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CATECHISME SOCIAL

1898

Preface

La révélation chrétienne est contenue tout entière dans les livres du Nouveau Testament et dans la tradition apostolique. Mais l'Église a reçu du Christ la mission de conserver la révélation, de l'interpréter, de l'expliquer et de la définir dans le cours des siècles, suivant les temps et les circonstances.

Parfois l'explication des Ecritures et des croyances traditionnelles s'est faite paisiblement par l'enseignement ordinaire de l'Église et spécialement par les écrits des Saints Pères.

D'autres fois, c'est à l'occasion d'une lutte doctrinale, d'une hérésie grandissante, d'une erreur soulevée et répandue dans une région, que l'Église, par ses conciles ou par son chef suprême, et avec l'assistance du Saint-Esprit, a défini ses dogmes, expliqué sa croyance et condamné l'erreur.

C'est ainsi que l'enseignement de l'Église s'est développé, complété et affermi de siècle en siècle.

La divinité de Jésus-Christ était un dogme fondamental. Niée par les Ariens, elle est revendiquée et définie par le concile de Nicée en 325.

Le concile de Constantinople, en 381, affirme la divinité du Saint-Esprit et la trinité des personnes divines.

Le concile d'Ephèse, en 431, acclame la maternité divine de la sainte Vierge.

Le concile de Chalcédoine, en 451, les 2e et 3e conciles de Constantinople, en 553 et 680, expliquent l'union des deux natures divine et humaine en Notre-Seigneur dans la personne du Fils de Dieu.

Divers conciles particuliers d'Occident suffisent avec l'enseigne­ment de saint Augustin pour combattre les Pélagiens et sauvegarder le dogme de la grâce divine.

Le 3e concile de Nicée, en 787, justifie le culte des saintes images. Le 4e concile de Constantinople, en 869, revendique la primauté du siège de Rome.

Les quatre conciles de Latran au XIIe et au XIIIe siècles s'opposent aux empiétements du pouvoir civil dans le domaine religieux.

Enfin le concile de Trente (de 1545 à 1563) donne à l'enseignement doctrinal de l'Eglise un développement magnifique. Il affermit ses bases en justifiant l'autorité de l'Ecriture et de la Tradition. Il expose tout le plan et le sens de la vie chrétienne en expliquant et définissant la doctrine du péché originel, de la justification et des sacrements. Il porte son regard scrutateur jusqu'au delà de la vie présente en décrivant le purgatoire et la communion des Saints. La grande hérésie du XVIe siècle en essayant d'ébranler à la fois tout l'édifice de la doctrine catholique l'avait merveilleusement affermi.

Désormais, il restait peu à faire. Nous étions en possession de la vérité sur Dieu, la Trinité, le Verbe incarné, la rédemption, l'église, son autorité, ses sacrements.

Mais, avec le XVIIIe siècle, c'est la société civile qui est ébranlée jusqu'à sa base. La fantaisie philosophique du Contrat social engendre la Révolution.

Au XIXe siècle, l'hérésie politique de l'athéisme social s'affermit et l'erreur économique se propage. Le collectivisme s'annonce comme idéal et l'anarchie comme moyen.

Les catholiques cherchent la vérité politique et économique. L'Eglise y pourvoira. La tradition chrétienne garde en dépôt toutes les paroles de vie, pour les formuler à mesure que la société des enfants de Dieu en a besoin. L'Eglise va nous donner sa doctrine sociale.

Pie IX a commencé à déblayer le terrain dans sa grande Encyclique Quanta cura et son Syllabus du 8 décembre 1864, en nous signalant toutes les erreurs sociales modernes et en nous disant: Là n'est pas la vérité.

Il nous signale le socialisme et le communisme (Syllabus, § 4), la négation des droits de l'Eglise et l'hostilité de l'Etat envers elle (§§ 5 et 6), la morale indépendante (§ 6), les diverses manifestations du libéralisme contemporain; et il nous répète: ce sont là autant d'écueils où la société civile va se briser, si elle n'écoute pas les avertissements de l'Eglise.

Après cette préparation, le concile du Vatican allait élever le magnifique édifice de la doctrine sociale du Christ.

D'après le plan tracé par les théologiens que Pie IX avait chargés de préparer les travaux conciliaires, le concile, après avoir rappelé les grands enseignements de la tradition sur la révélation chrétienne, sur la foi et ses rapports avec la raison et la science, sur Dieu, sur le Verbe incarné, sur la nature de l'homme et sur la grâce, avait développé surtout la doctrine relative à l'Eglise.

Des décrets en préparation définissaient la nature de l'Eglise, ses propriétés, son autorité doctrinale et administrative. Puis la doctrine sociale de l'Eglise se développait sous les titres suivants:

1. De l'accord entre le pouvoir civil et l'Eglise;

2. Des droits et des devoirs du pouvoir civil;

3. Des droits spéciaux de l'Eglise relativement à l'enseignement et à l'éducation de la jeunesse, à la pratique des conseils évangéliques et à la possession de biens temporels nécessaires à sa mission.

Mais le concile était interrompu par le fracas épouvantable d'une grande guerre et sa reprise était rendue impossible par l'usurpation italienne et l'occupation sacrilège de Rome.. Les enseignements sociaux de l'Eglise allaient nous manquer au moment où nous en avions le plus besoin par suite du déchaînement effrayant de toutes les erreurs sociales.

Mais la divine Providence y avait pourvu. Le concile, dans sa trop courte durée, avait eu le temps de définir et d'affermir l'autorité doctrinale du Souverain Pontife. L'Eglise rie pouvait plus réunir pour le moment ses pontifes épars et tenir ses assises générales, mais son chef allait y suppléer en nous distribuant ses enseignements.

Et Léon XIII a écrit la théologie sociale de l'Eglise. Dans vingt encycliques diverses, il énonce et il répète les grands principes de la vie politique et sociale chrétiennes.

1. Au 21 avril 1878, Encyclique Inscrutabili, sur les maux de la société au temps présent;

2. Au 28 décembre 1878, Encyclique Quod apostolici, sur les erreurs modernes;

3. Au 10 février 1880, Encyclique Arcanum divinae sapientiae, sur le mariage et la famille,

4. Au 12 mars 1881, Encyclique Militans, pour l'indiction d'un jubilé, comme remède aux maux présents de la société;

5. Au 29 juin 1881, Encyclique Diuturnum, sur l'origine du pouvoir civil;

6, Au 17 septembre 1882, Encyclique Auspicato, sur le Tiers-Ordre de Saint-François, proposé comme remède au malaise social;

7. Au 8 février 1884, Encyclique Nobilissima Gallorum gens, sur la question religieuse en France;

8. Au 20. avril 1884, Encyclique Humanum genus, sur la franc­maçonnerie,

9. Au Ier novembre 1885, Encyclique Immortale Dei, sur la constitu­tion chrétienne des Etats;

10. Au 22 décembre 1885, Encyclique Quod auctoritate, annonçant un nouveau jubilé;

11 à 15. De 1886 à 1888, Lettres aux évêques d'Allemagne, de Hongrie, de Portugal, de Bavière, du Brésil.

16. Au 20 juin 1888, Encyclique Libertas praestantissimum, sur la liberté et le libéralisme;

17. Au 10 janvier 1890, Encyclique Sapientiae christianae, sur les devoirs civiques des chrétiens;

18. Au 16 mai 1891, Encyclique Rem m novarum, sur la condition des ouvriers;

19. Au 16 février 1892, Encyclique aux évêques de France, sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat dans les temps actuels;

20. Au 3 mai 1892, Encyclique aux cardinaux français sur le même suj et.

On pourrait y ajouter encore l'Encyclique aux évêques de Hongrie du 2 septembre 1893, celle aux évêques de Pologne du 19 mai 1894 et la lettre plus récente aux évêques de Belgique.

Il est bien vrai qu'un certain nombre de ces lettres et encycliques n'ont pas pour objet unique ou principal la question sociale, mais toutes la traitent au moins transitoirement, et quelques-unes sont de vrais traités de science politique et économique chrétienne. Il en est ainsi en particulier de l'Encyclique sur l'Origine du Pouvoir civil, de celle sur la Constitution chrétienne des Etats, de celles sur la Liberté humaine, sur les Devoirs civiques des chrétiens, sur la Condition des ouvriers, sur les Rapports de l'Eglise et de l'Etat.

Nos manuels de théologie auront désormais un traité de plus, ou bien ils développeront notablement certains traités, comme celui des lois, celui de la justice et des contrats, et le IVe précepte du décalogue. Et pourquoi ne pas écrire directement le traité de la politique et de l'économie chrétiennes, ou si l'on veut le traité de la morale sociale, après ceux qui enseignent la morale privée?

Mais les catéchismes? Comment s'en tirent-ils? On a bien essayé de les enrichir de quelques chapitres de morale sociale, et cela a porté quelque ombrage au pouvoir. Il est vrai qu'on pouvait s'étonner un peu de nous voir enseigner à nos petits enfants ce que l'Eglise pense du divorce, du devoir électoral et du devoir d'élever les enfants chrétiennement.

Eh bien! alors, n'est-il pas mieux de faire un catéchisme social complet et séparé? Nous le donnerons à nos chrétiens de bonne volonté, à nos grands jeunes gens. Il nous servira aussi de memento pour prêcher la morale sociale alternativement avec la morale privée. Notre enseignement suivra ainsi le développement qu'a pris celui de l'Eglise. N'est-ce pas vraiment notre devoir?

Nous sommes persuadés que ce catéchisme est à faire et qu'il se fera sous plus d'une forme. Nous sommes tentés de l'essayer et nous nous mettons à l'œuvre. Que le Christ, Roi des nations, nous aide dans ce travail, dont sa gloire est tout le but!

Mais quel sera le plan de ce catéchisme? Nous pensons qu'il doit avoir quatre parties: les principes de la vie sociale et politique, les principes de la vie économique, les devoirs et l'apologétique.

PREMIERE PARTIE

Les principes chrétiens dans l'ordre politique

- Dieu a créé l'homme par pure bonté. Il lui a donné la vie présente en héritage et la vie future en expectative.

Depuis la déchéance originelle, la vie présente est un combat où l'homme doit conquérir un bien-être relatif et mériter le ciel. L'homme cherche le développement de sa vie matérielle et l'épanouissement de son intelligence. Il recueille le long de sa course les actes de ses vertus qui sont les fruits de sa vie morale. Il va au jugement de Dieu en passant par la mort.

- La lutte présente est bien âpre. Dieu n'a pas trouvé bon que l'homme y fût seul. Il lui a donné le secours de la famille, de l'association, de l'Etat.

Ce n'est pas la société que Dieu a eue d'abord en vue, c'est l'homme. Il n'a pas fait l'homme pour la société, il a fait la société pour l'homme. Il a contemplé l'homme en face de la nature et il a dit: «Il n'est pas bon qu'il soit seul. Donnons-lui une famille. Il y trouvera la source de sa vie, le nid de son enfance, un secours pour son développement, une consolation quotidienne et une assistance pour ses mauvais jours. Et-cela ne suffira pas encore. Les personnes privées et les familles isolées n'arriveraient pas à un grand développement et rencontreraient des obstacles infinis, donnons-leur l'instinct de la vie sociale. La société civile aidera puissamment les personnes et les familles, qu'elle réunira dans ses frontières naturelles ou historiques.

Elle les protégera, elle leur procurera la paix à l'intérieur et à l'extérieur, elle aidera à leur développement total».

Tel est le plan divin. La société est voulue de Dieu pour le bien général (Enc. Immortale Dei, t. II, p. 23, éd. de la Croix). Elle doit protéger l'ordre et la paix, elle doit promouvoir l'activité et la vertu.

«Elle doit, en favorisant la prospérité publique, pourvoir au bien des citoyens. Loin de mettre obstacle à l'acquisition par eux du bien suprême auquel ils aspirent naturellement, elle doit leur assurer toutes les facilités possibles pour le poursuivre. Et la première de toutes est le respect de la religion, dont les devoirs unissent l'homme à Dieu» (Encycl.).

Instrument de la Providence, la société doit veiller à ce que le dessein de Dieu ne soit pas entravé. Dieu a voulu sûrement que tous ses enfants trouvassent habituellement ici-bas les moyens d'alimenter leur vie physique et leur vie intellectuelle et morale. L'homme doit trouver le pain quotidien pour lui et pour les siens. Il a droit au respect de sa dignité, à une part suffisante d'instruction et de liberté, à une large faculté de prier et de servir Dieu.

La société ne peut ni violenter ces droits, ni permettre qu'ils soient opprimés par d'autres. Elle a mission de protéger l'homme dans sa dignité et dans ses droits et non de l'asservir.

Mais à son tour la société a besoin d'être aidée pour procurer le bien général. Elle a le droit d'exiger de ses membres le concours nécessaire pour remplir sa mission. Elle peut requérir leurs bras et leur or dans la mesure où l'exige le bien public. Elle ne peut jamais exiger le sacrifice de leur conscience. Il n'y a aucun bien supérieur auquel la conscience doive être sacrifiée. L'obéissance à la conscience, c'est l'obéissance à Dieu, elle passe avant l'obéissance aux hommes.

Nous trouverons dans ces principes généraux la base des droits et des devoirs de la société envers ses sujets et des sujets envers la société et le pouvoir social.

- La famille est antérieure à la vie sociale. Elle est à l'homme un secours plus essentiel et plus intime que celui de la société civile. Elle est pour l'homme un lien sacré, la source de sa vie et son soutien nécessaire.

Principes chrétiens dans l'ordre politique

La société civile est postérieure à la famille. Elle unit les familles comme elle unit les personnes. Elle est destinée à les aider, à les protéger, à y promouvoir le bien. Elle doit les respecter comme des institutions sacrées que Dieu s'est plu à revêtir d'un caractère religieux.

La société n'a rien à voir à l'organisation des familles, elle les trouve tout instituées par la nature et par la religion.

Les familles sont le pivot de la société, elles sont sa force. Elle profite de leurs vertus, de leur discipline, de leurs richesses, de leur fécondité.

Dès lors qu'il a plu à Dieu de régler directement la constitution des familles chrétiennes, le pouvoir civil doit s'incliner devant ce fait qui s'impose à lui.

La société réunit et protège les familles telles que Dieu les a faites, en respectant leur autonomie, leurs droits, leurs rapports directs avec Dieu ou avec l'Eglise qui représente Dieu sur la terre.

Si Dieu donne aux familles une loi de stabilité, la société doit respecter cette loi et ne point l'amoindrir.

Elle doit aussi reconnaître et faire respecter la loi d'autorité que Dieu a établie dans la famille. Elle en doit favoriser l'accomplissement (cf. Encycl. Rerum novarum, t. II, p. 29).

- Oui, l'homme est né pour vivre en société. L'homme, dans l'isolement, ne pourrait se procurer ce qui est nécessaire et utile à la vie, ni obtenir le plein développement de son esprit et de son cœur. La Providence l'a fait pour s'unir à ses semblables dans la société civile comme dans la famille. Et comme aucune société ne saurait exister sans une autorité, qui imprime à ses membres une impulsion efficace vers un but commun, il en résulte qu'une autorité est nécessaire pour gouverner les hommes réunis en société.

Cette autorité, aussi bien que la société, procède de la nature, elle a donc Dieu pour auteur.

- De ce que nous venons de dire, il résulte que le pouvoir public ne peut venir que de Dieu. Dieu seul est le souverain maître de toutes choses, tout doit lui obéir. Si donc quelqu'un a le droit de commander, il ne tient ce droit que de Dieu qui est le chef suprême de tous. Tout pouvoir vient de Dieu (Ep. aux Romains, XII).

- La souveraineté n'est en soi liée nécessairement à aucune forme politique; elle peut s'adapter à toute forme du pouvoir qui est apte à procurer le bien commun. Les circonstances providentielles et l'accord des populations déterminent l'organisation politique d'un Etat. Les sujets doivent obéissance au pouvoir. Ceux qui résistent au pouvoir résistent à l'ordre établi par Dieu et s'exposent à la damnation (Ep. aux Romains, V).

- Quelle que soit la forme du gouvernement, tous les chefs d'Etats doivent absolument avoir le regard fixé sur Dieu, souverain Modéra­teur du monde; et dans l'accomplissement de leur mandat, ils doivent trouver en lui leur modèle et leur règle. De même que, dans l'ordre des choses visibles, Dieu a créé des causes secondes, dans lesquelles on peut reconnaître son action et qui concourent au but où tend cet univers; ainsi a-t-il voulu que, dans la société civile, il y eût une autorité dont les dépositaires seraient comme les représentants de la puissance divine et de la Providence (cf. Lettres apost., t. II, p. 19 et suiv).

- Il n'est pas difficile de décider quelle est la vraie religion, si on examine la question avec prudence et sincérité. Les preuves de la religion chrétienne sont assez nombreuses et assez éclatantes: l'accom­plissement en Jésus-Christ des prophéties de l'Ancien Testament, la réalisation des figures, ses miracles nombreux et particulièrement sa résurrection, la propagation de la foi à l'encontre de toutes les résistances de la nature et de la politique, le témoignage des martyrs, la transformation du monde, et d'autres arguments semblables prouvent clairement que la seule vraie religion est celle que Jésus­Christ a instituée lui-même et qu'il a donné mission à son Eglise de garder et de propager.

- Notre-Seigneur Jésus-Christ en établissant l'Eglise l'a chargée de continuer à travers les âges la mission sublime que lui-même avait reçue de son Père. Comme mon Père m'a envoyé, je vous envoie (S. Jean, XX). Comme Notre-Seigneur, l'Eglise a donc mission de procurer le salut des âmes. Elle embrasse dans son extension l'humanité tout entière. Elle a sa hiérarchie propre: son chef suprême, vicaire de Jésus-Christ, et ses pasteurs à des degrés divers.

Ayant une fin spirituelle et surnaturelle, elle est absolument distincte de l'Etat. Vrai royaume de Dieu sur la terre, elle est nécessairement franche de toute sujétion humaine. Société complète et indépendante dans sa sphère, elle jouit de tous les droits qui appartiennent à une société complète et en particulier de la triple puissance législative, judiciaire et coercitive.

Les nations chrétiennes ont toujours traité avec l'Eglise comme avec une puissance légitime et souveraine. Et par une disposition particulière de la Providence, l'autorité du Pontife de Rome a été munie d'un principat civil, comme de la meilleure sauvegarde de son indépendance.

- De la nature même de l'Eglise découlent ses droits, qui se résument dans celui de vivre et de se propager librement par toute la terre, suivant le mandat qui lui en a été donné par Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Le droit qu'a l'Eglise de se conserver, de se développer et de poursuivre sa fin, comprend nécessairement les facultés suivantes: L'établissement de sa hiérarchie, partout où il y a des fidèles;

La libre communication des évêques et des fidèles avec le Pontife de Rome;

La libre prédication de l'Evangile, la censure des erreurs, la réunion des conciles et autres assemblées ecclésiastiques;

La formation des clercs selon les règles de la discipline canonique; La liberté d'élever les enfants dans la foi et les mœurs chrétiennes, et le contrôle de toute instruction à ce point de vue;

L'exécution des lois spirituelles en vigueur dans l'Eglise, spéciale­ment en ce qui concerne le mariage;

Le droit de posséder librement des biens, meubles et immeubles, comme toute association et même à un titre supérieur comme société indépendante de l'Etat;

Le droit de produire dans son sein des associations subalternes qui professent un genre de vie plus parfait (cf. Lettres apost., t. II, p. 23 et suiv).

- Non. Ce serait pur matérialisme. La raison elle-même demande un culte social.

Ce serait un crime de lèse-majesté divine: La sociéte, œuvre de Dieu, doit un culte à son auteur.

Ce serait une perversion de la fin même de la société, qui n'existe en définitive que pour faciliter à l'homme l'accomplissement de tous ses devoirs et pour lui ouvrir une voie plus facile vers sa destinée suprême.

- Elle ne s'élèverait pas au-dessus d'une réunion d'êtres sans raison voués à la satisfaction de leurs instincts sensuels.

Le mépris des droits de Dieu entraînerait le mépris de tous les droits.

Une pareille nation serait tour à tour la proie de la tyrannie et de l'anarchie.

- «Tous les citoyens sont tenus de s'allier pour maintenir dans la nation le sentiment religieux véritable et pour le défendre au besoin, si jamais une école athée, en dépit des protestations de la nature et de l'histoire, s'efforçait de chasser Dieu de la société, sûre par là d'anéantir bientôt le sens moral au fond même de la conscience humaine» (Encycl. du 16 fév. 1892).

L'État n'est-il pas le maître suprême et l'Église n'est-elle pas dans l'État comme une corporation subordonnée?

- C'étaient là des doctrines du paganisme vieillissant et dégénéré.

Principes chrétiens dans l'ordre politique

Les Césars n'étaient plus seulement des pontifes, ils étaient des dieux. C'est une doctrine d'impiété et de révolte.

Le Christ, Fils de Dieu, est le mitre du ciel et de la terre. Domini est terra et plenitudo ejus (Ps. XXIII). Il a donné à son Eglise une mission souveraine et indépendante. «Toute puissance, a-t-il dit, m'a été donnée au ciel et sur la terre. En vertu de ce pouvoir, je vous envoie instruire toutes les nations, les baptisant au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Celui qui croira sera sauvé; celui qui ne croira pas sera condamné» (Matth., XXVIII). Il a donné lui-même la constitu­tion de son Eglise. Il a déterminé son but et son action. Il n'avait pas d'autorisation à demander à César.

L'Église est, dit-on, dans l'État. Il faut plutôt dire que l'État est dans l'Église, car l'Église franchit toutes les frontières. Ou, si l'on veut, l'Église est dans l'État comme l'âme est dans le corps, avec une vie supérieure et indépendante dans ses fonctions propres.

La doctrine des Césars est une doctrine d'abjection et de servitude. Elle prétend subordonner la société surnaturelle au caprice des gouvernants. C'est Dieu même, et l'âme et la morale qu'elle prétend asservir aux volontés d'hommes passionnés et dépravés.

Les Césars germains et les princes gallicans n'allaient pas aussi loin. Ils ambitionnaient cependant de faire du prêtre un vulgaire salarié et de l'Église un instrument de règne, une sorte de police morale. Ce serait pour l'Église de Dieu une situation humiliée et dégradante (cf. Lettres apost., t. II, p. 25).

- Le libéralisme a bien des nuances. Il change souvent d'aspect comme Protée. Tantôt il proclame que l'Église et l'État sont deux sociétés complètement indépendantes et séparées et qui n'ont pas à se soucier l'une de l'autre. Tantôt il reconnaît avec les vieux légistes qu'il doit bien y avoir quelques relations entre ces deux sociétés, mais que l'État n'en est pas moins comme tel absolument indépendant de l'Église. «Le prince ne relève, disent-ils, que de Dieu et de son épée».

Ce sont là des principes absolument faux. Ils ne tiennent aucun compte de la pensée et de la volonté positive de Dieu. Ils font violence à la nature des choses, en méconnaissant les devoirs essentiels et la fonction propre de l'Etat.

Dieu a donné à son Fils les nations comme les individus: Dabo tibi gentes haereditatem tuam (Ps. II). Et le Christ a envoyé ses apôtres porter l'Evangile à tous les peuples: Euntes docete omnes gentes.

Le simple bon sens, d'ailleurs, n'enseigne-t-il pas que l'homme collectif, pas plus que l'homme individuel, ne peut légitimement se poser en dehors de la révélation chrétienne? Concevrait-on que Dieu, qui impose aux existences privées la règle supérieure de la religion, tint pour licite la sécularisation, c'est-à-dire l'apostasie de la société civile? La nature des choses proteste contre une pareille hypothèse.

L'Etat n'a-t-il pas d'ailleurs, comme nous l'avons dit déjà, une fin coordonnée au bien suprême de l'homme? N'a-t-il pas pour mission de procurer à l'individu une aide et un secours pour accomplir sa destinée? Il trouve dans ses sujets des titres et des droits qu'il n'a pas créés, les droits de l'homme, du père, du chrétien. Il les doit couvrir de sa protection. Il réunit des individus qui ont une fin déterminée: mener une vie vertueuse. Il leur doit son concours pour marcher vers cette fin. Comment donc pourrait-il s'organiser sans tenir compte de l'Eglise et des fins surnaturelles qui dominent toute la vie humaine? Il doit connaître ces fins, il doit les apprendre de qui a mission de les enseigner. Il doit y conformer toute son action.

- Ne voyez-vous pas que si l'Etat ignore l'Eglise ou agit comme s'il l'ignorait, il ne tiendra aucun compte de ses lois; il sera exposé à chaque instant à les violer et à tyranniser la conscience des catholiques?

On nous objectera que l'Eglise a parfois souffert de la prétendue protection de l'Etat. Soit, mais faudra-t-il condamner toutes les institutions naturelles ou divines dont les hommes ont abusé? Est-ce que les mauvais ménages justifient la loi du divorce? (cf. Lettres apost., t. II, p. 187 et suiv.).

- A la suite des grands théologiens et en particulier de saint

Thomas et Bellarmin, Léon XIII nous rappelle que l'Eglise et l'Etat sont entre eux comme l'âme et le corps.

«L'esprit, dit Bellarmin, ne se mêle pas ordinairement aux actions de la chair. Il la laisse faire toutes ses opérations; néanmoins quand elles entravent la fin de l'esprit, celui-ci commande à la chair et la réprime. - De même le pouvoir politique a ses princes, ses lois et ses juges, et le pouvoir ecclésiastique a ses évêques, ses règles canoniques et ses tribunaux. Celui-là a pour fin la paix temporelle; celui-ci la vie éternelle. Unis, ils forment un seul corps, et partant, ils doivent coexister de manière que le pouvoir inférieur soit subordonné au pouvoir supérieur. Par conséquent, le pouvoir spirituel ne s'immisce pas dans les affaires temporelles, à moins que ces affaires ne s'opposent à la fin spirituelle ou ne soient nécessaires pour l'obtenir» (De Romano Pontifice, lib. XI, c. VI).

Dans les choses qui par elles-mêmes et directement se rapportent au bien-être de la vie présente, comme les finances, l'armée, l'administra­tion de la justice, le commerce, la paix publique, l'Etat jouit d'une véritable indépendance et peut agir en pouvoir suprême. Mais encore, dans ces matières, l'Etat est-il oui ou non tenu de conformer ses actes à la loi morale et surnaturelle? Un catholique, un homme raisonnable peut-il répondre non? Or, quel est l'interprète authentique, quel est le gardien officiel et le défenseur de la loi morale? C'est l'Eglise, n'est-il pas vrai. Si donc l'Etat s'égare, il appartient à l'Eglise de le reprendre.

L'objet propre et direct du pouvoir de l'Eglise, c'est le bien spirituel; mais par voie de conséquence et indirectement elle peut intervenir d'autorité et sans usurpation dans les choses temporelles, quand les intérêts spirituels s'y trouvent mêlés. Elle peut élever la voix contre toutes les ambitions malsaines, pour condamner la tyrannie des princes et les révoltes des peuples, pour stigmatiser et infirmer les lois injustes et attentatoires à la morale et à la conscience chrétienne (Bull. Unam sanctam; et V conc. de Latran).

- Nullement. La coordination n'est pas la confusion. Le pouvoir paternel par exemple est bien distinct du pouvoir civil, et cependant n'arrive-t-il pas que l'Etat doive pénétrer par l'action de la justice au foyer de la famille pour y faire respecter l'ordre social et les lois naturelles. C'est ainsi que l'Eglise peut intervenir pour soutenir contre les excès de la tyrannie les droits de Dieu et les droits des peuples.

- Non, dans une société où les principes chrétiens sont amoindris, elle serait aussi inopportune qu'inefficace. C'était un avantage immense pour la chrétienté, pour le salut moral et même temporel des peuples, quand les populations pouvaient comprendre et soutenir ce droit de l'Eglise. Il ne reste aujourd'hui aux peuples opprimés et persécutés dans leur foi que la souffrance sans issue ou la révolution.

- Non, c'est un amoindrissement et un relâchement des liens sociaux.

Il faut bien que les sociétés aient un dogme social qui soit le soutien de la législation. Les sociétés chrétiennes avaient admis comme dogme social le décalogue et l'Evangile. Elles punissaient le blasphème, la profanation du dimanche, voire même l'hérésie.

Aujourd'hui le lien social est fort restreint. Non seulement nous tolérons, comme il convient à une société divisée, les religions qui s'appuient sur le décalogue, mais nous voici arrivés à mettre Mahomet et Bouddha sur le même pied que le Christ. Qui dit que nous n'irons pas jusqu'à Moloch, qui demande des sacrifices d'en­fants, jusqu'au mormonisme qui demande la liberté de l'adultère? Nous avons tellement peur de n'être pas assez libéraux!

La propriété, la famille, une certaine retenue dans les mœurs, tels sont les dogmes qui sont encore plus ou moins protégés par notre code actuel. Mais le lien va toujours se relâchant et les derniers vestiges du décalogue pourraient bien s'en aller par où ont passé les premiers commandements.

- Oui. Dans une société moralement amoindrie comme la nôtre, dans une société bouleversée par les révolutions, où l'unité religieuse a été brisée, où des dissidences doctrinales se sont profondément enracinées, il convient que le pouvoir civil, dans la crainte d'un plus grand mal et dans l'intérêt de la paix publique, accorde à l'erreur une tolérance plus ou moins large suivant les cas. L'Eglise, si pleine d'égards pour les circonstances et de ménagements pour les esprits, admet et pratique cette tolérance dans une juste mesure (S. Th. Ha IIae, q. 10). Elle se réjouit même quand elle obtient sous un gouvernement hétérodoxe, comme en Angleterre et aux Etats-Unis, le bénéfice du droit commun et la liberté d'accomplir sa mission divine. Ce n'est pas là l'idéal de la société chrétienne. Mais pour ceux qui vivent en de pareils temps, le devoir est d'user avec courage de ces libertés, de ne pas se soustraire à la lutte, de défendre et de propager l'Eglise sur le terrain où elle se trouve (cf. Lettres apost., II, 189 et suiv.).

- «A certaines époques, dit Léon XIII dans l'Encyclique Immortale Dei, on voit prévaloir un autre mode d'assurer la concorde et de garantir la paix et la liberté réciproque des deux puissances; c'est quand les chefs d'Etats et les Souverains Pontifes se mettent d'accord par un traité sur quelques points particuliers. Dans de telles circonstances, l'Eglise a donné les preuves les plus éclatantes de sa charité maternelle, en poussant aussi loin que possible l'indulgence et la facilité des commandements».

Ce régime concordataire est le plus favorable à la paix, quand les circonstances ne permettent plus la réalisation de la vie sociale chrétienne dans toute sa plénitude. Le concordat fixe les termes d'un modus vivendi entre l'Eglise et l'Etat.

L'Eglise tient toujours en pareils cas les engagements qu'elle a pris. Elle ne se tiendrait pour dégagée des obligations qu'elle a souscrites, que si les circonstances et les besoins en vue desquels elle a consenti le concordat changeaient essentiellement. Mais trop souvent les gouver­nements, abusant de leur force, violent de la façon la plus déloyale les plus solennels engagements.

- Il a été conclu en 1801 sous l'empire de la nécessité. Il a été bien vite faussé dans son application par les Articles Organiques, qui étaient une violation flagrante d'un traité à peine conclu. Il a donné à notre pays pendant un siècle une paix religieuse telle quelle. Il ne constitue certes pas l'idéal et il demanderait une sérieuse révision.

Quant à réclamer sa dénonciation, c'est une mesure d'une trop grande portée pour qu'elle puisse être appréciée par nous. Le Pape seul en est juge. Il voit les choses de plus haut que nous, et il est particulièrement assisté par Dieu pour des actes qui intéressent à un si haut point le bien de l'Eglise (cf. Lettres apost., II, 29, et II, 121).

- Nous dirons d'abord qu'en théorie chacun peut préférer la forme de gouvernement qui lui convient. Les uns louent la stabilité et l'esprit de suite que procure la forme monarchique; d'autres préfèrent le caractère plus égalitaire des républiques. L'Eglise nous laisse parfaitement libres dans nos préférences personnelles. Elle a rencontré dans l'histoire toutes les formes de gouvernement et les a toutes acceptées et consacrées. «On peut affirmer, dit Léon XIII, que chacune de ces formes est bonne en soi, pourvu qu'elle sache marcher droit à sa fin, qui est le bien commun pour lequel l'autorité sociale est constituée. Il peut se faire, ajoute-t-il, que telle forme de gouverne­ment s'adapte mieux au caractère et aux mœurs d'une nation; et cela peut varier encore avec le temps».

En fait, la constitution politique de chaque peuple dépend des circonstances historiques. Les sujets sont tenus d'accepter ces gouver­nements et de ne rien tenter pour les renverser, les révolutions étant un mal immense qu'on n'a pas le droit de provoquer. Il y a bien le cas d'une oppression insupportable qui irait à l'encontre du but même de la société et qui tendrait à sa ruine. Les théologiens les plus autorisés, saint Thomas, Suarez et Bellarmin estiment qu'en pareil cas la révolte serait légitime, mais ils estiment que, pour décider d'un cas de conscience si grave, les citoyens chrétiens devraient en référer à celui qui a la mission suprême de diriger les consciences dans l'Eglise.

Quoi qu'il en soit, il survient parfois des changements politiques dans les nations. Après une période d'anarchie, un pouvoir s'organise et rétablit l'ordre. Il devient le gouvernement de fait. Et l'ordre public est si nécessaire que ce gouvernement de fait reçoit de lui une sorte de consécration. C'est alors un devoir d'accepter ce gouvernement en vue du bien public, quelles que soient les préférences personnelles de chacun, parce que l'insurrection a des conséquences trop déplorables: elle attise la haine entre les citoyens, elle provoque les guerres civiles, elle peut rejeter la nation dans le chaos de l'anarchie.

Ce grand devoir de respect et de dépendance persévérera, tant que les exigences du bien public le demanderont, puisque ce bien est, après Dieu, la loi première et dernière de la société.

- Nullement. Il faut absolument distinguer entre le pouvoir et sa législation. Ce sont deux choses parfaitement distinctes. Le gouverne­ment de notre choix pourrait aussi faire de mauvaises lois et tous les gouvernements en ont fait. En acceptant un gouvernement de fait, nous pouvons et nous devons protester contre les lois mauvaises et faire notre possible pour qu'elles soient changées. Nous ne devons pas même une obéissance sans limites à toutes les lois édictées par le pouvoir. Une loi ne mérite ce nom que si elle est conforme à la raison et faite en vue du bien commun.

Le meilleur moyen pour améliorer les lois, c'est de prendre part à la vie publique dans toute la mesure de l'influence que nous pouvons avoir (cf. Lettres apost., III, p. 116 et suiv.).

- Nullement. Pour ce qui est de la liberté naturelle de choisir entre le bien et le mal, elle a toujours pour règle la loi de Dieu. Quand l'Eglise détermine et précise cette loi, quand elle use de ses sanctions pour la faire observer, elle ne détruit évidemment pas la liberté naturelle, elle l'aide à atteindre sa fin qui est d'obéir à Dieu pour mériter ses récompenses éternelles.

Pour ce qui est de la liberté civile et politique des peuples, l'Eglise l'a toujours favorisée et protégée. L'histoire l'atteste. Il suffit de rappeler l'esclavage, cette vieille honte des nations païennes, que les efforts et l'intervention de l'Eglise ont fait disparaître. L'Eglise s'est toujours opposée à la tyrannie et à la violence, sous quelque forme qu'elles se soient présentées.

- Oui, dans la mesure où cette égalité peut et doit se réaliser sur la terre.

Jésus-Christ a proclamé le premier l'équilibre des droits et la vraie fraternité entre les hommes. A sa voix a répondu celle des apôtres, déclarant qu'il n'y a plus ni juif, ni Grec, ni barbare, ni Scythe, mais que tous sont frères dans le Christ.

Sur ce point, l'ascendant de l'Église est si grand que partout où elle pose le pied, la rudesse des mœurs ne peut subsister longtemps. A la brutalité et à la barbarie succède bientôt le règne de la douceur et de la civilisation. L'Église ne cesse pas d'ailleurs de faire sentir son influence dans ce sens. Elle résiste aux caprices de l'iniquité, elle détourne l'injustice de la tête des faibles. Elle s'emploie à faire régner dans la vie publique des institutions favorables à l'équité.

Ce n'est pas là sans doute l'égalité chimérique rêvée, par quelques­uns. La justice et la charité chrétienne laissent subsister les inégalités qu'impose la nature, mais elles en adoucissent toutes les conséquences et les rendent facilement supportables (cf. Lettres apost., t. II, p. 185).

- Il faut d'abord bien définir ce qu'on entend par la démocratie. Si l'on donne ce nom à la domination arbitraire de la foule, l'Église ne peut pas favoriser la démocratie qui méconnaît les lois divines. Mais si l'on entend par là une société où les fonctions sont électives, où les citoyens ont toutes facilités pour l'accroissement de leur bien-être, où les communes vivent selon leurs propres lois, l'Église n'y est pas opposée. On en a pour preuve l'histoire des cités italiennes, qui trouvèrent sous le régime municipal la prospérité, la puissance et la gloire, alors que l'influence salutaire de l'Église pénétrait toutes les parties du corps social.

L'Église ne rejette aucune des diverses formes de gouvernement, pourvu qu'elles soient aptes à procurer le bien des citoyens.

- Loin de là. Les travailleurs étaient organisés en groupes corporatifs et professionnels pour faire valoir leurs droits; le pouvoir central trouvait une limite et un contrepoids dans la représentation des trois ordres: clergé, noblesse et Tiers-État; il était encore limité par les libertés communales et provinciales et par les coutumes nationales.

- Evidemment. On pouvait demander une certaine ascension électorale, sociale et économique des classes populaires. C'est au temps et à l'esprit de fraternité chrétienne à en mesurer les progrès, selon les conseils de la prudence (cf. Lettres apost., t. II, p. 211 et p. 43).

- L'Etat se trouvant constitué, suivant ses traditions ou suivant les circonstances, en monarchie ou en république, il reste à en organiser l'administration.

Le pouvoir central, pour procurer le bien commun et atteindre le but social, doit pouvoir déterminer les moyens à prendre. Il le fait en dictant les lois et en exerçant le pouvoir législatif. Il doit pouvoir trancher les conflits qui s'élèvent, il le fait par le pouvoir judiciaire. Il doit enfin imposer l'ordre et conserver la paix, il le fait par le pouvoir exécutif.

Il convient, selon la loi naturelle de la division du travail et pour fournir moins d'occasions à la tyrannie, que ces pouvoirs soient exercés par des organismes différents, de là les assemblées légiférantes, les corps judiciaires et les organisations administratives.

- Nullement. Les parlements tendent à exercer une action absolu­ment prépondérante. Le pouvoir exécutif est leur serviteur. Le pouvoir judiciaire lui-même subit leur influence. Ce sont là des conditions défectueuses.

- Les organes du pouvoir législatif sont ordinairement: un Conseil d'Etat qui prépare les lois; une ou deux Chambres qui les votent; le chef de l'Etat qui les promulgue.

Les organes du pouvoir judiciaire sont: les tribunaux de divers degrés; le chef de l'Etat qui se réserve le droit de faire grâce ou de commuer les peines.

- Ce sont, avec le chef de l'Etat: les ministères, l'armée, la police et des fonctionnaires nombreux appartenant à l'administration, aux finances, à l'enregistrement, etc.

Les ministres de l'Eglise ne sont pas des fonctionnaires, quand même ils recevraient des honoraires de l'Etat. Ce n'est pas de l'Etat qu'ils tiennent leurs pouvoirs, mais de l'Eglise.

=====XIV. – Les éléments de la société civile: Communes, provinces, associations professionnelles

- La société ne se compose pas seulement d'unités personnelles, elle réunit des groupes organiques, des familles, des communes, des groupements professionnels.

C'est par l'intermédiaire de la famille que les femmes et les enfants deviennent membres de la société civile. C'est au chef de famille qu'appartiennent les droits publics de citoyen.

La commune est un organisme naturel dans l'ordre politique comme dans l'ordre social. Elle a sa vie propre, mais subordonnée à celle de l'Etat.

Les provinces sont aussi des groupements naturels et historiques. Elles doivent avoir aussi une certaine vie propre sous l'autorité de l'Etat.

Les associations professionnelles forment aussi des groupements naturels. Elles ont des intérêts propres. Il est juste qu'elles puissent s'organiser sous le contrôle de l'Etat pour la défense et la protection de leurs intérêts.

- Les siècles passés distinguaient trois ordres ou états dans la nation, suivant les fonctions exercées par leurs membres: le clergé, qui enseigne la vérité et exerce le culte religieux; la noblesse, qui défend le territoire et concourt aux fonctions principales de la vie publique; le tiers-état, voué à la production économique.

L'ancienne aristocratie a perdu ses privilèges et ses fonctions, mais il serait injuste de méconnaître qu'elle avait mérité pendant des siècles les faveurs de l'Etat par des services inappréciables.

- Le pouvoir central commande aux divers éléments de la nation comme la tête commande aux membres du corps. Il n'est pas avantageux à la tête de commander à des membres grêles et épuisés. De même, il n'est pas bon pour l'Etat de n'avoir sous son autorité que des communes sans vie, des provinces sans initiative et sans activité, des corps d'Etats désorganisés. L'autorité centrale doit être entière, mais il est de son intérêt de s'exercer sur des citoyens formés à la vie sociale, à l'esprit d'initiative et d'entreprise et fortement développés dans les conditions qui conviennent à leur nature.

- Nous venons d'en indiquer déjà quelques-uns. L'affluence des citoyens dans les villes et surtout dans la capitale est désastreuse pour la vigueur de la race. Les campagnes et les villes de faible importance conservent mieux les mœurs et la force physique des populations.

La centralisation exige toute une armée d'employés et des dépenses énormes qui pourraient être évitées. Que de rouages inutiles! que d'affaires portées à la capitale qui pourraient se terminer en province! Il en résulte un accroissement considérable du budget, une tendance au socialisme d'Etat et l'affaiblissement des initiatives personnelles et locales.

- L'impôt est la contribution exigée de chaque citoyen pour sa part dans les dépenses du gouvernement. C'est le prix des services que rend l'Etat.

C'est la part que chaque citoyen doit supporter, en vertu de la solidarité nationale, dans les charges de toutes sortes qui pèsent sur l'Etat.

La compensation que les contribuables retirent des impôts, ce sont les services que leur rendent les fonctionnaires et les avantages qu'ils retirent des travaux d'utilité publique exécutés avec le produit des taxes. Il y a un grand nombre d'entreprises utiles auxquelles il ne peut être pourvu que par l'impôt.

- Evidemment. Il doit être modéré et ne jamais s'élever au point de décourager le travail. Quand l'impôt prélève une trop grande part des produits, le travail est découragé et la décadence économique commence.

L'impôt doit être établi en proportion des ressources des contribua­bles et en vue de dépenses réellement utiles. Il ne doit jamais frapper cette portion de revenus qui est nécessaire à la vie du contribuable'.

- C'est ordinairement une part de ses revenus annuels que le citoyen doit donner pour l'impôt. Si on lui demandait une part de son capital, ce serait décourager l'épargne, ruiner le contribuable et détruire la base même de l'impôt. Le capital est atteint cependant par les droits énormes qui lui sont demandés à l'occasion des mutations d'immeubles et des successions. L'impôt sur le revenu est plus juste. Autrement l'Etat consomme chaque année pour ses dépenses une part du capital national; et dépenser son capital, c'est s'appauvrir.

- On peut les atteindre directement par les impôts sur les revenus. On les atteint indirectement par les cotes personnelles, par les impôts sur les propriétés, sur l'industrie et le commerce, par les impôts sur les objets de consommation, par les droits de timbre et d'enregistrement. Les hommes d'Etat préfèrent les impôts indirects, parce qu'ils sont payés par le peuple presque à son insu.

En France, l'Etat nous demande actuellement quatre milliards par an. Les communes et les départements nous demandent un milliard par les centimes additionnels. Les œuvres coûtent aussi aux catholiques quelques centaines de millions pour suppléer aux injustices de l'Etat. C'est au total près de six milliards à fournir par an. Le revenu de la France, disent les appréciateurs les plus optimistes, est de vingt-cinq à trente milliards par an. L'impôt nous coûte donc environ 20% de notre revenu. C'est une proportion énorme et on ne pourrait guère aller plus loin sans provoquer un malaise général.

- L'impôt est proportionnel quand on demande à chacun en proportion de sa fortune. Quand celui qui a dix fois plus de revenus paie dix fois plus d'impôts, c'est l'impôt proportionnel.

L'impôt progressif va plus loin, il surcharge le riche et lui dit: Vous avez dix fois plus de revenus, vous paierez vingt fois ou trente fois plus d'impôts.

Les partisans de l'impôt proportionnel font observer que chacun tient de l'Etat des services proportionnels à son avoir et pas au delà. La théorie progressive, ajoutent-ils, n'a pas de base logique. Elle est arbitraire et purement sentimentale. Ces arguments ne manquent pas de valeur.

L'impôt progressif a été imaginé par la philosophie sentimentale du XVIIIe siècle. Il a pour patrons Montesquieu, Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre, Condorcet. Il a cependant été soutenu de notre temps par des esprits sérieux, comme le F. Taparelli, le P. Liberatore, le P. de Pascal.

Nous ne le condamnerons donc pas en principe, tout en ne le trouvant pas suffisamment justifié'.

Mais tous sont d'accord pour soutenir qu'il est juste de dégrever les petits héritages et les objets de consommation populaire, d'établir des impôts somptuaires, et de charger davantage dans les impôts indirects les consommations de luxe. C'est là une forme de progression qui n'a rien d'arbitraire ni de dangereux (cf. Lettres apost., III, 59).

- Il doit fournir au pouvoir exécutif les ressources nécessaires pour remplir toutes les fonctions politiques et économiques qui incombent à l'Etat.

Il est naturel et légitime que les dépenses d'intérêt collectif aillent en grandissant à mesure que l'organisation sociale se développe et que

L'argument du P. Liberatore n'a aucune force: «Il est incontestable, dit-il, que le riche tire de l'Etat de bien plus grands avantages que le pauvre». Les partisans de l'impôt proportionnel disent la même chose et concluent à la proportionnalité des charges. Les hommes prennent une conscience plus claire de la solidarité qui les unit.

Les gouvernements modernes ont développé considérablement certains services publics, tels que ceux de l'instruction publique et des travaux publics. Ils ont créé des ministères nouveaux ou tout au moins de grands départements ministériels, tels que l'agriculture, le commerce, le travail, l'hygiène, l'assistance publique.

Le département du travail concerne la surveillance des manufactu­res et l'observation des lois qui s'y rapportent; le département de l'hygiène publique concerne la salubrité des logements, la préserva­tion des épidémies, la falsification des denrées alimentaires.

- Elle se réduisent aux suivantes:

1° Faire régner l'ordre et la justice au dedans: ministères de l'intérieur, de la justice, de la police.

Assurer la sécurité à l'extérieur: ministères des affaires étran­gères, de la guerre, de la marine.

3° Aider au développement intellectuel et moral de la société: ministères des cultes, de l'instruction publique, des beaux-arts.

4° Développer les forces productives du pays: ministères des travaux publics, de l'agriculture, du commerce, du travail, des colonies des chemins de fer, des postes et télégraphes.

5° Veiller à l'hygiène générale et pourvoir à l'assistance des indigents: départements ministériels de l'hygiène et de l'assistance publique.

Ces fonctions ne sont pas toujours cependant bien divisées et délimitées.

- Non. L'état malheureux de paix armée où vit l'Europe et qui est un châtiment de la Providence nous impose des dépenses écrasantes pour le budget de la guerre. Le gaspillage des fonds publics par des gouvernements sans habileté et sans conscience ont accru démesu­rément les emprunts et les dettes publiques. Dès lors le service des intérêts de la Dette absorbe une grande partie des ressources annuelles. Enfin les tendances socialistes plus ou moins conscientes de nos gouvernants ont accru sans mesure le service des pensions et multiplié les emplois.

Ainsi en France, si l'on retranche du chiffre total des dépenses de l'Etat un milliard pour la guerre et la marine, un milliard et demi pour le service de la Dette, cinq cents millions pour les frais de perception des impôts, et trois cents millions de gaspillage pour pensions et emplois non justifiés, il ne reste pas un milliard à consacrer au développement économique, intellectuel et religieux de la nation.

- Les emprunts publics sont un procédé financier relativement récent. Dans les siècles antérieurs aux nôtres, quand l'Etat se trouvait dans un besoin excepionnel de ressources, le gouvernement recourait aux aides ou impôts extraordinaires. C'était plus juste et plus sage. Ces taxes extraordinaires étaient prélevées temporairement et unique­ment sur les capitalistes, qui reconstituaient rapidement leurs épar­gnes. Les masses populaires ne contractaient aucune charge nouvelle. Il n'en résultait pas ces quantités de titres qui permettent de vivre en dehors de la loi naturelle du travail.

Il y a cependant des circonstances où il faut recourir à l'emprunt, c'est quand les besoins de l'Etat sont tels que les sommes à demander aux taxes désorganiseraient les entreprises privées et obligeraient la plupart des contribuables à emprunter eux-mêmes1).

L'emprunt reste cependant inévitable pour subvenir aux charges des grandes guerres, pour les grandes dépenses d'armement et pour la création rapide des grands moyens de développement commercial, les chemins de fer et les canaux.

- Non. C'est avec raison que des économistes sérieux y voient un acte immoral. Emprunter de cette façon, c'est consommer les ressources de l'avenir par la prodigalité du présent. Il faudrait que toute dette publique eût son amortissement organisé dans un délai qui ne fût pas excessif. Ainsi font les grandes compagnies et les entreprises industrielles qui émettent des obligations. La législation française impose un amortissement et l'établissement des ressources nécessaires pour y pourvoir aux villes et aux départements qui empruntent. L'Etat devrait s'astreindre aux mêmes conditions.

La Dette publique actuelle en France monte aujourd'hui à environ 20% de la propriété totale. La charge annuelle des intérêts qui n'est pas moindre d'un milliard et demi pèse entièrement sur le travail national.

- L'Eglise a reçu de son divin Fondateur la mission d'enseigner les vérités surnaturelles. Elle a le devoir d'apprendre aux hommes ce qu'ils doivent croire et ce qu'ils doivent pratiquer pour atteindre leur fin. Elle n'a pas de mission directe pour répandre les connaissances humaines, pour faire avancer les peuples dans les arts et les sciences. Mais sa grande mission de charité l'y porte indirectement dans l'intérêt des populations auxquelles ces, sciences seraient souvent parcimonieusement enseignées par l'action des familles, des corpora­tions et de l'Etat.

La mission d'enseigner incombe aussi manifestement aux parents. Elle ne fait qu'un avec le devoir qu'ils ont de former et d'élever leurs enfants. La divine Providence a constitué la famille afin que les parents développent tous les germes de formation qu'ils trouvent dans la nature de l'enfant.

L'Etat a-t-il aussi la mission d'enseigner? Il importe ici de distinguer. L'Etat a une mission directe pour les fonctions qui sont essentielles à sa charge, pour maintenir la paix entre les citoyens, pour assurer l'ordre public, pour défendre la société contre les attaques du dehors. Pour le reste, pour le développement intellectuel et temporel des peuples, il a une mission complétive, une mission pour les causes majeures, quand l'initiative des particuliers et des corporations est insuffisante. L'Etat n'est pas seulement le défenseur de l'ordre et de la paix, c'est aussi la plus vaste et la plus universelle des corporations. C'est une corporation d'ordre supérieur, qui ne doit pas tout entreprendre, parce qu'elle le ferait mal, mais qui doit suppléer à l'insuffisance de l'action communale, provinciale et corporative. S'agit-il, par exemple, de fonder des universités ou des écoles, des hôpitaux, des routes ou des canaux, l'initiative des communes, des provinces, des associations y suffira en partie et l'Etat n'aura qu'à les encourager. Mais si le besoin est urgent et l'initiative lente ou insuffisante, l'Etat pourra agir. L'Etat, la province, la commune sont tout indiqués pour suppléer à l'action des familles et lui venir en aide quand cette action demande une mise en œuvre de moyens assez complexes. L'Etat et la commune ont aussi un intérêt propre à la bonne organisation de l'enseignement et à la diffusion des connaissan­ces utiles. Et cet intérêt justifie amplement leur action complétive de celle des familles.

- Nullement. L'enseignement donné par les maîtres qui en sont chargés par l'Etat, par les communes, par les familles, ne peut pas être séparé de la religion. La vie humaine ne va pas sans la religion, elle en doit être toute pénétrée. L'homme doit vivre, dans le service de Dieu, comme l'oiseau vit dans l'air et le poisson dans l'eau. L'homme fait tout pour Dieu et selon la volonté de Dieu son créateur et son Maître. En toute école il faut prier, louer Dieu et soumettre toutes les sciences au contrôle de la vérité divine.

Si le peuple est chrétien, l'école doit être chrétienne, même l'école de l'Etat et de la commune. Non pas que le maître y doive être nécessairement un ministre de l'Eglise ou un religieux; mais le maître doit être, de sentiments et d'exemple, un homme religieux, et l'Eglise doit avoir le contrôle suprême de l'enseignement qui est donné à ses enfants.

Ce sont là des vérités toutes simples et toutes claires qu'aucun sophisme n'obscurcira (cf. Lettres apost., II, 93 et 197).

- Il est juste sans doute qu'on puisse propager prudemment le vrai et le bien. Mais il n'est pas admissible que chacun ait le droit d'ébranler les fondements de la société, en attaquant l'honnêteté des mœurs, la religion, l'autorité.

Serait-il plutôt permis d'empoisonner les âmes que d'empoisonner les corps? L'ordre public n'a-t-il pas autant à craindre des discours et des écrits factieux ou corrupteurs que d'une sédition armée?

- Nous l'avons dit, l'Etat doit avoir son dogme social sur lequel repose toute sa raison d'être. Il n'y a pas de société possible sans la reconnaissance de quelques vérités fondamentales et de principes moraux dont l'observation soit maintenue par les lois.

Un Etat est d'autant plus parfait que son dogme social se rapproche davantage du dogme chrétien. L'Etat le plus incomplet garde au moins la notion d'autorité, de propriété, de moralité publique.

Les hommes ont pensé jusqu'à présent qu'un certain respect de la divinité et de la religion rentrait dans le minimum des croyances qui sont la base de la vie sociale. C'est en effet une vérité de sens commun. Quelle est l'autorité qui restera debout si celle du Créateur est renversée? Cicéron a exprimé le jugement du sens commun quand il a dit qu'on verrait plutôt une cité se soutenir en l'air qu'un peuple vivre sans religion.

Le pouvoir social ne peut donc pas permettre la destruction par la presse des principes fondamentaux de la société. Un Etat bien ordonné doit exiger le respect de la religion, comme il doit maintenir le respect des principes de l'autorité, de la propriété, de la moralité publique. Il trouvera facilement la mesure dans laquelle il doit empêcher les outrages à la religion dominante et même aux religions tolérées, sans pour cela s'immiscer aux controverses religieuses, comme a fait l'empire de Byzance (cf. Lettres apost., II, 197).

- Léon XIII, et plusieurs de ses prédécesseurs avant lui, ont stigmatisé «la perversité de leurs doctrines et l'infamie de leurs actes» (Enc. Humanum genus).

Ce qui était déjà connu a été rendu plus manifeste par les ré­vélations que plusieurs convertis de la haute maçonnerie ont publiées dans ces dernières- années. Les sociétés secrètes sont au service de Satan, l'ennemi de Dieu. Elles ont pour but plus ou moins avoué, mais certain, la destruction de l'Eglise fondée par notre divin Rédempteur. La législation civile elle-même les condamne. Aucun catholique n'en peut faire partie sans encourir les censures de l'Eglise.

Les pouvoirs civils qui s'en font les esclaves travaillent sans s'en douter à la ruine de la société, car tous les principes qui sont le fondement de la vie sociale s'appuient sur la religion et lui emprun­tent toute leur force.

Le devoir des catholiques est de démasquer la franc-maçonnerie et ses desseins funestes, afin d'éloigner les hommes de bonne foi qui se sont laissé séduire par ses artifices.

- L'Eglise n'a aucune hostilité contre les juifs considérés person­nellement. Elle prie pour eux et désire leur conversion. Mais elle ne peut pas être sans défiance à leur égard. Ils ont gardé la haine du Christ, et par suite ils sont enclins à combattre partout l'action de l'Eglise. Ils favorisent volontiers tous les ennemis de l'Eglise, aussi n'est-on pas étonné de les voir patronner les sociétés secrètes.

L'Eglise se défie particulièrement d'eux au point de vue économi­que. Ils ont presque tous adhéré au Talmud où ils trouvent des principes économiques tout particuliers. Ils lisent dans ce livre qu'ils n'ont pas de devoirs de justice vis-à-vis des chrétiens et que c'est pour eux un droit de se mettre par tous les moyens en possession de l'argent des chrétiens.

Les sociétés chrétiennes devraient s'en défier autant que l'Eglise et pour les mêmes motifs. Dans les siècles de foi, les sociétés civiles avaient adopté toutes les mesures prises par le droit canon contre l'influence juive. Les peuples chrétiens s'en trouvaient bien. Ils ont cru devoir supprimer toutes ces barrières, ils sont envahis et dominés. C'est une preuve entre mille des avantages qu'ont les nations à suivre la direction de l'Eglise (cf. Lettres apost., I, 271).

Un catéchisme ne peut être qu'un résumé succinct. Pour étudier à fond les questions qu'il indique, il faut recourir à des ouvrages plus étendus.

Pour l'étude de cette première partie de notre catéchisme, il faudra avant tout se procurer le recueil des Lettres apostoliques de Léon XIII (4 vol., Maison de la Bonne Presse, 8, rue François Ier).

Si l'on désire ensuite un livre didactique qui puisse servir de commentaire au catéchisme, le livre le plus favorable sera la Philosophie morale et sociale du P. de Pascal, chez Lethielleux, rue Cassette.

Mais pour ceux qui voudront pousser plus loin ces études, nous indiquerons quelques ouvrages:

TAPARELLI: Essai de droit naturel, 2 vol. in-4° chez Casterman, rue Bonaparte, 66: grand ouvrage de fond.

CARD. TARQUINI: Les principes du droit public de l'Eglise, 1 vol. in-12, chez Retaux, rue Bonaparte, 82.

R. P. LIBERATORE: L'Eglise et l'Etat, chez Palmé, rue des Saints-Pères.

MGR SAUVE: Questions religieuses et sociales, in-12, chez Palmé.

CHESNEL: Le droit de Dieu et les idées modernes, 2 vol. in-8°, chez Oudin, à Poitiers.

JOSEPH DE MAISTRE: Soirées de Saint-Pétersbourg.

S. THOMAS: Somme, 2a 2ae. - Opusc. de Regimine principum. - Commentaire sur la politique d'Aristote.

ROTHE, prof. aux Facultés catholiques de Lille: Traité de droit naturel. LE PLAY: La Réforme sociale en France.

DE VAREILLES, doyen de la Faculté cath. de droit à Lille: Principes fondamentaux du droit.

DE TOCQUEVILLE: De la démocratie en Amérique. DE BONALD: Théorie du pouvoir.

ARISTOTE: La Politique, trad. par Barthélemy Saint-Hilaire. CICERON: De Republica (fragments).

PERIN: Les lois de la Société chrétienne. KETTELER: Liberté, autorité, Eglise. OTT: Traité d'économie sociale, chez Fischbacher.

GIDE (auteur protestant): Principes d'économie politique, chez Larose, rue Soufflot.

MEYER: La question ouvrière et les principes fondamentaux de la Sociologie chrétienne, chez Lethielleux.

NOTA. - Pour les ouvrages dont nous ne citons pas l'éditeur, on peut les demander à un libraire qui fait la commission.

DEUXIEME PARTIE

Les principes chrétiens
dans l'ordre économique

- C'est une science, une fraction de la science sociale, qui est subordonnée à la, science morale.

La science morale règle et gouverne l'activité humaine tout entière. Elle embrasse l'homme tout entier, elle dirige toutes ses actions vers sa fin suprême.

La science sociale règle les rapports des hommes entre eux dans la vie sociale et en vue du bien social.

La science économique règle les rapports des hommes entre eux, dans l'acquisition et l'emploi des biens qui constituent la richesse, en vue de la prospérité matérielle de la société. C'est une fraction de la science sociale, ou si l'on veut c'est la science sociale dans ses rapports avec l'acquisition et l'usage des biens.

C'est une science subordonnée à la morale, puisqu'elle règle une partie de l'activité humaine, et que tous les actes qui concourent à l'acquisition et à l'emploi de la richesse sont des actes moraux soumis aux règles de la science morale.

C'est sûrement par inadvertance que des écrivains même chrétiens ont fait de l'économie politique une science indépendante de la morale.

- Non, c'est là une définition qu'on ne peut pas tolérer. Elle a été imaginée par les positivistes. C'est Adam Smith, le chef de l'école utilitaire en philosophie morale, qui, le premier, a fait de l'économie politique une simple «étude sur la nature et les causes de la richesse des nations». Pour lui et son école, la richesse constitue l'unique objet de la science économique et la production de la richesse est son unique but. L'homme n'apparaît qu'en seconde ligne, comme producteur et consommateur de la richesse. Il est ravalé au niveau de la fourmi et de l'abeille. Son âme, il n'en est plus question. La moralité du travail, du commerce, de la consommation, on ne s'en soucie pas.

Cette fausse conception de l'ordre économique a été acceptée aveuglément par beaucoup de chrétiens. Ils ont défini l'économie politique la science des richesses. Ils ont méconnu ses rapports avec les autres sciences sociales et avec la morale. Ils en ont fait une science inhumaine et matérialiste. Et maintenant que l'application de cette théorie a soulevé les problèmes les plus graves dans la vie économique des peuples, ils n'ont aucun principe qui leur en donne la solution.

Tout autre est la conception de la vraie philosophie morale et de l'Evangile. Ils cherchent avant tout à réaliser la justice dans le monde du travail. Ils ne font pas de l'homme un instrument et un esclave de la richesse; mais ils font de la richesse un instrument de vie que l'homme doit acquérir et employer selon les règles de la justice, de la tempérance et de la charité. Ils définissent avec raison l'économie politique «la science de l'organisation du travail et du commerce, conformément à la loi morale et en vue du bien de la société et de ses membres».

- Toutes les fois qu'il y a dans la société un vice organique considérable, quand les règles de la justice sont violées dans une large mesure, il y a une partie de la société qui est dans le malaise, elle souffre, elle se plaint. Il surgit une question sociale, une question de réforme ou de réorganisation sociale. Et si aucun remède n'est apporté au mal, à la longue, la partie lésée et opprimée de la population s'agite et menace, et la question sociale peut provoquer une agitation violente, une crise ou même une guerre sociale.

C'étaient bien des questions sociales qui provoquèrent les émeutes des plébéiens à Rome et les soulèvements des esclaves en Sicile et en Campanie.

La question de l'esclavage a été pendant longtemps la question sociale des Etats-Unis. Le régime de la propriété est la question sociale de l'Irlande. La domination juive devient une question sociale particulièrement en Autriche-Hongrie.

- La question sociale actuelle a pour objet principal l'organisation du travail et la répartition de ses produits. Elle a pour cause le malaise d'un grand nombre de travailleurs. Elle se formule dans leurs plaintes souvent justifiées. Elle a eu pour causes principales: l'affai­blissement de l'esprit chrétien dans le monde du travail, l'entrave apportée par les lois à l'esprit d'association, le développement de la grande industrie et la multiplication des sociétés anonymes qui ont rendu difficile ou impossible l'exercice du patronage chrétien.

- Elle menace de provoquer une crise sociale telle que l'histoire n'en a pas connu, parce que les masses populaires, aigries par la souffrance et surexcitées par des réformateurs aveugles ou des politiciens intrigants cherchent le remède à leur état de misère plus ou moins imméritée dans les utopies du collectivisme ou les convulsions de l'anarchie.

- Le travail est la loi de l'humanité. Le Créateur a fait du travail la condition commune de la vie, en même temps qu'il lui donnait un caractère d'expiation après la faute originelle. Le travail est le devoir de tous et la condition normale de l'existence.

Mais dans le corps social comme dans le corps humain, les fonctions sont différentes. Le bras n'est pas le cerveau et ne doit pas le jalouser. Le travailleur manuel ne doit pas s'offusquer de voir auprès de lui le travailleur intellectuel. L'un et l'autre sont nécessaires pour la vie du corps social.

- Non, c'est là une conception toute matérialiste. L'économie libérale est tombée dans une erreur des plus graves en faisant des travailleurs de simples machines qui fournissent une certaine quantité de forces productives, et qui exigent, en retour, certains frais d'entretien et de renouvellement pour pouvoir fonctionner d'une manière régulière et continue.

Le travail est l'exercice de l'activité humaine. Toute la personne humaine y prend part, l'âme et le corps, l'intelligence et les bras. A un certain point de vue et dans certaines limites, c'est une marchandise soumise aux fluctuations de l'offre et de la demande. Mais c'est aussi et avant tout un acte humain, qui a un autre but que la production. Il doit procurer à la personne dont il émane des moyens convenables d'existence. Il y a là un élément qui ne doit être perdu de vue, ni par le travailleur, ni par l'employeur.

Nous verrons les conséquences de ce principe au chapitre du salaire.

- Trois systèmes principaux d'organisation du travail se disputent aujourd'hui les préférences de l'opinion.

Le travail abandonné aux caprices de la liberté individuelle peut être livré au hasard de la pleine et libre concurrence.

Il peut être réglé et coordonné dans un régime modéré d'associa­tion, qui, tout en réglant sagement la liberté individuelle, respecte la juste indépendance de la personnalité humaine. C'est là le régime corporatif.

Il peut enfin être régi directement par l'Etat, qui en prescrit le mode et les circonstances et en distribue les produits. C'est alors le régime du socialisme collectiviste.

Nous traiterons séparément de ces divers systèmes d'organisation du travail (cf. Encycl. Rerum novarum, passim).

- Depuis un siècle, nous essayons ce régime. La liberté industrielle est à peine mitigée par quelques lois restrictives. La Révolution a détruit l'ancienne organisation professionnelle.

Ce régime de la libre concurrence est regardé comme le meilleur par l'école économique libérale. En Angleterre ce système a reçu le nom de doctrine de Manchester. Il se résume dans cette devise:

Laissez faire, laissez passer. En France, ses coryphées ont été Bastiat et Michel Chevalier.

Dans ce système, le travail et la production sont exemptés de toute réglementation sociale. La société s'en remet à la seule liberté individuelle du soin de réaliser l'ordre économique.

Deux classes sociales restent en présence: celle des capitalistes et entrepreneurs; celle des travailleurs sans capital, ouvriers et employés. C'est la lutte sans merci: lutte pour la richesse chez les premiers, lutte pour la vie chez les autres. La victoire est aux plus forts.

C'est là une lutte odieuse qui nous ramène à la sauvagerie. Il n'y est tenu compte souvent ni de la justice ni de la charité. L'égoïsme seul en est la loi.

La concurrence peut avoir des effets utiles, mais à la condition qu'elle n'aura pas pour objet la subsistance nécessaire du travailleur et qu'elle restera juste et loyale.

L'intérêt individuel, renfermé dans de justes bornes pour qu'il ne dégénère pas en égoïsme sauvage, est un des mobiles du progrès.

Le salaire normal du travailleur doit être en dehors de la concurrence.

Bastiat et son école oublient la déchéance originelle, quand ils soutiennent que la liberté économique absolue produira nécessaire­ment des résultats harmoniques. Cette harmonie ressemblera à celle du partage opéré par le lion de la fable. Le plus fort fera la loi au plus faible. Cette prétendue liberté sera pour le grand nombre la négation de toute liberté véritable.

- C'est là un autre extrême. Le collectivisme supprime toute liberté. Il veut faire de l'Etat le seul patron, et de tous les sujets des esclaves ou des salariés. Les droits de l'individu, de la famille et des autres groupes naturels seraient anéantis. Les avantages de l'initiative privée, le stimulant de l'intérêt privé seraient perdus.

C'est un beau rêve de penser que le dévouement à l'intérêt général suppléera à tout. C'est méconnaître étrangement la nature humaine. Nous parlons ici du vrai socialisme, du socialisme collectiviste. Car il y a des politiciens qui prennent l'étiquette de socialistes et qui n'ont pas de doctrine sociale. Le socialisme véritable est toujours collecti­viste. Il supprime la propriété privée. Il met en commun les moyens de production et en attribue l'administration soit à l'Etat, soit à la commune.

De plus le socialisme est toujours impie. Il s'insurge contre l'Eglise, parce qu'elle ne ratifie pas ses attentats contre la liberté individuelle, la famille et la propriété.

- Consultons leurs propres déclarations publiques. Voici leur profession de foi:

Pour la religion: «Nous sommes de ceux qui croient qu'entre l'idéal socialiste et l'idéal chrétien l'antagonisme est irréductible». (Le Peuple, 28 juin 1892)

«Les chrétiens ou les croyants de n'importe quelle espèce ne peuvent plus exister. Les églises, les chapelles, les couvents doivent être démolis et réduits en poussière». (Vooruit, 3 juillet 1893)

Pour la famille: «Tous les socialistes admettent que les unions de l'avenir doivent être fondées sur le choix libre et être résiliables quand le sentiment qui les inspire n'existe plus». (Benoît Malon, Socialisme intégral, p. 372)

«Le père n'a aucun droit sur ses enfants, il n'a que des devoirs envers eux». (Vandervelde, National, Ier juillet 1893)

Pour la propriété et le capital: «Une révolution viendra. Cette révolution sera le souffle qui anéantira ce moribond, la propriété individuelle. La terre appartient à tous. Allons, Messieurs les propriétaires terriens, déménagez de bonne grâce, si vous ne voulez pas que nous vous donnions un coup de main; la terre doit revenir à la collectivité!». (Le citoyen Léo: Aux paysans)

«Nous demandons que la propriété individuelle disparaisse!». (Smeets, Conseil prov. de Liège, 19 nov. 1894)

«La Banque Nationale, elle aussi, périra, soyez-en sûrs. Ou plutôt elle sera prise. Elle sera prise d'assaut par l'armée destructive des abus». (Edmond Picard, Le Peuple, 10 déc. 1894)

«A l'œuvre, camarades! Tout ce qui est capitaliste est l'ennemi. Debout! travailleurs. En guerre! la guerre à mort contre le capita­lisme. A nous la direction des usines, du commerce et de l'agricultu­re». (Anseele, chef socialiste gantois, au meeting socialiste, 20 sept. 1894, à Bruxelles) Pour la patrie:

«Tous en avant, au cri de: A bas le préjugé patriotard». (Smeets, député, Le Travail, nov. 1894)

«Votre patrie est un territoire fermé… Cette patrie-là, nous ne l'aimons pas, nous la foulons aux pieds». (Vandervelde, à la Chambre belge, 7 déc. 1894)

Pour les moyens à prendre, on imitera et dépassera la Terreur et la Commune: «La révolution est une arme loyale, sinon légale, et nous saurons l'employer. La révolution que nous voulons, c'est celle de 1793, celle des Hébertistes, celle de 1871, celle des communaux, celle qui fauche, qui désagrège tout ce qui lui résiste. Citoyens, pensez bien à cela pour qu'au jour arrivé vous ne reculiez pas devant l'horreur des moyens et que vous alliez droit au but». (Almanach de la question sociale pour 1894)

«Il y a vingt-quatre ans, le 18 mars, l'orient social s'embrasa des lueurs fulgurantes du soleil rouge de l'ère nouvelle… Nous sommes les héritiers de la Commune; elle nous a transmis ses aspirations et nous a chargés de la venger…

Elle est donc pour nous un symbole, la magnanime révoltée de 1871; elle représente le triomphe partiel, sur le terrain communal, de la classe dont notre parti ouvrier est l'expression:

Ce que voulaient les communards, nous le voulons aussi… Un jour viendra, proche et inévitable, où le ciel entier sera embrasé, où la justice et l'égalité auront pour toujours dissipé l'ombre que projette autour de lui le capitalisme. ce sera la résurrection de la Commune vengée et triomphante dans la révolution sociale». (Le Peuple, 18 mars 1895)

«Les bourgeois doivent prendre garde: s'il venait un second Robespierre, il ferait peut-être mieux la besogne que le premier». (Basly, meeting à Bruxelles, 13 mai 1892)

- Les socialistes ne s'expliquent guère sur leurs projets d'organisa­tion.

D'après les programmes socialistes allemand, français et belge, le collectivisme attribue à la société la propriété des fonds productifs et des instruments de travail. Qui sera propriétaire? L'Etat ou la commune.

Il s'ensuivrait que tous les hommes seraient fonctionnaires et que la société tout entière serait organisée comme l'armée. Maintenant, l'ouvrier qui ne travaille pas comme il le doit est renvoyé. Mais alors, toutes les industries étant aux mains de l'Etat, les renvois ne seraient plus possibles. Il faudrait donc les remplacer par la salle de police ou la prison. Le ressort de l'activité productive ne serait plus l'initiative individuelle, mais l'obéissance passive et la contrainte. Le progrès industriel ne serait plus stimulé par l'émulation et l'appât des affaires. Ce serait en somme les travaux forcés ou le bagne pour tous.

- L'Eglise catholique rejette le collectivisme et prend la défense de la liberté individuelle qui est un des dons les plus précieux faits à l'humanité par le Créateur.

L'Eglise revendique la liberté des vocations, l'autonomie de la famille. Elle ne fait pas de l'Etat un tyran, mais un auxiliaire de la vie individuelle et de la vie de famille, qui lui sont antérieures et réclament son concours sans abdiquer leur légitime liberté.

Mais l'Eglise ne méconnaît pas le droit naturel d'association qu'ont les hommes d'une même profession pour s'entr'aider et pour protéger leurs intérêts communs. Il y a là une tendance naturelle que l'histoire nous montre partout réalisée sous des formes diverses.

Quand les diverses classes sociales sont ainsi groupées, pour la défense des intérêts professionnels, sous la réserve des bonnes mœurs et de l'ordre public, la société est constituée sous le régime corporatif.

- Le régime corporatif assure la paix de l'atelier par l'établisse­ment d'autorités arbitrales, de conseils et tribunaux corporatifs. Il fait régner la justice dans le commerce en interdisant par des règlements la concurrence déloyale. Il protège l'ouvrier contre les conséquences des accidents, de la maladie, du chômage involontaire et de la vieillesse, par la constitution d'un patrimoine corporatif et de caisses de secours. Il lui facilite l'instruction professionnelle et il organise le crédit en dehors de toute exploitation usuraire.

Pour ce qui est des consommateurs, le régime corporatif garantit leurs intérêts par le contrôle des syndics sur les produits fabriqués, sur la matière employée, la façon et les prix.

Pour ce qui est de la société tout entière, le régime corporatif prévient les haines entre les classes en établissant des rapports de justice et de charité entre les travailleurs et les patrons. Il fournit les éléments d'une véritable représentation professionnelle, qui permet aux assemblées législatives, provinciales et communales d'exercer leurs fonctions avec une compétence réelle.

Pour que le régime corporatif porte les fruits qu'on en peut attendre, il faut d'abord que la puissance d'union, de solidarité et de fraternité qu'il porte en lui-même soit affermie et fécondée par l'esprit religieux. Sans cela, l'égoïsme, l'intérêt personnel et la cupidité diviseront bientôt ceux que le travail et le métier ont rapprochés sans unir suffisamment leurs cœurs.

Il faut ensuite que les corporations soient libres et autonomes dans l'Etat, sous la réserve de l'ordre public. Il faut qu'elles puissent établir leurs statuts, et choisir librement leurs administrateurs, autrement on n'aurait qu'un organisme sans vie, sans initiative et sans action réelle.

- Absolument. Le grand historien Janssen, dans son ouvrage sur l'Allemagne à la fin du moyen âge, rend ce témoignage aux corporations: «C'étaient des fraternités, embrassant tous les besoins, tous les rapports sociaux… L'union de la vie laborieuse avec la religion donnait aux corps de métier un lien d'honneur et au travail une sorte de consécration… Les corporations devenaient le soutien naturel des associés. Elles se préoccupaient de mettre en relief le principe de la fraternité et de l'égalité. Elles favorisaient les consom­mateurs en assurant le bon marché et la qualité des produits. Toute corporation formait une société judiciaire, qui maintenait elle-même sa propre sécurité et assurait à tous ses membres les bénéfices de la paix et de la justice… Ces sociétés, qui se rattachaient les unes aux autres par le compagnonnage, formaient un grand ensemble, un corps hiérarchique organisé, régi par ses propres règlements et par ses constitutions. L'ouvrier se regardait comme membre actif d'un petit monde qu'il aimait, et dont l'honneur et le bon renom ne lui tenaient pas moins au cœur que la gloire et la prospérité de la cité n'étaient chères au cœur du bourgeois… Le travail organisé et la propriété inaliénable protégeaient l'indépendance des classes laborieuses et leur assuraient le bien-être et l'aisance. Le système corporatif empêchait l'individu de s'élever trop au-dessus des autres. La liberté absolue crée incontestablement des fortunes colossales, mais elle conduit trop souvent à l'exploitation des forces du travail, et par conséquent à l'oppression de centaines et de milliers d'hommes» (Janssen, t. I, passim, pages 310-341; cité par le P. de Pascal).

- Pas absolument, surtout dans la grande industrie. Mais les besoins des travailleurs sont les mêmes et ils réclament les mêmes secours. Pour les satisfaire, il faut rétablir un régime corporatif approprié aux conditions présentes de la société, et ce n'est pas trop, pour y arriver, du concours de toutes les forces sociales, de la religion, des pouvoirs publics et des personnes intéressées.

C'est bien là ce que réclame Léon XIII dans ses Encycliques Humanum genus et Rerum novarum, quand il déclare qu'il faut restaurer, en les appropriant au temps présent, ces corporations ouvrières qui doivent protéger, sous la tutelle de la religion, les intérêts du travail et les mœurs des travailleurs, venir en aide à l'honorable classe des prolétaires, assurer à leurs familles et à leurs enfants les bienfaits d'un patronage tutélaire, leur fournir les moyens de garder, avec les bonnes mœurs, la connaissance de la religion et l'amour de la piété (cf. Lettres apost., III, 59).

- C'est la forme sous laquelle se détermine le plus souvent aujourd'hui la part de l'ouvrier dans la production.

L'esclave trouvait chez son maître le vivre et le couvert. Le serf avait les fruits de la terre en payant une redevance. Le salarié reçoit une rémunération convenue d'avance et proportionnée soit au temps de travail, soit à la quantité de l'ouvrage produit.

Le salaire est déterminé par un contrat. C'est le caractère de liberté de ce contrat qui forme la différence essentielle entre le salarié et l'esclave. L'esclave recevait la rémunération que son maître voulait bien lui donner. Le salarié reçoit la rémunération convenue. Il peut toujours chercher un maître qui lui offre une rétribution plus avantageuse.

- Le salarié a le don précieux de la liberté. Il peut changer de maître, changer de séjour, chercher un maître plus accommodant, un travail plus avantageux, un séjour plus agréable; il peut discuter son salaire et les conditions de son contrat.

Il a le libre accès à la propriété. Il peut avoir ses épargnes, son pécule, sa maison même avec un petit domaine.

Il a sa vie de famille, son chez soi. Il vit avec ses enfants, du moins l'ouvrier d'industrie ou de métier, car le domestique de maison est bien privé sous ce rapport.

Liberté, propriété, famille, ce sont là les grands biens que l'Eglise a procurés aux travailleurs en s'efforçant de supprimer l'esclavage.

- Hélas! oui. Il peut se faire, dans certaines conditions sociales, que le salariat ressemble fort à l'esclavage. Quand certains chefs d'industrie se laissent gagner par l'égoïsme, quand ils ne voient dans les salariés qu'un instrument de production et de profit, quand ils abusent de la puissance du capital et méconnaissent les règles de la justice et les devoirs de la charité, certains salariés peuvent se trouver plus dénués de tous les avantages moraux et matériels, que n'étaient les esclaves soumis à des maîtres compatissants et bienveillants. La concurrence illimitée et le défaut de lois protectrices entraînent pour un certain nombre de salariés des conséquences déplorables: labeur incessant, même le dimanche; journées interminables, salaire insuffi­sant, ateliers insalubres et immoraux, foyer misérable où les enfants s'étiolent.

- Le salaire dépend d'abord des circonstances dans lesquelles s'accomplit le travail. La quantité, la qualité et la difficulté du travail influent à bon droit sur sa valeur.

L'habileté, le talent de l'ouvrier entrent également en considéra­tion.

L'estimation commune, le cours, déterminent le salaire en tenant compte équitablement des circonstances énumérées précédemment. Mais la valeur d'échange du travail produit entre aussi en compte et d'une manière prépondérante dans l'esprit de l'employeur.

Ce n'est pas tout: Léon XIII, en son Encyclique, nous rappelle qu'en justice naturelle les contractants doivent aussi tenir compte des conditions d'existence du salarié. Le maître donnait à vivre à son esclave. Le patron, dût-il restreindre ses bénéfices, doit donner à vivre au travailleur. La liberté du salarié ne l'autorise pas devant la nature à signer des conditions qui sont un suicide.

Cette limite imposée par la nature et rappelée par Léon XIII, jusqu'où va-t-elle? L'ouvrier doit trouver dans son salaire le vivre, le vêtement, le couvert, voire même les éléments d'une récréation honnête et modérée et l'épargne qui doit pourvoir aux mauvais jours et à la vieillesse.

Mais ce salaire normal est-il celui d'un célibataire ou celui d'un chef de famille? L'ouvrier doit-il trouver dans le salaire de quoi fonder, élever et nourrir une famille, en s'aidant bien entendu des autres ressources normales du foyer: travail de la femme, des enfants, épargnes même et produits du petit domaine?

Léon XIII ne l'a pas défini et l'on en dispute vigoureusement entre catholiques.

Pour nous, quoi qu'en dise une autre école, nous pensons que la solution n'est pas si difficile. Léon XIII nous renvoie aux exigences de la nature, mais est-il dans l'ordre naturel que l'homme vive célibatai­re? Toute la question est là. S'il faut tenir compte des exigences de la nature, il faut voir dans l'ouvrier normal et ordinaire un chef de famille. Le salaire ordinaire doit donc répondre aux besoins normaux d'un chef de famille.

Quelques-uns appellent ce salaire familial, l'expression est impro­pre, mais elle est en passe de rester dans l'usage.

Cela serait bien inutile si les mœurs étaient plus chrétiennes. L'estimation commune y suffirait. La justice et la charité régneraient dans toutes les relations du travail.

Il n'y aurait pas lieu non plus pour l'Etat ou les administrations d'intervenir, si le régime corporatif englobait le monde du travail et le soumettait à des règlements équitables. Mais, dans notre situation de société désorganisée, l'Etat et la commune sont les seuls organismes qui restent debout. Ils ont donc le droit et même le devoir d'agir au moins provisoirement pour sauvegarder la vie des travailleurs.

Le cardinal Manning avait raison de dire: «Dès que l'Etat constate des injustices publiques, il a le droit de faire ce qui est possible pour les empêcher. Le contrat de travail est libre sans doute, mais quand cette liberté est nuisible aux ouvriers qui, par suite de leur faiblesse, subissent des salaires insuffisants, le principe de la liberté doit fléchir devant la nécessité de vivre».

Ce n'est pas toutefois que l'Etat puisse intervenir inconsidérément, mais il peut obliger les administrations à fixer pour les adjudications un minimum de salaire qui maintiendrait le taux des salaires dans chaque région (cf. Lettres apost., III, 55).

- Absolument. Le bon Dieu nous met en garde contre les abus de la richesse, mais il la promet quand même à l'homme sage, travailleur et craignant Dieu.

Cent fois la sainte Ecriture promet les bénédictions divines à l'homme juste et religieux. Relisez lé beau psaume cent onzième: «Bienheureux l'homme qui craint Dieu, sa famille sera bénie. La puissance, la richesse et la gloire afflueront dans sa maison».

Remarquez ce passage curieux du livre des Proverbes (chap. III): «La sagesse assure l'amitié de Dieu et des hommes, mais elle remplit aussi les greniers et les celliers. Le sage a la santé dans sa main droite et la richesse dans sa main gauche».

C'est que la sagesse conseille l'épargne. Elle exclut et condamne le luxe et la prodigalité. Et l'épargne accumulée, c'est la richesse, au moins une richesse relative.

- Dans un état social bien réglé, presque toutes les familles devraient pouvoir épargner. Beaucoup de familles ne le font pas aujourd'hui. Quelques-unes, beaucoup peut-être ne le peuvent réelle­ment pas, d'autres ne le veulent pas sérieusement.

La meilleure preuve ici, ce sont les faits. Au Val-des-Bois, l'épargne était presque nulle au début des associations catholiques en 1861. Elle a suivi les progressions morales et religieuses de la population. Elle est arrivée maintenant à une moyenne de 65.000 francs par an. Une enquête faite permet d'assurer que l'ensemble des 50 ouvriers de la Compagnie des Vétérans de l'usine ne possède pas moins de 240.000 francs en maisons, terres, placements, mobiliers et dépôts à la Caisse d'épargne.

L'épargne est donc possible. Elle est générale dans un milieu où règnent la paix sociale et les bonnes mœurs.

C'est le luxe et la prodigalité.

Cela paraît bien étrange de parler du luxe des prolétaires, et cependant il y a lieu de le signaler. Sans doute ils ne roulent pas en carrosses; mais bien des familles n'ont pas la simplicité qui convient à leur rang. Le luxe est relatif. Il y a des dépenses de toilette et de repas qui seraient de la simplicité pour le riche et qui sont du luxe pour le salarié.

Il y a des dépenses de quelques francs qui sont de la prodigalité pour le pauvre: dépenses de boissons, dépenses de jeu, de fêtes, de réunions.

- C'est de leur inculquer le devoir de l'épargne quand elle est possible. Léon XIII nous l'enseigne: «Si le travailleur est sage, s'il est sérieux, quand il aura pourvu à son nécessaire et à celui de sa famille, il s'efforcera de faire quelque épargne, comme la nature elle-même l'y invite, en évitant les dépenses inutiles, pour se former peu à peu un petit capital (cf. Lettres apost., III, 57).

- Elle ne mérite ni tout l'honneur qu'elle s'attribue, ni tout le mépris que l'envie lui prodigue.

La richesse justement acquise est un don de Dieu. L'inégalité des conditions est voulue par la Providence. Il y aura toujours des riches comme il y aura toujours des pauvres. Dieu veut qu'ils se rencontrent dans l'exercice de la charité. Dives et pauper obviaverunt sibi: utriusque operator est Dominus.

Les riches représentent parmi nous la richesse et la miséricorde de Dieu.

Mépriser ou haïr les riches de parti pris, c'est envie ou grossièreté, c'est manque d'éducation, d'humilité et de sagesse.

- L'Evangile loue la pauvreté volontaire comme il loue la chasteté absolue, mais ce sont là des voies particulières proposées à quelques­uns seulement par une prédestination spéciale. Mais l'Evangile appelle l'ensemble des populations à la richesse, aux progrès ma­tériels, au développement complet de la civilisation. Il nous promet les biens terrestres comme une récompense de la vie chrétienne. «Cherchez le règne de Dieu et le reste vous sera donné par surcroît». - «La piété a toutes les promesses, celles de la vie présente comme celles de la vie future»..

Dieu nous demande, il est vrai, le détachement des richesses. Il veut que nous soyons prêts à y renoncer, plutôt que de manquer volontairement à la justice. Il ne pouvait pas nous donner une autre règle. Il veut aussi que tous les chrétiens fassent quelques pénitences volontaires, pour expier leurs fautes et pour garder l'empire sur leurs sens. Cela n'empêche pas d'aspirer au juste développement de son patrimoine et à une ascension légitime dans les rangs de la société.

Léon XIII nous rappelle, après saint Thomas, que chacun fera bien de vivre selon son rang, pourvu qu'après avoir satisfait à ses besoins et au decorum de sa vie, il donne de son superflu aux pauvres.

- Ils doivent savoir que la richesse n'est qu'un bien passager; qu'elle a ses dangers et ses tentations propres; qu'elle n'est pas au riche pour lui seul, mais pour qu'il fasse part au pauvre de son superflu.

Ils doivent savoir encore que leurs serviteurs et ouvriers ne sont pas des esclaves, mais des enfants de Dieu qu'on doit traiter avec justice et charité.

Ils doivent aussi remplir leurs devoirs civiques et assumer sans

mollesse et sans lâcheté les charges publiques auxquelles leur situation peut les appeler. Déserter le service commun, c'est montrer le plus honteux égoïsme.

Mais nous reviendrons sur ces devoirs (cf. Lettres apost., III, 37).

- Il a fait l'un et l'autre et ceci est facile à expliquer.

Dieu a donné à l'homme le droit de propriété privée pour bien des motifs. L'homme fait sienne la propriété qu'il occupe. Il y met quelque chose de lui-même, elle devient comme l'œuvre de son génie et de ses bras.

L'homme est stimulé au travail par l'attrait de la propriété. Il a d'ailleurs des devoirs de prévoyance pour lui-même et pour ses enfants.

Et cependant Dieu veut que tous les hommes puissent vivre sur la terre. Il donna donc à tous quelque droit sur l'ensemble de la propriété. Et si quelqu'un est dans le besoin, le droit de propriété de son voisin perd de sa rigueur. Le propriétaire devra aider celui qui est dénué de ressources, non pas cependant jusqu'au point que le droit de propriété soit facilement brisé et anéanti, car c'est un droit essentiel à sauvegarder.

S'il s'agit d'un besoin extrême, il n'y a plus de propriété qui tienne. Il faut alors aider à tout prix celui dont la vie même est en péril.

Mais, en dehors de ce cas bien exceptionnel, la propriété a des charges courantes. Elle doit concourir au bien général par l'impôt; elle doit aider aux pauvres par l'aumône.

- On ne peut pas le nier, la société est trop intéressée à la bonne organisation du régime de la propriété pour qu'elle n'ait pas le droit et le devoir d'intervenir dans une certaine mesure.

Le pouvoir public a d'abord le devoir de protéger le droit de propriété qui est issu de la nature, mais qui offre un grand intérêt social. Il entre dans ses attributions de déterminer et régler les moyens d'acquérir la propriété conformément au droit naturel.

De plus il peut en tempérer l'usage et le concilier avec le bien commun. Le droit de l'Etat est alors un pouvoir de juridiction, un pouvoir indirect, qui s'exerce sur la propriété des citoyens pour la conservation sociale. L'ensemble des règles qu'il impose constitue le régime légal de la propriété.

L'Etat doit tenir compte de la famille et de son rôle social. Il a grand intérêt à la conservation du foyer et à la stabilité de la famille. L'Etat doit tenir grand compte de la classe ouvrière et agricole qui lui fournit le plus d'hommes et de ressources. Il doit donc veiller à la conservation des petits héritages.

Il doit enfin tenir compte de la paix sociale et de la tranquillité publique. Il doit favoriser pour cela le développement de la petite propriété et il peut obvier par des lois agraires aux abus des propriétés trop étendues. Il peut limiter les droits de possession du sol par les étrangers et les juifs.

Mais nous reviendrons sur ces questions aux chapitres de la petite propriété, de l'hérédité et des propriétés communes (cf. Lettres apost., III, p. 21 et suiv).

- Au sens vulgaire, c'est un bien réel, une richesse d'une certaine importance.

Au sens économique, c'est une richesse productive, une richesse destinée à la production d'autres richesses.

Le capital ne comprend pas seulement l'or et l'argent, mais tous les biens productifs.

L'argent n'est même un capital que parce qu'il est échangeable contre d'autres objets qui peuvent concourir à la production.

Les instruments de travail, les approvisionnements et les matières premières sont aussi du capital.

Le plus souvent le capital est le fruit de l'épargne accumulée, mais il peut aussi se former par tous les moyens légitimes d'acquérir la propriété.

- Le capital joue un grand rôle dans l'industrie et le commerce. Il s'unit au génie de la direction et au travail des ouvriers pour coopérer à la production.

Le capital intervient dans la production sous deux formes; une part est fixe, une part est circulante.

Le capital fixe est celui qui reste après la production pour servir encore à d'autres productions. Il en est ainsi des ateliers et magasins, des machines et des instruments de travail, animés ou inanimés.

Le capital circulant est absorbé et consommé dans l'œuvre de la production, mais c'est pour se reproduire avec augmentation de valeur. Tels sont les matières premières, les ouvrages exécutés pour la vente et le capital argent.

Le prêt des capitaux fixes donne lieu à un revenu qu'on appelle loyer, c'est le prêt à usage (commodatum); tandis que celui des capitaux circulants donne un revenu qu'on appelle intérêt, c'est le prêt de consomma­tion (mutuum).

Le capital fixe, tout en étant durable, s'use néanmoins et il doit être reconstitué par l'amortissement, en prévoyant le temps qu'il pourra durer.

- C'est l'auxiliaire indispensable de la production. Le travail est, il est vrai, l'agent de la production économique, mais le travailleur a besoin d'instruments appropriés, de matières premières, et même d'avances pécuniaires pour attendre le produit de son travail. Ce sont là des capitaux et leur concours est indispensable.

- La théorie de Marx est un sophisme: «Toute l'augmentation de valeur des matières transformées vient, dit-il, du travail. Pourquoi donc le capitaliste se réserve-t-il une part des bénéfices aux dépens du travailleur?». La réponse est bien simple: Karl Marx n'a voulu voir qu'un agent de la production, le travail des manouvriers; mais le travail des directeurs n'a-t-il pas droit à son salaire? et le concours apporté par les capitaux ne mérite-t-il pas une récompense? Le capitaliste rend un service à ses dépens, puisqu'il pourrait utiliser ses capitaux d'une autre manière, n'a-t-il pas droit à une compensation proportionnée? (cf. Lettres apost., III, 33).

- Quand on oppose le capitalisme au capital, le mot ne désigne plus l'ensemble des moyens et instruments de production, il indique le capital-argent sous toutes ses formes: monnaie métallique ou fiduciai­re, valeurs négociables, rentes, créances hypothécaires, actions et obligations de toutes sortes. Le capitaliste alors n'est pas l'entrepre­neur qui dirige lui-même une industrie, ni le propriétaire de biens immobiliers, c'est le détenteur du capital mobile, de l'argent sous toutes ses formes.

Le trait caractéristique de' la production capitaliste, c'est la séparation du capital et du travail. Dans la petite industrie; dans la petite culture, où le propriétaire fait valoir lui-même son petit domaine, le producteur travaille avec son propre capital; ce n'est pas là ce qu'on appelle la production capitaliste. Elle se réalise dans la grande industrie et particulièrement dans les sociétés anonymes. Dans ce cas, le propriétaire du capital et le travailleur sont des personnes distinctes et dont les intérêts sont souvent en opposition.

- C'est celui où le capital-argent a le rôle prépondérant dans l'ordre économique.

Dans le langage courant, on entend même par régime capitaliste celui où le capital-argent a, non seulement une action prépondérante, mais encore une influence abusive et souvent illégitime.

Il s'agit ici de ce capital mobilier qui est détenu surtout par la Haute-Banque et dont la Bourse est le marché quotidien.

C'est un fait trop évident que ce capital a en grande partie une origine injuste par suite d'opérations usuraires, de spéculations malhonnêtes, d'accaparements et de monopoles oppresseurs.

Ce capital est sorti de sa fonction légitime qui était d'être l'auxiliaire du travail; il est devenu un instrument d'oppression, de jeu, de vie oisive et désordonnée.

- Le capitalisme a commencé au XVIe siècle avec l'organisation des compagnies coloniales et des exploitations minières, le développe­ment des banques et des manufactures. Il est arrivé à son comble aujourd'hui par la concentration industrielle, par l'accroissement du crédit, par l'association des capitaux et les manœuvres de la Haute­Banque.

Voici quelques-uns de ses effets désastreux: 1° Le capitalisme envahit toutes les fonctions économiques et y porte le trouble: il est acheteur et vendeur dans les Bourses de commerce et prétend imposer ses caprices aux producteurs et fixer les prix que le consommateur devra payer.

2° Il usurpe la direction de la vie économique. Cette direction n'appartient plus aux capitalistes producteurs qui sont les vrais organes du progrès social et qui sont en contact avec l'ouvrier dont ils apprécient les besoins. Les milliardaires et les syndicats de la Haute­Banque pèsent comme ils l'entendent, non seulement sur les cours des fonds d'Etat, mais sur le marché de toutes les valeurs industrielles.

3° La banque intervient dans l'industrie par les prêts aux indus­triels. Les banquiers et leurs actionnaires retirent par là les plus gros profits de l'industrie quand ils ne sont -pas trompés dans leurs appréciations.

La banque ancienne se contentait de l'escompte des effets de commerce.

4° Une partie du capitalisme cède à la passion du jeu et se jette dans la spéculation sur les variations des valeurs.

5° Le capitalisme a dépouillé l'action économique de tout carac­tère moral. Qu'importe le régime du travail à l'actionnaire des sociétés anonymes! Le profit industriel sous forme d'intérêt et de dividende est pour lui la loi suprême. Il est sans entrailles et méconnaît tous les devoirs du patronat.

6° Le capitalisme fait régner dans la vie sociale l'esprit de lucre, la cupidité et le désir de s'enrichir indéfiniment.

C'est bien ce capitalisme cupide que Léon XIII a flétri en plusieurs passages de l'Encyclique Rerum novarum.

«Tout principe et tout sentiment religieux, dit-il, ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi peu à peu les travailleurs isolés et sans défense (privés de tout concours des corporations) sont tombés à la merci de maîtres inhumains et ont été sacrifiés à une concurrence effrénée. Une usure dévorante a été pratiquée sous des formes nouvelles par des hommes avides de gain. Le monopole du travail et des effets de commerce est devenu le partage d'un petit nombre de riches et d'opulents qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie multitude des prolétaires… La violence des révolutions a divisé le corps social en deux classes et a creusé entre elles un abîme immense. D'une part, la toute-puissance dans l'opulen­ce: une faction qui, maîtresse absolue du commerce et de l'industrie, détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources; de l'autre, la faiblesse dans l'indigence: une multitude, l'âme ulcérée, toujours, prête au désordre».

- Léon XIII nous le dit: il faut revenir aux principes et aux sentiments chrétiens dans les mœurs et dans les lois. L'esprit chrétien abhorre le jeu, les spéculations malhonnêtes, l'usure. Il impose les devoirs du patronat et entretient le sentiment de toutes les responsabi­lités.

L'esprit chrétien aurait bientôt réprimé par de justes lois sur la Bourse, sur le jeu, sur les banques, sur les sociétés anonymes, sur la spéculation, la plupart des manœuvres capitalistes.

Mais les lois et les mœurs sont solidaires et c'est par l'apostolat qu'on peut les ramener à l'esprit chrétien (cf. Lettres apost., III, 57).

- Le crédit est une opération basée sur la confiance et qui se réalise sous la forme de plusieurs contrats.

Les opérations fondamentales de crédit sont le prêt et la vente à terme.

L'expression de crédit ne s'applique pas à toutes sortes de prêts, mais seulement aux prêts de choses fongibles, de choses qui se consomment par l'usage et particulièrement aux prêts d'argent. Il n'y a pas de risques particuliers à prêter une maison, une terre, une voiture. Ce n'est pas un acte de confiance exceptionnel. Il y a plus de risques à prêter de l'argent, qui se consomme par l'usage; et il faut pour cela une confiance plus grande dans l'emprunteur.

La vente à terme est une autre opération de crédit. Vendre un objet, le livrer et en attendre le paiement à une date plus ou moins éloignée, c'est encore montrer une confiance exceptionnelle.

- Le crédit s'est exercé de tout temps. On a toujours prêté de l'argent et vendu des marchandises à crédit.

Mais aujourd'hui les opérations de crédit sont mille fois plus nombreuses qu'autrefois. Le développement du commerce a multiplié la hardiesse, la confiance et les opérations de crédit.

De plus, l'accroissement du commerce et des échanges ayant rendu l'argent facilement productif, l'usage s'est introduit de demander un intérêt pour le prêt d'argent et un escompte pour la vente à crédit. Cela était regardé comme immoral quand l'argent était improductif et comme particulièrement odieux quand les prêts étaient un contrat de bienfaisance consenti en faveur d'une personne pauvre ou momentanément gênée.

Le prêt à intérêt est entré dans les mœurs et il est accepté par l'Eglise: 1° parce que l'argent ayant acquis une sorte de productivité, le prêteur a toujours à présent un titre qui justifie l'intérêt comme dédommagement de ce qu'il aurait gagné; parce que les prêts sont aujourd'hui le plus souvent des prêts de production, c'est-à-dire des prêts de capitaux faits à un entrepreneur qui s'en servira pour augmenter ses gains.

- Les créances sur les emprunteurs et sur les acheteurs à terme sont ordinairement formulées par écrit. Ces écrits sont des titres de crédit. Ils prennent la forme d'un billet à ordre souscrit par le débiteur ou d'une lettre de change tirée par le créancier. Ces titres peuvent se négocier et se transmettre, et cela facilite le commerce. Si le crédit est solide et la confiance justifiée, les titres se transmettent facilement et sans perte.

Les obligations des Compagnies sont des billets à ordre de ces Compagnies. Les titres de. rente de l'Etat sont comme des billets à ordre de l'Etat.

C'est par les emprunts des Etats et des grandes Compagnies que le crédit a pris aujourd'hui un immense développement.

Les actions des Compagnies ne sont plus des créances proprement dites, mais des parts de société. Elles ont cependant aujourd'hui de grandes analogies avec les titres de crédit par la facilité qu'elles ont de se négocier et la confiance que doit avoir celui qui s'en rend acquéreur.

- Evidemment, dans une certaine mesure. Rien n'empêche qu'une créance soit exprimée par un écrit, que ce titre de crédit se transmette à ceux qui ont confiance, et qu'un intérêt soit perçu en dédommage­ment d'un manque à gagner.

Cependant le régime du crédit est violemment combattu par certains sociologues à cause des inconvénients et des dangers qu'il offre et qui, à leurs yeux, surpassent les avantages que la société peut y trouver.

- Il rend service à la production, et, par conséquent, à la richesse sociale:

1° En utilisant les capitaux existants. - En effet, si chacun était réduit à faire valoir par lui-même les capitaux qu'il possède, une masse énorme de capitaux resteraient sans emploi.

Quelques-uns, en effet, ont trop de capitaux pour leur métier. D'autres n'en ont pas assez pour entreprendre une affaire importante. D'autres, à raison de leur condition ou de leur profession, ne peuvent faire valoir eux-mêmes leurs capitaux dans des entreprises industriel­les: ainsi en est-il des enfants mineurs, des femmes, des personnes vouées à une profession libérale.

Et d'autre part, il ne manque pas de gens qui sauraient tirer bon parti des capitaux s'ils en avaient, comme les entrepreneurs, les inventeurs, les agriculteurs et les ouvriers eux-mêmes.

Le crédit remédie à tout cela en mettant les capitaux aux mains de ceux qui peuvent les utiliser. C'est par milliards que se chiffrent en France les capitaux soustraits ainsi à une thésaurisation stérile ou à une consommation improductive et rendus féconds par le crédit.

2° En provoquant la formation de nouveaux capitaux. - L'emploi facile des capitaux est un stimulant à l'épargne. Que de travaux on ne ferait pas, que de gaspillages on se permettrait, si on ne savait que faire de ses capitaux, si on n'avait pas toujours en vue un emploi utile de ses épargnes par le crédit? Sous ce rapport le crédit est un instrument de moralisation.

3° En permettant d'économiser dans les relations sociales une certaine quantité de monnaies métalliques. - La monnaie est d'un transport difficile et d'un développement limité. Grâce au crédit, les paiements de nation à nation se font le plus souvent par les lettres de change. Les titres de crédit s'équilibrent à peu près par le jeu des importations et des exportations, soit directement d'une nation à l'autre, soit indirecte­ment entre plusieurs nations par un circuit d'affaires facile à deviner.

4° En facilitant les grandes entreprises. - Sans les émissions d'obliga­tions, comment aurait-on pu de notre temps réaliser tous les progrès de l'industrie, du commerce et des transports? Où aurait-on trouvé assez de capitaux sans le concours du crédit? Tous ces progrès seraient restés dans l'enfance.

Il faut ajouter que le crédit rend grand service à l'Etat en lui facilitant les emprunts soit pour se libérer d'un impôt de guerre, soit pour renouveler son armement et ses moyens de défense, soit pour développer les moyens de communications et l'outillage national.

- Ils sont fort nombreux et ils font maudire le régime du crédit sous lequel nous vivons par un bon nombre de sociologues et de moralistes.

1° L'habitude du crédit produit d'abord une grande instabilité des fortunes. Les prêteurs s'exposent à des risques fréquents. Ils s'in­génient parfois à trouver des garanties dans des combinaisons légales, telles que le cautionnement, la solidarité, les hypothèques. Mais, le plus souvent, ils ont foi dans la solvabilité de l'emprunteur, c'est ce qu'exprime le mot crédit (creditum, credere), et leur confiance est souvent trompée.

2° Les emprunteurs sont bien tentés d'imprudence. Cet argent emprunté, il faudrait l'employer avec soin d'une façon productive. Si l'emprunteur le dépense pour ses besoins personnels, s'il ne réussit pas à lui faire produire une somme au moins équivalente à celle empruntée, c'est la ruine. Et de fait l'histoire des relations commercia­les est un long martyrologe des emprunteurs qui se sont trouvés ruinés par le crédit. C'est donc une opération souvent très dangereuse.

3° Le développement du crédit est pour beaucoup une tentation de vie facile et paresseuse. Dès lors qu'on peut prêter son argent et en retirer un intérêt, on se soustrait à la grande loi du travail, dès qu'on a suffisamment de capitaux. On se laisse aller à une vie oisive, qui devient facilement scandaleuse. La classe riche abandonne ses devoirs sociaux. Elle encourt le mépris des travailleurs et provoque l'envie. C'est là une des causes, et non la moindre, de l'antagonisme des classes et des doctrines révolutionnaires qui vont toujours se dévelop­pant.

4° C'est pour les banques d'émission une tentation de spéculations

iniques. On fait appel au crédit pour des affaires qui n'ont pas de fondement sérieux. Les fondateurs, les banquiers et certains fournis­seurs de matériel exploitent indignement les naïfs qui se laissent prendre aux prospectus alléchants et qui donnent trop facilement leur confiance.

5° Les titres de crédit négociables à la Bourse deviennent l'objet d'un agiotage immoral. Le jeu par lui-même est contraire aux bonnes mœurs quand le joueur risque la fortune de sa famille; à plus forte raison est-il immoral si on y recourt à des moyens frauduleux, si on cherche à influencer le marché par de fausses nouvelles, comme font souvent les spéculateurs.

6° Les entreprises industrielles et commerciales étant représentées sur le marché par des titres de crédit deviennent facilement l'objet d'accaparements et de monopoles. Il est facile pour les gros financiers de se rendre maîtres, par l'achat de titres, du marché de tel ou tel produit. Et ces accaparements sont fréquents, on le sait.

7° Un autre inconvénient du crédit, c'est d'amener des ruines immenses quand une guerre surgit. Les titres les plus solides perdent la moitié de leur valeur; bien des entreprises basées sur le crédit tombent pour ne plus se relever. C'est un effondrement universel.

On pourrait énumérer encore bien des conséquences fâcheuses du crédit. Il est certain qu'une trop grande liberté est laissée au crédit dans notre régime économique actuel. Les lois et les mœurs ont là bien des abus à réprimer (cf. Lettres apost., III, 21, 33, 53, 57, de l'usure et de l'accaparement).

- Certainement, la plupart de leurs opérations sont légitimes et favorables au bien social. Elles sont les intermédiaires entre le capital et le travail. Elles reçoivent en dépôt les capitaux épargnés et mettent ces dépôts au service du travail et du commerce, soit par les comptes-courants ouverts aux industriels et aux commerçants, soit par l'escompte des valeurs commerciales. Ce sont là les opérations les plus simples des banques: elles sont légitimes si les banquiers limitent leurs exigences à un intérêt raisonnable.

Le commerce des métaux précieux, le change des monnaies et le change des effets de commerce n'ont rien non plus en eux-mêmes d'illégitime.

- Les banques, en général, sont dures pour les faibles. Les emprunteurs gênés trouvent là des fonds au taux nominal de 6 pour 100, auquel il faut joindre les frais de commissions et de renouvelle­ments, ce qui porte l'intérêt beaucoup plus haut.

Les grandes banques ou banques d'émission se livrent souvent à la spéculation, aux dépens de l'épargne populaire. Elles se chargent de l'émission des titres de sociétés nouvelles ou même des emprunts d'Etats. Elles ne se contentent pas des commissions considérables qu'elles reçoivent, mais elles forcent les cours soit par des réclames habiles, soit même par des achats fictifs, et quand les titres sont classés, elles laissent tomber les cours aux dépens des acheteurs.

Enfin, les banques abusent souvent des dépôts qui leur sont confiés en se livrant à la spéculation ou à des opérations hasardeuses. Elles courent alors le risque de semer la ruine dans toute une région par leur effondrement.

Certains remèdes peuvent venir des lois, d'autres seront l'œuvre des mœurs.

La loi pourrait et devrait organiser une surveillance particulière sur les banques. Les banques sont jusqu'à un certain point des établisse­ments d'intérêt public. Leur mauvaise gestion compromet les intérêts de toute une ville, de toute une région. La loi a réglé la surveillance des études de notaires, parce qu'on y faisait de la banque, elle pourrait également exercer un contrôle sur les banques.

Les banques populaires et les sociétés de crédit agricole doivent soustraire les petits emprunteurs aux exigences des banques. Ce sont là des œuvres urgentes qui favoriseront le travail et l'épargne et qui remédieront en partie à l'usure contemporaine.

- On donne le nom de Bourse à certains marchés publics.

Le marché où s'achètent et se vendent les titres d'emprunts, les actions et obligations des compagnies importantes, s'appelle la Bourse des valeurs ou simplement la Bourse.

Les marchés publics où se traitent les achats et ventes en gros des céréales, des denrées et de certaines marchandises courantes s'appel­lent des Bourses de commerce. Ces Bourses peuvent être spéciales à certaines marchandises.

On a donné plus récemment le nom de Bourses du travail aux établissements où les syndicats concluent leurs traités, leurs achats et ventes, leurs engagements.

A la Bourse de Paris, le marché des valeurs est réservé à une corporation privilégiée, celle des agents de change. Ils sont au nombre de soixante. Ils constatent officiellement le cours du change, des métaux précieux et des valeurs. Ils admettent à la cote officielle du marché les valeurs qui leur paraissent mériter ce privilège.

Ils ont été amenés par la multiplicité des affaires à tolérer à côté d'eux des agents officieux, appelés les coulissiers, qui opèrent surtout sur les valeurs non cotées et sur les ventes à terme.

- Oui, elle a son utilité, et une bonne part des opérations qui s'y font sont parfaitement légitimes; elles sont nécessaires pour l'admi­nistration d'un patrimoine tel qu'il est ordinairement constitué aujourd'hui.

Ce n'est pas du reste une nouveauté. La corporation des agents de change a été organisée à Paris par un édit de 1723. Amsterdam avait une Bourse très active dès le XVIIe siècle.

Les valeurs possédées en France actuellement s'élèvent au moins à 80 milliards. Celles possédées en Angleterre à plus de 120 milliards. Il faut bien un marché où ces valeurs puissent se vendre, s'acheter, s'échanger. Dès lors qu'il y a des emprunts d'États, des emprunts et des obligations de sociétés, il faut une Bourse.

Elles se divisent en opérations au comptant et en opérations à terme.

Les opérations au comptant sont de simples transactions dans lesquelles on échange directement des valeurs contre de l'argent et réciproquement.

Les opérations à terme sont des opérations de crédit, dans lesquelles on achète des valeurs à livrer, ou l'on vend des marchandises à payer à une date ultérieure. Ces dates, dites de liquidation, sont le plus souvent le Ier de chaque mois, ou parfois le 15.

Les achats au comptant ne diffèrent pas des transactions commer­ciales ordinaires.

- Pour les marchandises, ils paraissent utiles. L'industriel a besoin de s'assurer des matières premières, il les achète livrables à terme. Il peut ainsi déterminer d'avance l'importance de sa fabrication et le prix de revient de ses produits. Le commerçant aussi trouve avantage à s'assurer une certaine quantité de produits à un prix déterminé.

Les marchés à terme dans ces limites se sont faits de tout temps, du moins depuis le développement du commerce au XIVe siècle. Il s'agit en pareil cas de marchés réels qui aboutissent à une livraison de marchandises contre un paiement effectif.

Les opérations à terme sur les valeurs ont-elles leur raison d'être? Les financiers disent qu'elles donnent de la vie au marché et qu'elles soutiennent les cours. Pauvres raisons! Nous n'y voyons guère qu'une occasion de spéculation et de jeu.

Ce sont les opérations à terme qui provoquent cette désastreuse fièvre du jeu qui règne autour de toutes nos bourses et qui se propage jusqu'au fond de nos provinces par l'action des financiers véreux et des réclames mensongères.

Pour les marchandises elles-mêmes, à côté des opérations à terme qui sont faites dans un but sérieux par les industriels et les commerçants, il s'est formé un marché de jeu analogue à celui des bourses de valeurs. Ce jeu effréné jette le trouble sur le marché. Certaines législations ou même les règlements de certaines bourses de commerce y ont mis ordre et ne permettent que les marchés réels devant se conclure par une livraison de marchandises.

- Ces mots appartiennent à la langue ou à l'argot de la spéculation.

Dans les marchés de spéculation, il n'y a pas de livraison de valeurs ou de marchandises. L'acheteur paie ou touche une différence suivant que le cours a baissé ou monté. S'il ne veut pas s'exposer à payer une différence trop grande, il convient d'avance d'une prime ou d'un dédit qu'il paiera pour liquider son marché, s'il ne veut pas l'exécuter.

Le report est une prolongation du jeu. L'acheteur à terme, au lieu de liquider son opération à la fin du mois, ajourne cette liquidation en payant un intérêt ou une indemnité sous le nom de report.

La filière est une transmission d'un marché à terme à des acheteurs successifs.

Nous reviendrons sur les jeux de bourse au paragraphe de la spéculation et de l'agiotage.

- Dans le sens ancien et classique, c'est toute somme exigée par le prêteur en plus de l'argent prêté.

Dans le sens moderne, c'est tout intérêt exagéré ou excessif.

- Ce changement est admis par la grande majorité des moralistes. Il est toléré par l'Eglise.

Pour le comprendre, il sera utile de relire ce que nous avons dit plus haut sur le crédit.

Ce qui justifie l'intérêt, c'est le régime du crédit sous lequel vit la société moderne, régime qui n'est pas immoral en soi, quoiqu'il donne lieu à bien des abus.

Les moralistes ont admis de tout temps quelques titres particuliers à l'intérêt: le dommage naissant, le profit cessant, le risque du capital, la convention pénale. L'intérêt en pareil cas n'est pas perçu en vertu d'un simple prêt, mais comme compensation d'un préjudice ou d'un danger que l'on assume en faveur d'une autre personne.

Ces titres, avant l'organisation du crédit, étaient rares et exception­nels.

Aujourd'hui, il y a un titre habituel, un titre intrinsèque si l'on veut. Ce n'est pas que l'argent soit devenu productif par lui-même; mais il a, disent les moralistes modernes, une productivité virtuelle: il est facilement échangeable contre des titres productifs, sa privation occasionne donc habituellement un lucrum cessans. De plus, il est ordinairement prêté non plus pour être consommé, mais pour être échangé contre des choses productives, matières premières, salaires, etc.

Tel est, avec quelques nuances dans les explications données, l'enseignement des économistes modernes et celui des principaux moralistes, tels que les jésuites Liberatore, Steccanella, Ballerini en Italie, Lehmkuhl et Pesch en Allemagne, Rickaby en Angleterre,

Cathrein en Belgique; le dominicain Weiss, le professeur Charles Périn.

- C'est un ensemble d'injustices dissimulées sous divers contrats. Ces injustices sont caractérisées par l'exercice d'une pression ou d'une duperie sur des personnes faibles ou trop confiantes. On les retrouve dans tous les abus du contrat de travail, de la spéculation, de l'accaparement et dans une foule de manœuvres et de procédés auxquels on a recours dans le commerce moderne. Il serait trop long de les énumérer ici.

- Le mot spéculation, comme le mot usure, a deux significations. La spéculation au sens ancien, c'est la prévision, dans les affaires, de la hausse et de la baisse des prix suivant les temps et les lieux. Acheter les matières premières que l'on doit employer ou les produits que l'on doit vendre au bon moment, au moment et dans le pays où le prix est le plus favorable, c'est une honnête et heureuse spéculation. Il y a là une étude et une habileté qui méritent leur récompense.

Au sens moderne, spéculer c'est faire métier de cette spéculation. C'est baser ses opérations sur cette prévision. C'est chercher son gain dans ce travail même de prévision. C'est acheter et vendre sans autre but que de liquider ces opérations par une différence payée entre spéculateurs. La spéculation entendue dans ce sens s'appelle aussi l'agiotage.

- Cela ne fait pas de doute pour la spéculation au sens ancien. Il n'y a guère de commerce sans un peu de spéculation.

La spéculation moderne ou l'agiotage est un jeu. Si elle exige de l'habileté et du travail, le jeu n'en exige-t-il pas également? Pour apprécier la moralité de cette spéculation, il faut se reporter aux règles du jeu. Un jeu intéressé est-il licite? Oui, mais à la condition qu'il se tienne dans les proportions d'une récréation honnête, qu'il soit modéré, qu'il exclue la passion et la fraude.

Ces conditions se rencontrent-elles dans l'agiotage? On ne peut guère le soutenir. Les spéculateurs n'accomplissent pas la grande loi du travail. Ils consomment leur temps et leurs facultés au jeu. Ils risquent la fortune de leur famille, qu'ils devraient respecter. Ils se laissent facilement entraîner à un jeu passionné et à des manœuvres frauduleuses. La fièvre du gain diminue chez eux le sens moral.

La spéculation est bien plus criminelle quand elle opère à peu près à coup sûr, comme il arrive dans le cas de pression exercée sur les cours par la Haute-Finance ou par les coalitions et syndicats de la Haute-Banque. C'est alors une véritable spoliation des petits capitali­stes.

- Le plus radical serait la restriction des marchés à terme et l'interdiction de tous les marchés qui se soldent par des primes ou des, différences.

Ces marchés attirent et retiennent autour de la Bourse des hommes qui pourraient et devraient se livrer à un travail utile à la société. Ils détournent du courant industriel des capitaux importants. Ils amènent de brusques changements de fortune qui conduisent les uns à l'exaltation et à la prodigalité, et les autres au désespoir et au suicide.

- L'évolution industrielle n'est pas un phénomène nouveau. Elle se poursuit depuis des siècles. Elle s'est accentuée rapidement par suite des découvertes modernes. Elle provoque évidemment des crises pénibles dans les milieux industriels.

Voici par exemple une grande boulangerie économique qui s'établit dans une ville de 100.000 âmes. Elle vend le pain cinq centimes au-dessous du cours. Cent petites boulangeries succombe­ront. Il y aura là un malaise momentané très grave. Ces petits patrons, ces familles vivant et travaillant à leur foyer étaient un excellent élément de la population.

Quoi qu'il en soit, on n'arrêtera pas cette évolution. Les métiers domestiques ont disparu devant les usines, les diligences ont été remplacées par les chemins de fer, l'humble lampion a cédé la place

au gaz et à l'électricité, les copistes ont été réduits au chômage par l'imprimerie, c'est toujours la petite industrie qui recule devant la grande industrie.

Ces progrès sont un bien pour la société, au point de vue économique. Ils permettent de produire davantage au prix de moins de peines. La production étant moins onéreuse devient plus abondan­te, et le stock des richesses qui se trouvent à la disposition de l'humanité s'accroît. Un certain nombre de travailleurs deviennent libres et peuvent, en quelque autre manière, contribuer au développe­ment de la fortune générale.

Mais il y a une transition pénible. Les petits patrons et les ouvriers dépossédés de leur travail ont besoin d'un certain temps pour se retourner et chercher quelque autre industrie à exercer. Quand la transition est brusque, il y a une période de malaise. Les corps d'état seuls, s'ils étaient réorganisés, pourraient intervenir pour ménager les transitions.

La crise sera du reste passagère. Les consommateurs qui obtiennent un produit à meilleur compte se mettront plus au large sous d'autres rapports. Ils achèteront autre chose. Les travailleurs qui verront une industrie se fermer devant eux en verront bientôt une autre s'ouvrir.

- Non, l'agglomération des hommes n'est pas nuisible par elle­même. L'usine bien ordonnée et chrétiennement dirigée peut devenir au contraire un élément de moralisation. Il en est de l'usine comme de la vie communale et sociale. Si Dieu n'y règne pas, l'ennemi de Dieu y règnera avec tous les désordres qu'il a coutume de susciter. On connaît des exemples d'usines chrétiennes qui voient régner chez elles la piété et la paix sociale.

- On a vu, il est vrai, en ce siècle, des concessionnaires de mines et de chemins de fer, des raffineurs, des manufacturiers, des filateurs acquérir en peu d'années de nombreux millions.

En soi, il n'est pas injuste que ces entreprises, méritoires par les risques affrontés, par le génie des affaires et la puissante volonté qu'elles exigent et par la coopération des capitaux et du travail, aient donné de magnifiques résultats à leurs auteurs.

Il y a cependant une question d'équité et de mesure.

Si les gains immenses de cette coopération ont été répartis entre les

industriels et leurs ouvriers conformément aux lois de la justice ,et de la charité; si l'aisance des uns s'est accrue en proportion de la richesse des autres; si par des augmentations successives de salaire, par des constructions d'écoles pour les enfants, d'asiles pour les invalides, d'hôpitaux pour les malades, par des caisses de retraites largement dotées pour les vieillards, les veuves et les infirmes, le présent et l'avenir des employés, des ouvriers et de leurs familles sont assurés; en un mot, si la misère sous toutes ses formes a été écartée de cette population de travailleurs, alors on peut admettre que la fortune du capitaliste ou du grand industriel est légitime dans sa source et dans son emploi et qu'elle ne s'est pas fondée au mépris de la justice et de la charité chrétienne.

- Bien des chefs d'industrie ayant manqué à ces devoirs d'équité, on a vu s'élever la question sociale, par suite de la misère imméritée des travailleurs et le contraste pénible et choquant de cet état de misère avec l'opulence des industriels.

Ce que les chefs d'industrie n'ont pas su faire, il faut le demander aux associations et même en partie à l'Etat.

Les syndicats interviendront efficacement pour le règlement du travail, du salaire, des assurances.

L'Etat doit seconder l'action des corporations. Il peut intervenir par la législation pour la durée du travail, l'hygiène des ateliers, le travail des femmes et des enfants et même, s'il le faut, pour les assurances. L'action des corporations est toutefois préférable. Celle de l'Etat ne doit s'exercer qu'à leur défaut (Encycl. Rerum novarum, passim.).

- Le commerce remplit une fonction sociale. Il a pour but de mettre les matières premières à la portée des industriels et les produits manufacturés à la portée des consommateurs.

On divisait autrefois toute l'activité économique entre l'agriculture, l'industrie et le commerce. Aujourd'hui on croit trouver plus de clarté en divisant tout le travail économique en industries extractives, industries agricoles, industries manufacturières, industries commer­ciales et industries de transport. On pourrait trouver un sixième terme, les industries financières qui diffèrent du commerce propre­ment dit.

Le commerce comprend particulièrement les marchands en gros, les marchands en détail ou boutiquiers, les banquiers, les commission­naires, les hôteliers et débitants de boissons.

- Evidemment. L'activité sociale serait bien entravée si le manu­facturier et le consommateur devaient toujours s'adresser aux sources mêmes de la production. Les commerçants et entrepreneurs de transport rendent à l'acheteur un service réel qui mérite son salaire.

Il y a cependant des cas où les intermédiaires se multiplient inutilement. Ils sont alors des rouages superflus dans le mouvement commercial et le salaire qu'ils cherchent à se procurer surcharge le prix de la marchandise.

Les facilités de transport et les grands magasins diminuent les intermédiaires.

- Ils offrent des avantages et des inconvénients.

Ils ont l'avantage de mettre à la portée des acheteurs des marchandises très variées et à bon compte.

Ils ont, comme les usines, le désavantage de créer des aggloméra­tions d'employés qui ne vivent plus au foyer de la famille, qui n'ont plus la liberté et le grand air et qui trouvent dans le contact réciproque des occasions de corruption.

- Si les corporations étaient fortement organisées, elles suffiraient sans doute à tempérer le développement des grands magasins dans ce qu'il a d'excessif et à faire observer par leurs administrateurs toutes les règles essentielles relativement à l'hygiène, aux bonnes mœurs, à la durée et aux conditions du travail.

L'Etat doit donc favoriser l'établissement des corporations, et à leur défaut il doit protéger le petit commerce et les employés contre les abus des grands magasins.

- Il faut signaler notamment les manœuvres frauduleuses qui se

commettent dans les émissions financières, pour lesquelles la loi devrait multiplier les garanties et imposer des responsabilités sérieu­ses.

Les marchés à terme sous l'apparence du commerce constituent ordinairement des spéculations usuraires ou des jeux imprudents.

La loyauté est souvent absente des bilans et inventaires présentés par les sociétés commerciales.

Les prétendues liquidations, ventes de warrants après saisie, etc., sont des leurres contre lesquels nos lois tardent bien à agir.

- Il y a là un cas d'usure, de spéculation et d'accaparement commis en grand par quelques nations pour le plus grand profit de la Haute-Banque et de quelques spéculateurs.

Dans les siècles passés, toutes les nations d'Occident admettaient également les monnaies d'or et d'argent pour les échanges internatio­naux. Les deux métaux avaient une valeur relative qui ne variait guère d'une nation à l'autre. Le rapport était généralement de 1 à 15, la monnaie d'or valant quinze fois son poids en argent. Certaines nations ayant des mines d'or et d'autres des mines d'argent, les deux métaux se répartissaient entre tous les peuples par les échanges commerciaux.

On sait qu'en 1816 le gouvernement anglais, encouragé par la Haute-Banque de Londres, trouva le moment favorable pour tenter une spéculation heureuse.

L'Angleterre était en possession d'une grande partie de l'or du monde par les mines qu'elle exploitait et par la prospérité de ses colonies et de son commerce. De plus elle était créancière de la plupart des nations, soit par ses exportations, soit par les emprunts qui avaient été contractés à Londres. Elle décida qu'elle n'accepterait plus de paiements qu'en or.

Les nations à monnaie d'argent durent acheter à l'Angleterre de l'or à tout prix en lui donnant en échange de l'argent ou des marchandises. L'argent et les marchandises d'importation baissèrent de moitié de leur valeur. C'était à prévoir.

La France, l'Allemagne, les Etats-Unis ont imité l'Angleterre. Par leur supériorité commerciale et l'importance de leurs exportations, ces nations pouvaient aussi opprimer les nations à monnaie d'argent en leur demandant de l'or en paiement des marchandises vendues ou des arrérages d'emprunt.

Il arriva que les petites nations à monnaie d'argent comme le Portugal et la Grèce virent leur crédit ruiné. Dans toute l'Amérique du Sud, le change monta à 200 pour 100, ces nations ayant peu d'or et se trouvant chargées de dettes commerciales et d'emprunts à Paris et à Londres.

Les grands empires d'Asie, Inde, Chine et japon envoyèrent force argent, blé et soie, en échange de l'or dont ils avaient besoin pour acheter nos produits manufacturés.

Il y aura une réaction. L'Amérique du Sud construit à la hâte des usines pour se soustraire à notre suprématie commerciale et indus­trielle.

L'Asie élève aussi des usines, et comme la main-d'œuvre est chez elle à un prix très minime, bientôt elle dominera nos marchés à son tour.

- Non. Quoiqu'elle s'exerce entre diverses nations, cette spécula­tion n'est qu'un vulgaire accaparement. C'est une piraterie. La Haute-Banque ne fait pas là un travail légitime.

Le commerce a une fonction providentielle, c'est de mettre en relations le producteur et le consommateur. Cette fonction mérite son salaire. L'accaparement est un abus de la force et de la richesse, ce n'est plus un travail utile. Cette oppression des faibles est une des formes de l'usure moderne.

C'est en somme le plus colossal brigandage de ce siècle. Des nations entières sont ruinées au profit de quelques capitalistes. Les nations à monnaie d'argent sont ruinées par le change; chez nous l'agriculture et l'industrie sont ruinées par l'importation des produits étrangers à bas prix et les petits capitalistes sont atteints dans leurs épargnes par la banqueroute des petits Etats dont ils ont acheté naïvement les valeurs.

- Certainement. Les mesures législatives qui prescrivent le libre­échange ou la protection peuvent être oppressives, contraires à la justice sociale et distributive ou à l'équité.

Une protection exagérée des producteurs nationaux, agriculteurs ou industriels, peut être oppressive pour les consommateurs, qui auront à payer les produits à un prix trop élevé. Cela se comprend aisément.

Il n'est pas moins vrai que le manque de protection, quand elle est nécessaire pour les industries nationales, est opposé à la justice légale. Toute industrie peut réclamer, à certaines époques, une protection au moins temporaire. Dès lors qu'une industrie nationale est mise en péril et qu'elle est disposée à sombrer brusquement par suite de la concurrence étrangère, elle doit être protégée au moins temporaire­ment, jusqu'à ce que les producteurs aient le temps de se retourner, d'améliorer leur production ou de chercher une autre entreprise. La justice légale a pour objet, en effet, le bien commun. Ceux qui l'exercent doivent pourvoir à ce que tous les travailleurs d'une industrie, entrepreneurs et ouvriers, ne soient pas privés brusquement des ressources nécessaires.

Pour certaines industries, la question est tout autre. Il y a un intérêt politique majeur à ce que certaines industries, comme celles qui produisent le blé, la viande, le fer, ne fassent jamais défaut à une nation. En cas de guerre, toute nation doit trouver chez elle ces ressources nécessaires qu'elle ne pourrait peut-être pas obtenir de l'étranger.

La question de l'agriculture mérite une étude toute spéciale. Il y a un grand intérêt social et moral à ce qu'elle soit prospère. La vie rurale n'est-elle pas pour une population la plus sûre garantie de sa vigueur physique, de la conservation de ses traditions et de ses mœurs, de l'amour du foyer, du dévouement à la patrie?

Nos campagnes donnent au moins 50 pour 100 d'hommes valides à la conscription, et les cités industrielles n'en donnent pas plus de 25 pour 100.

Nous ne referons pas ici le sombre tableau du foyer de nos ouvriers d'industrie, où toute une famille s'entasse dans une mansarde insalubre, où la femme retenue à l'usine n'a plus la facilité de remplir ses devoirs d'épouse et de mère. Là, les santés s'étiolent par la mauvaise alimentation, par l'alcoolisme, par l'insuffisance de l'air respirable. Comment garder dans une vie agitée, dans l'instabilité du foyer, les traditions et les souvenirs les plus sacrés? Les âmes s'émoussent et ne vibrent plus que sous l'impression violente du drame réel ou imaginaire dont le journal quotidien apporte le récit.

Adieu les habitudes séculaires, le souvenir des aïeux, les légendes patriotiques! Rien ne parle plus à ces âmes de tout ce qui constitue la patrie: la terre natale, la maison de famille, le tombeau des ancêtres, le clocher et ses traditions.

Lors même que l'industrie recevrait une organisation meilleure, elle serait toujours au second rang pour la conservation physique et morale de la race. Il en est de même du commerce.

La meilleure condition pour la prospérité d'une nation civilisée, c'est une juste proportion entre, toutes les formes de l'activité humaine. L'industrie et le commerce sont des instruments de richesse; l'agriculture conserve davantage la vigueur de la race, les habitudes religieuses, les mœurs, les caractères, les traditions. L'agriculture reste au premier rang des organismes producteurs.

C'est donc un devoir grave pour tous ceux qui ont part à l'autorité sociale de protéger l'agriculture et de tout faire pour qu'elle ne s'effondre pas dans la ruine.

L'objection par laquelle on reproche à la protection agricole de nuire aux consommateurs et au commerce est peu fondée. Ce sont les agriculteurs eux-mêmes qui constituent la majorité des consomma­teurs et des acheteurs. Le commerce extérieur de la France ne dépasse pas 10 milliards par an, le commerce intérieur s'élève à environ 60 milliards. Or, comment les agriculteurs achèteront-ils, si l'agriculture est dans le marasme?

La prospérité d'une nation exige donc que l'agriculture soit protégée dans la mesure où elle en a réellement besoin. Des mesures financières doivent protéger les produits du sol, comme les lois d'impôt, de succession et d'enregistrement doivent protéger le sol lui-même et particulièrement la petite propriété.

- Nous avons reconnu que la propriété est conforme aux lois de la nature.

Elle répond aux besoins de l'homme, de la famille. Elle est le fruit du travail, de la prévoyance. Elle favorise l'activité, les bonnes mœurs elles-mêmes, elle conserve les traditions, elle favorise l'amour du foyer, de la patrie, du culte paroissial.

Mais comment doit-elle être organisée? par quelles lois, par quelles coutumes doit-elle être régie?

La réponse est facile. Puisque la propriété répond aux tendances légitimes de la nature, puisqu'elle favorise ce que l'homme a de meilleur, l'amour du foyer et de l'Eglise, il est bon que toutes les familles y puissent arriver facilement.

Les lois et les coutumes doivent favoriser la petite propriété. Tout ce qui tend à la détruire dans les lois de succession et d'impôts est contraire au bien commun.

Tous ceux qui ont une influence religieuse ou morale, tous ceux qui ont une fonction législative ou administrative doivent s'inspirer de cet esprit.

C'est le conseil formel de Léon XIII: «Il importe, dit-il, que les lois favorisent l'esprit de propriété, le réveillent et le développent autant qu'il est possible dans les masses populaires. Ce résultat, une fois obtenu, sera la source des plus précieux avantages, et d'abord d'une répartition des biens certainement plus équitable… Que l'on stimule l'industrieuse activité du peuple par la perspective d'une participa­tion à la propriété du sol… Le travail sera plus intense et plus fructueux; la triste émigration diminuera… Mais une condition indispensable pour que tous ces avantages deviennent des réalités, c'est que la propriété privée ne soit pas épuisée par un excès de charges et d'impôts… L'autorité publique agit contre la justice et l'humanité quand, sous le nom d'impôt, elle grève outre mesure les biens des particuliers…» (Encycl. Rerum novarum).

- Elles sont également conformes à la nature et aux bonnes traditions.

Qu'il y ait quelques biens communaux pour l'avantage des citoyens, la raison et l'expérience prouvent que c'est un grand remède à la misère du peuple.

Il est bon aussi, il est nécessaire que les corporations aient quelques biens. Léon XIII nous le rappelle à plusieurs reprises. Il loue les catholiques qui coopèrent à la fondation de ces sociétés où les travailleurs pourront trouver, avec une certaine aisance pour le présent, le gage d'un repos honorable pour l'avenir. Il y faut une masse commune qui soit administrée avec intégrité et où l'ouvrier puisse trouver un secours dans les temps de chômage et des réserves pour faire face aux accidents fortuits, inséparables du travail industriel, à la maladie, à la vieillesse et aux coups de la mauvaise fortune (Encyclique).

- Elles ont été souvent indiquées par les congrès catholiques.

Les charges de l'impôt, les droits de succession, d'enregistrement, de vente et de partage sont trop lourds pour les petits héritages. Le foyer doit être à l'abri de la saisie. Les lois doivent favoriser davantage la fondation des maisons ouvrières. La Belgique a pu, grâce à une loi bien conçue, construire en peu d'années plusieurs milliers de ces foyers sains et agréables que doit contempler avec satisfaction le divin Ouvrier de Nazareth.

Les corporations doivent être autorisées à posséder des immeubles. L'agriculture doit être protégée, et une décentralisation sérieuse doit réagir contre l'afflux incessant des populations vers les villes.

- Il est conforme à la nature. C'est une conséquence de l'affection des hommes pour leurs enfants et, proportion gardée, pour leurs parents plus éloignés et pour leurs amis.

Toutes les nations ont reconnu et pratiqué ce droit plus ou moins complètement.

C'est un stimulant au travail, à l'ordre, à l'économie. Si les hommes n'avaient pas le désir de transmettre leur héritage à leurs enfants ou à des héritiers de leur choix, ils seraient tentés de se soustraire à la loi du travail et de gaspiller ce qu'ils possèdent.

- Elle le peut dans une certaine mesure. Elle a en général le pouvoir de déterminer l'exercice des droits naturels et de veiller à ce qu'ils s'harmonisent avec le bien général de la société.

L'Etat n'a pas seulement une fonction de police pour protéger la liberté et le droit, il a une mission patronale pour promouvoir le bien.

- L'hérédité a été réglée de manière à compromettre, par l'émiet­tement des patrimoines, l'unité, la stabilité et la perpétuité des familles. D'après le Code civil français, non seulement le partage égal du patrimoine est la règle absolue de la dévolution des héritages ab intestat, mais encore chaque nature de biens doit être à son tour partagée également. Chaque héritier doit avoir sa part dans les immeubles, comme dans les meubles et les créances, etc.; et comme sanction finale, si les immeubles ne sont pas commodément partagea­bles, ils doivent être vendus par licitation.

Il est vrai que le père de famille a le droit d'attribuer, par préciput et hors part, la quotité disponible à l'un de ses descendants, mais cette quotité disponible est limitée au quart dès qu'il a trois enfants.

Dans ces conditions, la perpétuité et la stabilité du patrimoine sont devenues chez nous une exception, et rien n'est plus nuisible au bien moral comme au bien-être économique général.

- Un régime successoral, conforme au bien commun de la société, évitera les inconvénients du partage forcé et ceux de la liberté illimitée.

Il réservera aux enfants une part obligatoire. Cette part ne doit pas être trop élevée, pour ne point entamer dans une trop large proportion la liberté de tester: par exemple, la moitié de la fortune serait laissée à la libre disposition du père de famille. De cette manière, le père pourrait transmettre à un seul enfant la plus grande partie de sa fortune, en tout cas l'industrie ou le patrimoine foncier, sans obliger l'héritier à de trop fortes indemnités.

En dehors de la réserve obligatoire, le père pourrait partager sa fortune entre ses enfants comme il l'entendrait, afin d'éviter le morcellement exagéré des propriétés. Il pourrait statuer que la réserve serait payée en argent.

Les droits de succession devraient être fixés de manière à exempter le foyer familial, dont la conservation par la famille a pour l'Etat lui-même un intérêt si grand par la perpétuité des traditions, des mœurs et l'intégrité de la race.

- Ce sont là des formes démocratiques de l'organisation du travail. On ne peut pas soutenir qu'elles sont nécessaires et qu'elles sont les seules bonnes, pas plus qu'on ne peut donner la république comme la seule forme légitime de gouvernement politique. Mais nous pensons que ces organisations nouvelles du travail ont pour elles l'avenir.

Le salariat est légitime en soi. Il a toujours existé, il existera toujours pour certaines professions. Dans l'industrie, on regarde le salariat comme un forfait, comme une sorte d'assurance. Le travail­leur reçoit une rétribution fixe. Il n'a point de part aux bénéfices de l'entreprise, mais il est exempt des risques en cas de perte.

Le salariat a succédé au servage. C'est un régime plus libéral. Les travailleurs s'en seraient accommodés longtemps encore, s'ils n'a­vaient rencontré que des patrons équitables et chrétiens.

Deux choses surtout irritent les salariés: le luxe des patrons parvenus à la richesse et la rigueur avec laquelle ils exécutent le contrat de travail.

Les patrons chrétiens gardent une vie plus simple et n'offusquent pas les travailleurs par un luxe de décadence. Ils savent bien aussi que dans les années de prospérité, l'équité demande des adoucissements au contrat de salaire. Ils ne se refusent pas à élever le salaire quand ils le peuvent, et ils fondent des institutions diverses qui viennent suppléer à la faiblesse de la rétribution du travail, par exemple les maisons d'ouvriers, les caisses de secours, les assurances diverses, etc.

Avec ces adoucissements dus à l'esprit chrétien, le patronat se fait aimer. C'est le régime monarchique dans l'usine. Il y pourrait régner longtemps encore, quoique le développement de la civilisation chrétienne tende à établir peu à peu le régime démocratique dans la vie économique comme dans la vie politique. C'est du moins notre humble avis, et nous pensons que Léon XIII avait en vue cette évolution nécessaire quand il signalait dans son Encyclique «l'opinion toujours plus grande que les ouvriers conçoivent d'eux-mêmes», à la suite sans doute de la diffusion de l'enseignement, et comme conséquence des sentiments d'humanité et d'égalité qui naissent de la civilisation et de l'Evangile lui-même.

Mais plusieurs circonstances accidentelles sont venues soulever l'antipathie des travailleurs pour le salariat.

Léon XIII signale les abus du patronat et le règne du capitalisme (qui fait affluer les richesses dans les mains du petit nombre, à côté de l'indigence de la multitude». Il faut y ajouter la réaction contre l'individualisme qui écrase les travailleurs depuis un siècle surtout, et le développement de l'anonymat, qui a supprimé le véritable patronat.

Il y a donc une tendance chaque jour croissante au développement de l'association dans l'industrie et le travail; et l'association prend souvent la forme de coopération ou de contrat de participation aux bénéfices. Ce régime du travail a des partisans ardents. Ils ont une propagande puissante, des revues, des congrès, des almanachs popu­laires.

Les travailleurs peuvent s'entr'aider par la coopération et tenir tête au capitalisme. Un intéressant exemple de coopération et de partici­pation aux bénéfices est celui du Familistère de Guise. Il a toutefois des côtés très défectueux: ses logements en caravansérail favorisent l'immoralité; et l'élément religieux y faisant absolument défaut, le personnel des travailleurs manquerait complètement du ressort des vertus chrétiennes, si des mauvais jours venaient pour l'industrie de la fonte qu'on exploite à Guise.

Nous parlons, bien entendu, dans ce paragraphe des coopératives de production. Quant aux coopératives de consommation, elles ne sont pas un mode particulier d'organisation du travail, mais seule­ment, pour les travailleurs, un moyen de se procurer à meilleur compte les objets de consommation quotidienne.

HERVÉ-BAZIN: Traité élémentaire d'économie politique; chez Lecoffre.

LIBERATORE: Manuel d'économie politique; chez Oudin, rue de Mézières, Paris.

WINTERER: Le socialisme contemporain; chez Palmé.

Dr HITZE: La quintessence de la question sociale; chez Delhomme, à Lyon.

ABBÉ MERIC: Les erreurs sociales au temps présent; chez Palmé, à Paris.

CLAUDIO JAN-ET: Les grandes époques de l'histoire économique; chez Del­homme.

CATHEREIN, S. J.: La propriété privée; chez Lethielleux.

ABBÉ DEFOURNY: Etude sur la loi de Beaumont; 10, quai Tilsitt, à Lyon.

COMPTES RENDUS DES' CONGRES OUVRIERS: Reims, imprimerie de l'archevêché.

HARMEL: Catéchisme du Patron.

CHABRY: Monométallisme et Bimétallisme; 10, quai Tilsitt, à Lyon.

ABBÉ KANNENGIESER: Catholiques allemands; Réveil d'un peuple.

LEHMKUHL, S. J.: La question sociale et l'intervention de l'État; chez Lethielleux.

MEYER, S. J.: La question ouvrière et les principes fondamentaux de la sociologie chrétienne; chez Lethielleux.

ANTOINE, S. J.: Cours d'économie sociale.

ANT. RONDELET: Du spiritualisme en économie politique.

TROISIEME PARTIE

Le devoir social

- Il y en a trois: étudier, enseigner et agir.

- Oui, parce que la vie sociale doit être chrétienne, comme la vie privée. Elle doit être dirigée par la vérité tant rationnelle que théologique; elle doit être réglée par la justice, cimentée et ennoblie par la charité. Qui fera régner la vérité, la justice et la charité dans la société, si ce n'est le prêtre? N'est-il pas la lumière et le sel de la terre? Et comment pourra-t-il agir, s'il n'a pas d'abord étudié lui-même les conditions de la vie sociale chrétienne?

- Il faut dans l'Eglise des pasteurs et des docteurs (Ep. aux Eph., iv). Ceux qui ont la mission d'être des docteurs étudieront les questions à fond et chercheront la solution des difficultés. Ceux qui ne doivent être que pasteurs feront des études plus sommaires et plus pratiques. Personne d'abord n'est dispensé de lire les encycliques. L'Encyclique Rerum novarum seule ne coûte que 0 fr. 10 aux bureaux de la Croix. Le recueil des encycliques de Léon XIII en quatre volumes coûte 4 francs.

Chacun doit avoir en outre un manuel d'économie sociale chrétienne et d'œuvres sociales.

- Non seulement il le peut, mais il le doit. De notre temps, ces questions sont agitées partout, dans les journaux, dans les estaminets, dans les ateliers, dans les réunions politiques. Le peuple est gagné peu à peu par les docteurs du socialisme. A qui appartient-il de conjurer ce péril? Aux prêtres, qui sont les gardiens de la vérité.

Léon XIII nous a rappelé souvent ce devoir et notamment dans une lettre qu'il a fait envoyer par son Secrétaire d'Etat à M. l'abbé Six, directeur de la Démocratie chrétienne. «Ce n'est pas sans satisfaction, y est-il dit, que Sa Sainteté a appris que les rédacteurs de ladite Revue, non contents de répandre parmi le peuple les enseignements contenus dans ses encycliques relativement à la question sociale, entendent, en outre, diriger leur intelligence et leur activité vers une plus vaste organisation de l'action sociale chrétienne. Cette œuvre, si elle convient aux laïques, n'est pas moins digne des prêtres, parce que rien n'est plus le propre du ministère de ces derniers que d'éclairer le peuple sur le danger des fausses doctrines et de le mettre en garde contre les embûches des ennemis de l'ordre social.

- Il le devra faire en chaire prudemment, parce que les encycli­ques des Papes sont faites pour guider l'enseignement de la chaire.

Il le devra faire également dans les associations qu'il dirige, patronages et cercles.

Avec le concours des œuvres catholiques, il distribuera des tracts et des brochures propres à combattre l'erreur. Il favorisera la bonne presse de tout son pouvoir, avec l'aide de comités spéciaux.

Il pourra même, en certains cas et s'il a pour cela une aptitude particulière, faire des conférences populaires en dehors de l'église2).

- Il doit fonder, avec le concours de laïques chrétiens, les œuvres qui conviennent le mieux à sa paroisse. Il choisira, parmi les associations catholiques recommandées par les manuels et les congrès, celles qui lui paraissent le plus opportunes.

Le Saint-Père a recommandé les associations corporatives. Il a maintes fois encouragé la bonne presse, le Tiers-Ordre, les caisses rurales de crédit.

Le prêtre zélé s'inspirera des comptes rendus des congrès et de certaines revues pratiques, comme le Bulletin de l'Union des Œuvres (rue de Verneuil, à Paris); la Corporation (rue Martignac, à Paris); la Chronique des Comités du Sud-Est (quai Tilsitt, à Lyon).

- Nullement. L'Etat, nous l'avons vu, doit être religieux, c'est une loi de la nature elle-même; mais là où les sujets sont chrétiens, l'Etat doit être chrétien.

Pour cela, il faut que toute l'action sociale soit chrétienne, et chacun y doit tendre dans la mesure du possible. En haut de la pyramide sociale, les magistrats doivent se montrer chrétiens comme tels. En bas, les citoyens, les sujets doivent exercer en chrétiens leur part d'action sociale.

- Il faut d'abord, quand les circonstances le demandent, faire profession publique de sa foi sur la nécessité de la vie sociale chrétienne. En ce qui touche aux libertés modernes, comme on les appelle, il faut s'en tenir au jugement du Siège apostolique et se conformer à ses décisions (Encycl. Immortale Dei, II, 47).

Les catholiques doivent aussi prendre part sagement aux affaires communales et sociales, dans la mesure où les constitutions politiques le permettent, à moins que des circonstances spéciales ne conseillent l'abstention politique comme il arrive en Italie. L'abstention, en dehors de ce cas spécial, est vraiment une lâcheté et une trahison (ibid.).

- Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. - L'hésitation n'est pas permise. Les citoyens doivent, certes, l'obéissance aux autorités sociales, mais autant seulement que celles-ci restent dans les limites de leurs attributions et ne commandent rien de contraire à la loi de Dieu. Tout commandement opposé aux lois divines n'a plus le caractère d'une loi ou d'un commandement légitime. Ce serait un crime de vouloir se soustraire à l'obéissance due à Dieu pour plaire aux hommes, d'enfreindre les lois de Jésus-Christ pour obéir aux magis­trats, de méconnaître les lois de l'Eglise sous prétexte de respecter les droits de l'ordre civil. Un chrétien doit être prêt à tout souffrir, même la mort, plutôt que de déserter la cause de Dieu et de l'Eglise (Encycl. Sapientiae christianae, II, p. 269).

Mais en ces questions difficiles, on doit s'en rapporter à la direction de ceux qui ont autorité dans l'Eglise.

- Oui, car de son vote et de sa participation à l'action électorale dépendent les intérêts de la religion, de la patrie et de la famille.

Les votes des électeurs donnent aux élus un très grand pouvoir pour le mal comme pour le bien. Les députés, les conseillers provinciaux et communaux peuvent, par leurs décisions, restreindre les droits des pères de famille, entraver la liberté du culte religieux, etc.

Mal voter, c'est se rendre responsable des lois mauvaises qui seront forgées contre les intérêts de la religion et de la patrie.

- Ce sont ceux qui, dans leurs professions de foi, dans leurs discours, ont annoncé l'intention de demander des lois que nous savons contraires aux droits de l'Eglise, à la morale, à la justice; ceux

qui sont patronnés par des groupes ou des journaux antireligieux; ceux qui appartiennent à la franc-maçonnerie.

- Certainement. Une voix peut faire changer le résultat. D'ail­leurs, il y a un devoir à remplir qui subsiste quand même le résultat en serait très incertain.

- Non, on doit, selon les circonstances et dans la mesure de son

influence, aider à la propagande électorale, à la surveillance des votes et des scrutins, et même se porter soi-même candidat si on peut par là servir l'Eglise et la patrie et contribuer à éloigner leurs ennemis du pouvoir.

- Cette expression est vague et doit être expliquée. Nous parlerons plus loin des devoirs des magistrats, de ceux des patrons, des maîtres de maison, des propriétaires. On peut entendre par classe dirigeante ou influente l'ensemble des personnes qui, par leur condition sociale, leur instruction, leurs talents, peuvent exercer sur 'les autres une influence réelle.

Ces personnes auront à rendre compte à Dieu de cette influence qu'il leur a donnée. Elles doivent l'exercer pour le bien. Elles sont les auxiliaires nécessaires de l'Eglise pour l'apostolat et pour l'action sociale chrétienne. Léon XIII rappelle ce devoir, à la suite du concile du Vatican: «Tous les chrétiens fidèles, surtout ceux qui président et qui enseignent, nous les supplions par les entrailles de Jésus-Christ et nous leur ordonnons, en vertu de l'autorité de ce même Dieu Sauveur, d'unir leur zèle et leurs efforts pour éloigner les horreurs de l'impiété et les éliminer de la sainte Eglise».

- Par les œuvres du zèle catholique, spécialement en donnant son concours à la bonne presse et aux associations appropriées aux besoins actuels de la société.

- Les pères de famille doivent régler d'après les principes chrétiens le gouvernement de leurs maisons et l'éducation de leurs enfants. La famille est le berceau de la société civile, et c'est en grande partie dans l'enceinte du foyer domestique que se prépare la destinée des Etats. Aussi ceux qui veulent en finir avec les institutions chrétiennes s'efforcent-ils de s'attaquer aux sources mêmes de la société, à la famille et à l'éducation morale et chrétienne. C'est donc une étroite obligation pour les parents d'employer leurs soins et de ne négliger aucun effort pour repousser énergiquement toutes les injustes violen­ces qu'on leur veut faire en cette matière, et pour réussir à garder exclusivement l'autorité sur l'éducation de leurs enfants. Ils doivent d'ailleurs pénétrer celle-ci des principes de la morale chrétienne et s'opposer absolument à ce que leurs enfants fréquentent les écoles où ils sont exposés à boire le poison de l'impiété (Encycl. Sapientiae Christianae, II, p. 297).

- Ils dérivent à la fois de plusieurs commandements du décalogue, et spécialement du IVe et du vile. Les relations de l'atelier ont des analogies avec celles de la famille et par là elles se rapportent au IVe précepte. Elles dérivent aussi du contrat de travail et par là elles dépendent du VIIe commandement.

Dès que le contrat de travail est conclu, l'ouvrier entre en quelque sorte dans la famille du patron, moins toutefois que le domestique de maison. L'ouvrier passe la journée à l'atelier ou à l'usine, de là des relations analogues à celles des serviteurs de maison, quoiqu'elles soient moins intimes. Il en résulte des liens réciproques assez larges mais réels. Ces liens entraînent d'un côté le respect et l'obéissance et de l'autre la protection, la direction, la charité. Ces liens sont beaucoup moindres quand la direction de l'atelier est confiée à un employé salarié, ce qui arrive fréquemment aujourd'hui.

- Cela dépend des termes du contrat, mais par-dessus tout le juste salaire, qui doit faire vivre l'ouvrier dans les conditions normales, doit être sauvegardé.

Les conditions expresses ou tacites du contrat de travail ne peuvent pas aller contre le Ve et Vie préceptes du décalogue. Elles doivent respecter la vie physique et morale du travailleur et les exigences de sa vie familiale et religieuse. De là viennent les règles qui concernent la durée du travail, l'hygiène des ateliers, le travail des femmes et des enfants et le respect des mœurs dans l'atelier. De là aussi la nécessité du repos dominical et de toutes les libertés relatives à la vie religieuse.

Par suite d'une certaine analogie de la tutelle patronale avec l'autorité familiale, les devoirs du patron s'étendent même jusqu'à la vie de l'ouvrier en dehors de l'usine, quoique cette protection soit aujourd'hui plus difficilement acceptée.

Le patron devra, au moins dans un sens large, s'intéresser au logement de ses ouvriers, à leurs habitudes d'épargne, à la bonne éducation de leurs enfants. Il pourra remplir ces devoirs par des institutions diverses annexées à l'usine.

- Ils dérivent des mêmes sources que ceux des patrons.

Les ouvriers doivent d'abord à leurs maîtres une obéissance respectueuse dans les relations professionnelles et des égards pour leur autorité.

Ils doivent fournir fidèlement et dans de bonnes conditions tout le travail auquel ils se sont engagés par un contrat conclu librement et conformément à l'équité.

Leurs revendications, s'ils en ont à faire valoir, doivent être exemptes de violence et conformes à l'équité (Encycl. Rerum novarum, passim.).

Le devoir social pour les jeunes gens, c'est le travail.

Sans doute, il s'agit ici d'un devoir d'ordre général. On ne peut pas dire à celui-ci: «Tu feras ceci», et à cet autre: «Tu feras cela».

Mais les jeunes gens doivent savoir que l'homme est fait pour travailler, comme l'oiseau est fait pour voler (Job.).

Avant la chute, l'homme travaillait par délassement; après la chute, il doit travailler à titre de réparation et d'expiation.

Saint Paul nous rappelle le précepte de la Genèse: «Celui qui ne travaille pas, dit-il, ne mérite pas de manger».

Le pauvre a son travail marqué par la nécessité, il fait ce qu'il peut. Le riche a le libre choix de son travail. Mais nul homme ne doit vivre dans l'oisiveté, il serait un frelon dans la ruche, un parasite dans la société.

Fils de famille, vous pouvez choisir entre l'agriculture, l'industrie, le commerce, l'armée, l'administration. Vous pouvez cultiver les lettres ou les arts. Vous ne devez pas ne rien faire. Ne rien faire est une honte et une faute.

Passer son temps à flâner, à chasser, à s'amuser, c'est aller contre l'ordre de la nature et contre le précepte divin: «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front».

Riches capitalistes, si vous voulez consacrer votre vie à l'agiotage ou au plaisir, quel rôle utile jouerez-vous dans la société?

Vous scandaliserez les faibles, vous serez vous-mêmes exposés à toutes les tentations, vous échapperez au devoir de la solidarité sociale.

Si vous êtes malade ou idiot, passe! Si vous êtes apte à quelque chose, faites quelque chose. Il y a toujours quelque chose à faire. Soyez des Mécènes, faites travailler. Tout au moins, donnez votre temps aux œuvres.

Tant que l'ancienne aristocratie s'est confondue avec la féodalité et la chevalerie, elle avait sa fonction sociale. Elle défendait la société au dedans et au dehors.

Quand elle est devenue la noblesse de cour, l'oisiveté l'a tuée. Elle est tombée sous le mépris général et elle a disparu à la Révolution sans laisser de regrets.

Tant que la bourgeoisie s'est livrée à l'industrie et au commerce, elle avait aussi son rôle social, qu'elle remplissait plus ou moins correctement. Si elle s'abandonne à l'oisiveté, au plaisir, à l'agiotage, elle encourra à son tour le mépris et la colère du peuple, et elle tombera sous les coups d'une nouvelle révolution qui sera l'avène­ment du socialisme.

Tout homme qui a le sens chrétien avouera que le droit de percevoir une rente sur une terre entraîne d'autres devoirs que de dépenser ses revenus à Paris dans les théâtres, les courses, les repas somptueux, les jeux de bourse.

L'Evangile veut que le propriétaire ait une action morale positive chez lui. C'est une extension de la paternité. Il ne suffit pas d'affermer une terre pour un prix quelconque, de louer à bail une maison pour être débarrassé des charges qui incombent au propriétaire.

Dans les contrats, il y a lieu tout d'abord d'introduire des clauses

réservant les droits de l'ordre chrétien, par exemple pour le repos dominical et les bonnes mœurs.

Et puis, ne convient-il pas qu'un propriétaire se fasse voir de temps en temps chez ses fermiers, qu'on le connaisse autrement que par le régisseur et le notaire, avec leurs exigences financières légitimes, mais aussi nécessairement précises et raides comme des chiffres.

Il y a plus, un homme d'affaires franc-maçon peut-il être un bon intendant pour un propriétaire chrétien? Il y a des catholiques dont les régisseurs sont les pires sectaires du pays. Ils savent cela, mais ils les gardent parce que ces gens n'ont pas leurs pareils pour faire rentrer les fermages.

Il faut ajouter que le fermage tel qu'il se pratique aujourd'hui n'est pas toujours conforme à l'équité. S'il survient de mauvaises années inattendues et répétées, il serait juste que le propriétaire aidât le fermier à les supporter. Si le fermier améliorait notablement la propriété, il mériterait un dédommagement.

Le métayage loyalement pratiqué est plus conforme à l'équité.

Les rapports des maîtres de maison avec les domestiques sont comme une extension de la paternité. Aussi le premier devoir des maîtres est la bonté, l'affection même.

«Vous, maîtres, témoignez de l'affection à vos serviteurs, ne les traitant pas avec rudesse et avec menace, sachant que vous avez les uns et les autres un maître commun dans le ciel» (S. Paul aux Eph., VI).

«Si quelqu'un n'a pas soin des siens et de ceux de sa maison, il est pire qu'un infidèle» (S. Paul aux Rom., V).

«Je ne souffrirai pas que mes serviteurs parlent le langage de l'impiété, de l'injustice et du libertinage» (Psaumes).

Les maîtres ont des devoirs tant positifs que négatifs.

Pour ce qui est de l'entretien des domestiques, des heures de travail et de récréation et des locaux d'habitation, ils doivent prendre les mesures nécessaires eu égard à la santé, à la moralité et à la religion des serviteurs. En cas de maladie, ils doivent leur fournir l'assistance et les soins médicaux nécessaires.

Ils doivent leur laisser le temps convenable pour s'acquitter de leurs devoirs envers Dieu, spécialement les jours consacrés à Dieu.

Ils leur doivent l'exemple de la vie chrétienne.

Ils manquent à leurs devoirs: s'ils les surchargent de travail dans un intérêt sordide; s'ils les accablent de réprimandes avec une humeur dure et chagrine; s'ils les traitent comme des esclaves et sans jamais compatir à leurs faiblesses et à leurs peines; s'ils les rendent témoins de leurs dérèglements et les y font participer; s'ils montrent envers eux une indulgence molle et une lâche tolérance qui les autorise dans leurs vices (Conf. Bourdaloue).

Le premier devoir du commerçant est la loyauté. Il peut sûrement louer sa marchandise et en dire largement tout le bien qu'elle mérite, mais il ne peut pas aller jusqu'à tromper sur la matière, sur la provenance, sur la quantité, sur le poids.

Il s'expose, en dissimulant des défauts importants dans l'objet vendu, à faire une vente qui sera nulle soit en équité, soit devant la justice.

Il n'a pas non plus toute latitude pour le prix. Jamais ni la théologie ni le bon sens vulgaire n'ont pensé qu'un commerçant ou un fabricant puissent vendre leurs marchandises ou leurs produits à tout prix. Tout acheteur qui a payé trop cher dira spontanément: «J'ai été volé».

Il y a un juste prix, tous les moralistes en conviennent. Le juste prix est fixé par l'estimation commune, par la conscience publique. Dans les siècles de foi, sous le régime social chrétien, il était souvent fixé par l'Eglise ou par les corporations.

Le juste prix dans le commerce comprend le coût des marchandises, les frais, les risques, le gain modéré du commerçant. Dans l'industrie, il comprend la matière première, les salaires des ouvriers, l'amortisse­ment de l'outillage, le salaire de l'industriel et même le profit modéré du capital.

Il y a un prix moyen déterminé par l'usage; un prix minimum, au-dessous duquel le vendeur est frustré; un prix maximum, au-dessus duquel l'acheteur est volé.

Cette différence des prix est le champ clos du marchandage. C'est là qu'en viennent aux prises toutes les habiletés du commerce.

Ce terrain de lutte paraît s'être élargi avec le développement du commerce. Saint Liguori faisait varier de 95 à 105 le prix d'une marchandise dont la valeur moyenne était cotée par le nombre 100. Le R. P. Lehmkuhl dit qu'aujourd'hui il faut élargir les limites entre 90 et 110. C'est une latitude de 20%.

Les accaparements opérés par de puissantes sociétés ou par quelques spéculateurs groupés en syndicats ont pour but et pour effet de fausser les prix d'une marchandise déterminée pour exploiter tout à l'aise les consommateurs. Cela peut passer pour de l'habileté; en réalité, c'est le vol en grand.

Eux aussi, qu'ils appartiennent à l'administration ou à la justice, ont des devoirs positifs et négatifs.

Ils doivent acquérir et entretenir la science compétente. Ils doivent donner aux affaires qu'ils traitent un soin suffisant et proportionné à leur importance.

Ils doivent exercer, s'il y a lieu, la justice distributive, en tenant le compte nécessaire des droits et des mérites de chacun.

Ils ne doivent pas faire acception de personne, ni favoriser par conséquent, aux dépens du droit ou de l'équité, ceux pour qui ils auraient de plus grandes sympathies politiques ou religieuses, ou avec lesquels ils seraient unis par des liens de secte ou de société secrète.

Vendre les faveurs administratives ou les décisions judiciaires, c'est de la concussion.

Il y a pour eux le devoir professionnel et le devoir moral.

L'activité, l'obéissance, la discipline sont nécessaires. Le sentiment de l'honneur et du patriotisme ne le sont pas moins: non pas le patriotisme dur et sauvage des païens, mais le patriotisme chrétien, tempéré par la charité dans la paix, par la pitié pour le blessé et le :vaincu dans la lutte.

Le devoir professionnel n'est pas tout, il y faut joindre le devoir moral et religieux.

Le soldat doit être chrétien. La patrie elle-même y a intérêt. Le soldat vraiment chrétien est plus discipliné, plus désintéressé, plus vaillant.

Le soldat doit être apôtre aussi, au moins par l'exemple.

L'officier et le sous-officier ont des devoirs plus graves encore. Ils peuvent et ils doivent faire le bien par leur exemple et leur influence. Ils peuvent empêcher beaucoup de mal et ils le doivent. Que de blasphèmes, que de désordres une surveillance sérieuse peut supprimer! Et n'est-ce pas aussi l'intérêt de la patrie qui a besoin de se ménager la protection divine?

La morale chrétienne s'intéresse à la manière dont on acquiert ou dont on conserve le capital, et aussi à la façon dont on en dispose. Jamais on n'a le droit de mettre ses capitaux dans une affaire malhonnête sans autre souci que celui de l'intérêt ou du dividende. L'emploi du numéraire peut servir la cause catholique ou profiter à nos ennemis; de là l'utilité de faire un choix judicieux des ouvriers et fournisseurs que l'on emploie; de favoriser les magasins fermant le dimanche.

Le rentier doit se charger de toutes les tâches qui, bien qu'étant de première importance dans la société, ne sont pourtant pas rémunérées et sont, par conséquent, difficilement accessibles à ceux qui sont assujettis à la poursuite du pain quotidien.

Innombrables dans toutes les villes sont les œuvres d'assistance, de prévoyance, d'instruction, de récréation, pour lesquelles on réclame à grands cris des hommes et pour lesquelles on a tant de peine à en trouver. Les rentiers devraient être les membres-nés de tous les comités, et ce n'est pas en se faisant prier qu'ils devraient y aller, mais en accomplissant humblement un devoir. Dieu leur a donné leur salaire d'avance, mais il ne les dispense pas de le gagner.

Rien que la politique, dans un pays de suffrage universel, serait une tâche assez vaste pour absorber l'activité des rentiers, Faudra-t-il leur rappeler, pour les stimuler, que la mauvaise politique menace chaque jour davantage leur situation, sinon leurs personnes elles-mêmes?

Nous touchons des dividendes pour nos actions de chemins de fer, de mines, de sucreries, de distilleries, de fonderies ou d'autre chose, assurons-nous que cet argent est pur de tout alliage usuraire. Intervenons dans les réunions d'actionnaires, exigeons le respect des droits de Dieu et des droits sacrés de l'ouvrier, et, si nous ne pouvons pas l'obtenir, passons la main à d'autres et plaçons notre argent ailleurs.

Dans les sociétés anonymes, les actionnaires n'ont aucun pouvoir d'administration ni de direction, mais ils ont des pouvoirs en quelque sorte supérieurs à ceux-là. Ce sont en effet les actionnaires qui nomment les administrateurs; c'est à eux aussi qu'il appartient d'approuver ou de désapprouver la gestion des mandataires qu'ils ont nommés.

Le plus souvent des administrateurs et commissaires hostiles à la religion ont été nommés, parce que la plupart des actionnaires ne se donnent pas la peine d'assister aux assemblées générales dans lesquelles ont lieu les élections.

Evidemment, dans une affaire industrielle, il faut choisir les membres des conseils d'administration et de surveillance parmi les plus capables, les plus expérimentés en industrie, parmi ceux, en définitive, qui peuvent assurer la bonne marche de l'affaire. Mais est-il nécessaire pour cela de ne prendre que des gens qui useront de l'immense influence que leur donne leur situation dans l'affaire, pour faire une guerre acharnée à la religion, pour nommer un directeur et des employés irréligieux, lesquels à leur tour, s'inspirant de l'exemple et des idées de leurs maîtres, seront ouvertement hostiles au clergé, aux écoles catholiques, aux œuvres ouvrières?

L'influence électorale des grandes sociétés est énorme. Lors des élections, cette influence peut être décisive dans un sens ou dans l'autre.

Ne sont-ce pas les directeurs et les employés libéraux des grandes sociétés industrielles qui, ayant détruit par leur «exemple et leur influence tout sentiment religieux dans le cœur des ouvriers, en ont fait, inconsciemment sans doute, des socialistes et des révolutionnai­res? Ces ouvriers se sont montrés plus logiques que leurs maîtres, et puisqu'on leur enlevait à la fois les consolations de la religion et la protection de toutes les règles chrétiennes de justice et de charité, ils veulent maintenant s'assurer les jouissances de ce monde par n'im­porte quel moyen.

On le voit, l'abstentionisme des actionnaires catholiques aux assemblées a des conséquences désastreuses, et, si ce n'est pas une véritable faute grave dans bien des cas, c'est tout au moins la perte inexcusable d'une occasion de faire un très grand bien et de servir en même temps les intérêts de la religion et de la société.

L'usine comme la société civile peut avoir une organisation plus ou moins démocratique. Quand le patron est propriétaire de l'usine, quand les coutumes du patronat traditionnel sont conservées, c'est une petite monarchie.

Le patronat s'est affaibli par ses propres défaillances d'abord, par l'ascension intellectuelle des ouvriers, puis par l'organisation des sociétés anonymes. Dans quelques années peut-être, les coopératives et les sociétés de participation auront remplacé les sociétés anonymes. Le chef d'atelier sera un directeur choisi par ses collègues, primus inter pares. Ils n'y aura plus qu'un vestige du patronat. Nous serons sous le régime de la démocratie industrielle.

Entre ces deux extrêmes, il y a toute une échelle de nuances. Les devoirs du chef d'industrie varient suivant que le régime de l'atelier se rapproche plus ou moins de la monarchie sociale ou familiale. Ainsi s'expliquent bien des dissentiments entre moralistes, sociologues, patrons et ouvriers.

Quelques-uns ayant en vue l'atelier d'autrefois, dont on retrouve encore d'ailleurs quelques spécimens, attribuent au patron de grands droits et de grands devoirs. D'autres, ayant en vue le patronat diminué du régime démocratique, refusent ces droits aux patrons et les libèrent de ces devoirs.

Pour être juste, nous ne pouvons qu'indiquer les devoirs du patronat complet, en faisant remarquer qu'ils vont s'atténuant à mesure que l'atelier prend une forme plus démocratique et que l'ouvrier plus instruit, soutenu par l'association et groupé par un contrat de participation ou de coopération, est plus à même de se conduire et de se soutenir par lui-même.

Le chef d'industrie a des devoirs généraux vis-à-vis de sa famille ouvrière. Il a aussi des devoirs particuliers vis-à-vis de chacun de ses ouvriers.

Ces devoirs particuliers sont comme une dilution des devoirs d'un père de famille. Ils comprennent la bonté, le conseil, l'assistance, etc. Les devoirs généraux sont plus définis. J'en emprunte l'énuméra­tion à la lettre collective des évêques de Belgique du 8 septembre 1895.

Les chefs d'usine s'appliqueront à procurer à leurs ouvriers:

1° L'amélioration de leur condition morale, en leur ménageant une plus grande facilité d'accomplir les devoirs religieux; en écartant les occasions qui mettraient leur foi ou leurs mœurs en danger; en observant une grande circonspection dans le choix des chefs inter­médiaires et des surveillants; en encourageant et protégeant les œuvres instituées pour la moralisation des ouvriers et de leurs familles, pour la préservation de la jeunesse, pour l'éducation chrétienne des enfants, etc. (et au besoin en fondant eux-mêmes ces institutions).

L'amélioration de leur condition matérielle, en recherchant, s'il y a lieu, les moyens de rendre le travail plus rémunérateur, moins pénible, moins dangereux pour la santé et pour la vie; en combattant la dissipation du salaire et en facilitant le placement des épargnes; en créant des œuvres propres à assurer aux ouvriers un logement convenable, une nourriture saine, une assistance raisonnable en cas de maladie, d'accidents et de chômage; en un mot, un certain degré de sécurité et même d'aisance pour le présent, et, pour l'avenir, un secours qui contribuera à les abriter contre la misère».

Tout cela, c'est le devoir strict là où le patronat s'exerce dans toute sa plénitude. Cela reste un idéal où le conseil se mêle au devoir, là où le patronat est diminué par les conditions du régime industriel.

Leur influence est grande, ils agissent puissamment sur l'opinion, par les livres, par les revues, par les journaux. Ils peuvent être les auxiliaires ou les ennemis de la doctrine sociale de l'Eglise.

Leur devoir, c'est d'être avec le Pape et de se faire les propagateurs et lés défenseurs de toutes ses doctrines politiques et sociales.

Qu'ils ne disent pas: «Cela c'est pas de foi». On le disait aussi autrefois et Pie IX a déjà condamné cette mauvaise excuse dans le Syllabus.

«L'obligation qui concerne les maîtres et les écrivains catholiques se borne aux choses qui ont été définies par le jugement infaillible de l'Eglise comme étant les dogmes de foi qui doivent être crus par tous» (Prop. condamnée, § IV, art. 22).

Pie IX expliquait sa pensée par une lettre à l'archevêque de Munich. Il n'y a pas que les vérités définies qui soient de foi, il y a encore celles qui sont transmises, comme divinement, révélées par le corps enseignant de l'Eglise.

Et après ces vérités révélées et tenues pour dogmes de la foi, il y a bien des doctrines qu'on ne peut pas mettre en doute sans témérité, comme les décisions doctrinales des Congrégations romaines et les conclusions théologiques tenues pour certaines par le consentement commun et constant des théologiens.

Ainsi en est-il aussi des directions pontificales. Alors même que le Pape n'use pas des formules solennelles de la définition dogmatique, son enseignement a une autorité réelle qu'on peut braver sans être hérétique, .nais non sans être désobéissant et téméraire.

Parfois, il donne à sa parole la forme d'un conseil. S'il s'agit réellement d'un simple conseil, ce ne sera pas déjà bien louable de le mépriser. Mais s'il résulte du contexte qu'il nous conseille de faire ce qui est pour nous un devoir résultant du droit naturel lui-même et de la morale chrétienne, il est évident qu'on ne désobéit pas à un pareil conseil sans commettre une faute.

C'est le cas pour ce qu'on appelle communément les directions politiques et économiques de Léon XIII. C'est le devoir social, naturel et chrétien qu'il nous rappelle. Négliger ou mépriser ces directions, c'est manquer à un devoir.

Favoriser les journaux et revues qui combattent les directions du Saint-Siège, c'est se rendre complice de leur péché.

(Cf. Lettre de Léon XIII au cardinal Guibert: De debita obedientia erga pontificem).

Evidemment; non pas l'aumône jetée inconsidérément, mais l'au­mône intelligente, l'aumône faite avec discernement, la participation aux œuvres.

L'aumône est le contre-poids de la propriété privée, qui est nécessaire à la prospérité sociale, mais qui a cependant ses incon­vénients.

Donner aux pauvres est un devoir absolu pour le riche, et le riche, dans une société bien organisée, c'est le très grand nombre.

Au temps de Salomon, dit l'Ecriture, chaque citoyen vivait en paix sur ses terres, au milieu de ses vignes et de ses figuiers, et le prophète Michée ajoute qu'il en sera de même aux ages chrétiens.

Le pauvre, c'est le service du culte, c'est l'enfant qui a droit à l'éducation, c'est le besogneux qui attend un secours. Ces services étaient unis dans l'ancienne loi et dans les âges chrétiens. Tous les citoyens donnaient sur certains produits une contribution qu'on appelait une dîme et qui suffisait à défrayer ce que les modernes appellent les budgets du culte, de l'instruction publique et de l'assistance publique. Cela n'empêchait pas l'aumône accidentelle au pauvre que la Providence nous envoie.

L'Evangile entend bien que l'aumône soit considérée comme un devoir. Notre-Seigneur a des paroles assez sévères pour le mauvais riche.

Ce devoir sera un des premiers sur lesquels portera le jugement divin

«J'ai eu faim, et vous ne m'avez pas donné à manger; j'ai eu soif, et vous ne m'avez pas donné à boire».

On ne peut le déterminer d'une manière absolue.

L'ancienne loi demandait la dîme de certains produits pour la part du culte. Le droit chrétien demandait aussi une certaine dîme pour la part de Dieu, et les œuvres d'enseignement et de bienfaisance. Ce sont là des indications.

Aujourd'hui le budget de l'Etat se charge de nous prendre bien des dîmes, il pourvoit maigrement au service du culte, et s'il aide, à l'enseignement et aux pauvres, c'est dans un esprit antireligieux. Les catholiques doivent suppléer à ce qui manque au budget de Dieu, de l'enfance et des pauvres. Beaucoup le font assez généreusement, mais combien aussi le font trop parcimonieusement!… Il est vrai que les soirées, le jeu, les courses et les toilettes coûtent bien cher! La Providence avisera.

QUATRIEME PARTIE

Apologétique: histoire sociale de l'église

Préliminaires

L'Église, libératrice de toutes les tyrannies et promotrice de tous les progrès

Avant d'étudier la réalisation du plan divin dans l'histoire de l'Église, relisons la synthèse de ce plan dans les prophètes et dans l'Évangile.

Et d'abord rappelons la constitution démocratique du peuple de Dieu. Trois institutions principales, dans la loi de Moïse, sauvegar­daient la liberté des travailleurs et leur modeste patrimoine: le sabbat, le septennat et le jubilé.

Le sabbat, avec le repos hebdomadaire, garantissait la liberté de l'âme chez le pauvre travailleur; le septennat, avec la suspension de la culture des terres et le droit laissé aux pauvres de jouir des produits spontanés du sol tous les sept ans, avec l'interruption des contrats de travail et la remise des dettes, prémunissait l'indépendance person­nelle des mercenaires et des indigents contre la triple servitude de la misère, de la sujétion et des dettes; enfin le jubilé, par lequel tous les cinquante ans les terres aliénées revenaient à leurs possesseurs primitifs, assurait la continuité des familles et des patrimoines, surtout des plus petits, qui sans cela auraient été absorbés par les plus grands.

Mais l'Église devait faire mieux encore, ainsi l'annonçaient les prophètes.

Isaïe nous présente le- Messie comme l'ami et le bienfaiteur des pauvres et le libérateur des esclaves. Il compare son règne à l'année jubilaire (Chap. LXI).

Michée nous dépeint l'Eglise comme le règne de la paix et de la prospérité.

Ce qu'on a vu accidentellement sous Salomon, l'aisance des familles populaires vivant au milieu de leurs vignes et de leurs vergers sera la situation commune de l'Eglise (Chap. IV).

Dans l'Evangile, le Sauveur lui-même confirme ces prophéties et en annonce l'accomplissement. En recevant à la synagogue de Nazareth les envoyés de Jean-Baptiste qui lui demandent qui il est, il les renvoie à la prophétie d'Isaïe: «Dites à Jean-Baptiste ce que vous avez vu: les pauvres ont reçu la bonne nouvelle de leur délivrance» (Matt., chap. XI). Plus tard, en parlant de l'aisance que l'on peut désirer, il promet qu'elle sera donnée par surcroît à ses disciples. Ce sera comme une bonne main qu'ils recevront en attendant le salaire du ciel: Haec omnia adjicientur vobis (Matt., chap. VI).

Saint Paul répète la promesse du Sauveur: «La piété, dit-il, a une récompense temporelle en même temps qu'une couronne éternelle». En vérité, abstraction faite même de la bienveillance de Dieu pour ses serviteurs, les chrétiens possèdent dans la doctrine qui est l'objet de leur foi toutes les conditions du progrès, de la paix et de la prospérité. L'obéissance à toute autorité légitime est replacée sur sa véritable base qui est la religion.

La famille est honorée, sanctifiée par un sacrement, consolidée par l'indissolubilité.

Une doctrine qui fait du travail un devoir, de la justice une loi, de l'aumône une obligation, de la charité fraternelle une vertu sincère, de la tempérance et de la dignité un précepte, cette doctrine porte un coup mortel à la paresse, au luxe, à la cupidité, au paupérisme. Elle favorise la production de la richesse et en assure la bonne répartition.

Enfin, si l'abolition de l'esclavage n'était pas proclamée dans l'Evangile, elle était préparée par l'égalité morale attribuée aux esclaves et aux maîtres.

Bien plus, la pauvreté ne devait pas seulement être assistée, elle devait être honorée. Le Christ l'avait choisie, il en avait dit les avantages spirituels, il faisait de la miséricorde envers les pauvres la

pierre de touche du jugement des âmes.

Une telle doctrine assurait à priori le respect des petits et leur libération, et favorisait l'aisance et la prospérité générale.

Cf. Card. Pecci: Lettres pastorales.

A. – LE MONDE ROMAIN: SA TRANSFORMATION

Chez tous les peuples païens l'esclavage a régné. A Rome, aux plus beaux jours de la république et de l'empire, les citoyens libres étaient peu nombreux, les esclaves innombrables. Sur cent vingt millions d'habitants sous Trajan, on comptait seulement dix millions d'hom­mes jouissant des droits du citoyen.

On sait ce que les lois et les mœurs avaient fait des esclaves. On les vendait au marché, ils étaient là rangés comme des animaux. Ils étaient regardés comme une marchandise, une valeur, une chose à forme humaine. Ils pouvaient être vendus, loués, battus ou même mis à mort sans que la loi intervint en leur faveur, sauf en des cas très rares. Ils n'avaient pas d'état civil, la famille leur était interdite, les enfants qui naissaient d'eux n'étaient pas à eux, mais au maître. La fuite ne pouvait pas les soustraire à la tyrannie du maître. Repris, ils étaient punis par la mutilation ou la mort.

Ils vivaient entassés chez le maître dans les ergastula, logis infects; le stylet les punissait de leurs maladresses.

La brillante civilisation de la Grèce n'était pas plus humaine. A Sparte, on fustigeait les ilotes pour qu'ils n'oubliassent pas qu'ils étaient esclaves; on tuait leurs enfants pour qu'ils ne devinssent pas trop nombreux.

Les humbles travailleurs, ceux qui composaient la plèbe, étaient méprisés à peu près à l'égal de l'esclave.

En somme, le monde ancien haïssait l'ouvrier, le pauvre et le faible. Les prétendus sages eux-mêmes, les philosophes manifestaient leur mépris pour le travail manuel. Sénèque s'est demandé, il est vrai, si les esclaves n'étaient pas des hommes comme nous, mais, en attendant, il en employait vingt mille et il n'en affranchit aucun.

Aristote disait: (Une constitution parfaite n'admettra jamais l'artisan parmi les citoyens». Cicéron a dit: «Les gains d'un merce­naire sont indignes d'un homme libre: Le salaire est le prix de la servitude». Pour exprimer son mépris pour le peuple de Rome, Cicéron l'appelle «un ramassis d'esclaves, de journaliers, de scélérats et de pauvres».

Plaute nous décrit le dévergondage grossier auquel se livraient les esclaves, avilis par la situation qui leur était faite.

Le travail avait été considéré dans toute l'antiquité comme vil et dégradant, l'Eglise l'a réhabilité.

Elle en a d'abord rappelé l'obligation commune: «Tu mangeras ton pain à la sueur de ton front», c'est la loi imposée par Dieu à toute la postérité d'Adam. Personne ne peut s'y soustraire, le riche pas plus que le pauvre. Sans doute, le travail manuel n'est pas le seul qui puisse remplir la journée de l'homme, il faut à l'humanité des administrateurs, des savants, des artistes, des hommes de prière; mais les oisifs vivent en dehors des lois de la nature. Saint Paul le leur rappelle: «Celui qui ne travaille pas n'est pas digne de manger» (2e Ep. aux Thessal.). Si ce devoir était rempli par tous, la question sociale serait bien près de sa solution, on ne verrait plus régner l'oisiveté et le luxe qui excitent l'envie des travailleurs et des pauvres.

L'Eglise n'a pas seulement remis en vigueur la loi du travail, elle en a montré la dignité et la grandeur. Le Christ, son fondateur, a voulu naître chez un charpentier et se faire charpentier lui-même pour subvenir à ses besoins. Ses apôtres, ses disciples donnent aussi l'exemple du travail. Saint Paul rappelle à tous ses disciples, aux Ephésiens, aux Corinthiens, aux Thessaloniciens, la loi du travail et l'exemple qu'il en a donné. Il leur montre ses mains calleuses, en leur disant avec fierté qu'elles ont subvenu à ses besoins et à ceux de ses compagnons, et en se rendant le témoignage qu'il n'a pas mangé le pain d'autrui, mais celui gagné par ses labeurs et ses fatigues de jour et de nuit, afin de n'être à charge à personne (2e Ep. aux Thessal., III).

La situation est bien changée: le mépris n'est plus comme dans le paganisme pour ceux qui travaillent et qui peinent, mais il est pour les oisifs qui vivent comme des parasites sans contribuer par leur travail à accroître le patrimoine de l'humanité.

Les premiers chrétiens se mettent au travail à l'exemple de Notre-Seigneur et de ses apôtres. Les plus généreux d'entre les convertis des plus nobles familles de Rome et de Constantinople, quittent la vie oisive des villes pour aller dans les déserts de la Thébaïde, de la Palestine et de la Syrie gagner en travaillant de leurs mains leur subsistance et celle des pauvres.

Les docteurs de l'Eglise rappellent aux chrétiens de leur temps la loi du travail et sa dignité. «Nous sommes, dit saint Jean Chrysostome, les disciples de celui qui a été élevé dans la maison d'un charpentier et qui a daigné avoir pour mère la femme de cet artisan. Quand vous voyez, dit-il, un homme qui travaille le bois ou qui forge le fer, ne le méprisez pas. Pierre a jeté le filet après la résurrection du Sauveur». Et le grand Ordre de saint Benoît est venu consommer la réhabilitation du travail manuel aux yeux du monde chrétien. Michelet lui-même lui rend ce témoignage: «L'Ordre de saint Benoît, dit-il, donne au monde ancien, usé par l'esclavage, le premier exemple de travail accompli par des mains libres. Pour la première fois, le citoyen, humilié par la ruine de la cité, abaisse ses regards sur cette terre qu'il avait méprisée.

Il se souvient du travail ordonné au commencement du monde dans l'arrêt porté sur Adam. Cette innovation du travail libre et volontaire sera la base de l'existence moderne».

Tout doute est désormais impossible, c'est l'Eglise qui a réhabilité le travail.

Cf. P. Guibé: L'Eglise et les réformes sociales; Montalembert: Les moines d'Occident; Lachaux: Où est le bonheur du peuple? (8, rue François Ier).

Ce sont les idées, ce sont les principes qui mènent le monde. L'Eglise apportait dans les leçons tombées de la bouche du bon Maître la force qui devait briser les chaînes de tous les esclaves. Le Sauveur avait dit et ses apôtres répétaient après lui: «Il n'y a plus de différence entre l'homme libre et l'esclave; vous êtes tous frères; aimez-vous les uns les autres».

L'Eglise s'inspirera toujours de cet esprit. Son but constant sera la libération des esclaves, et en attendant qu'elle y arrive, elle adoucira l'esclavage.

L'Eglise relève d'abord l'esclave au point de vue moral. Elle lui rend sa personnalité. Elle le soustrait à tout droit tyrannique du maître sur sa personne et sur ses mœurs. Elle l'admet au même rang que le maître à ses rites sacrés. Sa doctrine et ses lois témoignent toujours d'une grande sollicitude pour les esclaves.

Saint Paul renvoie à Philémon un esclave fugitif et lui demande de le recevoir non plus comme un esclave, mais comme un frère.

«Je te renvoie ton esclave, lui dit-il; car devant les hommes, il est ton esclave, mais devant Dieu, il est ton frère; et au nom de ce maître commun, je te le demande».

Au nom du maître commun, Philémon, qui était chrétien, accorda la liberté à son esclave et le renvoya libre à saint Paul prisonnier et dans les fers à ce moment-là.

«Le jour où cette parole a été prononcée, dit M. de Champagny, la clef de voûte de l'esclavage a été retirée, il croûlera» (La Charité chrétienne).

Ailleurs, saint Paul trace les devoirs des maîtres, auxquels il recommande de traiter les esclaves avec humanité, justice et charité. «N'ordonnez à vos esclaves, dit-il, que des choses justes. Quand vous leur commandez, songez que vous avez un maître commun dans les cieux. Ne pesez point sur eux par la terreur. Souvenez-vous qu'ils ont le même Dieu que vous et que ce Dieu vous jugera les uns et les autres sans égard pour la condition des personnes» (Ep. aux Ephés., VI).

Les Constitutions apostoliques condamnent les maîtres trop rigou­reux. Elles ordonnent à l'évêque de retrancher de sa communion «ceux qui traitent mal leurs esclaves, les affligent par la faim, les coups et une dure servitude».

Elles revendiquent pour l'esclave deux jours de repos par semaine, le dimanche, en mémoire de la Rédemption, et le samedi en mémoire de la création.

Les évêques poursuivent de leurs réprimandes les plus sévères les maîtres trop hautains. Il fallait entendre saint Chrysostome repro­chant leur dureté et leur oisiveté aux grands de Constantinople, qui promenaient sur les places de la ville le luxe insolent de leur cortège d'esclaves!

«Pourquoi tant d'esclaves? leur disait-il: un maître devrait se contenter d'un serviteur… Bien plus, un serviteur devrait suffire à deux ou trois maîtres; si cela vous paraît dur, songez à ceux qui n'en ont pas… s'il vous en faut deux, passe encore, mais ne vous promenez pas sur les places publiques ou dans les bains comme des pâtres chassant devant eux des troupeaux d'hommes». Et comme on lui répondait: «C'est afin de nourrir un grand nombre de malheureux qui mourraient de faim, s'ils ne mangeaient pas mon pain», Il répliquait: «Si vous agissiez ainsi par charité, vous leur apprendriez un métier et ensuite vous les rendriez libres, et c'est ce que vous vous gardez de faire. Je sais bien, ajoutait-il, que ma parole vous est à charge, mais je fais mon devoir et je ne cesserai de parler» (Homil. 40 in Epist. I ad Cor.).

Une autre fois, saint Jean Chrysostome écrivait ces courageuses paroles: «Que l'on ne fasse pas un rang pour les esclaves et un autre pour les libres. Les lois du monde connaissent la différence des deux classes, mais la loi divine ne l'admet pas».

Saint Grégoire de Nysse n'est pas moins affirmatif. Il condamne avec la même force l'institution de l'esclavage et les possesseurs d'esclaves: «Quoi! dit-il, vous condamnez à l'esclavage l'homme qui, par sa nature, est libre, est son maître!… Sachez-le bien: vous ne différez de votre esclave que par le nom. Mais vous, dont cet homme est en tout l'égal, quel titre de supériorité, je vous le demande, avez-vous à invoquer pour vous considérer comme son maître?».

Tout l'esprit du christianisme est là: libérer les esclaves et organiser le travail libre.

Les empereurs chrétiens donnent leur concours aux évêques pour la libération des esclaves.

Toutes les lois édictées au IVe siècle sous l'inspiration de l'Eglise respirent la compassion pour les esclaves et la haine de l'esclavage. Constantin donne à la manumission prononcée devant les prêtres et à l'affranchissement formulé par les clercs le pouvoir de conférer les droits de citoyen.

L'empereur Constance, en 343, accorde à tout ecclésiastique et à tout fidèle le droit de racheter, même malgré le maître, l'esclave chrétienne que celui-ci aura prostituée (code théodosien, X, VIII).

Théodose, Honorius, Théodose II ne cessent de témoigner leur sollicitude pour les esclaves et multiplient les causes d'affranchisse­ment.

Valentinien brise le lien héréditaire de la profession théâtrale. C'était toute une catégorie d'esclaves que le christianisme supprimait, les esclaves de théâtre: ces innombrables danseuses qu'on comptait par troupeaux, ces mimes qui étaient les esclaves les plus honteux, les esclaves du plaisir.

Justinien surtout se montra profondément libéral envers les escla­ves. Il inscrivit dans la loi cet aphorisme, qui condamne tout le droit ancien: «L'esclavage est une institution contraire au droit naturel» (code Justinien, VII, XXIV). «L'esclave qui devient clerc ou qui prend la robe de moine, dit Constantin, devient libre. Il en est de même de l'esclave qu'un juif aurait circoncis» (Novelles 5 et 123).

Honorius déclare que les esclaves chrétiens possédés par des juifs deviennent libres de droit, et que leurs maîtres ne peuvent réclamer aucune indemnité. Les évêques sont chargés de veiller à l'accomplisse­ment de cette loi (code Justinien, 1, III, 56).

Les lois impériales correspondent aux mœurs du temps. Les nouveaux chrétiens libèrent leurs esclaves en grand nombre. Sainte Mélanie affranchit tous les siens au nombre de cinq à six mille.

Hermès, ancien préfet de Rome, présenta au baptême un jour de Pâques 1.250 esclaves à qui il avait fait enseigner la religion et qu'il affranchit avant de quitter le temple.

Chromace, ancien préfet également, converti par saint Sébastien, en présenta au baptême 1.400 qu'il affranchit aussitôt, en disant que «ceux qui commencent à être enfants de Dieu ne doivent plus être esclaves des hommes».

Les évêques ne se contentent pas de parler, ils agissent, et l'œuvre colossale de l'affranchissement de tant de millions d'esclaves avance journellement sous leur main. ,

Chaque jour se multiplient ces affranchissements que Constantin avait autorisés dans les églises les jours de fête. Il semblait qu'il n'y eût pas de joie possible si des esclaves n'étaient pas émancipés en nombre, et si, au sortir de l'église, les chants de fête n'étaient pas répétés par une foule qui secouait ses fers et les jetait loin derrière elle.

Saint Ambroise exhortait les communautés chrétiennes à vendre, s'il le fallait, les vases sacrés des églises pour racheter les esclaves. «Le plus bel ornement des mystères, disait-il, c'est la rédemption des captifs». Saint Augustin et saint Paulin rivalisaient avec lui.

Saint Cyprien, au milieu des persécutions, traqué par les satellites du proconsul, s'occupait de réclamer les collectes des fidèles, non pour lui ou pour ses prêtres, mais pour racheter les captifs.

Saint Grégoire le Grand affranchit les esclaves de ses nombreux domaines et motive ainsi cette libération: «Puisque notre Rédem­pteur, auteur de toute la création, a voulu prendre la chair de l'homme, pour que la puissance de sa divinité brisât la chaîne de notre servitude et nous rendît à la liberté primitive, c'est agir d'une façon salutaire que d'avoir pitié des hommes que la nature avait faits libres, que le droit des gens avait réduits en esclavage, et de les rendre par le bienfait de la manumission à la liberté pour laquelle ils sont nés».

Saint Grégoire, comme saint Ambroise, alla jusqu'à faire vendre les vases sacrés des églises pour racheter les esclaves, disant que ces vases vivants avaient plus de prix aux yeux de Dieu que ceux des temples, même composés des matières les plus précieuses. C'est par millions qu'il les fit affranchir.

Ce qui s'est fait en Italie et en Afrique se reproduisait en Gaule et partout où le christianisme étendait son action. Saint Césaire à Arles, saint Germain à Paris, saint Eloi à Noyon, saint Bavon à Gand, saint Séverin à Cologne et cent autres se sont faits les protecteurs des esclaves et leurs libérateurs.

Le grand évêque de Paris saint Germain se consacra tout particu­lièrement à cette œuvre. Il quêtait lui-même des aumônes destinées au rachat des esclaves. Il s'écriait chaque fois qu'il recevait de nouveaux secours: «Rendons grâce à Dieu, car nous pourrons racheter un esclave». Sa réputation de dévouement pour cette classe opprimée était universelle, et son historien Fortunat raconte que «les esclaves espagnols, anglais, bretons, gascons, saxons, burgondes, accouraient en foule au nom du bienheureux Germain, bien sûrs qu'il les affranchirait».

Ce qu'on lit dans la vie de saint Eloi, évêque de Noyon et de Vermandois, vie écrite par un autre évêque, saint Ouen, indique bien aussi quel était l'esprit des pieux évêques de ce temps-là. Eloi se rendait sur la place publique au jour du marché. Il attendait avec impatience le moment où viendraient les captifs qu'on y mettait en vente, afin de les acheter et de les affranchir ensuite dans la basilique.

Le martyrologe romain fait un titre de gloire à saint Léonard de Limoges d'avoir été un grand rédempteur d'esclaves.

Les princes chrétiens suivaient l'impulsion des évêques. La reine sainte Bathilde, ancienne esclave elle-même, allait se jeter aux pieds des maîtres, les suppliant d'accorder la liberté aux esclaves qu'ils pouvaient posséder.

Charlemagne et Louis le Débonnaire furent de grands libérateurs d'esclaves. Avec eux l'esclavage acheva de disparaître en Occident, et bientôt l'Eglise, ne trouvant plus d'esclaves à affranchir dans la chrétienté, ira avec ses Ordres rédempteurs racheter des captifs chez les pirates de l'Afrique et de l'Orient.

C'est un fait historique éclatant, l'Eglise a libéré les esclaves et fait l'éducation de la liberté.

Cf. Wallon: Histoire de l'esclavage; Paul Allard: Les esclaves chrétiens; Fustel de Coulanges: La cité antique; Ch. de Mauléon: L'Eglise et le droit romain; Lachaud: La civilisation et les bienfaits de l'Eglise.

Quel contraste entre le patricien et le plébéien, entre le maître et l'esclave! L'esclave à Rome n'a pas de personnalité. C'est une chose (res), une marchandise. Rome et l'empire sont corrompus par la richesse. Les grands ont exploité les provinces conquises, les uns dans la guerre, les autres dans l'administration. C'en est fait de la simplicité ancienne.

Suétone, Salluste, Tacite nous dépeignent la corruption qui régnait dans les hautes classes et la haine qui fermentait dans le peuple. Pendant que les esclaves vivent entassés dans les ergastula, travail­lant sous la crainte du fouet, du stylet ou de la mort, les grands, comme César, Antoine, Crassus, Pompée, Coecilius et tant d'autres étalent leur fortune insolente.

Sénèque, le philosophe stoïcien, a 20.000 esclaves. On sait que Caligula prodigue 400 millions en un an pour son luxe privé. Lucullus dépensait 25.000 fr. à son dîner. Héliogabale nourrissait ses chiens de foie gras, ses lions de faisans, ses chevaux de raisins et d'orge dorée, et on le supportait. Inutile de dépeindre la vie de Poppée, d'Agrippine et de Messaline.

C'est dans ce milieu qu'arrivèrent Pierre et Paul pour prêcher la simplicité des mœurs et l'égalité des hommes devant Dieu.

Les apôtres ont bientôt conquis à Jésus-Christ des hommes de tous les rangs, des sénateurs comme Pudens, des chevaliers comme Sébastien, des patriciennes comme Agnès et Cécile, des affranchis comme Nérée et Achillée, des esclaves comme Emérentienne. Ils ne font pas de distinction entre ces disciples divers. Les grands coudoient les esclaves à l'Eglise; ils s'agenouillent au même confessionnal; la main du prêtre bénit l'un comme l'autre. Les rangs du clergé sont ouverts aux esclaves comme aux hommes libres; ils partagent la même sépulture.

Après le sacrifice eucharistique, au jour du Seigneur, les premiers chrétiens avaient l'habitude de se réunir dans un lieu attenant au sanctuaire pour y prendre un modeste repas en commun. C'est ce qu'ils appelaient les agapes fraternelles. Rien n'est plus touchant; rien ne marque mieux la solidarité et l'égalité entre les hommes. «Tout est commun entre nous, disait Tertullien; notre souper fraternel s'expli­que par son nom d'agape, qui veut dire: charité».

Dans la Rome païenne, la dépouille mortelle des esclaves était ensevelie dans une fosse commune, ou même jetée en nourriture aux bêtes du cirque. L'Eglise, au contraire, recueillait pieusement les corps des esclaves chrétiens. Ils n'étaient pas séparés des autres, mais tous, libres et esclaves, étaient placés dans le même cimetière et sur les mêmes rangs. La même vénération et le même respect les entourait tous. Les anciens cimetières chrétiens des catacombes font foi de cette égalité de tous les hommes devant l'Eglise.

Tous avaient accès aux honneurs de la hiérarchie ecclésiastique. Tous les rangs de la société fournissaient des prêtres. Saint Corneille, pape, et saint Callixte avaient été esclaves. Ce dernier portait même au front le signe d'infamie que les païens faisaient graver sur le visage des esclaves fugitifs. Saint Callixte, ayant appartenu à un maître cruel, avait voulu s'enfuir un jour. Celui-ci l'avait fait rechercher et marquer d'un fer rouge. Le Pontife montrait ce signe comme un titre glorieux pour les esclaves qui se trouvaient honorés par ses augustes fonctions.

Voilà l'esprit égalitaire que l'Eglise avait introduit dans la société moderne. C'était un germe puissant qui devait peu à peu transformer les mœurs et détruire l'esprit de caste. Pour comprendre l'importance de cette évolution, il faudrait avoir connu le régime païen. Quel changement profond il a fallu produire dans le cœur des grands de Rome pour qu'ils acceptent d'être sur le même pied que leurs esclaves qu'ils traitaient auparavant avec tant de mépris!

En résumé, l'histoire du monde avant l'Eglise est le martyrologe des petits. Non seulement les loups mangeaient les moutons en pleine liberté, mais les philosophes justifiaient ce procédé (comme les fauves de La Fontaine): Humanum paucis vivit genus.

Avec l'Eglise tout change: les pontifes, les évêques, les saints se lèvent pour la défense des petits et l'égalité va progressant.

Cf. Claudio Jannet: Les grandes époques de l'histoire économique.

La sensualité engendre la cruauté. La Rome païenne a justifié ce principe. La haine et la cruauté y régnaient en maîtres.

Non seulement les esclaves étaient traités avec une dureté inhumai­ne, mais le plaisir le plus goûté était de voir les gladiateurs s'entr'égorger ou lutter jusqu'à la mort contre les bêtes fauves.

On sacrifiait d'innombrables vies d'hommes pour des délassements sanguinaires. Et c'étaient nos aïeux, les Gaulois, les Germains, les Bretons, prisonniers de guerre, qui faisaient les frais de ces fêtes odieuses, quand ce n'étaient pas des chrétiens emprisonnés pour leur foi.

L'austère république des Fabius et des Scipion connut déjà les massacres du cirque. Lors des funérailles de Lépide, Rome vit aux prises vingt-deux paires de combattants, et soixante aux obsèques de Licinius (183 av. Jésus-Christ); ce sont les legs de bienfaisance de ces grands hommes au peuple.

Jules César acheta pour les spectacles qu'il avait l'intention de donner à Rome un si grand nombre de gladiateurs, que ses adversaires en prirent ombrage et qu'un sénatus-consulte fixa le nombre de rétiaires et de mirmillons qui pouvaient s'entrecouper la gorge en un jour. Peu de temps après on vit cependant six cent quarante gladiateurs en venir aux mains sous les auspices de César (Suétone, Vie de César, ch. X).

Auguste défendit aux préteurs d'offrir plus de deux jeux de cent vingt hommes par an. Horace (satire II) et Perse (satire IV) parlent cependant de cent paires de combattants offerts par des particuliers.

Aux spectacles offerts par Auguste lui-même, on avait vu guerroyer dix mille hommes.

Tibère détermine aussi un maximum pour les jeux offerts par les particuliers, non pas par humanité, mais pour sauvegarder les prérogati­ves impériales.

Trajan offrit une fois dix mille combattants.

Sous la république, on estimait à trente talents d'or (184.000 francs) le coût d'un brillant jeu de gladiateurs. On dépensait beaucoup plus sous l'empire. Les Samnites, les Gaulois, les Thraces, les Germains, les Bretons, les Suèves, les Daces, les Maures donnaient leur sang pour amuser les Romains.

Quarante-six ans avant Jésus-Christ, Jules César fit creuser au champ de Mars un bassin où deux flottes tyrienne et égyptienne, comprenant des navires à plusieurs rangs de rames, avec 1.000 soldats et 2.000 rameurs combattirent l'une contre l'autre. Auguste mit en présence 3.000 hommes et Claude 19.000 dans une naumachie. Dix-huit éléphants, 600 lions et 410 fauves concourent aux jeux de Pompée; 3.500 fauves aux jeux d'Auguste.

A l'inauguration de l'amphithéâtre Flavien, Titus consacre cent jours aux divertissements de la foule. Neuf mille fauves sont immolés. Trajan, après ses succès sur les Daces, fit combattre onze mille animaux féroces contre des êtres humains.

Ovide, Stace, Martial exaltent ces jeux. Cicéron dit qu'ils sont un salutaire enseignement du mépris de la douleur et de la mort. Pline loue Trajan qui donne ces divertissements au peuple. Tacite, tout en regrettant un peu le sang versé, dit que ce n'est là après tout qu'un sang vénal.

Seul, Sénèque exprime un certain sentiment de dégoût. Le sens de la fraternité humaine manquait au paganisme.

Il en coûta à l'Eglise pour arrêter ces jeux sanguinaires auxquels le peuple était habitué. Ils continuaient sous les premiers empereurs chrétiens. Il fallut qu'un jour, sous Honorius, un prêtre héroïque, du nom de Télémaque, s'avançât dans l'arène entre deux rangs de gladiateurs pour les arrêter. Le peuple ne comprit pas d'abord la sublime beauté de ce courage. Il excitait les gladiateurs par ses cris. Le prêtre mourut martyr de son dévouement pour l'humanité. Mais le peuple se prit ensuite à réfléchir et renonça aux combats sanglants du cirque. Le sang du martyr avait sauvé la fraternité humaine.

Toutes les faiblesses étaient foulées aux pieds par l'orgueil et la sensualité des païens.

Les pauvres, on regardait comme un crime de les secourir. C'était prolonger l'embarras qu'ils causaient à la république. Trajan en fit remplir trois vaisseaux et il fit jeter ces malheureux à la mer pour en débarrasser les rues de Rome.

Le Christ apprit au monde quel était le prix d'une âme.

Fraternité et charité, tel est l'esprit qu'apporta l'Evangile et qui se manifesta dès le principe.

Bon nombre des premiers chrétiens mettaient leurs biens en commun. Les autres n'allaient pas jusque-là, mais ils versaient régulièrement de larges offrandes dans la caisse commune qui était administrée par l'Eglise et le plus souvent par les diacres au profit de tous les besogneux. «Chacun, dit Tertullien, apporte quelque argent tous les mois, s'il le peut et s'il le veut. Ce trésor sert à nourrir ou à enterrer les pauvres, à soutenir les orphelins, les naufragés, les exilés, les condamnés aux mines ou à la prison pour la cause de Dieu. Nous nous donnons le titre de frères, nous sommes prêts à mourir les uns pour les autres». C'est l'antipode de l'égoïsme païen.

La charité paraissait si naturelle aux premiers chrétiens, qu'ils ne songeaient pas à s'en louer, mais les païens nous ont laissé dans leurs écrits quelques esquisses des mœurs chrétiennes. Nous y voyons avec quels égards et quelle sollicitude les ouvriers et les pauvres étaient accueillis chez les chrétiens. «S'il se rencontre, dit Celse, un ignorant, un rustre, ils en augurent bien; ils lui ouvrent leurs portes. En avouant que ce rebut de l'espèce humaine est digne de leur Dieu, ils montrent assez qu'ils ne peuvent persuader que des idiots, des hommes de rien, des esclaves, des femmes, des enfants… Leurs maisons regorgent de tisserands, de cordonniers, de tailleurs». Quelle preuve en effet de la sollicitude et de l'amour de l'Eglise pour les pauvres et les petits, que ces réunions où elle leur apprend sa doctrine et où elle pourvoit à tous leurs besoins!

Tandis que le plus humain des philosophes de l'antiquité écrivait que «c'est la marque d'un esprit faible, de s'attendrir aux maux d'autrui et de les partager», le chrétien considérait comme le plus important de ses devoirs de s'apitoyer devant ces maux et de les soulager. Le même philosophe déclarait que «le sage ne peut être susceptible de compassion; et que son âme jouit d'une sérénité tranquille qu'aucun nuage ne peut troubler» (Sénèque: De la clémence, livre II).

A ce honteux aveu du paganisme, la religion chrétienne répondait par une conduite opposée. Elle a, dès le commencement, pourvu à toutes les misères, comme nous le rappelait Tertullien. Dès qu'elle est libre, elle organise ses œuvres avec le concours du pouvoir. C'est tout un lexique nouveau qu'il faut créer pour dénommer toutes les œuvres citées et encouragées par les lois justiniennes en faveur des orphelins, des malades, des voyageurs, des vieillards, des veuves, etc., etc. Et l'on sait que toujours l'Église a été animée du même esprit et que toujours elle a produit les mêmes œuvres. L'Église a uni pour toujours les diverses classes sociales dans la charité chrétienne.

Aristote avait dit que «dans les anciennes républiques, les nobles et les plébéiens se juraient une éternelle inimitié». Dans la nouvelle, au contraire, toutes les classes de la société, ramenées au niveau d'une égalité commune devant Dieu, cimentent librement et généreusement le pacte d'une éternelle amitié.

Le cri de haine de Celse devait retentir cependant, seize siècles plus tard, sous la plume d'un écrivain antireligieux: preuve que la raison humaine livrée à ses propres forces est incapable d'engendrer l'esprit de sacrifice et d'amour du prochain. La philosophie sans Dieu hait le pauvre et l'ouvrier; ils sont pour elle un objet d'horreur… ou d'exploitation. C'est pour cela que la plume d'un Voltaire, faisant écho à celle du païen Celse, redira du peuple, seize siècles plus tard: «Il sera toujours sot et barbare; ce sont des bœufs auxquels il faut un joug, un aiguillon et du foin».

Il dit encore: «On n'a jamais prétendu éclairer les condamnés, les laquais et les servantes; c'est le propre des apôtres».

En avouant que ce rebut de l'espèce humaine (les travailleurs) est indigne de sollicitude, le philosophe libre-penseur fait le procès du libéralisme, sans s'en douter; et en reconnaissant que c'est le propre des apôtres de s'occuper d'eux, il fait le plus bel éloge du christia­nisme, sans le vouloir.

Oui! c'est la religion chrétienne seule qui s'est occupée avec une tendre sollicitude à relever de leur dégradation, à soutenir dans leurs infortunes, à soulager dans leurs souffrances, ceux que vos ancêtres, les païens, ô Voltaire, ont asservis, opprimés, dégradés.

L'Église seule a fait régner la vraie fraternité.

Rome avait à chaque pas des théâtres, des bains luxueux, des lieux de plaisir, mais pas un établissement de charité.

La France chrétienne avait, en 1792, 1.800 hôpitaux et hospices et 700 autres établissements charitables avec 30 millions de revenus, dont la Révolution, animée de l'esprit du paganisme, la dépouilla presque entièrement.

Cf. Histoire sociale de l'Eglise, par un homme d'œuvres (8, rue François Ier).

Le monde païen avait le culte de la force, il n'a pas connu la pitié pour les faibles.

La femme était regardée comme un être inférieur, comme un instrument de jouissances grossières.

La jeune fille païenne pouvait être vendue ou tuée par son père. Elle était mariée à celui qui en offrait le plus haut prix et devenait sa propriété et comme son esclave. Il pouvait l'abandonner.

La polygamie et le divorce étaient acceptés par les lois.

L'enfant n'était pas considéré comme un être humain tant qu'il n'avait pas été allaité. On en mettait à mort un grand nombre. L'exposition des enfants était une coutume générale sous les empe­reurs, au dire de Suétone et de Tacite. Le père pouvait tuer ses enfants ou les vendre.

L'esclave n'avait pas de famille. Il n'avait une femme que si son maître le permettait.

L'Eglise a reconstitué la famille, c'est un de ses plus grands bienfaits. Elle a entouré la femme de respect.

Quel contraste entre la situation humiliée de la femme païenne et le rôle si pur, si noble, si délicat que nos mœurs attribuent à la femme et à la mère de famille! C'est le fruit du christianisme.

Les apologistes constataient déjà le contraste entre la famille chrétienne et la famille païenne. «Vous vous riez de la simplicité de mœurs et de la pureté des femmes et des filles chrétiennes, disait Tertullien, ce n'est pas étonnant, vous avez fait de la femme, même dans vos mystères religieux, un composé de tous les vices».

«Nous tenons pour homicides, disait Athénagore, les femmes qui se font avorter, et nous pensons que c'est tuer un enfant que de l'exposer» (Apologétique).

Les lois de Constantin interdirent la polygamie et le divorce.

C'est à l'Eglise que l'esclave, le travailleur doit cette épouse, compagne de ses joies ou de ses douleurs, qui mettra quelque baume sur ses souffances et adoucira ses peines; cette couronne d'enfants qui viendront ensuite, dans lesquels il concentrera son amour, son espoir, toutes ses affections. Il ne vivra plus seulement pour un maître, le plus souvent dur et brutal, mais aussi pour sa compagne aimée, pour ses petits enfants. Un éclair de joie et d'espérance passera sur ce front, qui ne sentit passer jamais que la douleur.

L'Eglise recommanda, dès l'origine du christianisme, aux maîtres chrétiens, de favoriser le mariage de leurs esclaves, de prendre soin de leurs enfants, de leur faciliter la constitution d'un pécule, destiné à se racheter et à former une famille libre. Le mariage de l'esclave chrétien accompagnait souvent sa libération. M. de Rossi a retrouvé aux catacombes des inscriptions où des esclaves libérés exprimaient à leurs maîtres leur reconnaissance pour ce double bienfait.

Ce que l'Eglise a commencé sous le monde romain, elle l'a continué à travers les siècles. Nous le verrons plus loin.

En même temps que l'Eglise favorisait les petits et les humbles, elle s'opposait à la tyrannie des grands.

Qu'ils sont beaux ces évêques, qui ne craignent pas de tenir tête aux plus puissants empereurs, pour défendre les droits du peuple et de l'Eglise!

Saint Chrysostome est toujours vaillant. L'impératrice Eudoxie veut obtenir le champ d'une pauvre veuve pour agrandir ses jardins. Chrysostome va plusieurs fois chez l'impératrice soutenir courageuse­ment les droits de la veuve. Fatiguée des sollicitations de l'évêque, Eudoxie lui ferme la porte du palais. Chrysostome répond en faisant fermer à l'impératrice les portes de l'église.

Une autre fois, Chrysostome ne craint pas de résister à Eutrope, esclave devenu consul, tyran intraitable, chargé de vices et d'exac­tions. Eutrope a fait assassiner Rimasius, ancien consul, et son fils pour confisquer leurs biens. Il poursuit Peutadie, veuve de Rimasius. Elle se réfugie près de l'autel. Eutrope veut l'en arracher, mais Chrysostome s'y oppose et réclame pour elle le droit d'asile. Peutadie est sauvée, mais Eutrope se venge en essayant de supprimer par un décret le droit d'asile des églises. Plus tard, Eutrope, tombé en disgrâce et poursuivi par le peuple furieux, se réfugie derrière le même autel. L'évêque est là, il défend à nouveau le droit d'asile et il apaise le peuple en prononçant cette merveilleuse homélie qui est restée comme un chef-d'œuvre d'éloquence. Eutrope tombé en disgrâce avait droit, à son tour, à la pitié de l'Eglise.

Qu'il est beau aussi l'évêque Ambroise, imposant une pénitence au grand empereur Théodose!

La ville de Thessalonique n'a pas respecté l'effigie du prince. Elle s'est révoltée contre deux officiers de l'empereur qui la gouvernaient avec trop de raideur. Pour châtier la ville désobéissante, l'empereur a fait mettre à mort sept mille de ses citoyens. Le châtiment est exagéré, il n'a aucune proportion avec la faute commise.

L'évêque de Milan estime que l'empereur, souillé par tant de sang répandu, ne peut pas entrer dans l'église et il lui impose huit mois de pénitence.

Ne serait-ce pas l'idéal sur la terre que l'injustice des grands pût ainsi être réprimée par les représentants de Dieu!

Nous pourrions montrer de même l'attitude héroïque de saint Basile en face de l'empereur Valens, de saint Athanase en face de Constance; de Thomas Becket, de Fisher, de Jean Népomucène en face de Henri II et de Henri VIII d'Angleterre, et de Wenceslas de Bohême. L'Eglise est fière de ces défenseurs de la liberté civile et religieuse.

Cf. A. de Broglie: L'Eglise et l'Etat au IVe siècle.

Le monde païen avait eu ses grands siècles littéraires, scientifiques et artistiques. Le siècle de Périclès et le siècle d'Auguste avaient donné tout ce que la nature humaine, privée de la grâce, peut produire de plus élevé et de plus parfait. Mais ces beaux siècles étaient passés et le paganisme corrompu ne produisait plus rien qui fit honneur à l'humanité. La sève chrétienne ranima la nature humaine et lui rendit sa fécondité. La philosophie, l'éloquence, l'histoire, la poésie jetèrent un nouvel éclat.

Saint Denis joint la pureté de la doctrine à la profondeur des spéculations de Platon. Justin le philosophe fait servir à la gloire du Christ ce qu'ont dit de meilleur les écoles de Zénon, de Pythagore et d'Aristote. Tertullien a une puissance de logique que le paganisme n'a pas connue. Origène surpasse la vieille école d'Alexandrie.

Athanase et Hilaire s'aident de la philosophie pour scruter le dogme.

Basile et Grégoire de Nazianze unissent la poésie à l'éloquence et à l'exégèse.

Saint Jérôme nous étonne par son érudition et sa vaste connais­sance des langues et de l'histoire.

Saint Ambroise est à la fois orateur et jurisconsulte. Saint Augustin est le rival de Platon.

Saint Chrysostome fait oublier Démosthène.

Saint Paulin, Ausone, Prudence s'essayent dans la poésie.

L'art chrétien nous donne les premières basiliques de Rome et de Byzance.

L'élan était donné et, si les barbares n'étaient pas venus arrêter tout essor des lettres et des arts, un grand siècle se préparait qui aurait éclipsé tous ses devanciers.

Cf. A. de Broglie: L'Empire romain au IVe siècle.

Le droit des gens antérieur au Christ n'avait guère qu'une loi, le vae victis: malheur aux vaincus. La guerre donnait du butin et des esclaves.

Les Romains n'ont guère été plus modérés dans la guerre que ne devaient l'être plus tard les Musulmans. L'appât du butin et la conquête des esclaves entraînaient les chefs et les soldats. La pitié était inconnue aux vainqueurs.

Les généraux avaient toujours en vue de rehausser leur rentrée triomphale à Rome par une armée d'esclaves, dont un grand nombre étaient ensuite livrés aux jeux du cirque.

Les princes vaincus servaient au triomphe du vainqueur et allaient ensuite attendre une mort assez prompte dans les prisons de Rome. Tel fut le sort de nos vaillants chefs gaulois, aussi bien que des rois de Numidie, de Mauritanie et des autres régions où les Romains portèrent leurs conquêtes.

Avec les mœurs chrétiennes, le droit des gens se transforme. L'empire chrétien ne fait plus d'esclaves, il favorise au contraire leur libération.

La pitié a gagné les cœurs. Les ennemis blessés ne sont pas achevés sur le champ de bataille. On commence à leur donner des soins. La guerre a toujours ses rigueurs, mais la fraternité humaine et chrétienne n'est plus foulée aux pieds.

Cf. Troplong: Influence du christianisme sur le droit romain.

B. – LA BARBARIE: SON EDUCATION

La marche ascendante de la société romaine vers la liberté allait se heurter aux invasions barbares et subir un retard de plusieurs siècles. Il semble que les résultats de cinq cents ans de travail et de lutte de l'Eglise vont être détruits et que tous les progrès accomplis vont être anéantis.

«L'ancien monde allait subir une transformation complète. La culture la plus raffinée se trouvait en face de la férocité barbare, l'énergie des robustes enfants des forêts en face de la mollesse efféminée des peuples méridionaux: l'issue de la lutte ne pouvait être douteuse, lois, coutumes, mœurs, monuments, arts, sciences, tout était en péril; un pressentiment universel annonçait la ruine prochaine des dominateurs du globe» (Hubault: Grandes époques de la France).

Mais voici que les barbares ont envahi villes et campagnes, dévastant, pillant tout sur leur passage et massacrant les habitants. «La foule, dont la terreur est au comble, se porte alors à la maison de l'évêque. On appelle à grands cris celui qui, dans le désordre des temps, était devenu le conseiller, le tuteur, la providence visible, pour ainsi dire, de tous les malheureux. L'évêque, vieillard vénérable, paraît, entouré des prêtres qui l'assistent dans les devoirs de son ministère. En cette crise suprême, il n'a pas fui le danger, car l'âme du christianisme, c'est le mépris de cette vie et l'amour de l'autre. Il se montre ému des lamentations de la foule; mais la majesté calme et digne de son attitude semble marquer qu'il n'est point de péril au-dessus de son courage. Il dit qu'il n'a pas de soldats à opposer à l'ennemi, que le seul refuge au milieu des maux qui menacent la cité est dans la pénitence et la prière. Confiant, néanmoins, dans la protection de Dieu, dont il est le ministre, il ira au-devant des barbares; il leur parlera au nom du Tout-Puissant, de Celui qui est maître des cœurs et les apaise quand il lui plaît» (Ibid).

Le Souverain Pontife Léon le Grand allait lui-même au-devant d'Attila et l'arrêtait à Padoue. Aignan d'Orléans, Loup de Troyes et d'autres encore arrêtaient les barbares aux portes de leurs villes.

Les évêques avaient depuis Constantin une certaine juridiction dans la cité. Ils intervenaient dans les affranchissements, dans les mariages, on en appelait à eux en bien des causes. On leur avait donné le titre de défenseurs des villes. Les barbares après les Romains vinrent se ranger sous leur juridiction paternelle.

«L'Eglise, dit Michelet, fut un immense asile; asile pour les vaincus, pour les Romains, pour les serfs des Romains; les serfs se précipitèrent dans l'Eglise; plus d'une fois on fut obligé de leur fermer les portes; il n'y aurait plus eu de bras pour cultiver la terre. Asile pour les vainqueurs; ils se réfugièrent dans l'Eglise contre le tumulte de la vie barbare, contre leurs passions, leurs violences, dont ils souffraient autant que les vaincus. Ainsi, les serfs montèrent à la prêtrise; les fils des rois, des ducs descendirent à l'épiscopat; les petits et les grands se rencontrèrent en Jésus-Christ. En même temps, d'immenses donations enlevaient la terre aux usages profanes pour en faire la dot des hommes pacifiques, des pauvres, des serfs. Les barbares donnèrent ce qu'ils avaient pris; ils se trouvèrent avoir vaincu pour l'Eglise. Et il en devait être ainsi; comme asile, l'Eglise avait besoin d'être riche. Les évêques devaient marcher de pair avec les grands pour en être écoutés…» (Histoire de France, t. Ier).

C'est là un aperçu du rôle magnifique que l'Eglise a rempli dans ces temps troublés de l'invasion barbare.

«L'évêque, dit Guizot, était devenu le chef naturel des habitants des villes, le véritable maire. Souvent l'évêque avait le titre de défenseur: defensor. C'était aux évêques que s'adressaient les provinces, les cités, toute la population romaine pour traiter avec les barbares. Ils passaient leur vie à négocier, à correspondre, à voyager, seuls actifs et seuls capables de se faire entendre dans les intérêts soit de l'Eglise, soit du pays» (Essais, ch. II).

Tout était à faire pour civiliser les barbares; il fallait transformer leurs âmes, changer leurs mœurs, les accoutumer au travail, à l'étude, à l'agriculture, aux métiers.

On sait ce qu'ont fait chez nous saint Remy et ses disciples pour instruire les Francs, pour adoucir leurs mœurs, pour les initier aux usages de la civilisation romaine.

On sait aussi quel puissant foyer de travail était le monastère fondé par saint Martin à Tours. On y copiait des livres, on y donnait l'exemple de la culture et des métiers. Tous les arts y étaient cultivés.

En Allemagne, en Normandie, en Angleterre, ce sont les moines bénédictins qui ont été les grands civilisateurs.

En Allemagne, les chroniques anciennes nous disent que les moines

ouvrirent des écoles et persuadèrent aux populations de défricher une partie de leurs vastes forêts, de se grouper et de se mettre à la culture et aux métiers. La grande abbaye de Fulda fonda à elle seule quinze mille métairies et y installa des colons.

On peut dire que l'Allemagne doit toute son organisation sociale aux moines bénédictins.

Avec l'enseignement de l'Evangile et le travail de la terre, les mœurs se transformaient. On vit disparaître, disent les chroniques germaines et saxonnes, la férocité de caractère, la piraterie, la polygamie, les sacrifices humains; et la religion apporta avec elle des mœurs polies et la richesse.

L'Eglise a su faire de Rollon, le cruel Normand, un sage législateur; des Goths et des Vandales, la chevaleresque Espagne, amie des Lettres et des Beaux-Arts.

Les évêques avec les moines ont fait l'Europe.

En France, au VIe siècle, époque d'organisation générale, les évêques tiennent plus de cinquante conciles pour l'établissement du droit chrétien.

Ce travail se continue pendant le cours des siècles suivants. Au Xie siècle, nouvelle période de transition, l'épiscopat français tient plus de quatre-vingts conciles. Il pourvoit à l'affranchissement des serfs, à l'organisation des communes et des corporations. Les Conseils de métiers, les Conseils communaux, les Etats provinciaux et généraux sont imités de l'organisation ecclésiastique, comme le remarque M. Guizot.

Les évêques ont fait la France comme les abeilles font une ruche. Cf. Montalembert: Les moines d'Occident;

Guizot: La civilisation.

Ribot: Rôle social des idées chrétiennes.

Comment les anciens monastères sont-ils devenus possesseurs d'une grande étendue de notre sol?

Les rois, les princes, les seigneurs leur cédaient des terres, qui étaient le plus souvent des déserts incultes. Ils les fertilisaient par leurs sueurs, leurs travaux et leur incomparable habileté de cultivateurs. L'abondance arrivait dans un pays qui auparavant ne produisait rien. Les habitants venaient s'y fixer. Ces conquêtes du sol par les moines se firent toujours cruce et aratro, par la croix et la charrue, par la souffrance, par l'abnégation, par l'obéissance absolue, par la prière et le travail (Le comte Beugnot: Revue Française).

Nos beaux vignobles de France, dit Montalembert, sont dus au travail des moines.

Les abbayes, dit Mignet, abritaient des métiers de tous genres. Il y avait là des exemples d'industrie et d'activité pour le laboureur, l'ouvrier et le propriétaire (Mémoires de l'Académie des sciences morales, t. III, p. 673).

A Marmoutiers et ailleurs, la copie des manuscrits était le seul travail manuel autorisé par la règle pour les religieux de choeur. Qu'on juge le nombre de volumes qu'un pareil usage doit produire! Nous devons aux moines la conservation de tous les monuments écrits de l'antiquité.

Les princes barbares avaient incliné leurs fronts sous l'eau du, baptême, et leurs peuples les avaient suivis. Mais ces races vigoureuses n'allaient pas être transformées en un jour. Il faut plusieurs généra­tions pour que la grâce produise tous ses effets et change les mœurs d'une nation. Quelques âmes d'élite correspondent pleinement à l'action divine, mais la masse du peuple n'est atteinte qu'à la surface et ne se laisse modifier qu'à la longue.

Il fallut à l'Eglise beaucoup de patience et de condescendance pour faire l'éducation des barbares, mais il lui fallut aussi souvent une courageuse fermeté.

Souvent les instincts barbares reprenaient le dessus chez les princes comme chez le peuple. Les évêques et les moines intervenaient pour faire respecter la justice et la liberté.

Clovis en s'avançant contre les Wisigoths laissait à ses soldats la liberté de piller les champs et les maisons du peuple des campagnes. Le pieux ermite saint Maixent quitte sa solitude, va trouver le prince et revendique vigoureusement les droits de la justice. Clovis s'incline et fait cesser le désordre.

Saint Yrieix, abbé d'Atame en Limousin, intervenait auprès des princes mérovingiens quand les peuples étaient opprimés et rançonnés par des tailles et des tributs excessifs. Il vint un jour jusqu'à Braine auprès de Chilpéric. Celui-ci était malade de la fièvre, il fit introduire le pieux moine, pensant obtenir sa guérison par les prières du serviteur de Dieu. Mais Yrieix ne songea qu'à l'entretenir du but de son voyage. Le roi, touché ou effrayé par les remontrances du moine, lui livra les rôles des contributions qui pesaient si lourdement sur le peuple. Alors l'abbé fit allumer un grand feu et brûla de ses propres mains les funestes registres en présence d'une foule nombreuse, et le roi guérit, comme saint Yrieix le lui avait annoncé.

Saint Nicet, abbé de Saint-Maximin à Trèves, reprenait avec une sainte liberté les vices du roi Thierry d'Austrasie. Ce prince ne s'en offensait pas et concourut même à faire élire Nicet évêque de Trèves.

Mais comme les grands de la cour accompagnaient Nicet à Trèves, ils lâchèrent leurs chevaux à l'heure du repas dans la moisson des pauvres. A cette vue, Nicet leur dit: «Chassez vos chevaux de la moisson du pauvre; autrement je vous retrancherai de ma commu­nion». Mais ils lui répondirent en colère: «Que dites-vous là? Comment! vous n'avez pas encore la dignité épiscopale et déjà vous menacez d'excommunication». - «Il est vrai, dit-il, que c'est le roi qui me tire du monastère pour me faire sacrer évêque. La volonté de Dieu s'accomplira, mais la volonté du roi, par l'opposition que j'y mettrai, ne s'accomplira pas pour toute sorte de mal». Et il courut lui-même chasser les chevaux de la moisson. Ce langage et cette conduite inspirèrent de l'admiration à toute son escorte (Rohrbacher, t. IV, p. 132).

Saint Léger, évêque d'Autun, reprochait à Childéric II, roi d'Austrasie, l'immoralité et les pillages de ses soldats; et le roi y portait remède.

On pourrait citer cent traits de ce genre, mais cette courte apologie sociale de l'Eglise n'est pas une histoire complète, c'est une indication donnée aux hommes de travail.

«Les Germains, dit Ozanam, voyaient avec étonnement cette magistrature pacifique, ces hommes en vêtement long, un bâton dans une main, un livre dans l'autre, qui entraînaient la multitude par leurs discours, qui, en se rendant les serviteurs des ignorants et des faibles, devenaient les maîtres des grands, et qui, après soixante ans de fatigues, allaient se faire tuer chez les païens, d'où on rapportait leurs ossements pour les mettre sur les autels (Civilisation chrétienne, ch. VII).

«Jamais hommes, dit Montalembert, ne connurent moins que les moines la crainte du plus fort, ni les lâches complaisances envers le pouvoir.

Au sein de l'obéissance et de la paix du cloître, il se formait chaque jour des cœurs trempés pour la guerre contre l'injustice, d'indompta­bles champions du droit et de la vérité. Les grands caractères, les cœurs vraiment indépendants ne se trouvèrent nulle part plus nombreux que sous le froc…» (Moines d'Occident, t. II).

Nous avons vu déjà comment l'Eglise sous les Romains avait relevé la femme et l'enfant.

«La législation canonique, remarque César Cantù, favorisait la femme. C'était une conséquence de son égalité avec l'homme devant la religion. Elle lui permettait d'ester en justice devant les tribunaux ecclésiastiques pour les questions de dot et de séparation».

Que d'exemples fameux de la protection accordée par l'Eglise à la femme dans l'histoire! L'Eglise est attentive à réprimer tout excès. Elle frappe les grands comme les petits quand c'est nécessaire. Il suffira d'en citer quelques exemples.

C'est Lothaire II, roi de Lorraine, qui avait répudié Teutberge en 865 pour épouser Valrade. L'épouse répudiée injustement en appela au pape Nicolas, qui obligea Lothaire à la reprendre, sous peine d'excommunication.

C'est Robert le Pieux qui est excommunié en 998 pour avoir épousé Berthe, sa parente au degré prohibé. Il se vit contraint de la répudier et il épousa Constance d'Aquitaine.

Philippe Ier avait répudié sa femme Berthe, dont il avait quatre enfants, pour épouser Bertrade, une femme mariée qu'il avait enlevée. Il fut excommunié par le concile d'Autun et revint à résipiscence.

Philippe-Auguste avait renvoyé sa femme Ingelburge pour épouser Agnès de Méranie. Le pape Innocent IV lui fit reprendre Ingelburge. Toujours l'Eglise protégea les droits de la femme contre toutes les violences.

N'est-ce pas pour avoir résisté aux fantaisies matrimoniales de Henri VIII que le Saint-Siège vit l'Angleterre se détacher de lui? Partout chez les peuples nouveaux la prédication de l'Evangile amène avec elle le respect de la femme et de l'enfant.

L'instruction, réservée chez les païens aux classes nobles et riches, est descendue grâce à l'Eglise parmi les pauvres et les petits.

L'Etat montre aujourd'hui du zèle pour les écoles autant par

politique et par esprit de rivalité envers l'Eglise que dans l'intérêt du peuple. Le christianisme, au contraire, a toujours enseigné les pauvres. Dès qu'il fut libre, ce fut là son œuvre de prédilection.

Le concile de Vaizon en 529, celui de Tours en 576, et d'autres encore, ont prescrit aux prêtres des paroisses de tenir école.

Chaque abbaye avait son école où les enfants recevaient une instruction gratuite.

«De tous les barbares établis dans l'empire romain, dit Le Blant dans son ouvrage sur les inscriptions chrétiennes de la Gaule, nous n'avons pas une seule inscription qui ne soit pas chrétienne, ce qui prouve qu'à cette époque, christianisme et civilisation sont synony­mes».

C'est intéressant de rappeler, en face de l'œuvre de l'Eglise parmi le peuple, quelques mots intimes, où les plus grands déclamateurs contre la foi ont exprimé, à l'abri des yeux de la foule, leurs véritables pensées.

Voici par exemple quelques extraits des lettres de Voltaire: «Le laboureur et le manouvrier ne méritent pas d'être instruits; c'est assez pour eux de manier le hoyau, le rabot ou la lime». - «Il est essentiel qu'il y ait des gueux ignorants». - «Ce n'est pas le manœuvre qu'il faut instruire, c'est le bon bourgeois».

L'œuvre de l'Eglise n'a pas eu d'interruption. Le savant Ampère disait à l'Institut en 1837: «Charlemagne a probablement établi plus d'écoles primaires qu'il n'en existe aujourd'hui». Chaque prêtre de campagne en avait une.

Taine a dit: «Avant la Révolution, les petites écoles étaient innombrables en France» (Origines de la France contemporaine, t. I, p. 213).

A partir du Ve et du Vie siècles, pendant que les esclaves domestiques ou professionnels étaient libérés, les esclaves de la terre devenaient des colons. Ils n'avaient plus de l'esclavage que le lien qui les attachait à la terre. C'était une heureuse transition. Le colon était intéressé à la culture. Moyennant une certaine redevance, il restait possesseur des fruits. Il avait donc intérêt à produire beaucoup. Il possédait les droits de famille et la propriété de son pécule.

Le servage a pris son origine dans le colonat.

Après que les barbares eurent fait la conquête de l'Empire, ils se partagèrent le sol envahi. Mais les migrations et les invasions presque incessantes qui se produisaient rendirent indispensable la nécessité d'une division de la population en deux parties: la première qui défendrait le pays et l'autre qui se livrerait à la culture. Ce fut l'origine de la féodalité et du servage.

Il fallait que les cultivateurs pussent vivre en paix sur leurs terres. Pour la garantie paisible de cette possession, les cultivateurs s'enga­gèrent à nourrir ceux qui étaient chargés de la défense du sol: d'un côté donc, le seigneur soldat; de l'autre, le serf cultivateur et pourvoyeur de subsistance: il y avait échange de services.

Le serf vit sur une terre de laquelle il tire sa subsistance, mais dont il n'a que la jouissance et une sorte de demi-propriété. Le patron la lui a concédée en se réservant le domaine éminent. Pour reconnaître les droits de son associé, le serf partage avec lui ses fruits (cf. de Mauléon, L'Eglise et le droit romain).

«Si le seigneur, dit Le Play, a des droits, il a aussi des devoirs. Si les serfs et les tenanciers, en échange de la terre qu'ils ont reçue, sont soumis à la dîme et à la corvée, c'est-à-dire obligés de donner une faible partie de leur blé, de leur bétail et de leurs travaux à leurs seigneurs (sorte d'impôt bien inférieur à celui que les paysans paient aujourd'hui sous d'autres formes); à son tour, le seigneur est obligé de défendre les champs, la vigne, les troupeaux, la personne des serfs et tenanciers, et de les secourir dans leurs pertes et accidents» (Réforme sociale).

Quand les seigneurs molestaient leurs serfs, ceux-ci recouraient à l'Eglise et se mettaient sous sa protection.

Dès le Xe siècle, l'usage s'établit de former des communautés entre serfs, sorte de syndicats, qui obtinrent la personnalité civile et purent se défendre contre l'oppression des seigneurs. Ce fut le point de départ de cette prospérité incomparable qui s'épanouit au Me siècle et qui amena dans nos campagnes une grande aisance et un accroissement tel de la population qu'elle égala probablement celle d'aujourd'hui (Oscar Havard, Le moyen âge).

Saint Louis diminua notablement le servage en mettant les tenanciers en possession des terres abandonnées par les croisés.

Louis XI lui porta le dernier coup en déclarant que tout homme doit naître franc. Les serfs se rachetèrent et devinrent roturiers ou vilains. On disait au XVIIIe siècle des laboureurs. Ils s'alliaient avec la petite noblesse et partageaient les droits du Tiers-Etat.

Cette libération des colons et des serfs, accomplie en France par l'influence de l'Eglise, ne devait-elle pas se faire attendre jusqu'à nos jours en Russie, où l'influence de Rome ne pénètre pas, et en Irlande où pèse le joug de l'Angleterre protestante?

Cf. Allard: Les esclaves chrétiens: esclaves, serfs et mainmortables.

======C. – LA PERIODE FEODALE: LES GRANDES LUTTES DE L’EGLISE

La formation des barbares allait s'achever par l'organisation de la féodalité, sous laquelle la chrétienté, après avoir soutenu une lutte suprême contre l'Islam, contre le despotisme et l'usure, allait atteindre un nouvel apogée bien supérieur à celui du Ve siècle par l'étendue de la science, par l'organisation sociale et par l'éclat de l'art chrétien.

L'organisation féodale eut lieu sous l'influence chrétienne.

Dès le Ville siècle, saint Léger, évêque d'Autun, s'adresse ainsi au roi et aux seigneurs francs: «Seigneur roi et vous princes, par la régénération du saint baptême et par l'humaine condition, vous êtes les frères de ces malheureux et leurs semblables. Aimez-les comme tels, vous souvenant que les miséricordieux obtiendront miséricorde».

Ces sentiments inspirés par l'Eglise à ses nouveaux fils spirituels portèrent leurs fruits de justice et de liberté. L'organisation féodale en est la preuve. Les auteurs s'accordent à dire que, loin d'avoir été une oppression, elle fut plutôt une délivrance. «La féodalité, dit Augustin Thierry, était un lien naturel de défense entre les seigneurs et les paysans voisins, lien qui avait pour origine, d'un côté le don, de l'autre, la reconnaissance et la fidélité».

La féodalité, telle qu'elle sortit de l'influence cléricale, fut une immense confédération où chacun avait à son tour des droits et des devoirs. Malheureusement elle dégénéra en même temps que le sentiment chrétien.

La chevalerie est aussi une institution protectrice qui doit son origine à l'Eglise. C'est une sorte d'ordre religieux dans un sens large. On y est admis par une cérémonie religieuse, moyennant une profession de foi et des engagements précis.

Le chevalier professe la foi chrétienne. Il s'engage à défendre l'Eglise et toutes les faiblesses: la veuve, l'orphelin et le pauvre.

Les chroniques anciennes nous rappellent le règlement de la chevalerie:

«Ouïr tous les jours la messe; exposer courageusement sa vie pour la foi; protéger l'Eglise;

Défendre les veuves, les orphelins, les pauvres» (Annales Hannoniae, ch. 37).

Dès le XIe siècle, quand on consacrait un chevalier à la basilique de Saint-Pierre, à Rome, comme en témoignent les rituels, l'archiprêtre lui disait: «Sois le défenseur et le champion des églises, des veuves et des orphelins».

L'esprit de la chevalerie a produit cet élan prodigieux des croisades qui a sauvé l'Europe de l'islamisme et délivré du joug mahométan la Sicile, l'Espagne, les provinces de l'Italie méridionale et l'Autriche. Cf. Léon Gautier: La Chevalerie;

Wallon: Saint Louis et son temps.

C'est là une immense épopée commencée au VIIIe siècle et qui n'est pas achevée.

Ni la Grèce ni Rome n'ont à présenter une pareille série de héros. Quels géants ont été ces lutteurs!

Quoique nous voulions, dans cette partie de notre esquisse histori­que, montrer surtout la lutte héroïque de l'Eglise contre tous les obstacles qui l'arrêtaient au moment de porter à son apogée le développement de la chrétienté au moyen âge, rappelons sommaire­ment quelques-unes des grandes dates du long duel engagé entre le Christ et Mahomet.

C'est Charles Martel qui entame la lutte dans les plaines de Poitiers.

Le roi Pélage, dans les Asturies, jure, au nom de l'Espagne, de combattre jusqu'à la délivrance.

Charlemagne va se mesurer à son tour avec les Sarrazins vers les Marches d'Espagne.

Nos chevaliers normands délivrent la Sicile au XIe siècle, avec une bravoure qui les fait passer là-bas pour des demi-dieux.

Pendant que Godefroy de Bouillon prend d'assaut Jérusalem, le Cid délivre Valence.

L'Espagne a encore deux grandes dates qui brillent d'un éclat particulier dans son épopée de mille ans. En 1212, elle prend Tolosa; en 1492, elle conquiert Grenade.

Quels grands jours encore que ceux de Malte en 1565, Lépante en 1571, Vienne en 1683! Et quels grands noms que ceux de La Valette, Don Juan et Sobieski!

Et n'est-ce pas encore un reste du souffle des croisades qui porta l'Europe à Navarin en 1822, et la France à Alger en 1830?

L'Eglise n'a-t-elle pas bien mérité de l'Europe en arrêtant sur toutes ses frontières de l'Est et du Midi le flot musulman qui menaçait de l'envahir pour y faire régner la loi stupide du Coran?

«Sans les croisades, disait Lacordaire, nous serions aujourd'hui des Turcs et non des Francs».

Les canons du concile d'Aix-la-Chapelle, en 836, rappellent aux princes que les royaumes se perdent par défaut de justice; que l'obéissance politique a des limites; que les princes ne sont pas au-dessus des commandements de Dieu; que le pouvoir civil n'a rien à voir dans le domaine des consciences.

Telle est la vraie doctrine de l'Eglise. Elle est justifiée par le sens commun. Les princes ne sont pas au-dessus des lois de Dieu, et l'Eglise a la mission de veiller sur la terre à l'observation des commandements divins.

Les princes n'acceptaient parfois qu'en regimbant cette autorité divine. Ils finissaient cependant par s'y plier, et la justice demeurait sauve.

Les écrivains protestants avouent que la Papauté a seule empêché au moyen âge le règne de la plus affreuse tyrannie (cf. Sismondi et Leibnitz).

Le ministre protestant Coquerel dit: «Le pouvoir papal, disposant des couronnes, empêchait le despotisme de devenir atroce; aussi, dans ces temps de ténèbres, ne voyons-nous aucun exemple de tyrannie semblable à celle de Domitien à Rome. Un Tibère était impossible, Rome l'eût écrasé. Les grands despotismes arrivent quand les rois se persuadent qu'il n'y a rien au-dessus d'eux; c'est alors que l'ivresse d'un pouvoir illimité enfante les plus atroces forfaits».

Les deux grands papes Grégoire VII et Innocent III tiennent le premier rang dans la grande lutte du sacerdoce et de l'empire.

Henri IV, d'Allemagne, opprimait les populations allemandes et saxonnes. Il favorisait les injustices et les violences des barons et des soldats. Il contraignait les paysans de Saxe à travailler comme des esclaves à la construction des forteresses, dont les garnisons vivaient, d'après ses ordres, du pillage des campagnes.

Les peuples de Saxe avaient adressé des plaintes au Saint-Siège, le sommant de prendre en main leur cause. Grégoire VII temporisait, mais, quand la mesure fut comble et après de vaines remontrances, il dut déposer Henri et délier ses sujets du serment de fidélité.

L'humiliation de Canossa fut, en réalité, le triomphe d'un peuple sur un tyran (Voir le protestant Voigt, Histoire de Grégoire VII).

Un siècle plus tard, Alexandre III se mettait à la tête de la ligue des libertés italiennes et délivrait la Lombardie de la plus sanglante oppression qui fut jamais. En mettant le pied sur la tête de Frédéric Barberousse, Innocent III disait: «Je marcherai sur l'aspic, je marcherai sur l'oppression, et je défendrai contre elle les petits qui se sont fiés à moi».

«L'homme peut-être, dit Voltaire, qui dans ces temps grossiers mérita le plus du genre humain, fut le pape Alexandre III. Il ressuscita les droits du peuple, et réprima les crimes dans les rois. Si les hommes sont rentrés dans leurs droits, c'est principalement au pape Alexandre III qu'ils en sont redevables».

Nous pouvons encore, avec Voltaire, regarder comme une grande date de l'indépendance des peuples, le jour où Frédéric II, le tyran féroce, fut définitivement écrasé par Innocent IV.

Les papes ont élevé une digue aux entreprises du césarisme.

«Dans le moyen âge, dit le protestant Ancillon, la Papauté seule sauva peut-être l'Europe d'une entière barbarie; elle créa des rapports entre les nations les plus éloignées; elle fut un centre commun, un point de ralliement pour les Etats isolés; elle se plaça entre le tyran et la victime; et, rétablissant entre les nations ennemies des rapports d'intérêts, d'alliance et d'amitié, elle devint une sauvegarde pour les familles, les peuples et les individus».

Cf. G. Ardant: Papes et paysans. G. Romain: Le moyen âge.

G. Romain: L'Eglise et là liberté (Bloud et Barral). Capefigue: L'Eglise au moyen âge.

Voigt: Grégoire VII et son siècle. Goyau: Le Vatican.

Les lois et les mœurs romaines avaient favorisé les grandes propriétés, les latifundia, où des milliers d'esclaves élevaient des troupeaux, au grand détriment du développement agricole et de la civilisation des provinces.

On s'en plaignait déjà au temps d'Horace, de Quintilien et de Sénèque. Constantin, au nom de l'Empire, saint Ambroise, au nom de l'Eglise, le déploraient à leur tour.

Ces grandes plaines et ces bois à population clairsemée étaient favorables au brigandage. Cicéron s'en plaignait. Saint Grégoire le Grand répétait les mêmes doléances.

La Papauté entreprit enfin la lutte contre les grands propriétaires féodaux soutenus par les légistes. L'ordre dans les provinces, le développement de la production agricole et le bien-être du peuple réclamaient la culture de ces vastes domaines.

Sixte IV ordonna que le tiers de l'agro romano fût livré à l'exploita­tion agricole. jules II et Clément VII renouvelèrent cet édit, et la campagne romaine reprit pour un temps son aspect joyeux et vivant.

Paul V protégea tout spécialement la petite culture en déclarant insaisissable le mobilier agricole.

Pie VI et Pie VII renouvelèrent les édits qui prescrivaient la mise en culture du tiers de l'agro romano.

Aujourd'hui la routine et l'esprit de spéculation ont repris le dessus. La campagne romaine est encore inculte. Sur ses 200.000 hectares, un centième seulement est cultivé par de petits agriculteurs. Tout le reste est aux mains de trente grands propriétaires, qui trouvent plus avantageux de laisser vivre dans ces déserts des troupeaux de boeufs et de chevaux, gardés par de pauvres surveillants qui vivent là, émaciés par la fièvre et privés de tous les secours de la religion et de la vie civilisée. Quatre-vingts grands fermiers, sorte de mercantis, exploi­tent ainsi ces latifundia en payant un fermage aux propriétaires.

L'action de l'Eglise contre l'égoïsme des mauvais riches et contre l'usure a été incessante. L'Ecriture Sainte avait parlé la première. Les Pères de l'Eglise ont élevé leur voix sans interruption et toujours avec une grande véhémence. Saint Ambroise et saint Chrysostome ont si rudement traité le riche oisif et jouisseur, que les collectivistes de nos jours cherchent des armes pour soutenir leur doctrine dans les pages éloquentes de ces orateurs chrétiens (cf. saint Amb., De officiis, passim. - Item, De Nabothe). «La terre, dit saint Ambroise, est le bien commun des pauvres et des riches. C'est pour nous tous qu'elle a été créée».

Saint Augustin nie que l'on possède légitimement les biens dont on ne fait pas usage pour la charité (Lettres, lib. III, ép. 153).

La tradition de l'Eglise est constante, Bourdaloue et Bossuet ne parlent pas autrement que les Pères de l'Eglise.

«Les riches, dit Bourdaloue (Sermon sur l'aumône), ne sont pas les véritables propriétaires de leurs richesses. Ils sont les intermédiaires, les ministres de la charité divine, et les pauvres sont les receveurs de Dieu».

«Les pauvres, dit Bossuet (Sermon sur l'éminente dignité des pauvres), sont les véritables enfants de l'Eglise, où les riches sont des étrangers. Mais le service des pauvres naturalise les riches et leur sert à expier la contagion qu'ils contractent parmi les richesses».

Un des pires abus de la richesse, c'est l'usure, c'est l'intérêt demandé pour l'argent prêté.

L'usure, d'après l'Eglise, est contraire au droit divin. La Sainte Ecriture la proscrit (Ezéchiel, ch. XVIII et ch. XXII. - Saint Luc, ch. V I).

Les conciles, soit particuliers, soit généraux, répètent cet anathème (cf. Concile de Latran, sous Léon X, session 10).

«L'usure est aussi, dit saint Thomas, contre le droit naturel (2a 2ae q. 78). L'argent est de soi improductif».

Si l'Eglise et la législation civile avaient permis le prêt à intérêt, dans ces siècles où les populations étaient exposées périodiquement à la détresse causée par la guerre ou la famine, les détenteurs de capitaux et particulièrement les juifs auraient détruit toute indépen­dance dans les populations laborieuses et l'émancipation de la classe ouvrière n'aurait pas pu se faire.

Le droit canon et le droit civil avaient pris de sages et légitimes précautions contre les juifs. Grâce aux principes du Talmud, qui leur permet de voler les chrétiens, les armes des deux races ne sont pas égales dans la lutte commerciale, et si le juif n'est pas contenu par la loi, il ruinera nécessairement le chrétien. De là toutes les précautions prises par la société chrétienne au moyen âge: le juif signalé par un vêtement spécial, exclu de l'enseignement, de la magistrature et de la propriété territoriale, et consigné dans ses ghettos avec la faculté restreinte d'exercer seulement certains commerces. L'Eglise tint bon dans ses rigueurs et tout le monde est d'avis aujourd'hui qu'elle eut raison.

Les juifs trouvaient moyen cependant de prêter à gros intérêts, surtout en Italie, de là cette admirable campagne qu'ont menée contre eux les moines franciscains et dominicains, prédicateurs ardents contre l'usure et fondateurs de Monts-de-piété, où le pauvre trouvait à emprunter sur nantissement à 2 pour 100.

Cf. Abbé Lehmann: Œuvres.

Abbé Kannengieser: Juifs et antisémites en Autriche.

Nous l'avons dit déjà, le droit chrétien impérial avait attribué aux tribunaux épiscopaux une certaine juridiction. Les coutumes des nations chrétiennes étendirent cette compétence. L'évêque jugeait les causes civiles qui touchaient à la religion, les questions de mariage, de dot, les testaments et leurs suites. L'évêque était chargé par la coutume de la défense des veuves et des orphelins. Il jugeait les questions d'usure. Les contrats aussi lui étaient soumis, il y apposait le sceau épiscopal comme une attestation de la justice des conventions passées.

Ces tribunaux furent un bienfait suprême spécialement pour les petits et les pauvres. Michelet leur a rendu justice: «La juridiction ecclésiastique, dit-il, a été une ancre de salut» (Histoire de France, t. II, p. 386).

Ils furent attaqués par les légistes, par les grands et par les usuriers. Philippe de Valois les amoindrit au XIVe siècle; François Ier leur enleva toute juridiction sur les laïques en 1539.

L'institution de la trêve de Dieu fut encore un grand bienfait de l'Eglise. Les guerres privées étaient dans les mœurs, il était impossible de les supprimer entièrement. Des conciles provinciaux prescrivirent à la noblesse de souscrire un engagement en vertu duquel ils observe­raient la paix une partie de la semaine.

Le plus souvent aussi les serments prêtés protégeaient entièrement les habitants des campagnes, leurs biens et leurs récoltes. La trêve de Dieu produisit en plusieurs nations l'apaisement que l'extension du Tiers-Ordre procurait en Italie.

En peu d'années, la trêve de Dieu gagna tout l'Occident. Elle commença en Aquitaine. Odilon de Cluny et ses moines la propa­gèrent partout. Guillaume de Normandie l'introduisit dans ses Etats. Henri IV l'étendit à l'Allemagne. Le concile de Girone en dota l'Espagne.

La sanction ne faisait pas défaut. Au besoin, l'évêque avec la noblesse fidèle et les milices des communes allait à l'assaut du castel récalcitrant et le détruisait, s'il y avait lieu. Cf. Semichon: La paix et la trêve de Dieu.

Les Ordres mendiants eurent, en Italie surtout, une action sociale considérable. Franciscains et Dominicains allaient de ville en ville, prêchant la paix et la réforme des mœurs.

L'Italie était alors déchirée par des dissensions intestines. Que de guerres privées et de luttes sanglantes ont été apaisées par l'interven­tion des religieux, parfois même par des femmes, comme Catherine de Sienne et Rose de Viterbe.

Antoine de Padoue allait de province en province, pacifiant Guelfes et Gibelins; il sauvait sa ville adoptive des violences du cruel Ezzelin. Bernardin de Feltre fondait partout des Monts-de-piété pour remédier à l'usure.

Ambroise de Sienne, religieux dominicain, prêchait avec tant de véhémence contre l'usure, qu'il épuisa sa santé en peu d'années. Mais rien n'aida mieux à réformer la vie sociale que le Tiers-Ordre.

«Le Tiers-Ordre, dit avec raison un biographe de saint François (l'abbé Le Monnier), est un des plus grands efforts qui aient été tentés pour introduire plus de justice parmi les hommes». Il y a, dans la Règle, trois articles conçus en ces termes: «Que les Frères ne portent pas d'armes offensives, si ce n'est pour la défense de l'Eglise et de la foi de Jésus-Christ, ou pour la défense de leur pays, ou avec la permission de leurs supérieurs». - «Que les Frères s'abstiennent de serments solennels, à moins qu'ils n'y soient contraints par la nécessité et dans la limite des cas exceptés par le Saint-Siège». - «Chaque Frère donnera un denier de la monnaie courante au trésorier qui recueillera cet argent et le distribuera convenablement, selon l'avis des ministres, aux Frères et aux Sœurs qui sont dans le dénuement».

Au XIIe siècle, ces articles ont été un trait de génie; ils contenaient en germe une révolution bienfaisante, comme il ne s'en est pas souvent produit dans l'histoire; ils changeaient, au profit des petits et des humbles, l'ordre social alors existant. Aussi n'ont-ils pu être exécutés sans difficulté. Ceux qu'ils favorisaient s'en emparèrent comme d'une arme excellente et d'une puissance inespérée. Ceux qu'ils tendaient à dépouiller leur opposèrent une ardente résistance.

La lutte éclata à Faënza, moins de trois mois après la fondation du Tiers-Ordre. Les habitants de Faënza étaient des Guelfes passionnés. Ils n'eurent pas de peine à comprendre le parti qu'ils pouvaient tirer de la nouvelle institution. Ils s'y enrôlèrent en grand nombre et, opposant la règle aux feudataires qui, sans doute, étaient Gibelins, ils déclarèrent qu'il leur était désormais interdit de les suivre à la guerre. «Nous sommes devenus religieux, nous ne nous lierons plus à votre fortune par la foi du serment». Une prétention si nouvelle dut singulièrement étonner et même effrayer les seigneurs. Toute leur puissance était menacée, si on la laissait acquérir quelque crédit. Ils employèrent, pour en étouffer le germe, tous les moyens qui étaient en leur pouvoir. Les Tertiaires, de leur côté, n'étaient pas dépourvus de ressources pour la lutte. Un article de la Règle semblait prévenir ce qui se produisait: «S'il arrive que les Frères soient troublés dans l'usage de leurs droits ou de leurs privilèges par d'injustes vexations de la part des seigneurs, les ministres du lieu auront recours à l'évêque et aux autres ordinaires de la localité». Les ministres de Faënza en appelèrent à l'évêque de Rimini, qui, lui-même, en référa à Rome.

Le pape Honorius répondit que les seigneurs devaient être des ennemis de toute vertu pour contraindre au service militaire des hommes qui, ayant renoncé à toute gloire en ce monde, n'aspiraient qu'à mener une vie chrétienne et à pratiquer des œuvres de pénitence. Il ordonna donc à l'évêque de faire droit à la requête que ceux-ci lui avaient adressée et d'employer toute la puissance du Saint-Siège pour rabattre, au besoin par une excommunication sans appel, les prétentions de leurs adversaires.

On devine l'effet d'une telle intervention. Lorsqu'on sut qu'il suffisait d'être enrôlé parmi les Tertiaires pour échapper au service féodal, on se le tint pour dit. Les populations étaient partout excédées des guerres continuelles qui étaient le fléau de cette époque et dont elles supportaient presque tout le poids. Elles se précipitèrent vers une institution qui promettait des jours plus tranquilles. Des Fraternités se formèrent à l'envi, du nord au sud de la péninsule.

Les seigneurs, de leur côté, redoublèrent d'efforts pour défendre leur situation. Ils avaient toujours considéré comme un droit de s'attacher par serment et d'emmener dans leurs guerres ceux qui s'abritaient au pied de leurs châteaux ou vivaient dans leurs domaines. Les Tertiaires alléguaient contre ce droit leur qualité de religieux.

Comment reconnaître des religieux dans ces hommes qui étaient mariés ou pouvaient se marier, qui vivaient dans leurs maisons, jouissaient de leurs biens et ne se distinguaient du reste de leurs concitoyens que par des mœurs plus graves et un habillement plus austère?

Si les privilèges des religieux s'obtenaient à d'aussi faciles condi­tions, tout le monde deviendrait religieux, la puissance féodale serait réduite à néant. Ce serait un nouvel ordre de choses.

Le cardinal Hugolin, devenu pape sous le nom de Grégoire IX, en 1227, fut très dur pour la féodalité. Il compare les feudataires aux pires des oppresseurs, aux Pharaons d'Egypte, accablant le peuple d'Israël d'un joug intolérable. Il leur reproche de poursuivre ceux qu'ils devraient honorer comme de vrais amis du Seigneur. Statuant sur le fond, il prononce que les Tertiaires sont bien des religieux, et qu'il est du devoir du Saint-Siège de les défendre dans l'accomplisse­ment de leurs pieux desseins.

En conséquence, il enjoint aux évêques d'employer les censures ecclésiastiques pour leur assurer les privilèges acquis à ceux qui sont du for de l'Eglise. Ils ne doivent être assujettis ni au serment, ni au service militaire.

La féodalité se sentait atteinte dans les conditions mêmes de son existence. Il ne lui restait que les tailles et les redevances. Encore étaient-elles rachetables pour la plupart. Les Tertiaires avaient déjà commencé à les racheter avec les sommes considérables produites par la petite pièce que chaque Frère devait verser à chaque réunion.

Pour empêcher cet affranchissement, les feudataires imaginèrent un réseau d'obligations: 1° A défaut de serment direct, ils annexèrent à tous les actes passés dans leur juridiction un serment où leur puissance était reconnue.

2° Ils mirent un impôt sur les Tertiaires qui refusaient le service militaire. Ils s'appuyaient, sans doute, sur ce fait qu'eux-mêmes étaient tenus de verser à leur suzerain une somme fixée d'avance pour chaque homme manquant à leur contingent.

3° Ils refusèrent l'argent apporté par les Tertiaires pour le rachat des tailles, sous prétexte que cet argent ne leur appartenait pas, mais était fourni par une société.

Emus de ces mesures, qui les eussent placés encore plus bas qu'auparavant, les Tertiaires eurent recours au Pape, qui adressa une lettre à tous les Frères de la Pénitence. Il leur donnait satisfaction sur tous les points. Il reconnaissait que la situation qu'on voulait leur créer était pire que celle à laquelle ils avaient été arrachés. Il les autorisait à refuser tout serment féodal et à ne prêter que les serments prévus par le droit canonique. Il statuait qu'en aucun cas et sous aucun prétexte, ils ne pouvaient être soumis à d'autres charges que celles qui pesaient sur l'universalité de leurs concitoyens.

Enfin, il déclarait qu'ils étaient maîtres de leur argent et qu'ils pouvaient l'employer, selon que bon leur semblerait, en faveur de leurs Frères moins heureux.

C'est toute une évolution sociale qui s'accomplissait. La féodalité allait décliner rapidement, les communes et les métiers allaient s'organiser.

Cf. Revue «Le XXe siècle»: articles du P. Joseph sur la Ligue catholique et le Tiers-Ordre;

La Rénovation sociale par le Tiers-Ordre, chez Poussielgue.

D. – LA PERIODE FEODALE: L’APOGEE

Après ces luttes gigantesques, l'Eglise allait s'élever à un nouvel apogée de la civilisation, par la vie communale, l'organisation corporative, l'affranchissement de la liberté civile, le développement du droit chrétien et l'épanouissement des sciences et des arts.

Les associations pour la paix et la trêve de Dieu, sous le patronage des évêques, furent, en France, l'origine des communes ou du moins contribuèrent à leur développement rapide, comme le Tiers-Ordre en Italie.

Les villes étaient les centres des Confréries de la paix. Derrière leurs épaisses murailles, les bourgeois étaient plus en mesure que les vilains de résister aux entreprises des barons. Les bourgeois ne s'en tinrent pas là. Appuyés sur le sentiment de la force que donne l'association, ils ne se contentèrent pas de la paix, ils voulurent l'indépendance et l'autonomie. Le serment de la paix devint le serment communal. Alors parurent ces chartes tantôt arrachées aux seigneurs, tantôt accordées de bonne grâce par l'évêque ou l'abbaye, et qui, de concert avec la royauté, assurèrent la vie et l'indépendance de la commune.

C'est l'affranchissement communal qui a amené la destruction du pouvoir féodal.

La commune avait son autonomie, elle était gouvernée par un délégué nommé par les habitants, sous le titre de syndic, échevin ou maire, suivant les localités.

Ce délégué est nommé d'ordinaire pour un temps déterminé; et il est révocable, s'il n'accomplit pas son mandat à la satisfaction des habitants. Parfois il est désigné par le seigneur, mais alors il ne peut représenter la commune que si son choix est ratifié par l'élection.

L'usage du serment des associations de la paix se continue. Les syndics, échevins et prévôts prêtent pieusement le serment d'admi­nistrer et de juger selon les lois de l'Evangile. C'est le Christ qui règne dans la commune.

L'art nous a conservé le tableau de ces scènes chrétiennes. Un chef-d'œuvre de Philippe de Champaigne au Louvre nous met sous les yeux le prévôt et les échevins de Paris prêtant pieusement le serment. Cela vaut bien les scènes des mairies d'aujourd'hui.

Toutes les décisions graves se prennent en conseil. Certains dimanches de l'année, l'assemblée de la communauté se tient devant la porte de l'église après la messe. Non seulement les hommes y prennent part, mais aussi les veuves et les filles qui ont un foyer indépendant.

C'est bien là le gouvernement du peuple par lui-même, le véritable gouvernement démocratique. Tout ce qui touche à la vie communale, aux intérêts soit religieux, soit matériels des habitants, se décide et se tranche par les intéressés eux-mêmes. La construction des églises, ponts, routes, marchés, écoles, hospices ou bains; leur entretien; les procès à soutenir contre les communes voisines, les particuliers ou les seigneurs du lieu; le vote et la répartition des impôts; le vote des dépenses communales et l'entretien de la milice; tout cela est réservé aux soins comme à la garde des habitants.

L'une des mesures les plus vexatoires, par où se manifeste la puissance de nos gouvernements actuels, est sans contredit l'impôt. Un Etat besogneux et sans scrupules taxe les habitants sans s'assurer des sacrifices qu'ils peuvent consentir. C'était un des privilèges de l'ancienne commune d'avoir à voter et à répartir l'impôt. Les impôts étaient de deux sortes, ceux du royaume et ceux de la commune. Les premiers étaient fixés par l'intendant royal, et les assesseurs des communes en faisaient la répartition par familles et suivant la fortune territoriale. Les impôts communaux étaient fixés par les habitants.

Pour la justice aussi, c'était une loi au moyen âge que tout homme doit être jugé par ses pairs. Les bourgeois des villes siègent auprès du bailli ou du vicomte pour juger leurs pairs; les habitants des campagnes jugent leurs affaires privées sous la présidence du prévôt. A Paris, c'est dans le parloir aux bourgeois que le prévôt entend les plaideurs et tranche les litiges. Il est assisté des notables les plus compétents.

Nos tribunaux de commerce, l'institution du jury, les conseils de prud'hommes sont autant de retours aux coutumes et aux pratiques de cette époque si décriée.

Que nous sommes loin de ces vieilles libertés aujourd'hui avec la tutelle préfectorale et l'ingérence tyrannique de l'Etat!

M. Guizot a bien marqué le contraste. Il suppose un bourgeois du moyen âge visitant nos villes actuelles. «Il s'enquiert de ce qui s'y passe, de la manière dont la ville est gouvernée, du sort des habitants. On lui dit qu'il y a hors des murs un pouvoir qui les taxe comme il lui plait, sans leur consentement; qui convoque leur milice et l'envoie à la guerre aussi sans leur aveu. On; lui parle des magistrats, du maire et il apprend avec étonnement qu'ils ne sont pas nommés par les bourgeois de la ville… On lui dit que les-habitants n'ont pas le droit de s'assembler, de délibérer en commun sur tout ce qui les touche. Le bourgeois du XIIe siècle, habitué à toutes ses franchises, reste confondu…» (Histoire de France).

Parlant des libertés communales d'autrefois, Le Play dit aussi: «Ces tableaux du passé nous montrent des paysans jugeant eux-mêmes leurs affaires civiles et criminelles, payant de faibles impôts et établissant les taxes relatives aux affaires locales; ayant enfin, devant leurs seigneurs, des allures indépendantes qu'aucune classe des sociétés du continent n'oserait prendre, aujourd'hui, devant la bureaucratie européenne… Aussi dès l'origine du moyen âge, les communes jouissaient d'un complet état d'autonomie et d'une prospérité qui n'ont été dépassés dans aucune région. Elles offraient dans leurs petits gouvernements une prudence et une habileté que les gouvernants de la province ou de l'Etat auraient dû souvent prendre pour modèles. Ces qualités assuraient le bien-être des populations dans les communes à foyers épars, comme dans celles où les foyers étaient agglomérés au centre d'une banlieue» (Réforme sociale, ch. VI, ch. LXV).

A consulter:

Babeau: Le village sous l'ancien régime;

Augustin Thierry: Essai sur l'histoire du Tiers-Etat; Demolins: Le mouvement communal au moyen âge; Guizot: Essais;

Ribot: Rôle social des idées chrétiennes;

Le Play: La réforme sociale;

Defourny: Etude sur la loi de Beaumont.

Les communes anciennes étaient généralement propriétaires de biens considérables, qui consistaient surtout en pâturages, bois ou forêts. Elles trouvaient là des ressources pour assurer le service des dépenses communales et la subsistance des habitants pauvres. Elles en jouissaient au même titre que les particuliers. Elles en avaient été dotées soit à la constitution même de la commune par le seigneur, l'évêque ou l'abbaye, soit dans le cours des années par les legs des particuliers. Les habitants y menaient paître leur bétail. Les pâtura­ges servaient à l'élevage des animaux dont se composait le cheptel des petites gens; ces biens formaient le patrimoine commun destiné à empêcher les pauvres de tomber dans la misère. Les forêts assuraient le chauffage et les bois de construction.

Les syndics accompagnés de deux ou plusieurs notables réglaient le partage des bois de chauffage ou de construction.

Une partie des biens communaux était souvent louée. Les revenus, qu'on en tirait, servaient à parer aux dépenses communes et aux frais d'administration.

Les guerres de religion furent la cause principale de la décadence des propriétés communales; les armées protestantes mettaient en coupe réglée les villes et les villages assiégés, les accablaient de redevances et les rançonnaient sans merci.

Pour acquitter les contributions de guerre, beaucoup de villes furent obligées de sacrifier leur patrimoine. D'autres aussi man­quèrent de prévoyance et aliénèrent leurs biens.

La Révolution a achevé de détruire presque partout ce domaine communal qui était si avantageux pour la classe la moins aisée.

Les Romains avaient des collèges d'artisans et des sodalités industrielles, mais l'esclavage empêchait le développement de ces associations.

Les Germains avaient leurs Ghildes ou confréries sous la protection d'un dieu ou d'un héros.

Il restait peu de chose des corporations romaines et les Ghildes des Germains étaient bien informes, quand les évêques commencèrent à organiser les confréries ouvrières et marchandes. Charlemagne les favorisa dans ses capitulaires. Mais c'est surtout au XIe siècle que leur développement prit un essor général.

Alors, sous l'impulsion de l'Eglise, tous les travailleurs s'organisent pour défendre ensemble leur liberté.

Le but des corporations est:

1° D'assurer la loyauté de l'industrie; 2° D'en défendre les intérêts; 3° De veiller à la moralité du maître et de l'ouvrier; 4° D'organiser une solide éducation professionnelle; 5° De secourir le travailleur tombé dans le besoin.

La corporation professionnelle a ses grades: l'apprentissage, le compagnonnage, la maîtrise.

C'est une famille professionnelle et une petite république avec sa législation, ses magistrats, son territoire.

La confrérie, qui en est l'âme, y fait régner l'esprit de l'Evangile.

Au XIIIe siècle, la prospérité des corporations porte l'art chrétien à cette hauteur qu'aucune époque n'a dépassée. Elles arrivent au gouvernement des villes et forment le Tiers-Etat qui élève les travailleurs si haut en comparaison de l'esclavage ancien.

A consulter:

Mazaroz: Histoire des corporations françaises d'arts et métiers; C. Pelletan: Les associations ouvrières dans le passé;

L'Eglise et le peuple, brochure anonyme (Imp. de la Bonne Presse); Desportes: La question sociale et les syndicats ouvriers;

Janssen: L'Allemagne et la réforme;

Godefroy Kurth: Les corporations ouvrières au moyen âge (Bruxelles, Société belge de librairie).

Le progrès des libertés avait marché de pair avec celui de l'instruction. Charlemagne et Louis le Débonnaire d'abord, puis Louis VI, Louis VII et leur ministre Suger, Philippe-Auguste, saint Louis, Louis XI, Louis XII, souverains amis de l'Eglise, favorisent et proclament les libertés populaires.

«Il n y a point chez nous de droits de fraîche date, dit Augustin Thierry. Notre génération doit tous les siens au courage des généra­tions qui l'ont précédée. Vers le XIe siècle, les classes populaires avaient déjà conquis leur liberté et en jouissaient pleinement».

«Nulle taxe, dit Victor Duruy, ne pouvait être exigée sans le consentement des contribuables. Nulle loi n'était valable si elle n'était acceptée par ceux qui lui devaient obéissance; nulle sentence légitime si elle n'était rendue par les pairs de l'accusé. Voilà les droits de la société féodale que les Etats généraux de 1789 retrouvèrent sous les débris de la monarchie absolue».

Dès le VIIIe siècle, Charlemagne disait dans un de ses capitulaires: «La loi est faite par l'accord du peuple et du roi. Lex fit consensu populi et constitutione regis».

Guizot avoue que les libertés municipales et communales, celles qui touchent de plus près le citoyen, étaient bien supérieures au moyen âge à celles d'aujourd'hui.

Indépendamment des Communes libres, que tous les pays ont eues, la France avait dès le moyen âge son Tiers-Etat. Les Etats généraux s'étaient réunis huit fois de 1302 à 1420.

En Italie, la fondation des communes avait précédé d'un siècle celle des communes françaises. César Cantù les compare à de petites républiques indépendantes.

En Espagne, les fueros, qui correspondent aux chartes d'affranchisse­ment en France, avaient été délibérés au concile de Léon en 1058 et promulgués dans le royaume de ce nom, dans la Castille, Valence, Grenade et l'Aragon.

Le Portugal et l'Espagne avaient leurs Cortès, défenseurs naturels des fueros. Les Cortès d'Aragon disaient au roi lors de son investiture: «Nous vous faisons notre roi, à condition que vous respecterez nos fueros, sinon non». Et le roi jurait de les respecter.

L'empire d'Allemagne, la Suède, lè Danemark, la Pologne, la Hongrie avaient leurs diètes.

L'Angleterre, l'Ecosse et l'Irlande avaient leurs parlements. La Grande Charte date de 1215. Elle stipulait l'habeas corpus et le jury. Et elle n'a fait que constater un état de choses préexistant. Dès le IXe siècle, Alfred le Grand avait dit: «Les Anglais doivent être aussi libres que leurs pensées».

Ce ne sont donc pas les temps modernes qui ont inventé la liberté. La royauté d'alors, vraiment préoccupée du bien des sujets, protégeait le régime communal et respectait toutes les coutumes.

«Il est de la dignité d'un roi, disait Philippe-Auguste, de conserver avec zèle, dans leur intégrité, les libertés, les droits et les anciennes coutumes des villes».

La même préoccupation inspira tout le règne de saint Louis. Le pieux roi s'en souvint jusque sur son lit de mort: «Cher fils, dit-il à son fils Philippe, pourvois que tu sois juste; et si quelque querelle entre riche et pauvre vient devant toi, soutiens plus le pauvre que le riche… surtout garde les bonnes villes et les coutumes de ton royaume dans l'état et les franchises où tes devanciers les ont gardées, et tiens-les en faveur et amour».

Quel pouvoir, avant le christianisme, s'était présenté avec une pareille mission de douceur, de bonté paternelle et de respect pour tous? Mais aussi quelle autorité fut jamais plus aimée et plus respectée?

Cf. Demolins: Histoire de France, 4 vol.

Montesquieu reconnaît que la religion chrétienne a donné aux peuples les meilleures lois politiques et civiles.

Pour ce qui est de la procédure civile, c'est Innocent III et le IVe concile de Latran qui ont institué la procédure écrite et qui ont déterminé les moyens de conciliation et d'arbitrage.

Pour le droit pénal, la législation ecclésiastique accuse dès le début un esprit de douceur et de miséricorde inconnu des Césars. Son but même est différent. Quand la société civile inflige une pénalité, elle entend punir le coupable et effrayer les autres par l'exemple du châtiment. L'Eglise recherche d'abord l'expiation de la faute, puis le repentir du coupable et enfin son pardon.

La pensée de l'Eglise étant d'infliger des pénitences, ou si l'on veut des corrections, comme font les parents avec leurs enfants, elle recommandait qu'on infligeât les peines indiquées avec un esprit de charité et non avec animosité. Elle proclamait son horreur `pour le sang et par conséquent proscrivait les mutilations et la peine de mort, l'effusion du sang et les brûlures (Du Boys: Histoire du droit criminel en France).

C'est toute une révolution apportée par l'Eglise dans la procédure. «La loi romaine, dit Chateaubriand, prescrivait la croix, la potence, le feu, la décollation, la précipitation, l'étranglement dans la prison, la fustigation jusqu'à la mort, la livraison aux bêtes, la condamnation aux mines, la déportation dans une île… Les supplices de la question étaient: le chevalet, qui étirait les membres; les lames de fer rougies au feu, les crocs à traîner, les griffes à déchirer. La mesure des tourments était laissée à la discrétion des juges» (Etudes historiques, t. III, p. 47).

Le droit canonique abolit la condamnation à mort et toutes les peines qui avaient pour effet d'abaisser et d'outrager la dignité humaine.

A aucune époque l'Eglise ne prononça la peine de mort ni celle de la mutilation. Le supplice de la croix a été aboli, ainsi que la marque, parce que l'Eglise interdit de défigurer l'image de Dieu. Souvent elle se contente d'envoyer le coupable faire pénitence dans un cloître.

La torture, approuvée par Auguste et les lois impériales, était repoussée par le droit canon. Le pape Nicolas Ier en 858 en réprouve l'usage dans une lettre aux Bulgares: (Je sais, dit-il, que si un larron est pris, vous le livrez aux tourments jusqu'à ce qu'il avoue son méfait; mais aucune loi divine n'autorise cela… Si, ces peines une fois infligées, vous découvrez l'innocence de l'accusé, ne rougissez-vous pas? Et si quelqu'un ne pouvant résister à la torture, s'avoue coupable sans l'être, sur qui retombe l'impiété, sinon sur celui qui le force à confesser le mensonge? Répudiez donc et exécrez de tels usages» (César Cantù).

Une décrétale d'Alexandre II au XIe siècle, pour couper court à la torture, déclara nul tout aveu extorqué par crainte, par violence ou par fraude, et interdit de s'en servir contre l'accusé (D'Espinay: Influence du droit canon sur la législation française, p. 24).

Ainsi disparurent, grâce à l'Eglise, la torture et les pénalités cruelles du droit romain.

Ce sont aussi les papes et les évêques qui ont aboli les usages superstitieux des barbares.

La loi salique parle de l'épreuve de l'eau bouillante. L'accusé plongeait sa main dans l'eau bouillante; s'il la retirait intacte, il était réputé innocent.

La loi ripuaire avait l'épreuve analogue du feu. Il y avait aussi l'épreuve de l'eau froide. L'accusé était jeté à l'eau pieds et poings liés; s'il surnageait, il était censé innocent (D'Espinay).

Il y avait enfin le duel judiciaire.

Du IXe au XIIe siècle, les décrets de Nicolas Ier en 860, d'Etienne vers 885, d'Alexandre III en 1160, de Lucius III en 1182, proscrivent l'usage de ces superstitions contraires aux canons. Au XIIIe siècle, saint Célestin III, Innocent III, Honorius III renouvellent ces défenses.

L'aveu de l'accusé et les dépositions des témoins sont, d'après les décrétales, les seules preuves sur lesquelles on doive asseoir un jugement.

D'où vinrent donc les rigueurs contre les incroyants?

Du pouvoir civil et surtout de l'influence du droit romain.

C'est à un reste d'esprit césarien qu'il faut attribuer les rigueurs exercées par Constantin, Théodose, Honorius, Justinien.

Constantin condamne les Donatistes et les Ariens qui suscitaient d'ailleurs des troubles et se livraient au pillage.

Saint Augustin s'oppose à ce qu'on violente les hérétiques et les païens. Il va même jusqu'à faire refaire une statue d'Hercule, tournée, sculptée et dorée, pour les païens de Suffecte. Il prie le tribun Marcellin d'épargner la peine de mort à ces païens qui avaient tué soixante chrétiens et de leur imposer seulement une pénitence salutaire.

L'empereur Maxime condamne à mort des hérétiques priscillia­nistes. Le pape Sirice et les plus saints prélats de l'Occident, saint Ambroise et saint Martin, protestent.

Au XIIe siècle, le concile de Latran (1179) proteste contre les mauvais traitements infligés aux Albigeois; Innocent III blâme sévèrement les mêmes rigueurs.

L'inquisition fut un tribunal d'Etat. Le prêtre n'y paraissait que comme juré ou aumônier. Les papes intervinrent souvent pour en réprimer les criants abus.

(Voir Ranke, auteur protestant: Princes et Peuples, t. I, p. 242; Michelet: Précis de l'histoire moderne, p. 50).

Paul III, en 1535, avertit François Ier de traiter les huguenots avec plus de modération. Cependant ceux-ci, de l'aveu du chancelier de l'Hôpital, qui était si modéré, formaient des compagnies de pillards, qui s'abritaient sous le manteau de la religion.

Les évêques firent les mêmes réclamations sous Henri II.

La Sorbonne voulait condamner Henri IV comme relaps, Sixte­Quint lui pardonna et l'admit de nouveau dans le sein de l'Eglise.

Cf. Guizot: Histoire de France, t. III, P. 139.

Jager: Histoire de l'Eglise, t. XIV, p. 359, t. XV, p. 133. Segrétain: Sixte-Quint et Henri IV.

Grégoire XIII avait fait chanter un Te Deum sur une dépêche mensongère qui lui annonçait la Saint-Barthélemy comme le châti­ment d'un complot contre le roi, mais il versa des larmes quand il connut la vérité.

Bossuet, Fénelon, le cardinal de Noailles protestèrent contre les dragonnades de Louis XIV.

Clément VII avait approuvé l'édit de Nantes. Innocent XI protesta

contre les mesures de rigueur qui suivirent sa révocation. «Jésus­Christ, disait-il, ne s'est pas servi de cette méthode. Il faut conduire les hommes dans le temple, il ne faut pas les y trainer».

Cf. Balmès: Le protestantisme comparé au catholicisme; Audin: Histoire de la Saint-Barthélemy;

Janssen: Histoire de l'Eglise;

Jaugey: Dictionnaire apologétique; Articles divers.

La civilisation fut l'œuvre de l'Eglise, c'est la conclusion de l'admirable cours de Guizot sur l'histoire de la civilisation en France et en Europe.

L'œuvre civilisatrice eut sa plus grande action au moyen âge. Augustin Thierry, Guizot, Littré, Le Play, Victor Duruy, Lecoy de la Marche, Demolins et tant d'autres ont mis ces deux vérités en lumière.

Le moyen âge fut le restaurateur de la science antique et le père de la science moderne.

Les lettres et les arts, en décadence depuis les siècles de Périclès et d'Auguste, avaient repris leur essor. Après une première renaissance des lettres au Ve siècle, il y en eut une seconde aux VIIIe et IXe, sous Charlemagne secondé par Alcuin. L'enseignement populaire prit une extension inconnue avant lui.

Les invasions barbares des IXe et Xe siècles suspendent le mouve­ment intellectuel. Il reprend avec éclat aux Xle et XIIe. Au XIIle, l'Europe comptait soixante-dix-huit universités. La première avait été celle de Bologne en 1111, comme il convenait à la terre de la papauté. Celle de Paris, fondée en 1200, était la grande école de l'Europe, a dit Victor Cousin. Sous Philippe-Auguste, elle comptait 20.000 élèves. Il fallut agrandir Paris pour les recevoir. Elle a eu des professeurs comme Pierre Lombard, Albert le Grand, Thomas d'Aquin. L'Uni­versité de Vienne en Autriche et d'autres encore considéraient celle de Paris comme leur mère, Alma mater, c'est ainsi qu'on l'appelait au concile de Cologne en 1266.

C'était alors un dicton que l'Allemagne avait l'empire; l'Italie, le sacerdoce; la France, l'enseignement. Germania habet imperium; Italia, sacerdotium; Gallia, studium. En 1257, le chanoine Pierre Sorbon fonda l'institution célèbre de la Sorbonne. Jamais le monde n'avait vu une pareille diffusion des lumières.

La poésie est portée par le Dante et l'école franciscaine en Italie, par la chanson de Roland et les épopées françaises, par les Minnesin­ger allemands vers les hauteurs où l'avaient élevée les classiques, mais avec plus de rectitude et de moralité dans la pensée, plus de pureté et de noblesse dans les sentiments.

L'art chrétien peut se mesurer aussi sans crainte avec les belles époques de l'art en Egypte, en Grèce, à Rome, en Etrurie. Du IVe au XIe siècles, Constantinople et Ravenne nous fournissent les types de l'art byzantin, que Charlemagne imitera et que Palerme et Venise porteront à leur perfection.

Du Xe au XIIe siècle, c'est le règne de l'architecture romane, avec ses voûtes qui s'essaient à s'élancer vers le ciel. Les œuvres de ce temps-là nous attirent encore à Toulouse, à Nevers, à Poitiers, à Clermont, en France; à Mayence, à Spire, à Worms, à Trèves, en Allemagne; à Pise, à Vérone, à Milan, en Italie.

Quelques grandes abbayes sont les métropoles de l'art à cette époque-là, c'est là que les plans sont médités et préparés pour les chefs-d'œuvre du temps. Il faut citer: le Mont Cassin, Fulda, Lorsch, Saint-Gall, Cluny, Saint-Denis.

L'art ogival surpasse ses devanciers, il règne du XIIe au XVIe siècles. C'est le poème de la rédemption exprimé par l'architecture et les arts connexes. Les vies du Sauveur, de la Vierge Marie, des martyrs et des saints y sont retracées comme autant d'épopées triomphales, dans les sculptures, les peintures et les vitraux. Les mosaïques de Venise rivalisent avec les ivoires de Saint-Gall, les vitraux de Bourges, les émaux de Limoges, les bronzes de Florence, les marbres de Pise, les reliefs de Nuremberg, les ciselures de Trèves et de Cologne.

Quels souvenirs réveillent les noms de Reims, Amiens, Cologne, Milan, York ou Cantorbéry!

L'école mystique de l'Ombrie mérite une mention spéciale. Pen­dant que saint François prie et chante, Cimabué et Giotto expriment par les couleurs la foi de leurs âmes pures et naïves.

Pérugin et Raphaël portent la peinture à sa perfection, Fra Angelico reste sans rival pour la piété, la douceur et l'inspiration.

L'art est un fruit de la paix et de la prospérité. Il demande des loisirs et de longues réflexions. L'effloraison artistique du XIIe et du XVIe siècles prouve assez que cette époque fut prospère et libre.

Les études historiques nous montrent aussi à cette époque un prodigieux développement du commerce et de la richesse publique, une population aussi dense et une race plus féconde que de nos jours

(cf. Delisle: Essai sur la condition des classes agricoles en Normandie). Cf. Léon Gautier: Les épopées françaises.

Rio: L'art chrétien.

L'Eglise, nous l'avons vu, a été en tout temps l'initiatrice du progrès et de la liberté. Son œuvre devait atteindre son plus parfait développement à l'époque où son action était la moins entravée, au XIIIe siècle.

La liberté avait peu à peu remplacé l'esclavage. Les vertus chrétiennes avaient succédé à la dépravation grecque et romaine. La force avait fait place au droit, l'instinct barbare et cruel à l'esprit chevaleresque et chrétien. L'art et la poésie ne flattaient plus les sens, mais élevaient les âmes et les portaient à la pureté et à la prière.

Les écoles épiscopales et monastiques, les universités et la Sorbonne avaient popularisé la science. Le concile de Latran avait même en 1215 imposé la gratuité de l'enseignement.

Il n'est pas douteux qu'au XIIe et au Mile siècles le niveau de la vie morale dépasse notablement celui des siècles précédents. Les sublimes figures d'un saint Bernard, d'un saint François d'Assise, d'un saint Dominique, d'une sainte Elisabeth de Hongrie, d'un saint Louis de France, offrent à tous les états les plus admirables modèles de l'idéal chrétien.

Il est touchant surtout de voir comment la haute société de l'époque, tout occupée qu'elle est de guerre et d'affaires, comment les papes, les princes, les prélats, les villes, les chevaliers, les dames rivalisent dans l'exercice de la charité, instituent des hospices et des hôpitaux, des orphelinats, comment toutes les distinctions s'inclinent vers toutes les souffrances…

C'est l'heure où l'Espagne arrête l'invasion musulmane dans les plaines de Navas-Tolosa.

C'est l'heure où la foi catholique, embrasée d'un prosélytisme nouveau s'élance plus conquérante que jamais vers les régions infidèles, vers l'Afrique, vers la Chine…

C'est l'heure où la Papauté avec Innocent III, Grégoire IX, Innocent IV, brise l'omnipotence des empereurs allemands.

Le peuple grandit et s'affirme; Le servage peu à peu disparaît;

Les communes s'organisent,

Les corporations se développent.

La royauté chrétienne de saint Louis, de Léopold le Chaste, de Ferdinand de Castille fait régner la justice au profit des humbles et des petits.

Dans le domaine de la science, de la littérature et des arts, cette période du moyen âge brille d'un immortel éclat…

Du IXe au XVe siècle, que d'illustrations en tout genre: des souverains comme Charlemagne, Alfred le Grand et saint Louis; des papes comme Grégoire VII et Innocent III; des génies comme saint Bernard et Albert le Grand, Roger Bacon et Thomas d'Aquin; des héros comme Godefroy de Bouillon et Duguesclin; des poètes comme Dante et Petrarque; des artistes comme Fra Angelico, Bramante et le Perugin.

Ce n'est pas un clérical, c'est Littré qui a dit: Le XIIIe siècle est le grand siècle de la France. Henri Martin donnait cette qualification au XIIe.

«Sans les affreuses guerres dont le XIVe siècle fut désolé, dit Victor Duruy, c'est du XIIIe qu'on aurait daté la renaissance». Ajoutons qu'elle aurait eu un tout autre esprit.

Le même auteur, qu'on ne peut non plus taxer de cléricalisme, ajoute: «A une société violente, l'Eglise enseigna la douceur, à des hommes vindicatifs, elle enseigna le pardon; à la hiérarchie féodale, elle opposa l'égalité de tous les hommes; à la servitude, la liberté; à la force, le droit. Les barbares avaient fait litière de la civilisation antique; l'Eglise en recueillit dans ses monastères les débris mutilés. Mère des croyances, elle fut aussi celle de la pensée, des arts et de la science».

M. Duruy dit encore: «Elle a relevé la dignité de l'homme. La société qu'elle a fondée montra souvent une élévation morale qui n'est que de cet âge, et elle a légué aux temps modernes le sentiment de l'honneur».

Grégoire VII avait mis le couronnement à l'édifice de la société chrétienté en organisant ce qu'on appela la chrétienté ou la républi­que chrétienne.

Toutes les nations chrétiennes formaient une fédération dont le chef moral était le Pape. L'empereur était l'exécuteur de la justice suprême. C'était un plan gigantesque, et comme d'autre part le Pape était élu dans l'Eglise et représentait la vertu chrétienne à son plus haut degré, c'était une conception aussi sage que démocratique.

Henri IV voulait au XVIe siècle reprendre ce plan.

De nos jours des esprits libéraux, même protestants, ont vu là le seul moyen d'obtenir la paix universelle (Leibnitz. Voltaire: Essai sur les mœurs, ch. 1 David Urquhard: Appel d'un protestant au Pape pour restaurer la loi des nations).

C£ Wallon: Vie de saint Louis;

Montalembert: Histoire de sainte Elisabeth: préface.

E. – LE DECLIN

Mais l'Eglise allait rencontrer des obstacles assez puissants pour lui faire subir un déclin momentané.

La science acquise aux leçons de l'Eglise s'enorgueillit et réclama son indépendance.

La civilisation païenne flattait les puissants et enlevait aux mœurs le frein que l'Evangile leur impose. Elle allait rentrer dans notre vie sociale, sous le couvert de sa législation et de sa littérature. Elle devait nous ramener le césarisme et nous donner le protestantisme, la Révolution et le règne actuel de l'égoïsme, des sectes et de l'argent.

Nous avons reconnu jusqu'ici que plus on est uni au Christ et à l'Eglise plus on se rapproche de la civilisation la plus parfaite, nous allons faire l'épreuve contraire.

La société marche à son déclin dès qu'elle s'éloigne de l'Eglise.

Le règne de Philippe le Bel marque le début de ce mouvement. Ce prince imita ce qu'avait fait Frédéric Barberousse en Allemagne, en favorisant le droit romain. Le code civil romain a une maxime qui sourit à toutes les tyrannies: «Ce qui plait au prince a force de loi». C'est l'opposé du principe chrétien: «La loi se fait par le consente­ment du prince et du peuple».

«Les légistes, dit Michelet, furent, sous les petits-fils de saint Louis, les tyrans de la France» (Histoire de France, t. II, p. 266. Item, Guizot et Augustin Thierry).

L'influence des légistes ramena le pouvoir absolu; elle diminua peu à peu les libertés publiques; elle entrava les associations, elle fit revivre les pénalités romaines.

L'engouement pour le droit romain commença à l'Université de Bologne. Caprice de savant au début, cette tendance devint bientôt un courant politique. Elle gagna, grâce à la faveur des princes, les universités allemandes et les parlements français. C'était une réaction contre l'esprit chrétien et la préparation de la renaissance païenne.

Les Souverains Pontifes résistèrent à ce mouvement. Ils blâmèrent ce retour au droit païen, ils le condamnèrent, mais ce fut en vain, les universités et les parlements se laissèrent gagner et les rois favorisèrent ces qui exaltait leur pouvoir.

Docile aux enseignements de l'Eglise, saint Louis ne se croyait roi que pour procurer à ses sujets la plus grande somme de biens possible. A partir de Philippe le Bel, cette conception désintéressée du pouvoir s'efface de plus en plus.

Philippe le Bel est le premier qui ait osé employer, dans les actes publics, cette formule autoritaire: «Par la plénitude de notre puis­sance royale».

Sous François Ier et Henri II, la royauté devient ouvertement absolue. Ils inaugurent cette formule: «Car tel est notre plaisir». Comme les délégués du Parlement de Paris venaient à Amboise présenter des observations à François Ier sur le concordat de 1516, il répondit: «Je suis le roi, je veux être obéi; portez mes ordres demain à mon Parlement de Paris».

Dans une circonstance 'analogue, Louis XI avait cédé.

Henri IV fit exception. Il respectait les libertés populaires. Il eût voulu reprendre le projet de Grégoire VII de faire de l'Europe une république chrétienne sous l'autorité morale du Pape.

Louis XIV, tout en accordant à l'Eglise des égards et des honneurs, ne veut plus de ses conseils. - Il est le maître. - On lit dans ses mémoires: «Les rois sont seigneurs absolus et ont naturellement la pleine disposition de tous les biens de leurs Etats, qu'ils soient possédés par les gens d'église ou par les séculiers. Ils peuvent en user en tout temps comme de sages économes». Il fait écrire dans un cours de droit public à l'usagé du dauphin: «La nation ne fait pas corps en France, elle réside tout entière dans la personne du roi». Il peut dire alors: «L'Etat, c'est moi»; et écrire à son petits-fils: «Tous les biens de nos sujets sont à nous».

Villeroy osera dire à Louis XV en lui montrant le peuple: «Sire, tout cela est à vous; vous en êtes le maître».

Michelet émettait une doctrine tout aussi contraire au droit chrétien quand il disait: «L'homme appartient corps et âme à l'Etat». Et Hégel: «Il n'y a pas d'autre Dieu que l'Etat; l'Etat, c'est Dieu présent. Der presente Gott. - Dans l'Etat, ajoutait-il, il n'existe aucune liberté individuelle. Les individus n'ont aucun droit». C'est toujours la doctrine païenne.

Cf. G. Romain: Cléricaux et anticléricaux (8, rue François Ier).

La doctrine des légistes, en affranchissant les princes de la tutelle de l'Eglise, porta atteinte aux libertés populaires que l'Eglise avait toujours favorisées.

Ce mouvement malheureux commença avec Philippe le Bel. Son règne fut témoin des premières violations des privilèges communaux. Sous les rois suivants, ces privilèges se restreignent de plus en plus. L'organisation du Tiers-Etat et les réunions des Etats Généraux donnent à la bourgeoisie quelque action dans le gouvernement de l'Etat, mais ne lui rendent pas ses libertés communales. Celles-ci disparaissent en grande partie sous François Ier et Charles IX.

La centralisation opérée par Louis XIII et Richelieu acheva de les détruire.

Sous Charles IX, la connaissance des affaires civiles avait été enlevée aux justices municipales.

Sous Louis XIV, l'autorité royale, par l'intermédiaire des inten­dants, apporta aux communes à la fois les bienfaits et les vices de la centralisation. Louis XIV déclara les communes mineures et en prit la tutelle (Déclaration du 7 juin 1659). Mais aussi il leur imposa des corvées et des impôts.

Nous sommes encore sous ce régime-là et il s'est aggravé. Les communes sont a la discrétion des préfets et de l'Etat et ne peuvent pas seulement choisir les éducateurs de leurs enfants.

A partir de Philippe le Bel, le pouvoir central intervient dans le gouvernement des corporations, dans un but fiscal. L'action royale est encouragée par la funeste influence des légistes qui sont imbus des idées du césarisme païen.

Les malheurs de la guerre de Cent ans et la peste noire désorgani­sent les corporations. Elles se relèvent ensuite, mais avec des entraves légales toujours plus étroites. Diverses ordonnances (1383, 1581, 1597, 1673) marquent des étapes fâcheuses pour la vie corporative.

En 1383, le conseil de régence de Charles VI supprimait les corporations de Paris à la suite de la révolte d'Étienne Marcel et des Maillotins.

Henri III, en 1581, imposait à la maîtrise, en tous arts et métiers, la nécessité de l'investiture royale.

François Ier s'arrogeait, dans un but fiscal, le droit de créer des maîtres de chaque métier.

Une mesure particulièrement désastreuse fut l'abolition des con­fréries, par François Ier.

Dès lors, -les corporations, soustraites à l'influence de l'Église, se laissèrent gagner par l'irréligion. Le mauvais esprit des compagnons répondit à l'égoïsme des maîtres. Tout concourut à ruiner les corporations. L'esprit sceptique et subversif du XVIIIe siècle mit le comble au désordre. Il restait cependant encore une telle vitalité aux corporations que Turgot dut revenir sur le décret qui les supprimait. Mais leurs ressources tentèrent la Révolution besogneuse et la loi du 17 mars 1791 les supprima définitivement.

Désormais l'ouvrier et le maître se trouvent séparés. L'ouvrier, qui rencontrait dans l'association une sauvegarde contre la misère et une défense contre les entreprises de la spéculation, demeure sans appui et se voit réduit à accepter les conditions que veut bien lui imposer le patron, sous peine de mourir de faim.

C'est le triomphe de l'individualisme ou plutôt de l'égoïsme païen. Marat lui-même, dans son Ami du peuple, proteste contre cette loi de 1791, qui privait les maîtres des droits achetés au fisc et les ouvriers des avantages attachés à la famille professionnelle, à ses fondations, etc.

«Je ne voudrais pas, disait Voltaire, avoir affaire à un prince athée qui trouverait son intérêt à me faire piler dans un mortier, je suis bien sûr que je serais pilé» (Dia. philos., art. Athéisme).

Dès le XIIIe siècle, sous l'influence des légistes, commençaient à reparaître les pénalités de l'ancienne Rome, contre lesquelles l'Église avait lutté pendant plusieurs siècles.

«La question ou torture, dit Dalloz, reparut au XIIIe siècle, sous l'influence des légistes».

«Ce sont les légistes, dit Laferriere, qui ont généralisé la question dans la jurisprudence des parlements».

Dès lors l'esprit de douceur et de modération introduit par l'Eglise dans le droit pénal disparut.

Au XIVe siècle, d'ailleurs, les légistes firent exclure les clercs des tribunaux. Le clergé protesta en vain dans divers conciles, à Bourges en 1278, à Rouen en 1269, à Paris en 1429, etc. Malgré ces réclamations et la bulle de Sixte IV, la juridiction ecclésiastique disparut, sauf pour les questions de discipline et de régime intérieur de l'Eglise.

Non seulement les tribunaux sécularisés rétablirent la torture, mais ils inventèrent de nouvelles pénalités: la roue, le bûcher, l'enfouisse­ment du condamné vivant, etc.

Au XVe siècle, c'est la marque, le carcan et le pilori.

Au XVIe, c'est l'arrachement de la langue, l'abscission des lèvres, l'essorillement ou arrachement. des oreilles, l'amputation ou le brûlement du poignet, la marque au fer chaud.

Ni Voltaire, ni Diderot ne songèrent à s'élever contre ces coutumes cruelles. Que leur importait le sort des malheureux, quand leur popularité n'était pas engagée?

L'Eglise continuait à protester.

Dès le XVIIe siècle, en Allemagne, les écrits d'un jésuite, le P. Spée, provoquèrent une réaction. L'évêque électeur de Trèves abolit le premier la torture. La plupart des princes d'Allemagne l'imitèrent, tandis qu'elle existait encore en France cent cinquante ans plus tard sans que les philosophes s'en fussent émus. C'est Louis XVI qui abolit la question préalable en 1780 et la question extraordinaire en 1788. (Celle-ci était imposée après la condamnation pour faire dévoiler les complices).

Cf. G. Romain: L'Eglise est-elle contraire à la liberté?

Le protestantisme a une origine beaucoup plus politique que religieuse. Dans son développement rapide, il est l'œuvre des princes. Il a été une réaction contre les lois de l'Eglise qui mettaient un frein à la tyrannie séculière et à toutes les manœuvres de l'usure.

Les princes savaient bien que les populations ne renonceraient pas à l'Evangile, ils les séparèrent seulement de l'Eglise romaine. Une des premières réformes de la législation dans les Etats protestants fut la suppression des lois sur l'usure. Cela permit à l'aristocratie financière de se former en Angleterre, et au judaïsme de s'organiser dans les villes libres d'Allemagne.

Pourquoi dans les villes mixtes les protestants ont-ils généralement la plus grande fortune? Parce qu'ils se sont soustraits aux lois sur l'usure.

Le prêt à intérêt fait aux marchands entra dans les mœurs en Allemagne beaucoup plus tôt que chez nous.

L'indépendance des princes protestants vis-à-vis de l'Eglise, imitée dans une certaine mesure par nos régaliens et gallicans, a soustrait les populations à la protection de l'Eglise. De là sont venus peu à peu la ruine des libertés populaires et l'abaissement des corporations qui avaient élevé si haut les arts et la prospérité au moyen âge.

Que l'on compare l'œuvre des XVIIe et XVIIIe siècles avec celle des grands siècles chrétiens! Le XVIIe siècle et le XVIIIe ont produit Versailles et ses imitations par quelques seigneurs et financiers dans les provinces, tandis que les siècles chrétiens avaient couvert la France de monuments artistiques, tant civils que religieux.

L'art et les lettres au XIIIe siècle avaient atteint l'apogée de l'élévation et de la noblesse de sentiment. Le Dante, la Chanson de Roland et la cathédrale de Reims défient toute rivalité sous ce rapport.

Il restait quelque perfection de forme à réaliser. On pouvait s'aider pour cela d'un emprunt discret et prudent aux formes admirables que les païens avaient apprises de la nature elle-même.

Cela allait se faire de soi-même. En Italie, on peut dire que la renaissance était faite dès le XIe siècle. L'église de San Miniato à Florence est de cette époque et on la croirait du XVe siècle.

Le Dante joignait aussi la perfection de la forme à l'élévation de la pensée et du sentiment. Fra Angelico en Italie et les sculpteurs de Reims en France, se rapprochaient de la perfection des lignes et de la vérité du dessin.

Mais les guerres interminables du XIVe siècle, la peste noire et le schisme d'Occident amenèrent un découragement immense. La renaissance se fit trop tard, elle se fit au profit de l'esprit et des mœurs païennes.

Le scepticisme païen et les mœurs dissolues avaient été importés par l'émigration byzantine à la cour des Médicis. La contagion gagna la cour de François Ier.

Le progrès acquis sous l'ère chrétienne avait été dû à la victoire du christianisme sur le paganisme, il est facile de comprendre que le retour de celui-ci ait abouti à un recul.

Le réveil des idées païennes a amené l'établissement graduel du pouvoir absolu, la suppression des libertés du moyen âge, le réveil des superstitions antiques et leur répression cruelle par le bûcher et enfin l'immoralité du monde païen.

La décadence des mœurs allait jusqu'à la licence et au scandale dans les cours italiennes et à celles de François Ier, François II, Henri III, Catherine de Médicis. Quel contraste avec les règnes respectés de Louis VI à Louis XII! Après les pures et nobles figures des Elisabeth de Hongrie, des Isabelle d'Espagne, des Blanche de Castille, la renaissance nous ramenait les mœurs de Byzance et de Rome dans des cours qui n'étaient plus chrétiennes que de nom.

Le protestantisme n'avait pas prétendu déchristianiser l'Europe, mais seulement la décatholiciser.

L'humanisme a fait plus, il a éloigné le Christ et la révélation pour ramener le naturalisme païen.

La superstition gagna à la Renaissance ce que la foi perdait. «La sorcellerie, dit Michelet, fut la reprise de l'orgie païenne, la réaction des passions humaines contre l'ascétisme du moyen âge».

Les XVIIe et XVIIIe siècles n'avaient plus même l'intelligence du moyen âge et de ses grandeurs. Ils attribuaient stupidement nos cathédrales aux Goths et croyaient que l'esprit français n'était sorti de la barbarie qu'avec Ronsard et Malherbe.

Nous sommes encore plus malades que nous ne pensons de la Renaissance et de l'humanisme. Cependant la réhabilitation du moyen âge a fait de grands progrès, il faut le reconnaître à l'honneur de ce siècle.

La Renaissance n'a pas été le facteur réel d'un progrès intellectuel, moral et politique. Elle n'a pas de grandes figures, de grands caractères à comparer à ceux des âges chrétiens, à Bayard, le chevalier sans peur et sans reproche, à saint Louis, à Duguesclin, à Jeanne d'Arc, la libératrice de la France, à Gutenberg et à Christophe Colomb, à qui l'on doit la découverte de l'imprimerie et celle du Nouveau Monde.

Ses principaux artistes eux-mêmes, Raphaël et Michel-Ange, ap­partiennent au moyen âge par leurs maîtres Pérugin et Bramante.

Ses écrivains, Marot, Malherbe, Montaigne, pâlissent devant saint Bernard et Thomas d'Aquin, voire même devant Joinville, Froissart, Villehardouin, Alain Chartier et les épopées du moyen âge. Bran­tôme, Rabelais et Boccace ne sont pas accessibles aux lecteurs honnêtes. Machiavel a préconisé la fourberie, la trahison et la cruauté en politique.

Le XVIIe siècle a, il est vrai, des gloires littéraires incomparables, mais il empruntait ses idées chrétiennes au moyen âge et la forme seulement aux anciens. Il a été un grand siècle, mais il a perdu le sens national pour se faire le copiste de la Grèce et de Rome.

La Renaissance a donc amoindri le caractère national, elle a détruit les libertés populaires, elle a développé l'amour du lucre et du plaisir, substitué le machiavélisme aux sentiments d'honneur et à l'esprit chevaleresque du moyen âge. Elle a préparé la Révolution et le déclin actuel.

Il y avait une évolution à faire à la fin du XVIIIe siècle.

Il restait encore dans les classes profondes de la société assez d'esprit chrétien pour réclamer une évolution sage et rédemptrice. Cela se manifesta dans les cahiers des Etats provinciaux en 1789. On demandait généralement la restauration des libertés populaires, la réforme de la justice, l'économie dans les finances, une meilleure répartition des impôts, la réorganisation des ordres religieux. Tout cela était à faire. Mais à côté de ce courant, il y avait celui qu'avaient soulevé le machiavélisme et l'humanisme.

Il y avait les idéalistes de la Renaissance et les sectaires des loges qui se servaient d'eux. Au lieu de refaire la France chrétienne, on nous donna une petite réédition de l'histoire romaine. Il fallut repasser par les Grecs, puis par César.

Pendant la période révolutionnaire, c'est la lie du peuple, soudoyée par la faction des machiavélistes, qui gouvernait la France par la pression qu'elle exerçait sur les assemblées politiques.

«La Convention, dit Taine, fut à la merci de la fange et de l'écume ordinaire des grandes villes, qui a obtenu la reddition de la Bastille et fait le 10 août (et le 2 septembre). Toute la canaille, tous les voleurs que Paris recèle et que la faction a enrôlés fournit l'arrière-garde. Naturellement les femmes perdues en sont, avec elles les voleuses et les prostituées que les septembriseurs ont élargies puis enrôlées. C'est là le public ordinaire de la Convention. Cette vermine antisociale grouille aux séances de l'Assemblée, de la Commune, des jacobins et du Tribunal révolutionnaire. Tel est le peuple politique qui, à partir de 1792, règne sur Paris et la France: cinq mille brutes ou vauriens et deux mille drôlesses».

Cf. Taine: L'ancien régime et la Révolution.

L'humanisme du XVIe siècle, ayant éloigné le Christ de la vie sociale, nous sommes arrivés rapidement au déisme du XVIIIe siècle. Nous ne devions pas nous arrêter là sur la pente, nous sommes maintenant au scepticisme, au matérialisme, au laïcisme.

Le laïcisme n'est pas seulement une tactique, c'est une doctrine. Il met l'homme à la place de Dieu. La peur du règne de Dieu lui fait perdre toute raison. Le nom même de Dieu l'offusque, il voudrait ne plus le rencontrer.

Le capitalisme est une floraison toute naturelle du matérialisme. Dès lors qu'il n'y a rien au-dessus de la matière, celui qui possède la richesse s'applique à en jouir et celui qui n'en a pas la convoite.

La franc-maçonnerie est sœur du laïcisme. Comme lui elle a horreur de Dieu et du surnaturel.

Le capitalisme a excité l'envie du pauvre. De là sont nés le socialisme et l'anarchie qui nous menacent.

Le mal social est à son comble. L'unique remède est dans les principes de l'Evangile qui avaient transformé le monde romain et le monde barbare et produit les beaux siècles chrétiens.

Cf. Dom Benoît: Les erreurs modernes;

Abbé Méric: Les erreurs sociales au temps présent; Wintherer: Le socialisme contemporain;

Michel le Rocharet: Les Francs-maçons (8, rue François Ier); Drumont: La France juive;

Deschamps: Les sociétés secrètes.

L'égoïsme des âges païens règne de nouveau en maître. Toutes les règles salutaires de la législation chrétienne contre les abus de l'argent ont été abandonnées. On leur a opposé des principes nouveaux: la lutte pour l'existence, la liberté illimitée du commerce, etc.

Le système économique où domine le prêt à intérêt permet d'éluder le précepte divin du travail.

La puissance attribuée à l'argent par la loi et la coutume lui a permis de faire régner une sorte d'usure bien plus écrasante pour le peuple que celle des siècles antérieurs.

«Une usure dévorante, dit Léon XIII, est venue ajouter encore au mal social.

Condamnée à maintes reprises par le jugement de l'Eglise, l'usure n'a cessé d'être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d'une insatiable cupidité».

Comment s'exerce cette usure? «Une faction, dit Léon XIII, maîtresse absolue de l'industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources».

«A tout cela, il faut ajouter le monopole du travail et des choses du commerce devenus le partage d'un petit nombre de riches et d'opulents, qui imposent ainsi un joug presque servile à l'infinie multitude des prolétaires…».

Depuis un demi-siècle, écrit M. Claudio Jannet dans son livre sur le Capital au XIXe siècle, il se commet aux dépens du public des exactions beaucoup plus considérables que celles qui, dans le moyen âge primitif, avaient fait qualifier certains barons d'écorcheurs du peuple… Les spéculations gigantesques sur les marchandises de pre­mière nécessité, les grandes concentrations industrielles, les corners et les trusts, ne sont plus propres exclusivement à l'Amérique».

M. Wintherer, dans son étude sur le socialisme international, se demande si ce n'a pas été une fraude sociale que d'avoir permis au capital, à l'argent, de se donner le rôle prépondérant qu'il joue aujourd'hui.

L'agioteur et l'accapareur cherchent à produire par leurs manœuvres la hausse ou la baisse, ou plutôt l'une et l'autre alternativement, et en outre à s'assurer pendant un temps plus ou moins long le monopole du marché.

Qu'ont fait les gouvernants contre ces manœuvres? En 1885, lors de la discussion de la loi sur les marchés à terme, le gouvernement français, dans l'exposé des motifs, déclarait qu'on ne pouvait songer à atteindre «les syndicats financiers qui sont devenus un fait courant et peut-être même nécessaire».

Les gouvernements sont sous l'influence de la Haute-Banque. L'exploitation de l'épargne du pauvre a lieu de bien des manières, par les coups de Bourse, les fausses nouvelles, les émissions de valeurs fictives, les réclames mensongères, etc., etc.

L'esprit judaïque a complètement imprégné notre pauvre société européenne depuis qu'elle s'est éloignée de l'Eglise.

Cf. Rohlin: Le juif talmudiste; Mgr Walsch: Bimétallisme; L'usure au temps présent (8, rue François Ier).

F. – LE REVEIL

Chateaubriand sonna le réveil de l'idée chrétienne. Mais il fallait d'abord sortir des préjugés accumulés par la Renaissance contre les siècles chrétiens. L'évolution artistique et littéraire du commencement de ce siècle y aida. Victor Hugo, Vitet, Viollet-le-Duc, Paul Delacroix fatigués de la monotonie classique se retournèrent vers le moyen âge et en comprirent la grandeur et la beauté.

Ce n'était là sans doute qu'un prélude, mais il réveilla les esprits et on s'aperçut que le mie et le XXIIe siècles n'étaient pas es siècles des Goths et des barbares.

C'était un acheminement pour étudier les institutions, les mœurs et toute la vie sociale de cette époque si décriée.

Une fois entré dans cette voie, on ne s'arrêta pas et l'étude documentée de l'histoire aidera puissamment à l'évolution provoquée par le génie de Léon XIII.

Mais au point de vue politique, la Restauration était impuissante; ses chefs étaient tout imbus de l'esprit de la Renaissance et de la philosophie voltairienne. Elle ne sut pas reprendre les grandes traditions du moyen âge. Le peuple aspirait cependant à sa liberté et le laissait entendre. L'Eglise avait soif d'aller au peuple. Elle le montrait assez par son élite, par les Lacordaire, les Montalembert, les Ozanam, les Lamennais avant sa chute.

Mais le groupe des politiciens entravait l'action de ces grandes forces. Cependant l'Eglise seule peut rendre au peuple ses libertés qui sont filles de l'Evangile, et tant que l'Eglise et le peuple ne se rencontreront pas, la France souffrira étrangement.

Les hommes les plus éclairés de la société contemporaine en arrivent à reconnaître plus ou moins explicitement que le salut social ne peut venir que par l'Église. Le XIXe siècle finissant fait sa confession.

Rousseau vieilli avait dit aussi: «J'ai cru longtemps qu'on pouvait être vertueux sans religion, j'en suis bien désabusé». De braves gens l'accablaient d'amers reproches parce qu'ils avaient pris à la lettre le plan d'éducation sans Dieu, tracé dans son Emile, et ils avaient élevé des enfants devenus intolérables par leurs passions impérieuses et indomptables. Une pauvre mère en était morte de douleur.

Notre société actuelle s'est laissé leurrer de la même façon.

Les aveux se multiplient. Le siècle vieilli revient de ses longs égarements. Il regrette la foi de ses premières années. Il établit son bilan, il suppute ses profits et il constate… une banqueroute générale. Il voit que son apostasie a produit une société sans boussole, sans frein et sans mœurs. Il veut remonter le courant et se tourne vers l'Église. Ecoutez les aveux de ses intelligences d'élite.

Littré et Simon sont revenus de bien loin au christianisme sans cependant aller jusqu'au bout.

Le Play est monté peu à peu au catholicisme complet.

Lavisse a reconnu que «l'école sans Dieu prépare des épaves pour la dérive».

On sait les aveux de Brunetière: «La science, dit-il, nous avait promis qu'elle expliquerait la vie et réglerait la morale. Elle n'a pu ni créer la vie, ni l'expliquer, ni la définir. Impuissante à nous révéler le mystère de notre origine, comment prétendrait-elle nous servir de guide entre notre commencement qu'elle ignore et notre fin qu'elle ignore de même?».

«On espérait, dit un journal ordinairement frivole et irréligieux, l'Écho de Paris, refaire l'âme de la nation par l'enseignement laïque. Il a été interdit de parler aux enfants de Dieu, ce qui ne s'était vu à aucune époque, chez aucun peuple. C'était supprimer d'un seul trait de plume le caractère absolu de la morale. Les écoliers, depuis 1882, ont appris à ne croire à rien, sinon à eux-mêmes et à la satisfaction de leurs appétits. L'exemple fut à la hauteur de l'enseignement. Ils ont vu leurs aînés dans la vie politique attachés uniquement au culte du veau d'or, à leurs intérêts personnels et à la religion du plaisir. On a fabriqué de la sorte une génération de décadence. Maintenant la peur s'empare des rares personnes qui s'avisent encore de réfléchir. On commence à reconnaître que tout craque, et si les enfants continuent à être façonnés de cette manière, nous sommes voués à la plus effroyable dégringolade».

Il faut entendre encore un littérateur très goûté, M. Bourget. Dans ses belles études sur l'Amérique, il montre comment nous marchons depuis un siècle à l'inverse de la puissante et féconde démocratie américaine. Elle favorise toutes les forces vives du pays, la religion, la vie provinciale, les associations. Nous avons tari toutes les sources de la vitalité française. «Il faut donc, dit M. Bourget, remonter tout un siècle (et plus encore). Il faut retrouver l'autonomie provinciale et communale, les universités locales et fécondes; reconstituer la famille terrienne par la réforme de nos lois de succession et d'enregistrement, protéger le travail par le rétablissement des corporations, rendre à la vie religieuse sa vigueur et sa dignité par la liberté de l'Eglise».

C'est là l'orientation actuelle.

Un des écrivains les plus séduisants, M. Huysmans, a donné sous la forme d'un roman le récit d'une conversion, qu'on dit être la sienne. Il nous montre son héros fatigué d'une vie de plaisirs, ayant goûté à tout et s'étant égaré même jusqu'aux messes noires des chapelles satani­ques, et allant enfin faire une retraite à la Trappe, pour n'en revenir que purifié par la pénitence et fortifié par la communion.

On sait aussi le réveil qui se manifeste dans l'Université. C'est là le règne des humanistes, cependant le Christ et l'Eglise y gagnent peu à peu des amis.

A l'Ecole normale, dans les familles, dans les lycées, il y a des hommes de bonne volonté qui osent se dire catholiques et écrire en catholiques. C'est un signe des temps et une preuve que dans notre naufrage intellectuel nous avons touché le fond et nous commençons à remonter.

Cf. Kannengieser: Le réveil d'un peuple;

Baunard: Le doute et ses victimes; La foi et ses conquêtes.

La Papauté rayonne aujourd'hui d'un éclat qui dissipe les ténèbres. Léon XIII a parlé paternellement à ce siècle désenchanté. Il lui a rappelé que la force morale de la religion peut seule atteindre et changer les âmes; que la justice et la charité enseignées par l'Eglise peuvent seules relever les masses de l'oppression où elles sont tombées; que l'esprit chrétien ramènerait les mêmes avantages qu'il avait produits à d'autres époques: les libertés populaires, la prospérité du travail et la paix sociale.

Il a indiqué les solutions de la crise actuelle dans l'accomplissement du devoir de chacun: devoir de l'Etat de favoriser les corporations, de protéger l'ouvrier et de réprimer l'agiotage; devoir des chefs d'indus­trie, de respecter la santé de l'ouvrier, ses mœurs, son légitime repos; devoir du propriétaire de faire au pauvre une part de son revenu, et le reste.

La parole du Pape a eu un retentissement profond. Toutes les nations sont remuées par ces directions lumineuses. Les orateurs et les écrivains font écho aux paroles du Pape, les hommes politiques et les hommes d'œuvres mettent ses conseils en pratique. Quelques noms dominent dans l'agitation générale, les Manning, les Gibbons, les Ketteler, les Windthorst, les Decurtins, les de Mun, les Harmel.

Les catholiques ont retrouvé la notion de leur devoir social, que plusieurs siècles d'asservissement leur avaient fait oublier.

Chaque jour, des livres, des revues, des journaux propagent l'idée sociale chrétienne. Les œuvres surgissent. Les journaux impies disent leurs craintes; ils ont raison, l'intervention du Pape prépare la ruine de leurs erreurs.

Cf. Léon Grégoire: Le Pape, les catholiques et la question sociale; Goyau: Le Vatican.

Nous mourions de gallicanisme. Le prêtre ne savait plus ou n'osait plus remplir son devoir social. Ne faut-il pas que les pasteurs défendent tous les intérêts de leur peuple et qu'ils appliquent à tout le commerce de la vie les règles de la morale?

Pie IX a condamné le naturalisme politique et social. Il a posé les principes. Léon XIII est descendu dans le détail et a rappelé aux prêtres qu'ils doivent aller au peuple et porter partout le sel de l'Evangile.

Le prêtre étudie la question sociale, c'est le point de départ. Les séminaristes et les universités s'y mettent. Le curé doit savoir apprécier, selon les lois, la morale, les actes de la vie agricole, commerciale, industrielle, municipale.

Dans un pays démocratique, tous doivent savoir appliquer les règles de la morale à la politique générale, à la législation, parce qu'ils sont citoyens libres et électeurs. Et qui les guidera, si ce n'est le prêtre? La dévotion privée ne suffit plus.

A l'étude, il faut joindre les œuvres. C'est commencé. On voit surgir les œuvres de crédit, les associations diverses. Nous sommes loin encore, bien loin même du but, mais quel progrès dans les idées depuis vingt ans, depuis dix ans surtout!

Ce n'est pas encore une restauration complète de la vie sociale chrétienne, mais c'est un réveil et la fin d'une longue léthargie.

Cf. Abbé Lemire: Le cardinal Manning et son action sociale; Ketteler: Discours;

Kannengieser: Catholiques allemands;

Allez au peuple, brochure (Calais, imp. des Orphelins); Lehmkuhl: Le prêtre et la question sociale; Soulange-Bodin: Lettre à un séminariste (Bloud et Barral).

Il faut signaler encore, parmi les signes d'espérance, l'action nouvelle des catholiques, action qu'on appelle en certains pays même, comme en Italie, le réveil (il risveglio).

Les catholiques étaient déshabitués de l'action sociale par trois siècles de régalisme et de gallicanisme. Mais voici que partout, en Allemagne, en Belgique, en France, en Italie, en Autriche, en Hongrie, ils s'organisent. L'excès du mal les a fait sortir d'une espèce de somnolence où ils vivaient.

L'esprit de Jeanne d'Arc revit en France, l'esprit de François d'Assise et d'Antoine de Padoue en Italie, l'esprit de Canisius en Allemagne. On se groupe en associations, on s'assemble en congrès, on s'unit en fédérations, on rentre dans la vie politique. Le pessimisme a fait son temps, le courage et l'espérance renaissent.

Il y a des groupes d'ouvriers, des groupes de jeunes gens, des groupes d'agriculteurs.

Il y a surtout une presse active, agissante, remuante. Saluons en passant la Croix de Paris.

L'action catholique, c'est déjà la victoire en Belgique. C'est une force à Berlin. C'est l'espérance à Vienne, à Buda-Pesth, en Italie, en France.

Comme l'Italie était loin de sa vieille activité du temps des Guelfes! Et voici qu'en un an elle a fondé seize cents comités.

Tout cela est encore peu de chose, je l'avoue. C'est peu de chose comme les semailles du printemps, comme l'aurore du matin; mais les semailles annoncent la moisson et l'aurore annonce le grand jour.

Nous vivions depuis un siècle dans cet émiettement qu'on appelle l'individualisme: peu de vie communale et provinciale, plus de corporations, plus d'associations. L'Etat absorbait tout, nous avions une capitale et une organisation gouvernementale congestionnées: tous les membres du corps social étaient amaigris et anémiés. Mais l'esprit d'association rendit. C'est la nature qui reprend ses droits.

Quand une idée gagne les masses, il faut longtemps pour qu'elle agisse et réalise toutes ses conséquences, mais elle y arrive infaillible­ment. Or, l'idée d'association est rentrée dans les esprits. Son action est encore chaotique, mais patience!

C'est encore peu de chose que quelques centaines de syndicats agricoles, de caisses rurales, de comités divers. Au moins, c'est un courant et le reste viendra.

On m'objectera que l'ennemi du bien a aussi ses associations. Soit! Mais j'ai foi en l'esprit de charité de l'Evangile. Les associations antireligieuses n'ont pour les soutenir que l'intérêt ou la passion. Les associations religieuses ont pour elles la grâce du Christ. Elles prévaudront, si nous voulons, si nous ne laissons plus proscrire notre liberté, et le besoin de liberté est trop entré dans les esprits pour qu'un pouvoir quelconque y puisse longtemps résister.

Eh oui! c'est encore là un signe d'espérance. Il peut y avoir un peu d'exagération dans ce mouvement, il y en a toujours quand une force ou une liberté comprimées réagissent et se relèvent.

Il est certain que le juif et le chrétien ne sont pas à armes égales, puisque le talmud met au large la conscience des juifs vis-à-vis des chrétiens. Il faut donc, pour rétablir l'équilibre, quelques restrictions aux libertés des juifs. Les Etats chrétiens l'ont toujours compris. La France a même encore quelques lois existantes pour les contenir, mais elle ne les applique plus.

Ce peuple a des instincts inéluctables. Il a la soif de l'or, il a le Christ pour ennemi. Laissé libre et doué d'un grand talent pour la spéculation, il a conquis notre or et il nous tient asservis. Il tient la presse et fait l'opinion. Il remplit nos grandes écoles publiques et vise à s'emparer de l'administration et de la magistrature. C'est une conquête entamée et déjà bien avancée. Nos gouvernements sont esclaves de la Haute-Banque. Ils ne peuvent plus prendre une mesure qui déplaise aux milliardaires, sans que ceux-ci élèvent la voix et menacent de provoquer une crise à la Bourse. Nous sommes esclaves, c'est entendu. Mais enfin nous l'avons compris, particulièrement en France et en Autriche, et l'on dit qu'un homme averti en vaut deux. L'alarme est donnée. La question est soulevée, l'attention est éveillée, il faudra bien qu'une solution vienne et ce sera encore un triomphe pour les vieux principes de l'Eglise.

L'Eglise et le peuple sont faits pour s'aimer.

Jésus est venu évangéliser les pauvres. Les pauvres ont les premiers accueilli l'Evangile. Saint Paul disait aux premiers chrétiens: (Vous n'êtes pas beaucoup de riches et de puissants». Les païens repro­chaient à l'Eglise de s'adresser de préférence au peuple. Elle accepte le reproche.

L'Eglise aime les petits, parce qu'elle est compatissante. Les petits aiment l'Eglise, parce qu'ils sont reconnaissants.

C'est la seule force qui puisse dire efficacement au césarisme: tu respecteras la liberté; au capitalisme: tu respecteras la justice; au riche: tu pratiqueras la charité.

Quand la royauté voulut revenir au césarisme et supprimer toutes les libertés populaires, elle sépara le peuple de l'Eglise. François Ier supprima les confréries et la juridiction ecclésiastique. Louis XIV fit décider par un concile de courtisans que l'Eglise n'avait rien à voir aux choses civiles.

Depuis lors la séparation s'est toujours accentuée. Deux facteurs puissants y contribuaient: César et Machiavel. César, c'est le pouvoir civil, qu'il s'appelle royauté, empire ou république. Dès lors qu'il n'est pas chrétien et qu'il s'inspire du droit antique, il veut dominer le peuple sans partage et il lui ravit la protection de l'Eglise et le secours des associations. Le pouvoir aime à se trouver seul en face .d'un peuple sans cohésion et sans force.

Un second facteur de la désunion, c'est Machiavel, c'est la politique sectaire des Loges. Il n'y a pas là de principes, mais des intérêts et des passions. On veut régner pour y trouver son profit, on veut exclure l'Eglise par passion antireligieuse. César est gallican, les Loges sont anticléricales. César et les Loges mènent un jeu serré pour empêcher la réconciliation de l'Eglise et du peuple.

Le peuple manque à l'Eglise, parce que la charité et l'apostolat souffrent de ne pas se répandre.

L'Eglise manque au peuple, parce qu'elle le délivrerait de toute servitude politique et économique.

Cependant ils n'arrivent pas à se rencontrer. Une partie des ministres de l'Eglise s'est laissée endormir par le gallicanisme politique et n'a plus cherché suffisamment le peuple. Celui-ci s'est laissé tromper par les déclamations intéressées de César et de Machiavel. Ceux-ci pour empêcher le peuple de découvrir leur tyrannie lui criaient que la tyrannie venait de l'Eglise.

Cependant le représentant de Dieu sur la terre veille toujours. Pie IX a dit: «Il faut que l'Eglise et le peuple se rencontrent, ce sera l'aurore de beaux siècles».

Léon XIII a donné les conditions de l'alliance de l'Eglise et du peuple dans l'Encyclique Rerum novarum et il a donné un nom à ce traité de paix, il l'a appelé la Démocratie chrétienne en disant à Mgr l'évêque de Liège: «II y a un mouvement démocratique universel, il faut le rendre chrétien pour qu'il ne devienne pas socialiste».

Il faut au peuple un mot qui résume clairement un programme. Le mot qui ramène le peuple à l'Eglise, c'est la démocratie chrétienne.

Cf. Abbé Lemire: Le cardinal Manning;

Mgr Doutreloux: Lettre pastorale sur la question ouvrière (Dessain, à Liège).

Trois fois dans l'Encyclique Rerum novarum, Léon XIII indique ce grand et unique remède au malaise social, la charité surabondante du Cœur de Jésus.

«C'est vers les classes infortunées, nous dit-il, que le cœur de Dieu semble s'incliner davantage. Jésus-Christ appelle les pauvres des bienheureux; il invite avec amour à venir à lui, afin qu'il les console, tous ceux qui souffrent et qui pleurent; il embrasse avec une charité plus tendre les petits et les opprimés».

Et le Saint-Père ajoute: «Cette doctrine apaisera l'orgueil des grands et relèvera le courage des petits; la paix se fera dans l'amour fraternel».

Cette doctrine, qui prépare la paix, n'est-elle pas en voie de se répandre par la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, par cette dévotion chaque jour grandissante, qui nous montre le Cœur de Jésus débordant d'amour et nous invitant à une charité sans bornes pour nos frères et particulièrement pour ceux qui souffrent?

Plus loin, en nous parlant de l'admirable charité qui a toujours suscité dans l'Eglise des œuvres et des efforts correspondant à toutes les misères et à toutes les souffrances, le Saint-Père ajoute: «L'Eglise seule possède cette vertu, parce qu'on ne la puise que dans le Cœur sacré de Jésus-Christ».

Enfin, en terminant sa mémorable Encyclique, Léon XIII se résume en ces lignes: «C'est d'une abondante effusion de charité qu'il faut principalement attendre le salut, de cette charité chrétienne, qui résume tout l'Evangile et qui, toujours prête à se dévouer au soulagement du prochain, est un antidote assuré contre l'arrogance du siècle et l'amour immodéré de soi-même…».

Mais cette nouvelle et abondante effusion de charité, à qui la demander? de qui l'attendre, si ce n'est du -divin Cœur de Jésus? Cette dévotion n'est-elle pas par excellence une source de charité?

L'image même du Sacré-Cœur, la croix qu'elle nous rappelle, l'Eucharistie à laquelle elle nous conduit, ne sont-ce pas les meilleures sources d'amour, les amorces du feu sacré?

Cette image bénie, qui envahit tout, nos sanctuaires, nos autels, nos foyers, et bientôt nos étendards, ne finira-t-elle pas par allumer la charité et cimenter l'union? Ah! nous l'espérons et nous voyons les mêmes présages dans les paroles du bon Mitre qui a dit à Marguerite-Marie: «Cette dévotion apportera comme une nouvelle rédemption». Dans celles de Pie IX qui a dit: «Quand l'Eglise et le peuple se rencontreront, ce sera l'aurore de beaux siècles». Enfin dans ce pronostic de Léon XIII: «C'est d'une abondante effusion de charité qu'il faut principalement attendre le salut, et cette charité ne peut être puisée qu'au Cœur de Jésus-Christ».

Table des matières

1

CATECHISME SOCIAL 2

1898 2

Preface 3

PREMIERE PARTIE 7

Les principes chrétiens dans l'ordre politique 7

outline|I. – La fin de l’homme et le pourquoi de la société 7

outline|II. – La famille dans la société civile 8

outline|III. – L’Etat, son origine, sa constitution 9

outline|IV. – L’Eglise et ses droits 10

outline|V. – Athéisme, indifférentisme social 11

outline|VI. – Césarisme-gallicanisme 12

outline|VII. – Libéralisme 13

outline|VIII. – L’accord de l’Eglise et de l’Etat 14

outline|IX. – Les concordats 16

outline|X. – Les gouvernements de fait 17

outline|XI. – Liberté, égalité 18

outline|XII. – Démocratie 19

outline|XIII. – De l’organisme de l’Etat 20

outline|XIV. – Les éléments de la société civile: Communes, provinces, associations professionnelles 21

outline|XV. – La centralisation 22

outline|XVI. – L’impôt 22

outline|XVII. – Le budget 24

outline|XVIII. – Les emprunts 26

outline|XIX. – L’enseignement 27

outline|XX. – La Presse 28

outline|XXI. – Les Sociétés secrètes et la question juive 29

outline|XXII. – Bibliographie 30

DEUXIEME PARTIE 32

Les principes chrétiens
dans l'ordre économique 32

outline|I. – L’économie politique 32

outline|II. – La question sociale 33

outline|III. – Le travail 34

outline|IV. – L’économie libérale ou le régime de la libre concurrence 35

outline|V. – Le socialisme collectiviste 36

outline|VI. – Le régime corporatif 38

outline|VII. – Le salaire 40

outline|VIII. – L’épargne 43

outline|IX. – La richesse 44

outline|X. – La propriété 45

outline|XI. – Le capital 46

outline|XII. – Le capitalisme 48

outline|XIII. – Le crédit 50

outline|XIV. – Les banques 54

outline|XV. – La Bourse et ses opérations 55

outline|XVI. – L’usure 57

outline|XVII. – Spéculation et agiotage 58

outline|XVIII. – L’industrie et ses abus 59

outline|XIX. – Le commerce 61

outline|XX. – La spéculation sur les changes: monométallisme et bimé­tallisme 63

outline|XXI. – Protection et libre-échange 64

outline|XXII. – Le régime de la propriété 66

outline|XXIII. – L’hérédité 67

outline|XXIV. – Coopération et participation 69

outline|XXV. – Bibliographie 70

TROISIEME PARTIE 72

Le devoir social 72

outline|I. – Le devoir du prêtre 72

outline|II. – Devoirs civiques des chrétiens 74

outline|III. – Du devoir électoral 75

outline|IV. – Devoirs des classes dirigeantes 75

outline|V. – Devoirs des chefs de famille 76

outline|VI. – Devoirs des patrons d’usine et d’atelier 76

outline|VII. – Devoirs des ouvriers 77

outline|VIII. – Les fils de famille 78

outline|IX. – Les propriétaires 79

outline|X. – Les maîtres de maison 79

outline|XI. – Les commerçants 80

outline|outline|XII. – Magistrats 81

outline|XIII. – Officiers et soldats 81

outline|XIV. – Capitalistes et rentiers 82

outline|XV. – Actionnaires 82

outline|XVI. – Les ingénieurs et chefs d’usine 83

outline|XVII. – Les écrivains catholiques 85

outline|XVIII. – La charité; l’aumône 86

QUATRIEME PARTIE 87

Apologétique: histoire sociale de l'église 87

Préliminaires 87

outline|A. – LE MONDE ROMAIN: SA TRANSFORMATION 88

outline|I. – L’esclavage 88

outline|II. – L’Eglise et le travail 89

outline|III. – L’Eglise et la liberté 90

outline|IV. – L’Eglise et l’égalité 95

outline|V. – L’Eglise et la fraternité 96

outline|VI. – La femme et l’enfant 100

outline|VII. – L’Eglise et les grands 101

outline|VIII. – L’Eglise et les docteurs 102

outline|IX. – L’Eglise et le droit des gens 103

outline|B. – LA BARBARIE: SON EDUCATION 103

outline|I. – Les invasions: les évêques défenseurs des cités 103

outline|II. – Transformation et organisation du monde barbare 105

outline|III. – L’œuvre de moines 106

outline|IV. – Evêques et moines protecteurs de la liberté 106

outline|V. – La famille chrétienne 108

outline|VI. – L’instruction populaire 108

outline|VII. – Le servage et le colonat 109

outline|C. – LA PERIODE FEODALE: LES GRANDES LUTTES DE L’EGLISE 111

outline|I. – La noblesse et la chevalerie 111

outline|II. – La lutte contre l’Islamisme 112

outline|III. – Les papes et le despotisme 113

outline|IV. – Papes et paysans 114

outline|V. – L’usure et les juifs 115

outline|VI. – La juridiction ecclésiastique. La trêve de Dieu 116

outline|outline|VII. – Les Ordres mendiants et le Tiers-Ordre Franciscain 117

outline|D. – LA PERIODE FEODALE: L’APOGEE 120

outline|1. – Les communes 120

outline|II. – La propriété communale 122

outline|III. – Les corporations 123

outline|IV. – Les libertés au moyen âge 124

outline|V. – Le droit chrétien 125

outline|VI. – Les lettres et les arts. Prospérité générale 128

outline|VII. – L’apogée 130

outline|E. – LE DECLIN 132

outline|I. – Les légistes et le droit romain 132

outline|II. – L’absolutisme du pouvoir 133

outline|III. – Diminution des libertés populaires 134

outline|IV. – Décadence des corporations 134

outline|V. – Le retour au droit païen 135

outline|VI. – Le protestantisme 136

outline|VII. – La Renaissance et l’humanisme 137

outline|VII. – La Révolution 138

outline|IX. – La crise actuelle 139

outline|X. – L’agiotage 140

outline|F. – LE REVEIL 141

outline|I. – Les confessions de ce siècle 142

outline|II. – L’intervention de Léon XIII 143

outline|III. – L’action du clergé 144

outline|IV. – L’action des catholiques 145

outline|V. – L’esprit d’association 145

outline|VI. – La réaction antisémite 146

outline|VII. – La démocratie chrétienne 146

outline|VIII. – Le règne du Sacré-Cœur 148

Table des matières 150


1)
Il est encore sage dans ce cas de demander cumulativement aux contributions extraordinaires et à l’emprunt les ressources nécessaires, de manière à augmenter le moins possible la dette publique. C’est ce que l’Angleterre a fait depuis un siècle. Elle a pourvu à la plus grande partie de ses charges extraordinaires par des émissions de bons du Trésor remboursables en deux ou trois ans et par une élévation de l’income-tax, impôt qui frappe les capitalistes en épargnant les classes pauvres.
2)
Il trouvera au besoin pour cela, aux bureaux de la Croix et du Peuple français, quelques brochures qui sont de véritables manuels du conférencier.
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