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41e CAHIER

1917

1 C'est le 41e cahier et sans doute le dernier! Je suis si âgé et fati­gué par diverses infirmités…

Où j'en suis. - Ces trois années passées dans une sorte de réclusion m'ont permis de lire beaucoup de vies de saints et de livres ascétiques et de mettre de l'ordre à bien des affaires et à ma vie intérieure.

Nos œuvres de St-Quentin et de Fayet sont en ruines, flat! Dieu nous reprend ce qu'il nous avait donné, qu'il soit toujours béni! Il nous rendra bien des maisons, s'il le veut. - Il éprouve notre patrie, j'ai la confiance que c'est pour la purifier et la relever.

Pour ma vie intérieure, je ne désire pas les grâces extraordinaires. J'aspire à un accroissement quotidien de la grâce substantielle par la prière, par le devoir, par l'Eucharistie, 2 par la pratique des vertus.

Bien des fois chaque jour je m'adresse à mon ange gardien. Avec lui je salue la Ste Trinité vivant en moi et Jésus au tabernacle, puis je le délègue vers Marie au ciel. Avec elle et nos anges et saints protecteurs, il offre à la Ste Trinité le beau sacrifice du Cœur de Jésus pour la louange de Dieu et pour toutes les intentions pour lesquelles je dois prier.

Quand j'ai le temps, comme à l'oraison et à l'adoration, j'énumère les saints qui me sont les plus chers: autour de Jésus enfant, Marie et Joseph, les Bergers et les Mages, Anne et Joachim, Zacharie, Elisabeth et Jean-Baptiste; auprès de Jésus enseignant, ses disciples et ses apôtres, surtout Jean, Pierre, André, Jacques.

J'aime à citer quelques beaux martyrs: Etienne, Ignace, Laurent, Sébastien, Denis, Quentin, puis l'ensemble des docteurs et des ponti­fes; 3 quelques confesseurs: Benoît, Bernard, François, Dominique, Ignace, Néri; des vierges préférées: Agnès, Cécile, Jeanne d'Arc, Thérèse; les saints et saintes du S.-Cœur: Gertrude, Mechtilde, Mar­guerite Marie, Claude de la Colombière; quelques beaux saints de France; puis ceux de nos congrégations, mes amis et parents qui sont au ciel… C'est une messe spirituelle avec un beau Communicantes.

Je prie mon bon ange d'offrir, avec Marie et tous mes saints, le Cœur de Jésus à la Sainte Trinité en sacrifice d'holocauste, d'amour, de réparation et de prière.

Pour l'holocauste, j'offre les abaissements de Jésus, son anéantisse­ment dans l'incarnation, les humiliations de toute sa vie.

Pour le sacrifice d'amour et de reconnaissance, tous ses actes d'a­mour affectif et effectif, tous les jours de sa vie.

Pour la réparation, l'humilité de son enfance, 4 la pauvreté et l'obéissance de sa vie cachée, les souffrances de sa passion.

Pour la prière, les supplications de toute sa vie mortelle et de sa vie eucharistique.

Je prie avec Jésus pour la gloire de Dieu et le règne du S.-Cœur; pour l'Eglise, son chef, ses ministres, pour les âmes consacrées, pour les missions, pour le retour des nations hérétiques et schismatiques à la foi; pour la France, fille aînée de l'Eglise, pour qu'elle revienne à sa mission et rentre en paix avec l'Eglise, pour les nations chrétiennes; pour notre chère congrégation et celles des Soeurs qui nous sont unies…; pour mes parents et amis, vivants, mourants ou morts; pour ma pauvre âme, pour mes grands besoins spirituels et temporels; pour mon avancement dans l'union à N.-S….

Je lis la vie de Mme de Gerlache, une sainte religieuse de la Providence et du S.-Cœur à Charleville (1771-1861). 5 C'est elle qui a formé ma mère. Elle était supérieure du pensionnat de Charleville, où ma mère et mes tantes ont fait leur éducation. C'était une maîtresse femme et une sainte. Elle a eu une grande influence sur toute une région de la France et de la Belgique par l'éducation des jeunes filles. Ma mère la vénérait et continuait à lui écrire après son mariage. Je dois à cette sainte religieuse ce que j'ai reçu de bon de ma mère.

Mme de Gerlache ne fut pas seulement une grande éducatrice, elle fut une pieuse victime du Sacré-Cœur.

Je l'invoque comme une ancêtre spirituelle. Je me recommande à sa protection pour la fin de ma vie.

J'ai relu toute la vie du général de Sonis par Mgr Baunard. De pareils livres sont un régal et un aliment 6 spirituel. Qu'y a-t-il de plus beau que l'honneur, la fidélité, l'héroïsme chrétien? Sonis est le frère et l'émule de Bayard, de St Louis, de Jeanne d'Arc! Nul n'a senti et déploré plus que lui les misères, les défauts et les crimes de la France. Il était tenté de se décourager pour son relèvement. Mais des héros et des victimes comme Sonis, Marceau, Courbet, Gèrguel des Touches… contribuent à former les dix justes qui sauveront Sodome.

Chaque jour Sonis s'offrait comme victime et rédempteur au S.­Cœur de Jésus, selon sa belle prière: «O Jésus! que votre main est bon­ne, même au plus fort de l'épreuve! Que je sois crucifié, mais crucifié par vous!».

Toujours fidèle à son roi et à ses principes politiques, il dit cepen­dant en 1885: «Il n'y a plus en France à faire de politique depuis que notre roi nous a été enlevé par un secret 7 dessein de Dieu. Il n'y a plus que la question catholique, et le Pape a montré le chemin. Il n'y a plus qu'à le suivre». Je n'ai jamais pensé autrement. Comme lui j'ai aimé et visité le Comte de Chambord, le représentant du droit tradi­tionnel, et j'estime avec St Thomas que le meilleur régime est la monarchie, tempérée d'aristocratie et de démocratie. Mais après de longues années d'un gouvernement de fait, j'estime que les catholiques doivent s'abstenir d'intrigues politiques et vivre sur le terrain constitu­tionnel en se tenant inébranlables pour la question catholique.

Pour l'Algérie, Sonis a reconnu que la France faisait fausse route en ne favorisant pas les missions. «Je crains bien, disait-il, que le bras de Dieu ne s'appesantisse sur ce pauvre peuple français, qui n'était pas venu sur cette terre des Cyprien et des Augustin 8 sans un secret des­sein de la divine miséricorde, et qui, hélas! a complètement failli à sa mission…».

Je rencontre plusieurs fois dans cette vie le nom de M. de la Tour du Pin, compagnon d'armes de Sonis, dont il partageait toutes les con­victions. Je suis fier de l'amitié de ce second Sonis.

Sonis était tout au S.-Cœur. Cette dévotion était sa vie. Que n'est-il plus là aujourd'hui! Comme l'amiral Gicquel des Touches et quelques­-uns de ses amis, il tenait en réserve le drapeau du S.-Cœur pour être déployé au premier coup de fusil contre les ennemis de la France. N'allons-nous pas voir surgir quelques hommes de cette trempe?

Personne n'a aimé la France plus que Sonis. Il la voulait glorieuse et chrétienne. Il pleurait sur ses prévarications. Il était parfois tenté de désespérer de son salut. Cependant l'espérance prenait le dessus, 9 il pensait qu'elle se relèverait après un dur châtiment: «Dieu nous tend les bras, disait-il, nous pouvons nous sauver. Il y a beaucoup de bien dans ce 19e siècle, que l'on décrie si fort. Marie nous protège encore; il semble qu'elle ne veut pas abdiquer son titre de souveraine de la France».

Les œuvres qui se multipliaient, comme celle des petites Soeurs de l'Assomption et tant d'autres, lui rendaient l'espérance: après avoir cité avec admiration diverses œuvres, il disait: «Voilà quelques-unes des raisons qui me feraient espérer la résurrection de la France».

C'était par un redoublement de dévotion au Sacré-Cœur du «Christ qui aime les Francs», qu'il se disposait , dès son séjour en Algérie, à s'immoler quand l'heure serait venue pour cette chère patrie. Son sacrifice de Patay compte puissamment 10 dans les desseins de la Providence.

Il disait en 1870: «Lorsque Dieu se mêle de donner des leçons, il les donne en maître». Il dirait la même chose aujourd'hui.

Disons avec lui: « Qu'il est triste de voir l'Allemagne peuplée par nos prisonniers français! Quels désastres! Que de douleurs! Que Dieu daigne en tirer sa gloire: que sa miséricorde désarme sa justice et qu'il ait pitié de nous! Prions, aimons, souffrons, chers amis. Abandonnons­-nous sans mesure à Jésus, à son amour: il sait tout faire tourner au bien de ses élus».

Il écrivait en 71: «Après les douleurs du moment, des jours meil­leurs se lèveront peut-être pour notre bien-aimée patrie, et Dieu per­mettra sans doute que la France, jadis la grande nation, reprenne sa place en Europe. Tant de sang versé, tant de défaites et d'humiliations peuvent-ils rester inutiles et ne 11 pas aider à notre régénération?».

Dans un autre cahier1) je résume d'autres lectures sur: «Un groupe mystique allemand au 14e siècle»; - «La théologie des Plantes, par Chaudé»; - «Le Plan divin dans l'univers, par Schouppe»; - «L'union de l'âme avec Dieu, d'après Ruusbrock».

Les journaux allemands nous parlent chaque jour de la ruine de St­Quentin. Les bombes y pleuvent comme la grêle. Beaucoup de mai­sons sont détruites. Des photographies nous viennent, qui montrent des quartiers où il n'y a plus qu'un amas de ruines. On n'y reconnaît plus ni rues ni maisons.

Nos chères œuvres du S.-Cœur et de St Jean sont sans doute ruinées, comme la maison de Fayet, et voici qu'en Belgique même on exige la déclaration de nos propriétés françaises, avec des menaces de perquisition et de séquestre. C'est la ruine partout. Il ne me 12 reste qu'à dire comme job: «Dieu peut me reprendre ce qu'il m'avait donné, que sa sainte volonté soit faite! ».

Il semble que des œuvres qui m'ont coûté quarante ans de travail à St-Quentin vont être anéanties. Fiat! Dieu est le Maître et le sacrifice est bon…

Mois semblable aux précédents. Les hommes se ruent les uns sur les autres. Le St Père fait des propositions de paix qui ne seront pas écoutées.

Je parviens à rentrer un peu en relations avec tout mon monde. C'est partout l'expiation, mais nous ne sommes pas assez fervents.

Je continue mes lectures pieuses: Le saint Evangile par Weber, Le sacrifice par Buathier, etc. Je trouve citée dans Weber, p. 93, une note de Bossuet sur la vie du Verbe en nous. Bossuet est toujours lumineux et profond. Voici cette note: «Dès le sein de sa mère, 13 Jean-Baptiste savait que le Messie était venu. Il ne quitta point son désert pour l'aller contempler. Pousser la retraite jusqu'à se priver de la vue et de la con­versation de Jésus-Christ, c'est la plus admirable de toutes les abstinen­ces du Précurseur. Mais il savait que le Verbe opère invisiblement, et de loin comme de près. Et il l'adorait en silence, il l'écoutait en dedans, et il s'enrichissait de sa plénitude, avant d'apprendre aux hommes à s'en approcher». En quelques mots, Bossuet nous enseigne la pratique de la vie intérieure.

Grande fête, ou Garden party, au château d'Anderghem en faveur des orphelins. Beau parc, propriété superbe avec lac, collines, pont rustique et théâtre en plein air. Nos orphelins de Tervueren2) sont là. Le charme de la fête c'est la présence du cardinal 14 Mercier, que j'é­tais heureux de saluer. On sent qu'il est aimé, il est chaudement acclamé. Le marquis de Villalobar, ministre d'Espagne, lui fait gracieu­sement les honneurs de la fête, qui est très réussie…

Nous faisons notre retraite pour le mieux. Le P. Lentel vient nous prêcher.

1ère inst. Intra totus: se donner tout entier à la retraite et sans retard. Mane solus: y demeurer dans la solitude et le silence. Egredere alius: se convertir…

Deus meus et omnia. Dieu est notre créateur, notre Maître, notre Père. Il faut le servir en tout avec une crainte filiale et ne pas douter de sa miséricorde…

2e inst. Stimulants pour travailler ardemment à notre sanctification. C'est une question de logique puisque nous nous sommes faits reli­gieux pour cela. Question d'amour pour Dieu notre Père. Question de grâce et de salut pour nous.

Moyen pratique: la pensée fréquente 15 de la mort et de l'éternité. St Wolfgang apparut après sa mort à St Henri et il écrivit sur le mur: Post sex. Après six… Henri comprit qu'il fallait se préparer à mourir dans six jours; la mort ne vint pas. Il se prépara pour six semaines, six mois, six ans, et, quand après six ans il fut nommé empereur, il était déjà bien saint. Je voudrais me préparer de semaine en semaine…

3e inst. L'enfer. - Il faut prêcher et méditer ces sujets graves qui ne plaisent pas à la nature. Dans sa récente encyclique sur la Prédication, Benoît XV reproche aux prédicateurs d'omettre ces vérités si impor­tantes… N'oublions pas que par leur baptême tous les fidèles ont une aptitude à croire toutes les vérités de foi… N.-S. parle environ quinze fois dans l'Evangile des châtiments éternels. 16 Il y a le remords, la compagnie des damnés, la privation de Dieu et un feu dont nous ne connaissons pas bien la nature. Chaque âme a un temps déterminé pour faire son salut, Dieu ne peut plus pardonner à qui est sorti de la vie sans se repentir…

4e inst. La tiédeur. - La lettre de l'Apocalypse à l'évêque de Laodicée est ordinairement appliquée à la tiédeur, quoique certains Pères de l'Eglise y voient une accusation de péché mortel, parce que l'évêque de Laodicée est déclaré pauvre, misérable et nu!?

La tiédeur est l'obstacle à la perfection. Dieu ne veut pas d'un tel service. C'est une tache, une souillure de l'âme; c'est une dette à payer en cette vie ou en l'autre.

Les imperfections de fragilité, qui sont à peine volontaires, ont des effets moins désastreux.

Ste Catherine de Gênes vit les âmes 17 du purgatoire semblables à une boule de cristal ternie par la poussière, les rayons du ciel n'y entrent pas. Il en est de même des âmes tièdes.

L'âme comme un vase fermé garde ses liquides chauds si elle est exposée au feu des exercices spirituels. L'eau devient tiède si le vase est découvert par la dissipation ou si l'eau froide s'y mêle par le péché. Moyens contre la tiédeur: l'action incessante, les examens, le com­bat spirituel. Y ajouter l'influence des sacrements et de la grâce divine, que les écoles bénédictine et carme mettent davantage en relief. Rodriguez insiste surtout sur l'action personnelle…

5e inst. Le Règne, ou l'appel de notre Roi Jésus pour aller à sa suite. Cette méditation précède la considération de la vie et des mystères de N.-S. 18

St Ignace se sert d'une parabole appropriée à son esprit et à son temps. Le Roi appelle ses sujets et sa noblesse pour l'accompagner à la croisade.

St Ignace a en vue les âmes qui sont appelées à la vie apostolique. Le Roi veut les gagner à le suivre et à souffrir avec lui pour aller con­quérir des terres barbares et païennes. C'est de l'enthousiasme, du dévouement, du courage qu'il demande… Je veux me renouveler dans ces dispositions.

6e inst. La prière. -Je n'avais pas encore aussi bien compris combien N.-S. priait. Il prie au sein de sa Mère. Il a trente ans de vie retirée et contemplative. Avant sa vie publique il prie 40 jours. Il prie souvent la nuit, surtout avant les grandes circonstances de sa vie: avant le choix des apôtres (Luc 6,12), avant la passion à Gethsémani. Il rappelle à ses apôtres qu'on n'obtient les grâces de choix que par la prière et le jeû­ne. Nous ne prions pas assez et pas assez bien. 19

7e inst. Méditations psychologiques de St Ignace sur les deux éten­dards - les trois classes - les trois degrés d'humilité.

St Ignace veut gagner successivement l'intelligence, la volonté et le cœur. Dans «Les deux étendards» il présente à l'intelligence le plan et la tactique des deux chefs opposés, Jésus et Satan. Ces méditations s'a­dressent aux âmes qui doivent tendre à la perfection. Le plan de Satan est de les attacher aux choses de la terre, à ses biens, à ses jouissances. Une fois attachées à quelque avantage terrestre, ces âmes seront gagnées à l'orgueil et par là à tous les vices…

Les trois classes ont pour but de nous faire mépriser les hésitants et les lâches.

8e inst. Les trois modes ou degrés d'humilité. 1° degré: éviter le péché; 2° degré: s'établir dans l'indifférence pour les emplois, la santé, etc. - 3° degré: préférer ce qui nous rend le plus 20 ressemblants à N.­S. par l'humiliation, la souffrance, la croix. Ce 3° degré est tout basé sur l'amour de N.-S. C'était la disposition de toutes les âmes qui ont demandé à souffrir, c'est l'esprit de victime du S.-Cœur par amour…

9e inst. Souvenir de la passion à la messe de chaque jour. C'est la volonté de N.-S. - Haec quotiescumque feceritis, in mei memoriam facietis. Et St Paul dit: Quotiescumque manducabitis panem Nunc, mortem Domini annuntiabitis (1 Cor. 11,26).

Confiance, courage et persévérance pour l'avenir. N.-S. est toujours encourageant. Il encourage Madeleine et les saintes femmes: Nolite timere (Mt. 28,10). Il encourage St Pierre en lui apparaissant; il encou­rage les disciples d'Emmaüs et St Thomas à qui il montre ses plaies…

10e inst. Sur le règne du S.-Cœur. Ce règne approche, il produira des merveilles de conversions. A Canosa (Italie) en 21 1912, c'était la sécheresse, on pria le S.-Cœur, sa statue s'anima et leva les yeux au ciel. La pluie vint, le peuple vit le prodige, il y eut 6 à 7.000 conver­sions. Le Cœur de Jésus veut régner par son image et par l'Eucharistie. Jésus disait: «J'ai soif d'être honoré et aimé dans le sacre­ment de mon amour».

Le règne du S.-Cœur pourvoira à tout: sauver les pécheurs, sancti­fier les justes, élever les saints à une plus haute sainteté… St Michel et Marie seront les instruments de ce règne. Plusieurs mystiques ont vu cette mission de St Michel, notamment la vén. Philomène de Ste Colombe3). Pour Marie, sa mission pour le règne du S.-Cœur s'est manifestée à Pellevoisin.

J'ai fait moi-même la dernière conférence. J'en ai profité pour rap­peler plusieurs points de nos 22 Règles qui étaient négligés dans la maison. Puissions-nous former désormais, comme le demandent nos Règles communes: «Une communauté fervente et régulière, qui pré­sente un doux spectacle aux yeux de Dieu qu'elle honore, des anges qu'elle réjouit et des hommes qu'elle édifie».

Notre pauvre ville achève de tomber en ruines sous le bombarde­ment et par les incendies que provoquent les Allemands. C'est navrant. Cette belle basilique que j'ai tant aimée, où j'ai passé sept ans de ma vie dans la fraîcheur de mon sacerdoce, où j'ai tant baptisé, prê­ché, confessé, célébré la messe, la voilà presque réduite en ruines. Je pleurerais volontiers comme les juifs pleuraient la ruine de leurs tem­ples. Et ces maisons hospitalières où j'avais des amis? La maison de M. Mathieu, celle de M. Lecot? Elles sont incendiées. Que sont 23 deve­nues les miennes?

Quand les anges qui exécutaient les décrets de la justice divine pas­sèrent en Egypte, ils ménagèrent les maisons des Hébreux, marquées du sang de l'agneau.

Aujourd'hui les anges passent à St-Quentin, que voient-ils? Ils voient toutes les rues marquées de noms infâmes: Renan, Voltaire, Zola, Danton, Babeuf, etc. Pourquoi ménageraient-ils des rues placées sous de tels patronages. Ils voient des chapelles fermées et profanées, celle du lycée, celle de l'hôtel-Dieu, ils laissent agir la justice divine. Mes deux maisons sont marquées du signe du S.-Cœur, j'espère qu'il en restera quelque chose. Le S.-Cœur n'a-t-il pas déjà arrêté miraculeuse­ment l'incendie de St Jean en 1882? 24

Le Pape m'appelle, il faut partir4). J'irai à Rome au milieu du mois. C'est une nouvelle étape dans ma vie qui est bien ballottée. Le voyage sera dur, vu mon état de santé. Fiat! Je vis dans l'abandon à la Providence et je veux me conformer de bon cœur à la volonté divine. J'ai pu travailler un peu pour l'œuvre ici. Deo gratias!

Je laisse des amis, que faire? J'ai fait depuis trois ans le sacrifice de ne pas voir le Pape. N.-S. arrange les choses.

Je ne trouverai plus mon appartement à Rome5), je descendrai au séminaire. Ce sont des années d'expiation.

Je ne puis pas même emporter ce cahier de notes. Je trouverai bien du papier là-bas… 25

J'achève avant de partir deux manuscrits: un Manuel de prières pour nos agrégés6), et une nouvelle édition de notre Directoire7). On fera éditer cela après la guerre, puisse-t-il en résulter quelque bien. J'en ai fait si peu pendant ma vie!

J'ai visité le Nonce, Mgr Locatelli, et son secrétaire Mgr Ogno Serra. Leur situation est bien délicate ici actuellement. Ils sont accrédités auprès du roi, qui n'est pas là. Ils peuvent cependant faire beaucoup de bien par leurs relations avec le clergé et les bonnes familles. Leur tâche est de garder l'affection des Belges au Pape par leur courtoisie, leur bonne grâce et en rectifiant les erreurs que propage la presse asservie et vendue. La diplomatie pontificale a une belle mission. Ses représentants doivent réunir la 26 piété à la connaissance de la politi­que et du monde.

Mgr Locatelli est venu me faire, le neuf, une longue visite. Il a fait du bien à l'Argentine où il a poussé à la fondation de nouveaux évê­chés et d'écoles catholiques.

Il est assez souffrant, cela lui ôte beaucoup de sa liberté d'action auprès du clergé et des notables pour entretenir le dévouement du peuple belge au Saint-Siège. C'est dommage, il y aurait beaucoup à fai­re pour contrebilancer l'action de la presse censurée et maçonnique.

Le 10, je vais à Namur, pour saluer Monseigneur8) avant d'aller à Rome et pour voir nos bonnes Soeurs Victimes. Vrai voyage de guerre: le train bondé, deux heures de retard. Fiat! J'ai vu Mgr, il doit lui-même aller à Rome dans 15 jours, cela me dispense de prendre lon­guement ses commissions. Il parlera au Saint 27 Père de l'état de la Belgique et de la question flamande, qui commence à passionner le clergé…

J'ai vu nos Soeurs Victimes. Elles sont là cinquante-trois, mais com­ment faire des essaims pendant la guerre? Elles sont ferventes, pleines de zèle et toujours enthousiastes pour la canonisation de leur sainte fondatrice.

Les occupants s'apprêtent à prendre chez les particuliers les tapis, les matelas, le linge, les cuivres. Il veulent entrer dans les couvents, Mgr de Namur protestera…

Partout ils détruisent les usines, ils emportent les métiers et les matières premières. Il faudra des années pour relever l'industrie en Belgique et dans le Nord de la France.

Le 11 je suis allé déjeuner avec le cardinal [Mercier] à l'institut St Louis. Il m'a invité à déjeuner pour pouvoir causer une heure avec moi, 28 parce que l'après-midi il a de nombreuses audiences et il ne peut donner que quelques minutes à chaque visiteur. Le cardinal est bien sobre, il ne boit que de l'eau. Nous avons causé de la question fla­mande. Le prétendu conseil national est un bluff. Ils sont sept dont un seul est un peu instruit. Ils n'ont aucun mandat… Une université fla­mande à Gand pourra avoir des effets funestes. Elle sera officielle, donc neutre, sinon pire. La Flandre y perdra sa foi. La liberté scolaire a sauvé la foi en Belgique, elle serait perdue si les Allemands y gar­daient influence. Nous avons causé aussi de la nonciature, du danger de spoliation pour les couvents français…

Le cardinal m'a donné ses commissions pour Rome, pour M. Van den Heuvels etc. etc., les cardinaux Vico et Gasparri, 29 Mgr Zonghi, le recteur du collège belge, etc.

En quittant le cardinal, j'allai voir le P. Thibaut, provincial des jésuites. Lui aussi craint la spoliation des couvents et des églises, des cuivres, des cloches, etc. Le prétendu conseil flamand a porté au Nonce une demande d'évêque flamand et de cardinal flamand, il est à désirer que le St-Siège ne réponde pas à ces gens disqualifiés. Il y risquerait le sort de l'ambassade belge à Rome. Il m'a parlé des périls de la propagande protestante en Wallonie. Le comité de Berlin unit cela à la société de tempérance et fait des progrès. Ils ouvrent des cha­pelles dans le Borinage. L'influence allemande en Belgique sera toujours au service de la propagande luthérienne. 30

Serait-ce vrai? D'après un journal allemand, Illustrierte Kriegskurier, Berlin, Wilhemstrasse 8, 3e année n° 4 - p. 39 - le card. Gasparri, inter­viewé par un Allemand sur la fin ou l'issue de la guerre, aurait répon­du: «Dans la guerre, ce sont les forces morales qui vainquent, et celles-­ci se trouvent du côté allemand». «Ces paroles, dit le journal, furent prononcées par le cardinal Secrétaire d'Etat que notre illustration montre pendant une excursion».

Serait-ce vrai? Le cardinal aurait-il dit cela? Vingt peuples pensent autrement. Je ne pense pas qu'une aussi haute personnalité ait voulu blesser le sentiment général et éloigner de l'Eglise tant de nations qui protestent jusqu'au sacrifice de tant de vies contre l'abus de la force et la philosophie barbare de l'école de Nietzsche… 31

J'ai revu le P. Thibaut, il m'a parlé des déportés belges, ces 30.000 ouvriers emmenés par là pour un travail forcé. On a promis au St Père de les rendre à la liberté, mais un tiers seulement sont revenus. On en enlève encore et on ne les envoie plus au-delà de la frontière, mais on les mène derrière le front pour travailler. Tout ce monde est sans linge et mal nourri. Au camp d'Athus la moitié sont morts d'épuisement. Ils déchargent des wagons. Quand ils sont réduits à 50 kilos de poids on leur donne un travail un peu moins lourd. Sur treize mille orphelins belges de la guerre, six mille sont fils de soldats et sept mille fils de civils tués ou morts d'inanition dans les camps de travail. 32

Je me laisse conduire par la divine Providence et je reconnais ses desseins miséricordieux. Vis-à-vis des nations la Providence exerce sa justice pour punir et convertir et elle prépare l'exécution de ses des­seins de miséricorde et de pardon. Mais il semble qu'en même temps que la guerre exécute les jugements de la justice divine dans l'ordre politique, la Providence trouve le moyen pour chaque âme de la puri­fier et de la faire avancer vers le degré de grâce où elle est appelée.

Pour moi je vois en tout l'œuvre de la bonté divine. Deux ans et demi de blocus à St-Quentin: j'avais besoin de me recueillir, de me séparer du monde, d'achever quelques études et quelques travaux, de lire beaucoup de livres ascétiques et de biographies pieuses pour m'u­nir davantage à N.-S. et pour préparer le Chapitre général. 33

Six semaines à Enghien chez les Pères jésuites: je voyais à l'œuvre une communauté bien réglée, j'avais à ma disposition une grande bibliothèque ascétique; je m'éclairais et m'édifiais par mes conversa­tions avec les Pères, surtout avec le P. Watrigant.

Cinq mois à Bruxelles: je rentrais en relations avec la plupart de nos maisons, j'aidais au bon esprit et au bon ordre dans la maison. Je pou­vais achever quelques travaux et en préparer d'autres: un Manuel pour nos agrégés, le Directoire revu et complété, etc.

Je vais aller à Rome. N.-S. a encore là ses desseins particuliers. Je logerai au séminaire français, je tâcherai de faire revivre ma ferveur juvénile d'il y a cinquante ans, je réparerai bien des choses. Merci, mon Dieu, vous me 34 conduisez par la main, vous êtes pour moi plus que Raphaël ne fut pour Tobie.

Deux lettres du P. Jules Maynadié me rappellent mes vieilles rela­tions avec le Pape Benoît XV.

En 1914, le 11 novembre le P. Jules (mon ancien condisciple de Rome) écrivait de Clermont l'Hérault au P. Barthélemy9): «Bien cher Père Barthélemy, ne sachant ni où ni comment atteindre le très bon Père Dehon, je prends la liberté de vous adresser la lettre ci-incluse que je vous prie de lui faire parvenir où et quand vous pourrez. J'imagine que vous, le très bon Père et toute votre Congrégation avez dû voir avec joie l'avènement au siège pontifical de S.S. Benoît XV, Mgr Della Chiesa estimant grandement le très bon Père Dehon. Il vous avait appelés à Bologne et certainement dans la haute situation où le St-Esprit l'a appelé, il sera pour vous un ami et un protecteur. 35 Pourriez-vous me donner le nom du supérieur et des principaux de vos Pères de la maison de Bologne en 1913. J'ai accompagné Mgr Della Chiesa chez eux, j'ai dîné chez eux avec son Excellence le 8 juin 1913, solennité de la fête du S.-Cœur. Or il y en avait un ou deux qui, étudiants dans votre maison de Rome, lorsque je jouissais de cette inoubliable hospitalité que vous saviez rendre si délicate et si effective, me reconnurent. Dites-moi leurs noms si vous le pouvez. - Pourriez­-vous me dire quelque chose, si peu que ce soit, des sentiments ou des paroles de Mgr Della Chiesa que vous auriez pu retenir dans vos rela­tions avec lui concernant le T. O. de St François, dans lequel je l'avais admis après que l'affaire eût été mise en train pendant un repas auquel il avait été invité chez vous, en janvier 1897. C'était au dîner le soir. Qui sait si vous, qui 36 êtes si rangé, ne trouverez-vous pas dans quelques notes la date de cette invitation.

Enfin, je continue mes indiscrètes demandes. Je vous serai bien reconnaissant si vous vouliez m'adresser quelques photographies bien faites, bien ressemblantes de Sa Sainteté Benoît XV.

Et la guerre? Combien je pense et je prie pour votre Congrégation! Vos maisons du nord de la France doivent être bien éprouvées. Le Bon Dieu veut nous ramener à lui, puissions-nous le comprendre…».

A cette lettre adressée au P. Barthélemy était jointe celle-ci pour moi: «Très bon Père et cher ami, vous avez dû être bien consolé par l'élévation au trône pontifical de votre cher ami Mgr Della Chiesa. Il vous apprécie fort, il vous aime et a voulu avoir vos Pères à Bologne.

Le 8 juin 1913, me trouvant en visite chez son Excellence, je fus prié de l'accompagner chez vos Pères 37 où, à l'occasion de la solennité du S.-Cœur, il tint chapelle pontificale. Nous avons dîné là où je retrouvai le Supérieur entre autres qui m'a reconnu pour m'avoir vu quand il était étudiant dans votre maison de Rome, lorsque nous recevions chez vous une hospitalité que le bon P. Barthélemy s'efforçait de rendre maternelle. C'est chez vous que j'ai fait connaissance de Mgr Della Chiesa, alors simple secrétaire du card. Rampolla, et c'est durant un repas auquel il a été invité un soir du mois de janvier 1897, que fut soulevée à son sujet la question du Tiers Ordre de St François et qu'il fut résolu que je recevrais sa profession, ce qui eut lieu, en effet, le 31 janvier.

je voudrais recueillir quelques notes sur le tertiarisme de Mgr Della Chiesa, et j'ai recours à votre obligeance pour vous prier de me dire: 1° l'adresse de 38 cette maison où nous étions réunis; je crois que c'é­tait au Capitole (via Monte Tarpeo); 2° ce que vous pourriez avoir rete­nu de ce repas si intime où comme toujours le bon Père Harmel se montra si débordant. Savez-vous la date de ce jour? 3° que pourriez­-vous me dire des paroles, des faits, de l'esprit surtout de Mgr au sujet de St François? Saviez-vous quelque chose de cette fraternité sacerdota­le dont il était ministre et qui se réunissait chez les Lazaristes? Je vous serai bien reconnaissant de tout ce que vous pourrez me fournir.

Et la guerre? Combien votre cœur doit être angoissé pour vos mai­sons, pour votre région, pour la France. Mes souvenirs les plus affec­tueux, mes prières les plus ferventes, mes angoisses se joignent aux vôtres, je vous suis affectueusement uni dans cette épreuve. Donnez-moi de vos nouvelles. Ma santé ne va pas. 39 Je crois bien que jam deli­bor et tempos resolutionis instat (2 Tim. 4,6). Bénissez-moi, cher Père, et croyez -moi …».

J'ai reçu cette lettre par vie indirecte et je n'ai plus pu répondre. Peu après la voie d'Italie m'était fermée…

Il y a donc vingt ans que nos bonnes relations avec notre vénéré et digne Pontife ont commencé! Je serai heureux de les renouer bientôt. Je retrouve une photographie du 22 janvier 1897, où il y a le bon Père Harmel, le P. Jules, M. de Paloméra et moi10). Nous nous sommes fait photographier ensemble à la suite de l'audience pontificale, et c'est le soir de ce même jour que nous recevions Mgr Della Chiesa à dîner à notre logis modeste mais admirablement situé du Monte Tarpeo. 40

Je suis heureux d'aller à Rome. La grande crise mondiale m'a donné une période de réparation à St-Quentin et une autre à Bruxelles. J'irai maintenant à Rome, où je pourrai aussi réparer bien des choses. Je réveillerai les bons souvenirs d'il y a cinquante ans. Je ferai revivre les grâces de mon séminaire et de mes ordinations. Elles furent si grandes! St Paul a deux fois recommandé à Timothée de con­server et de faire revivre ces grâces du commencement: Noli negligere gratiam quae in te est, quae data est tibi per prophetiam cum impositione manuum presbyterii: haec meditare, in his esto (1 Tim. 4,14). Et encore: Recordationem accipiens ejus fidei quae est in te, quae habitavit primum in matre tua Eunice, certes autem quod et in te. Propter quam causam admoneo te ut resuscites gratiam Dei, quae est in te per impositionem 41 manuum mearum… (2 Tim. 1,5-6).

Timothée avait-il un peu faibli dans la ferveur? St Paul lui rappelle la foi de sa mère et de sa jeunesse et les grâces de ses ordinations… Je vais retrouver à Rome les souvenirs de ma mère qui était là dans toute sa ferveur au jour de mon ordination, et j'espère y recevoir une nou­velle effusion des grâces de ce temps-là.

C'est au temps de Noël que j'ai reçu toutes mes ordinations sauf le diaconat, et il semble que la Providence veuille m'y conduire pour ce temps-là, afin que j'y retrouve les grâces de ces grands jours.

J'aurai au mois de décembre le jubilé de mon sous-diaconat, ce fut le grand jour de ma consécration définitive au service de Dieu.

Je retrouve un cahier de vues d'oraison ou communications de N.-S. sur l'œuvre des prêtres et des Soeurs 42 voués à la réparation et à l'immolation. Ces notes sont, je crois, d'une Soeur ursuline d'Aix en Provence en 1874. Elles ont quelques annotations du P. André11). Elles tendent à faire des maisons de réparateurs et réparatrices autant de Béthanies, où N.-S. trouve sa consolation.

Il y a aussi dans ce cahier une page sur la France: «Depuis plusieurs jours, dit l'âme privilégiée, je me sentais pressée de prier et de dire qu'on prie pour la France. Il me semble que le terme de la miséricor­de approche, mais aussi celui du châtiment. Le jour de St Michel (1874), je me sentis plus pressée que jamais. Je vis en esprit Jésus sur un lieu élevé, il semblait irrité; un peu loin de lui, je crus voir un ange, le glaive dans une main et dans l'autre comme une boule (renfermant tous les fléaux). Le regard attaché sur N.-S., il n'attendait que 43 le signe de frapper. Aux pieds de N.-S., Marie et St Michel suppliaient… Je compris que dans le châtiment même, Jésus userait d'une grande miséricorde; le châtiment lui-même sera un effet de miséricorde. Je ne crois pas que ce soit bien éloigné…».

Je reviens sur ces pratiques de Béthanie citées plus haut et qui sont, je crois, de la Sr St Gabriel, ursuline d'Aix, dont le P. André a écrit la biographie.

Béthanie était vraiment une cour de séraphins où se plaisait N.-S. Madeleine, Marthe et Lazare l'aimaient tant et priaient si bien auprès de lui! Il se complaisait dans leur amitié, il se retirait là pour y trouver sa consolation.

C'était aussi un atelier de baume. Madeleine, avec le concours sans doute de sa soeur et de son frère, y préparait, y composait ce mélange de parfums choisis dont elle usait si souvent auprès de N.-S. pour oin­dre 44 ses pieds, sa tête ou son corps descendu de la croix. La caracté­ristique traditionnelle de Madeleine n'est-elle pas le vase rempli de baume?

Tout était figure dans l'Evangile comme dans l'Ancien Testament. Ce baume de Béthanie plusieurs fois cité et loué a sûrement un sens mystique. Nous pouvons penser que ses parfums symbolisent les vertus opposées aux trois grandes concupiscences et représentent la conver­sion de Madeleine. Le lys, la violette et la rose, c'est la pureté, l'humi­lité et la charité, ce sont les grandes vertus si chères à Madeleine con­vertie. Elle déteste tant toutes ses souillures passées; elle les a lavées par ses larmes; elle s'humilie aux pieds de Jésus; elle l'aime avec une ardeur et une fidélité qui se manifestent particulièrement au Calvaire et au sépulcre.

Que pouvons-nous faire de plus agréable à Jésus que de lui préparer ces parfums en nous mettant, tous les 45 matins, dans ces dispositions de pureté, d'humilité et de charité et de les lui offrir plusieurs fois dans la journée?

Trois fois, à dix heures, à trois heures et à sept heures, nous pou­vons offrir ce baume à N.-S. dans l'esprit d'amour et de réparation, pour le consoler de la tristesse que lui causent les vices opposés dans les âmes et surtout dans celles qui lui sont consacrées.

N.-S. se plaisait auprès de ses trois séraphins; unissons-nous à eux en récitant notre office, vers neuf heures, deux heures et six heures. Probablement ils ont dit ensemble, avec le Sauveur, les psaumes que nous récitons.

Béthanie est signalée aussi par le plus beau miracle de N.-S., la résurrection de Lazare. Marthe et Marie ont demandé cette résurrec­tion. Elles ont fait prier aussi la très sainte 46 Vierge et les apôtres. Quel bel exemple et quelle précieuse invitation à nous unir à ces priè­res! Nous avons tant de résurrections à obtenir! Nos amis et parents, les pécheurs et les agonisants, les justes eux-mêmes qui ont besoin de se sanctifier encore. Prions à ces intentions, une heure après l'offran­de de chaque baume, à onze heures, à quatre heures, à huit heures.

Nous n'oublions pas non plus la grande prière pour l'Eglise et pour les prêtres, le matin à l'oraison et le soir vers cinq heures à notre heure d'adoration réparatrice.

Quelle grâce pour nous, si nous pouvions devenir un peu des amis de Jésus comme ses hôtes de Béthanie!

Quelle grande épreuve pour notre famille religieuse! Il n'y a pas seulement les ruines matérielles de St-Quentin et de Fayet; ce qui est pire, c'est la stérilité de nos œuvres de recrutement et 47 de forma­tion. Le noviciat de Brugelette n'a qu'un novice, celui de Cinq-fon­taines également. Le scolasticat de Louvain est fermé, celui de Luxembourg est presque vide. Personne à Rome, pas d'élèves à Mons ni à Tervueren; quelques-uns seulement à Clairefontaine! Et en Italie? On s'en ressentira pendant dix ans et plus.

Quels sont les desseins de N.-S.? Il veut que nous souffrions avec les autres pour la réparation et l'expiation. Si au moins le petit troupeau qui reste était fervent! Mais il y a tant à dire! Je vais partir le cœur bien serré. Notre famille religieuse est comme celles du monde, elle perd ses enfants et n'a pas de naissances pendant la guerre. J'aurai tant vou­lu avoir beaucoup de bons ouvriers pour travailler au règne du S.­Cœur après la guerre! Dieu peut nous relever vite, si c'est son bon plaisir! 48

On nous a beaucoup pressés en juillet de recevoir des orphelins français à Tervueren. J'ai adhéré, il y en eut jusque quatre-vingt-dix. Le marquis de Villalobar, ministre d'Espagne, était à la tête de cela avec Mme Josse Allard, d'une famille de banquiers. En octobre, notre mai­son a cessé de plaire, on a retiré les enfants pour les mettres dans des instituts professionnels. Les enfants sont partis en pleurant. Plusieurs s'échappaient et revenaient, surtout ceux qui avaient commencé le latin pour devenir prêtres. On revenait les chercher. Le va-et-vient dura quinze jours. Enfin on les a internés à Schaerbeek et à Alsenberg. On ne m'a pas prévenu pour les retirer ni remercié pour l'hospitalité que je leur avais accordée. Il faut tout excuser, la guerre fatigue les esprits et tout le monde est plus ou moins neurasthénique. Et puis ces personnages ont souvent peu 49 d'égards pour le prêtre, tout catholi­ques qu'ils sont!!

Le P. Lintelo me donne sa brochure sur le St Cœur de Marie. J'y lis cette note: «Un pèlerin pénitent, Charles Maire, que le cardinal Mathieu, archevêque de Besançon, regardait comme un saint et dont la vie a été publiée en 1883, annonçait un triomphe éclatant de l'Eglise, après les troubles dont il voyait le commencement. Quand on lui demandait: «Ce terme est-il encore éloigné?», il répondait: «Quand on aura établi partout une fête en l'honneur du Cœur immaculé de Marie, on touchera au moment du triomphe de l'Eglise»».

Le St Cœur de Marie n'a pas encore de fête dans l'Eglise, pour­quoi? J'en parlerai au St Père. N.-S. a dit à M. Desgenettes: «Consacre ta paroisse au Cœur 50 immaculé de Marie». On sait le résultat: l'égli­se de N.-D. des Victoires est devenue une source de grâces et vingt mil­le confréries lui sont affiliées. La consécration de l'Eglise au Saint Cœur de Marie serait une source infinie de grâces.

M. le chanoine Thierry a écrit une belle vie de Louise Lateau qui n'est pas encore dans le commerce. Louise Lateau a été une victime choisie par N.-S. pour l'Eglise, pour les prêtres, pour la France. Quand on priait auprès d'elle pour la France, elle frémissait en voyant que N.-S. n'était pas encore disposé à nous faire miséricorde. Elle était en relation mystique avec une stigmatisée d'Italie, Palma d'Oria. Le con­fesseur de Palma d'Oria, informé des souffrances de Louise Lateau pour la France, écrivait en octobre 1872: «La justice divine n'est pas encore pleinement 51 déchargée sur la France. La statue de Voltaire est encore debout. Le gouvernement n'agit pas en catholique. Une cohue d'impies, de scélérats et d'incorrigibles inondent encore ce royaume (aujourd'hui, ils sont au pouvoir). Un second coup de la justice divine va être frappé, il ne tardera pas (il a été retardé jusqu'en 1914). Alors seulement la justice divine sera satisfaite et la conversion sera générale» (Voir Curicque12) I. 495).

Je parcours la première partie du travail de M. Thiérry. Le livre m'a été prêté par la générale Maes, belle-soeur du chanoine. C'est d'un philosophe. Il n'y faut pas chercher de la littérature, mais le fond est solide. Notions claires sur l'inspiration et sur les voies d'oraison.

L'inspiration du St-Esprit est toujours à notre disposition. Elle 52 est un fruit ordinaire du baptême et de la confirmation. Elle éclaire l'esprit, elle échauffe le cœur et la volonté. Il faut seulement s'y mon­trer attentif et docile. Il faut s'y disposer par la pureté de conscience, le recueillement, la prière, la paix intérieure. Les dons du St-Esprit sont des aptitudes à recevoir les diverses formes de l'inspiration. Rien de plus commun que le gaspillage et l'abus de l'inspiration. Il ne faut pas confondre l'inspiration avec la révélation. Celle-ci se fait par des paroles formelles et précises, mais l'inspiration n'est qu'un sentiment, une vue sans paroles, avec une certaine conscience cependant de l'ac­tion divine.

Il y a trois modes d'oraison: la première est l'oraison discursive ou méditation. Le travail personnel y joue le principal rôle: l'âme 53 exerce ses trois facultés. La grâce divine aide et donne son concours, qui n'est pas toujours sensible.

Le second mode d'oraison est la contemplation ordinaire. Le rôle divin y est plus sensible, il y a des touches de grâces, des lumières vives, des sentiments ardents. Nos facultés s'arrêtent jusqu'à la quiétude. Cette contemplation a plusieurs degrés, décrits par Ste Thérèse et les auteurs mystiques.

Il y a enfin l'oraison d'union, où l'âme est saisie, entraînée et plutôt passive qu'agissante. C'est dans cet état d'oraison que viennent les révélations et les grâces extraordinaires.

M. Thierry nous montre Louise Lateau s'élevant rapidement à ses divers états d'oraison, grâce à ses sacrifices et à sa générosité au service de N.-S. 54

Je suis allé à Braine du 27 au 29: visite de famille à Mme Malézieux. C'était un devoir de charité, cette bonne dame a 86 ans et je ne la reverrai peut-être plus.

je n'aime plus les voyages, ils sont distrayants et dérangeants, il y faut de plus grands efforts et plus de vertu pour rester recueilli et vivre de la vie intérieure. Mais n'est-il pas bon de reconnaître quelquefois sa faiblesse? C'est une grande leçon d'humilité. Là, comme en beaucoup de villes belges, l'église est intéressante. Elle est de divers styles, du 11e au 16e siècle. Sa grande statue de St Christophe à l'entrée est de tradi­tion en beaucoup de pays catholiques; autels variés, anciens ou renou­velés; jubé de la renaissance; tout est pieusement entretenu.

Je vois là comme à Bruxelles et ailleurs des communautés qui souf­frent 55 de la pauvreté pendant la guerre. Tout est si cher, si cher! On a froid et même un peu faim. Quand les expiations seront suffisantes, la miséricorde viendra.

Je reçois par la Suisse une lettre de Sta Isabel, île de Fernando Poo. C'est le P. Schuster qui m'écrit. Deux de nos Pères et un Frère de la mission du Cameroun (Adamaua) sont restés là. Plusieurs Pères Pallottins du Cameroun méridional y sont aussi. Les indigènes du Cameroun viennent là pour travailler et pour le commerce. Ils y retrouvent leurs missionnaires. Les Pallottins y ont un millier de caté­chumènes, les nôtres en ont trois cents. Ainsi la mission se continue un peu en attendant la fin de la guerre. Que de choses il faudra rétablir et réorganiser! 56

Nous sommes dans les beaux jours de la fête de St-Quentin. Que de souvenirs se réveillent! Les offices pontificaux, les pèlerinages si popu­laires, les illuminations féeriques, les grandes prédications, les proces­sions, les visites des évêques à nos maisons… Que de splendeurs! Mais la curiosité y avait autant de part que la foi. La Providence a coupé court à ces fêtes et la pauvre basilique est en ruines!! Ce cadavre res­suscitera-t-il? Putasne vivent ossa ista? (Ez. 37,3).

Nous oublions trop l'Ancien Testament. Ne sommes-nous pas les fils spirituels d'Abraham et des patriarches? David n'est-il pas notre maître dans la prière et les prophètes ne nous fournissent-ils pas la base de notre foi? Les liturgies orientales n'ont pas commis cette omission. Je prends pour exemple les Grecs 57 Ruthènes, qui reviennent à nous en ce moment.

Au dernier dimanche de l'Avent, ils fêtent tous les patriarches depuis Adam jusqu'à St Joseph. Au 3e dimanche de l'Avent, c'est Abraham, Issac, Jacob et les autres patriarches.

Le lundi saint, Joseph le patriarche.

Le 4 septembre, Moïse.

Le 1er septembre, Josué.

Le 26 décembre, David.

Les prophètes Elie, Isaïe, Ezéchiel ont leurs fêtes, et même les petits prophètes: Zacharie, Malachie, Nahum, Habacuc, Sophonias…

Les Orientaux fêtent Constantin avec Ste Hélène.

Ils font mémoire aussi des sept premiers conciles généraux.

Il y a quelque chose à faire pour nous.

Il faut revendiquer devant les 58 Juifs notre descendance spirituelle d'Abraham, des Patriarches et des Prophètes…

La liturgie romaine a cependant un souvenir sommaire des saints de l'Ancienne Loi à la fête de la Toussaint. Elle invoque à l'antienne de Magnificat des premiers vêpres les Patriarches, les Prophètes et les Docteurs de la Loi.

Elle ne les oublie pas non plus dans les litanies des saints: Omnes sancti Patriarchae et Prophetae, orate pro nobis. C'est bien succinct…

Les Ruthènes fêtent le 26 septembre l'Assomption de St Jean l'Evangéliste ou le théologien. C'est une tradition en Orient que St Jean est allé au ciel en corps et en âme auprès de Jésus et de Marie qu'il a tant aimés. St Jean, comme St Joseph, n'a pas de reliques sur la terre. Si son corps était resté sur la terre, la Providence aurait voulu qu'il fût 59 honoré comme ceux de St Pierre et des autres apôtres.

St Alphonse de Liguori, dans sa Praxis confessarii, donne des règles pour conduire les âmes dans les voies de l'oraison et de la contempla­tion. Comme toujours le Saint est clair et pratique. Il veut que le con­fesseur prudent exhorte à l'oraison les âmes de bonne volonté.

L'âme commence par la méditation de discours ou de raisonne­ment. Elle prend pour sujets les vérités de la foi, surtout les fins derniè­res, puis la passion du Christ, qui est le sujet le plus fécond.

Elle s'aide d'un livre. Elle choisit les sujets qui la touchent davanta­ge. Quand elle est impressionnée par la grâce, elle laisse les réflexions et s'applique aux actes de la volonté, aux prières, aux résolutions. Ce sont les conseils de Saint Augustin, de Sainte Thérèse, de Saint François de Sales. 60

Dieu récompense souvent au commencement la méditation par des consolations sensibles, puis il éprouve l'âme par l'aridité. La perseve­rance dans l'aridité est bien plus méritoire que la consolation.

Certaines âmes seulement sont appelées par Dieu à la contempla­tion. La différence est grande: dans la méditation, l'âme cherche Dieu par le raisonnement; dans la contemplation, l'âme sans travail contem­ple Dieu qu'elle a trouvé. C'est alors Dieu qui agit et l'âme est passive.

Il y a une transition. Avant de concéder à une âme le don de la con­templation, Dieu l'introduit dans l'oraison de recueillement, qui n'est pas encore la contemplation infuse, parce que l'âme y est encore à l'é­tat actif. L'âme n'a pas besoin alors d'un grand travail, elle se recueille et considère avec une grande douceur la vérité ou le mystère auxquels elle s'arrête. 61

L'oraison de repos ou de quiétude est à peu près la même, si ce n'est que dans l'oraison de recueillement l'âme s'arrête à une vérité ou un mystère; dans celle de quiétude elle est recueillie et attirée à Dieu dans une certaine connaissance générale et avec une grande dou­ceur.

Dans ces états, l'âme n'est pas inerte, elle continue doucement ses actes de bonne volonté, affections, prières et résolutions auxquelles elle se sent doucement attirée.

Ici intervient la purification spirituelle, qui est double, celle des sens et celle de l'esprit. Dans la première, l'âme est portée à s'éloigner des créatures et à s'unir à Dieu pour le contempler et l'aimer, mais elle se sent indigne à cause de ses imperfections et elle en souffre. Dans la seconde, Dieu fait voir à l'âme son néant, ses imperfections, son ingra­titude. 62 Des tentations de tout genre accompagnent cette tristesse. Cette épreuve peut du reste revenir encore après un temps de contem­plation.

Après ces épreuves Dieu met l'âme dans l'état de contemplation. Celle-ci commence par un recueillement passif, qui est l'œuvre de Dieu et qui remplit l'âme d'un grand amour divin. C'est un amour sensible, qui devient plus spirituel au degré suivant, dans l'oraison de quiétude. Dans cette quiétude surnaturelle la volonté seule est liée à Dieu, la mémoire et l'imagination peuvent avoir encore leurs divaga­tions auxquelles l'âme ne doit pas s'arrêter.

St Liguori décrit ici la contemplation négative dans laquelle une lumière éblouissante donne à l'âme de comprendre Dieu par ce qu'il n'est pas, plutôt que par ce qu'il est.

Après ces préparations, c'est la vie d'union, mais il est très impor­tant 63 de remarquer que l'union mystique et surnaturelle est une grâce gratuite qui ne constitue pas la sainteté.

Nous devons chercher et désirer l'union ordinaire, l'union active. C'est celle-là qui fait les saints. Elle consiste dans le souvenir habituel de la présence de Dieu, la conformité à la volonté divine, la docilité aux mouvements de la grâce. «La perfection, dit Ste Thérèse, ne con­siste pas dans les extases, mais dans la conformité de notre volonté avec celle de Dieu. Des âmes qui n'ont que cette union active peuvent être plus parfaites que d'autres qui ont des grâces extraordinaires, elles ont plus de travail et Dieu les traite en âmes fortes…».

St Liguori rappelle ensuite que l'union mystique a trois degrés: l'u­nion simple, les fiançailles et les épousailles.

Dans ces degrés viennent les 64 extases, les rapts, les visions, les révélations… et le Saint donne des règles de prudence pour diriger les âmes dans ces voies mystérieuses…

J'ai relu sur ce sujet l'abbé Saudreau. J'aime son chapitre VII du second volume, où il montre d'après les meilleurs auteurs mystiques que la contemplation ordinaire est fréquente chez les âmes qui font la méditation et qui se donnent au Bon Dieu. «Il nous est permis, dit le P. Alvarez de Paz, de désirer le don de la contemplation; nous pouvons le demander humblement à Dieu…». «Sans la contemplation, dit le P. Lallemant, on n'avancera jamais dans la vertu, et l'on ne sera jamais bien propre à y faire avancer les autres».

D'après Sainte Thérèse, la contemplation est le couronnement ordi­naire de la vie spirituelle. Elle affirme qu'un très grand nombre d'â­mes y arrivent… 65

D'après St Jean de la Croix, quand l'âme a déjà acquis dans une cer­taine mesure le détachement des choses du monde, Dieu commence à l'élever à l'état de contemplation, ce qui arrive ordinairement très vite, surtout lorsqu'il s'agit d'âmes engagées dans la vie religieuse…

«Je puis assurer, dit le P. Surin, qu'entre toutes les personnes que j'ai vu se donner pleinement à Dieu, je n'en ai remarqué aucune qui n'ait été favorisée de ce don, après s'être exercée quelque temps dans la méditation des mystères et des vérités de la foi».

«Plus je vais, dit Ste Chantal, et plus clairement je reconnais que N.­S. conduit quasi toutes les filles de la Visitation à l'oraison d'une très simple unité et unique simplicité de présence de Dieu, par un entier

abandon d'elles-mêmes à sa sainte volonté et aux soins de la divine Providence…». 66 «Je sais, dit encore Ste Chantal, que cette oraison est fort combattue par ceux que Dieu conduit par la voie du discours, et plusieurs de nos Soeurs ont été troublées, leur disant qu'elles sont oisives et perdent leur temps…». Bossuet dit aussi: «L'âme, par sa fidé­lité à se recueillir et à se mortifier, reçoit pour l'ordinaire cette oraison de simplicité et de repos en Dieu».

Quelques auteurs méconnaissent cette facilité parce qu'ils considè­rent la contemplation extraordinaire.

Bien des âmes s'assujettissent trop à une longue lecture d'un sujet de méditation.

En résumé, allons à la contemplation, comme l'enseigne Bossuet, par la fidélité à nous recueillir et à nous mortifier…

Pour moi personnellement, j'aurais dû garder cette grâce depuis ma première année de séminaire si j'avais été fidèle. 67 Une trop grande activité et la négligence ou faiblesse me l'ont quelquefois fait perdre temporairement, mais l'extrême bonté du Cœur de Jésus a toujours tout fait pour m'y ramener. Je n'ai pas besoin de lectures ni de discours pour aller au Cœur de Jésus avec Marie et mes Saints pro­tecteurs et pour offrir le Cœur de Jésus à la Ste Trinité à toutes les fins du sacrifice. Ces actes me sont redevenus habituels.

Mais combien je dois m'humilier pour n'avoir pas conservé et accru régulièrement les grâces primitives J'ai connu dans ma vie et chez nous même des âmes qui ont reculé par moments dans la vie intérieu­re. Que de grâces perdues et combien N.-S. en a souffert! Je ne puis que recommander à tous les nôtres d'être fidèles aux grandes grâces que le S.-Cœur leur offre constamment. 68

Je n'avais jamais rien lu de M. Boudon, le saint archidiacre d'Evreux. Un de ses opuscules m'est tombé sous la main, c'est «La vie cachée avec Jésus en Dieu». Quel beau groupe de saints prêtres avait ce 17e siècle auquel les bénédictions providentielles ont été prodi­guées! Avec M. Olier on peut citer le card. de Bérulle, le P. Bourgoing, le P. de Condren, le P. de Bonnefoy de l'Oratoire, le P. Eudes, l'abbé Duval, visiteur des Carmélites, M. de Renty, St Vincent de Paul, St Pierre Fourrier, le P. Bourdoise, Claude Bernard, M. de Rancé, les PP. Claude de la Colombière, Lallemant, Surin, Bourdaloue…

Ce siècle qui a eu tout l'éclat et toute la magnificence des lettres et des arts, devait connaître aussi tout le prix de la vie intérieure et cachée.

Le bon M. Boudon exalte la vie cachée. Il fait ressortir tout le prix 69 que N.-S. y attache, lui qui a voilé sa divinité dans son incarnation et toutes les supériorités de sa nature humaine dans une vie pauvre, humiliée et souffrante et qui continue les mêmes mystères d'anéantis­sement dans son Eucharistie.

M. Boudon [dit] d'aimer et de préférer la vie cachée avec discrétion «pour ne rien faire contre la vocation de son état, parlant et conver­sant quand il est nécessaire dans l'ordre de Dieu et qu'il y va de sa gloi­re».

Les âmes cachées ont une action puissante que le monde ignore. «Ce sont ces âmes qui obtiennent de N.-S. les plus douces faveurs, qui détournent sa colère de dessus les peuples, qui arrêtent ses fléaux, qui en obtiennent les plus douces faveurs, qui en impètrent les plus gran­des miséricordes. Il ne faut donc pas penser qu'elles soient inutiles au public, puisque 70 c'est par elles que le monde est soutenu; que les royaumes, les provinces et les villes sont conservés. Il y a longtemps que le monde mérite d'être détruit par ses crimes, que les péchés des hommes méritent les plus terribles châtiments de la justice vengeresse de Dieu. Si le monde subsiste toujours, si nous ne ressentons pas les effets redoutables de la colère de Dieu, il n'y en a pas d'autres que la multitude de ses miséricordes; mais ces grandes miséricordes nous sont accordées en faveur de ces âmes que Dieu considère si amoureu­sement, parce qu'elles ne considèrent que lui seul, qu'il n'y a rien qu'il ne fasse pour leur amour. Ces âmes qui lui sont si précieuses le désar­ment, lorsqu'il est sur le point de lancer ses foudres sur nos têtes crimi­nelles. S'il veut décharger ses fléaux sur une ville, une province, un royaume, un petit nombre de ces âmes est capable de les en préserver.

Dans l'ordre 71 de la grâce, quelquefois une seule personne, toute cachée aux yeux des hommes, obtient abondamment de Dieu toutes les plus grandes grâces, qu'il communique par les directions, missions et prédications. (Voilà pourquoi les prêtres pieux recommandent leur ministère aux prières des saintes âmes).

Il y a des âmes que Dieu veut tellement cacher aux yeux des hom­mes que, faisant de grandes choses par elles, il ne veut pas que rien en paraisse au-dehors. Par exemple, il voudra rendre la santé à un malade par leur moyen, donner la grâce justifiante à un pécheur, faire quel­que grande miséricorde à une ville, à un état, il les fera prier pour tou­tes ces choses avec des gémissements incroyables, il les fera souffrir et il n'y aura qu'elles seules qui les connaîtront; et même quelquefois elles ignorent l'effet de leurs prières et souffrances. 72

Je n'avais pas encore lu le P. Nouet. Il est bien clair et bien pratique pour ce qui regarde la vie intérieure et l'oraison. Il nous conduit à la contemplation acquise. Nous ne devons pas aspirer plus haut. Les grâ­ces mystiques sont des grâces et ne sont pas des vertus. La contempla­tion acquise est l'aboutissement de toute vie d'oraison sérieuse. Elle exige le recueillement et l'union pratique habituelle avec la dévotion effective qui est le fidèle accomplissement de tout devoir.

«L'homme d'oraison a vaincu ses défauts, sa dissipation, son igno­rance par la vie purgative et unitive. Il goûte les fruits d'une agréable paix après un rude combat: Certamen forte dedit illi Deus ut vinceret et sci­ret quoniam omnium potentior est sapientia (Sap. 10,12) .

Ce changement merveilleux produit 73 l'amour affectif qui est la source des plus pures délices de l'âme et l'amour effectif qui est le principe de toutes les bonnes œuvres et la vie de toutes les vertus. L'amour affectif est un amour de jouissance et une béatitude com­mencée; l'amour effectif est une sainteté consommée. La contempla­tion tend immédiatement à l'amour affectif, mais ce n'est que pour parvenir à l'amour effectif qui est le terme où il aspire».

«La vie contemplative, dit St Grégoire (14e hom. sur Ezéchiel), est une aimable douceur qui ravit l'âme au-dessus d'elle-même, qui soupire après les biens célestes et qui enseigne à mépriser les terrestres; qui découvre les choses spirituelles à l'oeil de l'esprit et lui cache les cor­porelles; à moins que cela, cette douceur de l'amour affectif ne serait qu'illusion» (St Grég., Hom. 14 in Ephes.13)). 74

«De peur que quelqu'un se laisse tromper par la bonne opinion qu'il a de soi, dit St Laurent Justinien, qu'il soit persuadé que les signes certains de la vraie contemplation, et du goût divin qui se fait sentir dans le secret du repos intérieur, sont ceux-ci: régler ses moeurs par la prudence, veiller à la garde de son cœur, recueillir ses pensées dans l'unité, rectifier ses intentions, et les porter à une fin louable et divine; tendre à la pratique des choses spirituelles; aspirer à la présen­ce de Dieu; l'aimer d'un amour humble et soumis; se plaire à conver­ser avec lui par-dessus toutes choses; brûler du désir des choses céle­stes, et jouir de la paix intérieure avec une aimable douceur» (St Laurent Justinien, chap. 1, De vita solitaria).

Voilà ce que j'avais compris et goûté dès mon séminaire, je 75 serais plus avancé si je ne m'étais pas souvent laissé arrêter par les agi­tations de la vie…

Je lis les lettres de piété et de direction de Bossuet (3 vol. à la Bonne Presse). Le 3e volume est le plus intéressant. C'est toujours le grand Bossuet: une doctrine élevée, un style ferme et clair, une grande scien­ce de la Ste Ecriture. Il laisse voir un cœur affectueux et bon, sans mièvrerie. Il connaissait la vie religieuse, il dirigeait plusieurs commu­nautés. Il parle de l'oraison et de la contemplation comme un homme qui s'y exerçait et qui en avait suivi les diverses étapes.

Il recommande aux âmes religieuses de s'accuser en confession des manquements aux Règles. «Ces manquements sont ordinairement matiè­re à confession, dit-il, à raison du scandale, du mépris, ou de la négli­gence tendant au mépris qui les accompagne. La trop grande 76 négligence tombe dans le cas du mépris et dans celui de relâchement; c'est ce qu'il faut savoir observer et distinguer la faiblesse d'avec le relâchement habituel; il faut aussi avoir grand égard au cas du scanda­le, qui est le plus dangereux».

Sur l'oraison. - Il n'est pas d'avis qu'on s'astreigne à la méditation discursive quand on est porté à la simple union avec Dieu. Il cite avec un grain de sel ce texte de St François de Sales: «Demeurez fidèlement invariable en cette résolution, de vous tenir en la très simple unité et très unique simplicité de la présence de Dieu, par un entier dépouille­ment et remise de vous-même entre les bras de sa sainte volonté; et toutes les fois que vous trouverez votre esprit hors de cet agréable séjour, ramenez-l'y doucement, sans faire pourtant des actes sensibles de l'entendement ni de la volonté…». Bossuet ajoute: «Ramener son esprit, n'est-ce pas 77 un acte et une sorte d'effort sur soi-même, mais doux et tranquille? Quand on le fait, on le sent; et si l'on dit qu'il n'est point sensible, c'est que ce n'est point de son acte qu'on est occupé, mais de Dieu».

Les quiétistes abusaient de quelques textes de St François de Sales.

Bossuet montre bien la limite entre la contemplation acquise et la contemplation infuse. Une âme lui écrivait: «Je ne suis pas attirée bien extraordinairement; je n'ai point eu pour entrer dans cette sorte d'o­raison (de contemplation) ce signal dont vous parlez, je veux dire l'im­puissance de pouvoir faire autrement; je sens bien seulement que les discours ne me sont point nécessaires pour me convaincre, puisque par la miséricorde de Dieu, je suis convaincue des plus grandes vérités, et qu'ils ne le sont point aussi pour m'unir à Dieu».

Bossuet répond: «J'ai rapporté ce 78 signal de l'impuissance com­me celui que demandent tous les spirituels après le B. Jean de la Croix; mais du reste je suis pour moi bien persuadé qu'en se livrant à la seule foi, qui, de sa nature, n'est pas discursive ni raisonnante, on peut faire cesser le discours, sans être dans l'impuissance d'en faire. Je ne veux pas assurer qu'on soit alors dans l'état d'oraison passive, ainsi que l'ap­pelle ce Bienheureux; mais, quoi qu'il en soit, cet état est bon et conforme à la doctrine de St Paul, qui ne demande pas le discours mais la seule foi, pour la conviction des choses qui ne paraissent pas. Quand donc je trouverai un chrétien, qui sans être dans cette impuis­sance de discours, ou sans songer qu'il y est, priera sans discours, je n'aurai rien à lui dire, sinon qu'il croie et qu'il vive en paix».

Tendre à la contemplation acquise est le but à donner aux âmes. Les unes se 79 servent plus longtemps du raisonnement, suivant la méthode de St Ignace; les autres vont plus vite à l'union simple de pré­sence de Dieu.

Dans cet état de contemplation, l'âme n'est pas inerte comme vou­draient les quiétistes, mais elle agit doucement en faisant avec la grâce de Dieu des actes conformes aux quatre fins du sacrifice. Dans ses actes on pratique les vertus de foi, d'espérance et de charité, qui sont essentielles à la vie chrétienne.

L'abandon à la volonté de Dieu est double. Il y a d'abord la confor­mité à toutes nos obligations et devoirs d'état, il y a ensuite l'accepta­tion paisible de tous les événements qui sont permis ou voulus par la Providence.

Certains spirituels parlent souvent de la perte en Dieu (comme la Mère Véronique). Je trouve dans Bossuet une certaine explication de cette perte en Dieu: «Se perdre en Dieu, 80 c'est s'oublier soi-même pour n'avoir le cœur occupé que de lui, et s'absorber dans l'infinité de sa perfection, par une ferme foi qu'on ne peut ni rien penser ni rien faire qui soit tant soit peu digne de lui…». Mais penser cela n'est pas l'inaction, c'est un acte d'humilité.

Bossuet donne la même direction pour l'oraison de simple foi dans une lettre à Mme d'Albert de Luynes: «Il faut aller droit à Dieu avec le moins de retour qu'il sera possible. Les considérations ne feraient que vous casser la tête; l'impression simple d'une vérité connue ou incon­nue, selon qu'il plait à Dieu, avec ce trait lancé dans le cœur, l'oraison est faite; il n'y a plus qu'à la continuer. La doctrine de Ste Thérèse convient très bien avec cette disposition. Il faut être, parmi ces attraits et dans cet état, fort souple sous la main de Dieu; et lorsqu'il s'appro­che de lui-même, 81 il ne faut pas perdre le temps à l'appeler, mais jouir de sa présence et le goûter. Il fera de vous ce qu'il lui plaira; il veut être aimé. Les considérations sont nécessaires pour ébranler un cœur encore insensible; quand il est pris, il n'est pas temps de cher­cher des motifs, il ne faut que se laisser prendre et saisir à ses doux liens. Cet acte est très libre et très réel; mais il ne s'y faut exciter que fort doucement. Quelquefois, quand il semble se ralentir, Dieu veut insensiblement et peu à peu le tourner en habitude et le ramasser dans le fond».

En résumé, se servir des considérations tant qu'on a besoin et pour certaines âmes ce sera toute la vie. Mais pour d'autres l'habitude de l'union de foi simple avec Dieu, avec N.-S., les dispense de raisonne­ments. 82

Je trouve une réflexion lumineuse sur l'union à N.-S. et sa présence en nous: «Il ne faut point rejeter cette idée de Jésus-Christ présent; il est présent, et comme Dieu, par sa nature et par l'influence de ses grâ­ces; et comme homme, par la communication de ses mérites et l'infu­sion continuelle de son Saint-Esprit, que sa sainte âme ne cesse de demander et d'obtenir pour nous, car c'est par là qu'il est notre Chef, et on n'a besoin d'aucune autre représentation que de celle de cette ineffable vérité».

Ces enseignements de Bossuet mettent bien au clair les pensées que j'avais tirées de mes lectures dans ces dernières années.

Comme je l'ai noté plus haut, St Liguori a bien décrit les divers degrés d'oraison dans sa Praxis confessarii, mais dans son ouvrage sur la Parfaite Epouse de J.-C., il ne parle que 83 de la méditation discursive. Il rappelle que Ste Thérèse elle-même s'y est astreinte pendant 17 ans. Il craignait sans doute de pousser prématurément des religieuses à une contemplation qui ne serait qu'un fruit de l'imagination.

Il n'y a pas de règle absolue. Il est toujours sage de commencer l'o­raison avec un livre bien choisi, sauf à s'arrêter aux impressions de grâ­ce que N.-S. nous donne soit à l'occasion de cette lecture, soit en rap­port avec la liturgie ou avec des lectures spirituelles précédentes.

Pour la présence de Dieu, St Liguori ne parle que de l'omniprésen­ce de la divinité. Il faut compléter cela avec ce que Bossuet dit si claire­ment de l'action de N.-S. en nous par l'application de ses mérites et par l'infusion incessante du St-Esprit. 84

Plusieurs fois St Alphonse donne sa méthode d'oraison que je résu­me brièvement.

Préparation: présence de Dieu, invocations.

Méditation: lecture en s'arrêtant aux pensées qui nous touchent. Faire surtout des actes de foi, humilité, confiance, amour.

Conclusion: une résolution pratique…

Pour la contemplation, il donne cette règle: «S'il arrive qu'on se sente uni à Dieu par un recueillement surnaturel ou infus, sans penser d'une manière particulière à quelque vérité ou à quelque mystère, on ne doit point chercher à produire d'autres actes que ceux auxquels on se sent doucement attiré par le Seigneur: il suffit alors d'être attentif à se maintenir dans cet état d'intime union avec Dieu, sans mettre obsta­cle à l'opération divine en s'efforçant de faire des réflexions ou des actes.

Mais cela ne regarde que le cas où le Seigneur daigne appeler une âme à 85 cette oraison surnaturelle; tant qu'on ne reçoit pas cette faveur, on ne doit pas se départir de la manière ordinaire de faire l'o­raison, en passant, comme nous l'avons dit, de la considération aux affections; toutefois pour les personnes habituées à l'oraison, il vaut mieux s'adonner aux affections qu'aux raisonnements».

Ces dernières lignes semblent bien caractériser la contemplation acquise, qui est l'aboutissement des âmes habituées à la méditation! Dans son Règlement de vie pour un chrétien, St Liguori dit encore: «Il faut toujours se servir d'un livre, au moins dans les commencements, en s'arrêtant aux passages qu'on trouve plus touchants». Il répète encore que les fruits de la méditation sont de trois sortes: les affections, les prières et les résolutions.

Ces actes se font doucement dans la contemplation acquise. 86

Le livre du P. Meynard, «Vie intérieure», me paraît très solide et très complet sur toutes ces questions d'oraison et de contemplation. Avec les meilleurs auteurs, il montre qu'il y a une oraison active ou acquise de recueillement, de quiétude et d'union, et que ces oraisons ressemblent beaucoup aux oraisons passives du même nom.

C'est là qu'il faut tendre, c'est le but de notre travail et de toute la vie intérieure. Ne pensons pas aux grâces passives, qui sont purement gratuites et ne dépendent pas de nous.

«L'oraison affective et l'oraison de recueillement actif peuvent être considérées comme le fondement et la base des oraisons acquises de quiétude et d'union. En effet, l'âme attirée par la grâce, s'élève de la méditation à l'oraison affective, de l'oraison affective à l'oraison de recueillement 87 actif, et si cette oraison de recueillement actif ou attention amoureuse à Dieu présent est assez parfaite et assez fervente, c'est l'oraison de quiétude qui commence, et, bientôt après, c'est l'o­raison d'union».

L'oraison de recueillement actif, que l'on désigne aussi sous le nom d'attention amoureuse à Dieu présent, est un simple et affectueux regard de l'âme se représentant Dieu au-dedans d'elle-même et se fixant en lui, avec le secours de la grâce ordinaire et commune. «On l'appelle oraison de recueillement, dit Ste Thérèse, parce que l'âme y recueillant toutes ses puissances, rentre au-dedans d'elle-même avec son Dieu». On l'appelle aussi: oraison de simple présence de Dieu, de pure foi, de simple regard ou de contemplation.

Bossuet, dans son Résumé de l'oraison pour les Visitandines, disait: «Il faut s'accoutumer à nourrir son esprit d'un simple et amoureux regard 88 en Dieu et en N.-S. Jésus-Christ; et pour cet effet, il faut le séparer doucement du raisonnement, du discours et de la multitude d'affections, pour le tenir en simplicité, respect et attention, et l'ap­procher ainsi de plus en plus de Dieu, son unique et souverain bien, son premier principe et sa dernière fin…».

«L'âme, dit Ste Thérèse, recueille dans cette oraison toutes ses puis­sances et rentre au-dedans d'elle-même avec son Dieu. Dans cette retrai­te intime, l'âme, seule avec son adorable Sauveur, peut penser à sa pas­sion, l'adorer lui-même comme présent et l'offrir à son Père, sans faire le moindre effort d'esprit pour aller le chercher au Calvaire, au jardin ou à la colonne. Celles qui pourront ainsi s'enfermer dans ce petit ciel de leur âme où habite celui qui a créé le ciel et la terre, qui s'accoutu­meront à ne rien regarder au-dehors et à prier dans un 89 endroit où rien ne puisse distraire les sens extérieures, doivent croire qu'elles mar­chent dans un excellent chemin et qu'elles ne tarderont pas à s'abreu­ver à la fontaine de vie…». (Le chemin de la perfection, ch. 29).

On peut encore, si tel est l'attrait de la grâce, se rendre Dieu inté­rieurement présent de trois manières différentes: 1° par un grand esprit de charité, qui nous fait aimer et adorer Dieu pour nous et pour tous ceux qui ne l'aiment pas et qui ne l'adorent pas; 2° par un total abandon à la volonté divine; 3° enfin par la peine que l'on éprouve de ne pas se souvenir de Dieu présent. Ce n'est pas qu'on ne puisse s'oc­cuper autrement mais il faut toujours que ce soit en recueillant les puissances à l'intérieur.

Il peut y avoir aussi, dit Massoulié14) dans son Traité de la 90 véritable oraison, une oraison de repos et de quiétude purement acquise avec le secours de la grâce, et cette oraison peut être semblable en quelque manière à celle qui est infuse et extraordinaire.

Il y a aussi une oraison d'union acquise par la fidélité de l'âme à correspondre aux grâces de la contemplation ordinaire.

L'abnégation de la volonté propre et la parfaite conformité à la volonté de Dieu accompagnent toujours l'oraison acquise d'union.

Il n'est point, dit Ste Thérèse, de chrétien qui, avec l'aide de la grâ­ce, ne puisse arriver à la véritable union, pourvu qu'il s'efforce de renoncer à sa volonté propre, pour s'attacher uniquement à la volonté de Dieu. Oh! combien y en a-t-il qui disent et croient fermement être dans ces dispositions! Et moi, je vous assure que s'ils y sont, 91 ils ont obtenu de Dieu ce qu'ils souhaitaient. Ils ne doivent pas se mettre en peine de cette union si délicieuse dont j'ai d'abord parlé (l'union pas­sive). Car ce qu'elle a de meilleur, c'est qu'elle procède de celle dont je parle maintenant; et il est même impossible d'arriver à la première, si on ne possède la seconde, je veux dire cette soumission entière de notre volonté à celle de Dieu. Que cette dernière union est désirable! Qu'heureuse est l'âme qui la possède!

Laisser faire Dieu est le grand secret de la véritable oraison. L'abandon au bon plaisir de Dieu doit donc être l'exercice préféré des âmes désireuses de faire des progrès sérieux dans la vie d'oraison» (Ste Thérèse: Le château intérieur. cinquième demeure, C. 3). 92

Le P. Grou donne aussi pour but à la vie intérieure l'oraison de recueillement et d'union à Dieu. Il recommande la prière continuelle: «la prière du cœur, qui consiste dans une disposition habituelle et constante d'amour de Dieu, de confiance en Dieu, de soumission à sa volonté dans tous les événements de la vie, dans une attention conti­nuelle à la voix de Dieu qui se fait entendre au fond de la conscience et nous suggère sans cesse des vues de bien et de perfection. Cette disposition du cœur est celle où devraient être tous les chrétiens; c'est celle où ont été tous les saints; et c'est en cela que consiste la vie inté­rieure…».

Il explique la perte en Dieu, qui est le don de soi-même et l'abandon à Dieu: «Donnons-nous à Dieu. Humilions-nous, confondons-nous, tremblons à la vue de notre faiblesse 93 et de notre lâcheté; mais en même temps disons: Dieu est tout-puissant; pourvu que je ne veuille pas lui résister, il fera de moi et par moi tout ce qu'il lui plaira; il me rendra capable des plus grands efforts de générosité; il m'arrachera à moi-même et m'apprendra à me perdre en lui pour revivre en lui. Ah! Dieu seul! Quelle parole, qu'elle est grande, qu'elle renferme de cho­ses! Plus de créatures, plus de soi-même, plus de dons de Dieu: vide total, perte entière de tout ce qui n'est pas Dieu seul, Dieu en lui-même… ».

Le P. Grou loue grandement l'oraison de foi ou la contemplation; mais il est prudent, il recommande aux âmes de ne pas s'y engager témérairement et de s'en tenir à la méditation discursive tant qu'elles en ont besoin. 94

Comme préparation à la contemplation, il loue la simplicité, l'aban­don, l'esprit d'enfant. Il s'attache à faire comprendre aux âmes inté­rieures la nécessité de réprimer leur activité naturelle; de s'accoutu­mer peu à peu à se simplifier devant Dieu dans l'exercice de l'oraison; à se reposer doucement en lui. «En vain, dit-il, chercherait-on le repos hors de Dieu; il n'est et ne peut être qu'en Dieu seul. Ce n'est point en s'agitant, en s'empressant et en agissant beaucoup, qu'on parvient à se reposer en Dieu; c'est en faisant tomber toute agitation, pour donner lieu à l'action de Dieu; Dieu est toujours agissant et toujours tranquil­le. L'âme unie à Dieu participe également à son action et à son repos; elle agit toujours lors même qu'elle ne s'en aperçoit pas; mais elle agit avec une grande paix; elle ne prévient point l'action de Dieu, mais elle attend 95 que Dieu la prévienne; elle se meut sous l'impression divine comme la main d'un enfant qui apprend à écrire sous l'impression de la main de son maître… L'âme sous l'action de Dieu n'est point oisive un seul instant, comme l'imaginent ceux qui n'ont pas une vraie idée du repos en Dieu…».

St François de Sales décrit cette oraison de présence de Dieu dans sa lettre trente-quatrième, liv. II.

Bossuet a un opuscule sur cette oraison de foi et de simple présence de Dieu. Il n'est pas suspect de quiétisme.

Citons-en quelques paragraphes:

«I. Il faut s'accoutumer à nourrir son âme d'un simple et amoureux regard en Dieu et en Jésus-Christ Notre Seigneur; et pour cet effet il faut la séparer doucement du raisonnement, du discours et de la 96 multitude d'affections, pour la tenir en simplicité, respect et attention, et l'approcher ainsi de plus en plus de Dieu, son unique souverain bien, son premier principe et sa dernière fin.

II. La perfection de cette vie consiste en l'union avec notre souve­rain Bien, et tant plus la simplicité est grande, l'union est aussi plus par­faite. C'est pourquoi la grâce sollicite intérieurement ceux qui veulent être parfaits, à se simplifier pour être enfin rendus capables de la jouis­sance de l'un nécessaire, c'est-à-dire de l'unité éternelle. Disons donc souvent du fond du cœur: Mon Dieu et mon tout, vous êtes mon un nécessaire, c'est vous seul que je veux, que je cherche et que je désire…

III. La méditation est fort bonne en son temps, et fort utile au com­mencement de la vie spirituelle; mais il ne faut pas s'y arrêter, 97 puis­que l'âme, par la fidélité à se mortifier et à se recueillir, reçoit pour l'ordinaire une oraison plus pure et plus intime, que l'on peut nom­mer de simplicité, qui consiste dans une simple vue, regard ou atten­tion amoureuse en soi, vers quelque objet divin, soit Dieu en lui-même, ou quelqu'une de ses perfections; soit Jésus-Christ ou quel­qu'un de ses mystères, ou quelques autres vérités chrétiennes. L'âme, quittant donc le raisonnement, se sert d'une douce contemplation qui la tient paisible, attentive et susceptible des opérations et impressions divines, que le St-Esprit lui communique. Elle fait peu et reçoit beau­coup; son travail est doux et néanmoins plus fructueux; et comme elle approche de plus près de la source de toute lumière, de toute grâce et de toute vertu, on lui en élargit aussi davantage…». 98

Aujourd'hui même je trouve dans le bréviaire une exhortation de Saint Augustin à cette vie intérieure.

Vigile de St André, 3e leçon, Traité 7 sur St Jean. L'Evangile rappor­te qu'André et Jean allèrent chez N.-S. et s'entretinrent avec lui. St Augustin ajoute: Formons aussi dans notre cœur comme une demeure où N.-S. viendra pour nous instruire et converser avec nous: Aedificemus et nosmetipsi in corde nostro, et faciamus domum, quo veniat ille et doceat nos et colloquatur nobis.

L'ouvrage du P. Schram, bénédictin, sur la Théologie mystique est clas­sique. Il traite de la contemplation avec beaucoup de soin. Il s'appuie sur la Sainte Ecriture, les Pères et les meilleurs auteurs mystiques. Il marque bien la distinction entre la contemplation ordinaire et la con­templation extraordinaire. La première 99 est l'aboutissement ordi­naire de la méditation pour les âmes pieuses, quand elles sont bien dirigées. J'aime sa définition: La contemplation ordinaire est l'éléva­tion de l'âme à Dieu par un simple regard ardemment affectueux, qui n'excède pas les lois ordinaires de la divine providence dans l'ordre surnaturel.

La contemplation ordinaire est dite acquise ou active parce que l'â­me s'y prépare avec l'aide de la grâce. Elle n'en est pas moins un don de Dieu dans l'ordre surnaturel.

St Thomas montre que la contemplation se rattache aux dons d'in­telligence, de sagesse et de science; or ces dons n'excèdent pas les voies ordinaires de la Providence.

C'est une disposition sainte d'aspirer à la contemplation. La Sainte Ecriture nous y invite. V. g. Ps. 54,7: «Qui me donnera des ailes 100 de colombe, je volerai et me reposerai». Apoc. 3,20: «Si quelqu'un entend ma voix et m'ouvre la porte, j'entrerai chez lui et je souperai avec lui».

Richard de St Victor (de Contemplatione) enseigne que désirer la con­templation est un pieux désir. La raison en est qu'il est bon et saint d'aspirer à la perfection; or la contemplation est le moyen principal qui conduit à la perfection, parce qu'elle est l'oraison la plus parfaite. Ce désir doit cependant être réglé par la prudence.

Règles pour le désir de la contemplation.

1° Il faut la demander à Dieu. Sap. 7,7: «J'ai désiré et l'intelligence m'a été donnée; j'ai prié et l'esprit de sagesse est venu en moi»15).

2° Ecarter l'empressement, savoir attendre. Sag. 8,1: «Salomon l'a­vait aimée et désirée depuis sa jeunesse». Job 28,13: «La sagesse n'est pas pour ceux qui vivent mollement». Mat. 5,8: «Dieu se 101 laisse voir dans la contemplation par ceux qui ont le cœur pur».

3° On ne peut pas la mériter de condigno, mais seulement de congruo, c'est-à-dire qu'on peut s'y préparer, en attendant l'heure de Dieu; par­ce que ce n'est pas un moyen de salut nécessaire et que nous n'avons pas de promesse positive de Dieu. C'est une grâce qui dépend de la providence.

4° Il faut pour cela une vocation. Il y a une vocation générale: «Venez tous à moi, vous qui souffrez et vous trouverez le repos de l'â­me», etc. (cf. Mat. 11,29). Il faut aussi une vocation spéciale. Cant 2,10: «Lève-toi et viens, mon amie et ma colombe».

Il ne faut la demander que sans condition, en réservant le bon plai­sir divin, et il ne faut pas demander la contemplation extraordinaire et ses faveurs sans y être porté par un instinct divin manifeste. 102 La contemplation n'est pas à conseiller à tous à l'exclusion de la médita­tion. Tous les maîtres de la vie mystique sont d'accord sur ce point. St Thomas, St Bonaventure, St Jean de la Croix, Ste Thérèse, disent que la méditation discursive est la voie ordinaire, qu'elle prépare à la con­templation et qu'il y faut revenir quand la contemplation laisse l'âme aride. Ste Thérèse rappelle que la contemplation exige des vertus et des dispositions ordinairement fort longues a acquérir. La raison est: 1° que la méditation discursive est naturelle à l'homme tandis que la contemplation par simple regard convient plutôt aux anges; 2° que la méditation suffit pour le salut et que Dieu ne nous a pas promis la con­templation; 3° qu'en s'y portant de soi-même on peut tomber dans le quiétisme et les erreurs de Molinos.

La méditation prépare à la contemplation, 103 elle y peut suppléer. La préparation n'a pas de temps prescrit. Ste Thérèse y mit de 18 à 20 ans; son confesseur Balthasar Alvarez y mit seize ans. Louis du Pont dit qu'on ne peut pas sans témérité fixer un temps déterminé. Il faut s'en rapporter à Dieu. Il faut avoir passé par la méditation affective, avoir réfréné ses passions et acquis les principales vertus, surtout l'humilité.

Signes de vocation d'après Alvarez: l'avis du directeur, l'attrait divin pour l'oraison de simple regard et d'affection, avec un sentiment con­traire pour le raisonnement… Fuir la curiosité et l'amour-propre, s'a­vancer dans la perfection, la régularité, la ferveur… 104

Nous voici à l'anniversaire et à la fête de notre vénéré Père André. On l'appelait le saint, de son vivant, et il est vraiment mort en odeur de sainteté. Il fait honneur à notre Congrégation. Ses livres font un grand bien, notamment sa Vie de Mère Véronique, ses Méditations, sa bro­chure sur Ste Gertrude: Amour, paix et joie.

Le S.-Cœur nous a déjà donné un beau groupe de saintes âmes, qui sont le fondement de la Congrégation. Avec le saint Père André, il y a le P. Rasset, modèle de zèle sacerdotal, crucifié par de longues souf­frances, supportées héroïquement; le P. Charcosset, sage, prudent et pieux, aide et conseil de M. Harmel pour les œuvres du Val des Bois; le P. Modeste Roth, modeste comme son nom,.humble et régulier (bene omnia fecit) ; de pieux novices, comme le Fr. Sanctus16) et Fr. 105 Quentin17); des missionnaires généreux, qui sont allés mourir joyeuse­ment à l'Equateur, au Brésil, au Congo.

Nous aurions dû recueillir davantage les souvenirs de ces saintes vies. Ils prient là-haut pour nous, avec nos Soeurs de St-Quentin et de Villeneuve.

Nous avons eu aussi des jeunes prêtres, comme le P. Tharcis18) et le P. Jean Guillaume desquels on pouvait dire qu'ils étaient chers à Dieu et aux hommes: dilectus Deo et hominibus; et la guerre actuelle nous donne­ra de jeunes et aimables martyrs du patriotisme, comme les ff. Rattaire, Granger, etc.

Voici le temps des frimas et je suis encore à Bruxelles. Il y a plus de deux mois que le Saint-Père m'a appelé, mais les atermoiements se succèdent. Je devais partis 106 le 29, mais les trains de rapatriement sont suspendus par suite des mouvements de troupe. Fiat! La Providence me conduit par la main, elle a en tout ses desseins de misé­ricorde. J'attends et ne cherche pas autre chose que la volonté de Dieu.

L'abbé Gillot, chapelain de Paray le Monial, a écrit un bon manuel de l'oraison. Il traite de la méditation discursive, fort exactement et pratiquement. Il s'excuse de ne pas parler de la contemplation à laquelle peu d'âmes sont appelées. Il s'en tient modestement à la petite oraison, dit-il. Il cite à ce propos l'admirable P. Bourgoing, qui recom­mandait de ne pas viser trop haut. «L'oraison, dit le P. Bourgoing, est un banquet spirituel auquel nous sommes conviés. Suivons donc ce conseil que N.-S. nous donne en la parabole des noces: «Quand tu seras invité aux noces, ne t'assieds pas au premier rang, 107 mais assieds-toi au dernier, afin que, lorsque celui qui t'a invité viendra, il te dise: Ami, monte plus haut» (Luc. 14,10). Voici ce que cela veut dire: de nous-mêmes nous ne devons jamais nous élever en l'oraison ni choisir une manière singulière ou des degrés sublimes d'oraison, comme de la contemplative, unitive, passive, par le silence et cessation de nos facultés et par d'autres semblables desquelles nous devons ignorer les noms… Il faut donc nous asseoir au dernier lieu, adhérer aux voies peti­tes, comme petits et faibles que nous sommes» (Direction de l'oraison, p. 41).

Le P. Bourgoing est sage et prudent.

Le volume de M. Gillot est à conseiller aux âmes pieuses et même aux prêtres. Le card. Perraud écrivit à l'auteur qu'il désirait voir ce livre aux mains de tous les prêtres.

Je résume le Manuel:

I. La présence de Dieu. - C'est par là qu'il 108 faut toujours com­mencer. Il y a d'abord l'omniprésence de Dieu, son immensité qui nous enveloppe avec le regard incessant de sa vigilance et la toute-puis­sance de son action; mais il y a surtout sa présence spéciale en notre âme par la grâce: présence de la Sainte Trinité, qui est en nous comme en une demeure que nous devons orner et sanctifier par la vertu; pré­sence de N.-S. par sa grâce et par l'application de ses mérites. C'est à cette dernière que s'arrêtait Ste Thérèse: «Je tâchais, dit-elle, de con­sidérer d'une vue attentive Jésus-Christ, notre Bien et notre Maître, comme présent au fond de mon âme… C'est dans ce sanctuaire que je con­templais ses mystères…». N'est-il pas vrai que par sa grâce N.-S. met ses mystères à notre disposition comme un trésor où nous trouvons ses vertus à imiter et ses mérites à faire valoir devant son Père.

II. Les sujets à choisir. - Ils 109 sont souvent indiqués par les cir­constances comme les fêtes liturgiques, les divers temps de l'année, ou par des événements publics ou privés qui nous émeuvent.

En dehors de là, ils nous sont suggérés par de bons livres: M. Gillot recommande les Méditations du P. Dupiout et aussi l'Année de médita­tions par St Liguori.

Souvent aussi la lecture spirituelle du jour nous laissera une impres­sion que nous ferons revivre à l'oraison.

III. Les actes. - On les ramène à cinq: les considérations, les affec­tions, les examens, les prières et les résolutions.

Les considérations ou réflexions n'ont pas besoin de revêtir la for­me rigoureuse des syllogismes, puisque la méditation est à la portée des âmes simples. Les réflexions alternent avec les affections et les prières; les examens préparent les résolutions. Il faut une certaine liberté pour tous ces actes, et l'on s'arrête à ceux qui nous touchent le plus. 110

Combien il importe d'avoir une bonne résolution chaque jour et de prévoir les moments de la journée où on se la rappellera!

IV. La méthode. - M. Gillot a sur la méthode d'oraison d'excellentes réflexions, tirées d'ailleurs des meilleures maîtres.

Le P. Bourgoing rappelle que «l'oraison n'est pas un bien de la nature, mais un don de la grâce; ce n'est pas un ouvrage de l'homme, mais une œuvre de Dieu même; ce n'est pas une invention de l'esprit humain, mais une infusion du St-Esprit: de là vient que nous ne pou­vons pas penser acquérir ce bien à force de bras, c'est-à-dire par l'étu­de et par l'élévation de notre entendement et par les efforts de notre volonté, ni aussi par l'industrie humaine et par un art composé, mais plutôt le demander à Dieu en humilité, l'attendre en patience, le rece­voir avec action de grâces, en user et y coopérer avec fidélité. Mais comme il ne faut 111 pas écarter toute méthode, je conseillerai d'en user sobrement et avec grande retenue, de l'assujettir à la grâce et la rendre entièrement soumise à l'esprit de Dieu…».

Le P. Rothan dit aussi: «L'art de méditer est proprement la science des saints et dépend bien moins des enseignements de l'homme que de l'onction du St-Esprit et des désirs d'une volonté ferme».

En résumé, une méthode est utile mais la méthode ne remplace pas la grâce; elle ne remplace pas non plus l'expérience, la pratique per­sonnelle. «Voici une simple et courte méthode d'oraison, écrit St François de Sales, en attendant que les bons livres et surtout votre pro­pre expérience vous en instruisent à fond».

«Il arrivera parfois, dit encore St François de Sales, qu'après avoir fait la préparation de votre méditation, votre âme sentira une douce 112 émotion qui la transportera tout d'un coup en Dieu: alors, Philotée, laissez toute cette méthode que je vous ai donnée; car, bien que l'exercice de l'entendement doive précéder celui de la volonté, cependant si le St-Esprit opère en vous par ces impressions les saintes affections que les réflexions devaient préparer, n'allez pas chercher dans votre esprit ce que vous avez déjà dans le cœur…». C'est une règle générale qu'il faut toujours ouvrir le cœur aux affections qui y naissent.

M. Gillot ne traite pas de la contemplation, mais il donne en note, page 6, les signes auxquels on reconnaît que Dieu demande à une âme de quitter l'oraison discursive, l'oraison de méditation, pour l'oraison d'union. St Jean de la Croix, dit-il, en marque trois:

«Le premier, c'est l'impuissance à méditer, à se servir de l'imagina­tion, 113 et le dégoût qu'on éprouve à s'y livrer comme autrefois…

Le second, c'est de ne reconnaître en soi aucun désir d'appliquer son imagination, ni ses sens à des objets particuliers, extérieurs ou intérieurs.

Le troisième signe et le plus certain, consiste dans la joie intime que l'âme éprouve en pleine solitude, dans une attention pleine d'amour à Dieu. Dans ce bienheureux état, sa mémoire, son entendement ou sa volonté ne produisent aucun acte, du moins aucun acte raisonné, ses puissances savourent en repos la paix intérieure d'une connaissance générale…» (La montée du Carmel, livre II, chap. XII).

Le P. Tissot en félicitant M. Gillot lui rappelle malignement ce pas­sage de St François de Sales: «La méditation est semblable à celui qui odore l'oeillet, la rose, le romarin, le thym, le jasmin, 114 la fleur d'o­ranger, l'un après l'autre, très distinctement. Mais la contemplation est pareille à celui qui odore l'eau de senteur composée de toutes ces fleurs; car celui-ci, en un seul sentiment, reçoit toutes ces odeurs unies, que l'autre avait senties divisées et séparées…» (Traité de l'Amour de Dieu, livre 6, chap. 5).

Le P. Suarez, commentant St Thomas (2a 2ae q. 184), a un beau traité théologique de la méditation et de la contemplation. L'oraison a trois degrés comme la vie spirituelle. La contemplation correspond à la vie unitive. Elle consiste dans un regard simple et affectueux de Dieu ou des choses divines. Elle n'est pas l'inaction, mais une action calme et paisible. Elle suppose que l'âme est purifiée de ses péchés et de ses passions.

Suarez traite aussi avec sa maîtrise 115 habituelle de la contempla­tion extraordinaire…

Le pieux docteur décrit bien l'oraison illuminative et unitive: «C'est, dit-il, une adhésion affectueuse de l'homme à Dieu, un familier et pieux colloque et un repos dans la jouissance autant qu'il plaît à Dieu».

Mais il ajoute que beaucoup d'âmes n'arrivent pas à la contempla­tion, quoiqu'elles s'appliquent à la méditation toute leur vie. Elles n'en ont pas moins de grands mérites (Serm. 3 de circumcisione…).

St Grégoire (Moralia in Job, liv. 6, c. 26), fait la même réflexion. C'est affaire de complexion ou d'intelligence et cela dépend des desseins de Dieu. Mais la méditation, au moins dans ses formes les plus simples, est à la portée de tous et peut être utile à tous… 116

M. Letourneau a publié un volume très intéressant sur la méthode d'oraison de St Sulpice. Il donne deux textes de M. Olier, un de M. de Lautages, un de M. de la Chétardye et le texte traditionnel du Manuel de piété du Séminaire. Il ajoute à ces textes les explications de M. de Lautages et celles de M. Tronson.

J'aime beaucoup le texte de M. de Lautages, qui est le plus clair et le plus facile.

Ce qui caractérise surtout la méthode de St Sulpice, c'est la seconde partie qui comprend l'adoration, la communion et la participation: Adoration de N.-S. dans le mystère ou la vertu que l'on médite: cette adoration est mêlée d'admiration, de louanges, d'amour, de reconnais­sance.

Communion à l'esprit et aux vertus de N.-S., après réflexion et exa­men.

Participation à la vie de N.-S. par 117 des résolutions pratiques…

M. Letourneau compare discrètement la méthode de St Sulpice avec celle de St Ignace et les autres. Il s'aide pour cela des vues du P. Faber.

En somme, la méthode de St Ignace a un cachet à part. Elle vise sur­tout à l'action, elle prépare des apôtres. St Ignace voulait former ses fils à la vie mixte. Leur contemplation a surtout pour but de les rendre plus ardents à l'apostolat. Cependant leur acte d'oblation si connu «Sume et suscipe» est sans réserve. Ils s'offrent à Dieu en ne deman­dant que son amour et sa grâce. Ils doivent donc être prêts à sacrifier même leur zèle pour l'apostolat si Dieu le demande.

Le caractère personnel de St Ignace lui a fait donner au zèle de ses 118 fils une allure militante et chevaleresque.

Comparaison. - M. Letourneau et le P. Faber mettent à part la métho­de de St Ignace et pensent que les autres sont issues plus directement de la tradition ecclésiastique.

M. Olier a sans cesse recours à Saint Ambroise, à St Jean Climaque, à St Nil… Pour la préparation, il s'inspire de St Chrysostome, de St Bonaventure, de St Bernard, de St Benoît.

Pour le corps de l'oraison, qu'il divise en adoration, communion et participation, il dérive de St Ambroise, de Tertullien, de Grégoire de Nysse qui interprètent dans ce sens plusieurs passages de l'Ecriture et surtout le précepte du Seigneur: Pone me ut signaculum in fronte ut sem­per confiteamur, c'est l'adoration; in corde, ut semper diligamus, c'est la communion; in brachio, ut 119 semper operemur, c'est la coopéra­tion. - Pour moi, je pense qu'il faut également rattacher St Ignace à la tradition: il s'est beaucoup inspiré de la méthode bénédictine du monastère de Montserrat. Il a seulement ajouté son cachet très accen­tué de psychologue, de lutteur et d'apôtre.

A côté des méthodes de St Ignace et de St Sulpice, on cite celles du Carmel, de l'Oratoire, de St François de Sales et de St Liguori.

Toutes ces méthodes sont soeurs. M. de Bérulle s'inspirait du Carmel. M. Olier tient de l'Oratoire par ses relations avec le P. de Condren et le P. Amelotte. Il a aussi des liens avec St François de Sales à qui il a emprunté l'usage du bouquet spirituel.

Toutes ces méthodes sont bonnes mais elles doivent être employées 120 avec une certaine discrétion. Quand les Exercices de St Ignace sont donnés à nos communautés contemplatives, on doit atténuer leur caractère de lutte et d'action, ce que beaucoup de jésuites savent bien faire.

On reproche à la méthode de St Sulpice de préparer plutôt à la vie intérieure qu'à l'activité paroissiale. Il suffit que cette méthode soit employée dans les séminaires avec un grain de sel.

La troisième partie du corps de l'oraison, la participation, ne doit pas seulement nous unir à la vie intime de N.-S., mais aussi à sa vie mixte et apostolique. M. Hamon était bien dans cet esprit.

M. Letourneau ne néglige pas la contemplation, il la comprend et la recommande. C'est d'ailleurs l'esprit de St Sulpice. M. de Lautages, dans l'explication de la méthode, disait déjà: 121 «Les personnes qui se sont appliquées quelque temps considérable à méditer les vérités de la foi, éprouvent souvent dans l'oraison, qu'elles n'ont pas besoin de les méditer de nouveau, et qu'il leur suffit de s'en souvenir devant Dieu pour en être aussitôt touchées et remplies de bons sentiments» (Cant. V 6).

M. Letourneau traite assez abondamment de la contemplation dans la seconde partie de son volume. Il cite assez longuement St François de Sales, Ste Chantal, M. Courbon, le P. Faber.

«Nous avons cru nécessaire, dit-il, de donner quelques éclaircisse­ments au sujet de la contemplation. Les degrés élémentaires de la con­templation ordinaire se rencontrent fréquemment chez les âmes fer­ventes, spécialement dans les séminaires et les noviciats; et il est extrê­mement important de les éclairer sur leur état: faute d'une sage direc­tion, elles pourront demeurer 122 désorientées dans les voies de l'o­raison, pendant de longues années: elles s'obstineront de bonne foi à vouloir méditer tous les matins, alors que le plus souvent la méditation leur est inutile et moralement impossible: et plusieurs ne comprenant rien à leur état finiront par se dégoûter de toute oraison» (Cf. Saudreau II, 5).

«Théotime, la contemplation n'est autre chose qu'une amoureuse, simple et permanente attention de l'esprit aux choses divines, ce que vous entendrez aisément par la comparaison de la méditation avec elle. Les petits mouchons des abeilles s'appellent nymphes jusqu'à ce qu'ils fassent le miel, et lors on les appelle avettes ou abeilles; de même l'oraison s'appelle méditation jusqu'à ce qu'elle ait produit le miel de la dévotion…

La méditation considère par le menu et comme pièce à pièce 123 les objets qui sont propres à nous émouvoir, mais la contemplation fait une vue toute simple et ramassée sur l'objet qu'elle aime, et la considé­ration ainsi unie fait aussi un mouvement plus vif et plus fort» (Traité de l'amour de Dieu, liv. 6, ch. 5).

«L'objet de la contemplation est parfois une seule des perfections divines, comme son infinie bonté. Quelquefois aussi nous sommes attentifs à regarder en Dieu plusieurs de ses infinies perfections, mais d'une vue simple et sans distinction… Enfin nous regardons d'autres fois quelque action ou quelque œuvre divine à laquelle nous sommes attentifs; comme par exemple à l'acte de la miséricorde par lequel Dieu pardonne les péchés, ou à l'acte de la création, ou de la résurrec­tion de Lazare, ou de la conversion de St Paul… et lors, Théotime, l'â­me fait une certaine saillie d'amour, non seulement 124 sur l'action qu'elle considère, mais sur celui duquel elle procède: Vous êtes bon, Seigneur, et en votre bonté apprenez-moi vos justifications (Ps. 118,68). Mais, en quelle des trois façons que l'on procède, la contem­plation a toujours cette excellence, qu'elle se fait avec plaisir, d'autant plus qu'elle présuppose que l'on a trouvé Dieu et son saint amour, qu'on en jouit et qu'on s'y délecte, en disant: J'ai trouvé celui que mon âme chérit, je l'ai trouvé et je ne le quitterai point. En quoi elle diffère d'avec la méditation, qui se fait presque toujours avec peine, travail et discours, notre esprit allant par icelle de considération en considération, cherchant en divers endroits ou le bienaimé de son amour ou l'amour de son bienaimé… La contemplation est la fin et le but auquel tendent tous nos exercices…». 125

Le livre de M. Courbon sur l'Oraison mentale est un des meilleurs écrits ascétiques du 17e siècle. Il décrit bien la contemplation. «Quel est l'état d'oraison qui suit celui de l'oraison affective? C'est ordinaire­ment l'état d'oraison de recueillement actif ou d'attention amoureuse à Dieu présent. - En quoi consiste cette attention? En trois choses: dans un regard vers Dieu, dans un souvenir de Dieu, dans une tendance à Dieu; en sorte que notre esprit, notre mémoire et notre volonté con­courent ensemble pour produire cette attention amoureuse… - Quel nom donne-t-on à cet état d'oraison? Les uns le nomment oraison de pure foi, les autres de simple regard, les autres contemplation: mais ces mots n'expriment pas assez ce qui se fait dans cette oraison, car ils ne désignent qu'un acte de l'esprit et cependant la mémoire y agit et la volonté y a la meilleure part. 126 - Quel est l'objet de cette atten­tion amoureuse? C'est Dieu seul. (C'est aussi N.-S. considéré d'une manière générale dans sa sainte humanité ou d'une manière spéciale dans ses différents mystères. Rien n'empêche que ce mode d'oraison ne s'applique aussi, selon les occurrences, à la Sainte Vierge, aux Anges et aux Saints).

Quelles sont les dispositions nécessaires? C'est avant tout la vocation de Dieu. Un roi révèle ses secrets à qui il lui plaît.

Marques de vocation: 1° Une certaine absence de goût pour les précédentes manières d'oraison, et le peu de profit qu'on en retire, malgré la bonne volonté d'en profiter. Combien de temps doit-on avoir donné aux précédents états d'oraison? Cela ne peut se détermi­ner. Quelques âmes profitent plus en six mois que d'autres en plu­sieurs années (Ste Thérèse a mis 17 ans mais c'est parce qu'elle ne savait pas et n'avait 127 pas rencontré un directeur éclairé).

2° Deuxième marque: c'est lorsque dans les oraisons précédentes on se sent porté à l'unité, c'est-à-dire qu'une simple pensée et une sim­ple affection nous occupent pendant un temps notable…

3° Troisième marque: c'est quand on a la vertu requise et les dispo­sitions d'esprit propres pour ce degré d'oraison. Il faut pour cela une grande pureté d'âme et un désir sincère d'être tout à Dieu…

Cette oraison n'est-elle pas purement passive? Non, elle peut être aussi ordinaire et acquise. Pourquoi quelques âmes, après s'être accou­tumées à faire une grande quantité d'actes de foi sur la présence de Dieu, après avoir produit une infinité d'actes d'amour vers ce Dieu de bonté, après avoir peu à peu simplifié ces actes, ne pourraient-elles pas se former une habitude de 128 cette attention amoureuse à Dieu pré­sent? Or cette habitude je l'appelle une oraison acquise et ordinaire parce que réellement on l'a acquise avec la grâce ordinaire et com­mune…

Comment doit-on passer la journée quand on est dans cet état d'o­raison? Il faut autant que possible la commencer, la continuer et l'a­chever dans ce saint exercice…

Comment dans cette oraison faut-il se comporter dans les affaires? Il faut ne s'en mêler jamais que par l'ordre de la Providence; ne point les entreprendre par inclination et par mouvement de la nature, mais seulement parce que Dieu le veut. Il faut de plus qu'on n'agisse point dans les affaires par esprit humain, mais dans l'esprit de N.-S. par lequel on doit se laisser conduire. Pour lors les affaires n'étoufferont pas le regard amoureux; agir autrement, c'est le moyen de le perdre bientôt. 129

Il y a beaucoup d'âmes destinées à pratiquer l'oraison de simplicité. Sainte Chantal remarquait que ses filles marchaient toutes par cette voie; et ce qui se rencontre à la Visitation se trouve aussi en dehors de la Visitation chez beaucoup de personnes adonnées sérieusement à l'o­raison. Ces âmes trouveront des renseignements dans le P. Meynard, dans Bossuet et le P. Poulain.

Il y a très peu d'esprits à qui tout l'appareil de la méthode de St Ignace soit nécessaire pendant un long espace de temps, mais il y en a beaucoup qui ne font jamais de bonnes méditations et qui seraient cependant arrivés à en faire d'excellentes, si ellest [s'ils] avaient voulu seulement se faire un peu de violence dans les commencements et porter le joug pendant quelque temps. 130

Beaucoup d'âmes franchissent, la plupart lentement, quelques-unes rapidement, la voie de simple méditation. Quand la vie d'un chrétien est toute occupée de Dieu, qu'il fait des livres spirituels sa principale étude, il s'aperçoit souvent que la méditation n'est plus le genre de prière qui lui convient, et que désormais il doit avoir à ce que les écri­vains ascétiques appellent la prière affective… et celle-ci conduit à la contemplation.

La méthode du Carmel telle que l'expose Jean de Jésus-Marie, inter­dit toute minutieuse composition de lieu et recommande de s'attacher à un seul point de méditation dont les parties constituantes sont l'ado­ration, l'oblation, l'action de grâces, la demande et l'intercession, dont l'ordre peut varier suivant le sujet.

M. Letourneau fait remarquer 131 que les cinq points du P. Jean de Jésus-Marie peuvent très bien se fondre dans les trois points de M. Olier, de cette manière:

1° adoration et action de grâces;

2° demande et intercession;

3° oblation et coopération.

Et ainsi apparaît la parenté des méthodes du Carmel et de St Sulpice. L'esprit du Carmel a passé à St Sulpice par les relations de M. Olier avec M. de Bérulle, le P. de Condren et M. Amelotte.

Dans son Règlement pour l'institution de l'Oratoire, M. de Bérulle décrit bien l'oraison et la présente de manière à conduire à la contem­plation. «Nous aimons trop, dit-il, à agir dans l'oraison par discours et imagination, ce qui nous empêche de la faire sur des choses relevées. 132

Nous devons donc prendre une manière d'oraison que nous puis­sions pratiquer sur toutes sortes de sujets pour grands et élevés qu'ils soient, comme les mystères de Jésus-Christ et autres que l'Eglise nous présente durant l'année.

Cette manière d'oraison consiste en une disposition que l'on doit avoir de respect, d'honneur et de déférence vers les sujets qu'elle se propose, s'humiliant devant Dieu (c'est l'adoration comme au Carmel et à St Sulpice); jusqu'à ce qu'il plaise à Dieu de regarder notre basses­se et notre pauvreté et nous donner sa lumière pour entendre ces sujets, ce qu'il faut lui demander de temps en temps pour ne pas rester oisifs.

L'âme qui connaît sa pauvreté doit se consumer et s'abîmer devant la majesté de Dieu. Cette méthode honore plus Dieu que nos pensées 133 et réflexions qui sont bien indignes de lui. - Il est vrai que cette méthode n'est pas propre à tous. Les commençants ne se doivent pas mettre à la table de l'époux; il faut au contraire se mettre d'abord au dernier lieu et attendre la parole de l'époux: Ascende superius. (C'est la vocation à la contemplation).

On commence par la méditation. Dans le corps de l'oraison, on pas­se de la pensée et de la réflexion aux actes de la volonté: adoration, action de grâces, oblation, contrition, résolution… (c'est le plan du Carmel). Nous nous proposons toujours, au commencement de nos exercices, d'adorer le Fils de Dieu en quelqu'une de ses qualités, parce que cela sert à recueillir l'esprit et à le remplir du Fils de Dieu qui est la plénitude (communion et participation). 134

====Le P. de Condren (d’après sa biographie écrite par le P. Amelotte)==== L'oraison du P. de Condren tient de celle du Carmel et de St Sulpice, avec une tendance à la contemplation.

I. «Le fond de son esprit était une continuelle adoration de la Majesté de Dieu; sa qualité d'hostie l'avait porté à rendre ce devoir dès son enfance; la grâce l'y aurait toujours nourri par ses instincts et la Congrégation de l'Oratoire l'y avait confirmé par ses règlements et par ses pratiques. C'était donc avec cette vertu de religion qu'il se présen­tait devant Dieu, et quelque grâce qu'il reçut, il ne sortait jamais de ce profond et religieux respect.

Quelques-uns s'imaginent que cette disposition est un état de pares­se et d'oisiveté, mais ils se trompent, pour n'en pas bien connaître la nature. Mais il contient un recueil des principales vertus chrétiennes: ce n'est pas seulement 135 un acte de respect et d'estime de Dieu, c'est une louange de l'infinité de Dieu, un acte d'humilité et de cha­rité, un sacrifice.

L'oraison du P de Condren ne se bornait pas à cet acte d'adoration. Nous ne traitons pas seulement avec Dieu, disait-il, en qualité de sim­ples créatures ou de serviteurs, nous vivons avec lui comme des enfants avec leur Père. Nous l'honorons avec tendresse à cause qu'il nous tient pour ses enfants bien-aimés, et l'adoration dont nous parlons tient autant de la charité que de la religion.

II. La principale occupation était d'entrer dans les dispositions de Dieu qu'il avait adorées (communion), et il savait bien que nous ne devons pas seulement honorer la vie de Dieu et de son Fils, mais la former en nous. 136

III. Il ajoutait à cette union d'esprit avec Dieu et à cette société de vie, la coopération à ses desseins; car comme il voyait que Dieu ne s'est pas renfermé en soi-même, mais qu'il s'est communiqué à ses créatu­res, et que J.-C. n'a pas vécu pour lui seul mais pour Dieu son Père et pour les hommes; aussi croyait-il que ce n'est pas assez de former en nous les dispositions divines, mais qu'il les fallait faire paraître dans nos actions et contribuer à les produire en autrui… par nos œuvres. Cette oraison n'est donc pas oisive, puisqu'elle contient toutes sortes de vertus et elle n'est pas seulement propre pour les personnes retirées puisqu'il n'y a point de bonnes actions dont elle ne soit la source et le principe…».

«L'homme d'oraison». Ouvrage très complet, très intéressant. Le pieux auteur parle d'expérience. 137 Il rattache toutes les formes de l'oraison aux Exercices de St Ignace. Il faut reconnaître cependant que St Ignace n'a pas voulu former des contemplatifs, il a voulu prépa­rer des hommes actifs qui aient une certaine union acquise avec Dieu.

On peut dire que St Ignace a favorisé l'oraison affective, car dès le troisième exercice de la 1ère semaine, il recommande de se laisser aller aux affections autant qu'on y est porté.

Les méditations ou contemplations de la 2e semaine sur les mystères de N.-S. sont propres à la vie illuminative, cependant elle donnent sou­vent lieu aux affections. Quoi de plus touchant en effet que tous ces mystères.

Celles de la 3e semaine, sur la passion, préparent à la contemplation comme à l'action, parce qu'elles 138 nous portent à la purification de l'âme, à la pénitence, à l'abandon.

Celles de la 4e semaine nous rapprochent de la contemplation en nous disposant à la joie spirituelle, à l'amour du ciel, au zèle pour la gloire de Dieu.

La contemplation ad amorem nous fournit quelques thèmes pour l'u­nion active et acquise avec Dieu.

Le P. Nouet est très complet, mais il range dans l'oraison affective plusieurs états d'âme qui sont déjà de la contemplation active. Cela se voit souvent chez les anciens auteurs, comme le remarque le P. Meynard. «L'oraison affective, dit celui-ci, tient un certain milieu entre la simple méditation et la contemplation ordinaire proprement dite, qui se manifeste clairement dans le recueillement actif; néanmoins le regard simple et amoureux de la contemplation 139 s'y rencontre quelquefois et même assez souvent, d'une manière très consolante, ce qui explique le langage de quelques anciens auteurs où l'oraison affec­tive paraît se confondre avec la contemplation. Il est en effet difficile qu'une âme entre réellement dans l'oraison affective sans jouir par moments de la contemplation».

C'est ainsi que le P. Nouet classe dans l'oraison affective l'oraison de présence de Dieu et celle de simple foi qui sont plutôt les prémisses de la contemplation.

En somme St Ignace n'a pas voulu donner dans ses Exercices les règles de la contemplation acquise ou infuse. Son but était autre. Il a laissé ce soin à ses fils spirituels et le P. Nouet est un de ceux qui s'en sont le mieux acquitté.

Prudence. -J'aime le conseil de prudence du P. Nouet. 140 On lui objecte que c'est en quelque façon tenter Dieu, que d'aller à la prière sans préparation, et se présenter sans préparation devant le trône du Seigneur sans savoir ce qu'on veut lui dire, attendant que la pluie tom­be du ciel, sans se donner la peine de puiser l'eau à la fontaine pour arroser la terre de son cœur.

Il répond: «J'avoue que pour être élevé à ce degré d'oraison, il ne faut pas omettre à préparer un sujet à l'avance qui puisse servir au besoin, si le Saint-Esprit ne donne rien autre chose: il est bon de pré­voir toujours, mais surtout au commencement, les affections qu'on veut produire durant la prière, et même quelques points de considération propres à toucher la volonté; mais si Dieu prend d'abord possession du cœur, et le porte bien loin de son sujet pour le fixer en sa présen­ce, ou pour l'arrêter dans une simple vue de sa grandeur, ou pour le faire descendre 141 dans son propre néant, ou pour lui découvrir le fond de sa malice, ce serait une grande faute de lui vouloir résister, et se soustraire à sa conduite, pour suivre ses propres pensées avec beau­coup de peine et peu de fruit».

St Ignace, ajoute le P. Nouet, préparait chaque jour sa méditation avec exactitude, mais aussitôt qu'il entrait en oraison, il était entraîné par l'ardeur de sa contemplation… Cela nous montre clairement que ceux qui sont fort avancés dans l'oraison, n'ont pas besoin de discours pour échauffer leur cœur, et qu'un simple regard, une vue d'esprit suffit pour allumer un grand feu qui les fait fondre en larmes de con­solation et de douceur…

Enfin le jour du départ est arrivé, c'est pour demain. J'avais fait mon acte d'abandon 142 pour rester indéfiniment, le billet est arrivé. Tout ce que la Providence fait est bien fait, elle m'a donné ici quel­ques mois pour lire toute une bibliothèque ascétique et m'exercer de plus en plus à l'union avec Dieu. Je n'ai plus longtemps à vivre, je veux me laisser porter jour par jour par la divine Providence.

Je ferme ce cahier de notes, j'en ouvrirai un autre à Rome s'il plaît à Dieu.

St Raphaël, protégez mon voyage.

143 Table des matières

Juin 1917 1M. Henri Boudon 68
Mme de Gerlache 4Le P. Nouet 72
Juillet. De Sonis 5Bossuet 75
Ruines 11St Liguori 82
Le P. Meynard 86
Août 12P. Grou:
Manuel des âmes intérieures 92
8 septembre 13P. Schram 98
17-23. Retraite 14St André 104
St-Quentin 22
Octobre - Le Pape 241er décembre 105
Le Nonce 25M. Gillot 106
Namur 26La présence de Dieu 107
Le Cardinal 27Les sujets 108
Le P. Thibaut 29Les actes 109
Card. Gasparri 30La méthode 110
La Providence 32St Jean de la Croix 112
Mgr Della Chiesa 34Suarez 114
Voyage à Rome 40St Bernard 115
Béthanie 41M. Letourneau 116
La France 42La contemplation 120
Stérilité 46St François de Sales 122
Une aventure 48M.Courbon 125
Le St Coeur de Marie 49Ste Chantal 129
Louise Lateau 50P. Faber 129
Braine-le-Comte 54Le Carmel 130
Le Cameroun 55M. de Bérulle 131
Le P. de Condren 134
1er novembre. Liturgie 56Le P. Nouet 136
L'oraison d'après St Liguori 59Le 12 décembre.
M. Saudreau 64Départ 141

1)
Dans un autre cahier. Il s’agit du «cahier de lectures 1917» (cf. AD B. 14/8-b, pp. 34-47).
2)
Nos orphelins de Tervueren: cf. ce même cahier, n. 49.
3)
La vén. Philomène de Ste Colombe. «Elle vit les grandes épreuves de l’Eglise et le triomphe, écrit le P. Dehon; elle vit les trois quarts du monde en proie à la désolation (n’est-ce pas là que nous en sommes?) » (cf. AD B. 15/1.2; p. 17).
4)
Le Pape m’appelle, il faut partir. Le P. Dehon était en Belgique, dans une condi­tion de résidence forcée. Il ne pouvait pas quitter le pays, parce que la Belgique était sous l’occupation allemande. D’où la nécessité d’une intervention du Pape, pour lui obtenir de se rendre dans un pays neutre (la Suisse), et de là passer en France ou en Italie. Un officier allemand vint spontanément lui en donner l’assurance en octobre 1917. Mais le Père dût attendre la formation d’un train de rapatriés ordinaires qui ne partit de Bruxelles que le 13 décembre pour Evian.
5)
Je ne trouverai plus mon appartement à Rome. Le P. Dehon avait loué un apparte­ment à Rome, piazza Campitelli, dans le Palais Lovatelli, avec entrée en via S. Angelo in Pescheria n. 1; c’était le siège pour notre procureur auprès du St-Siège. Mais entre 1914 et 1919 1a Procure est restée fermée à cause de la guerre.
6)
Manuel de prière pour nos agrégés: voir Cahier XLII, 122.
7)
Nouvelle édition du Directoire. La même information est répétée au n. 33 suivant. Cette édition, datée 1919, est la dernière aux soins du P. Dehon. Il s’agit vraiment d’u­ne nouvelle édition, revue et augmentée (Louvain, Imprimerie François Ceuterick, 1919, pp. 216, et donc presque le double par rapport à l’édition 1908). A la page 2, on voit cette annotation du P. Dehon: «Ces pages expriment l’esprit de notre Œuvre, tel que nous l’avons conçu dès le commencement (1877-1878), avec le concours de quelques âmes privilégiées et la grâce du Sacré-Cœur de Jésus». Pour une «notice» très détaillée sur les différentes éditions du «Directoire spirituel», voir Direttorio spiri­tuale, Milano 1983, pp. 336-346.
8)
Evêque de Namur. En 1917 était Mgr Heylen, Thomas-Louis, prémontré. Né en 1856 à Casterlé (dioc. Malines), abbé de Tongerloo, nommé évêque de Namur en 1899, il était en même temps président du comité permanent des congrès eucharisti­ques internationaux.
9)
Barthélemy, Dessons Marie-Edmond, scj. Cf. I, 524,95. Il a été procureur auprès du St-Siège de 1891 à 1919. C `est lui qui a conclu avec Mgr Cantagalli l’achat de la mai­son d’Albino en 1907.
10)
Je retrouve une photographie du 22 janvier 1897. Il s’agit d’une photographie très connue. On peut la voir publiée dans le volume: H. Dorresteijn, Vita e personalità di P. Dehon, con «note e studi» di G. Manzoni, EDB 1978, p. 202.
11)
Cahier avec des annotations du P. André. La Soeur ursuline dont on parle ici est Sr St-Gabriel. Après sa mort, le P. André en a rédigé une «notice» ou «note biographi­que», comme de coutume dans cette congrégation (cf. AD B. 15/1.2, p. 11).
12)
Curicque, Jean-Jules-Marie (1827-1892). Curé à Haute-Konz (1866), il rendit au culte l’ancienne chartreuse de Rettel. Il publia l’ouvrage Voix prophétiques ou signes apparitions et prédictions (3° éd. 1871) et c’est à cela que le P. Dehon fait allusion.
13)
Ce n’est pas très important. Mais voici une curiosité du P. Dehon, entre autres. On a ici une citation de St Grégoire, et il l’introduit en indiquant qu’il s’agit de la 14e homélie de St Grégoire «sur Ezéchiel»; mais à la fin de la citation il renvoie à l’homé­lie 14 «in Ephesios»! Un lapsus calami ou une double «paternité»?
14)
Massoulié, Antoine: dominicain (1632-1706). Professeur de philosophie et de théologie à Avignon, Perpignan et Paris, en 1678 il publia ses Méditations de St Thomas sur les trois voies: purgative, illuminative et unitive. A Rome, en 1692, il publia un gros ouvrage sur le rapport entre grâce de Dieu et liberté humaine d’après St Thomas. Le P. Dehon cite de lui le Traité de la véritable oraison (1699), dans lequel on trouve une analyse critique des erreurs quiétistes; mais c’est le Traité de l’amour de Dieu (1703) qui représente la dernière mise au point du P. Massoulié sur ces problèmes.
15)
Le P. Dehon n’est pas très constant dans l’emploi des sigles. Quelquefois il arrive qu’un sigle donné, quelques lignes après on le trouve orthographié d’une façon différente. Un exemple de cette liberté on peut le voir à la page 100 de ce cahier manuscrit, dans laquelle on a deux fois la référence au livre de la Sagesse: dans le § 1° on a le sigle Sap. 7,7; mais à sa place, dans le § 2°, on a le sigle Sag. 8,1.
16)
Fr. Sanctus Accaray, novice, mort le 16 août 1883.
17)
Fr. Quentin Black, scolastique, mort le 2 mai 1888.
18)
P. Tharcis Lambert, né 1874, profès 1893, prêtre 1903, mort 1904.
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