P. Bulteau nous égare, cela nous fait voir la ville. Il est difficile de se faire une idée des affaires qui se brassent au milieu du tourbillon effréné de cette ville. Dans le settlement, ou quar­tier étranger, dont l'espace est relativement restreint, en 25 dehors des nombreux commerçants dont les magasins étalent devant les pas­sants leurs vitrines, on ne compte pas moins, dit-on, de 76 agences générales, 8 grandes banques, 35 compagnies de navigations, 155 com­pagnies d'assurances, 19 consulats et légations et 12 clubs.

L'élément protestant et maçonnique est agissant à Yokohama. On n'y rencontre pas moins de 15 churches protestantes, appartenant à des sectes différentes et 17 loges maçonniques, dont plusieurs sont de véri­tables monuments d'architecture. La cathédrale protestante est très en vue avec ses deux flèches. La paroisse catholique est derrière et un peu plus modeste.

La ville chinoise, à la population mercantile, n'est remarquable que 26 par la sordide apparence et le mauvais entretien de ses maisons bariolées d'enseignes criardes.

L'immense quartier japonais déborde d'une activité dévorante. Il a gardé le cachet japonais: maisons basses, proprettes, gracieuses; costu­me élégant et politesse des manières que le voisinage du Yankee n'a pas émoussée. Quelques hautes cheminées d'usines qui montrent que le japon entre dans le mouvement industriel contemporain.

Le port offre un spectacle pittoresque avec ses vaisseaux de toutes nations, les sampans japonais, les jonques aux voiles carrées et les gra­cieux bateaux de pêche.

Au quartier japonais, délicieuses boutiques ouvertes, maisons de thé, sanctuaires, temples, théâtres, vendeurs 27 de coquilles et col­porteurs de toutes sortes d'étranges marchandises.

Nous voici aux Missions étrangères. Le P. Rey est procureur, le P. Pettier s'occupe de la paroisse. Ils nous reçoivent fort aimablement dans leur grande maison qui est une ancienne résidence avec un curieux jardin à la japonaise. L'aumônier des Frères de Marie, le P. Spenner, moins occupé que les Pères des missions, sera notre provi­dence ces jours-ci. Dès le premier soir, il nous fait faire un tour en ville. Nous allons au temple de la déesse Benten6), la Vénus japonaise: tem­ple de bois, assez bas, aux toits débordants; jardin de vieux arbres, bar­rière de bois laquée de rouge; bonzes nombreux; boutique où se ven­dent les heureux présages et les exorcismes. 28 A l'entrée du temple, le coffre à offrandes. Les fidèles offrent de maigres cierges mêlés d'en­cens. Que sont ces petits papiers collés aux grilles? Ce sont des prières que les fidèles ont mâchées pour se les rendre bien personnelles.

Il faut aller à Kamakura, la vieille capitale des premiers Shoguns japonais7), les anciens Maires du palais.

Autrefois, on faisait la route en palanquin, porté à dos d'hommes, le long de la route royale de Tokaïdo ou de la mer orientale. Aujourd'hui, on y va en 50 minutes par le chemin de fer. On quitte la gare bruyante de Yokohama et on s'engage dans une plaine fertile semée de villages. Les champs de mûriers abondent. Ce ne sont pas des arbres de belle venue comme en Italie, ce sont de petits arbris­seaux comme 29 nos vignes. Les villages ont de modestes maisons assez basses. Le faîte des toits est souvent planté d'iris.

Ça et là des bouquets de cèdres aux larges ramures noires abritent de petits sanctuaires. Nous suivons ensuite une longue vallée. Nous passons à Hadogaya, bourgade entourée de rizières, qui s'étagent dans la vallée, avec un bois de cryptomérias sombres sur la colline. Plus loin c'est Totsuka qui est encore égayé par les dernières fleurs de l'autom­ne. Nous traversons la grande route du Tokaïdo, bordée de cèdres plu­sieurs fois séculaires. C'est la route historique du japon, comme la Via Appia en Italie. Ici passèrent les cortèges princiers, les armées pittores­ques des âges féodaux, les fiers Shoguns, qui étaient plus que 30 des rois. La grande route a 520 kilomètres de longueur.

A la station de Ofuna, changement de train. Nous allons mainte­nant vers l'Est. Ça et là, des futaies de hauts bambous me rappellent le Brésil. Nous descendons vers la mer, c'est là dans une large plaine qu'était Kamakura, la vieille capitale fondée au XIIe siècle par Yoritomo, le premier des Shoguns. Ce titre de Shogun existait déjà avant le XIIe siècle, il signifiait «généralissime», mais il prit une autre signification en 1192, quand le Mikado le décerna au chef de la noble famille des Minamoto. Il fut dès lors équivalent au titre de lieutenant général de l'empire. Ce fut entre les mains des Shoguns 31 que, depuis cette époque jusqu'en 18688), résida l'autorité réelle.

Kamakura devint un centre à la fois militaire et aristocratique, la splendeur de ses fêtes surpassait celle de Kyoto même.

Aujourd'hui, c'est un modeste village dans une plaine boisée et fleurie. Il ne reste de son ancienne splendeur que le temple de Hachiman et la statue de bronze du Dai-boutsou.

Une longue avenue de pins tortueux et vieillis conduit au temple. On traverse le fossé de l'enceinte sur un vieux pont de granit bien con­servé. On passe près d'un kiosque où les prêtresses shintoïstes exécu­taient leurs danses symboliques, et on arrive à l'escalier majestueux 32 qui monte au temple. Près de l'escalier, un vieux témoin des siè­cles, un arbre de sept mètres de circonférence. En haut le temple d'Hachiman, Dieu de la guerre. C'est le temple japonais, au toit sail­lant, aux corniches finement sculptées et ouvragées, aux colonnes de bois dont la sveltesse rivalise avec nos colonnades de marbre. Mais tout cela est vieilli et poudreux. Il ne reste que des fragments incomplets des peintures et des laques qui ornaient l'intérieur. C'était un temple shintoïste sans statues. Cette religion représentait l'idée de Dieu par des symboles: un miroir, un globe et un sabre.

Un autre reste mémorable de l'ancienne capitale est le Dai­Boutsou, la grande statue en bronze de Bouddha. 33

La statue a 17 mètres de haut. Elle était, à l'origine, abritée sous un temple, mais aujourd'hui elle est en plein air. Bouddha est assis sur un piédestal de granit, il a les jambes croisées. Ses yeux fermés symboli­sent sa contemplation. Il est dans le Nirvana. C'est le Bouddha japo­nais, Amida, le Dieu suprême. Devant la statue se dressent deux vases énormes de bronze, contenant des fleurs symboliques de lotus. Le lotus est le lis des marais. La blanche fleur qui s'élève au-dessus de l'eau troublée des marécages symbolise gracieusement la vertu qui se conserve pure au milieu des eaux fangeuses du monde. Il y avait là des étudiants qui prenaient des notes. Ils 34 avaient plutôt l'air de touri­stes ou d'archéologues, que de dévots à Bouddha.

Un peu plus loin que Kamakura est Eno-Shima, une île sacrée, reliée au rivage par un pont de bois. Il y a là des sanctuaires et une grotte mystérieuse. Mais je n'ai pas le temps d'aller jusque là. J'aperçois de loin le rocher dédié à la déesse Benten, et le père qui nous conduit nous dirige vers Youmoto, gracieuse bourgade avec un temple shintoïste, devant lequel se dressent d'énormes camphriers qui sont là comme des arbres sacrés. De là nous montons dans les monta­gnes d'Hakone9), jusqu'à l'hôtel Fujiya, qui est un lieu de villégiature. C'est une ascension de deux heures. Mais nous avons 35 des pousse-pousse ou rikcha10), sorte de voitures d'enfants à deux roues dont les conducteurs se nomment des kuruma. Comme l'ascension est raide, il faut deux kourouma pour chacun; l'un tire et l'autre pousse la voitu­rette.

Toute la route est boisée: les lianes, les fougères arborescentes y abondent.

L'hôtel Fujiya est le principal de la station thermale de Miyanositha dans une site superbe. Sur le chemin, quelques petites fermes et des maisons de thé. C'est là une spécialité chinoise et japonaise; on s'assoit là sur la natte; le thé n'est guère que de l'eau tiède, aussi on en a à volonté, on suce un bonbon en le buvant. Ce n'est pas bien cher.

Cet hôtel est grandiose. 36 Il a son quartier européen et son quar­tier japonais, on choisit.

Derrière l'hôtel, une cascade descend des rochers; devant l'hôtel, jardin japonais avec des arbres tourmentés; horizon étendu sur toute une région alpestre. Nous entrons à l'hôtel et le personnel nous fait la salutation japonaise, c'est-à-dire qu'ils se jettent tous à genoux et le front à terre. Le patron parle français et ses jeunes filles aussi, elles ont été élevées au couvent. C'est une famille catholique. La table est de première classe: il y a des mets européens et japonais, mais tout est très soigné.

Le lendemain, nous voulions continuer le voyage par le beau lac d'Hakone, une des merveilles du japon, mais il pleut. Le mieux 37 est de redescendre à Yokohama par le chemin de fer qui nous a amenés.

Nous demandons le compte à l'hôtel. Le patron nous dit que ce n'est rien pour les Pères. Nous étions à quatre et nous avions mangé comme des voyageurs en montagne. Le catholicisme enseigne l'hospi­talité même aux maîtres d'hôtel.

Le soir, à Yokohama, visite aux Frères Marianistes et aux Soeurs de St-Maur. Ces Frères ont quatre grands collèges au japon: à Yokohama, à Tokyo, à Osaka, à Shimonoseki.

Et on les chasse de Paris! Les sauvages ne sont pas où l'on pense. Les Soeurs de St-Maur s'agrandissent sans cesse au Bluff de Yokohama, elles tiennent école, pensionnat, orphelinat, asile de la Sainte-Enfance. C'est un monde 38 et tout cela est admirablement tenu.

Dans la soirée, visite aux rues marchandes. C'est dans le program­me. Il y a là tant de choses artistiques et curieuses! C'est un musée. Voici les poteries, les belles poteries japonaises de tout style, puis les bronzes: il y en d'anciens et de modernes, d'authentiques et de faux. Il passe tant d'acheteurs à Yokohama! Après cela les ivoires, statuettes et bas reliefs, les soieries, les peintures sur soie et sur papier de riz. Il y a aussi des curiosités. Mgr Tiberghien achète un vieil édit de persécu­tion: placard en bois, qui s'affichait dans les villages.

Le 26, en route pour Tokyo. Le P. Spenner a l'amabilité de nous conduire. 39 De Yokohama à Tokyo, 18 milles, une demi-heure en chemin de fer, c'est une promenade. Mais il y a des merveilles sur le chemin, qui nous retiennent. Nous descendons à Kawasaki, où il y a un sanctuaire dédié à un saint prêtre shintoïste, un Kannuchi, c'est le nom de ces prêtres.

Mais ce n'est pas Kawasaki qui nous arrête, nous prenons là le tramway pour Haneda, un des pèlerinages les plus populaires du japon. Haneda est sur la rivière de Cristal près du Golfe. On y vend une infinité d'huîtres et de coquillages, cela ajoute au charme du pèle­rinage. Mais le grand intérêt d'Haneda, c'est le temple d'Inari11). Le génie du lieu, c'est le renard. (La déesse Inari, protectrice de la cultu­re du riz est moins honorée que le renard qui passe pour son messager divin). On l'honore et on le prie pour 40 qu'il protège les campa­gnes au lieu de les dévaster. On approche du sanctuaire par une allée de boutiques, où l'on vend des souvenirs, des aliments, des galettes à offrir au dieu, des statuettes du renard, des images, des lanternes de couleur…

A côté est une allée de torii. Les torii, ce sont des propylées, des arcs de triomphe, mais bien simples, un portique en bois noir, de la forme de nos portiques de gymnastique. Il y en a toujours plusieurs devant les temples shintoïstes.

Les Egyptiens n'ont-ils pas aussi des propylées devant leurs temples?

Les pèlerins offrent aux dieux des torii de toute taille. On les dresse l'un contre l'autre. A Haneda, il y en a tant que cela forme comme un portique couvert, où 41 l'on peut se promener.

Il n'y a pas là un temple imposant, mais de petits sanctuaires dans un site pittoresque, au milieu des rochers et des vieux arbres. Ici, c'est la retraite du renard sacré, là sont des prêtres qui vendent des sorts, des billets qui promettent le bonheur; là sont logés d'autres animaux voués aux dieux, des chevaux, des lapins, des pigeons. Les pèlerins leur apportent du grain.

Le plus curieux est le sanctuaire du renard. Les pèlerins ont acheté des galettes sur le chemin. Ils passent devant un prêtre qui purifie les offrandes par le feu. Oh! c'est bien simple: il fait jaillir une étincelle du briquet au-dessus de l'offrande et c'est fini. Le pèlerin porte alors la galette au renard. Un prêtre reçoit les galettes au nom de l'animal sacré. 42 Le pèlerin s'agenouille, il se frappe les mains, il incline le front, il vénère et prie le renard; puis avec des cuillers préparées là, il tire à travers les barreaux de la cage du renard un peu de sable mêlé de fiente; c'est une relique dont il aspergera ses champs pour les ren­dre fertiles. J'ai oublié d'en rapporter, c'est dommage!!!

Près du sanctuaire, une butte avec des rochers forme un belvédère. On a de là une vue étendue sur le golfe de Tokyo, car Tokyo aussi est un port de mer, mais sans profondeur. Le grand port de commerce est à Yokohama.

A 1 heure, nous sommes à Tokyo, nous déjeunons au buffet puis nous allons à la maison. Au buffet, on sert à l'européenne et à la 43 japonaise. J'ai voulu essayer les bâtons pour manger. C'est peu commo­de, mais avec le temps on s'y mettrait.

C'est la gare du quartier de Shimbasi. Elle est modeste. Devant elle une place irrégulière, poussiéreuse ou boueuse, suivant le temps qu'il fait, entourée de maisons banales à deux ou trois étages, restaurants et hôtels garnis avec des enseignes criardes, en anglais ou en français. Là stationnent des pousse-pousse, des landaus, des tramways. C'est le pre­mier aspect de Tokyo, il n'est pas imposant. Nous passons un pont de granit, et nous voilà dans la Guinza [Ginza], le Broadway, la Grande Rue de la ville européanisée, une rue presque américaine, avec des magasins, des hôtels et des banques, 44 modeste boulevard planté de saules, avec de vulgaires poteaux télégraphiques. Mais nous nous hâtons vers le quartier européen, et nous arrivons à la Mission, en face d'un établissement protestant. La cathédrale catholique est modeste. La maison des missionnaires est vaste. C'est le bon P. Evrard qui nous reçoit. Il est vicaire général et il administre le diocèse depuis la mort de l'archevêque. Il y a un archevêque nommé, le P. Bonne, supérieur du séminaire de Nagasaki, mais il n'a pas encore accepté.

Nous demandons au P. Evrard où en est la mission. Nous avons, dit-il, six paroisses à Tokyo, 70.000 catholiques au Japon, autant que les protestants 45 et le double des schismatiques russes, mais l'apostolat est devenu difficile depuis que les japonais sont enivrés de leurs victoi­res.

Le bon Père, quoique souffrant, nous fait faire une première pro­menade. Nous visitons le Hibya Parc, le plus modeste des trois grands parcs de la capitale. Il abonde en beaux arbres, chers aux Japonais, les cerisiers et les cryptomérias, mêlés de bien d'autres essences. Nous allons jusqu'aux abords du palais impérial et nous revenons par la Guinza.

Tokyo est une ville immense, qui s'étend sur 200 kilomètres carrés, et qui compte deux millions d'habitants. Elle se compose de trois par­ties distinctes: au centre est le palais impérial, 46 construit sur l'em­placement de l'ancienne citadelle et entouré d'une enceinte féodale. L'habitation impériale, de style japonais, disparaît derrière les hautes murailles de l'enceinte et la haute futaie du parc.

Le ministère de l'intérieur, qui est adjacent au palais, est une gran­de bâtisse de briques sans architecture originale. Nul n'est admis à visi­ter la demeure sacré du Mikado. On sait qu'elle renferme de riches boiseries sculptées, des plafonds à caissons dorés et des tentures d'étof­fes de brocart, œuvres de l'industrie japonaise, mais aussi des meubles confortables et plus au moins gracieux venus de Berlin. Le palais avec ses dépendances est entouré d'un large 47 fossé, qui n'a pas moins de trois kilomètres de tour. Auprès de ce centre principal est groupée la deuxième partie de la ville, qui contient les ministères, les ambassa­des et de nouvelles rues du genre américain. Cette partie a aussi son enceinte. Au-delà commence la vraie ville de Tokyo, qui est comme un immense village aux rues étroites et souvent tortueuses avec des mai­sons de bois toutes basses et ouvertes sur la rue. Mais il faut ajouter que l'administration commence à éventrer ce quartier par de larges boulevards, pour y laisser courir les tramways.

Le soir, nous faisons la connaissance du P. Balette et du P. Papinot, deux missionnaires érudits qui connaissent à fond le japon et sa lan­gue. 48

Le 27, nous repassons auprès du palais et nous allons voir le Shiba parc et ses temples et mausolées. C'est au palais des vieux Shoguns qu'habite l'empereur Mutsuhito [Mutsu-Hito]. Il devait sortir ces jours-ci pour aller prier le Dieu de la guerre au temple de l'esplanade militaire, non loin de notre cathédrale, mais le souvenir d'un récent complot n'est pas effacé, il juge plus prudent de s'excuser sur le mau­vais temps et de rester en son château. Le prestige du Fils du soleil12) baisse au japon. A la vue de ces ponts-levis qui ne se relèvent plus, dit l'écrivain Ribaud, on se rappelle involontairement cette féodalité tur­bulente du XVIIe siècle, avec son cortège brillant de samouraïs13) aux deux sabres. On essaie de reconstituer 49 ces défilés des Daimios [Daimyos]14) aux costumes étincelants et leur escorte de guerriers venant chaque année de tous les points de l'Empire payer au Shogun le tribut de leur vasselage et de leur respect. Toute cette époque, où régnaient la gloire et le casse-tête, où le combat s'ouvrait au son de la conque marine, en présence de ces vieux témoins, revient naturelle­ment à l'esprit.

Et maintenant ce palais des Shoguns, autrefois inaccessible, s'ouvre de temps à autre aux profanes. Les étrangers même peuvent y péné­trer. A certaines époques, pendant la floraison des chrysanthèmes, par exemple, on y donne comme dans nos cours d'Europe, des fêtes de gala, pendant lesquelles, au milieu des pompes royales, retentissent les symphonies 50 vibrantes des orchestres interprétant nos grands maî­tres. Les échos de ces antiques murailles doivent être bien étonnés de répéter des accents aussi insolites et barbares…

Nous allons au parc de Shiba où s'élèvent, au milieu des bouquets de camphriers séculaires et de cryptomérias, les mausolées et les tem­ples de famille des Tokugawa et spécialement du deuxième Shogun.

Deux temples surtout nous arrêtent près desquels s'élèvent les mau­solées de quatre princesses. Il y a un grand temple bouddhiste en reconstruction, à la suite d'un incendie, il sera brillant d'or et de cou­leur, mais il n'a pas l'intérêt artistique des vieux temples de Nikko. J'y assiste à un office chanté par les prêtres bouddhistes. Je suis frappé de 51 l'analogie de leurs cérémonies avec certains rites de nos églises orientales. Le bouddhisme a connu nos coutumes religieuses par l'Inde et la Mésopotamie.

Les prêtres bouddhistes ont des chapes de soie de diverses couleurs. Ils chantent des chants nasillards. Ils offrent de l'encens et des gâteaux de riz; leur autel a des cierges allumés. Un pareil temple avec une grande nef plus large que longue et ses trois autels ornés de statues pourraient être transformés en église chrétienne.

Nos églises gothiques paraissent si dépaysées là-bas!

A côté, un temple shintoïste est bien plus simple. Il a une nef pour la prière mais pas d'idoles. Un rideau ferme le sanctuaire, qui ne con­tient que de symboles des 52 attributs divins, le miroir, le globe et le sabre.

A midi, nous dînons chez le P. Drouart de Lezée, curé de la paroisse de l'Immaculée Conception. Ce Père est de Douai. Il a des ressources personnelles et un grand zèle. Il a construit une grotte de Lourdes. Il a un orphelinat et il publie des tracts et des conférences en langue ja­ponaise pour aider tous les missionnaires du japon dans leur propa­gande.

L'après-midi, grande promenade à l'Université et au parc d'Ouéno [Ueno], avec le P. Heck des Marianistes.

L'Université est dans le parc de l'ancien château d'un noble Daïmio [Daïmyo]. On entre par une porte d'honneur semblable aux riches pylônes de bois 53 sculptés et laqués qui précèdent les temples. Les divers collèges et les édifices universitaires sont semés dans le parc. Les étudiants ont pour leurs récréations de beaux ombrages et les rives fraîches d'un étang poissonneux. La bibliothèque a toute l'ampleur des nôtres. On nous y fait voir des rouleaux précieux, qui reproduisent les livres sacrés de l'Inde, avec des miniatures aussi fines que celles de nos meilleures écoles classiques.

Je visite aussi les appareils de sismographie, où sont enregistrés tous les mouvements sismiques du globe et surtout les tremblements de ter­re si fréquents au Japon.

Nous n'avons rien de plus parfait en Europe. Deux fois, dans mon court séjour au japon, 54 j'ai senti trembler le sol, c'est si fréquent là-bas! Les japonais disent qu'il y a sous leur pays une baleine qui se remue souvent.

L'archipel japonais compte 165 volcans, dont 64 en activité.

L'Université compte 300 professeurs et 5.000 élèves. Le P. Heck y fait des cours de latin.

Les dépenses annuelles s'élèvent à deux millions de yens, environ cinq millions de francs.

Les étudiants ont bonne figure. Beaucoup portent des lunettes, sans doute pour imiter les Allemands.

Pour la philosophie et la médecine les professeurs suivent les méthodes allemandes. Qu'est-ce que gagnera le japon à se nourrir de la philosophie nébuleuse de Kant?

Les élèves des écoles primaires 55 portent des jupes, roses ou bleues, suivant leur âge.

Sur le chemin, je rencontre un convoi funèbre, le mort est porté dans un palanquin. Il est replié comme un poulet dans l'oeuf; c'est, paraît-il, le symbolisme de sa renaissance future dans la métempsycose.

Les paysans qui apportent leurs produits de la campagne ont aujourd'hui le costume des jours de pluie: leur manteau et leur cha­peau en forme de parasol sont de véritables toits de chaume faits en paille de riz ou en joncs de marais.

J'arrive au grand parc d'Ouéno, les Champs Elysées et le Bois de Boulogne de Tokyo. C'est près de la gare du même nom, d'où je parti­rai pour Nikko. 56 Ce parc magnifique occupe une vaste étendue sur la colline d'Ouéno. Il servait anciennement de résidence à la vieille famille des Tado. En 1825, Yemitsu, le grand bâtisseur, s'en empara afin d'y élever une série de temples qui devaient surpasser en splen­deur les plus beaux monuments de l'Empire. Il mit son projet à exécu­tion. Mais les incendies et les guerres civiles de la révolution de 1866 ne respectèrent point ces merveilles artistiques. Il n'en reste que des fragments épars, capables de rappeler aux générations à venir les anciennes munificences shogunales.

Sur l'emplacement de ces temples, s'élèvent de grandes bâtisses européennes: musées, école des beaux-arts, palais d'expositions, bibliothèque publique et jardin zoologique richement pourvu. 57

Du haut de l'esplanade qui domine l'entrée, on peut contempler l'ensemble de la ville: un village infini aux petites maisons bien serrées. Ça et là émergent les toitures hautes et recourbées des tem­ples. Au loin domine la belle coupole dorée de l'église russe. Près de la gare est la fameuse tour de briques à dix étages, où l'on grimpe pour mieux voir le panorama de la ville.

En avançant dans le parc, nous laissons à gauche le gracieux lac de Shinobazu émaillé de lotus avec son îlot célèbre dédié à la déesse Benten, mais ô contraste! le lac est entouré d'une piste pour les bicy­clettes!

Plus loin, c'est une avenue de vieux cerisiers pleureurs, puis une colonnade d'énormes cryptomérias aux noirs branchages. Puis des massifs de verdure, peignés 58 avec soin, annoncent l'approche des musées. Voici d'abord un long bâtiment d'aspect modeste, qui sert de palais d'exposition. Il y a justement le Salon de peinture annuelle, entrons. C'est très vaste et très varié. Il y a comme chez nous tous les genres, il y a de belles choses et des horreurs, et trop d'imitations de nos écoles nouvelles. C'est une période de tâtonnements. Quelques artistes copient ou imitent les grandes écoles anciennes, celle de Tosa et de Kano15), et c'est eux qui ont raison. L'art japonais devrait se ratta­cher à ses traditions, tout en donnant un peu plus de naturel à son dessin et à son coloris. D'autres ont étudié à Paris et copient nos styles décadents (et toutes nos fantaisies impressionnistes); cela doit paraître aux vieux Japonais de la pure barbarie. 59

J'aurais voulu importer des paysages et des temples, d'un style sobre et gracieux. C'est le japon même que j'aurais rapporté, en peinture, mais…

Plus loin est le musée militaire, avec toutes sortes d'armes ancien­nes, canons de bronze et même de pierre, sabres et escopettes, de bel­les armures de l'ancienne noblesse, des casques grimaçants, des lames et des cuirasses damasquinées et beaucoup de souvenirs des guerres de Chine et de Russie.

Le soir, visite au quartier d'Asakusa, au temple de Kouan-on. L'avenue du temple est une foire perpétuelle. On y vend des objets de dévotion, des aliments, des jouets, il y a des théâtres populaires et même des cinémas. A cette saison il y a des expositions de chrysanthè­mes qui ne ressemblent guère aux nôtres! 60 Chez nous, on recher­che la beauté et le coloris de la fleur. Ici, on fait des dessins, des man­nequins, des bateaux, avec les fleurs coupées, ou bien on contourne les plantes et on les force à prendre des aspects bizarres.

Au fond de l'avenue est le temple où l'on monte par un vaste esca­lier. Ici, pas de nattes, on ne se déchausse pas. C'est un temple popu­laire et sale. Des pigeons innombrables y souillent tout. Le peuple s'y presse et s'y coudoie. La statue presque usée n'a plus de forme. Les gens la caressent pour en tirer des grâces de santé et de bonheur. Ils s'agenouillent, sonnent une sonnette ou battent des mains pour attirer l'attention de la nativité [=de l'idole : cf. «Règne», 1913, p. 174]; 61 ils marmottent quelques prières, battent encore des mains et s'en vont, en jetant une pièce de monnaie dans le coffre aux offrandes. C'est une parodie de nos pèlerinages populaires.

En rentrant, nous passons devant le grand théâtre. Comme édifice, il vaut un théâtre de foire, mais aujourd'hui on lui a fait une façade de fleurs où brillent une infinité de lanternes de papier aux dessins grotesques, c'est que le prince chinois Si-Un y est invité à une séance de gala.

Le 28 et le 29, j'allai à Nikko, mais pour ne pas mêler les deux villes, je note d'abord le complément de ma visite à Tokyo, dans la journée du 30. 62

Enseignement catholique

Le matin du 30, je visite le beau collège des Marianistes. Il est large­ment établi et on espère y ajouter prochainement un grand parc: un millier d'élèves, la plupart païens; 50 catholiques et 50 catéchumènes. Les élèves appartiennent à la haute classe de la société: il y a des fils de ministres et de généraux. On goûte à Tokyo l'éducation française. On emploie comme auxiliaires des professeurs séculiers, même païens. Les catholiques seuls assistent aux cours de religion.

On peut se demander quel est le profit spirituel d'une pareille œuvre. Nous pensons qu'il est grand. L'aristocratie japonaise apprend là à estimer et un peu à aimer les missionnaires. Cela amène peu de con­versions immédiates, mais c'est 63 un rapprochement qui diminue la séparation et les divergences de vues. A midi, je dîne chez les Pères jésuites, ils sont trois: un allemand, un américain et un français. Ils sont là depuis deux ans. Ils étudient le terrain et se préparent à faire une œuvre d'enseignement. On ne peut pas penser à une université complète, mais ils pourront prendre une spécialité, des cours de scien­ces, un observatoire, etc. Ces Pères sont des orientalistes qui ont déjà à leur actif des publications importantes. Les Pères Dahlman et Hoffmann représentent l'Allemagne et l'Amérique, le P. Boucher est français, il a eu l'amabilité de nous promener l'après-midi. Nous avons revu le parc d'Ouéno et ses musées. 64 Bien intéressant, le musée des beaux-arts et d'histoire! Un ancien char princier rappelle les voitu­res impériales de Versailles mais avec le cachet des peintures japonai­ses; les robes de cour, composées parfois de sept kimonos s'entr'ouvrant l'un sur l'autre; les armures farouches, les bronzes grimaçants, les cof­frets de laque, les cloisonnés grands et petits, les vases de tout style, les paravents, albums et peintures anciennes, les sculptures de bois, si fines et si variées. C'est un éblouissement.

Plus loin, c'est le jardin zoologique avec les chameaux de Thibet, les cerfs, les ours blancs de Sibérie et les canards chinois bariolés comme des arlequins. 65 Près du jardin, une imposante forêt de cryptomé­rias abrite les tombeaux de six Shoguns et de plusieurs princesses. Leurs tombes en bronze ou en pierre sont d'ailleurs fort simples.

C'est fini de Tokyo. Nous partons pour Nikko, la merveilleuse Nikko. A la gare d'Ouéno, une bascule automatique. Dans le wagon, plusieurs japonais de haute condition vêtus à l'européenne. Quelques-uns parcourent un journal; un jeune officier, drapé dans son uniforme allemand et fumant un cigare, lit attentivement un journal anglais.

Une jeune fille gonfle son oreiller de caoutchouc et s'en amuse. C'est trop de modernisme.

En route, voici d'immenses rizières où travaillent quelques labou­reurs, 66 et, ça et là des bouquets de pins au noir feuillage. Plus loin, les cultures de thé aux touffes vertes, qui donnent un si bel aspect aux campagnes japonaises. Le thé se cultive là-bas, comme la vigne chez nous, de préférence sur les pentes et les coteaux. De temps à autre un petit village aux maisons coiffées de chaume vieilli. Nous côtoyons la vieille route de Nikko avec ses rangées de pins séculaires. C'est là que passaient les convois funèbres qui portaient à Nikko les dépouilles des Shoguns. C'est une route de pèlerinage, qui a encore ses foules dans les grands jours, car les temples de Nikko sont le grand pèlerinage du japon. Aussi c'est là qu'il faut voir les costumes nationaux: les vieillards 67 vêtus de blanc, les paysans au vaste chapeau de chaume.

En approchant, voici les vallées étroites, les torrents, les montagnes boisées, les paysages alpestres, car Nikko est à 600 m d'altitude. Débarqués à la gare, nous montons une longue rue marchande où s'accumulent les magasins de souvenirs et de curiosité, et nous voici en face de la montagne sainte. Un pont de bois mystérieux tout orné de laques traverse le torrent. C'est le passage réservé à l'empereur. Nous restons en deçà des ponts et nous nous installons à l'hôtel Kanaya, qui nous avait été recommandé par notre ami le Maître d'hôtel de Miyanositha.

Cet hôtel de Kanaya me conviendrait pour un séjour de repos, 68 il est si bien situé! Il domine le torrent et il a vue sur le bois sacré et ses temples qui sont encadrés par un cirque de montagnes. L'hôtel a deux pavillons, l'un pour les européens, l'autre pour les japonais. Nous allons là, ce sera plus original mais on nous donne des chambres mix­tes, où il y a un lit d'Europe dans un cadre japonais, c'est-à-dire dans des chambres aux cloisons de bois et de papiers, aux tapis de nattes, avec des ornements imités du vieux style, des vols d'oiseaux aquatiques et des paysages aux perspectives heurtées sur les cloisons.

Nous allons vite voir la merveille, le fameux temple de Jeyasu [Iyeyasu]16). Les japonais ont bien conscience de la beauté de ces tem­ples. Les Espagnols disent: Qui n'a pas vu Séville 69 n'a pas vu de merveille: Sevilla rime avec Maravilla. Les japonais disent: Qui n'a pas vu Nikko n'a pas vu Kekko. Or dans leur langue, Kekko, c'est une mer­veille.

En 1616, pour obéir aux ordres de son père, qui voulait être enterré dans la montagne de Nikko, le Shogun Hidetada17) envoya deux hauts officiers avec mission d'explorer le pays et de choisir le plus beau site. Ils choisirent avec goût, car le site est impressionnant. On se mit bien vite à l'œuvre, et rien ne fut épargné pour faire une œuvre grandiose. Les plus beaux cèdres de la forêt furent sacrifiés et l'ouvrage fut achevé en deux ans.

C'est en 1619 que s'achemina le convoi funèbre par la grande ave­nue de cryptomérias, de Tokyo à Nikko. 70 J'aime à me représenter les splendeurs de ces cérémonies funèbres, comme on les voit des­sinées sur de vieux paravents du musée. C'était un défilé interminable de costumes de cour somptueux, de guerriers aux armures effrayantes, de chars et de palanquins, d'étendards ornés de dragons, et de corps de musique aux instruments bizarres.

Mais quel était ce Jeyasu, qui est devenu un demi-dieu populaire? Son histoire est très intéressante.

J'ai noté plus haut, à propos de Kamakura que le Shogunat, avec l'autorité d'un dictateur ou d'un maire du palais, avait été fondé au XIIe siècle par Yoritomo, chef de la famille noble des Minamoto.

Mais à la fin du XVIe siècle, Jeyasu, descendant de la même famille 71 prétendit que l'héritier du Shogunat, le jeune prince Hideyori, n'était pas légitime, et il le supplanta. Mais cette révolution ne se fit pas sans une violente guerre civile, analogue à notre ligue18) qui prit fin par la victoire de Henri IV.

Jeyasu est regardé comme le plus grand génie politique, qui ait paru dans l'histoire du japon. On le compare à Annibal et à César, pour l'habilité militaire, l'audace et l'énergie. Il était gouverneur des provinces orientales, et il avait été chargé d'y préparer une belle armée pour envahir la Corée. Ses nobles Samouraïs lui étaient tout dévoués. Mais les provinces du Sud s'étaient coalisées en faveur de Hideyori. C'est près du. lac Biwa, au centre de l'île, qu'eut 72 lieu la grande bataille qui décida pour deux siècles et demi du sort de l'empi­re. Jeyasu disposait de 75.000 hommes, et les coalisés en avaient 128.000. Mais ceux-ci étaient moins enthousiastes et moins unis, ils furent vaincus. La lutte fut effroyable. Il y eut, dit-on, 40.000 hommes décapités; Jeyasu entra en triomphe à Osaka. Kyoto et les autres villes se soumirent. Le Mikado19) reconnut Jeyasu comme Shogun et comme vrai chef de la famille des Minamoto.

Tous les Samouraïs vinrent lui rendre hommage en son palais de Yedo. Ses successeurs détinrent le pouvoir jusqu'en 1868 [9.IX.1867]. La revanche tardive des provinces du midi détruisit le Shogunat et rendit le pouvoir effectif au Mikado. 73 Jeyasu ne fut pas seulement un grand général, mais aussi un habile politique et un grand législa­teur. Il persuada au Mikado que désormais les empereurs fils du ciel feraient bien de rester dans leur palais de Kyoto comme médiateurs entre leurs sujets terrestres et leurs divins ancêtres, sans s'occuper des affaires temporelles de la nation, et les Mikados en furent si bien con­vaincus que cela dura jusqu'à nos jours.

Jeyasu donna ensuite des règlements à toute la noblesse féodale, puis il fit rédiger un nouveau code de lois pour tout l'empire. La pre­mière partie de ce code contient des préceptes généraux de morale, tirés 74 des écrits de Confucius et de Mencius20). Ces préceptes sont relatifs aux devoirs entre les souverains et les sujets, entre les parents et les enfants, entre les époux, entre les frères et les concitoyens. Toute l'organisation sociale repose sur la famille, où le père a tout droit et toute responsabilité. La famille se perpétue, au besoin, par l'adoption. Elle se débarrasse des sujets vicieux par la démission ou l'émancipation. Viennent ensuite des lois pénales très détaillées.

Mais cet homme puissant fit dans sa politique extérieure une faute qui eut des conséquences irrémédiables. A cause de quelques vilenies des Portugais et des Hollandais, il prit en haine le christianisme et l'Europe. Le japon comptait 75 déjà un million de catholiques, et il aurait pu en peu d'années entrer dans le concert des nations civilisées, mais Jeyasu ouvrit l'ère des persécutions, qui dura plus de deux siècles.

Le japon se tourna alors vers la Chine et lui emprunta sa philo­sophie, sa littérature, sa médecine et le reste, et il se figea dans ces méthodes arriérées, pendant que l'Europe progressait rapidement.

Mais pourquoi Jeyasu avait-il voulu reposer à Nikko? C'est que Nikko était déjà depuis des siècles un lieu sacré, un centre de pèlerina­ge. Déjà au VIIIe siècle, un bonze fameux, après une prétendue vision, avait élevé là le monastère des quatre dragons ou des quatre génies: le dragon d'azur, 76 l'oiseau vermillon, le tigre blanc et le sombre ou noir guerrier (Avait-il eu connaissance des visions d'Ezéchiel?). D'autres temples s'y étaient ajoutés. Au neuvième siècle, le célèbre Kobo-Daishi21), orateur et artiste, au retour d'un voyage en Chine avait gagné le japon au bouddhisme, en persuadant aux japonais que leurs dieux n'étaient que des incarnations de Bouddha. Ce fut lui qui donna à ces montagnes le nom de Nikko, splendeur du jour. Il y fit élever trois temples nouveaux. Tous ces sanctuaires furent ensuite richement do­tés par les Mikados et les Shoguns.

Au XVIe siècle, on comptait à Nikko 36 grands temples et 300 petits. Mais l'avant dernier 77 Shogun de l'ancienne race, très hostile au bouddhisme les avait fait détruire en grande partie. Il n'en restait plus que neuf. Mais quand le tombeau de Jeyasu fut construit là, on releva également les vieux temples et on y multiplia les richesses et les œuvres d'art.

Je passe donc le torrent, le Daiya-Gawa, sur un pont vulgaire parallè­le au pont divin, ou Pont-Rouge réservé aux princes. La couleur vive de ce pont mystérieux tranche harmonieusement sur les sombres cryp­tomérias qui bordent la rivière. Une légende ne devait pas manquer de s'y rattacher. Elle est citée par Rudyard Kipling22): le Shogun Yemitsu avait admiré ce site: le fond bleu des montagnes, les cryptomérias grandioses, la rivière 78 bouillonnante et blanche d'écume. Voilà, dit-il, de bons éléments pour former un paysage; il n'y manque qu'un peu de couleur pour rehausser l'ensemble. Il plaça au pied des arbres immenses des enfants habillés de bleu et de blanc et se recula pour juger de l'effet. Enhardi par les allures paisibles du grand homme, un vieux mendiant s'approcha, demandant une aumône. Or, c'était un des privilèges des grands d'essayer le fil de leur sabre sur les mendiants et autre bétail de ce genre. Importuné dans sa contemplation, le monarque décapita le vieux vagabond. Yemitsu sourit.

Balayez, dit-il, cette guenille et que l'on bâtisse ici un pont de la même couleur que la tache rouge qui souille cette pierre! 79 Ainsi le Shogun perfectionna le paysage…

Une autre légende rapporte que le premier ermite du lieu avait vu un génie noir et rouge jeter là deux serpents qui s'étaient arc-boutés pour lui faire un pont. Il avait imité le pont de la vision et les Shoguns l'avaient développé plus tard.

On dit que ce pont a huit siècles. Il a toujours été admirablement entretenu. Les traverses de cèdre reposent sur d'élégants piliers de granit. Les laques du passage et du parapet sont relevées par des pla­ques de métal ciselé aux nuances dorées.

Passé le pont, je rencontre bientôt à gauche une magnifique pago­de aux cinq toits chinois superposés, peinte en couleurs vives, vertes, rouges et or, 80 magnifiquement conservées sous les couches de laque. C'est un sanctuaire bouddhiste. Plus haut à droite, deux tem­ples: le sanctuaire shintoïste de Futa-ara-Jinga et le temple des trois Bouddhas.

Une allée de cèdres imposants conduit à ces temples et aux mau­solées des grands Shoguns. Ces arbres ne le cèdent en beauté qu'aux grands séquoias de Californie. Ils lancent vers le ciel leurs troncs lisses et s'épanouissent ensuite en sombres branchage qui se rejoignent et forment une voûte mystérieuse.

L'avenue conduit à un jardin japonais qui précède les monuments. Là c'est un véritable éblouissement, une cité mystique, une multitude de petits et de grands temples bariolés de rouge et de vert, aux énor­mes 81 toitures noires parsemées de médaillons d'or. Les japonais aiment tout le décor, la richesse des détails et le miroitement des cou­leurs! Les ors, les laques et les bronzes sont semés avec goût dans tout cet ensemble. Les laques noirs ou rouges revêtent les balustrades des temples; l'or est semé, ça et là, avec abondance, mais avec goût, en for­me de bordures, de rosaces ou de chimères sur les saillies des temples ou des édicules qui les entourent.

Le premier monument auquel je m'arrête est le temple des trois Bouddhas. Le temple s'élève sur une esplanade, abrité sous sa double et lourde toiture, arquée, dont le sommet est orné d'une bordure de médaillons héraldiques d'or au trilobé de mauve. C'est le blason 82 de Jeyasu. Aux angles de ces deux énormes toits revêtus de tuiles noi­res sont suspendues de fortes clochettes d'or. A l'abri de cet agence­ment compliqué des toitures règne un péristyle ouvert, qui laisserait voir l'intérieur du temple, si on ne l'avait pas fermé par des tentures blanches ornées du même écusson de Jeyasu.

Les barrières et les colonnes de l'édifice sont laquées de vert et de rouge qui ont comme le glacis du marbre. Par devant le temple, une rangée de lanternes de pierre disposées sur des colonnettes, et derriè­re le monument, comme fond du tableau, une belle futaie de cryp­tomérias qui dominent le tout de leur noir feuillage.

Un vieux bonze garde le temple. Accroupi à sa petite table de laque, 83 il reçoit les visiteurs et vend des kakémonos23) qui représen­tent le glorieux Jeyasu.

L'intérieur est tout revêtu de laques et de dorures. Le plafond est à caissons sculptés et peints du travail le plus délicat. Sur les côtés, des colonnes lisses, au fond le luxueux autel du Bouddha sur une estrade élevée. Devant l'estrade, sur des crédences, des brûle-parfums en bron­ze et des vases de fleurs artificielles.

Au-dessus de l'autel, la statue de Bouddha assis sur un lotus à la tête auréolée d'or. Elle est encadrée par des tentures de soie brodées en couleurs vives. Sur les côtés deux idoles: Kwannon aux mille bras, la divinité de la miséricorde, et une autre idole à tête de cheval.

La statue de Bouddha est toujours la seule au japon qui ait des 84 formes plastiques acceptables. Toutes les autres statues sont des idoles grimaçantes et bizarres. La sculpture japonaise a été entraidée et détournée du beau idéal par les croyances absurdes d'un peuple idolâ­tre. La philosophie hindoue et chinoise, qui a pour idéal le Nirvana ou une sorte d'anéantissement dans le sein de Dieu, est tout l'opposé de la philosophie grecque et romaine qui tendait à la déification de l'homme dans l'Elysée éternel.

Il faut aller maintenant à la merveille du japon, au mausolée de Jeyasu. Il faut reprendre la belle avenue de cryptomérias et laisser à gauche la pagode à cinq étages. Les pagodes sont bouddhistes, les torii ou portiques de bois ou de bronze sont 85 shintoïstes. Devant le mausolée de Jeyasu, il y a l'un et l'autre, parce que le culte japonais est ordinairement un mélange des deux religions. Quel est donc le symbo­lisme des pagodes ou tours à nombreux étages? Il semble qu'elles représentent les ascensions des âmes dans des vies successives jusqu'au repos suprême. Autour de chaque étage courent des frises délicate­ment ciselées où sont représentés, ici, les signes du zodiaque, là des chimères, plus haut des fleurs symboliques. Au sommet, s'élève une espèce d'aiguille aux rayons décroissants, symbole de l'entrée des âmes dans le Nirvana.

Et les torii, ces portiques de bois placés devant les temples, quel est leur symbolisme? Ce sont des perchoirs, c'est le sens du mot torii; 86 perchoirs pour les oiseaux, qui viennent chanter les louanges des dieux et annoncent le lever du jour; perchoirs pour les rayons du soleil qui est le dieu de la nature.

C'est une sorte de prophète nommé Kobo24) qui au IXe siècle avait unifié au japon les divers cultes. Bouddha lui avait fait connaître qu'il se manifestait tantôt comme Kami ou dieu japonais, tantôt comme un sage dans la philosophie de Confucius, tantôt comme une incarnation bouddhiste.

La confusion des divinités entraîna bientôt celle de l'ornementa­tion des temples et des cérémonies.

C'est depuis 1868 que le temple de Jeyasu a été rendu au culte shin­toïste réformé.

Gravissons maintenant l'escalier de granit et nous voici devant un premier 88 pylône ou portail surmonté d'une lourde toiture. On va ainsi de pylône en pylône vers le temple comme en Egypte; des lions sculptés à la crinière verte sont là dans les niches latérales du portail comme des gardiens mystérieux du temple. Les pentes de la toiture sont toutes en cuivre laqué rouge; le faîte et les angles sont dorés.

Ce portique, dont les sculptures et les peintures sont d'une grande délicatesse d'exécution est supporté par douze colonnes massives ornées de chrysanthèmes en relief. Les chapiteaux portent des lions, des dragons ou des takuju, animaux fabuleux, qui sont, dit-on, doués de la parole quand le trône est occupé par un prince vertueux (Ri­baud: Ruines et mausolées japonais).

Au sortir de ce portique, on 88 se trouve dans une cour magnifi­que, où commencent à s'amonceler les merveilles de sculpture, d'ar­chitecture, de laque et d'or. Cet amoncellement ira en augmentant jusqu'au Haiden, le sanctuaire de l'âme divinisée de Jeyasu.

Trois bâtiments richement sculptés et délicatement peints, vert et or, entourent cet atrium. A gauche est l'étable du cheval sacré, un vrai reliquaire avec ses colonnes où courent les singes et sa frise de pivoi­nes. Près de l'étable un pin majestueux protégé par une ceinture de pierres; il a, dit-on, été planté par Jeyasu lui-même, il y a trois siècles.

En continuant à suivre la vaste avenue ombreuse, nous arrivons devant un magnifique torii de bronze orné des trilobés d'or de Jeyasu. 89

Tout auprès, une piscine d'ablutions abritée sous un pavillon chi­nois qui est un chef d'œuvre de finesse; ses colonnettes ont des orne­ments d'or, sa frise a des dragons ailés, qui volent au-dessus des vagues agitées.

A côté est la bibliothèque, petite pagode à deux étages dont l'inté­rieur est richement orné de laque, de peinture, de sculpture et de métaux; des phares ou lanternes de granit l'entourent.

Plus loin, nouvelle esplanade, entourée de bâtiments plus merveil­leux encore. A droite et à gauche, kiosques merveilleux aux toitures compliquées, lanternes en pierre dure ou en bronze, portiques étince­lants d'or et de laques.

Sur la même esplanade, diverses offrandes faites en l'honneur du Shogun, 90 par les daimyos de la noblesse japonaise, par l'empereur de Corée et même par la Hollande.

Très curieuse l'inscription sur la belle cloche envoyée par le roi de Corée: «Jeyasu a un mérite sans égal et une sagesse sans mesure. C'est un héros sans pareil, dont il est impossible de faire l'éloge. Il a prati­qué la piété filiale et a tant de mérite que notre roi a éprouvé une grande joie en entendant parler de lui. C'est pourquoi après avoir fait faire cette cloche, il l'offre aux montagnes vénérées…. Que cette clo­che résonne comme la voix du lion et de la baleine et effraye les mau­vais génies. Que votre empire du japon soit toujours glorieux et pro­spère! »

Plus loin un candélabre haut de trois mètres avec trente branches, 91 offert par les habitants des îles Riu-Kiu: une autre cloche couverte d'un toit doré; une lanterne tournante offerte par les Coréens et un autre candélabre immense donné par les Hollandais. On prétend que lorsque les cierges sont allumés, le chandelier tourne seul.

Ce n'est pas fini. Derrière cette esplanade des offrandes, vient le temple de Yaku-shi, qu'on dit être le plus beau de Nikko.

L'intérieur est divisé par sept voûtes à caissons. Le plafond de la seconde salle est célèbre par la peinture du Kano (le Raphaël japonais) représentant le dragon. Dans cette salle est la statue du dieu Yaku-shi, entre le Bouddha du soleil et celui de la lune; puis d'autres statues bizarres au visage 92 vert, bleu ou rouge et enfin la statue de Jeyasu à la face blanche.

Un peu plus haut encore, l'incomparable portique de Yomei-mou, le chef-d'œuvre architectural du Japon.

«Ici les artistes de Nikko, sous la direction du célèbre Zingoro, l'ar­chitecte de ces merveilles, ont donné pleine carrière à leur débordan­te fantaisie, sans cependant qu'on y sente la surcharge ou l'enflure, et ont fait de ce portique, soigné dans ses moindres détails, comme un objet d'ébénisterie de luxe, un musée d'art dont la plume tenterait en vain de donner une idée. Les longues murailles de droite et de gau­che, qui encadrent ce pylône, sont des chefs-d'œuvre de sculpture. Sur ces panneaux immenses, tout un monde d'êtres animés, se 93 remue et vit à travers d'un dédale de plantes grimpantes, de fleurs géantes variées à l'infini, de feuillages en rinceaux, de nuées pleines de mystères.

Au sein d'un fouillis artistement désordonné d'iris au port svelte, de chrysanthèmes variés entrelacés à de grêles bambous, de pruniers fleu­ris attachés à des rocs nus, de petits pins tordus mêlés aux camélias éclatants d'énormes pivoines écarlates, vole, court, sautille, dans des poses invraisemblables, toute une gent ailée aux brillantes couleurs: des faisans, des hérons, des hiboux, des passereaux, des gallinacés, des palmipèdes, des paons majestueux au plumage étincelant, des phoenix éblouissants et une multitude d'autres oiseaux rares et inconnus. L'interprétation de la nature est bien le triomphe de l'art japonais, 94 dans la sculpture comme dans la peinture. Peut-être en cela a-t-il sur­passé tous les autres peuples.

Le pylône, dont les murailles précédentes ne sont que le cadre, est une pièce unique. Les colonnes blanches sont vermiculées d'or; les chapiteaux sont des lions menaçants; sur l'architrave courent des chimères effrayantes; la frise a plus de quarante groupes de personna­ges historiques; le balcon est en métal ciselé avec des animaux fabu­leux; la toiture est enrichie d'or; et le tout est si bien combiné, qu'il n'y a rien de criard ni de choquant.

Le Haiden c'est le mausolée lui-même qui vient à la suite des tem­ples. Nouveau portail ou pylône, le Kara-mon (porte chinoise), moins grand que le précédent mais également 95 fin et délicat. Les fonds blancs y dominent avec des ornements de vieil or et des chimères aux couleurs pâles. «Un corridor conduit de ce portique à un long édifice aux murailles chamarrées d'une profusion d'ornementation inimagi­nable. C'est le temple de l'âme divinisée de Jeyasu.

Les parvis de la grande salle sont ornés d'écrans peints par le grand artiste Kano Tanyu25). Ils représentent des lions légendaires dans toutes les postures. Sur la frise, fouillée comme une dentelle, voltigent des oiseaux fantastiques parmi les rinceaux de feuillage. La voûte à cais­sons a une profusion d'ornements de laque noire et d'or.

Cette première salle se nomme Haiden, endroit où l'on prie. Tout autour de la salle, des tableaux suspendus aux parois représentent 96 des personnages célèbres, revêtus de magnifiques costumes.

Au centre sur une table de laque rouge les gohei ou bandelettes sym­boliques suspendues à un bâton et au-dessus le miroir qui représente la divinité dans les temples shintoïstes. Au fond, une salle plus petite, extrêmement riche, avec des bronzes anciens, des lanternes d'or et des gerbes de fleurs en argent».

Il y a encore au-delà un sanctuaire réservé où se trouve, dit-on, la statue de Jeyasu.

De chaque côté du Haiden, deux autres salles très riches qui étaient réservées au Shogun et au grand bonze.

Une grande partie des peintures de ces monuments sont du peintre Tanyu, de l'école de Kano. 97

A signaler encore le gracieux pavillon de la danse. C'est là qu'aux jours de fête une prêtresse shintoïste exécute la danse sacrée du Kagura. Cette danse se rapporte à des souvenirs mythologiques. Le ciel du japon a des dieux aussi peu sérieux que l'Olympe des Grecs. La déesse du Soleil est née de l'oeil gauche du créateur Izanagi26), comme Minerve est sortie du cerveau de Jupiter. Elle avait un frère endiablé qui lui fit peur un jour, elle se cacha dans une grotte au pays d'Isé, mais la déesse du soleil étant cachée, il se trouva que le ciel et la terre étaient dans les ténèbres.

Les huit cents myriades de dieux s'assemblèrent et trouvèrent un stratagème pour faire sortir la déesse de sa grotte. Un dieu 98 fabri­qua un miroir, puis ils se réunirent devant la grotte. Une déesse dansa sur un tremplin sonore. Tous les dieux éclataient de rires. La déesse-soleil étonnée entrouvrit la porte de sa grotte et demanda com­ment on pouvait se réjouir dans les ténèbres. On lui dit qu'on avait trouvé une déesse aussi brillante qu'elle et on lui présenta le miroir, elle y vit en effet un soleil, cela se conçoit; elle fut convaincue, elle sor­tit et on lui fit entendre qu'il ne fallait plus se cacher comme cela. En souvenir de ce fait mythologique, on danse la Kagura, dans les temples shintoïstes. On joignit à la danse des récits du grand drame céleste. Ce fut l'origine du théâtre, 99 comme en Grèce les dithyrambes en l'honneur de Bacchus ont été l'origine de la tragédie et de la comédie. On s'est fatigué de chanter toujours les louanges du soleil. On a ima­giné d'autres drames divins ou humains et tous les genres sont venus s'ajouter au drame sacré.

Encore un portique, au-dessus du pavillon de la danse, pour arriver au tombeau. C'est le portique du chat, qui est, comme les autres, richement décoré. On y voit, au-dessus de l'architrave un chat endor­mi sculpté par le célèbre artiste Zingoro. «Il est si vivant, disent les japonais, que si l'artiste ne l'avait pas endormi, il se sauverait». Au sor­tir de ce portique, un immense escalier conduit au tombeau, enfin, bien haut 100 au sein des cèdres, dans le silence de la montagne. Au centre d'une esplanade, sous une toiture de pagode, un simple monu­ment de bronze, et devant ce tombeau modeste, le brûle-parfums, le chandelier et le vase à fleurs traditionnel qu'on trouve toujours devant les autels bouddhistes.

Quelle peut être l'éternité de cet homme, qui a été religieux à sa manière, mais qui a empêché le christianisme de régner au japon?

Nikko est le lieu favorable pour apprécier la peinture japonaise. L'école célèbre des Kano remonte au commencement du XVe siècle, comme la Renaissance italienne.

L'art avait brillé avec éclat au japon au XIIIe siècle. On citait alors les écoles de Yamato et de Tosa, mais 101 le XIVe siècle fut, comme en Europe, une période d'agitations et de guerres. La paix une fois rétablie, l'ancienne école chinoise se releva et l'école de Kano appa­rut.

C'est à Kyoto et à Nikko que l'art japonais brilla du plus grand éclat. Le fondateur de cette école fut le bonze Josetsu27). Il fonda à Kyoto une académie de peinture. On le compare au florentin Giotto, parce qu'il fut comme lui un initiateur.

Les deux, Kano et Tanyu, ont été pendant un siècle et demi la gloi­re de cette école. Ils peignaient admirablement la nature. Ils faisaient de la perspective d'instinct, sans en connaître les lois scientifiques.

Le premier Kano28) avait la protection du Shogun. Son œuvre est 102 considérable. Ses paysages sont d'une très grande délicatesse. Il mourut âgé de 90 ans. Il laissait un fils dont la gloire sembla faire pâlir la sienne propre. Le second Kano est appelé prince des peintres japo­nais. On admire la vigueur de son dessein et le charme de ses couleurs dans ses figures comme dans ses paysages. Plusieurs de ses toiles rap­pellent, par leurs effets de lumineuse transparence, les paysages de Corot. Le plus célèbre des peintres de cette école, après les deux Kano, est Tanyu, le Michel-Ange japonais. J'ai signalé plus haut plu­sieurs de ses œuvres. Comme l'artiste florentin, il aimait les concep­tions puissantes et la musculature athlétique. On lui doit les tigres légendaires du temple de 103 Jeyasu, les kakémonos du trésor de Mangwanpi (près du temple des trois Bouddhas), et le fameux dragon Ryu, si souvent reproduit.

Après Tanyu, la sève classique s'épuise. Le japon passa par les mêmes phases que l'Europe. Il eut sa période de préciosité et de mignardise qui rappellent notre XVIIIe siècle, puis son école réaliste qui oublie l'idéal et la passion du beau pour s'en tenir à la stricte imi­tation des objets réels.

Une courte visite maintenant au Mausolée de Jémitsu [Iemitsu]29), le troisième Shogun. Il est presque aussi grandiose, mais un peu moins riche cependant et moins fini que celui de Jeyasu.

Je monte des escaliers, je passe sous des pylônes richement peints et sculptés, 104 ornés de niches contenant des dieux grimaçants; puis de terrasse en terrasse, j'arrive au sanctuaire principal qui est imité du temple de Jeyasu. Le gouvernement actuel a rendu le temple de Jeyasu au shintoïsme pur, mais il a laissé celui de Jémitsu au bouddhisme. Au­delà du temple est le tombeau, analogue à celui de Jeyasu. La chambre du trésor, près du temple, est remplie de richesses artistiques, bronzes, laques, émaux cloisonnés. Des panneaux peints au kakémono déco­rent les murailles. Plusieurs sont des chefs-d'œuvre de l'école des Kano.

C'est fini de cet éblouissement de merveilles, il faut se reposer le soir à l'hôtel.

Le lendemain, nouvelle visite sommaire au merveilleux mausolée. 105 On oublie si vite ce qu'on n'a vu qu'une fois. Puis, une belle excursion en montagne. Les environs de Nikko sont la Suisse japonai­se. Il faudrait monter jusqu'au lac de Chuzenji, un rival des lacs suisses, long de 12 kilomètres et large de quatre, au milieu d'un cirque de montagnes, mais le temps nous manque. Nous irons seulement jusqu'à la cascade de Kirifuri. Nous prenons des rikcha. Nos kurumaya nous emportent au petit trot. Dans les montées, nous allons à pied pour ménager nos conducteurs. Nous montons dans une région ravinée de torrents. Les fleurs de l'automne égayent les coteaux puis viennent les mamelons dénudés d'où la vue s'étend au loin sur les bois, sur les val­lées et les humbles villages de chaume. 106 Nous passons la région des sapins et des conifères. Nous laissons les derniers iris roses et les chrysanthèmes sauvages, puis viennent les monts dénudés, avec leur immense panorama.

A nos pieds, un abîme se creuse, une cascade s'y jette en écumant. C'est Kirifuri. Un belvédère attend là-haut les touristes. Une chaya ou maison de thé nous offre son eau tiède à peine parfumée par les feuil­les précieuses. Puis il faut redescendre. Il y a encore à voir le Gammam et les magasins de curiosité.

Le Gammam, c'est une promenade romantique au bord du torrent sacré. Malheureusement elle a été ravagée et à demi détruite par une inondation récente. Il y a là toute une avenue de vieilles divinités de 107 pierres toutes frustes, plusieurs ont été brisées et entraînées par les eaux.

Il reste à visiter la rue marchande. Que de choses tentantes on y trouve: des magasins d'antiquités, un vraie musée japonais, avec quel­ques pièces de grandes valeurs: des bronzes, des émaux, des lanternes anciennes, des laques, des ivoires, des instruments de musique et mille choses dont j'ai perdu le souvenir. Tout cela est bon pour les améri­cains, qui ont tant de facilités de transport de Yokohama à San Francisco.

Il y a aussi d'étonnants magasins de fourrures. Nous sommes si près de Sakhaline et de la Sibérie! Quelle variété! Des peaux d'ours blanc du Nord, de renard, de léopard, de chèvre, de castor, d'agneau, d'her­mine, de loutre, de martre zibeline… 108 Mais on dit que tout cela est médiocrement tanné. Les prix sont modiques, mais il faudrait y ajouter les frais d'une nouvelle préparation en Europe.

La spécialité de Nikko, c'est le travail du bois fossile, qu'on trouve à Sendaï dans le Nord. Après un séjour prolongé dans l'eau, ce bois prend une jolie teinte grise et peut se façonner en mille bibelots divers. On le vend en plateaux, en boîtes et en objets sculptés.

Il faut dire adieu à Nikko, une des villes les plus merveilleuses du monde. Nous ne sommes prêts à partir qu'à la dernière minute et tout en courant nous avons failli manquer le train. Nous repassons à Tokyo. 109

Nous voici maintenant en route de Tokyo à Yokohama; nous pas­sons près du temple de Senga-Routchi où reposent les héros d'un dra­me national, les quarante sept chevaliers Ronins. Ici est le puits où ont été jetées leurs têtes ensanglantées, plus loin est le temple où des sta­tues de grandeur naturelle représentent ces héros japonais en grand costume de guerre, lesquels, avec le délire et l'ensemble de l'enthou­siasme, se sont ouvert le ventre. Voici l'histoire abrégée de ce drame. Une querelle s'était élevée au Conseil d'Etat entre le daïmio Assano et un grand ministre; à la suite de quelques mots vifs et insultants où l'honneur avait été enjeu, Assano rentre dans son palais, déclare que son antagoniste a forfait à l'honneur et aux lois 110 de la chevalerie, et il demande aux siens de le venger. Alors, rassemblant toutes ses fem­mes et tous ses officiers, retournant en signe de deuil les riches nattes de la salle d'honneur, revêtant enfin ses plus beaux habits d'apparat, il dicte ses dernières volontés, lève son sabre jusqu'à la hauteur de son front en signe de salut et d'adieu, puis d'un seul coup, il s'ouvre les entrailles.

Le lendemain, le soleil ne s'était pas encore levé que déjà quarante sept de ses plus fidèles chevaliers avaient vengé sa mort et rapporté sur la tombe de leur maître la tête de celui qui l'avait insulté. Déjà aussi, suivant en cela les lois sacrées du japon, ils s'étaient réunis dans le temple et à un signal donné, 111 chacun d'eux s'était ouvert le ven­tre. Cela se passait, il y a un demi-siècle. Ces illustres meurtriers sont vénérés comme des héros par tout bon japonais. Mais ce n'est pas là un fait rare. D'abord tout japonais doit être prêt à faire le sacrifice de sa vie pour donner la mort à celui qui a offensé son suzerain. Et dès que le meurtre a été commis l'assassin s'ouvre le ventre afin de prou­ver que s'il a su donner la mort, il sait aussi la souffrir; s'il survit à son forfait, il est honni et mis à mort au nom de la loi; mais s'il s'exécute vaillamment, sa mémoire est honorée comme celle d'un brave. Moeurs étranges, où se révèle cependant une âme chevaleresque et altière.

Le soir nous rentrons à Yokohama. 112 La nuit la terre tremble, il fallait cela pour bien connaître le japon.

Le jour de la Toussaint, nous partons après la messe pour Nagoya. Je longe longtemps l'océan, c'est une corniche comme en Provence. Il y a quelques tunnels et des vues reposantes sur la mer bleue. Puis voici le Fujiyama, la montagne sainte, un volcan éteint en forme de cône tronqué, avec un beau camail de neige. C'est une sorte d'Etna, plus régulier et plus géométrique. Le sommet a un monastère où des bon­zes habitent l'été; le peuple y va en pèlerinage. L'art japonais l'a repro­duit mille fois. Tout japonais est fier de 113 dire: Nous avons le Fujiyama. C'est une montagne si gracieuse et si poétique! Elle s'élance si bien, avec sa robe nuancée de vert et brochée de dessins rougeâtres par les feuilles teintées de l'automne, et sa grande coiffe est si blanche, semblable à une mosette de chanoine ou bien à une coiffe de soeur de charité. Nous en jouissons tout à notre aise en la contournant long­temps.

J'arrive à Nagoya, pour y passer la journée du 2. Le bon Père Ferrand nous attendait. C'est un zélé. Il a une mission organisée qu'il confie à un prêtre japonais, son vicaire, et lui essaie de fonder une nouvelle paroisse dans un autre quartier. Il a une maison japonaise où une chambre sert de chapelle. 114

Dans cette maison, il faut, bien entendu, ôter ses chaussures pour ne pas salir les nattes.

Nagoya est un centre de commerce et d'industrie très vivant. Ce qu'il y a de plus intéressant à y voir, c'est son grand château féodal, le mieux conservé de tout le japon. C'est une grande habitation de bois à cinq étages rentrants, dans un parc entouré de remparts. Aux angles du toit deux dauphins en or, qui sont venus en Europe à l'exposition de Vienne. Le palais date de 1610. Je visite deux temples, l'un bouddhiste et l'autre shintoïste. Comme partout ils sont bien situés au milieu de parcs où règnent de vieux arbres sacrés, des camphriers séculaires. L'art et la nature 115 sont toujours étroitement unis au japon. Le P. Ferrand nous mène dîner dans un restaurant japonais. C'est bien original. Il faut se déchausser, s'asseoir sur les nattes, qui sont les seuls meubles de l'endroit, puis on vous apporte un tas de petits bols, qui contiennent toutes sortes de condiments, épices, pois­sons séchés, sauce noirâtre. Après le potage au poisson qu'on boit à la coupe, on mange, comme on peut, avec des bâtonnets! si on sait s'en servir, le riz accompagné de tous ses condiments. Pour deuxième plat, du poisson servi avec des légumes, puis des oiseaux rôtis. Les Japonais ne sont pas friands de viande, mais on a supposé que cela nous ferait plaisir. Comme boisson, du vin de saké, tempéré d'eau. 116

J'ai mangé… avec résignation, fatigué surtout de la posture gênante qui me donnait des crampes dans les jambes. Mon compagnon trouva le dîner fort peu à son goût. Il sortit ayant faim et alla acheter un mor­ceau de pain pour se remettre.

Le soir, visite au marché. C'est une sorte de foire sur les trottoirs de la rue. On y vend des japoneries de tout genre et des aliments. Le P. Ferrand y fait distribuer des tracts pour faire connaître aux japonais la religion chrétienne. J'achète des kakémonos, ces rouleaux de soie et de papiers, ornés de figures ou de paysages, pour servir de tentures dans les appartements.

Le 3, nous prenons en passant 117 le P. Birraux à Tzu [Tsu], pour aller visiter avec lui Yamada et les temples de la région d'Isé. Le P. Birraux est un homme austère et bien édifiant, il aime beaucoup la spiritualité. Il sait bien le japonais et va parfois avec les autres Pères donner des conférences publiques dans les villes, mais le peuple est dur à convertir. Tzu est une mission intéressante.

Nous allons à Yamada, c'est le grand pèlerinage shintoïste du Japon. Il y a là les merveilleux temples du pays d'Isé. C'est aussi une région très fertile, qui donne le meilleur riz. Les terres qui ne sont pas cul­tivées en rizières donnent deux récoltes par an: blé, fève ou colza. La vieille route des pèlerins traverse le pays, bordée de matzé ou pins du japon, 118 de ginok ou cyprès et de cryptomérias.

Voici les beaux temples, dans des sites merveilleusement choisis. Là coule la rivière sacrée où les pèlerins vont se baigner. Des camphriers séculaires sont regardés aussi comme sacrés. Les temples sont modes­tes, un portique de beau bois de ginok, gracieusement sculpté.

Au fond, un miroir symbolique et un rideau mystérieux, un brûle­parfums, un coffre à offrandes, une cloche pour appeler la divinité. Les pèlerins sont nombreux et fervents. Les prêtres vêtus de blanc prient en alternant leurs récitations avec de dévotes prostrations.

Ces temples de bois se rebâtissent, dit-on, tous les 21 ans. 119

Il y a des fondations qui permettent des dépenses. Au pavillon de la danse, plusieurs jeunes filles, richement vêtues, achevaient les danses sacrées. Elles recommencent du reste, quand on veut, pourvu que l'on paie un yen, un demi dollar.

Pour compléter le pèlerinage, il faut aller plus loin à Futima [Futami] au bord de la mer. Là, c'est un temple bouddhiste, au grand dieu Amida, et la grotte mystérieuse où se cacha un jour la déesse du soleil, comme je l'ai raconté à Nikko. Des rochers pittoresques en mer, près du rivage, reçoivent les ex-voto des pèlerins. Des magasins divers d'aliments, d'objets de dévotion et de coquillages gracieux, attestent 120 que ce pèlerinage est populaire. La beauté du site vaudrait à elle seule le voyage.

Au temple d'Amida, il y a un curieux jugement dernier, avec la bar­que du nocher et les supplices de l'enfer.

C'est aujourd'hui la fête annuelle de l'empereur. Les écoles don­nent aux familles des séances de sport et de courses. J'y assiste à Yamada. Il y a foule autour du stade. Tour à tour garçons et filles exé­cutent leurs courses et leurs exercices de tout genre. Cela nous amuse un bon moment.

Le 4, me voici à Nara chez le Père Wagner, un autre zélé missionnai­re. J'admire à la campagne les belles 121 cultures de thé et de mûrier. Le thé se cultive par petits buissons, il appartient à la famille des camelliés. Il a des feuilles dentelées et brillantes, d'un beau vert et comme le caféier, avec lequel il présente quelque analogie, il a des fleurs toutes blanches.

Le thé, comme la vigne, se plaît sur les coteaux. La cueillette des feuilles est faite par des femmes et des jeunes filles, qui gagnent dix à douze sous par jour. Le thé doit être ensuite séché et grillé. Les hom­mes qui font ce travail gagnent de 15 à 20 sous par jour. La production de la soie est également considérable au japon. Les trois quarts des provinces plantent des mûriers, et le japon exporte chaque 122 année une quantité croissante de soie.

Nara est encore une ville sainte, une ancienne capitale. Elle compte une douzaine de temples dans son parc aux arbres séculaires. Il y a des milliers de lanternes de pierre, et des troupeaux de cerfs qui viennent manger dans votre main les gâteaux et les fèves qu'on a achetées pour eux. Près des temples, un Bouddha colossal, plus ancien mais moins beau que celui de Kamakura. Une cloche énorme, qu'on fait sonner en poussant contre elle une poutre suspendue à des chaînes. Le Japon ne connaît pas les battants de clocher.

Un musée a réuni une foule 123 d'étranges divinités, dont les temples sont ruinés. Ces statues grimaçantes hérissées de bras symboli­ques, tout cela est sorti de l'imagination de gens hallucinés. Quel con­traste avec le culte du beau toujours observé par la mythologie grec­que.

Les touristes achètent à Nara des bibelots faits avec des bois de cerfs.

Le 5, à Kyoto, nous recevons l'hospitalité chez le vénérable Père Aurientis30), qui voudra bien nous guider pendant deux jours.

Kyoto est une grande ville d'un demi million d'habitants. Elle a été la capitale des Mikados de 793 à 1868. La ville est la plus célèbre de l'empire par ses manufactures de tissus et ses belles porcelaines; c'est aussi le centre de la littérature et des beaux-arts. 124

Les coteaux qui l'enferment, comme dans un écrin éternellement vert, la rendent extrêmement pittoresque et en font un site des plus agréables. Elle a de bons hôtels et beaucoup d'étrangers viennent y passer l'été même de Hong-Kong et de Shanghai.

On y compte, dit-on, 3.000 temples. Beaucoup s'élèvent sur les hau­teurs. La ville est tracée en damier, les rues se coupent à angle droit; elles sont pavées de briques et quelques avenues ont des trottoirs de granit. Maisons à un étage souvent badigeonnées de blanc. Les ensei­gnes à grands ramages blancs, sur fond noir et suspendues sous forme de longues tentures, rappellent trop nos décors d'enterrement.

Il y a quelques tramways dans les rues, souvent arrêtés par les boeufs et les 125 buffles qui transportent en traînant les marchandises. La ville s'est payé aussi quelques lampes électriques qui sont aidées le soir par les lanternes suspendues aux portes des boutiques.

Kyoto a deux églises catholiques. La principale est une belle église ogivale desservie par le P. Aurientis. L'intérieur a un très bon aspect avec ses faisceaux de colonnes et son triforium.

La seconde église, plus petite est desservie par le P. Planès.

Les Soeurs de St-Paul de Chartres tiennent un pensionnat et les Soeurs de Chaufailles une école.

Les protestants ont plusieurs temples.

Deux grands palais méritent une visite, celui du Mikado et celui du Shogun. 126 Le Daïri ou palais du Mikado est modeste, il est en bois naturel et sans laques, comme les temples shintoïstes. Il n'a plus de meubles, plus de nattes, mais seulement les peintures sur papier des cloisons, qui sont de vrais chefs-d'œuvre. Il y a là des paysages, des vols d'aigles et de cigognes, des tigres et des lions, avec des chrysanthèmes et des perspectives de pins et de cerisiers en fleurs. Nombreux apparte­ments, salles publiques et chambres privées et, derrière, un jardin planté de fleurs et d'arbustes qui est une merveille du genre.

L'écusson du Mikado, souvent reproduit, comporte un chrysanthè­me à 18 pétales.

L'autre palais, appelé Nijo est celui où résidait le Shogun lorsqu'il venait visiter l'empereur. Il est plus orné, il a plus de 127 laques et de dorures, et de délicieux reliefs de bois sur fond d'or. Trois trèfles de mauve représentent l'écusson des Shoguns.

Les temples! Ils sont, dit-on, trois mille. J'en ai visité six, un peu en courant, c'est très suffisant.

Le premier est le Chion-in. Après avoir franchi une porte massive et haute comme une forteresse, il faut gravir plusieurs terrasses et des escaliers de granit, pour arriver au temple qui est sur la colline avec son monastère, devant un rideau de beaux arbres.

La grande nef du temple est presque toute blanche, mais l'autel au fond est tout resplendissant d'or. Devant l'autel, des lotus géants aux tiges d'or et des pins ou matzu nains dans des potiches aux tons clairs. Des prêtres bouddhistes officiaient. 128

Comme je l'ai déjà remarqué, leurs cérémonies ont bien des rap­ports avec les nôtres. La grosse cloche, frappée d'une poutre de bois que manœuvrent sept hommes, annonce l'office de sa voix profonde et qui semble lointaine.

Le temple se divise en deux parties: le choeur, fermé par une grille très basse, et la nef. Un grand autel d'or mat s'élève au centre de ce choeur que domine un dais en brocart et dans la pénombre du sanc­tuaire se dresse hiératique, la statue d'Amida-Héra, le dieu de la lumiè­re et de la bonté. Sur des vélums en mousseline la swastica31) la croix gemmée [gammée], symbole de la vie éternelle, est dessinée. Bientôt le service commence. Douze moines vêtus de jaune, avec l'étole des diacres leur barrant l'épaule, se rangent autour 129 de l'autel devant les livres liturgiques. L'officiant est une sorte d'évêque mitré enve­loppé d'une ample chasuble.

Après un geste de bénédiction, il entonne un hymne en l'honneur d'Amida, que tous les bonzes reprennent, en un mode de plain-chant, mais, pour mieux scander leur prières, ils les rythment en frappant un instrument de bambou qui donne une note aiguë; dans le silence qui suit l'hymne, un gong résonne. Puis vient l'offertoire. Sur la table de l'autel, un prêtre dépose une soucoupe de riz et des oranges. Les lita­nies reprennent et le bruit scandé du bambou. Le célébrant se retour­ne pour bénir, et l'office est terminé. La grosse cloche reprend sa son­nerie au dehors. Après cela, la prédication commence. Un bonze accroupi sur une 130 estrade commente les écritures et exhorte les fidèles, et l'assistance, en s'inclinant, de temps à autre répond une sor­te d'amen.

Ces formes du culte bouddhique accusent manifestement une influence occidentale. Ces ressemblances ont peut-être leur origine dans l'exode des Nestoriens persécutés en Asie Mineure, qui vinrent évangéliser la Perse, la Chine et même le japon à l'époque du dévelop­pement bouddhique.

Après le temple de Chinn-in, celui du Daï-Boutzou. Là sous une toi­ture arquée est assis le plus grand Bouddha du japon. Il est en bois doré; sa bouche mesure deux mètres de large, ses oreilles trois mètres de long; sa tête, quinze mètres de circonférence, 131 et ses épaules plus de quinze mètres de largeur; sept personnes peuvent se tenir assi­ses dans sa main. Il occupe à lui seul tout le temple. Sûrement le saint Charles Borromée d'Arona32) est ici dépassé.

Autre temple, celui de Sandjusan ou des 33.333 dieux. C'est comme une salle de musée. Une colonnade de plus de 200 piliers soutient le plafond. Cela rappelle la mosquée de Cordoue. Un escalier monumen­tal en granit conduit dans le sanctuaire. Sur le maître-autel est accrou­pi dans une immense fleur de lotus un gros Bouddha doré: onze petits dieux se promènent sur sa tête, vingt-quatre bras sortent de son corps, et debout autour de lui une escorte de personnages en bois sculpté, armés de piques, semble monter la garde.

Sur deux longs 132 autels en étagères, à droite et à gauche, s'élè­vent debout sur dix rangs des milliers de divinités. Chacune porte sur la tête quinze, vingt, jusqu'à trente-trois petits dieux; les uns sourient, tout étincelants d'or; les autres, peints de diverses couleurs, ont un air farouche et des bras multiples, armés de lances et de flèches. On dirait une armée. On compte dans ce temple quatorze grandes caisses pour les offrandes. Des pèlerins montent l'escalier à genoux en se proster­nant à chaque marche; arrivés en présence du grand Bouddha, ils réci­tent des prières, ils offrent du riz, des fruits, des légumes, du poisson, et ils jettent leurs économies à poignées dans les grands coffres.

Plus loin, au bout de la cinquième rue, une avenue de gradins con­duit 133 au fameux temple shintô de Kyo-Midzu. Ce monument s'élève sur la colline sous une futaie de grands arbres. Il a trois étages que soutiennent des colonnes dorées. Ses coffres à offrande, disposés devant le maître-autel, peuvent contenir, dit-on, cent quintaux de monnaie. L'intérieur est orné par des milliers d'ex-voto, de brûle-par­fums et de cierges.

Les pieux pèlerins animent le sanctuaire en battant le gong, en cla­quant des mains et en jetant bruyamment leurs offrandes dans les cof­fres.

Du péristyle on domine toute la ville. Quel contraste entre la gran­de cité aux maisons basses, semblable à un immense village, et les colli­nes où sont semés les temples au milieu d'une ramée vigoureuse.

Voici maintenant l'énorme temple 134 de Hongwanji, aux murs tout gaufrés d'or. Il a une spécialité, c'est un câble fabriqué avec les chevelures que toutes les femmes de la province ont sacrifiées à la divi­nité au siècle dernier. Cela me rappelle le sanctuaire de la maison natale de St Vincent Ferrier à Valence, où les murs sont tapissés de chevelures offertes par les jeunes filles en signe de renoncement à leur vanité.

je visite enfin le temple de Kwannon aux mille images. Tout se fait en grand à Kyoto. Les fidèles ont voulu représenter sous mille formes différentes la déesse de la miséricorde, si populaire en Chine et au japon. Kwannon aux bras multiples rappelle étonnamment la grande Diane d'Ephèse. 135

Pour compléter la visite des temples, il faut voir le trésor national. C'est une exhibition de statues qui représentent tout l'olympe japo­nais. La plupart de ces divinités ont un air grimaçant ou furieux. A pei­ne deux ou trois figures ascétiques, et autant de bons visages calmes et doux. Avec cela des centaines de dieux effrayants et furibonds. Beaucoup sont armés de lances et de tridents. La plupart ont une auréole à flammèches. Une sorte de Jupiter à la tête entourée d'un cercle de tambours qui représentent la foudre. Mars domine, Pan a aussi sa place. Quelques divinités jouent de la flutte [flûte] ou du tam­bourin.

Quelques rues caractérisent spécialement la vieille ville. La cinquiè­me rue est celle du commerce d'art. On y compte 136 six cents étala­ges de porcelaines de tout genre. Il y a la rue de Guion, celle où il ne faut pas aller, c'est la rue du plaisir et de la vie libre: elle a son temple aussi; le temple de Guion, la déesse des prostituées. Il y a encore la rue des théâtres, c'était à voir, j'assistai à un bout de drame japonais. Le missionnaire nous dit qu'il n'y a pas d'inconvénient, et que le théâtre japonais n'offense jamais les moeurs. L'édifice est tout en bois avec des couloirs étroits. Le parterre est divisé comme un échiquier en compar­timents carrés par de petites cloisons hautes de 15 centimètres. Chaque compartiment est pourvu d'une natte en guise de siège. On vient là en famille, mais chacun a sa case. Les mamans portent leurs bébés accrochés sur le dos. 137 On boit du thé, on mange du riz, du poisson ou des fruits que vendent les gens de service. Trois mauvaises lampes suspendues au plafond, c'est tout l'éclairage de la salle. Il y a un couloir où on reste debout, j'aime mieux cela que de m'asseoir sur une natte. On applaudit autant que chez nous. Les acteurs sont vêtus de longues robes de soie à fleurs et à grands ramages. Les rôles des femmes sont tenus par des hommes travestis et fardés qui savent se donner des airs féminins.

L'orchestre est dans une tribune, il se compose d'un tam-tam, une flûte, une guitare et une sorte de clavier de bois.

Il n'y a guère d'entractes: la scène repose sur un pivot central com­me un manège, 138 et pendant un acte on prépare derrière le décor de l'acte suivant.

Comme prologue, nous avons eu des chants et des danses. Les chants sont des cantilènes peu variées avec accompagnement de l'or­chestre.

La danse est peu mouvementée, il n'y a pas de place : la scène n'a pas plus de trois pas de profondeur. Les danseurs font leurs pas en bat­tant des mains ou avec des gestes expressifs. Tout est parfaitement modeste. J'assiste à un drame, voici ce que j'y ai compris. Un noble Samuraï aime une jeune fille et lui fait des démonstrations avec force, gestes et grandiloquence; mais la jeune fille lui préfère un jeune che­valier. Elle dédaigne le Samuraï. Blessé 139 dans son honneur et sa passion, il fait arrêter la jeune fille, elle passe un jugement et elle va être condamnée à mourir. Mais le jeune chevalier a eu le temps de courir chez le Daïmios qui gouverne le pays, il l'a gagné à sa cause et il arrive juste à temps avec une lettre du Daïmios pour sauver la jeune fil­le, qui lui est rendue. Cela ne vaut-il pas mieux que toutes les apolo­gies du divorce qu'on nous sert à Paris?

Bonne visite le soir à la cure, c'est le prince de Béarn-Chalais, un vrai chrétien, qui appartient à la diplomatie.

Le deuxième jour, excursion à la campagne avec un bon 140 jeu­ne homme japonais, qui est catholique et qui a étudié à l'école indu­strielle de Roubaix. Il parle très bien français.

Nous allons le matin voir le château de campagne des princes, le Pavillon d'or ou Kinkaku-ji, dans un parc merveilleux, aux portes de la ville. Ce jardin impérial peut rivaliser avec celui de Katsura qui est plus connu. Le pavillon à trois étages est au bord d'un joli lac. Il est cou­ronné par un phénix en bronze. Des dorures à profusion ornent les appartements et débordent jusque sur les balcons qui entourent le castel. Une curiosité du parc, ce sont les arbres tourmentés par la fan­taisie des jardiniers. Un pin matzu a été si bien 141 dompté et dirigé, qu'il représente avec beaucoup de ressemblance toute une barque à trois mâts. Dans le pavillon, de beaux portraits en relief et en peinture des derniers princes. Les gardiens racontent un trait si étrange qu'on se demande s'il est historique ou légendaire. Le souverain Uda33), un jour d'été, voulait se payer le spectacle d'un effet de neige sur les colli­nes. Comment faire? Il ordonne que l'on portât là-haut assez de bal­lots d'étoffes de soie blanche pour couvrir le sol en forme de névés, et ainsi il avait pu prouver à ses visiteurs l'illusion d'un bel effet de neige.

Kyoto a quelques usines, beaucoup moins qu'Osaka et Kobé. Mon cicérone et un de ses amis, élevé 142 comme lui à Roubaix, dirigent une filature et un tissage.

Je visite d'abord la grande filature de coton, qui a aussi des métiers à tisser pour des étoffes communes. La vente se fait surtout en Chine, et comme la Chine passe par une crise économique et achète peu, on réduit la production et certains métiers chaument [chôment]. Comme ouvriers, on emploie surtout des jeunes gens et des jeunes filles de la campagne. Ils ont leurs quartiers séparés où ils sont logés et nourris. Ça va passablement comme moralité parce que les japonais ne sont pas très passionnés. Mais ces agglomérations de jeunes gens favorisent la fermentation des idées socialistes venues d'Europe et d'Amérique.

Ces maisons de pension sont faciles au japon où le mobilier est si 143 élémentaire: une natte pour dormir, une écuelle et deux bâton­nets pour manger. Je visite ensuite un petit atelier de tissage de soie: quelques métiers seulement venus de Lyon, des Jacquard34) perfec­tionnés. Il y a des hommes et des femmes qui travaillent. Ils font des étoffes superbes, les japonais sont si adroits. J'ai vu fabriquer des cein­tures de soie brochée pour la famille impériale. Ce sont des œuvres d'art.

Ç'aurait été dommage de ne pas voir cela: fabriques de porcelaines et fabriques d'émaux cloisonnés. Il y a là des traditions de travail et d'art qui sont séculaires. Ces ouvriers sont des artistes, comme à Sèvres et aux Gobelins.

Pour les porcelaines, on en 144 peut suivre le travail, depuis le moulage du kaolin, jusqu'au fini de la peinture, à travers une série de cuissons. On refait et on imite les vieux styles. On n'invente pas de nouveaux dessins, c'est mieux; on se mettrait à copier nos images d'al­manachs.

Pour les émaux cloisonnés, c'est de même, on peut suivre tout le travail. Sur un vase de cuivre uni, un ouvrier soude les filets dorés qui formeront le dessin. Les autres disposent successivement les émaux et les font cuire, la cuisson étant différente suivant la composition des couleurs. Que d'objets divers on fabrique là! des vases, des coupes, des coffrets de toutes formes, des brûle-parfums, des services de thé. 145

Mais ce qu'on achète arrive si rarement en bon état en Europe! Les douanes sont si brutales!

Pour l'université et le musée, on a créé des quartiers neufs, qui n'ont plus le vrai cachet japonais.

L'Université rivalise avec celle de Tokyo. Elle a aussi ses grandes installations, pour le droit, la médecine, les sciences, l'astronomie, avec des laboratoires et une bibliothèque organisée à l'américaine.

Au musée impérial, trois sections:

A. Histoire: livres, manuscrits, desseins, antiquités préhistoriques, objets religieux parmi lesquels de vieux bronzes et des cloisonnés artis­tiques; armes et armures avec des damasquinures et des nielles; costu­mes guerriers et civils, avec de vieilles soieries artistiques; monnaies 146 et sceaux.

B. Beaux-arts: peintures des diverses écoles, kakémonos et paravents; sculptures de tout genre: statues, idoles, reliefs délicats, panneaux en bois finement évidés et fouillés.

C. Art industriel. C'est là une sorte d'exposition, un bazar où les fabricants de la ville étalent leurs produits: travaux de métal, cérami­que, ouvrages de laque, tissus, articles en pierre, ivoire, écaille, corne, bois et bambous, papier et cuir; photographies et gravures. Il y a là un mélange de jolis travaux artistiques et de vulgaires contrefaçons des produits européens.

Voici maintenant le bouquet de ma visite à Kyoto. A l'occasion d'u­ne fête nationale, on a 147 imaginé un cortège historique.

Nous faisons cela aussi en France. Nous aimons à voir défiler l'ima­ge de la vieille France du 14e ou du 16e siècle. A Kyoto on voit défiler le vieux Japon… d'il y a 40 ans, car il y a autant de distance entre le japon de 1860 et celui d'aujourd'hui, qu'entre la France du 16e siècle et celle du 20e. Ce fut bien long le défilé, et toutes les rues étaient remplies de monde qui regardait patiemment. Les bannières ne manquent pas, elles sont en tête et à chaque division du cortège. Des groupes de musiques s'exercent sur des instruments peu variés, surtout des tam­bours et des fluttes [flûtes]. Voici des Daïmios, seigneurs féodaux aux armures 148 brillantes, avec leurs escortes armées de piques, de lan­ces et de sabres. Les Samuraïs viennent après. Ce sont les chevaliers d'autrefois. Ils sont à cheval comme les Daïmios, puis des groupes de soldats, des prêtres bouddhistes et shintoïstes, des hommes du peuple figurant les corporations de métiers; puis l'attirail du Shogun en voya­ge, des coffres, des paniers, des provisions, tout cela porté par des valets aux vieilles livrées, et enfin la chaise du Shogun que le peuple salue et applaudit; comme si le Shogun y était véritablement.

C'était vraiment une heureuse coïncidence que cette fête, pour voir le vieux Japon.

Nous allions quitter Kyoto 149 tout reconnaissants pour l'aimable réception du P. Aurientis. Averti de notre arrivée quelques jours avant, il avait répondu au P. Spenner, de Yokohama: «Vous seriez bien peiné et vous auriez bien raison, si je ne vous remerciais pas de l'amabilité que vous avez eue de parler de moi à nos célèbres visiteurs et de me les adresser. Ce ne sont pas de inconnus pour moi. Et je crois que tous les prêtres d'un certain âge ont entendu parler de Monseigneur Tiberghien et de ses voyages en Amérique. Quant au P. Dehon, même les jeunes prêtres connaissent ses ouvrages de spiritualité. Et donc je serai heureux et honoré de les piloter dans ma bonne ville de Kyoto autant que je le pourrai…»

En route maintenant pour passer la journée du 7 à Osaka. 150 Les moeurs des japonais en chemin de fer sont intéressantes. Beaucoup s'assoient sur leurs talons, comme des tailleurs, ou se cou­chent sur les banquettes. Ils ôtent leurs bottines ou leurs socques et l'employé du train leur prête des pantoufles pour avoir un pourboire. Aux arrêts, on achète du thé, dans un vase de terre avec une petite coupe. A l'heure des repas, on achète une boîte qui contient du riz, du poisson et des condiments. Les japonais ont de petits mouchoirs de papier, qu'ils jettent sous la banquette quand ils s'en sont servis. Le conducteur du train passe aussi des serviettes mouillées d'eau chaude pour s'essuyer les lèvres et se laver le visage. Osaka, c'est la Venise de 151 l'Extrême Orient, une ville toute coupée de canaux, la capitale industrielle et la seconde ville de l'empire, avec un million d'habitants.

Elle a un aimable évêque, Mgr Chatron, qui nous reçoit avec beau­coup de bonté. Il nous conduit lui-même par la voie des tramways au beau collège des Marianistes. Il me donnerait bien une partie de son diocèse, si j'avais des missionnaires disponibles.

Mgr Chatron est un savant et un artiste. Sa chambre est une sorte d'atelier scientifique et d'observatoire astronomique. Il a construit lui-même des appareils divers pour étudier les conditions de l'atmos­phère, les variations du vent et la pluie. 152

Le vicaire général, M. Luneau nous a conduits visiter la ville.

En 1903, Weulersse écrivait: «Il n'y a ici que des ruelles où il sera toujours impossible de faire passer la moindre ligne de tramways». Mais quelques larges rues ont déjà éventré le réseau des ruelles, et les tramways circulent aisément.

A Osaka, comme à Venise, les canaux servent d'avenues, aussi c'est la ville japonaise qui a le moins de grands incendies.

Les canaux ont un très bon air, l'eau vive y circule, les jonques et les barques les animent. Des ponts modernes en pierre et en fer commen­cent à remplacer les vieux ponts de bois à dos d'âne.

Le Grand Canal a un aspect presque européen, il a des monuments 153 importants et bien alignés: la Monnaie, les banques, le musée et les hôtels. Quelques canaux sont bordés de maisons de thé dont les lanternes multicolores se mirent le soir dans l'eau.

La rue des théâtres est large et animée; elle a des cinémas, des cir­ques, c'est une foire perpétuelle. On y voit des réclames en lettres élec­triques comme dans nos capitales.

La ville nouvelle est comme un quartier de Liverpool. Les usines et les hautes cheminées y sont un peu dépaysées.

La vieille enceinte d'Osaka a été détruite, mais le vieux château sub­siste avec ses murs de défense à l'aspect cyclopéen. On se demande comment les petits japonais ont pu remuer ces pierres 154 qui rap­pellent celles de Baalbeck35). Les villes du japon, à l'encontre de celles de l'Inde, ont des cimetières. Les shintoïstes enterrent leurs morts, les bouddhistes les brûlent. Osaka construit des fours crématoires pour remplacer les bûchers traditionnels.

Je trouve dans le livre Chabraud un curieux résumé de la croyance des shintoïstes: «Au commencement tout était chaos. Deux esprits régnaient au-dessus des vastes cieux. Un jour, ils divisèrent la substance primordiale en cinq éléments: le bois, le feu, le métal, la terre et l'eau. Puis ils descendirent sur la terre et, se rencontrant loin de leur séjour éthéré, ils se trouvèrent merveilleusement beaux. Ce fut le premier couple, le premier amour. De leur union 155 naquirent plusieurs dieux: la déesse du jour et du soleil, la déesse de la nuit, le dieu de la mer et des tempêtes, le dieu du mal et des ténèbres, le dieu du fer et du feu. Après une longue période pendant laquelle la terre fut le théâ­tre d'une lutte cruelle entre les dieux, la déesse du jour et du soleil, Tensho-Daïjin, ou Tennodji, envoya un de ses fils, Niniji-no-Mikoto, avec mission de régner sur le monde et de le pacifier.

Le premier empereur du japon, Jimmu-tenno, descend en droite ligne de ce Niniji, dont il était le petit-fils; ce qui fait remonter la race des Mikados à une origine toute divine, et c'est là la base de la religion du Shintô».

Bien naïfs seraient les Japonais éclairés, s'ils croyaient encore à tout cela! 156

Les emblèmes qui existent dans les temples shintoïstes consistent dans des bandes de papier appelées gohii, symboles d'offrandes ou de prières, et dans le miroir d'acier, symbole du soleil, et de la justice et du jugement que subissent les âmes à leur mort.

Osaka a un beau temple à la déesse du soleil, c'est un temple shin­toïste dans un beau parc. Rien n'y manque ni l'avenue commerçante des pèlerinages, ni la fontaine sacrée, ni le gong mystique, ni le miroir symbolique, ni le coffre aux offrandes. Les prêtres y sont vêtus de soie rose. Il y a aussi un cheval sacré auquel les pèlerins offrent du grain et un prêtre qui vend des sorts. 157

Un autre grand temple est dédié à Bouddha. Il a ses pagodes à plu­sieurs étages et ses Bouddhas dorés. Plusieurs sanctuaires plus petits l'entourent. Les pèlerins y vont solliciter leur guérison pour toutes les maladies: fièvres, difformités, maladies des enfants. Des offrandes de victuailles et de costumes profitent aux bourses.

Curieux détail: on vend des petits oiseaux. Les pèlerins les achètent pour leur rendre la liberté. Il doit y avoir là un symbolisme religieux. Osaka est une ville superstitieuse. Coutume particulière: des groupes de médecins parcourent la ville. Ils sont munis de leur boîte à médica­ments. S'il y a des malades, on les appelle, ils entrent et vendent leurs remèdes. 158

Kobé sera ma dernière station au japon. Ce n'était qu'un village de pêcheurs en 1868, quand le port fut ouvert aux européens. Aujourd'hui on y compte 300.000 âmes. C'est le P. Pagés qui est là mis­sionnaire. Il y a deux églises. Les protestants en ont bien 5 ou 6. Les Russes en ont une.

Kobé a une douzaine de banques, des consulats, de grands hôtels, trois journaux anglais, mais peu de monuments. Deux temples à peine méritent une visite. Le quartier de la concession étrangère a de belles avenues que bordent d'élégantes constructions entourées de jardins.

Le luxe des européens dans ces grandes villes est de garnir leurs portiques et leurs jardins de plantes rares 159 et de belles fleurs. J'admire les iris, les glycines, les chrysanthèmes. Kobé a un beau parc.

Le P. Roland s'en retournait de Kobé à sa paroisse d'Okayama. Nous partons avec lui le 9. Il descendra en chemin et nous irons jusqu'à Shimonoseki. Le P. Roland est un homme d'étude. Il a publié dans «L'Univers» un roman japonais. Il signait Olivier.

Nous traversons des campagnes fertiles où l'on fait deux récoltes par an. Des régiments circulent sur les routes et dans les campagnes, c'est l'époque des grandes manœuvres.

Nous passons près de Miyajima, regrettant de ne pas pouvoir nous arrêter. Il y a là des temples si étranges, qu'on aperçoit à peine du che­min de fer. 160 Les torii et les degrés du temple descendent dans la mer. Le temple est dédié à trois déesses qui apparurent vers le 6e siècle à un paysan, dit la légende, et demandèrent que l'empereur leur fit élever là un temple. C'est là un grand pèlerinage qui a toujours été enrichi par les empereurs et les Shoguns. Il a ses grandes fêtes annuel­les.

Notre train longe pendant plusieurs [km] la mer intérieure si riche en beaux sites, avec ses îles et ses îlots qui sont de délicieux bouquets de verdure. Ceux qui ont le temps font ce chemin en bateau à travers les îles.

Enfin le soir du 9 novembre nous sommes à Shimonoseki, pour nous embarquer et passer en Corée. 161

NOTES GENERALES SUR LE JAPON

Le peuple japonais est-il religieux, se demande l'écrivain Bellesort. Oui, à sa manière. L'empire japonais compte environ 300.000 temples, chapelles, sanctuaires bouddhiques ou shintoïstes, et cent cinquante mille prêtres ou moines. Ses routes sont pleines de pèlerins, pèlerins des Cent-temples, pèlerins de la Province de l'Est, mendiants des qua­tre-Provinces, les uns portant des cloches, les autres des tambourins. Chaque maison, riche ou pauvre, a son autel des ancêtres: des baguet­tes d'encens, des coupes de saké, des offrandes de riz, des fleurs y honorent les tablettes aux caractères chinois où vivent sous leur nom posthume les âmes des morts.

Tous les enfants sont portés au temple 162 trente et un jours après leur naissance, si ce sont des garçons, trente trois si ce sont des filles. Curieuse coïncidence, d'après le Lévitique, la femme juive va au temple, pour la cérémonie de la purification, 33 jours après la naissan­ce d'un garçon et 66 jours après la naissance d'une fille. Tous les dé­funts, les mains jointes, assis sur leurs talons dans leurs coffres funè­bres, sont accompagnés au cimetière par leurs bonzes ou leurs Kannushi. Les dieux sont associés à toutes les fêtes. Point de semaine où un quartier de la ville n'illumine son temple et n'en chôme le patron. Leurs plus beaux sites sont des lieux de prières. L'homme n'y peut faire un pas sans qu'un portique, un autel, une pierre sacrée, mêle au sourire de la nature la présence d'un 163 être surnaturel.

Les japonais sont donc très religieux à leur manière, mais quelle est leur croyance? Bouddhistes ou shintoïstes, ils ne savent pas bien ce qu'ils sont, ou plutôt ils sont l'un ou l'autre et les deux ensemble, sui­vant l'heure et l'occasion.

Shintoïstes, ils le sont, parce que c'est le culte national. C'est une sorte de déification du japon et de ses empereurs. Ils se croient par là un peuple supérieur et aimé des dieux… Bouddhistes, ils aiment à l'ê­tre aussi, parce que le shintoïsme est trop sec, le bouddhisme parle aux sens.

Il a des temples superbes, de riches autels, des cérémonies solennel­les, il a des dieux pour tous les besoins de la vie, pour toutes les mala­dies, 164 pour la protection de tous les intérêts. Le japonais est shin­toïste par patriotisme et bouddhiste par sentiment et par tradition. Mais ni l'une ni l'autre de ces croyances n'est raisonnée, ni l'une ni l'autre ne supporte la critique. Jamais ce peuple n'a cultivé la logique et la métaphysique. En fréquentant l'Occident, les Japonais se détache­ront de plus en plus de leur culte traditionnel si rempli de supersti­tions ridicules.

De quel côté se tourneront-ils?

Le catholicisme y a gagné déjà de belles âmes, bien convaincues, biens transformées, et dont la mentalité se conforme à la nôtre. On compte au japon 130 prêtres des missions étrangères, dispersés dans quatre diocèses, 65.000 catholiques, 40 prêtres indigènes, 100 reli­gieux, 165 200 religieuses, 30 catéchistes.

Mais il y a des obstacles infinis. Les Japonais qui passent en Europe ou aux Etats-Unis trouvent un christianisme divisé.

Ils prennent goût à la philosophie allemande, et les voilà panthéis­tes et subjectivistes. Ils trouvent que les pays protestants, l'Allemagne, l'Angleterre et les Etats-Unis sont les plus forts et les plus prospères. Ils voient régner la libre-pensée à Paris et à Berlin. Ils ne savent plus quoi devenir. Espérons cependant. Nous avons là-bas des missionnaires zélés. Les études philosophiques conduiront ces esprits solides et prati­ques au seuil de la révélation. Et ce qui les influencera le plus, ce sera le progrès du catholicisme en Angleterre et aux Etats-Unis. 166

Weulersse a bien décrit la nature du pays japonais. L'atmosphère est souvent limpide sous cette latitude quand on arrive au port; de loin on croit voir une longue falaise, mais à mesure qu'on approche, la côte se découpe en une multitude étonnante de promontoires, de baies, d'î­lots et de récifs; c'est une merveilleuse dentelle de roche et de verdu­re, sur la lisère de la mer bleue.

La complication des lignes est un des caractères généraux du paysa­ge japonais. La campagne est une mosaïque des cultures les plus variées, que coupent çà et là des bouquets de bois où sont nichés des hameaux et des temples. Les plantations de thé se découpent sur les pentes et les monticules. Là où s'étend la rizière, elle est morcelée 167 en une multitude de petits compartiments qui n'ont même pas de formes régulières: les levées en zigzag se croisent et s'entremêlent, suivant la nature du terrain et les besoins de la culture, et les plans de riz avancés ou retardés donnent des nuances différentes. On dirait un tableau composé à toutes petites touches et spontanément on pense au cloisonné.

Mais ce qui donne au paysage japonais sa grande originalité, c'est le relief. Derrière les plaines cultivées s'élèvent des formes étranges: des cônes volcaniques, des croupes aux pans abrupts, des crêtes aux poin­tes relevées comme des cornes de pagode. Le fond du paysage est pres­que toujours marqué par des horizons étagés qui se superposent dans un recul bleuté, tels qu'on en voit dans les tableaux de l'école d'Ombrie: ces fonds 168 de kakémono, comme suspendus dans le vague des airs, qui nous paraissent parfois des rêveries d'artistes, ne sont que la représentation gauchement mais poétiquement fidèle de la réalité.

Le paysage qui va de la mer au Foudji-Yama [Fuji-Yama] offre un des plus variés et des plus harmonieux étagements de plans et de cou­leurs de tout le japon. C'est d'abord la plage de sable avec quelques pins matsous, tordus par le vent du large; puis une pente de terre ara­ble tachetée de vert par les rizières jeunes et d'or par les meulettes de riz mûr et moissonné; puis des terrasses semées de bosquets parmi les cultures; au-dessus, des croupes de gazon ras, brun, piqué de rares buissons; au-dessus encore, les forêts sombres tachées de rouge par l'automne; 169 enfin bien haut, en arrière, étrangement suspendu dans le ciel comme un nuage, le Foudji [Fuji] tout blanc dans sa robe de neige neuve. On dirait un grand voile qui descend de la couronne du sommet, comme un voile blanc de mariée.

C'est encore la fantaisie du relief, jointe aux caprices du rivage, qui fait le charme étrange de la mer intérieure. Îles et îlots, en nombre infini, surgissent si soudainement du fond des flots, qu'on dirait des cimes envahies et inondées je ne sais par quel déluge. La pureté de l'atmosphère fait paraître les objets plus proches qu'ils ne sont. Des forêts éloignées et teintées de rouille par l'automne ressemblent à des prairies couvertes d'herbes roussies. 170

Au japon, où tout est petit, les arbres sont grands. Beaucoup de pays ont des forêts et n'ont pas de beaux arbres, le japon a les deux. Les milliers d'hectares que couvrent les bois, n'empêchent pas des mil­liers d'arbres d'avoir une existence particulière, une individualité pres­que aussi marquée que ceux qui se dressent en sentinelles perdues dans les steppes de la Russie ou dans les pampas de l'Argentine et qui portent chacun un nom. Les japonais peuvent bien vénérer leurs arbres, ils sont un des traits caractéristiques et une des grandes beautés de leur pays. Les plus étonnants sont les matsous36), sacrés entre tous. Qui ne se souvient d'avoir vu sur des estampes, ou sur des potiches, des arbres contournés, convulsés, dont les bras maigres et noueux 171 se tordent en tous sens, avec des aigrettes d'aiguilles vertes pour feuillage: les matsous sont bien tels, soit qu'ils se suivent en ligne som­bre le long d'une plage battue des vents, semblables à des mâtures désemparées, ou que sur les glacis d'un château fort, leurs architectu­res étranges s'harmonisent avec les toits cornus hérissés de dauphins et de griffons.

Comme les matsous déploient toute la fantaisie des lignes brisées, les cryptomérias géants possèdent la majesté sereine de la ligne droite et de la symétrie. Leurs troncs droits et lisses s'élancent comme des colonnes prodigieuses, jusqu'au sombre berceau que forment leurs branches puissantes étalées comme des palmes. Aux temples de Nikko, comme à ceux de Nara, ils font 172 un cadre magnifique.

Rois du paysage, les arbres ont aussi leur parure de couleurs. L'automne est leur triomphe, comme le printemps est celui des fleurs. C'est alors que les cerisiers prennent une teinte de jaune clair, et les érables, ou momidgi qui dans l'art japonais tiennent autant de place que les chrysanthèmes, revêtent leurs robes rouges. Leur feuillage alors est plus qu'éclatant, il est comme lumineux et couleur de flam­me.

La nature japonaise est une nature artiste. Aucune n'était mieux fai­te pour inspirer l'art humain, aucune ne s'y prêtait mieux. Un paysage japonais est une peinture; un bois est un parc, même la campagne un jardin. Les collines semblent 173 avoir été construites pour les pago­des qui les couronnent, pour les temples qui garnissent leurs flancs. Leurs pentes raides semblaient attendre les escaliers qui les gravissent; les racines courant à fleur de terre semblaient en marquer d'avance les marches.

Aussi l'union est-elle intime entre la nature et l'art. De la nature japonaise, l'homme est rarement absent. Toute campagne est par­semée de villages, la mer même pullule de voiles blanches; l'architec­ture japonaise s'épanouit en pleine nature. Les temples de Miyadjima [Miyajima] semblent flotter sur la mer, et le torii fameux qui en garde l'approche y baigne ses piliers massifs. Rien ne symbolise mieux ce mariage universel de l'art et de la nature que ces portiques 174 de Nara tendus de branches d'arbres, où s'enroulent même quelquefois, comme la vigne aux ormeaux, de vivantes frondaisons.

Le Daï-boutsou37) de Kamakura trône au milieu d'un amphithéâtre de verdure de fleurs, parmi des bosquets de cerisiers.

Les Japonais sont amoureux de leur nature si belle, mais ils l'aiment surtout comme une admirable matière d'art qu'il faut travailler enco­re. Les parcs d'Akasaka et de Shiba, dans la capitale, sont le triomphe de l'artificiel. On y voit des arbres tordus, étirés, mutilés de manière à former des berceaux. A Shiba, il y a un lac minuscule entièrement bordé d'une balustrade de pierre massive; au milieu s'élève un îlot artificiel et 175 qui porte un pavillon; un pont étroit en escalier y conduit, bordé aussi d'un parapet de pierre richement sculpté.

Aux parcs, les japonais préfèrent les jardins: c'est là qu'ils peuvent donner carrière à leur fantaisie et se composer une nature à leur goût. Point de jardin japonais qui n'ait au moins sa colline et son vallon, son amphithéâtre boisé, sa rivière, son lac et son île. Mais c'est une petites­se qu'ils prétendent raffiner sur leur modèle; les plus vastes jardins japonais sont des miniatures. Il en est qui sont microscopiques, tenant dans une assiette; s'ils admirent leurs cèdres, leurs camphriers géants, les Japonais comme les Chinois raffolent des arbres nains… 176

L'architecture au japon accuse un peuple artiste. Elle participe à la grandeur majestueuse et à l'harmonie des temples grecs. Quoiqu'elle n'ait employé que le bois, elle imite la force des sanctuaires d'Egypte.

On y trouve une pensée intime et un gracieux symbolisme comme dans nos cathédrales gothiques. Elle rivalise de richesses avec les égli­ses de Byzance et d'élégance avec les mosquées arabes.

Le choix du bois dans un pays où la pierre existe en abondance s'explique par la fréquence des tremblements de terre; sur ce sol sans cesse agité, un édifice massif, tout en pierre, serait vite ébranlé et ren­versé.

L'emploi de cette matière donna naissance à des formes nouvelles et il en sortit un art très original. Les principaux bois dont on fait usa­ge au Nippon, pour les charpentes et les piliers, sont le Hinoki 177 et le Segni. Ces arbres, d'essences résineux, deviennent durs comme le marbre et acquièrent, avec les années et les siècles, une patine aux teintes brunes, s'harmonisant admirablement avec le feuillage sombre des cryptomérias, qui s'élèvent autour des temples.

La hauteur de ces bois de construction est souvent considérable: à la porte du Daïboutsou, à Nara, les piliers mesurent trente cinq mètres. Leur durée est indéfinie: la pagode d'Horijouji près d'Osaka a douze siècles d'existence et elle est parfaitement conservée.

Les Japonais ont su adapter leur architecture au milieu ambiant; le climat éminemment variable, passant des pluies persistantes ou de nei­ges abondantes au soleil brûlant, créa les caractéristiques des habita­tions.

Les maisons sont entourées de terrasses, 178 recouvertes de grands toits débordants, projetant de l'ombre ou préservant les pas­sants de la pluie. Sur beaucoup d'estampes, la pluie est représentée tombant en longs traits obliques sur des villages dont les habitants vaquent à leurs occupations sous les abris que forment les saillies des toits.

Dans les temples aux vastes dimensions, comme celui de Sanjou­sou-Gendo, à Kyoto, dont la nef mesure 120 mètres, les immenses toi­tures pesantes, plus hautes que les ordres qui les soutiennent, assurent la stabilité de l'édifice. Aucune construction nippone ne possède de fondations, trop aisément ébranlables; l'édifice est soutenu par des supports de bois, simplement posés sur les socles de pierre, donnant ainsi une grande élasticité à l'ensemble et permettant, en outre, l'é­coulement de l'eau sous les planchers sans les atteindre. 179

On n'a pas au japon la même conception de l'unité architecturale qu'en Europe. Pour eux, l'unité ne consiste pas à faire un vaste tout, contenant de nombreux services; tous les services au contraire sont séparés, formant de petits bâtiments isolés, reliés entre eux par des galeries ou par des ponts jetés d'un étage à l'autre, et toutes ces parties distinctes sont groupées suivant les reliefs du sol, en tenant compte des différences de niveau, des fonds de verdure, des ruisseaux, des casca­des, de la perspective des montagnes ou de la mer.

Les temples qui se composent en général d'une pagode, d'une tour, d'un campanile, d'une estrade pour les danses sacrées, d'un sanctuai­re, de lanternes couronnant des piédestaux, sont disposés d'après cet­te méthode. Les jardins lient tous ces services et en forment le cadre. 180

L'art japonais, comme l'art gothique, sait embellir tous les éléments de la construction, qui ont tous un but défini. Chaque décor aussi, chaque dragon, chaque fleur, chaque animal stylisé est un symbole.

Il en est un délicieux et touchant même, que l'on rencontre partout au japon, c'est le torii. Les torii sont des portiques de bois, qui se com­posent de deux montants verticaux, réunis à leurs sommets par deux poutres horizontales légèrement recourbées aux extrémités. La traduc­tion de torii est «perchoir». Ce sont des perchoirs gracieux que le culte shintô place partout, surtout à l'entrée des temples, pour que le soleil, roi de la nature, à qui tout est subordonné, vienne s'y poser.

Quel joli symbole encore que les poissons que l'on peut voir en maints endroits, découpés dans le bois ou sculptés dans le bronze sur les édifices ou encore en 181 papier flottant au vent au sommet d'un mât! Ils rappellent au peuple qu'habitant dans les îles ses ancêtres furent des pêcheurs vivant de la mer.

Les temples shintoïstes sont très simples, une sorte de vestibule sans ornements.

Les temples bouddhistes sont richement ornés, avec leurs murailles de laques de couleur et leurs toits ondulés. Au-dessus de l'entrée prin­cipale, la toiture remonte pour former une sorte de fronton. Un acrotère, ou une antéfixe sculptée couronne cette courbe et symbolise le soleil. Une colonnade règne sous cette lourde toiture. Les fûts de bois, légèrement galbés, garnis de bronze à leur base, sont coiffés de chapiteaux de menuiserie. Les pagodes qui flanquent ces temples, sont carrées en plan avec trois ou cinq étages. Des balcons de bois précieux avancent en 182 encorbellements, et les toitures de chaque étage débordent, donnant une image des cieux bouddhiques par leur super­position. Quelques-unes de ces pagodes sont recouvertes de laques rouges.

Presque toutes les maisons se ressemblent. En prévision des trem­blements de terre, elles sont en bois, avec un seul étage; les carreaux de verre, dangereux en cas de secousses, sont remplacés par du papier diaphane. Les murs extérieurs, réduits le plus possible, sont faits d'une mixture de paille hachée et d'argile et recouverts d'une pâte de coquillages écrasés. Les baies très vastes sont ouvertes à volonté par des châssis mobiles recouverts de papier, glissant dans des rainures. A l'intérieur, le bois, qui remplit tous les offices, n'est pas peint, mais entretenu toujours intact par de fréquents savonnages. Un escalier de bois, droit et de pente dure, 183 conduit à l'unique étage, composé d'une grande-salle que l'on peut diviser à l'aide de cloisons de papier glissant dans des rainures. Le parquet est recouvert de nattes. Dans un des murs, une petite niche, le tokonoma, reçoit quelques objets pré­cieux ou des fleurs; à côté, dissimulées sous des panneaux de papier blanc que décore un dessin à l'encre de Chine, de petites alcôves ser­vant à déposer les vêtements ou les couvertures.

La maison japonaise n'a pas de meubles, pas de tables, de chaises, ni de lits. On dîne accroupi; on dort allongé sur les nattes, enveloppé dans des couvertures, la tête sur un petit chevalet d'acajou, et ceci afin de ne pas déformer les coiffures des femmes. Au plafond, les poutres sont apparentes, en bois naturel soigneusement nettoyé. Le rez-de­chaussée est en général aménagé en boutique, et le haut seul sert à l'habitation. 184

L'art apparaît dans les détails. Les clous sont recouverts de menues garnitures de bronze ciselé; les trous qui servent à tirer les châssis sont ornés de petits cercles de bronze ouvragé; les chanfreins des poutres sont agrémentés de légères sculptures.

A la campagne, les maisons toutes modestes, sont toujours entourées de jardins soignés, veinés de petits ruisseaux et garnis d'ar­bres nains et de fleurs, d'où émergent des lanternes de pierre.

Les palais ont plusieurs étages, qui vont en décroissant. Ils ont de vastes salles aux plafonds en caissons, ornés de laques et de sculptures. Les parois des salles ont des peintures encadrées de laques noires, sous le plafond court une frise, la ramma, découpée dans le bois. Une gale­rie à balustrade de bambou entoure le palais, et des perrons l'unissent à ses vastes jardins38).

185 Table des matières

Départ de San Francisco 1Le Haiden 94
Sur le Chiyo-Maru 2La danse et le théâtre 97
A bord du 8 au 11 octobre 4Le tombeau 99
Honolulu 6L'école de Kano 100
A bord 16Mausolée de Jemitsu 103
L'Océanie et les Canaques 192e jour: Kirifuri 104
Yokohama 21Les 47 Ronins 109
Les 24 et 25, excursions 28La Toussaint, le Fujiyama 112
Kamakura 31Nagoya 113
Miyanositha 34Tzu [Tsu] et Yamada 117
Encore Yokohama 37Nara 120
Haneda 38Kyoto 123
Tokyo 43Les temples 127
Deuxième journée 48La vieille ville 135
Le parc de Shiba 502e jour: le pavillon d'or 139
L'Université 52L'industrie 141
Le parc d'Ouéno 55Métiers d'art 143
Asakusa 59La ville moderne 145
Enseignement catholique 62Le défilé historique 146
Nikko 65Osaka 149
Jeyasu 70Kobé 158
Le pèlerinage 75Notes générales 161
Le Pont-Rouge 77La religion 161
La Pagode 79La nature 166
Le temple des trois Bouddhas 81L'architecture 176
Le mausolée de Jeyasu 84

1)
Damien (P. Josef de Veuster. 1840-1889). Né à Tremeloo (Belgique) d’une famille paysanne aisée, il décida de suivre son frère aîné (le P. Pamphile) dans la Congrégation des Sacrés Cœurs de Jésus et Marie (Pères de Picpus) à Louvain. A la place de son frère, jugé inapte pour les missions, il partit aux îles Hawaii en mars 1864 et fut ordonné prêtre à Honolulu le 21 mai 1864. Après huit ans d’apostolat mission­naire il se porta volontaire pour assister spirituellement des lépreux dans l’île de Molokaï. C’était le 10 mai 1873. Officiellement, le P. Damien était prêtre au service des catholiques de la colonie (800 lépreux). Mais en réalité il assuma également toutes les autres tâches, depuis la tâche de médecin jusqu’à la tâche de constructeur, ou celle du policier… Il fonda deux orphelinats et combattit l’immoralité, l’ivrognerie, l’absen­ce de toute loi. En 1884, il attrapa la lèpre et continua à travailler jusqu’à un mois avant sa mort. Durant les dernières années de sa vie ils souffrit beaucoup à cause des malentendus avec ses supérieurs et avec d’autres prêtres. Il mourut le 15 avril 1889. Et le 10 mai 1995 le pape Jean Paul II l’a déclaré Bienheureux.
2)
Sandwich: ancien nom des îles Hawaii.
3)
Kamehameha: ancienne dynastie royale des îles Hawaii (fin XVIIIe-XIXe s.), qui compta cinq rois.
4)
Cook (James: 1728-1779). Navigateur anglais. Il fit trois expéditions dans l’océan Pacifique. 1768-1771: découverte de l’archipel des Îles de la Société, de la Nouvelle­Zélande, des côtes orientales de l’Australie; 1772-1773: il atteignit la latitude 71°10’ Sud, sans parvenir à l’Antarctique; enfin 1776-1779, expédition au retour de laquelle il parvint à l’océan Arctique par le détroit de Béring, mais fut tué par les indigènes aux îles Sandwich (Hawaii).
5)
Shogun: (mot jap. signif. commandant en chef contre les barbares). Primitivement, chef militaire japonais en campagne contre les Aïnous. Nom donné aux dictateurs militaires du Japon, de 1192 à 1867. Pendant l’époque de Heian (794-1185), le titre de shogun était accordé par l’empe­reur pour la durée d’une campagne. En 1192, Yoritomo, chef du clan Minamoto, obtint le titre à vie et de façon quasi héréditaire. Trois dynasties shogunales s’imposè­rent successivement au Japon: les Minamoto, les Ashikaga et les Tokugawa.
6)
Benten: dans la mythologie japonaise est une divinité féminine, l’une des sept divinités du bonheur. Elle préside à la musique, à l’éloquence et aux beaux-arts.
7)
Pour s’orienter dans l’histoire du japon à laquelle le P. Dehon fait tant d’allu­sions dans son Journal, on tiendra compte des quatre périodes historiques: A. La période de l’assimilation de la culture chinoise. C’est une période proto-historique allant du IIe au Ve siècle et elle se caractérise par des clans fortement hiérarchisés de l’île de Kyu-shu, et en contacts très étroits avec la Chine. Au début du Ve s., l’un de ces clans devint prédominant dans la région d’Yamato (l’île de Kyu-shu) et éleva son chef à la dignité d’Auguste (Sumera no Mikoto) et établit dans le bassin de Nara un Etat centralisé (646). Lorsque le chef du clan dominant se convertit au bouddhisme, il prit le titre chinois de tenno (empereur). Nous avons deux époques: a) époque de Nara (appelée ainsi du nom de la première capitale fixe, Nara, con­struite en 710): 710-794; b) époque de Heian (avec le transfert de la capitale à Kyoto: Heian est l’ancien nom de Kyoto): 794-1185. Cette époque (de Heian) est marquée par un effacement progressif du clan Fujiwara, dont les chefs avaient détenu depuis 866-882 les fonctions de régents. Vers 1150, il ne restait en lice que deux grandes familles territoriales: les Taira et les Minamoto. Les Taira furent bientôt assez puissants pour évincer les Fujiwara, puis ils s’attaquè­rent aux Minamoto. La bataille navale de Dan-no-ura (1185) consacre le triomphe de la maison Minamoto. B. La période des dictatures militaires: a) époque de Kamakura (1192-1338): après sa victoire sur les Taira, Yoritomo, le chef de clan Minamoto, se proclama «généralissime» (shogun), instaurant ainsi une nou­velle institution, le shogunat, qui devait subsister jusqu’en 1867. Il choisit pour capita­le la ville de Kamakura et exerça une véritable dictature. Cependant, l’apparition de ce nouveau régime ne provoqua pas la chute du régime impérial. Le shogunat s’incor­pora tant bien que mal aux structures les plus anciennes: l’empereur, sa cour, ses ministres et son administration civile continuèrent à siéger à Kyoto, mais la machine impériale tourna désormais à vide. b) époque de Muromachi (1338-1573). En 1338 Ashikaga Takauji s’installa à Kyoto et se proclama shogun. Pendant cette époque les japonais accueillirent très favorable­ment le christianisme (1542). c) époque de Momoyama (1573-1600). C. La période du shogunat autoritairè et centralisé: C’est l’époque des Tokugawa (1600-1868). Tokugawa Iyeyasu unifia le japon en écra­sant les daimyo (seigneurs féodaux) dissidents, à la bataille de Sekigahara (1600). En se proclamant shogun, il fonda une maison qui allait gouverner le japon pendant deux siècles et demi. Iyeyasu installa le siège de son gouvernement à Yedo, la bourgade qui deviendra Tokyo. Sur le plan de la politique extérieure Iyeyasu et ses successeurs mirent tout en œuvre pour isoler le japon du reste du monde. Naturellement, les missionnaires et les convertis indigènes furent les premiers à souffrir de cette politique de réclusion: en 1637 éclata à Shimabara (Kyu-shu) une révolte de chrétiens japonais, qui se termina par la mise à mort de 37.000 insurgés; à partir de ce moment, le christianisme japonais cessa d’exister en tant que religion organisée. En 1867, pour des raisons de politique intérieure et extérieure, le japon fut con­traint à sortir de son isolement. Le 9 novembre 1867, Yoshinobu, le dernier shogun Tokugawa remit tous ses pouvoirs à l’empereur Meiji (Mutsu-Hito). D. La période de la transformation du Japon en un Etat moderne: Epoque Meiji (1868-1912). Commencement (1868) de la modernisation et de l’expansion de l’activité indu­strielle et commerciale du Japon. Commencement (1890) de l’expansion militaire du Japon
8)
Exactement le 9 novembre 1867, le dernier shogun Tokugawa, Yoshinobo, remit tous ses pouvoirs à l’empereur Meiji, Mutsu-Hito, qui n’avait à l’époque que quinze ans.
9)
Hakone (Mont), volcan éteint du japon dans le centre de Honshu, entre la baie de Sagami et le Fuji-Yama; 1.550m. Le Hakone comprend six cônes et un très vaste cratère, large de près de 13 km du N. au S. et de 7 km de FE. à l’O. Avec le Fuji-Yama et l’Amagi, il forme le principal obstacle naturel entre Tokyo et Kyoto. A l’époque des Tokugawa, la route qui reliait les deux villes était gardée au passage du col d’Hakone. Une porte, conservée de nos jours, avait été construite entre le lac Ashino et le rebord méridional du cratère. Elle marquait le passage du Kwanto au Kwansai et était con­stamment surveillée. Une voie ferrée passe en tunnel sous le col d’Hakone depuis 1935.
10)
Ricksha ou rickcha. En Extrême Orient petite voiture légère, pour une person­ne, et que traîne un coureur (Kourouma ou Kuruma).
11)
Inari, déesse japonaise du riz, comme dit le P. Dehon. Ses temples sont gardés par deux statues de renards, d’où la croyance populaire que le renard est l’incarna­tion d’Inari.
12)
Selon les légendes traditionnelles, l’Empire japonais aurait été fondé en 660 av. J.-C. par l’empereur Jimmu tenno, descendant de la déesse Amaterasu, personni­fiant le Soleil : «Celle qui illumine le ciel» , et, à ce titre, divinité tutélaire de la dynastie impériale japonaise.
13)
Samurai [samuraj] m. invar. (mot jap.; de samuau, servir). Guerrier au service d’un daimyo (seigneur féodal). A l’époque du féodalisme décentralisé (avant le XVIIe s.), la plupart des samurai étaient des cultivateurs qui accompagnaient leur daimyo au combat; ils recevaient, pour leur allégeance, un salaire en riz. Ils avaient également le privilège de porter deux sabres. Après l’introduction des armes à feu et la construction de châteaux forts, les samurai constituèrent une véritable cour à la résidence du daimyo, et la différenciation s’accentua entre le paysan et le samurai, membre d’une caste militaire (buke) uniquement vouée au métier des armes. Les longues années de paix qui suivirent l’établissement des Tokugawa firent des samurai une classe parasite, mais leur nationalisme farouche, leur formation militaire et leur haine contre le sho­gun, qui avait provoqué le déclin de leur classe, plaça les samurai à l’avant-garde du mouvement pour la restauration impériale. Lorsque cette restauration s’accomplit, en 1868, les samurai furent les premiers à assimiler les techniques modernes qui devaient permettre au Japon de devenir l’égal des puissances occidentales.
14)
Daimyo, m. invar. Terme désignant les seigneurs féodaux japonais qui gouver­naient un fief ou un clan. A l’époque du féodalisme décentralisé, c’est-à-dire jusqu’aux premières années du XVIIe s., les daimyo (littéral. «grand nom») étaient des nobles mandatés par l’empereur à la tête d’une juridiction territoriale plus ou moins étendue; ces feudataires jouissaient d’une indépendance à peu près totale et entrete­naient sur leur territoire des troupes permanentes de samurai. Après l’instauration du régime shogunal des Tokugawa (1600), une distinction fut faite entre les fudai-daimyo, qui avaient embrassé le parti du gahara, et les tozama-daimyo, qui n’avaient accepté l’autorité du shogun qu’après leur défaite. Ces derniers bénéficièrent en fait d’une indépendance beaucoup plus complète que les fudai-daimyo, et certains, tels les daimyo de Satsuma, de Choshu et de Hizen, jouèrent un grand rôle lors de la restaura­tion de 1868.
15)
Tosa, au japon, nom d’une lignée de peintres de style Yamato/E (peinture nationale) qui furent, aux XVe et XVIe s., les chefs des ateliers impériaux. (Yamato: nom primitif du Japon). Kano: lignée de peintres décorateurs japonais, dont le fondateur fut Motonobu. En s’illustrant à la fin du XVIe s. avec Eitoku (1543-1590) et son atelier, cette famille forma en 1615 l’école officielle des shoguns Tokugawa et se perpétua jusqu’en 1868.
16)
Iyeyasu (1542-1616), fondateur de la dynastie shogunale des Tokugawa (1603­1605). Choisi en 1598 comme tuteur de Hideyori, Iyeyasu commença à gouverner en maître, malgré une violente opposition des grands daimyo, qui l’accusaient de vouloir supplanter son pupille. Au début du XVIIe s., le japon se trouva partagé en deux camps: celui des fidèles de Hideyori et celui des partisans de Iyeyasu. Les hostilités s’engagèrent au mois d’août 1600 et se terminèrent par la victoire totale de Iyeyasu (bataille de Sekigahara, 21 oct. 1600). En 1603, Iyeyasu se proclama lui-même shogun héréditaire, institua un nouveau statut pour les daimyo, selon que ceux-ci s’étaient ral­liés à lui ou à Hideyori. En démantelant la puissance des daimyo, en persécutant les chrétiens et en fermant progressivement le japon à toute influence étrangère, Iyeyasu définit la politique qui allait être celle de la famille des Tokugawa jusqu’en 1867.
17)
Hidetada (1579-1632), deuxième shogun Tokugawa (1605-1622), fils du pre­mier shogun Iyeyasu. Il s’était brouillé dans sa jeunesse avec son père, qui régna en fait sous son nom jusqu’en 1616. Hidetada poursuivit la politique de son père dans tous les domaines: persécution des chrétiens, isolement du Japon et surveillance rigou­reuse de la cour impériale.
18)
Ligue (Sainte) ou Sainte Union: association des catholiques français pour com­battre l’Union Calviniste (1576-1593: 25 juill. 1593, abjuration d’Henri IV).
19)
Mikado: Palais impérial au Japon. Par extens.: Empereur du Japon.
20)
Confucius, philosophe chinois, fondateur du confucianisme (v. 551 av. J.-C.? – v. 479?). Mencius, nom latinisé du philosophe chinois Meng-tseu (v. 372-289 av. J.-C.). Il fut le premier écrivain de talent de l’école confucéenne.
21)
Kobo-Daishi (Shikoku 774-835), prêtre bouddhiste japonais qui eut une influen­ce considérable. En 804, il partit pour la Chine, où il étudia les textes canoniques. Revenu au japon en 807, il fonda la secte de la «Parole vraie» (shingon), qui faisait une grande part à la magie et au symbolisme, et se rattachait par là au bouddhisme tantrique. Le monastère qu’il fit construire sur le mont Koya (816) est encore aujourd’hui le plus important de tout le Japon. On lui attribue l’invention du syllabai­re cursif, dit hira-gana.
22)
Kipling (Rudyard: 1865-1936), écrivain anglais.
23)
Kakémono (mot jap. signif. chose suspendue). Peinture japonaise sur toile, sur soie ou sur papier, montée sur papier épais, que l’on suspend verticalement et qui peut se rouler autour d’un bâton.
24)
Kobo: cf. note 21, ici dessus.
25)
Kano Fanyu: cf. note 15, ici dessus, et note 28 suivante.
26)
Izanagi et Izanami, couple créateur du Japon. Ils donnèrent naissance aux mon­tagnes, aux champs, aux aliments, au feu, au vent, etc., qui sont tous considérés comme dieux par la mythologie japonaise. C’est en donnant naissance au feu que la divinité-femelle, Izanami, mourut. Izanagi, tel Orphée, voulut la suivre dans les régions infernales, mais il s’enfuit, épouvanté à la vue du cadavre de son épouse. Revenu sur terre, Izanagi se livra à des cérémonies de purification et donna naissance à la déesse du Soleil (Amaterasu), au dieu de la Lune (Tsukyomi) et au dieu des Tempêtes (Susanoo).
27)
Josetsu, moine zen de Kyoto (début du XVe s.). Il fut l’un des initiateurs des pay­sages monochromes à la manière chinoise.
28)
Motonobu Kano (1476-1559) est considéré comme fondateur de l’école de pein­ture japonaise Kano. Fils aîné de Masanobu, artiste connu, il fit montre d’un génie précoce. Il étudia à fond les maîtres chinois des périodes Sung et Yuan, et créa peu à peu le style qui devint connu sous le nom de Kano. Motonobu Kano était le gendre de Mitsunobu, le chef de la grande école de peinture nationale japonaise Tosa. Il eut un frère, Utanosuke et trois fils, tous peintres. Tanyu Kano (1602-1674) est un arrière­petit-fils de Motonobu Kano, maître inégalé et considéré comme le plus grand artiste japonais.
29)
Iemitsu (1604-1651), troisième shogun Tokugawa (1623-1651). Il assura la pé­rennité de pouvoir shogunal et isola le japon. Il entreprit contre les chrétiens de féro­ces persécutions, mit hors d’état de nuire les daimyo et favorisa le bouddhisme et le confucianisme.
30)
Le vénérable Père Aurientis: Curé de la principale église catholique de la ville. Chez lui le P. Dehon, lors de son passage à Kyoto, reçoit une hospitalité très aimable. On garde de lui une lettre à un de ses confrères qui l’avait averti du passage du P. Dehon. Voici sa réponse: «Cher ami, vous seriez bien peiné – et vous auriez bien rai­son – si je ne vous remerciais pas, au contraire, de l’amabilité que vous avez eue de parler de moi à nos célèbres visiteurs et de me les adresser. Ce ne sont pas des incon­nus pour moi. Et je crois que tous les prêtres d’un certain âge ont entendu parler de Mgr Tiberghien et de ses voyages en Amérique. Quant au P. Dehon, même les jeunes prêtres connaissent ses ouvrages de spiritualité, et donc je serai honoré et heureux de les piloter dans ma bonne ville de Kyoto autant que je le pourrai» (02.09.1910; B. 13./5.9).
31)
Svastika ou Swastika, m. (mot sanskr. signif. heureuse vie). Signe en forme de croix gammée, d’origine très discutée, apparu dès 4000 av. J.-C. en Asie occidentale, répandu ensuite en Grèce et en Italie, d’où il gagna l’Europe centrale et le Pays basque, puis se répandit en Inde et en Extrême-Orient, mais n’apparut jamais chez les juifs et les musulmans. C’était peut-être un symbole du soleil ou du feu. Jahn [1778-­1852] le donna comme signe de ralliement à ses jeunesses allemandes, puis le svastika devint l’emblème des antisémites baltes et autrichiens. Hitler, qui l’avait connu mêlé à des images chrétiennes dans sa petite école de Lambach (1897-1898), en fit, dès 1920, le symbole de ses opinions racistes et en orna le brassard rouge de ses adeptes, puis le drapeau du IIIe Reich.
32)
La statue de St Charles, en bronze et cuivre battu, appelée communément «il san Carlone» mesure 23,40 m et, avec piédestal, 34 m. (cf. NHV II, 77r).
33)
Uda tenno (867-931), empereur de japon (888-897). Il abdiqua en 897 en faveur de son fils Daigo, et se fit bonze bouddhiste.
34)
Jacquard: métier à tisser, inventé par Jacquard (Joseph-Marie), mécanicien français (1752-1834).
35)
Baalbeck ou Balbek: Cité phénicienne, puis grecque et romaine, dont les ruines sont imposantes et pittoresques. P. Dehon a eu l’occasion de la visiter le 3 mai 1865, lors de son pèlerinage en Palestine (cf. NHV IV, 38-38).
36)
Les fameux pins japonais. Le P. Dehon le nomme de nombreuses fois, avec des orthographes diverses: matzu, matsou, et aussi matré.
37)
Le Dai-boutsou ou Daibutsu est le grand Bouddha, statue en bronze de 17 m de haut, fondue en 1252, dont le P. Dehon a parlé également aux pp. 32-33.
38)
Le texte de ce XXVIII Cahier a été publié presque entièrement, mais avec des retouches rédactionnelles, dans la revue «Le Règne du Sacré-Cœur» (Louvain), année 1913, un article chaque mois, exception faite pour le mois de février.
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