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32e CAHIER
L'Inde anglaise

1 Notes quotidiennes

Nous nous embarquons le 13 janvier] au soir sur le Pentakota. La traversée est de 16 heures.

L'île de Ceylan est presque rattachée à la terre par un groupe d'îles qui ne laissent que d'étroits passages. C'est le Pont d'Adam, disent les musulmans qui placent le paradis terrestre à l'île de Ceylan. Pour les Hindous, c'est le Pont de Rama. Leur poète Valmiki1) a placé dans ces parages un des épisodes les plus importants de la grande épopée du Ramayana. Ceylan, ou Lanka, était le refuge du mauvais 2 génie Ravana, qui retenait prisonnière la belle Çita, épouse de Rama. Rama se propose d'attaquer Lanka et envoie Hanouman (le dieu-singe) en éclaireur. Ce dernier découvre Çita qui a résisté à l'amour de Ravana et remet à la princesse l'anneau de son époux Rama. Hanouman, d'un bond, franchit le golfe de Manaar, et va rejoindre l'armée des singes qu'il entraîne sur Lanka pour détruire les démons. Mais les singes sont moins agiles que Hanouman et ils sont obligés, pour parvenir à Ceylan, de construire une chaussée en mer. De ces travaux gigantes­ques, il serait resté le chapelet d'îlot du détroit de Palk.

Tuticorin n'est guère abordable. Nous stoppons à 6 milles en mer et un petit steamer de débarquement 3 nous conduit à la jetée, près de laquelle on trouve la gare pour l'intérieur de l'Inde.

Tuticorin est un ancien comptoir hollandais. Les maisons s'éten­dent en arcs de cercles, le long d'une plage sablonneuse. On y voit de grands fours à fabriquer tuiles et briques et d'énormes dépôts de coton, de millet, de céréales.

Des coolies et lascars, portefaix et marins peu vêtus, font le service du port. La race du pays a le teint très brun, ce sont des tamouls et des télougous, deux espèces de négritos.

Tuticorin a des pêcheries d'huîtres perlières, décrites autrefois par Marco Polo. Les pêcheurs payaient des Brahmes pour éloigner les requins par leurs incantations. 4

La côte a d'innombrables cocotiers. Nous descendons à Maduré chez les Pères Jésuites.

La ville a 100.000 habitants. Elle est anglaise depuis 1801. Les murailles ont été détruites et ont fait place à de beaux et larges boule­vards. Un de ses rois indigènes, qui régna un demi-siècle, en fit une des plus belles villes des Indes. Il y fit élever de splendides édifices, sur­tout le grand temple et son propre palais.

Maduré avait eu dès l'antiquité des relations avec notre monde occi­dental. On y a trouvé des monnaies romaines dans le lit du fleuve.

Son grand roi Tirumal, qui avait comblé le clergé indigène 5 de ses bienfaits fut assassiné par les brahmes lorsqu'il se convertit au chris­tianisme en 1659. Sous le prétexte de découvrir un trésor, les brahmes l'attirèrent dans les souterrains d'un des gopuram (tours pyramidales) de la pagode et l'y oublièrent; pour le peuple, le prince avait été enlevé par la déesse Minatchi.

De la gare, une belle avenue ombragée, plantée de grands figuiers, conduit à la ville. On arrive à un carrefour où on a élevé un ganeça, à tête d'éléphant, protecteur de la cité.

En ville, le palais de Tirumal est un monument d'art indo-arabe, du 17e siècle, dont une partie a été restaurée pour loger les services muni­cipaux et la cour de 6 justice; au temps du radjah Tirumal, il était occupé par le sérail du prince.

L'ancienne salle du trône est devenue le tribunal, elle a 37 mètres de long et 20 de large. C'est un hall soutenu par des piliers aux moulures de stuc, reliés entre eux par des arcatures ogivales; il y a un vaste dôme au centre.

A côté, un vaste parvis entouré d'une colonnade, sorte de cloître avec un jet d'eau. Dans le jardin royal, un banian immense dont le branchage n'a pas moins de 80 mètres de diamètre.

La pagode, une des merveilles des Indes. Elle occupe une superficie de 5 hectares au centre de la ville. 7 Elle remplace un ancien temple très vénéré antérieur à l'ère chrétienne. Elle a été renouvelée et agran­die par le grand roi Tirumal. L'enceinte sacrée est fermée par plu­sieurs murailles rectangulaires concentriques, dont la plus vaste a 11 mètres de haut et mesure 250 mètres sur 220. Ces murs sont sur­montés de neuf gopuram ou tours pyramidales, surchargées de sculptu­res. La plus considérable, à l'est, a 46 m. de haut.

Le premier portique du temple, qui a 100 m. de long, est un mar­ché ou bazar. Cent-vingt piliers hauts de 6 mètres soutiennent le plafond de ce portique. Ils sont ornés de sculptures dont quelques­-unes sont très fines. On y voit des personnages historiques, 8 alter­nant avec des animaux fantastiques. Le roi Tirumal y figure avec ses quatre épouses royales.

Plus avant est la galerie des mille colonnes, qui a aussi ses sculptures étranges. Puis l'étang du lotus d'or, qui a 50 m. de carré. Il fut créé, dit la légende, par un coup de trident de Siva et l'eau du Gange vint l'ali­menter. Des pèlerins procèdent à leur ablution dans cette eau sacrée. Autour de l'étang, une galerie ornée de peintures très peu artistiques. On y voit Indra sur un cheval blanc, et la déesse Minatchi assise sur une perruche.

Le sanctuaire a ses éléphants, au front desquels on marque le sym­bole de Siva, trois lignes blanches horizontales. 9 Autour de l'étang se promènent des vaches, nonchalantes divinités.

Le sanctuaire principal est sombre et mystérieux: ses piliers sont ornés de sculptures en marbre noir. On y voit le dieu Siva, à la danse mystique, les bras et la taille entourés de serpents, Siva Mahadeva, le grand dieu qui tue et procrée. Les idoles du sanctuaire sont noircies par la graisse qu'on leur offre ou rougies de poudre carminée; elles sont ornées par les fidèles de couronnes d'oeillets et de soucis. Les brahmes offrent aussi des couronnes de fleurs aux visiteurs.

Dans les profondeurs de la pagode, est le vimana, le saint des saints, où l'on honore le lingam, symbole de Siva. 10 «C'est donc là un tem­ple brahmanique, dit Roulleaux-Dugage, ce lugubre fouillis de statues noircies, de bêtes et de symboles incompréhensibles, qui inquiètent l'i­magination du peuple, comme les fakirs par leur magie. Combien de siècles de mysticisme extravagant n'a-t-il pas fallu pour obscurcir le pur védisme des Aryens de toute cette mythologie d'angoisse et de cauche­mar»!

Nous sommes ici dans l'Inde dravidienne, l'Inde des races noires. Le type de l'habitant est inférieur, le visage camus, le nez large, le crâ­ne en pain de sucre.

Le système des castes étroitement fermées les unes aux autres paraît monstrueux à nos pays égalitaires, mais la sagesse des aryens conqué­rants, qui pour garder leur sang pur de tout alliage, et ne pas abaisser le niveau 11 intellectuel de leur descendance firent de cette hiérar­chie sociale la base de la religion, n'en fut pas moins efficace. La diffé­rence saute aux yeux. Entre les brahmes d'un bronze clair, le front lar­ge sur le crâne à demi-rasé, et les noirs coudras, il y a disparité complè­te de race. - Les premiers forment la caste sainte des philosophes et des prêtres, dépositaires des Védas et de la puissance sacerdotale. Ils ont le regard fier et portent, en sautoir, la cordelette des deux fois nés. Puis vient la caste kshatriya des guerriers et celle des vaisya ou agricul­teurs et les innombrables castes professionnelles. Enfin les tchendalas méprisés, et plus bas encore, les parias, nés de mariages prohibés, qui mangent de la viande et dont le brahmane 12 s'éloigne avec horreur. Sauf les parias, tout ce peuple est végétarien.

Suivant la secte à laquelle ils appartiennent, tous ces gens portent sur leur front des symboles religieux: celui de Vichnou, un trident rou­ge et blanc, et celui de Siva, le dieu sinistre, un rond blanc comme un pain à cacheter souligné d'un double trait vermillon. Ces traits sont marqués avec la cendre sacrée tirée des bouses de vache, et ils ont un sens obscène.

Nos francs-maçons devraient porter de même leurs symboles sur le front. Ils pourraient alors porter légitimement ce nom de francs­-maçons.

Les rues sont larges et bordées de maisons basses. Des bouses de vaches 13 aplaties en galettes, sèchent le long des murs. C'est pour le chauffage. De distance en distance des fontaines blanches où les fem­mes vont puiser de l'eau. Elles sont voilées: une cotonnade rouge gros­sière pour les basses classes, un voile multicolore ou même lamé d'or pour les riches.

Devant les maisons, une véranda sert de dortoir pour la famille pour les temps chauds.

Aux oreilles et à la cloison du nez, les femmes portent des anneaux, elles en ont aussi aux bras et aux chevilles.

La garde est fière, par de fiers cipayes qui sont généralement de race afghane.

Le diocèse de Maduré est le plus beau des Indes. 14 Il compte 230.000 catholiques sur 5 millions d'habitants. Colombo en a 200.000, Pondichéry 140.000, Calcutta 80.000, Agra 8.000, Lahore 5.000. Mgr l'évêque2) de Maduré habite Trichinopoly.

Maduré a un collège (High school), les dortoirs sont fort simples, une natte pour chacun.

La mission a des Soeurs de St Joseph de Lyon et des Soeurs indigè­nes. A l'école, les enfants de diverses castes se tolèrent, mais les brah­mes ne s'y mêleraient pas.

Une caste à signaler est celle dite des Voleurs. Leur type est bien spécial et ils n'en rougissent pas. 15

En route, les jardins sont fermés par des haies d'aloès. Les puits ont des perches à bascule comme en Egypte et en divers pays méridio­naux.

Je descends chez Mgr Barthe, à la mission.

C'est ici la région de Carnalie qui a été disputée entre les Anglais et les Français au temps de Dupleix.

Trichinopoly a 100.000 âmes. Elle est renommée pour ses ouvrages en argent et pour ses soieries.

Le Roc. - Au centre de la ville et au bord d'un petit étang se dresse un rocher de granit haut de 72 m. au sommet duquel est une pagode dédiée à Siva. 16 Une galerie en mauvais état mène à un escalier de 300 marches, taillé dans le roc, tantôt en souterrain, tantôt à jour, qui va jusqu'au sommet. La montée est jalonnée d'idoles encadrées dans les anfractuosités du rocher et, à mi-hauteur, d'un sanctuaire; enfin, après une ascension fatigante on arrive au point culminant où s'élève un petit pagadon. De ce mirador on embrasse une vue superbe: les sinuosités du Cavery, la puissante végétation de la vallée, les pagodes de Srirangam et le pont qui y conduit.

C'est le plus beau diocèse de l'Inde. Les missionnaires français y ont bien travaillé. Ce sont maintenant les Jésuites de Toulouse.

Le diocèse a 233.000 catholiques, 103.000 protestants, cinq millions et demi d'Hindous. 17 La ville elle-même a 3.000 catholiques.

Mgr Barthe vit avec quelques Pères. La mission a 70 jésuites européens, 21 jésuites indigènes et 13 prêtres séculiers indigènes.

Il y a aussi des Frères indigènes des Sept-Douleurs - des Soeurs de la Croix d'Annecy - des Soeurs de St Joseph de Cluny - des Soeurs indigè­nes des Sept-Douleurs - d'autres Soeurs indigènes Oblates - des Veuves sous le patronage de Ste-Anne. Les Frères tiennent une école normale et industrielle. Les deux églises principales ont des peintures faites par un jésuite: un vrai catéchisme en images.

La maison de Ste-Anne, occupée par les Veuves, avait été fondée par les Soeurs de Marie-Réparatrice. 18 C'est là que sont nées les Franciscaines Missionnaires de Marie3). C'est un rameau détaché de l'Institut de Marie-Réparatrice.

C'est encore un pèlerinage brahministe. Ce n'est qu'à 5 kil. de Trichinopoly et cependant c'est un autre état, le Mysore, où la Mission est dirigée par les Pères des Missions Etrangères de Paris.

La route passe sur un beau pont de 25 arches. Les sanctuaires sont dans l'île de Sriringam, située au confluent de deux rivières, le Cavery et le Coleroun. L'île a une végétation luxuriante.

Le grand temple est dédié à Vichnou. C'est un des monuments les plus vastes de l'Inde. Il rappelle les grandes ruines d'Ang-Kor au Cambodge.

Le temple est du 18e siècle. Il a sept enceintes concentriques avec chemin de ronde et créneaux. Des gopuram ou pyramides 19 surmon­tent les portes au nombre d'une douzaine.

Les Hindous des castes inférieurs ne peuvent pénétrer que dans la première enceinte, qui renferme un bazar très animé.

Dans la cour centrale est la pagode aux mille colonnes qui a 140 mètres sur 40. Les piliers sont alternativement octogones ou carrés et ils sont chargés de sculptures. Les choses obscènes y abondent. Une galerie de quatorze colonnes est particulièrement curieuse avec ses haut-reliefs représentant des chevaux cabrés et luttant contre des pachydermes.

Des Anglais notables visitaient le trésor, nous fûmes admis à le voir avec eux. Il y a vraiment des merveilles. Une infinité 20 de pierres précieuses, émeraudes, rubis, perles, diamants, sont enchâssés dans l'or sous forme de colliers, tiares, gants, chaussures, agrafes, etc. Cela vient sûrement en partie de l'ancien trésor royal.

A 200 m. plus loin, un vaste temple à Siva, qui date du 12e siècle et qui a six enceintes. Il y a un mandapam ou basilique de 800 colonnes, avec des peintures obscènes où on prodigue le lingam4). Dans le vestibu­le, des chars énormes pour les processions, avec des câbles auxquels s'attellent les dévots. A côté, un étang sacré pour les ablutions, avec des abris et des reposoirs pour les baigneurs.

Nous allons vers Pondichéry, mais nous nous arrêtons le soir quel­ques heures à Tanjore, chef-lieu 21 d'un ancien royaume indépen­dant. La ville fut prise au 18e siècle par Dupleix, qui n'avait cependant qu'une poignée de Français. C'est alors que le Radjah de Tanjore céda le port de Karikal à la France. Tanjore est du diocèse de Mysore, qui a 50.000 catholiques.

Tanjore a un temple superbe dédié à Siva. Mais nous arrivons là le soir, comment faire? Nous allons de la gare au temple, couchés dans une voiture à boeufs et nous visitons le temple à la lueur des lanternes. C'est original et assez fantastique.

Dans une grande cour, des bouquets d'arbres et de petites pagodes disséminées autour du sanctuaire principal, avec une foule de lingams. Devant le sanctuaire, 22 un colossal Nandin: c'est le taureau sacré, en porphyre accroupi sous un dais en pierre, porté par un double rang de colonnes légères. A côté du grand sanctuaire, un plus petit, dit Soubramayen revêtu de fines sculptures qui en font comme un reliquai­re.

Au centre du sanctuaire, la grande tour pyramidale bien orne­mentée. Elle a seize étages. Elle est surmontée d'une petite coupole qu'on dit être d'une seule pierre.

Des vaches sacrées se promènent dans les parvis.

On préparait les sacrifices du soir. Des bayadères y prennent part, elles vont réjouir le dieu par leurs danses. Cela 23 ressemble bien aux saturnales de Rome.

Nous descendons à la mission chez les Pères des Missions Etran­gères de Paris. Mgr Morel5) est jeune évêque. M. Darras est son vicaire général.

Pondichéry a 50.000 âmes dont 1.200 européens seulement et autant de mulâtres. C'est le chef-lieu des Etablissements français de l'Inde.

Un groupe de soixante Français chassés de San Thomé par les Hollandais en 1672 et conduit par François Martin se fixa près de l'em­bouchure de la rivière Coleroun, ce fut l'origine de Pondichéry. Chassé par les Hollandais quelques années plus tard, Martin y rentra après la paix de Ryswick en 1697. 24 Le gouverneur Le Noir embellit Pondichéry. Il créa le jardin public, planta des avenues et fonda un collège.

Pondichéry sans moyens de défense fut occupée par les Anglais pendant les guerres de la République et de l'Empire, mais elle fut restituée à la France par le traité de Paris en 1815.

Pondichéry s'étend en façade sur la mer, sur une longueur de deux kilomètres. Vue de la rade, cette ville d'un aspect français, a un assez bon air. Un beau quai borde tout le rivage du quartier européen. La ville indienne s'étend au milieu d'une forêt de cocotiers.

Un appontement en fer s'avance en mer. A son extrémité, des colonnes monolithes de granit sont un cadeau du radjah de Djungi à Dupleix6). 25 Près du quai est la place Dupleix, avec la statue du grand Français qui tint un moment sous sa direction un tiers des Indes actuelles.

Les indigènes, remarque Chevrillon, pagayent joyeusement autour du bateau qui stoppe dans le port. Ils jettent des cris enthousiastes où tout à coup l'on reconnaît du français: «Hourrah pour papa! Hourrah pour maman! Hourrah pour le bon voyage!» C'est tout ce que savent de notre langue ces grands enfants sauvages. Cela ne les empêche pas d'être électeurs et de voter avec toute la dignité de citoyens libres. Le grand prêtre de la pagode s'entend avec le gouverneur, et ils votent à son gré, comme ils accompliraient un rite…

La Grande-Bretagne nous permet 26 d'avoir là 300 cipayes7), qui sont très fiers de leur brillant uniforme.

Pauvre population blanche de Pondichéry! Pauvres Français, nés si loin, descendus des ancêtres vaillants qui s'installèrent là, quand la France était une puissance glorieuse sur la terre de l'Inde, aujourd'hui si oubliés, si éloignés de nous!

J'aperçois des enfants de vieilles familles créoles, et rien n'est saisis­sant comme de retrouver chez eux le masque et l'expression de notre race. Ils semblent étonnamment provinciaux, arriérés, avec quelque chose de fatigué et d'amolli. Tout respire ici l'odeur de la petite ville de province française, où tout est régulier et vieillot…

La ville est propre, les routes s'allongent droites, bordées de pal­miers, 27 traversées à tout moment par les petits écureuils rayés qui soulèvent un léger flot de poussière…

Les femmes marchent très droites, leurs têtes chargées de vases de cuivre. Elles sont bien drapées d'étoffes voyantes. Ce monde fait pen­ser à la Grèce antique: mêmes attitudes de statues, même tranquillité de gestes, même vie en plein air, mêmes petites maisons de terre, bas­ses, fraîches, blanches, carrées, vides de meubles, où des femmes assi­ses dans l'ombre s'occupent à filer.

La statue de Dupleix fait face à la mer. Il est debout dans une attitu­de de commandement, hardi, impérieux, les yeux jetant le défi, plein d'une volonté et d'une audace extraordinaires. 28 «Un fameux hom­me, disait un Anglais, et qui nous a donné du fil à retordre. A présent à quoi vous sert Pondichéry? Vous nous forcez à maintenir des doua­niers autour de la frontière, et tous nos voleurs se sauvent chez vous. Qu'est-ce que cette colonie vous rapporte? - Rien du tout, a répondu un Français, mais il importe que Dupleix ait sa statue dans l'Inde et qu'il soit chez lui» (Chevrillon).

Pondichéry8) a un beau diocèse: 143.000 catholiques, sur six millions d'habitants: 78 prêtres des Missions Etrangères et 26 prêtres indigènes. Le grand séminaire a vingt élèves. Les Frères de St-Gabriel ont un pen­sionnat. Il y a des Soeurs de St Joseph de Cluny, des Soeurs du S.­Cœur de Marie, et même des carmélites indigènes et des Soeurs indigènes de St-Louis de Gonzague. 29 Toutes ces communautés exclues des écoles de l'État ont dû ouvrir des écoles libres. Le collège a 1.200 élèves. Une imprimerie y est jointe.

L'église Notre-Dame, qui est la paroisse des blancs, date de la Restauration, elle a son plafond à caissons, comme les églises de Rome.

On a construit une belle église du S.-Cœur, mais quand il s'est agi de l'ouvrir, les parias ont voulu s'y mettre aux bonnes places avec les castes supérieures, ce fut la révolution. L'ordre n'est pas encore reve­nu. «Ne sommes-nous pas en république? disent les parias, et tous les hommes ne sont-ils pas égaux?». Il a fallu ouvrir aux castes élevées la 30 chapelle du petit séminaire pour qu'elles n'abandonnent pas la messe.

Nos querelles politiques brouillent tout dans nos colonies et y ren­dent la vie pénible. C'est ce que me disait le Maire de Pondichéry, un avocat qui a des idées modérées. Il y a là 1.200 européens, divisés par les questions politiques, les questions religieuses, la maçonnerie et le reste. Ce n'est pas le paradis terrestre.

L'industrie n'a pas d'essor. On se heurte aux douanes anglaises. La jetée est insuffisante, les paquebots ne peuvent pas accoster.

J'ai visité un établissement industriel qui essaie de se développer: fonderie de fer et fabrication de beurre de coco. C'est l'usine Godart, qui parait prospère. 31

Nous avons aux Indes cinq petits territoires formant dix paroisses, avec 280 mille habitants.

C'est tout ce qui reste de notre Empire des Indes. En 1750, Dupleix était le maître du tiers de la péninsule indienne. Mais Dupleix ne fut pas soutenu, comme Montcalm au Canada.

Pauvre Louis XV! Avec la prépondérance française aux Indes et dans l'Amérique du Nord, c'était l'extension catholique partout. La conversion de l'Inde serait avancée, les Etats-Unis ne seraient pas pro­testants. Hélas!

Maintenant, avons-nous intérêt à garder ces cinq enclaves indien­nes, comme elles sont? C'est bien douteux. Il y a dans l'air un 32 projet d'arrangement et d'échange avec l'Angleterre. Pourquoi pas? Il vaudrait mieux avoir une petite colonie concentrée au lieu de ces cinq fragments de territoire.

Le malaise et le manque d'ordre que je rencontre ici à Pondichéry existent partout dans nos colonies. L'écrivain Jottrand le signale à pro­pos de l'Indo-Chine: là-bas, le système douanier pèse lourdement sur l'indigène. Et les impôts? On le fait payer sur tout ce qu'il vend et sur tout ce qu'il achète. Avec cet argent-là, on subsidie largement les servi­ces européens et notamment le théâtre; cela permet aux gens chics de voir Faust et l'Africaine pour une piastre (2 f. 50) aux fauteuils d'or­chestre. 33

On dit qu'il arrive là-bas pour l'administration des caisses de riz venant de France. Nos ministres ne savent-ils pas d'où vient le riz?

Nos colonies n'ont que des fonctionnaires. On y gaspille l'argent. Le théâtre municipal à Saïgon a coûté trois millions et il est assez petit. La cathédrale a coûté à l'Etat deux millions et elle est d'un style banal.

Presque chaque résident célibataire a là-bas sa congaï (femme indigène); c'est le point de départ des générations de métis, gens paresseux et vicieux, qui sont le fléau des colonies!

La population de l'Indo-Chine compare ses impôts avec ceux du pays voisin de Siam. 34 Au Siam, l'impôt sur les rizières est de 0,55 c. par raï (17 ares), en Indo-Chine, c'est 3 francs. L'indigène des villes paie 20 piastres (50 f.) pour une petite barque; 16 piastres pour une charrette à boeufs; 28 pour une voiture; 15 pour un pousse-pousse… Quand ces gens-là pourront, ils nous enverront promener.

Le 18. - A Madras, nous descendons à l'hôtel, nous n'étions pas annoncés. Madras est grande ville: 500.000 âmes. C'est la troisième vil­le de l'empire indien. Calcutta est la première et Bombay la seconde. C'est là que s'éleva le premier poste de la Compagnie anglaise des Indes en 1600, au temps de la reine Elisabeth, sur une concession du radjah de Chandragiri. Sur une île de la rivière 35 Cooum, la Compagnie éleva le fort St-Georges, qui est toujours là et qui forme l'a­cropole de la ville. La garnison anglaise y habite en de belles casernes avec jardins.

Autour du fort Saint-Georges, il y a comme quatre villes, dont l'en­semble forme Madras. Trois de ces villes sont au bord de la mer: la vil­le indigène appelée «Ville noire» au nord. C'est là qu'est le port, formé par deux jetées artificielles. La ville musulmane au centre avec l'ancien palais du radjah et les minarets des mosquées. On appelle cet­te ville centrale «Triplicane». La ville portugaise et catholique, c'est San Thomé avec sa grande 36 cathédrale ogivale.

Le long de la mer une belle promenade, la Marina, met en commu­nication ces trois villes.

La ville anglaise, la quatrième, est à l'ouest. Deux grandes rues la partagent: Mount road, qui va du palais du gouverneur à la cathédrale St-Georges et qui contient les clubs et les grands hôtels, et Panthéon road, où sont surtout les bureaux de l'administration. C'est la ville blanche.

La ville noire est hindoue, sans être trop arriérée. Les Indiens de Madras comme ceux de Bombay, sont habiles commerçants, ils ont emprunté beaucoup aux moeurs anglaises. Les bazars de la ville noire sont animés et remplis d'une foule bronzée.

Le palais du gouverneur est un grand édifice de style gréco-romain 37 avec un beau parc. Devant le palais s'élève la statue d'Edouard VII. Entre le palais et le fort St-Georges, une île assez vaste sert de parc et de stand pour les sports.

Dans la ville musulmane, est le palais de Chepark en style maures­que avec son parc. C'était l'habitation du radjah de Carnatic.

La gare centrale est vraiment monumentale, comme celles de Calcutta et de Bombay. Auprès d'elle s'étend un parc populaire avec un jardin zoologique, comme à Anvers.

La Marina est la promenade du monde élégant dans la soirée, com­me le quai des Anglais à Nice ou la Croisette à Cannes. 38 La Marina est plantée de beaux banians.

La ville compte 500.000 âmes parmi lesquelles 400.000 Indous, 60.000 musulmans, 40.000 chrétiens.

Les catholiques ont sept paroisses à Madras, sans compter le quar­tier de San Thomé, qui forme un autre diocèse. Le diocèse de Madras a 48.000 catholiques sur 7 millions d'habitants. La mission est dirigée par les Pères de Mill-Hill. Ils ont là 34 Pères, qui sont aidés par 58 prê­tres séculiers, dont 21 sont indigènes.

Les Frères de St-Patrice tiennent un collège. Des Frères indigènes font l'école.

Le diocèse a aussi des Soeurs de la Présentation, des Soeurs du Bon 39 Pasteur et plusieurs communautés de Soeurs indigènes: les Soeurs de Jésus, Marie, Joseph, les Soeurs de Ste-Anne et des Soeurs Tertiaires de St-François.

Pourquoi tant de communautés? Cela s'explique par les castes, qui ne se mêlent pas. Il faut une communauté spéciale de Soeurs pariates, pour s'occuper des enfants des parias.

Le quartier de San Thomé ou Méliapour est le plus intéressant pour nous. C'est là que sont réunis les souvenirs de l'apôtre St Thomas. C'est à l'embouchure de la rivière Adyar. St Thomas est-il venu là par terre ou par mer? Il y a vécu, il y a prêché, il y est mort. 40

La grande cathédrale de St Thomas a été récemment reconstruite en style ogival. Elle possède le tombeau vide de l'apôtre St Thomas. J'y ai célébré la messe. Le corps a été rapporté à Edesse dans les premiers siècles, puis à Rome.

Près de la cathédrale est l'évêché. Mgr Vicaire de Castro est d'une noble famille portugaise. Il nous a invités et nous a faits conduire dans sa voiture au Mont St Thomas.

Méliapour a des œuvres: un pensionnat des Salésiens de Don Bosco, une école des Franciscaines Missionnaires de Marie.

Deux collines, à quelque distance, rappellent les souvenirs de St Thomas, le Petit-Mont et le Grand-Mont. Au Petit-Mont, une église a été élevée sur la grotte où vivait 41 St Thomas. Dans l'enclos est une source qu'il a fait jaillir. La piété des fidèles voit sur les rochers envi­ronnants la marque des pieds, des mains et des genoux du Saint.

C'est au Grand-Mont qu'il a été martyrisé. Une croix ancienne gravée dans la pierre sur un autel en marque le souvenir. La chapelle est dédiée à l'Expectation de Marie. On a retrouvé là une inscription nestorienne de l'an 800.

St François Xavier est venu aussi prier là. C'est un des bons pèleri­nages de l'Inde.

La campagne environnante donne trois ou quatre récoltes de riz par an. Les peuplades des Télégous habitent souvent des huttes ron­des. 42

Le 20, visite du grand pèlerinage de Puri. La ville a 50.000 âmes. Il y passe plus de 100.000 pèlerins au temps des fêtes en juin et juillet. Il y a aussi des pèlerinages quotidiens. J'ai vu des familles venir pieuse­ment sur les routes d'alentour.

Le grand temple est dédié à Jaganat ou Jaguernat, dieu de l'Univers. C'est un second nom de Krishna, incarnation de Vichnou. Le temple date du 12e siècle, mais il a été souvent restauré. Le dieu a une tête d'aigle.

Six mille prêtres desservent le temple, sans compter les femmes et les enfants. Ils sont divisés en 36 ordres. A leur tête est un radjah de famille royale. Le dieu a ses camériers, ses pages, ses chanteuses.

Les offrandes laissées par les 43 pèlerins s'élèvent à environ 50.000 livres anglaises ou 1.250.000 f. par an.

Prêtres et pèlerins portent au front le signe de Vichnou. Les pèle­rins riches, au temps des fêtes, jettent au pied du dieu de l'or, de l'ar­gent, des bijoux.

L'enceinte du sanctuaire est considérable. Outre le grand temple dédié à Jaganat, il y en a de petits dédiés à Siva, au soleil, etc.

L'idole principale n'est qu'une bûche informe à laquelle on a donné à peine une figure d'homme.

La légende est étrange. Le roi ou radjah Indra-Ménor, au Moyen Age, aurait été averti par Brahma aux quatre visages qu'il y avait là des souvenirs sacrés et même 44 un temple d'or enseveli à 3 kil. sous ter­re. Il n'y alla pas voir, mais il vint errer sur la plage et une tortue sécu­laire et une vieille corneille lui firent découvrir cette bûche durcie qui contenait l'esprit de Vichnou-Krishna. Il fit bâtir le temple et un char­pentier ébaucha la statue.

L'enceinte du temple a plusieurs tours en pyramides. Le sanctuaire central est surmonté d'une pyramide de 192 pieds de haut.

L'idole a sa procession annuelle. Elle va à sa Maison du jardin, qui est un temple secondaire, à un mille de distance, et elle revient. 4.200 professionnels tirent le char. C'est la confrérie du dieu. Le peuple suit avec des démonstrations frénétiques. Autrefois quelques-uns 45 se faisaient écraser chaque année pour aller droit au ciel. Maintenant encore, il y a des morts par centaines, mais c'est par accident et par les épidémies, surtout par le choléra que ces foules propagent.

On vend aux pèlerins des statuettes informes.

J'ai visité la Maison du jardin, le second temple. Les grands chars de la procession sont là: 45 pieds de haut, 35 pieds de côté; seize roues de 7 pieds de diamètre et de gros câbles pour tirer les chars.

Au sud-ouest du temple, un étang sacré, appelé Porte du paradis, où les pèlerins pataugent comme des canards pour se purifier de leurs péchés. 46

Je fis la connaissance à Puri d'un médecin de la marine, le Dr Ployé, causeur aimable, bien renseigné. Il alla avec nous à Buvanaswara. Nous devions le rencontrer souvent encore, à Bénarès, à Bombay, et finale­ment il aboutit avec moi à Marseille.

Des mendiants à Puri ont des pieds énormes, comme des éléphants. C'est une sorte de lèpre, l'éléphantiasis, ou les pieds de Maduré.

Sur le chemin, de beaux hérons blancs.

Nous prenons à la gare une voiture à boeufs qui va nous conduire vers les sanctuaires dispersés dans la campagne. Il faut se coucher à trois là-dedans et se faire cahoter sur le chemin, comme le blé sur le van.

Buvanaswara est un vieux pèlerinage 47 du 5e siècle, fondé par la dynastie d'Orissa. Le lac sacré était entouré autrefois de 7.000 sanc­tuaires… Il en reste 500, plus ou moins complets, qui montrent toutes les phases de l'art d'Orissa depuis les formes simples et frustes du 6e siècle jusqu'aux fioritures modernes en stuc, en passant par l'art déli­cat et fin du 12e siècle.

Le grand temple est regardé comme le type le plus fini de l'art hin­dou. Malheureusement les chrétiens ne peuvent pas y entrer. Il faut se contenter d'une vue sommaire que l'on a d'une plate-forme.

Le sanctuaire central date du 7e siècle, il a été complété au 12e. - Le dieu du temple est Buvanaswara, le Maître des trois mondes. Il est représenté par un 48 bloc de granit mal taillé. Il est l'objet de 22 cérémonies par jour: ablutions, prières, offrandes. -Au-dessus du sanc­tuaire, la grande pyramide, finement sculptée, a 180 pieds de haut. Au sommet, douze lions supportent le couronnement en forme de dôme. A côté du temple les salles des offrandes et la salle des danses avec de belles colonnades.

Je n'ai pas la prétention de courir voir les 500 temples de la campa­gne. Une douzaine me suffiront. Ils sont généralement de petites dimensions: 30 à 40 pieds de haut. Leur forme peut se comparer à des flacons à côtes. Plusieurs sont revêtus de fines sculptures, des fleurs, des lions, des figures bien drapées, des scènes de la vie de Rama, etc, etc. 49

Le peuple de ces régions a encore foi en tout cela. Il est bien loin du christianisme. C'est la fin d'un culte qui ne s'éloignait pas des tradi­tions primitives au commencement, puisque c'était le culte du dieu suprême, Maître des trois mondes, du ciel, de la terre et des enfers. Mais aujourd'hui, ce n'est plus dans l'esprit du peuple qu'un amas de superstitions grossières.

Le 22, nous voici à Calcutta. Ce sont les Jésuites belges qui tiennent la mission. Nous descendons chez Mgr Meuleman9).

Calcutta est sur la rive gauche de l'Hougli, un des bras du Gange. La gare principale est à Howrah sur la rive droite. On entre à Calcutta par un port imposant qui rappelle le port de Brooklyn. 50

Calcutta à été fondée en 1686 par un agent de la Compagnie de Londres. Elle compte maintenant un million d'habitants, dont 550.000 Indous, 250.000 musulmans et 40.000 chrétiens.

Le centre de la ville est le fort William, comme le fort St-Georges est le centre de Madras. Le fort est sur le bord de l'eau. Auprès du fort, l'esplanade est un immense parc, qui a deux milles de long, sur un mille de large.

Comme toutes les grandes villes de l'Inde, Calcutta se divise en ville blanche et ville noire, ou ville anglaise et ville indigène.

Chevrillon10) a bien décrit l'aspect général de la ville. - A voir le nombre des magasins, des bureaux, 51 des banques, des voitures, aux affiches qui couvrent les murs, on se croirait dans Holborn à Londres, ou à Paris près de la Bourse. Seulement dans les rues, au lieu d'eu­ropéens en redingots noire et en chapeau tube, une multitude bruis­sante de menus et maigres Bengalais, couverts de mousseline blanche, délicats, féminins de traits, non pas indolents assoupis comme à Ceylan, mais actifs, nerveux, rapides, frémissants de vie. Ici, comme à Londres, depuis les vendeurs de crayons agenouillés en rang sur les trottoirs, jusqu'aux gras babous (riches commerçants), affaissés dans leurs calèches, tout le monde est lancé à la chasse de l'argent; on sent que cette ville est une des places commerciales, un des grands marchés du monde. 52

Rien de bizarre comme ce mélange d'Asie et de Londres. Par instant on se croirait dans le West End, près de Hyde Park. Mêmes lar­ges rues droites, mêmes maisons monumentales, mêmes porches à colonnes grecques, même ampleur des trottoirs, mêmes squares ceints de grilles, mêmes statues anglaises, à tous les coins de rues.

Aux heures actives, des hommes presque nus, la peau noire toute suante, courent, luttent contre la poussière, lancent l'eau d'une outre qu'ils pressent sous leur bras. Dans les bureaux, on travaille sous la pankah, la frise flottante qui sert d'éventail…

Mais l'été, l'activité est enrayée par la chaleur.

Le Vice-roi ne vit ici que de novembre à avril, puis il se 53 réfugie à Simlah, dans l'Himalaya. Le gouverneur du Bengale monte à Darjeeling.

La ville blanche gravite autour de l'esplanade. Au nord du vaste parc, il y a le palais du Vice-roi, la Haute-Cour, l'Hôtel de ville. A l'est: le théâtre, le musée, les clubs, les hôtels. Au sud: la cathédrale anglica­ne, le palais du gouverneur, les hospices… Tout le parc est semé de sta­tues, une vingtaine de vice-rois siègent là, en bronze ou en marbre.

Au nord-ouest, au bord de l'eau, les bains, les sociétés de canotage et le Eden-Gardens, les Champs-Elysées de Calcutta.

Le palais du Vice-roi est une 54 imitation d'un château de provin­ce en Angleterre. Les appartements sont luxueux. Ils s'enrichissent périodiquement des portraits plus ou moins artistiques des Vice-rois qui se succèdent.

Auprès du palais est l'Hôtel de ville, Town-Hall, en style néogrec, puis la Haute Cour, édifice ogival imposant, imitation de la halle d'Ypres en Flandre.

Calcutta est bien nommée «la ville des palais».

La ville indigène est vaste, serrée, populeuse. Les grandes rues s'ap­pellent bazars. L'Inde est une transition entre le monde arabe et les pays de race jaune. Il ne manque pas de ruelles étroites, malpropres, où la plèbe vit dans la vermine. 55 Les missionnaires du quartier hin­dou en savent quelque chose, quand ils vont voir les malades et les pauvres, ils ne reviennent pas seuls.

La ville hindoue a ses squares, notamment le square Dalhousie où se trouve la poste centrale, un édifice imposant à couple et un musée panthéon où les illustrations indiennes et anglaises ont des monu­ments commémoratifs, c'est le Dalhousie-institut.

Les mosquées ne manquent pas à Calcutta, un tiers de la ville est musulmane.

La région compte aussi beaucoup d'animistes, étrange secte qui voit en tous les êtres, même ceux du règne végétal et du règne animal, une émanation vivante de la divinité. 56

Des efforts ont été faits de notre temps pour ramener le brahmanis­me à sa pureté primitive. On a créé le Brahma-Somay, société déiste. Mais cela ne prend guère, et déjà la nouvelle société a ses schismes.

Le musée de Calcutta est digne d'une grande capitale. Il a diverses sections: archéologie, ethnographie, minéralogie, art industriel.

On peut étudier là les diverses manifestations de l'art aux Indes: art hindou, art jaïn, art bouddhiste, art gréco-hindou. A remarquer une figure de Bouddha, haute de six pieds, avec auréole… Les chrétiens ont emprunté l'auréole aux Romains qui la donnaient à leurs génies célestes. - Frises délicates et reliefs 57 des caves d'Orissa et des sanc­tuaires de Bouddha-Gaya - bois fouillés - terres émaillées, cuivres - armes, costumes, instruments de musique, modèles d'habitation, de temples et de sacrifices des divers pays de l'Inde. - Fossiles d'animaux et d'oiseaux gigantesques et fantastiques des âges disparus - un croco­dile de 18 pieds - une tortue prodigieuse - des spécimens de dia­mants, de pierreries, de météorites.

Visite au jardin zoologique. Il y a là des fauves magnifiques, de superbes tigres du Bengale, de grands singes comme le Horang­-Outang ou Satyre, des gorilles, des chimpanzés (tous nos ancêtres???) et de délicieux oiseaux de paradis. 58

Mgr nous permit de faire venir à l'évêché des charmeurs de ser­pents qui nous donnèrent une curieuse séance. Ils avaient des cobras qui dressent fièrement la tête, un python énorme, des scorpions. Ils ont des trucs. Ils tirent un long serpent de leur manche, et un autre du turban de notre portier. Les cobras se dandinent au son de la flûte. Ces gaillards là venaient volontiers, en se glissant, vers nos jambes. J'avoue que je n'étais pas flatté de cette amitié.

Le diocèse a 80.000 catholiques sur 27 millions d'habitants. Il y a en plus 40.000 catéchumènes. Les missionnaires manquent pour les instruire et les baptiser. Les protestants de toute couleur 59 ont en tout 140.000 adeptes.

La cathédrale est modeste. Mgr Meuleman habite la belle rue du parc, près du grand collège de St François Xavier, qui compte un mil­lier d'élèves.

La mission a une centaine de jésuites. Ils ont une école apostolique à Ranchi, un scolasticat à Kurseong.

Les Frères des Ecoles chrétiennes ont quatre pensionnats dans la région. Il y a des Soeurs de Lorette, des Filles de la Croix, des Ursulines, des Petites Soeurs des pauvres, des Soeurs de St Joseph de Cluny et des Soeurs indigènes de Sainte-Anne. Il se fait beaucoup de bien dans ce diocèse.

La meilleure partie de la 60 mission est dans le Nagpur et le Santal. Le P. Cardon de Nagpur était venu se reposer à Calcutta. Les Pères se tuent à la besogne au Nagpur et ils n'y arrivent pas. Il y a 40.000 catéchumènes. Comment instruire tout cela? La moisson est grande…

En route pour l'Himalaya. Nous traversons plusieurs branches du Gange et du Brahmapoutre, qui unissent leurs eaux en arrivant à la mer, comme font le Rhin et la Meuse au Pays-Bas. Ces fleuves entraî­nent dans leurs nombreuses branches la terre arrachée à la montagne, et sur une étendue de deux cents milles, s'accumule lentement ce limon prolifique et se crée silencieusement, au milieu des eaux du gol­fe, un nouveau morceau d'Asie. 61

Peu à peu s'ébauche une rive informe et vague, une rive de boue molle, émergeant à peine de l'eau comme la terre aux premiers jours. Enfin voici paraître la végétation, végétation herbeuse tout d'abord, fourrés sombres de bambous et de lianes, puis jungles ténébreuses qui grandissent dans l'air empesté par la végétation et la corruption trop rapides, foyers mortels de fermentation où le choléra et les fièvres sont endémiques, où la nature solitaire, loin de l'homme, s'essaie encore aux formes molles de la vie primitive, où crocodiles, serpents, cra­pauds géants, se traînent dans la vase tiède, où les fleurs exaspérées par les miasmes putrides, montent comme des flammes autour des grands arbres. Si vous faites naufrage ici, l'eau 62 sera moins dange­reuse que la jungle, que ses fièvres, que ses fauves. Ça et là sur la rive, des tours blanches sont des refuges où les naufragés, à l'abri des tigres, trouvent de la nourriture, des médicaments, peuvent attendre qu'un bateau passe (Chevrillon).

A travers la vallée et ses cours d'eau, nous avançons vers le nord. Dans la campagne, des rizières, des champs de céréales, des bouquets de palmes.

A Siliguri, changement de voiture. Nous prenons un petit train de montagne assez primitif. Comme lanterne, il a sur la locomotive une corbeille de fer où l'on met brûler du bois. J'ai cru une fois que la voi­ture brûlait.

Les premières pentes ne sont qu'à 63 vingt milles de Siliguri, et l'approche d'un nouveau monde est déjà sensible. A côté des Benga­lais menus, voici des montagnards mongols, trapus et courts, la face carrée, le teint jaune, les yeux obliques, bottés de feutre, un poignard à trois lames passé dans la ceinture, et leurs manteaux de laine sombre tranchent sur les robes claires des Hindous féminins.

C'est ici la frontière de deux races, la limite de deux continents humains, car les Tartares qui commencent aux pieds de l'Himalaya, couvrent l'Asie centrale, la Chine, s'étendent jusqu'aux glaces arcti­ques.

Quelle étonnante variété humaine dans cette station perdue au pied de la montagne! Une douzaine de planteurs et officiers anglais, deux 64 ou trois touristes allemands et suédois, puis une foule d'Hindous, de Lepchas, de Bouthanais. Les jaquettes européennes, les jupes blanches des Bengalais, les robes rouges des femmes lepchas, qui, par les traits, les bijoux, les costumes, sont presque sibériennes, les houppelandes tibétaines, tout cela s'entasse dans des voitures ouvertes qui ressemblent à des traîneaux. La petite locomotive siffle, et nous courons vers la muraille bleue qui termine la plaine.

Nous pénétrons bientôt dans la jungle, dans l'épaisse fourrure végé­tale qui s'étend jusqu'aux neiges. Certainement les forêts cinghalaises m'ont paru moins grandes que celle-ci; les palmiers et les bambous, trop vite poussées, semblaient fragiles… Ici, c'est 65 l'arbre véritable, solide, ligneux, antique, non pas svelte et lisse, mais rugueux, énorme de tronc. Magnolias, acajous, sont enfouis sous les lourdes mousses ver­tes qui, de toutes les branches, pendent comme des chevelures trempées. Des lianes, longues de deux cents pieds courent des uns aux autres, tendues comme des câbles, comme des serpents raidis dans un effort. Et sous la grande forêt, il y en a une autre, un brouillard léger de fougères, des épaisseurs de hautes herbes, des rhododendrons qui s'étouffent dans l'ombre.

Au milieu de ces merveilles, il y a une première station d'été, Kurséong. Les missions y ont de belles œuvres. J'y passe quelques heu­res en attendant un autre train. 66

Je visite la mission St-Mary, le scolasticat des Pères jésuites, l'école des Soeurs de la Croix. Un peu plus haut, des Frères irlandais ont un pensionnat. Et toute cette mission a des jardins qui étonnent nos yeux européens, et on y jouit d'une vue immense et saisissante sur les ondu­lations et les ressauts de l'Himalaya. - Nous nous remettons en route.

A présent, les grandes pentes sont au-dessous de nous et les forêts descendent, se prolongent dans la plaine comme un grand manteau sombre, tombé aux pieds de la montagne, étalé tout en bas en vastes plis, en monceaux de verdure luisante, voilé de vapeurs lumineuses, percé de profonds trous d'ombre. Parfois la montagne s'ouvre en un amphithéâtre 67 large de quinze lieues, plein d'air épais, bleuâtre, visible. Là-dedans, les forêts semblent écroulées, entassées, et fument vers le soleil…

C'est la région des grandes pluies. Lorsque les vapeurs pompées de l'océan indien par le soleil équatorial sont poussées par la mousson du sud-ouest, elles emplissent le ciel de l'Inde, le traversent en grandes troupes blanches et fondent dans l'air chaud. Au nord, elles se cho­quent à une barrière glacée haute de sept mille mètres et se précipi­tent en neiges ou en pluies sur les pentes. Presque rien ne passe au­-delà. Les plateaux du Tibet sont arides et le versant méridional reçoit toutes les eaux venues des océans du sud. 68

Rien ne peut donner une idée de ces pluies. Tandis qu'à Londres il tombe deux pieds d'eau par an, il en tombe ici trente et un. En 1861, il en est tombé soixante-sept. Ces montagnes, d'où sortent tous les grands fleuves de la plaine, épanchent la vie par tout l'Hindoustan…

Qu'on imagine donc une levée monstrueuse de la terre, l'échine principale du globe, où les tempêtes venues de la mer viennent se bri­ser dans des orages et des chutes d'eau qui rappellent les premiers cataclysmes du monde; une végétation primitive qui pousse dans le fer, dans l'eau, dans le brouillard, où tous les arbres et toutes les plantes de la terre sont superposés, depuis les jungles de lianes et de bambous, jusqu'aux vastes sapinières; là dedans, la rumeur des torrents, le 69 fracas des cascades; en bas, le miaulement des tigres, et là-haut, au-des­sus des roches, les cris des aigles tournoyant dans l'espace glacé; par­tout, journellement, les éclats répétés du tonnerre, une vie dense, vio­lente, bruyante, qui semble ruisseler d'en haut et s'épandre toujours plus intense dans le bas… et l'on sentira peut-être la grandeur de ce monde.

A deux mille mètres, il fait froid. Nous rencontrons le brouillard, qui traîne devant nous, comme une marée vague et grisâtre; il s'étend sur la grande forêt, s'y colle et, se refermant, éteint le soleil, le verdit comme une lune étrange…

Que nous voilà loin de la plaine lumineuse où l'homme languit 70 dans la mousseline blanche!

De temps en temps de pauvres villages lepchas à peine visibles dans l'ombre humide, petites huttes coniques où flambe un grand feu clair, des échoppes basses, obscures, chargées de bananes, d'oranges venues de la plaine, de viandes fumées, une population mongole qui patauge dans la boue, des enfants qui semblent des magots de cire jaune, des femmes courtes et carrées, vêtues de lourde laine rouge, des hommes qui s'enveloppent dans leur houppelande en poil de chèvre, chaussés de bottes vertes, petit feutre à trois cornes sur la tête, bien plus diffé­rents de nous avec leurs figures massives, leurs pommettes saillantes, leurs yeux obliques, bien plus étranges que l'Hindou et le 71 Cinghalais, et nous parlant vraiment d'une espèce humaine à part. Tout est mongol ici. Les yatagans, les objets de bois laqué, les statuettes trapues sentent la Chine: c'est déjà le même art biscornu, la même étrangeté baroque.

Darjeeling, une ville de plaisance anglaise dépaysée au milieu de ces amoncellements himalayens et de ces populations tatares. On y voit d'élégantes villas, des jeux de tennis, des temples Wesleyens, baptistes, etc.

Les Anglais regardent comme leur mission de civiliser l'Inde et ils prévoient que plus tard, quand les Hindous n'auront plus besoin d'eux, ils leur donneront congé.

je suis descendu chez le curé, le Rév. P. Peal. L'habitation 72 est belle, c'est la maison de campagne de l'archevêque de Calcutta. L'église est modeste, la paroisse a 700 catholiques. Mgr l'archevêque y vient rarement, quoiqu'il voyage volontiers. Il sait manier la bicyclette.

Il y a là aussi un pensionnat des Soeurs de Lorette et une école des Soeurs de St Joseph de Cluny. Mais le bel établissement catholique de Darjeeling, c'est le collège St Joseph, dirigé par les jésuites. Il est magnifiquement situé à la pointe de la montagne de Darjeeling, en face des grands sommets de l'Himalaya. J'allai dîner à St-Joseph, mais les montagnes étaient tristement voilées.

Tout à coup, vers deux heures, le brouillard se fond et disparaît 73 comme un rideau que l'on tire, découvrant en pleine lumière tou­te la grande chaîne blanche. Entre nous et les neiges, il reste un cirque sombre de cent lieues carrées, où se mêlent l'ombre des brouillards et la noirceur des forêts primitives. De l'autre côté, déployés sur un arc immense, vingt pics s'élancent à 7.000 mètres de hauteur, montant de la vallée comme une vague en mouvement, dressée et figée dans son élan.

Au centre, en face de nous, le Kitchijunga [Kanchenjunga: m. 8598] déroule les jungles douces de sa vaste base, soulève ses rochers, ses glaciers bleuâtres, et profile là-haut, à vingt six mille pieds, sa crête aiguë sur la pâleur froide du ciel (Chevrillon).

Mais l'extase ne dura que 74 l'espace d'une demi-heure à peine et puis des nuées arrivèrent pour voiler ce spectacle grandiose comme le rideau d'un théâtre met fin à une apothéose.

Je restais très impressionné. Il me semblait que nos belles monta­gnes d'Europe, le Mont Blanc, le Mont Rose, le Bernina, étaient peti­tes auprès de ces colosses de l'Asie.

De la colline de l'observatoire, on contemple plus à l'aise la région environnante: la vallée des Sikhs, les premières pentes du Tibet, les provinces du Bhoutan et du Népal.

L'observatoire est un sanctuaire lamaïque. Il y a là des autels, des arbres sacrés. Un prêtre vêtu de jaune y marmottait ses prières. 75 Les arbustes sont couverts de bandes de papier noircies d'inscriptions. Les unes sont des prières que le vent est censé faire vibrer aux oreilles de la divinité; les autres sont les humbles accusations des pécheurs. La pluie passe, les péchés sont lavés. C'est une ablution au lieu d'une absolution.

Le Dalaï-Lama était à Darjeeling, un beau jeune homme dont je vis partout la photographie. C'est un Bouddha incarné, mais les Chinois l'ont chassé sacrilègement du Tibet, parce qu'il avait des sympathies anglaises.

Il faut rentrer à Calcutta, saluer encore Mgr Meuleman et les Pères du collège et puis se remettre en route.

A propos du collège, une anecdote. 76 Quand je me suis présenté au collège, le P. Recteur est venu au parloir, un homme superbe, 1 m. 95 environ. Je lui demande à visiter le collège. - Volontiers, me dit-il, - et il appelle l'économe. C'est une seconde édition du Recteur, un colosse. L'économe est belge, le Recteur est anglais. Surpris, je leur demande si tout le personnel est de leur taille. - Oui, me disent-ils, mais c'était pour rire. Les autres sont de taille moyenne. Est-ce le hasard, ou est-ce une habileté pour que les directeurs donnent au public une haute idée de la maison? St François Xavier aimait à avoir de beaux hommes aux missions. Les peuples simples et arriérés ne sont pas insensibles à cela. 77

27 janvier. - Bénarès la sainte! Malgré la conquête anglaise et l'inva­sion des idées d'Occident, Bénarès est toujours restée le foyer ardent des croyances brahmaniques et la ville de pèlerinage par excellence. Elle est plus sainte encore pour les Hindous que La Mecque pour les musulmans, que Jérusalem ou Rome pour les chrétiens.

Pour les hindous, c'est la Kasi, la «resplendissante» de l'Inde. C'est là qu'ont été élaborés les grands systèmes de philosophie de la pensée hindoue. Il y a vingt cinq siècles, cette ville était déjà fameuse. Lorsque Babylone luttait contre Ninive; quand Tyr jetait ses colonies sur les pla­ges méditerranéennes, avant que l'agora d'Athènes retentit de l'élo­quence 78 de ses orateurs et avant que ses temples se peuplassent de statues de marbre; quand Rome n'était qu'une petite cité de paysans, quand fleurissaient les vieux cultes égyptiens, cette ville grande et fameuse était remplie, comme aujourd'hui, de brahmes à peau blan­che, déjà courbés par la tyrannie des rites, absorbés dans le rêve métaphysique, arrivant au vertige et, dans leur hallucination, voyant le monde solide chanceler et s'effondrer dans le néant calme d'où mon­tent éternellement les apparences.

Çakya-Mouni fut l'un d'eux. Il naquit à trente lieues d'ici, à Gaya (557 ans avant Jésus-Christ) et après sa méditation de cinq années, il vint prêcher à Bénarès.

Les grandes écoles de philosophie d'Athènes, d'Alexandrie, de Crotone, 79 ont disparu. Bénarès est toujours la cité sainte, où s'en­seigne la sagesse.

Bénarès est la cité privilégiée, chaque pierre en est sainte. Aucune souillure, aucun péché ne peut perdre l'homme qui meurt dans ses murs. Fût-il chrétien, fût-il musulman, eût-il même tué une vache ou mangé de la chair, il est certainement transporté dans le kailas, dans le paradis himalayen de Siva. Heureux donc qui peut y terminer ses jours! Plus de deux cent mille pèlerins y accourent tous les ans de tous les points de l'Inde; parmi eux beaucoup de vieillards et de mourants. Quand un homme ne peut s'éteindre ici, souvent on y apporte ses cen­dres, afin que les «fils du Gange», 80 les brahmes de Bénarès, puis­sent prononcer les paroles des morts et que le fleuve sacré les reçoive. «Kasi, la sainte Kasi, disent les hindous, on meurt tranquille quand on l'a contemplée».

Cette cité est véritablement extraordinaire. Ailleurs, la religion n'est qu'une portion de la vie publique. A Bénarès, on ne voit qu'elle; elle emplit tout, prenant à l'homme toutes les minutes de son temps, cou­vrant la ville de ses temples: il y en a plus de dix neuf cents, et la multi­plicité des chapelles est incalculable. Quant au peuple des idoles, il est à peu près deux fois plus nombreux que celui des habitants. On en compte environ cinq cent mille (Chevrillon).

En arrivant, nous avions reçu l'hospitalité chez le bon P. Lorenzo, 81 capucin du diocèse d'Allahabad. Le soir, nous descendons avec lui vers le Gange, nous louons une jonque et nous voici en promenade sur le fleuve sacré par un demi clair de lune qui accentue encore l'aspect fantastique de la ville sainte. Toute la ville est sur la rive droite. Il n'y a de l'autre côté qu'un palais vide de l'ancien radjah.

L'aspect de la ville correspond à son caractère mystique. Tout y est grand, tout y est étrange, tout se désagrège et se ruine. C'est le vieux monde agonisant. Ce ne sont que palais des vieux radjahs de la région, dont plusieurs commencent à glisser dans le fleuve; temples, grands et petits; escaliers solennels par lesquels 82 la population vient puiser l'eau sainte du fleuve et pratiquer les ablutions liturgiques.

Au loin, un feu fantastique. Nous allons jusque là. C'est le parvis où on brûle les morts. Nous nous approchons. Trois corps sont là, qui cré­pitent dans leurs bûchers. Plusieurs attendent dans leur linceul, au bord de l'eau. De la ville, on apporte les morts, jour et nuit. Deux hommes les apportent dans un drap, deux ou trois autres chantent des invocations. Les femmes ont un drap blanc, les hommes en ont un rouge. Le mort est plongé dans le fleuve pour purifier son âme, puis il est livré au feu. On vend là des fagots tout proche. C'est sinistre. On replie et on fait rentrer dans les tisons les membres qui dépassent 83 et qui ne sont pas consumés. Les cendres sont jetées au fleuve.

Le matin, nouvelle visite au Gange. Les abords du fleuve sont encombrés. Il y a un va et vient de gens affairés, de femmes portant des vases de cuivre pour puiser l'eau des rites domestiques, d'hommes de toutes castes, de petits enfants nus et chargés d'amulettes. Au milieu de tous ces humains, des êtres étranges, barbouillés de cendres, à la démarche saccadée, aux yeux de fous, ce sont des fakirs ou des ascètes, le peuple les appelle des Sadhous.

Des vaches sacrées passent indifférentes aux hommages qu'on leur prodigue.

Seconde promenade sur le fleuve. Le panorama des ghats ou esca­liers, nous apparaît dans son ensemble. 84 C'est, comme fond au décor, un pêle-mêle de monuments qui se pressent les uns à côté des autres, qui s'étagent et semblent par endroit se chevaucher: dômes, kiosques et clochetons de tous les temples de Bénarès, de toutes les époques et de tous les styles: temples vichnouistes, ou sivaïstes, pago­des dravidiennes ou chinoises, mosquées turques ou persanes, palais de tous les maharadjahs de l'Inde, quelques-uns si vieux qu'ils s'affais­sent dans le fleuve. Puis, au premier plan, les grands escaliers à pente raide descendent, très larges, ou parfois resserrés entre deux palais, plusieurs très disloqués ou encombrés de sable.

Tout cela s'anime dans le fourmillement qui s'agite sur les degrés. Les gongs résonnent, 85 les tam-tam battent un rythme énervant dans le voisinage des temples, avec des accompagnements de chants nasillards.

Les vingt-cinq mille brahmes de Bénarès sont là depuis l'aurore. Ils ont tant d'exercices religieux à accomplir que presque toute leur journée y passe. Pendant des heures, ils pataugent dans l'eau, presque nus. Leur premier souci, dès le matin, est de rencontrer un objet de bon augure. S'il aperçoit une corneille à sa gauche, un milan à sa droi­te, un serpent, un chat, un lièvre, un chacal, un vase vide, un feu qui fume, un tas de bois, une veuve, un borgne, toute la journée de grands malheurs le menaceront. Mais si son premier regard 86 tombe sur une vache, un cheval, un éléphant, un perroquet, un lézard, un feu bien clair, une vierge, tout ira bien… Ayant évité tous les objets de mau­vais augure, le brahme est pris dans l'engrenage sans fin des rites reli­gieux.

Il doit se laver les dents au bord du fleuve ou d'un étang sacré, en récitant une antienne ou mantra. Il se frotte le corps avec des cendres en invoquant Siva ou Vichnou, puis il trace les signes sacrés sur son front: les trois raies verticales qui représentent le pied de Vichnou (?) ou les trois raies horizontales qui représentent le trident de Siva; et il fait un noeud de cheveux que le rasoir a laissés sur le sommet de son crâne, afin que rien n'en tombe qui puisse souiller la sainte rivière. 87 Après cela les cérémonies du matin (sandhya) peuvent commencer. D'abord l'ablution interne: le fidèle prend de l'eau dans le creux de sa main et, la versant de haut dans sa bouche, nettoie son corps et son âme. Cependant il invoque mentalement les vingt-quatre grands noms du dieu Vichnou.

Le second acte est l'exercice de la respiration (prajayama). Le fidèle comprime sa narine droite et chasse son haleine à travers l'autre. Puis c'est le tour de l'autre narine et après cela il les tient closes un moment toutes les deux avec le pouce et l'index.

Tout cela doit précéder le lever du soleil. Alors, debout au bord de l'eau, le fidèle prononce la formule mystique AUM 88 pour saluer les trois personnes de la trinité indienne: Brahma, Vichnou et Siva. Cet­te parole est divine, dit le livre de Manu, elle a une puissance surnatu­relle.

Ensuite l'homme appelle par leur nom les trois mondes: la terre, l'air, le ciel et les quatre cieux supérieurs. Il se tourne vers l'orient et répète les vers de Rig-Véda: «Méditons sur la gloire splendide du vivifi­cateur divin, qu'il éclaire nos intelligences». - Il prend de l'eau et la verse sur son crâne. «Eaux, dit-il, donnez-moi la vigueur et la force, afin que je me réjouisse. Comme des mers écumantes, bénissez-nous, pénétrez-nous de votre essence sacré. Nous venons nous laver de la souillure du péché: 89 faites-nous féconds et prospères». - Suivent d'autres ablutions, d'autres mandras, des vers du Rig-Véda, et cet hym­ne qui chante l'origine des choses: «De la chaleur brûlante sortirent tous les êtres, oui, l'ordre entier de cet univers: le Knit, l'Océan qui palpite et le Temps, qui sépare la lumière de la nuit. Tous les mortels sont ses sujets. C'est lui qui ordonne tout et qui a fait, l'un après l'au­tre, le soleil, la lune, le ciel, la terre et l'air moyen». Cet hymne, dit Manou, répété trois fois, efface les péchés les plus graves.

Vers ce moment, derrière les sables jaunes qui bordent l'autre rive du Gange, le soleil surgit. Toute la foule descendue dans l'eau 90 jusqu'à la ceinture, le salue par «l'offrande de l'eau» qui consiste à lan­cer de l'eau trois fois vers le soleil.

Alors le brahme assis sur ses talons accomplit le plus sacré des rites, il médite sur ses doigts, car les doigts sont saints et habités par des manifestations de Vichnou… Ensuite il touche sa poitrine, ses yeux, son nombril, sa gorge, sa tête et enfin l'oreille droite où résident les puissances du ciel. Il prend alors un sac rouge (go-mikhi), y enfonce sa main, et y doit faire des signes analogues à notre alphabet des sourds­-muets pour rappeler les incarnations de Vichnou: un poisson, une tor­tue, un sanglier, un lion, une charrette, un noeud coulant, une guir­lande… 91 Il y a cent huit de ces figures dont pas une ne doit être omise et les mérites attribués à ces gestes sont infinis.

La seconde partie du service est aussi riche que la première en ablu­tions et en mantras. Le brahme invoque le soleil, «Mitra, qui regarde les créatures d'un oeil immuable», et les Aurores «brillantes filles du ciel»; il glorifie Brahma, Siva et Vichnou; il récite des morceaux du Mahabahrata, des Puranas, du Rig-Véda, les premiers mots des princi­paux Védas, du Yajur, du Sama, de l'Atharsa, puis des fragments de grammaire, de prosodie, les premiers mots du livre des lois, des sutras philosophiques, et termine enfin la cérémonie 92 par trois espèces d'ablutions qu'on appelle rafraîchissement des dieux, des sages et des ancêtres. En faisant ces ablutions, il place son fil sacré tantôt sur l'é­paule droite, tantôt sur l'épaule gauche et tantôt en collier, en commé­morant les dieux, les sages et les ancêtres… Et tout cela n'est que l'exercice du matin; et tout se fait avec gravité et exactitude.

Il y a des cérémonies semblables l'après-midi et le soir, et dans l'in­tervalle, dans la rue, à la maison, à l'heure des repas, à l'heure du cou­cher, il y a d'autres rites non moins minutieux. On calcule que de l'au­be au milieu du jour, le brahme n'a guère plus d'une heure pour se reposer 93 du culte. Et dans le jour, il a encore ses visites aux sanc­tuaires: au Lingam qu'il arrose, aux arbres sacrés dont il fait le tour, aux vaches auxquelles il offre des fleurs. Ces gens-là prient plus que beaucoup de chrétiens, avec plus de foi et de gravité. Dieu est juge de leur bonne foi et de la valeur de ces actes. Qui sait combien d'entre eux seront sauvés?

Bénarès la sainte était déjà grande ville au temps de Bouddha qui naquit à Gaya non loin de Bénarès où il est encore honoré. Bénarès avait déjà des milliers de temples brahmaniques et hindous, quand les

flots de l'invasion musulmane vinrent jusqu'à elle. 94 Les envahis­seurs détruisirent les temples et élevèrent des mosquées au 12e siècle. Bénarès passa sous la juridiction d'Allahabad. Ses temples se relevè­rent, mais bien peu remontent au-delà du 18e siècle.

La ville a 250.000 âmes. Elle a son cantonnement anglais avec ses casernes, ses hôtels, ses églises protestantes.

Elle a ses étangs sacrés, ses temples innombrables avec ses idoles monstrueuses et ses figures indécentes. Le centre de la ville est un dédale de rues étroites et tortueuses. On y avait donné un coup de balai pour le passage du Kron-Prinz, que je rencontrai avec sa suite à la porte du palais du Temple d'Or. 95

Dans les bazars, on remarque des cuivres bien travaillés, des châles, du cachemire, des soieries unies et brodées, des broderies fantastiques.

Au sud de la ville, le temple de Durga ou des singes. Ces animaux sau­tillent sur les arbres environnants. Ils viennent manger le grain qu'on leur offre. La déesse Durga la cruelle, trône dans le temple. On lui offrait autrefois des sacrifices humaines. Elle doit se contenter mainte­nant de poules et de chèvres. J'ai vu là de belles chèvres blanches qui attendaient leur tour.

Les temples d'or sont au centre de la ville. Ils ont en effet des coupo­les dorées. Ce sont des temples étroits et sombres, dédiés à Siva. Le peuple y afflue sans cesse pour 96 y faire ses prières, ses ablutions, ses offrandes, pour y recevoir la bénédiction des prêtres.

On nous laisse monter à une tour d'où on peut apercevoir l'inté­rieur. De nombreux Lingam sont là en honneur. C'est le symbole de Siva. Ces temples ont de belles portes de cuivre.

Plus au nord est l'observatoire, près du fleuve, avec de vieux instru­ments sur une terrasse d'où l'on a une belle vue.

Près de là est la mosquée de Aurangzeb. Nous montons au minaret, cela vaut la peine. Le regard embrasse de là-haut toute la ville serrée auprès de ses temples, puis le large fleuve, son quai fantastique tout chargé de peuple en prière et ses jonques 97 qui vont et viennent.

Près de l'observatoire et un peu tout le long du fleuve, des fakirs, des ascètes. Ces gens vivent là en priant et en récitant des chapelets d'invocations. Ils sont à peine couverts. Plusieurs sont amaigris par leurs jeûnes. Le peuple demande leur bénédiction et s'asperge de l'eau qu'ils bénissent. Le soir, ils se retirent dans quelque grotte voisine ou à l'abri de quelques ruines.

Combien les hindous sont loin du spiritualisme qui règne dans leurs vieux livres des Védas! Comme tous les peuples ils gardent quel­ques traces des traditions primitives.

On lit dans l'Atharix-Véda: «Au commencement Brahm était tout. 98 Ayant créé les dieux, il les plaça dans les mondes: Agni dans celui­ci; Vayu, dans l'atmosphère; Surya, dans l'éther. Et dans les mondes qui sont encore plus élevés il a placé, des dieux plus grands. Après quoi, il est monté dans la sphère suprême…»

Mais la croyance primitive a dégénéré. Le peuple a vu des manifes­tations de la puissance divine dans les forces de la nature, puis il s'est habitué à diviniser ces forces. Les sages ou philosophes ont incliné vers le panthéisme et le dieu suprême est devenu pour eux l'âme du mon­de. Le peuple a toujours gardé quelque chose de la tradition 99 pri­mitive. Suivant les régions et les races, il donnait à Dieu un autre nom, il l'appelait Vichnou, Siva, et il faisait de son dieu local le dieu suprê­me Mahadeva.

Au 10e siècle de notre ère, une entente se fit. On associa les trois dieux, Brahma, Vichnou et Siva. Les uns y virent une sorte de vraie tri­nité, ou trois manifestations diverses du Brahma suprême. Le peuple y vit plutôt trois dieux associés et plus ou moins réconciliés. - Mais de siècle en siècle, le polythéisme devint de plus en plus grossier. Aujourd'hui, le démon règne dans une infinie caricature de dieux, dans des êtres fictifs et 100 dégradés, dans des animaux, dans des arbres et des pierres, dans des symboles infects. La belle race aryenne de l'Inde est tombée au-dessous de tout.

Le peuple vit plutôt de crainte superstitieuse que de vraie religion. «Le peuple Hindou, dit le voyageur anglais Roberts, a affaire à tant de démons, de dieux et de demi-dieux, qu'il vit dans une crainte perpé­tuelle de leur pouvoir. Il n'y a pas un hameau qui n'ait un arbre ou quelque place secrète regardée comme la demeure des mauvais esprits. La nuit, la terreur de l'Hindou redouble, et ce n'est que par la plus pressante nécessité qu'il peut se résoudre à 101 sortir de sa demeure après le coucher du soleil. A-t-il été contraint de le faire, il ne s'avance qu'avec la plus extrême circonspection et l'oreille au guet. Il répète des incantations, il touche des amulettes, il marmotte des priè­res et porte la main à un tison pour écarter ses invisibles ennemis.

A-t-il entendu le moindre bruit, l'agitation d'une feuille, le grogne­ment de quelque animal, il se croit perdu; il s'imagine qu'un démon le poursuit et dans le but de surmonter son effroi, il se met à chanter, à parler à haute voix; il se hâte et ne respire librement qu'après qu'il a gagné quelque lieu de sûreté…»

On oppose à l'Eglise les 200 millions de brahmanistes et les 300 mil­lions de bouddhistes de l'Asie; 102 mais où sont ces brahmanistes et ces bouddhistes? Brahma est oublié. Les brahmanistes adorent Vichnou, Siva, Lakmi, Dourga et quelques autres millions de dieux. Ils vénèrent les vaches, les singes et surtout les objets obscènes.

Bouddha était un philosophe: les bouddhistes l'on divinisé. Ils ado­rent avec lui Kuanon et des milliers de dieux, ils vénèrent les renards et les autres animaux.

Il n'y a plus de brahmanistes ni de bouddhistes, il y a des masses d'hommes tombés dans l'idolâtrie, le polythéisme et le fétichisme, et qui attendent les lumières de la raison et de l'Evangile.

On a bien essayé de revivifier les vieilles religions. Il y a des néo­bouddhistes à Ceylan et des 103 néo-brahmanistes à Bénarès. Une anglaise, Annie Besant11), travaille avec ardeur. Elle a fondé à Bénarès le Central Hindu Collège. A quoi cela mènera-t-il? Ce sont des essais. Les néo-hindous se divisent comme les protestants. Ni Annie Besant, ni d'autres n'auront grâce et autorité pour les diriger. Il n'y a qu'une égli­se qui tienne debout, l'Eglise catholique romaine.

C'est le Père Lorenzo qui exerce l'apostolat à Bénarès, dans ce cloa­que de toutes les superstitions. C'est le diocèse d'Allahabad, dirigé par les capucins italiens. Le P. Lorenzo habite le cantonnement, il a une belle chapelle construite par l'Etat. Il est aumônier militaire pour les soldats irlandais. 104 Sa paroisse est fort variable, cela dépend de la composition des régiments. Comme chapelain, il est payé et logé, il a le parcours sur les chemins de fer de la région. Il a un cimetière catho­lique spécial et bénit. On est mieux aux Indes qu'en France. - Il me racontait que les païens ont de la vénération pour le prêtre missionnai­re. Ils demandent parfois sa bénédiction pour leurs malades, pour leurs enfants, pour les femmes qui doivent devenir mères. C'est un respect instinctif qui manque à beaucoup de nos chrétiens décrépits. Le missionnaire, aux yeux des Hindous, c'est un brahmane de l'Occi­dent.

Excursion à Sarnath. C'est une ville en ruines, un Pompéi indien. 105 C'est le vieux Bénarès, à 4 milles du nouveau. C'est là qu'était la ville au temps de Bouddha. Il y a là de vastes ruines bouddhiques. On avait élevé là divers monuments pour commémorer les souvenirs de Bouddha. On fait des fouilles et on a érigé un musée intéressant où s'accumulent les statues, les frises, les reliefs.

Il y avait là un monastère énorme avec ses étangs sacrés, ses colon­nes pour les ascètes, ses sanctuaires. Les musulmans ont tout détruit au 1 le siècle. Les bouddhistes avaient accumulé là des richesses en souve­nir de leur fondateur. De nombreux pèlerins venaient de Chine et apportaient des présents. Diverses colonnes et sanctuaires marquaient les souvenirs de Bouddha, ses prédications, 106 ses bains, etc.

Mais nous voici en route pour Allahabad. Nous avons des wagons à couchette et bains.

Nous sommes en période de pèlerinages, le train est comble et arri­ve avec quatre heures de retard.

29 janvier. - Chef-lieu de province. 172.000 habitants. Ville sainte à la jonction du Yumna [Yamuna] et du Gange, deux rivières sacrées. La ville actuelle a été construite au 16e siècle (1575-1580) par le grand empereur mongol Akbar, fils d'Houmayoun et descendant de Tamerlan, qui avait réuni sous son sceptre une grande partie de l'Inde. Mais il y avait déjà là de temps immémorial une vieille ville sainte du nom de Prayag, où Brahma s'était 107 manifesté. La vieille ville a été visitée par le géographe Mégasthènes12), trois siècles avant Jésus-Christ. Dans un square planté de tamarins, près de la gare, mausolées imposants du prince Khusru et de sa famille.

Grand quartier anglais de Cannington. Il y a là plusieurs églises anglaises et la cathédrale catholique romaine qui est en style italien. Alfred parc; Muir College, en style mauresque: c'est un grand collège anglais protestant.

Le fort est imposant. Il est bien posé sur une hauteur au confluent de deux fleuves. Entrée solennelle: grande porte à coupole. Le fort a été bâti sous Akbar. Il y a habité. 108 J'entre avec le chapelain, on nous porte les armes.

Dans le premier parvis, le pilier d'Asoka, une vieille colonne qui porte les décrets d'Asoka, datés de l'an 240 avant Jésus-Christ. Du vieux palais, il reste surtout la belle salle d'audience et une mosquée. La salle a huit rangs de colonnes, elle est entourée d'une véranda à colonnes doubles. Elle nous prépare aux splendeurs du temps d'Akbar que nous visiterons à Agra. Sous le palais, une crypte vénérée des pèle­rins contient le tronc d'un vieux banian qui était un arbre sacré de l'ancienne ville. Sur les remparts, une vue incomparable, le confluent des deux grands fleuves et les vagues humaines de pèlerins qui 109 pataugent sur la rive pour se baigner dans le fleuve sacré pendant les jours du pèlerinage.

En janvier, c'est le pèlerinage, le Magh-Méla, et en même temps, c'est une foire locale. Nous étions dans les grands jours, il y avait bien un demi-million de pèlerins à Allahabad. Toute la rive du Yumna leur est réservée. La rive est plate. Ces gens vont dans l'eau, ils se baignent, ils prient, ils pratiquent des ablutions. C'est un va et vient qui ressem­ble aux vagues de la mer. On a peine à avancer. Quelques princes vien­nent sur leurs éléphants et ces bêtes monstrueuses s'ouvrent un che­min à travers la foule. Il y a des marchands d'aliments, d'amulettes et de souvenirs. Il y a 110 de nombreux fakirs qui prient, qui bénissent, qui reçoivent des offrandes. Il y en a qui ont l'air de baladins, ils sont disloqués, ils se retournent les bras et les jambes. Des musiciens accom­pagnent leurs exercices, on leur jette des offrandes. J'en ai vu un qui se couchait sous le sable, au risque de s'étouffer. Quelques-uns ont vrai­ment l'air ascétique, mais la science ne doit pas les étouffer. J'en ai vu un qui vivait le bras en l'air et comme ankylosé. Je n'en ai pas vu qui se couchent ou s'asseyent sur des pointes de fer, mais on dit qu'il y en a.

Il y avait en même temps que la foire une grande exposition régio­nale. C'était pour moi une occasion de voir et d'apprécier la produc­tion de l'art et de l'industrie aux Indes. 111 J'avais eu le même avan­tage à Nankin pour la Chine.

Les grandes villes de l'Inde sont là représentées: Agra, Bénarès, Delhi, Lucknow, Jaïpur, Lahore, etc. L'exposition a même eu son mee­ting d'aviation, son concours de polo et son tournoi militaire. Le mon­de entier sera bientôt un faubourg de Londres et de Paris.

A l'exposition: objets délicats en bois de santal sculpté ou incrusté de nacre et d'ivoire, lames damasquinées, châles du Cachemire, cui­vres ouvragés, soieries brodées; fines aquarelles qui se vendent à des prix élevés, à 200 ou 300 roupies.

Collection d'objets anciens: trônes et bijoux des radjahs: collection 112 de pierres précieuses: rubis, topazes, émeraudes; armures, objets de sellerie; vieilles peintures où des profils très fins sont posés dans des paysages sans perspective.

Une heureuse idée est de montrer là en action tous les métiers d'art. Nous voyons façonner et peindre la poterie, tisser les tapis, bro­der d'or les soieries, sculpter le bois, émailler le cuivre, travailler l'ivoi­re…

On pourrait acheter et collectionner là tout ce que l'Inde fabrique d'original.

Il y a même à l'exposition un restaurant européen, mais il ne donne pas ses dîners pour rien.

Bien entendu il y a le soir de brillantes illuminations et des fontai­nes lumineuses, on ne fait plus d'expositions sans cela. 113

Mgr Gramigna13) est assez largement logé avec quelques Pères capu­cins. Le P. Joseph, son secrétaire, nous fait les honneurs de la ville.

Le diocèse a 11.600 catholiques sur 35 millions d'habitants. Il y a 20.000 protestants.

Mgr a son séminaire à Naini-Tal. Il y va en été. C'est une résidence de repos, comme Darjeeling et Simlah. Naini-Tal ressemble, dit-on, à Kandy. La cité s'étend autour d'un gracieux lac. Elle est à 6.400 pieds au-dessus de la mer.

La mission d'Allahabad et le diocèse comptent 22 capucins et trois prêtres séculiers.

Des Frères du Tiers-Ordre de St-François font l'école. Les œuvres de filles sont dirigées par les Soeurs de Ste-Marie de Bavière 114 et des Soeurs de Loreto d'Irlande.

Trente-cinq millions de païens! Il y a encore là du travail pour long­temps.

Luknow est grande ville aussi, mais elle a peu de monuments inté­ressants. Elle est surtout célèbre par le siège héroïque qu'une poignée d'Anglais y ont soutenu pendant sept mois en 1857 pendant la grande révolte hindoue.

C'est le bon P. Angelo qui nous en a fait les honneurs. Il a une paroisse de 1.200 catholiques, bien formés, et il compte des milliers de communions chaque année. Il est aidé par des Soeurs de Loreto.

Luknow a les tombeaux des anciens radjahs d'Oude, tombeaux­mosquées, de goût et d'un grand style, qui imite l'art si 115 pur d'Agra, mais ici le stuc est plus employé que le marbre. C'est de l'art de second ordre.

Luknow a aussi sa fondation: La Martinière, un grand collège de sty­le gréco-mauresque dans un parc. C'est au bout de la ville, près du pont des Singes, dans un quartier où ces animaux grotesques vivent en liberté et gambadent sur des arbres. Chevrillon a bien décrit Luknow: «A soixante-dix lieues de Bénarès, la grande ville païenne, commence un nouveau monde. Luknow est une cité musulmane et une cité anglaise. Somptueux hôtels, riches et blanches villas ceintes d'opulents jardins, larges avenues, vastes parcs bien soignés où trottent des cava­liers corrects, hardis régiments de Scotch-greys aux têtes 116 viriles et pâles, cheminées d'usines qui fument à l'horizon, j'ai déjà vu ces cho­ses à Calcutta. Les mosquées, les architectures sarrasines sont d'un beau style simple qui tranquillise après les folies hindoues. Mais la matière est vile: les monuments sont de plâtre et cela suffit pour qu'on n'ai pas l'envie de les revoir».

La plus belle chose ici, c'est la nature heureuse et calme, non pas dévergondée et accablante comme dans le sud humide. Le ciel est d'un azur pâle, l'air tressaille d'un souffle léger et presque frais; au lieu des éternelles grandes palmes, des arbres fins bruissent d'un mil­lier de petites feuilles. L'or des mandarines et des oranges luit dans les fourrés, et de grandes roses fragiles, plus glorieuses que les nôtres, épanchent leur sauteur familière». 117

On imagine ainsi la nature persane, celle des poèmes de Firdousi14)

Les Anglais appellent la Mutinery la grande révolte des cipayes de 1857. Luknow en a été un des principaux centres. Chevrillon le rappel­le en bons termes:

«Même beauté paisible, même épanouissement heureux des fleurs dans le cimetière où reposent les morts de 1857. La Résidence, que sir Henry Lawrence15) défendit si longtemps avec une poignée de soldats, est un monceau de ruines noircies par le feu, trouées par le canon, aujourd'hui enlacées par une verdure de plantes grimpantes d'où retombent en flammes des grappes de fleurs jaunes. Ils étaient là sept cents seulement soldats et civils, et ils s'y 118 maintinrent sept mois, pendant que la ville et la région avaient des centaines de milles ré­voltés».

Je viens de relire le récit de ce siège. Ce qui frappe dans cette histoi­re, c'est le sentiments qui soutenait les défenseurs. Il y a eu autre chose chez eux que de la bravoure, que l'amour de la gloire ou de la patrie, - j'entends d'abord un fond d'orgueil grave et de ténacité, et aussi un sentiment religieux très haut et très sérieux. Tous les matins, les offi­ciers et les soldats, avec les femmes et les enfants réfugiés dans le châ­teau, entonnaient des psaumes, les mêmes que chantaient les aïeux puritains persécutés, pour se soutenir, pour s'encourager à la constan­ce, et les grands versets bibliques leur inspiraient l'enthousiasme grave et silencieux, la ferveur qui donne 119 la force de faire tranquille­ment et de sang froid le sacrifice de la vie.

«Ici repose Henry Lawrence, qui essaya de faire son devoir. Que le Seigneur ait pitié de son âme», dit simplement une dalle du petit cime­tière parfumé… Bel exemple de foi et de patriotisme chrétien donné par des protestants de bonne foi!

Grande ville encore; 200.000 âmes. Industrie et commerce, moulins et tanneries. Mais ici, comme à Luknow, ce qui attire les visiteurs et surtout les Anglais, ce sont les souvenirs dramatiques de la Mutinery. Ils se perpétueront par deux monuments: l'église votive protestante en style roman et le jardin du Mémorial avec son monument imposant où se 120 dresse l'ange de la résurrection sur un large parvis de marbre. L'ange a été sculpté par Marochetti16), un génois je pense, et offert par lord Canning.

A Cawnpore, dit Chevrillon, j'ai vu le puits que Nana-Sahib17) combla des corps pantelants des Anglais, hommes, femmes, enfants, qui s'é­taient fiés à sa parole. Tout autour, on a mis le silence d'un grand parc et le calme des fleurs. Un ange de marbre, les ailes repliées, se dresse à la margelle du puits que ceint une balustrade gothique. Les yeux bais­sés ont une sérénité céleste, les mains jointes retombent dans un geste de pardon.

C'est le P. Luigi qui nous fait visiter tout cela.

Puis nous voilà en route. 121 Dans notre wagon, un planteur anglais, tout équipé pour la chasse, avec ses boys. La poussière de sable nous fatigue. Dans la campagne, des paons en quantité, des hérons sur le bord de l'eau. Les gens portent l'eau dans des outres comme en Orient. Dans les campagnes de curieux puits où des boeufs montent et descendent une pente pour tirer l'eau qui arrose les champs.

1er février. - Nous voici dans la capitale des premiers Mogols. «Il y a beaucoup à voir, dit Chevrillon, surtout des architectures, des palais et des tombeaux; car ils luttent contre le temps et contre l'oubli ces musulmans, et ils s'affirment 122 encore après leur mort par le jaspe et par le marbre comme ils s'étaient imposés pendant leur vie par le glaive et par le feu».

«Il y a là, dit Roulleaux-Dugage, tant de richesses et de merveilles, qu'on en est ébloui et qu'on finit par s'en fatiguer. Ce ne sont que palais des mille et une nuits, tout en jaspe et en marbre blanc, incrus­tés de pierreries. Blancheur de neige et d'ivoire. - Mieux encore qu'à Delhi, on s'imagine ici quels pouvaient être la féerie des cours impéria­les et l'éblouissement des fêtes aux temps héroïques d'un Akbar»18) et d'un Shah Jehan19). A côté de cela, les palais les plus vantés d'Europe, l'Alhambre même de Grenade, semblent 123 mesquins et pauvres».

Les merveilles d'Agra sont dues surtout à deux grands empereurs, le prince Akbar et Shah Jehan.

Akbar avait passé les premières années de son règne dans le palais féerique de Fatchpur-Sikri, la Cité des Caprices, aujourd'hui aban­donné et à demi ruinée. Il vint ensuite habiter le fort à Agra, il y com­mença la construction du palais; et dans la ville il fit élever la mosquée qui porte son nom et qui devint son tombeau.

Mais le grand Mécène fut Shah Jehan qui continua le palais du fort et fit élever la mosquée de Joma et surtout la merveille du Taj qui devint son tombeau et celui de l'impératrice Mahal. 124

La citadelle est une curieuse forteresse de grès rouge au bord de la Yumna. Au sommet des murailles rugueuses, en haut des bastions mas­sifs, faits pour résister aux assauts, et qui plongent dans le fleuve com­me des falaises, circulent les plus sveltes broderies de marbre blanc, rendues plus exquises par le contraste de l'énorme pierre brute qui les porte. C'est un rocher couronné de dentelle. Il y a de tout dans ce fort: des mosquées, des harems, des palais, des salles de justice, des jar­dins, toute une ville de marbre, où le prince, entouré de ses conseil­lers, de ses généraux, de ses poètes, de ses musiciens, de ses femmes, s'acquittait de ses devoirs d'empereur et de musulman, goûtait les joies raffinées, le luxe suprême d'un tyran artiste et voluptueux. 125

On passe sur un pont-levis, sous des portes fortifiées, devant un corps de garde où flânent des soldats anglais, on suit une large voie dallée qui monte entre les bastions, et l'on débouche dans l'intérieur où les édifices se pressent comme les tentes dans un camp.

D'abord la Moti Musjid, la mosquée de la Perle ou la perle des mosquées. Sur les trois côtés d'une cour carrée, dallée de marbre, se déploie la mosquée de marbre. Cinquante-huit gros piliers qui mon­tent et se recourbent en ogives guillochées de fleurs, soutiennent la lourde table du toit, et dans cette galerie profonde, le marbre a les tons doux et chauds du vieil ivoire. Rien de plus, ni peinture, ni boise­rie, deux couleurs seulement, le bleu du ciel, le blanc 126 de l'albâ­tre, et cette simplicité somptueuse, cet éclat du soleil sur la pierre chas­te, exprimant, mieux que tout, l'ardeur spirituelle, l'exaltation de l'â­me musulmane.

Sur le toit, trois coupoles pointues gonflent leurs bulbes étincelants, découpent leurs courbes savantes sur un ciel pâle et pur.

Ensuite, c'est un dédale de vastes cours: la cour des carrousels et des tournois où les chevaux caracolaient, où les tigres et les éléphants combattaient devant l'empereur; le Divan-i-khas, où sur son trône de marbre noir, Akbar prononçait les sentences de mort; puis des couloirs dont les murailles sont incrustées d'oiseaux et de fleurs - perroquets d'émeraude, lotus de lapis-lazuli, - dont les fenêtres sont faites d'une seule dalle de marbre 127 ajouré, découpé en treillis délicat. Et mal­gré tant de richesse, les lignes et les tons s'harmonisent; tout est sim­ple, tout est juste comme dans un temple grec.

C'est bien un rêve asiatique que les salles de bains. Dans des cham­bres où le jour n'a pas accès, fraîches de la fraîcheur du marbre, se creusent des vasques de jade dont l'eau vive coule de l'une à l'autre. Sur l'albâtre translucide des voûtes et des colonnes, dix mille petits miroirs à facette brillent dans l'obscurité comme des diamants, réflé­chissent mystérieusement les lueurs des innombrables veilleuses qui brûlent au fond des niches.

Les Mille et une nuits n'ont rien conçu de plus féerique.

Dans nos expositions modernes, les 128 palais des mirages imitent en clinquant ces merveilles d'Agra.

Tout en haut du fort, séparé des palais impériaux par des jardins, sur une terrasse qui domine la Yumna et regarde toute la plaine, est l'appartement des femmes: six chambres de marbre blanc, dont les murailles découpées à jour laissent librement passer l'air et la lumière. Ce gynécée est la perle délicate qui couronne le Fort. Littéralement ces demeures sont faites de pierres précieuses; tous ces murs sont des joyaux.

Sur les douze faces de chacune des sveltes colonnes serpentent mol­lement de fines branches dont les fleurs sont des turquoises et des améthystes. Le long des murailles de marbre d'autres fleurs de marbre, des rangées de lis et de tulipes toutes 129 ouvertes et nonchalam­ment retombantes. Ces chambres ont des formes de diamants: ce sont des octogones dont les pans polis par l'ouvrier et repolis par le temps emprisonnent et tamisent la lumière. Les plafonds s'élèvent en cônes taillés à facettes. Dans ces demeures flotte une demi-clarté où brisent et s'enroulent gracieusement les arabesques et les fleurs enchâssées.

Autour de ces chambres circulent des terrasses d'où la vue s'étend sur le cours languissant de la Yumna. Il y a des campements sur la rive, d'où montent des fumées droites. Sur une grand-route poudreuse, des boeufs traînent des chars pesants, des chars antiques aux roues massi­ves. Plus loin des chameaux avancent en file avec une ondulation 130 rythmique de leurs longs cous, procession mélancolique voilée dans les nuages de poussière et la lumière vaporeuse… (Chevrillon).

C'est un mausolée élevé par le Mogol Shah Jehan à la Bégum ou reine Muntaz-i-Mahal. C'est un octogone régulier surmonté d'une cou­pole persane, sur un parvis dont les quatre angles ont d'élégants mina­rets. L'édifice est fait de blocs de marbre pur et s'élève à 243 pieds. On descend de voiture devant un noble portique de grès rouge, percé d'u­ne puissante ogive, couvert d'arabesques blanches. On pénètre sous la voûte et l'on aperçoit le Taj qui se dresse à huit cents mètres de distan­ce. Probablement nul chef-d'œuvre d'architecture ne produit une émotion qui ressemble 131 à celle-ci.

Tout au fond d'un jardin merveilleux, réfléchi dans toute sa blan­cheur par un canal d'eau sombre qui dort immobile entre des épais­seurs de cyprès noirs et de larges massifs de fleurs rouges, le monu­ment parfait s'élève comme une calme apparition… C'est un rêve vaporeux, une chose aérienne dépourvue de poids, tout est parfait l'é­quilibre des lignes, et si pâles, si légères sont les ombres qui circulent sur la pierre virginale et translucide. Ces cyprès noirs qui l'encadrent, ces verdures trouées de ciel bleu, ce gazon vert éclairé de lumière vive où le soleil projette les silhouettes des arbres, toutes ces choses solides rendent plus irréelle l'image pâle qui va 132 s'évanouir dans la clarté du ciel.

En approchant, on suit sur les grandes surfaces du monument, blanches comme le lait, l'enroulement savant et doux des grandes fleurs, des fleurs d'onyx et de turquoise, incrustées sans une saillie, l'harmonie des ciseleurs frêles, des dentelles de marbre, des ogives, des balustrades mille fois découpées, le jeu infini du vide et du plein.

Les jardins complètent le monument et tous deux font partie de la même œuvre d'art. Les allées qui conduisent au Taj sont bordées d'ar­bres de deuil, ifs et cyprès, qui font plus blanche la blancheur lointaine du marbre. Plus près du monument, des pelouses claires, des corolles pourprées, des pétales d'or mettent de la lumière et de la joie 133 dans ces noirceurs de cimetière. C'est à la fois lumineux et grave. C'est la joie d'un paradis musulman, sensuel et religieux…

A l'intérieur du monument, dans un demi-jour, on voit une grille de vieux marbre, une dentelle mystique qui entoure les tombes des deux époux, deux sarcophages simples, symboles de repos.

Dans la coupole, les sons montent et se répètent, ils s'éteignent et renaissent pour former dans le haut comme un choeur de voix légères (Chevrillon).

D'où vient cet art qui est représenté ici par des chefs-d'œuvre? C'est l'art persan-arabe. Il n'étonne pas ceux qui connaissent Damas et le Caire, 134 mais il semble bien que la Renaissance italienne a con­couru à la production de ces merveilles.

Agra avait des relations avec l'Occident. Il y avait là des missionnai­res. Une femme d'Akbar était chrétienne. Sa tombe est près d'Agra. Les Médicis avaient envoyé là des marbriers pour y acheter les jolies pierres de l'Inde qui devaient servir aux mosaïques de leur panthéon de St-Laurent à Florence. Plusieurs de ces mosaïstes et marbriers ne revinrent pas. Akbar ou Shah Jehan les gagna à prix d'argent pour les faire travailler là-bas. Voilà pourquoi les murs du palais des Mongols et du tombeau de Taj-Mahal ont tant de délicieuses mosaïques florenti­nes où s'épanouissent 135 nos fleurs d'Europe. Nos missionnaires ont retrouvé là-bas dans le vieux cimetière chrétien le souvenir d'un de ces mosaïstes. A mon retour, je suis allé revoir Florence et j'ai été frappé de la similitude du travail toscan et de celui de l'Inde. J'ai trouvé par hasard chez un bouquiniste un vieux livre de Zobi sur l'his­toire de l'art des mosaïques, et là j'ai vu que les Médicis avaient envoyé des mosaïstes au Shah de Perse et aux Jésuites de Goa, et que ceux-ci avaient enseigné leur art à des Mongols qui ont porté cet art à Delhi et à Agra.

Le Dr Bernier (Mémoires sur l'empire du Grand-Mogol, Paris 1671), signale parait-il, 136 cette coopération des toscans aux chefs-d'œuvre du pays des Mogols.

Après le fort et le Taj, on visite encore avec intérêt la mosquée de Jama et la tombe d'Etimah. La mosquée de Jama est dans le voisinage du fort. Elle a été construite sous l'empereur Shah Jehan et achevée en 1644 après cinq ans de travail. Elle est remarquable surtout par ses trois grandes coupoles en calottes, construites en grès rouge, mais ornées de marbre blanc.

La tombe d'Etimah est un bel édifice persan-arabe, dans le genre du Taj, mais plus simple. C'est la tombe du trésorier du Grand Mogol Jahangir. Ce trésorier fut le grand-père de l'impératrice Mahal qui repose au Taj. - Cette tombe 137 est dans un beau jardin. Elle s'élève sur une terrasse qui a, comme celle du Taj, quatre minarets aux angles. C'est un édifice à coupole, en marbre blanc, avec des mosaïques (ou intarsiatures) de style toscan.

Agra a ses bazars intéressants où l'on vend des soies brodées d'or et d'argent, des pierres sculptées, des mosaïques.

Détail de moeurs: je vis un groupe de femmes tournant et chantant devant une maison, je demandai au Père missionnaire ce que cela signifiait: c'est, dit-il, qu'il est né un garçon dans la maison, les voisines se réjouissent et félicitent l'heureuse mère par ces démonstrations. Les femmes à Agra portent tous les fardeaux sur la tête. 138

Dans les maisons importantes, il y a des frises qui sont balancées par le mouvement des pieds d'un esclave. Ce sont des fans, destinés à rafraîchir l'air de la maison.

Promenade, excursion. Sikandra est à cinq milles et demi d'Agra. C'est là qu'est le mausolée de l'empereur Akbar, qui rivalise avec le Taj. Sur le chemin, beaucoup de monuments funèbres à demi ruinés, une vraie Voie Appienne. Un grand viaduc aussi, comme dans la cam­pagne romaine. Un demi-mille avant d'arriver au tombeau d'Akbar, on rencontre la tombe d'une de ses épouses, Mariam-uz-Zamani. Elle était chrétienne, son nom le dit. On l'appelait de ce temps-là la sultane romaine (Sultana Rumi). Ce tombeau est un vaste édifice en 139 grès rouge à deux étages. Le rez-de-chaussée a 40 chambres. Une par­tie en est occupée par un orphelinat. Le souvenir de la sultane chré­tienne est également conservé à quelques kilomètres plus loin à Fatchpur Sikri, la Cité des Caprices, le Versailles d'Akbar. Il y a là l'ap­partement de la Sultane Rumi avec les plus fines sculptures et ciselures sur toutes les parois.

Nous arrivons au mausolée de l'empereur Akbar: une porte monu­mentale, un vaste jardin ceint d'une muraille allégée par des balustra­des. La mosquée-tombeau est en marbre blanc. Une inscription en let­tres de un 140 pied de haut, forme un ruban autour du monument. Les coupoles ont été restaurées récemment. L'étage supérieur, le qua­trième est en marbre blanc. Au rez-de-chaussée, un cloître voûté entoure l'édifice. La voûte du vestibule est peinte en bleu et or, ce sont de gracieux paysage. On en a restauré une partie pour faire bien voir quel charme avait cette décoration. On monte par d'interminables escaliers en haut du monument et là, sous de gracieuses galeries de marbre on jouit d'une vue très étendue sur les ruines éparses qui rap­pellent l'ancienne splendeur de Sikandra et d'Agra. - Sikandra était comme une préparation et un essai de l'art délicat du Taj. 141

Agra est un archevêché. C'est une des plus anciennes mission de l'Inde. Les Grands Mogols avaient souvent des chrétiens dans leur entourage. C'est Mgr Gentili20), capucin italien, qui nous reçut. La cathédrale a un bon air, elle est vaste. Auprès d'elle il y a l'évêché et des écoles.

Le diocèse compte 9.000 catholiques sur 28 millions d'habitants. Il y a 11 prêtres séculiers indigènes et 34 capucins dont 4 sont indigènes. - La mission a été fondée au temps d'Akbar et elle a toujours eu des éco­les renommées. Il y a un cimetière catholique à trois-quarts de mille au nord. Il y a des tombes intéressantes. Plusieurs ont des inscriptions arméniennes. On y voit le tombeau 142 de Samru, un aventurier wal­lon, dont le vrai nom était Walter Reinhardt. Charpentier sur un bateau français, il s'était fixé aux Indes et y avait fait fortune. Devenu chef de bande avec un arménien nommé Grégory, il se mit au service de Mir Kassim, le Nabab du Bengale. Il épousa une bengalaise qui se fit chrétienne. Il y avait à Agra quelques chrétiens venus d'Arménie.

Près de la cathédrale, les Soeurs de Jésus-Marie tiennent école et pensionnat. Le grand collège de St Joseph est dirigé par les Frères irlandais de St-Patrice. L'un d'eux, le P. Smith, fut notre aimable cice­rone à Agra. Le diocèse a 12 maisons des Soeurs de Jésus-Marie, 2 des Soeurs de Lorette et 3 des Franciscaines. 143

Il faut signaler encore à Agra un essai de néo-brahmanisme. C'est une secte de théosophistes qui prétendent renouveler la vraie religion des Védas avec la croyance en un seul Dieu. Ils font construire une sor­te de monastère et une grande église blanche, imitée du Taj sur la rou­te de Sikandra.

Tout cet argent serait bien mieux employé aux missions catholi­ques. Mais le protestantisme ira de rêve en rêve jusqu'à extinction. Naturellement, aux Indes, il devait rêver de purifier et de ressusciter le Védisme et le Bouddhisme. S'il fait sortir les hindous de leurs grossiè­res superstitions et de leurs saturnales, ce sera toujours autant de gagné. 144

3 février. - C'est le P. Damiano, qui nous reçoit à Delhi. Sa mission dépend d'Agra.

Delhi est la ville sainte des musulmans aux Indes, comme Bénarès est celle des hindous. C'est la vieille capitale des Grands Mogols, quoi­que deux ou trois d'entre eux aient préféré Agra.

Le roi d'Angleterre espère hériter du prestige des Grands Mogols en transportant à Delhi la capitale de l'Inde.

Delhi est grande ville. Elle a ses parcs, ses boulevards, ses tramways. Elle est en voie de se moderniser. Ses jardins de la Reine sont super­bes.

Arrivés tard dans la nuit, nous logeons à Woodlands hôtel, mais le lendemain 145 nous allons chez le P. Damiano. Il nous fera visiter la ville. Delhi rappelle Agra, mais ne l'égale pas.

Le fort de Delhi est comme celui d'Agra sur le bord du Yumna [Yamuna]. Il a aussi son palais, ses mosquées, ses divans, ses bains. Le plan général est le même: hautes murailles extérieurs, vastes cours pour les parades et les tournois; salles somptueuses aux volutes d'or, aux murs incrustés d'oiseaux et de fleurs. «Si le paradis peut être trouvé en ce monde, c'est ici!» dit une inscription. Oui, un paradis de sensualité et de volupté, comme devait être la Maison d'or de Néron.

Ce palais a été construit pour Aurangzeb, qui avait détrôné 146 et enfermé son illustre père, le Shah Jehan.

On y retrouve l'enroulement des mosaïques, les treillis de marbre, les rangées sinueuses de lotus en relief, les bains mystérieux, les terras­se d'où l'on voit le soleil descendre sur une plaine de roseaux toute semblable à celle d'Agra.

La petite mosquée des femmes est un bijou de marbre qu'on dirait taillé dans une seule pierre. Ses trois dômes sont des perles légères. La grande mosquée est la plus belle de l'Inde. De larges escaliers tombent vers nous en nappes de marbre; en haut, une cour pavée d'albâtre poli, toute blanche, éblouissante, et qu'on dirait faite d'une seule pier­re immense et lisse. Sur trois côtés de cette cour, une 147 profonde galerie, que soutiennent quatre rangs de piliers; à droite et à gauche, des minarets élancés et rigides. C'est le grand style mahométan. - C'est ici que l'empereur suivi de ses nobles et de son peuple, debout sur les dalles, en face d'une muraille blanche, écoutait les versets étranges du Coran, la loi enthousiaste et farouche. Puis il ordonnait le sac d'une ville hindoue, faisait construire des mosquées avec les pierres des pagodes et glorifiait dans son cœur le nom d'Allah.

Les reliques du Prophète sont venue jusqu'ici. Les prêtres y font voir une sandale et un poil de barbe de Mahomet (Chevrillon).

Ici, comme à Agra, les mosaïques accusent l'art florentin, et des documents anciens donnent le nom d'un architecte français, Austin de Bordeaux. 148

Delhi a déjà 200.000 âmes, elle va grandir rapidement. Elle a une belle résidence pour le gouverneur, il y faudra un palais pour le vice-roi. Son église anglaise de St Jacques a bon air, elle est de style byzan­tin. Tout autour et à l'intérieur, nombreux monuments des victimes de la révolte de 1857.

Près de la porte de Kashmir, monument élevé par lord Napier en souvenir de l'explosion de la caserne des gardes en 1857.

Riches bazars, surtout le Chandni Chank près du parc. On y trouve des antiquités, de l'orfèvrerie, des soieries. Les marchands y sont avi­des de vendre. Ils appellent les étrangers qui passent. Un jeune chré­tien nous conduisait, un métis d'Aden, nommé Joseph. 149 Il rece­vait derrière nous un pourboire, là où nous achetions. Il a été humilié quand nous visitions les mosquées, à cause de son type de métis on ne le laissait pas entrer.

Le Town hall (hôtel de ville) de style gothique anglais, avec sa haute tour de l'horloge.

Que de mosquées dans cette ville! Plusieurs méritent une visite. Celle de Jama est une des plus importantes. Elle est en grès rouge, sauf le sanctuaire qui est en marbre blanc. Elle a un vaste cloître où des paons circulent librement, c'est un animal symbolique pour les musul­mans.

On parle encore dans ces villes de la grande épidémie de peste et de la famine qui régna il y a dix ans. Delhi perdit 150 alors de 30 à 40.000 habitants.

Delhi possède en ville ou dans les environs une vingtaine de mosquées et de 25 à 30 mausolées importants d'empereurs, d'impéra­trices, de khans ou de vizirs.

Un des plus importants de ces tombeaux est celui d'Humayum à quelques milles de la ville. L'empereur Humayum fut le père d'Akbar et il descendait de Gengis Khan. C'est lui qui fonda aux Indes le grand empire des Mogols. Son tombeau est colossal. Il a le même plan que le Taj, mais il est moins beau, moins fin. Il est en grès rouge avec des incrustations de marbre blanc en relief. C'est près de ce tombeau que les Anglais reçurent la soumission 151 de Bahadur Shak, le dernier roi de Delhi. Le vaste jardin du monument est bien entretenu.

Un peu plus loin est la tombe vénérée de Nizam-ad-Din, un Saint du 13e siècle. La tombe en marbre blanc est entourée par une large véranda. C'est un lieu de pèlerinage constant et j'y vis des gens du peu­ple agenouillés et émus. Des tombes nombreuses entourent celle du Saint. Des princes et des nobles personnages ont désiré reposer auprès du Saint.

Toute cette route est comme la Voie Appienne de l'Asie. Des ruines de tous les siècles, laissées par trois races et trois religions jonchent une grande plaine triste. Les restes de l'antique Delhi hindoue, 152 de la Delhi afghane, de la Delhi mongole, couvrent une étendue mor­te de cent-vingt kilomètres carrés.

A quinze kilomètres, c'est le Kutab Minar, l'étrange minaret qui s'é­lance à 250 pieds dans le ciel. Il est de forme bulbeuse avec des alter­nances de pierre rouge et de marbre blanc. Des chapitres du Coran se lisent en relief sur sa surface.

C'est une tour de victoire qui rappelle depuis 700 ans le triomphe des musulmans sur les hindous. Il y avait là un grand temple hindou et un monastère. Les musulmans le détruisirent et les pierres servirent à élever la grande mosquée de Kuwat, avec le minaret de Kutab. 153 Il y a cinq étages avec autant de balcons. Il suffit de monter au premier étage qui est très élevé pour avoir une vue très étendue sur la région des grandes ruines. Dans les portiques de la mosquée il y a de beaux restes de l'ancien temple de style Jaïn.

Le soir nous rencontrions un ingénieur délégué par le gouverne­ment de Calcutta pour venir préparer à Delhi les fêtes du couronne­ment.

Là aussi nous arrivons le soir et nous passons la nuit au Jaipur hôtel. Nous avons aperçu de loin seulement sur le chemin le palais d'Alwar avec son parc immense où paissent les biches, les daims et les gazelles. Nous sommes toujours dans le royaume des Mille et une nuit. 154

Il y a là un Maharaja qui a un petit état d'un million d'habitants et qui est un protégé anglais.

Jaipur ou Jaypore, c'est la Ville de la victoire. C'est la capitale du Rajputana, un état vassal de l'Angleterre, mais autonome avec dix mil­lions d'habitants. Il y a ici deux villes: Amber dans la montagne, la vieille capitale du lle siècle, aujourd'hui abandonnée et encore si intéressante, et dans la plaine Jaipur, la grande capitale du 18e siècle, fondée par le Maharajah Jay Singh, auquel la ville doit toute sa splen­deur.

Monuments et moeurs, tout est ici très indien et très original: «A Calcutta l'Inde anglaise; 155 à Bénarès, l'Inde des Brahmes; à Agra, l'Inde des Grands Mogols; ici à Jaypore, l'Inde des radjahs, l'Inde des romans, de l'Opéra; féerique et paradoxale».

Ce Rajpoutana est un très vieux royaume hindou, semblable à ceux qui couvraient la péninsule avant les établissements musulmans. Il n'a jamais été conquis. Contre les diverses races maîtresses de l'Inde, ces Rajpontes ont maintenu leur indépendance. Ils sont encore le peuple aryen qu'ils étaient aux temps fabuleux du Ramayana. A travers cent­quarante générations, le Rajah fait remonter sa généalogie jusqu'au soleil, qui fut père du grand Rama. Il gouverne encore selon la loi de Manou, comme les rois hindous, ses ancêtres. Ses barons sont 156 comme lui fils du soleil et de la lune. Le peuple même, organisé com­me aux temps primitifs en clans et en tribus, est de race noble, de race blanche. Tout Rajponte est Kshatrya de naissance, il appartient à la caste des guerriers.

La ville est bien percée avec de belles rues bien droites, elle est entourée de murs crénelés. Des petites collines blondes, toutes cou­ronnées de châteaux forts et de tours crénelées bornent l'horizon.

Les habitants aiment à peindre leurs maisons en rose. Tout est rose ici. Imaginez une rue large de cent-vingt pieds, longue de trois kilomè­tres, bordée de pavillons roses, d'un rose tendre et délicat. 157 Pas une voiture européenne, rien qu'une foule aux couleurs papillonnan­tes. Sur les trottoirs, des deux côtés de la rue, un bazar en plein vent, une file de marchands accroupis, et, sur les tapis bleus et rouges déployés sur le pavé, un étalage de choses brillantes: pantoufles brodées d'argent, piles d'oranges et de bananes, images peintes, étof­fes resplendissantes au soleil. Tout est gracieux et lumineux.

Seigneurs et fonctionnaires rajpontes, parés comme pour une comédie, vêtus de fleurs brodées, chargés de plumes et de joyaux, leurs larges et fières barbes étalées en éventails, jolis chevaux luisants, soldats romantiques portant écus et glaives, étudiants, gardes du palais, femmes du peuple chargées 158 d'un enfant nu à cheval sur la saillie de la hanche, tous défilent, actifs et de bonne humeur. Du seuil de leurs échoppes, de petits marchands nous tendent les bras et nous offrent en souriant leurs bibelots, leurs étoffes, leurs statuettes, leurs images de dieux toutes peinturlurées. Sur les murailles, tout un tatoua­ge de desseins bleus: éléphants, léopards, arbres, locomotives, européens sanglés dans leurs redingotes.

Il y a des hommes de trente ans qui lancent des cerfs-volants et galo­pent par la rue comme des écoliers, c'est le sport local.

Nous rencontrons une noce: un long cortège où dominent les robes de jaune soyeux. Les époux portent des couronnes de clinquant. L'époux marche en tête avec un ami (amicus 159 sponsi), c'est aussi la coutume en Orient, comme on le voit dans la Bible. L'épouse suit l'époux en tenant sa ceinture pour marquer sa sujétion. Des chanteu­ses et des musiciens accompagnent le cortège.

Tout autour de la place centrale, des temples, des monuments, une université, des palais: l'un entre autres, d'un rose étrangement vif, dressé en pyramide, hérisse une façade de neuf étages, surmontée de clochetons, fleuris de colonnettes et de balcons, percée de soixante fenêtres et de mille fleurs évidées dans la pierre, une architecture aérienne, excentrique, baroque. C'est le Palais du Vent, nom qui fait rêver. De même, sur les belles petites collines qui entourent 160 la cité, on aperçoit le palais des Nuages, le temple du Soleil. La porte rose qui ferme l'autre bout de la rue s'appelle la porte des Rubis. Nous sommes au pays des contes orientaux (Chevrillon).

Plus loin, c'est le vaste palais du Rajah. Il y a une avant-cour avec des communs, une vraie cour de dressage, des écuries, des chevaux nom­breux de diverses races, des arabes, des australiens, des indiens. Il y en a de superbes. Le Rajah a aussi ses écuries d'éléphants.

Le palais proprement dit est un vaste édifice à sept étages, sans grand caractère. Je visite la belle salle d'audience, le divan, en marbre blanc. Le Rajah a une collection de riches tapis de Perse. Il y a là aussi un observatoire 161 riche en instruments astronomiques anciens. C'est un des cinq que le prince Jai Singh avait fait bâtir aux Indes.

On nous laisse voir les jardins du palais, jardins vraiment royaux, avec de belles eaux et des arbres séculaires. Il y a là un étang avec des alligators. On dit que les condamnés à mort ont souvent servi d'ali­ment à ces étranges animaux.

Les Maharaja n'ont rien négligé à Jaipur. Il y a un parc superbe de 36 acres avec un jardin zoologique, une école des beaux-arts, un hôpi­tal, un musée, un collège.

Le musée, Albert Hall, a un grand aspect. C'est un édifice moderne qui imite le grand art 162 persan arabe. Il a des collections d'art industriel moderne, un vrai bazar indien, mais aussi des antiquités fort variées, meubles, statues, bronzé, scieries. On y voit un groupe de sta­tuettes qui représentent toutes les étranges pratiques des fakirs et des Sadhous, les ascètes du mahométisme et du brahmanisme. On y voit ces saints de l'Orient se livrer à leurs exercices de dislocation, ou se coucher sur les pointes aiguës ou encore se suspendre en l'air. Il est à croire que le diable et l'hystérie ont autant à voir que la foi dans ces exercices étranges.

Le grand collège du Maharaja compte 1.200 élèves. L'enseignement est gratuit. On y professe l'anglais, les mathématiques, les dialectes de l'Inde et le persan. 163 Dans les classes supérieures on ajoute le sans­crit, le pali, les philosophies brahmaniques, bouddhiques, persanes et la philosophie moderne. Stuart Mill et Spencer sont lus comme des classiques. Tous deux sont des positivistes de l'école de Comte. Comme religion, Spencer admet l'existence d'un être supérieur qu'il appelle l'Inconnaissable. C'est peu.

Le Principal du collège, un Bengali, disait à M. Chevrillon: «L'Inde n'aperçoit l'Europe qu'à travers l'Angleterre. Un jeune étudiant qui aborde les études supérieures, commence par les classiques anglais: Shakespeare, Milton, puis et surtout Addison, Pope (des littérateurs), et plus tard les philosophes et les économistes, Locke, Hume, Adam Smith, Burke, 164 tous les penseurs du 18e et du 19e siècles, jusqu'à Spencer dont l'influence est très grande. Nous ne connaissons l'Allemagne et la France que de seconde main et dans des traductions, ajoutait-il. Mais si nous n'avons pas Hegel ou Fichte, nous étudions les philosophies orientales, surtout les Upanishads, le vieux védantisme où l'on trouve à la fois Spinoza, Kant, Hegel et Schopenhauer…» En somme, l'Inde va s'embaucher de plus en plus dans son vieux pan­théisme.

«Le parti des jeunes Bengalis, ajoutait le Principal, voudrait nous amener au théisme anglais; mais nous sentons que nous possédons quelque chose de plus original et de plus profond. Si nous aimons Spencer, c'est qu'il dénonce l'idée d'un dieu personnel comme une des formes 165 de l'anthropomorphisme. C'est que sa matière, inconnaissable en soi, indéterminée, homogène à l'origine et qui, par une série de changements insensibles, développe par cycles tous les êtres et toutes les formes, rappelle par bien des traits le Brahma de nos Védantistes»…

Les protestants sérieux d'Angleterre et d'Allemagne viendront à nous, ou bien ils sombreront dans le positivisme et le panthéisme.

Excursion à Amber, la vieille capitale dans la montagne, une vision du Moyen Age avec des architectures étranges. Longue course de voi­ture dans la plaine verte et buissonneuse. Une infinité de paons nous éblouissent par leurs plumes chatoyantes; les singes gambadent sur les arbres. 166

Pour gravir la côte, nous louons les éléphants du Rajah. Ils font ce service-là pour les touristes, moyennant finances. Nous voilà perchés là-haut avec le P. Hippolythe qui nous accompagne. Oh! ce n'est pas très gai. Ces bêtes ont le pas lourd; elles nous secouent en se dandi­nant. Mais c'est original et aux Indes il faut en essayer une fois.

Là-haut, au-dessus d'un étang sacré, le vieux château et ses défen­ses, une vision de l'Inde du 12e siècle. Auprès du château la vieille ville est à demi ruinée. Le vieux château et son enceinte crénelée sont sur le sommet de la montagne, mais dans le vallon supérieur près de l'é­tang, un palais luxueux, bâti en 1600 167 par le Maharaja, Man Singh.

La porte de Ganesh au palais d'Amber est une merveilleuse façade de Renaissance persane. Sur la cour intérieure, deux ailes de palais avec de riches appartements où les peintures représentent la légende de Krishna. La salle d'audience et plusieurs salons intérieurs ont des effets de glaces comme nous en avons vus à Delhi.

Auprès du palais, plusieurs petits temples délicieusement sculptés dans le style jaïn. Il y en a un où on offre encore tous les jours à la déesse Kali le sacrifice d'une chèvre pour remplacer les anciens sacrifi­ces humains. Kali est la cruelle épouse de Siva. Elle est nue et son culte est souvent obscène. 168

C'est le P. Hippolythe des Capucins de Paris qui est à Jaipur. Sa mis­sion dépend de la préfecture de Rajpoutana, dont le centre est à Ajmar. - Le P. Hippolythe avait un petit séminaire, mais le délégué apostolique a jugé que c'était trop. Il reste une école de catéchistes fort intéressante. Ce sont des enfants du pays, plusieurs sont orphelins de la famine. Plusieurs appartiennent aux tribus des Bills et des Mehrs, demi-sauvages qui commencent à se laisser entamer.

Le soir, ils viennent chez le père et, accroupis sur le plancher, ils jouent aux petits jeux fort tranquillement.

La mission a aussi des Soeurs franciscaines d'Angers qui font la clas­se aux filles. 169

Le Rajpoutana a sa poste intérieure, différente de la poste anglaise. J'allai avec le P. Hippolythe au Ministère des Postes pour avoir des tim­bres: une simple chambre et des meubles fort élémentaires. Les employés, deux ou trois seulement, flattés de notre visite, nous reçu­rent courtoisement, et nous vendirent des timbres en nous prêtant leurs cachet pour les oblitérer. C'est pour les collections des neveux et des amis.

6 février. - Ajmer est une enclave anglaise au milieu du Rajpoutana. La ville a 75.000 âmes. Elle est entourée de murailles crénelées. Il y a là une mosquée ancienne qui est un lieu de pèlerinage depuis le roi Altamoh ou Kutab-le-saint vers l'an 1200. On l'appelle 170 la mosquée des deux jours et demi, parce qu'elle aurait été bâtie en ce cour espace de temps par un prodige céleste. Mais elle n'est qu'un ancien temple jaïn adapté au culte musulman, et il a peut-être suffi de deux jours pour en ôter les statues du culte jaïn et en gratter les reliefs. A demi ruinée, cette mosquée rappelle celle des Kutab près de Delhi.

Le charme d'Ajmer, c'est son lac sacré Ana Sanger, autour duquel de délicieux pavillons de marbre ont été élevés par le Shah Jehan. Près du lac, sur la hauteur, une élégante résidence moderne pour le gouver­neur anglais.

Ajmer, comme Jaipur, a son collège élevé par lord Mayo 171 pour les jeunes princes et seigneurs de la région.

Le Rajpoutana est devenu une préfecture apostolique. Le Préfet réside à Ajmer. C'est le P. Fortuné21) que j'ai connu au Congrès de Reims. Il était alors secrétaire du P. Provincial d'Amiens. La Préfecture n'a encore que 3.200 catholiques, sur 8 millions d'habitants. Il y a un million de musulmans et 1/2 million d'animistes ou jaïnistes.

Jaipur dépend de la préfecture d'Ajmer. Le P. Fortuné est content des premiers essais d'apostolat chez les Bills. C'est une race sauvage qui vit dans les montagnes, mais ils sont accessibles à la prédication chrétienne.

Les Capucins ont 10 maisons et 35 religieux dans la préfecture. 172 La mission a 8 orphelinats avec 360 enfants. Les Soeurs francis­caines d'Angers ont 3 maisons et 43 religieuses.

Nous partons de là pour Abou Road, ce sera le diocèse de Bombay.

Abou Road est une petite ville menue, sans intérêt. On s'y arrête pour aller visiter les fameux temples de Dilwara sur le Mont Abou. C'est le P. Georges, jésuite allemand, qui nous reçoit à Abou Road. Il nous intéresse par ses récits. Les peuples de l'Inde, nous dit-il, sont très attachés à leurs religions respectives. Ils vont jusqu'au fanatisme et à la superstition. Les musulmans sont farouches pour leurs observan­ces. Ils vont trop loin, mais à l'inverse combien 173 de chrétiens restent en arrière de leurs devoirs. Un maçon musulman tomba d'un échafaudage. Il eut la mâchoire cassé. Il eût fallu lui laver de suite la bouche pour le panser, il s'y refusa parce que c'était le ramadan ou carême des musulmans, et il ne voulait pas s'exposer à avaler de l'eau… Les hindous sont fiers de leurs ascètes qui ont une vie très mor­tifiée.

Nous avions de belles chrétientés sur la côte de Malabar. Il y a enco­re là trois évêques indigènes. Mais nous y avons perdu deux millions de catholiques par suite de la question des rites, de la suppression des jésuites et de la révolution française. 174

Grande excursion. Le Mont Abou a cinq mille pieds22). On y va en voiture, en changeant souvent de chevaux, et il faut faire à pieds les deux derniers milles.

Il y a là-haut une bourgade agréable, séjour d'été, rivale des villes d'été de l'Himalaya: un lac délicieux, Gem Lake, lac de la perle, entouré de villas; la résidence du gouverneur, un sanatorium, des hospices, des écoles et collèges.

Mais le charme de Mont Abou, ce sont les deux beaux temples de Dilwara, temples des 12e et 13e siècles, dans un nid de collines, au milieu d'un fourré de manguiers.

Le premier de ces temples est 175 sans rival pour la délicatesse des sculptures et la finesse des détails. C'est un style chargé d'orne­ments comme notre gothique fleuri.

Le second est plus simple, c'est un des meilleurs modèles de style jaïn. Le sanctuaire ou écrin est au centre d'un grand cloître. Il con­tient une idole, celle de Parsvanatha, assise avec les jambes croisées; il est surmonté d'une pyramide très ouvragée. Autour du cloître, cin­quante-cinq cellules qui ne sont pas comme chez les bouddhistes ou comme chez nos Chartreux des résidences de moines, mais de petits

sanctuaires où est reproduite la figure de Parsvanatha. Les linteaux et les montants des portes ont des sculptures qui représentent la légende du dieu. 176

Le 8. - Grande ville fort intéressante. Nous logeons à la gare où il y a une sorte d'hôtel, et le chef, par égard pour notre caractère de mis­sionnaire, ne nous fait rien payer.

C'est le P. Einsiedler, un jésuite bavarois, austère et zélé, qui nous fait visiter la ville. Il a une école de cent élèves, tenue par les Soeurs de la Croix. Nous causons avec lui des religions de l'Inde. La légende de Krishna a des rapports avec l'Evangile, mais ces traits ont été ajoutés à leurs livres sacrés après le retour des Huns qui ramenaient avec eux des esclaves chrétiennes au 5e siècle de notre ère. - Les jaïns n'ont pas d'idole ordinairement, ils honorent leurs trois fondateurs. - Les Parsis 177 les plus éclairés disent que le feu est le symbole de la divinité. Les hindous réformés se disent aussi monothéistes. -J'ai entendu le bon Père discuter avec des musulmans. Il les trouble en leur disant que Mahomet a reconnu dans le Coran que le Christ est plus grand que lui.

Les hindous honorent les vaches, mais les musulmans les mangent, de là une grande antipathie entre eux. Lors de la grande famine, les musulmans, sans respect pour le caractère sacré des vaches, les ache­taient une roupie et les mangeaient, et ils revendaient encore la peau cinq roupies.

Les musulmans ne respectent les paons, les singes. Il y a tant de paons gracieux dans les 178 campagnes et dans la ville! Toute la ville aime les pigeons. Il y en a des milliers et des milliers. Dans les grandes rues on a élevé des colombiers en forme de kiosques élégants et fine­ment sculptés. Les maisons ont aussi d'élégants balcons sculptés.

Rencontré un cortège de fiançailles. C'est un enfant de 6 ou 7 ans qui est conduit à sa fiancée. Il est à cheval avec une escorte d'une tren­taine d'enfants tous montés sur des chevaux caparaçonnés, et gracieu­sement vêtus. Une musique accompagne le cortège. Elle nous donne un morceau à notre passage.

Les voitures sont traînées par de petits ânes ou de petits boeufs fort agiles. 179

Commençons la visite par la Jama-mosquée ou mosquée principale, construite par le sultan Ahmad en 1424, c'est une des plus belles de l'Inde. Un grand cloître; sur le côté, les trois arcades de la mosquée avec le mihrab et la chaîne arabe. Sur un autre côté du cloître un pavillon à cinq coupoles avec 260 colonnes. C'était le lieu de prières des princes. - A l'est de la mosquée, la tombe d'Ahmad Shah, son fonda­teur, et les tombes des princesses de la famille. Une des princesses a voulu avoir près de sa tombe celles de son chat, de son singe et de sa perruche…

La mosquée de Rami Sepree ou de la reine Sepree, mère d'Ahmad, est la plus riche 180 et la plus belle. Elle date de 1514 et elle est ornée des plus fines sculptures.

La mosquée de Sidi-Said, d'une grande richesse de détails. La fines­se des sculptures est la spécialité d'Ahmedabad. Les fleurs et les plan­tes surtout y sont délicatement dessinées. - Le portique des trois por­tes au centre de la ville. De vrais rideaux de pierre à ses trois grandes baies.

Promenade en voiture. Le Père a un bon petit cheval blanc qui nous mène par la porte de Delhi jusqu'au pont du chemin de fer. Mosquées et mausolées sur le chemin. La mosquée neuve de Hathi­-Singh a une grande richesse. Elle est un pur style jaïn, toute en marbre blanc avec cinquante-trois dômes. Elle date de 1848. 181 De l'autre côté de la ville, le Kantaya ou lac du peuple, parc et promenade, avec des centaines de singes qui viennent manger dans la main le grain qu'on leur donne…

Nous rencontrons encore là M. et Mme Osgood que nous avons souvent revus depuis San Francisco. Madame voudrait passer par Rome, elle a des attirances vers le catholicisme, mais son frère est très anti-papiste.

Le 9. - Nous voici à Bombay, la seconde ville de l'empire indien. Nous logeons à l'archevêché, chez Mgr Jürgens23). Les jésuites ont un grand collège et plusieurs paroisses. Ils sont 50, avec 18 prêtres indigè­nes. Le diocèse a 17.000 catholiques sur 12 millions d'habitants. 182 Il y a aussi une paroisse portugaise.

Bombay est grande ville. C'est Cosmopolis. C'est la rencontre de l'Asie et de l'Europe. Aucune ville n'a une si étrange variété de races, de costumes, de langues, de religions.

L'île de Bombay se resserre à l'ouest en une langue de terre très mince. Le long de la plage, trois ou quatre kilomètres de route droite bordée de vastes monuments gothiques ou vénitiens qui séparent de la

ville des pelouses et des jardins. Là se promènent dans leurs voitures les riches Hindous, corpulents, les Parsis vêtus à l'européenne mais coiffés d'une mitre en carton étoilée, les officiers anglais en costume rouge… Les dames parsis se prélassent dans leurs calèches, drapées dans leurs étoffes voyantes. 183

Dans les larges rues de la ville, curieux mélange de vie anglaise et de vie hindoue. De grandes bâtisses sont couvertes d'annonces comme celles-ci: Theistic Bombay association -Hindu cricket club - Persee criket association…

Victoria station, la grande gare, à la prétention de rappeler le Westminster parlement de Londres.

Les jésuites ont un grand collège, une université où toutes les nations se coudoient. Je voyais jouer ensemble au foot-ball des hin­dous, des musulmans, des parsis, des anglais, tout ce monde se com­prend… en anglais.

La ville indigène est un fouillis de rues étroites et tortueuses sous 184 une voûte de palmes. Il y a là des sanctuaires hindous avec des statues grotesques. J'y rencontrai un groupe de Shadous, moines ou ascètes: quelques-uns ont l'air sérieux, mais beaucoup sont de bons vivants qui aiment mieux les exercices étranges de leur culte que le tra­vail des mains.

Une curiosité de Bombay, c'est l'hôpital des animaux. On porte là­bas les bêtes perdues. J'y rencontrai une bonne Anglaise toute éplorée qui venait voir si elle n'y retrouverait pas le caniche qu'elle avait eu le malheur de perdre.

Promenade à Malabar Hill au bout de l'île qui porte Bombay. C'est là qu'est le cimetière parsi. Dans un beau site, au milieu 185 d'arbres centenaires, les tours du silence reçoivent les cadavres des morts. Il y a l'étage des hommes, celui des femmes, et celui des enfants. A peine le corps est-il poussé dans la tour que des centaines d'oiseaux de proie, des vautours noirs et antipathiques, s'y précipitent. En un quart d'heu­re, ils ont nettoyé les ossements, qui tombent ensuite dans le charnier. Ce site ravissant de Malabar est gâté par ce spectacle funèbre.

Promenade en mer à l'île d'Eléphants. En se retournant, vue super­be sur la ville, sur le port et ses nombreux bâtiments.

Les grottes d'Eléphants comptent parmi les beaux temples souter­rains de l'Inde. 186 Ces grottes sont taillées en forme de temples, avec des colonnes et piliers du 9e siècle, qui rappellent l'Egypte et l'Assyrie. On y honore Siva et le Lingam. Une statue à trois têtes repré­sente la Trimurti: Brahma, Siva et Vichnou. - Siva est androgyne. - Un autre groupe représente le mariage de Siva et Parvati. Toutes les vieil­les légendes de l'hindouisme sont là représentées…

Le 11, départ sur le Delta, bateau de la Compagnie péninsulaire. Il y en a pour neuf jours2524). Je me recueille et j'écris des notes de retraite que j'ai transcrites sur un autre cahier25).

187 Table des matières

L'Inde anglaise Allahabad 106
Le fort 107
Tuticorin 1Le Magh Méla 109
Maduré 4L'exposition 110
Les moeurs 10La mission 113
La mission 13Luknow 114
Trichinopoly 15La Mutinery 117
La mission 16Cawnpore 119
Sriringam 18Agra 121
Tanjore 20Le fort 124
Pondichéry 23Le Taj 130
La mission 28La ville 136
L'envers des Colonies 31Sikandra 138
Madras 34La mission 141
La mission 38Delhi 144
San Thomé 39Le fort 145
Puri 42La ville 148
Buvanaswara 46Tombeau d'Humayum 150
Calcutta 49Le Kutab Minar 152
La ville anglaise 53Jaipur 153
La ville hindoue 54La ville 156
Le musée 56Les palais 159
La mission 58Musée et collège 161
La vallée du Gange 60Amber 165
Kurséong 64La mission 168
L'Himalaya 66Ajmer 169
Darjeeling 71La mission 171
Bénarès 77Abou Road 172
Le Gange 80Mont Abou 174
La superstition hindoue 83Ahmédabad 176
La ville 93Moeurs 177
Mentalité hindoue 97Temples et tombeaux 179
La mission 103Bombay 181
Sarnath 104Eléphants 185

1)
Valmiki: sage de l’Inde antique, retenu comme étant l’auteur du Ramayana et du Yogavashistha, deux poèmes très renommés en langue sanscrite. Il aurait vécu vers le Ve siècle av. J.-C.; mais de son existence on ne connaît que des traits tout à fait légen­daires. Il aurait été d’abord un brigand; mais ayant écouté un sage, il suivit scrupuleu­sement et pour de longues années les conseils qu’il en avait reçus; et, une fois entré dans les voies de la sagesse, il put ensuite créer des œuvres fondamentales de la pen­sée hindoue.
2)
Barthe (Jean-Marie), jésuite, évêque de Trichinopoly, anciennement Maduré. Né à Lésignan, dioc. de Tarbes, en 1849, sacré évêque en 1890, il succéda à Mgr Canos (cf. Annuaire P.C. 1911, p. 286).
3)
Franciscaines Missionnaires de Marie. Congrégation fondée par Hélène de Chappotin de Neuville (Marie de la Passion). Chappotin de Neuville (Hélène de), en religion Mère Marie de la Passion, fondatrice des Franciscaines missionnaires de Marie. Née à Nantes le 21 mai 1839, elle entra chez les Clarisses de sa ville natale en 1860, mais ne put y rester à cause de sa mauvaise santé. En 1864, elle se fit admettre chez les Soeurs de Marie Réparatrice et fit son novi­ciat à Toulouse. Dès 1865, elle fut envoyée à la mission du Maduré dans l’Inde. Elle en fut la provinciale en 1868, fit des fondations, mais rencontra des difficultés et revint en France en 1876. Avec quelques religieuses qui l’avaient suivie, elle fonda, en 1877, l’institut des Missionnaires de Marie, qui eut son centre à St-Brieuc et dont elle fut la supérieure générale. En 1878, quelques Soeurs partirent pour l’Inde, où une maison fut établie à Coïmbatour. En 1882, Mère Marie de la Passion ouvrit un établissement à Rome et obtint que son institut fût affilié à l’ordre franciscain. Après une crise intérieu­re, qui la priva pendant quelques mois, en 1883-1884, de sa charge de supérieure géné­rale, elle multiplia les fondations: en France, à Tunis, à Ceylan, en Chine; la première maison américaine fut établie à Québec en 1892. Les constitutions de la Société furent approuvées définitivement par le St-Siège en 1896. Par la suite, de nouvelles résidences furent créées au Congo et au Mozambique en 1896-1898. L’Institut se chargea aussi de léproseries en Birmanie en 1898, à Madagascar en 1900. Mère Marie de la Passion, tout en dirigeant cette remarquable expansion, fut pour ses religieuses une maîtresse de vie et de spiritualité missionnaires. Elle mourut à San Remo le 15 nov. 1904; sa congréga­tion comptait alors 8 provinces, une centaine de maisons et environ 3 000 religieuses. En 1900 elles sont arrivées aussi dans notre mission de Stanleyville. En 1902 le P. Dehon écrivait à la Supérieure générale pour la remercier de leur collaboration: «Agréez mes voeux les meilleurs… Que le divin Enfant vous comble de ses grâces… Le bien se fait là bas. Il y a déjà une douzaine de chrétientés. Nos pères n’y meurent plus. Je l’attribue aux soins de vos bonnes soeurs» (A.D., Lettre datée 06.01.02).
4)
Lingam: symbole phallique du dieu indien Siva. Théoriquement en pierre blan­che, il existe dans de nombreuses matières et peut être détruit après la cérémonie d’adoration [pujā]. Le culte du linga, adressé à l’aspect créateur de Siva n’éveille dans la pensée indienne aucune image érotique.
5)
Morel (Elie-Jean-Joseph), né à Bellefontaine dioc. de St-Claude en 1863, entra en 1884 au séminaire des Missions Etrangères de Paris. Envoyé à Tennoor en 1887, vicai­re général de Pondichéry en 1898, il fut sacré évêque de Pondichéry en 1909, succé­dant à Mgr Gandy.
6)
Dupleix (Joseph François). Administrateur colonial français (Landrecies, 1697 – Paris, 1763). Parti au service de la Compagnie des Indes en 1720, il révéla rapidement ses capacités et acquit une fortune importante. Directeur général des comptoirs français en Inde (1742), il reprit la politique qui avait été celle de son prédécesseur Dumas, non plus purement commerciale, mais conquérante et territoriale, basée sur les principautés indigènes et favorisée par l’état de décomposition politique où était l’Inde à cette époque. L’Angleterre ne pouvait que s’opposer à une telle expansion. Dans une première phase, les Français parurent vainqueurs: Madras fut prise aux Anglais, Pondichéry leur résista et le traité d’Aix-la-Chapelle était favorable à la France. Mais le conflit s’éternisa ensuite, malgré la valeur de certains des officiers comme Bussy. Dupleix, qui tenait la moitié du Deccan, mais était à court de ressour­ces, fut rappelé (1754), sa politique désavouée et la guerre de Sept Ans anéantit son œuvre, tandis qu’il se débattait en France avec ses difficultés financières, faute d’avoir été remboursé des sommes qu’il avait lui-même avancées.
7)
Cipaye ou Cipaié (pers. sipâtri; soldat): nom donné aux soldats indiens engagés au service des Français, des Portugais, des Anglais, aux XVIIIe et XIXe s.
8)
Pondichéry: un prêtre catholique de Pondichéry le 13 mars 1912 écrit au P. Dehon: «Pauvre missionnaire des Indes, je viens vous tendre la main… Depuis quel­ques années, je possède dans mon district un dispensaire dirigé par les Soeurs de St Joseph de Cluny… Je vous serais bien reconnaissant, si vous pouviez m’aider… Vous rappelez-vous le jeune missionnaire qui, à votre passage à Pondichéry, vous tint compa­gnie une journée et à qui vous laissâtes votre carte. En ce moment de détresse, cette carte m’est tombée sous la main; «providentiel», me suis-je dit, et sans tarder j’ai mis la plume à la main» (signé: J. Dequidh, catholic priest, Arni, India).
9)
Meuleman (Bric,), jésuite né à Gand en 1862, sacré évêque de Calcutta en 1902, succéda à Mgr Goethals (cf. Annuaire P.C. 1911, p. 188).
10)
Chevrillon (André-Louis). Il es né le 3 mai 1864, à Ruelle (Charente). Fervent disciple d’Hippolyte Taine – dont il était le neveu – il entreprit de bonne heure d’importantes études sur l’évolution des idées et des moeurs en Angleterre à la fin du XIXe s. Se consacrant entièrement à la carrière littéraire, il garda de son illustre parent, comme le rappelle Emile Henriot, «la méthode, les dons d’analyse et de synthèse, la critique, l’esprit de conclusion et le refus de toute concession, fondé sur le respect de la pensée». En ses nombreux voyages, André Chevrillon trouva une autre source d’inspiration. Après l’Inde qui lui valut son premier ouvrage, Dans l’Inde (1891), il visita les Etats-­Unis en 1891 et en 1893, alla deux fois en Syrie, à quelques années d’intervalle, d’abord par la route du sud (Egypte et Palestine), puis par la route du nord (Grèce et Asie Mineure), retourna en Inde, parcourut le Maroc à plusieurs reprises et, observa­teur précis, réunit ses souvenirs en des œuvres d’une grande sensibilité et d’un style impeccable, dont certaines connurent souvent des rééditions: Terres mortes, 1897; Sanctuaires et paysages d Asie, 1905; Crépuscule d Islam, 1906; Marrakech dans les palmes, 1913; Visions du Maroc, 1933, etc. Il mourut à Paris le 10 juill. 1957, à l’âge de quatre­vingt-treize ans.
11)
Besant (Annie), belle-soeur du romancier W. Besant et présidente de la Société théosophique (Londres 1847 – Adyar/Madras 1933). Attachée à la libre pensée, elle fonda aux Indes le Hindu Central College de Bénarès et l’Indian Home Rule League. Elle voyageait souvent avec son protégé indien J. Krishnamurti, présenté comme un nouveau messie.
12)
Mégasthènes, historien et géographe grec (IIIe siècle av. J.-C.). Entre 302 et 297 il fut chargé de plusieurs missions auprès du roi indien Sandracottos. Il relata ses observations sur les Indes dans ses Indica, où Strabon et Diodore ont puisé largement. Grâce à lui, on possède des informations importantes sur les peuples de l’Inde sous les Maurias.
13)
Gramigna (Pietro Francesco), capucin, né à Castel Bolognese (dioc. Imola) en 1843, missionnaire dans l’Inde depuis 1875. D’abord vicaire général, et ensuite évêque du dioc. Allahabad, succédant à Mgr Sinibaldi (cf. Annuaire P.C., 1911, p. 170).
14)
Firdousi (Firdusi), poète épique persan (près de Tus/Khurasan vers 930 – id. 1020). Ayant eu connaissance d’un recueil de traditions relatives à l’ancien Iran, il entreprit la composition d’une immense épopée, dans un poème d’environ 60.000 distiques (le «Livre des rois»), qu’il termina à l’âge d’environ quatre-vingts ans.
15)
Lawrence (John Loir Mair) 1er baron, gouverneur général de l’Inde (1811-1879). Son administration, inspirée par le souci de protéger les masses paysannes, réussit si brillamment que, lors de la révolte des cipayes (1857), il put lever une armée indigène qui, après un long siège, reprit Delhi. Nommé vice-roi des Indes (1864-1869), il obtint plein succès par sa sollicitude et sa prudence.
16)
Marochetti (Carlo). Sculpteur français d’origine italienne (Turin 1805 – Londres 1867), il est l’auteur de la statue équestre d’Emmanuel Philibert à Turin (1833) et de Ste Madeleine en extase, groupe pour l’église de la Madeleine à Paris. Après 1848 il se retira en Angleterre, où il réalisa plusieurs pièces.
17)
Nana-Sahib, mais son vrai nom est Dandhu Panth, prince indien (1825-1862). Il prit le commandement d’une troupe de cipayes lors de l’insurrection de 1857 et s’empara de Kânpur (Cawnpore). Il se signala par la cruauté de sa répression contre les Européens. Il fut obligé de se réfugier au Népal en 1859.
18)
Akbar (Jalâl ud-Dîn Muhammad Akbar). Empereur moghol des Indes (Umarkot 1542 – Agra 1605), successeur de son père, conquit le Gujarât (1573) et le Bengale (1576), fit de nombreuses réformes administratives et créa une ville nouvelle à Fatehpur-Sikri, non loin d’Agra. Il inaugura en Inde l’art de la miniature, protégea les lettrés (en particulier son historiographe Abû-1 Fazl) et fonda une nouvelle religion (Dîn-i Ilâhî) syncrétisant l’islâm, le christianisme et les doctrines hindoues. Son fils Salîm se révolta en 1601, fit assassiner Abû-1 Fazl (1603) et, à la mort d’Akbar, lui succéda sous le nom de Jâhangir.
19)
Shah-Jehan [Châh Jahàn], fils aîné de Jahàngir, souverain moghol des Indes (1592-1666). Il fit crever les yeux à son frère cadet et assassina les prétendants au trône; après quoi, il fut proclamé roi à Agra, où il resta jusqu’à sa mort. C’est lui qui fit construire le Tâdj Mahall d’Agra, chef-d’œuvre de l’art indo-persan.
20)
Gentili (Carlo Giuseppe), capucin, né à Bertinoro en 1840, sacré évêque en 1897 et l’année suivante promu au siège d’Allahabad, succédant à Mgr Van den Bosch démissionnaire (cf. Annuaire P.C. 1911, p. 166).
21)
Père Fortuné. Fortunat de Tours, né en 1871, parti pour les missions aux Indes en juillet 1897, nommé préfet apostolique en 1903 (cf. Annuaire P.C. 1911, p. 366).
22)
Le mont Abou: en langue indienne, cette montagne est appelée Guru Sikkar et elle est haute de 1722 m.
23)
Juergens (ou Jürgens, Hermann), né à Münster en 1847, ordonné prêtre en Angleterre, en 1886 il est professeur à l’Université de Bombay, vicaire général en 1905, évêque en 1907, succédant à Mgr Noti démissionnaire (cf. Annuaire P.C., p. 183).
24)
En réalité, il y a six journées de mer. Probablement, le P. Dehon pensait-il à Port-Saïd où il arriva le 20 février: cela fait neuf journées en tout.
25)
C’est un cahier identique à ceux que le P. Dehon utilisa pour son journal. Son titre est le suivant: Retraite sur mer, de Bombay à Marseille, février 1911 (cf. AD B5/6a N’ 29.01). Il compte 113 p. Un petit agenda pour l’année 1910 est joint au Cahier, inti­tulé Ma Retraite sur mer, 1911 (AD B6,b, N’ 29.01) où le P. Dehon prend des notes qu’il reprend plus tard dans le Cahier. Dans l’agenda, on trouve des précisions de lieu que l’on ne retrouve pas dans le cahier mais qui peuvent aider à mieux comprendre les méditations, par exemple, I. Un Dieu suprême. Entre Ceylan et le Golf Persique; II. Entre l’Asie et l’Afrique: Le péché et la déchéance; 111. Toute la terre: Châtiments du péché en ce monde, IV. Scènes asiatiques: La mort; V. Le jugement, croyance générale. Témoignages asiatiques, VI. Mer Rouge: La vocation, les dons de Dieu; VII. Presqu’île du Sinaï: Infidélité; VIII. Palestine: La Rédemption; IX. L’Egypte, le désert, la Palestine: L’enfance du Sauveur, X. Judée et Galilée: Vie publique du Sauveur, XI. Gethsémani, le Calvaire: La Passion; XII. Le S. Sépulcre, Emmaüs, le Mt des Oliviers: Vie nouvelle, Eucharistie, vie du S.-Esprit en nous. Il y a 25 méditations dans le Cahier, dont 17 sont sur la vie de Jésus. L’agenda contient également des résumés et des examens de conscience.
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