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DISCOURS POUR L'EDUCATION
DE LA JEUNESSE

1877-1893

L'education
et l'enseignement
selon l'idéal chrétien

1877

Approbation

Par ordre de Votre Grandeur, j'ai lu, au cours de leur impression, les Discours renfermés dans le présent volume, discours que j'avais entendus lors des distributions de prix qui se sont succédé à l'institution St Jean depuis l'année 1877.

Ces discours justifient bien le titre qui leur est donné: l'Education et l'Ensei­gnement selon l'idéal chrétien. Comme dit le pieux et éminent Supérieur de St­.Jean, «c'est l'exposé des principes, ou plutôt la grande thèse de l'enseignement chré­tien tel que l'a toujours compris, tel que le comprend encore aujourd'hui notre Mère la Sainte Eglise».

Ajouterai-je que ces discours dénotent une véritable érudition, une connaissance se­rieuse des travaux contemporains sur l'histoire, la géographie, les sciences; qu'un souffle puissant de patriotisme les anime; qu'ils sont bien propres à incliner les âmes vers la vérité, la justice, l'amour du devoir, l'honneur, parce qu'ils respirent abon­damment l'amour de Dieu et l'amour de la patrie?

Il me semble qu'on ne saurait trop recommander ce volume aux lettrés, aux étu­diants, et spécialement aux pères,et mères de familles, aux chefs d'institution, à tous ceux qui, par devoir où par zèle chrétien, s'occupent de l'éducation de l'enfance et de la jeunesse.

J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect, Monseigneur, de Votre Gran­deur le très humble fils et Vicaire-général.

A. MATHIEU

Protonotaire apostolique, Curé-Archiprêtre de St-Quentin

Saint-Quentin, le 25 mai 1887

Sur le rapport, d'ailleurs conforme à nos propres sentiments, de notre Vicaire-Général, M. Mathieu, nous autorisons volontiers la publication des discours appréciés ci-dessus.

+ ODON, Evêque de Soissons et Laon

Dédicace a notre saint père
le pape

TRES SAINT PERE,

Les pensées et les cœurs de tous vos enfants sont tournés vers vous tout particulièrement cette année, à cause de l'heureux anniversaire de­miséculaire de votre sacerdoce.

Les hommages les plus variés vont affluer de toutes les parties du monde chrétien pour consoler votre cœur dans votre douloureuse mais noble et fière retraite du Vatican. Les chefs-d'œuvre de l'orfèvrerie, de la peinture, de la sculpture et de la broderie se mêleront aux produits de l'industrie et du sol; les hommages solennels du savant et du poète, à l'humble supplique du fidèle. Personne ne sera éconduit et aucune of­frande ne paraîtra téméraire.

Il me souvient d'avoir vu à pareille fête, il y a vingt ans, sous les cloîtres majestueux de la Chartreuse du Viminal, ce mélange gracieux du petit et du grand, les fruits des provinces agricoles de la Sabine et de la Romagne à côté des œuvres d'art de Rome, de Paris, de Vienne, de Madrid et de Munich, et le vœu du pauvre n'était pas moins touchant à voir que celui du riche.

J'ose donc aujourd'hui apporter aux pieds de Votre Sainteté le plus humble des hommages littéraires, quelques discours sur l'Education et les Lettres chrétiennes. C'est un faible écho, et le plus faible, de la grande voix du Pontife qui joint à l'éclat surnaturel de son autorité doctrinale la gloi­re de se montrer le protecteur éclairé des études philosophiques et histo­riques, et d'être dans la littérature elle-même et jusque dans la poésie ly­rique, sa forme la plus élevée, un maître et un modèle.

Nos évêques vénérés, en nous redisant les titres de Votre Sainteté à notre profonde reconnaissance et à notre humble et filial dévouement, nous montrent vos lumineux enseignements se succédant dans une suite d'immortelles Encycliques qui resteront comme des monuments théolo­giques et littéraires dignes des plus beaux siècles de notre histoire.

Ils nous rappellent les grandes lumières jetées ainsi, par les leçons sa­crées qui tombaient de la chaire du Vatican, sur la vraie civilisation, sur les faux systèmes de la philosophie, sur la philosophie scolastique, sur la théologie de saint Thomas, ce foyer lumineux où se fondent ensemble les enseignements de tous les Pères de l'Orient et de l'Occident, sur les ori­gines du pouvoir, sur les sociétés secrètes, devenues le grand danger de la société contemporaine, et sur la constitution chrétienne des états.

Pour nous, humble ministre de l'Eglise, dans notre modeste sphère, nous avons eu à redire les grandeurs et à montrer les fruits de l'éduca­tion chrétienne et de l'enseignement chrétien dont nous nous sommes fait un instrument trop inhabile, en vue de plaire au divin Cœur de Jésus, en formant les enfants, qui lui sont si chers, à la piété et aux lettres chrétiennes.

Votre bénédiction est déjà descendue plusieurs fois sur notre œuvre par l'entremise de notre illustre et si bienveillant métropolitain, le cardi­nal Langenieux, et de notre si vénéré et si paternel évêque, Monseigneur Thibaudier.

Nous la sollicitons de nouveau pour ces humbles pages qui doivent être un enseignement pour les élèves des maisons chrétiennes, entre les mains desquels elles tomberont, et un encouragement pour les familles qui bravent les préjugés du jour pour rendre justice à l'éducation chré­tienne, et en réclament les bienfaits pour leurs enfants.

Daignez donc, Très Saint Père, agréer cet indigne hommage du plus humble des ministres de l'Eglise.

L. DEHON,

Supérieur des Prêtres de la Société du Cœur de Jésus

Saint-Quentin. - En la fête de S. Joseph, 19 Mars 1887

Preface

Il est d'usage, dans les solennités de distributions de prix, de traiter de quelque su­jet relatif à l'éducation ou à l'enseignement. Nous avons dû le faire à diverses repri­ses depuis la fondation de l'Institution Saint Jean.

Ces discours réunis forment un ensemble et font partie d'un plan déterminé. Dans le premier, en 1877, nous avons tracé les grandes lignes d'un programme d'éducation, et indiqué ce qui nous paraît être l'idéal du maître chrétien.

Dans les discours des années qui ont suivi, nous avons montré successivement ce que l'éducation, dans ses diverses parties, doit de perfection et déforce à la foi chré­tienne; dans le second, nous avons essayé de dire combien grand est l'éclat que les let­tres doivent à la religion; dans le troisième, ce que le patriotisme emprunte d'ardeur à la foi; dans le quatrième, ce que la religion ajoute aux aimables vertus de l'enfance; dans le cinquième, les rapports étroits qui l'unissent aux sciences positives elles­mêmes; enfin nous avons traité au même point de vue, dans le sixième et le septième, de l'histoire et de la géographie.

Nous y avons joint un discours sur le culte du Sacré-Cœur de Jésus dont nous nous efforçons défaire régner, dans notre œuvre d'éducation, la douce et fortifiante influence.

Tels sont les discours que nous présentons aujourd'hui au public, encouragé par une voix vénérée dont nous n'avions pas à discuter le conseil1).

Ils se sont réunis insensiblement les uns aux autres, et ainsi ce livre s'est fait com­me de lui-même, pour ainsi dire, sans que nous y ayons pensé.

Nous nous sommes efforcé de condenser en quelques pages ce qui a été dit de meil­leur et de plus substantiel par les auteurs les plus autorisés dans les questions d'édu­cation et d'enseignement.

Si le mot ne paraît pas trop prétentieux, c'est une déclaration de principes, ou plu­tôt c'est la grande thèse de l'enseignement chrétien tel que l'a toujours compris, tel que le comprend encore aujourd'hui notre Mère la Sainte Eglise.

Les questions d'enseignement sont, plus que jamais, à l'ordre du jour. On com­prend que l'avenir appartient à ceux qui auront entre leurs mains la formation des gé­nérations nouvelles, et c'est ce qui explique la vivacité de la lutte engagée à ce sujet en­tre les catholiques et les représentants de l'incrédulité.

Certes, les efforts tentés depuis un demi-siècle par les amis de l'Eglise n'ont pas été sans résultat. Depuis que l'initiative de quelques catholiques ardents a conquis de haute lutte la liberté, au moins partielle, de l'enseignement secondaire, une salutaire transformation s'est opérée dans les idées et l'esprit de la classe dirigeante et de la classe moyenne. Cette liberté, toute imparfaite et restreinte qu'elle soit, a produit un bien immense, et il serait difficile d'en calculer les merveilleux résultats. Grâce à Dieu, il y a aujourd'hui une jeunesse catholique, tandis qu'en 1830, et même en 1848, elle existait à peine.

La création des Universités catholiques accéléra encore ce mouvement, en sorte qu'on pouvait entrevoir le jour où la meilleure partie des élèves de nos grandes écoles gouvernementales déserterait les rangs de l'indifférence et de l'irréligion pour revenir à la foi.

On essaya, par des mesures qu'il est inutile de rappeler ici, de ruiner des œuvres aussi riches d'espérances. On découronna les Universités catholiques en leur enlevant la collation des grades. Puis les décrets de 1880 portèrent à l'enseignement religieux un coup que l'on croyait mortel. Cependant, grâce à Dieu, cet enseignement n'est pas mort, et le jour viendra où il se relèvera plus florissant et plus prospère que jamais.

Dieu a voulu être appelé, dans nos Livres Saints, le Dieu des sciences2). C'est la grâce de notre divin Sauveur qui est venue perfectionner, parmi nous, l'éducation3), et il faut que toutes les sciences comme toute langue confessent le nom du Roi Jésus4).

Combien elle était belle et vraie, cette sublime conception du Moyen-Age qui voyait toutes les sciences, non point séparées et isolées l'une de l'autre, mais groupées en un faisceau lumineux, ou plutôt encore disposées par degrés, selon leur élévation et leur dignité, et composant une admirable gradation, couronnée par la Théologie, la «science de DIEU», qui les domine toutes, comme une Reine, par son incompara­ble élévation. Chacune d'elles inclinait devant Dieu sa tête chargée de couronnes glo­rieuses, et toutes ensemble, dans un chœur harmonieux et puissant, chantaient un hymne à la gloire du Dieu de toute science, de Celui qui est, par essence, la Lumière et la Vérité.

Il faut revenir à cette conception grandiose, qui est la seule vraie; plus que jamais il faut affirmer et proclamer hautement l'union de toutes les branches des connaissan­ces humaines à la religion; plus que jamais il faut imprégner d'esprit chrétien les sciences et les lettres, l'histoire et la philosophie, et, pour tout dire en un mot, l'ensei­gnement tout entier.

Le salut est à ce prix. On avait méconnu autrefois cette nécessité, et l'on considé­rait la littérature en particulier comme un art de simple agrément; mais le temps n'est plus où Boileau, si grand chrétien d'ailleurs, pouvait dire, sans que personne eût la pensée de trouver son assertion étrange:

De la foi d'un chrétien les mystères terribles

D'ornements égayés ne sont pas susceptibles5)

Le «législateur du Parnasse» considérait la question à un point de vue trop restreint; il méconnaissait la vraie grandeur des lettres, et ne voyait que «des orne­ments égayés» là où doivent régner le Beau, le Vrai et le Bien. Il admettait la sépa­ration de la religion et des lettres, comme d'autres admettent aujourd'hui la sé­paration de l'Eglise et de l'Etat. C'était, dans un ordre de choses différent, la même erreur. Elle fut funeste à la France. On le vit bien un siècle plus tard, après l'éclosion complète de toutes les conséquences dont elle contenait le germe fatal.

De nos jours, l'illusion n'est plus possible. Il est trop évident que, depuis six ou sept ans surtout, l'instruction publique, dans la pensée et l'intention de certains hommes, est devenue une œuvre de combat; quoi que l'on puisse et que l'on doive dire à la louange de ceux qui, au sein même de l'Université, gardent à la religion une fi­délité persévérante qui n'est pas sans courage, il est certain qu'une intention hostile a présidé à la formation des programmes nouveaux et à l'organisation de l'instruction publique.

L'irréligion a fait arme de tout. Ce n'est plus seulement l'histoire qui «est en conspiration flagrante contre la vérité», mais on s'est servi encore, pour la combattre, de la philosophie, de toutes les sciences exactes, de la littérature, de la poésie, et même du manuel élémentaire de nos humbles écoles de campagne. Il faut donc suivre l'in­crédulité sur son terrain; toutes les sciences ont été, entre ses mains, des armes contre la religion; il faut montrer que toutes sont les auxiliaires de la vérité et de la religion. C'est le secret de leur véritable grandeur. Ce sera une réparation. Ainsi on réalisera, dans la sphère des choses de l'esprit, la grande parole de saint Paul, qu'il faut tout renouveler et réparer dans le Christ6). Tels sont, d'après nous, les sentiments qui doi­vent animer un maître chrétien; c'est la conscience de ces devoirs austères et sublimes qui fait ressembler l'éducation à un sacerdoce et élève l'enseignement à la hauteur d'une vocation.

Ces pages sont donc un exposé de principes; elles sont, en même temps, une apolo­gie qui ne paraîtra pas inopportune, à l'heure où l'enseignement chrétien est attaqué de toutes parts.

Il y a des esprits droits et de nobles cœurs qui se croient dans le vrai en méprisant cet enseignement.

N'est-ce pas faire acte de vérité et de justice que d'essayer de dissiper leurs préven­tions, en exposant simplement et loyalement nos méthodes, en mettant toutes nos idées sur l'éducation en pleine lumière, afin qu'on en puisse juger en toute connaissance de cause et sans danger d'illusion?

Depuis quelques années, l'attaque de nos ennemis a redoublé d'intensité; il sem­blait que chaque année dût ajouter sa nouvelle accusation au long réquisitoire dont on voulait charger l'enseignement religieux.

Nous en subissions le contre-coup, et nous saisissions l'occasion de nos distribu­tions de prix pour y répondre.

On disait la religion, c'est l'ignorance. Il fallait donc montrer, au contraire, combien sont merveilleux les fruits de la religion dans le domaine des lettres.

On disait que nous n'étions pas patriotes. C'était donc notre devoir de protester, comme catholiques et comme Français, et de montrer, l'histoire à la main, que la re­ligion est la meilleure école de patriotisme.

On se souvint des Provinciales, et on attaqua la morale du christianisme; c'était encore pour nous un devoir sacré de montrer de quel radieux éclat la religion fait bril­ler les vertus de l'enfance.

La science, disait-on, est incompatible avec la religion. Nous devions, nous, af­firmer et prouver que la religion et la science ont entre elles une étroite parenté, et que, selon un mot célèbre, si la demi-science éloigne de la religion, la vraie sciencey rame­ne.

Nous remercierons Dieu, si cette esquisse d'apologie de l'éducation chrétienne a pu raffermir quelques espérances chancelantes, dissiper quelques préjugés, éclairer quel­ques âmes loyales, attacher de plus en plus la jeunesse chrétienne à un enseignement qu'elle aime, et peut-être encore inspirer quelque idée utile à un maître chrétien.

Premier discours
de l'éducation chrétienne

MESSIEURS,

Nous nous présentons à vous comme des hommes d'éducation. Nous sentons toute l'importance de l'œuvre que nous entreprenons. Nous comprenons toute notre responsabilité devant les pères et les mères de famille qui nous confieront ce qu'ils ont de plus cher, devant la société dont nous allons former quelques membres choisis, devant Dieu qui aime tant l'enfance et qui veut qu'on la traite avec un souverain respect.

Cette importance de l'éducation est, du reste, une vérité de sens com­mun. Le ciel l'a proclamée par la Sainte Ecriture, et tous les échos de la terre l'ont répétée.

«C'est un proverbe, disait Salomon, que l'homme suit pendant toute sa vie la voie de sa jeunesse»7).

Platon disait: «Les commencements sont tout dans une nature jeune et tendre, dont toutes les parties gardent l'empreinte qu'on leur donne8). Et Leibnitz: «J'ai toujours pensé qu'on réformerait le genre humain, si l'on réformait l'éducation »9).

Il suffit de citer ces deux philosophes entre mille.

Les questions d'éducation ont passionné toutes les générations. Elles ont toujours exercé sur les esprits un irrésistible attrait. Il n'est pas un penseur qui n'ait exposé ses vues sur l'éducation. Les philosophes y ont cherché un moyen de moralisation, les politiques un moyen d'influence. Toutes les législations ont essayé de l'organiser et de la diriger. Il n'est point de matière qui ait été traitée par un plus grand nombre d'écrivains10).

Vous attendez de nous notre profession de foi sur l'éducation et l'idéal que nous nous en sommes formé, sur ses instruments, sur la méthode qui a nos préférences, sur les fruits qu'on en doit espérer; nous allons vous l'exposer loyalement.

Qu'est-ce donc que cette œuvre importante de l'éducation, et quel est son but?

Un homme du monde, de ceux qui vivent en dehors de notre milieu chrétien et qui ne portent pas bien haut leurs regards, me répondrait: «L'éducation, c'est l'acquisition des connaissances requises pour subir avec succès un examen, pour s'ouvrir une carrière et se faire une réputa­tion d'homme instruit. C'est encore la formation au savoir-vivre, au bon ton, aux bonnes manières, à tout ce qu'il faut, en un mot, pour faire son chemin en ce monde».

Tout cela est bon, mais est-ce bien là tout?

Voici maintenant la pensée chrétienne, traduite dans le langage élevé et poétique d'un des évêques les plus éloquents de ce siècle11).

«Tout chrétien baptisé est une fleur divine, ou plutôt c'est un dieu en fleur; chacun de ses actes doit être un pas vers la maturité, vers l'âge parfait, vers la grandeur et la taille divine.

Enfants du baptême, de la première communion, l'Eglise votre Mère vous a suggéré des prétentions immenses, vous a montré votre nature di­vine, vous a soufflé des haines sacrées contre le mal, contre la passion, contre le démon.

Un vrai chrétien n'est-il pas éminemment au-dessus d'un homme qui ne serait que roi? Ne doit-il pas avoir une âme plus grande, faire de plus nobles actions, porter une plus belle couronne? Instruisez-le donc dès sa plus tendre enfance, ou faites-le instruire, chaque jour, de la grandeur de ses destinées. Gardez-vous de laisser ramper à terre sa pensée et ses désirs. Revêtez-le de ces vertus évangéliques qui seront son manteau de gloire. Ce n'est pas une éducation royale, c'est une éducation divine qu'il faut pour élever à toute sa hauteur celui qui doit être l'émule de Dieu dans la carrière de la perfection et son commensal au banquet de l'éternelle félicité».

Disons plus simplement ces grandes choses.

Au fond de tout système d'éducation, il y a une pensée dominante et essentielle, un but, un idéal. Ce but est toujours en rapport avec les doc­trines politiques et religieuses du philosophe qui conçoit ce système d'éducation, ou de la société qui l'institue. La direction imprimée à l'éducation dépend tout particulièrement de l'idée qu'on se forme de l'homme parfait. L'immense supériorité de l'éducation chrétienne sur toute autre vient de ce qu'elle a pris la perfection totale et surnaturelle de l'homme en cette vie et en l'autre comme son but et son idéal.

Platon, chez les Grecs, avait entrevu ce noble but. Il a donné de l'édu­cation la plus belle définition: «J'appelle éducation, disait-il, ce qui don­ne au corps et à l'âme toute la beauté et toute la perfection dont ils sont susceptibles»12). Et dans cette perfection de l'âme, il n'avait pas seulement en vue la vie présente. «C'est une folie, pour une créature mortelle, dit-il ailleurs en parlant encore de l'éducation, d'avoir plus de souci de cette courte existence que de l'éternité»13). Mais ces vues élevées de Platon ont été tout exceptionnelles et sont restées un idéal sans réalité.

Pour mieux comprendre l'idéal chrétien et le faire ressortir davanta­ge, demandons à l'histoire ce qu'elle nous offre en dehors de lui.

Il y a eu l'idéal des peuples primitifs, celui de Sparte, celui de Rome avant les guerres puniques. Pour ces peuples, l'homme parfait c'est le soldat vaillant, dur à la fatigue, docile à la discipline. L'éducation, chez eux, se réduit presque au développement des forces physiques et de l'adresse du corps.

Il y a eu l'idéal politique. C'est celui des pouvoirs implantés par la for­ce et qui veulent prévenir leur discrédit dans les esprits. C'était celui de la Convention en 1792. La politique devient alors la préoccupation presque exclusive des organisateurs de l'éducation nationale. Tout le reste, religion, délicatesse des mœurs, culture de l'esprit, noblesse du cœur, est absolument méprisé ou relégué au second plan. L'homme semble n'être qu'un animal politique, venu au monde pour connaître, aimer et servir la Constitution. La Déclaration des droits de l'homme était déjà, pour Talleyrand, le catéchisme de l'enfance14). Pour Lepelletier de Saint-Fargeau, Barrère, Danton, et pour la Convention qui les ap­prouve, la famille doit abdiquer ses droits devant l'Etat. Les enfants ap­partiennent à la grande famille sociale avant d'appartenir à leur famille privée15).

Sur cette base on érigeait des systèmes qu'on aime à relire, ne serait­ce qu'à titre de divertissement. On proposait, par exemple, l'éducation commune de tous les enfants loin de leur famille, à partir de l'âge de cinq ans, éducation limitée aux connaissances élémentaires et confondue avec l'apprentissage professionnel, sans distinction de sexe, voire même avec costume identique16).

Ce n'est pas là, vous le pensez bien, notre idéal.

L'idéal politique ne fut pas étranger non plus à l'organisation premiè­re de l'Université avec son monopole exclusif, sous le Consulat et l'Em­pire.

Il y a encore l'idéal utilitaire. C'est celui d'une nombreuse école an­glaise contemporaine, celui des positivistes en France. Tout le dévelop­pement de la personne humaine pour eux se réduit à l'activité physique et industrielle. L'homme n'est qu'un être matériel. D'âme, de morale, de culture intellectuelle, de religion, il n'en est guère question.

Il y a, enfin, l'idéal que j'appellerai critique, ou de l'art pour l'art. C'est celui d'un grand nombre de membres de l'enseignement officiel de notre temps. Ils cultivent les lettres et la philosophie, mais ils n'ont pas d'autre culte que celui de la forme dans la littérature et dans l'art. Ils re­jettent tout principe religieux. Pour eux, Dieu n'est qu'une idée et tou­tes les religions sont des évolutions progressives de l'esprit humain.

L'idéal chrétien seul embrasse à la fois tous les éléments de la perfec­tion humaine.

L'éducation chrétienne ne néglige pas ce qui importe au développe­ment physique. Elle se préoccupe de l'hygiène et des exercices du corps. Elle regarde les lettres et les sciences comme nécessaires pour développer les facultés les plus essentielles de l'esprit. elle forme le jugement par la philosophie et par l'histoire, le goût par la connaissance des modèles de la littérature et de l'art, la volonté et le cœur par la religion, les mœurs et le caractère par les procédés délicats en usage dans la meilleure socié­té.

Elever un chrétien, ce n'est pas seulement lui donner des notions de science humaine qui l'aideront à se créer une position dans la vie. Ce n'est pas seulement le former à une délicate politesse, lui donner une science profonde et en faire un homme qui puisse et veuille se mêler à tous les progrès du génie humain. C'est aussi et avant tout former en lui un noble et grand caractère, des mœurs pures, de mâles vertus. C'est faire croître en son âme la foi qui ouvre à l'entendement le monde invisi­ble, l'espérance qui fortifie le cœur par la perspective d'une félicité mé­ritée, et l'amour qui rend Dieu sensible dans les ombres froides de la vie.

Elever un chrétien, c'est encore former un homme de cœur, un hom­me de sacrifice et de dévoûment, un homme qui ait secoué le joug de l'égoïsme. Quelle que soit la carrière qu'il embrassera un jour, prêtre, soldat, agriculteur, industriel ou magistrat, le disciple de l'éducation chrétienne y portera cette conviction ardente et profonde, qu'il a une in­fluence régénératrice de parole et d'exemple à y exercer.

Tout ce que Dieu lui a donné de talent ou de génie, tout ce que l'édu­cation lui a communiqué de forces intellectuelles et morales, tout cela ne sera pas seulement pour lui le moyen d'honorer sa vie; ce sera encore l'instrument du bien qu'il doit accomplir. Dans la sphère d'action où la Providence le placera, il sera le missionnaire de la vertu et la vivante image de Jésus-Christ.

Tel est le but de l'éducation chrétienne. Tel est le nôtre. Et si notre at­tente n'est pas trompée, nos élèves, ceux du moins qui répondront plei­nement à nos soins, trouveront dans l'esprit que nous donnerons à la maison, dans le culte particulier du Sacré-Cœur de Jésus et la protection de son aimable disciple saint Jean, une grâce spéciale de pureté, de dou­ceur, de piété et de zèle pour le bien.

Tel est notre idéal. C'est aussi le vôtre, n'est-il pas vrai?

Disons maintenant ce que doivent être, selon nous, les instruments de l'éducation chrétienne, les maîtres qui la distribuent, les livres dont ils se servent.

Le maître a, vis-à-vis de son disciple, l'action d'une véritable paternité spirituelle. Il engendre véritablement en lui la vie et la ressemblance de son âme. La vie intellectuelle et morale s'épanche de l'âme de l'édu­cateur dans l'âme de son élève par deux sources: la parole et l'exemple. Il lui communique ses pensées. Il lui révèle le vrai, tel que son intelligen­ce le conçoit; le beau, tel qu'il le comprend et qu'il a su l'aimer; le bien, tel que sa conscience le lui dicte.

Indiquer une telle mission, c'est assez dire sa responsabilité en même temps que sa noblesse. Aussi je comprends que les familles chrétiennes soient exigeantes vis-à-vis de ceux qu'elles acceptent comme des seconds pères pour les âmes de leurs enfants.

Il ne suffit pas qu'ils soient du vulgaire des vertueux, et le renom d'honnête homme n'est pas, pour eux, un brevet dont on puisse se con­tenter. Il faut qu'ils soient de grands chrétiens afin que l'enfant sente en quelque sorte, dans toute leur personne, le Maître des maîtres, le CHRIST qu'ils représentent et dont la dignité les couvre.

Et si, avec tout ce que je viens de supposer, l'instituteur catholique a reçu du ciel une vocation qui ne le voue pas seulement à la pratique du devoir mais à l'héroïsme de la vertu; s'il a fait le serment, non pas seule­ment de l'honnêteté, mais de la sainteté; s'il ajoute à la dignité qui lui vient de sa mission cette grandeur qu'il tient de l'onction divine et d'un caractère sacré; oh! alors nul ne peut dire ce que produira dans l'enfant cette action puissante et si élevée au-dessus de la nature.

Ce n'est pas à dire pour cela que le prêtre seul puisse donner à l'enfan­ce le bienfait de l'éducation chrétienne. Tout homme profondément chrétien, prêtre ou laïque, régulier ou séculier, y suffit, mais un chrétien ne peut nier que le dévoûment spécial à JÉSUS-CHRIST, imposé par l'onction du sacerdoce ou les vœux de la religion, ne soit, en général, dans l'éducation une force et un avantage de plus.

L'aveu en a souvent échappé à l'impartialité des éducateurs laïques eux-mêmes. Voici, par exemple, quelques pensées exprimées par un professeur de Faculté dans un ouvrage couronné par l'Académie17).

«Il y a certainement beaucoup à dire en faveur de l'enseignement don­né et dirigé par des ecclésiastiques ou des religieux. Nos préférences pour l'enseignement laïque ne nous empêchent pas de reconnaître quels avantages considérables sur certains points leur caractère assure aux professeurs ecclésiastiques. L'indépendance absolue vis-à-vis du monde, la suppression de tous les liens qui attachent chacun de nous à la famille et à la société civile, le renoncement à tout intérêt terrestre, la rupture avec les passions troublantes qui usent les forces et dévorent le temps, la solitude et la paix qui empêchent l'éparpillement de la pensée sur les cu­riosités du monde et les incidents de la vie, et qui permettent à la réfle­xion de se concentrer sur un objet unique; la hauteur de pensée nécessai­rement familière à quelqu'un qui croit travailler pour l'éternité; l'habi­tude de la discipline qu'il est plus facile d'imposer aux autres quand on est le premier à s'y conformer; enfin, et par-dessus tout, la force morale, l'autorité qui n'est jamais plus grande chez l'homme que lorsqu'il s'ou­blie lui-même pour parler et agir au nom de la divinité: voilà les condi­tions favorables où est placé le prêtre ou le religieux qui se fait profes­seur».

Nous n'aurions pas facilement mieux dit les avantages de l'enseigne­ment ecclésiastique.

Un autre professeur éminent de l'Université18) rendait la même justice à l'abnégation, au dévoûment, au zèle professionnel des prêtres et des religieux dans l'éducation, zèle sans lequel le maître le plus habile et le plus distingué est impuissant à faire le bien, et il en donnait entre autres motifs celui-ci: «Il est difficile d'approcher la jeunesse sans l'aimer, et c'est une plus grande douceur pour des hommes qui ont rompu avec leur famille naturelle: ils retrouvent là ce qu'ils ont perdu».

Il y a du vrai en cela. C'est bien dans ces conditions que nous venons à vous. Indépendants vis-à-vis du monde, détachés de tout intérêt person­nel, nous serons tout à notre œuvre, tout à vos enfants. En travaillant pour eux, nous croyons travailler pour Dieu. Voilà les secrets de notre dévoûment, les secrets de l'ardeur et du zèle que nous mettrons à aider vos enfants dans leur formation pour qu'ils répondent à votre attente et à celle de Dieu qui nous les confie.

Sans insister davantage sur l'idéal du maître à nos yeux, disons notre pensée sur les livres, qui sont comme des maîtres, eux aussi, et des ins­truments d'éducation.

Le livre est un des conseillers de l'enfant. Il le suit à chaque pas. Il en­seigne avec ou contre le maître. Il influe considérablement sur l'âme du disciple.

En remontant le cours de vos années, quel est celui d'entre vous qui ne trouve pas, dans son âme, la trace profonde de quelque livre auquel se rattache telle direction de son esprit, telle idée prédominante dans sa vie?

Et pour ne parler que des influences innocentes, tel enfant aura puisé, dans le récit émouvant de naufrages fabuleux sur quelque île merveilleu­se, le goût des aventures qu'il prend pour une vocation à courir les dan­gers de la mer. Nous en avons connu de ces marins improvisés, qui, grâ­ce à ce genre de lectures, se déclarent décidés à l'âge où ils n'ont pas en­core pu réfléchir. Cependant la tendresse inquiète de leurs mères s'agite autour de leurs projets menaçants. Heureusement l'expérience inter­vient pour imposer des délais à leurs désirs prématurés, et ces héros, qui se comptaient par centaines au début de l'adolescence, voient peu à peu leurs rangs s'éclaircir. Alors les aptitudes réelles apparaissent, les voca­tions sérieuses se dessinent, et la vie mieux discutée prend sa direction véritable.

Mais les conseils de la sagesse, utiles dans ces circonstances, pourront ­ils toujours s'adresser avec fruit à des esprits profondément remués par un autre genre de lectures? Supposez que la raison de l'enfant soit saisie de bonne heure par le faux, que les notions du juste soient bouleversées dans son esprit, que ses passions soient éveillées par des images suspec­tes, et que son cœur soit dévoyé par les écrits malsains qui circulent, avec l'attrait du mystère, parmi les élèves de certaines maisons, la sages­se des parents et des maîtres n'aura plus seulement à lutter contre les er­reurs d'une imagination jeune et imprévoyante; le combat sera plus sé­rieux et la victoire moins assurée, parce qu'il ne s'agira plus de discuter telle ou telle forme accidentelle de la vie, mais d'arracher la vie elle­même à une direction funeste.

Ce péril peut se rencontrer dans l'enseignement lui-même et dans les lectures de délassement qui accompagnent l'enseignement. Dans l'ensei­gnement, il y a l'élément païen qui doit être présenté avec prudence.

Les auteurs profanes tiennent une grande place dans nos program­mes officiels, une place beaucoup trop grande. Le Conseil supérieur de l'instruction publique, en 1875, avait rendu justice, bien que très impar­faitement encore, aux classiques chrétiens en les rétablissant au pro­gramme de la classe de troisième pour le grec, et de la classe de seconde pour le latin, et en les inscrivant parmi les auteurs de la licence.

L'Eglise voudrait l'enseignement mixte de ces deux littératures, qui ont toutes deux leurs chefs-d'œuvre et qui appartiennent à des civilisa­tions différentes; mais elle voudrait aussi que l'enseignement des auteurs profanes fût entouré de précautions préservatrices toutes spéciales19).

Le beau, n'est-il pas la splendeur du vrai selon la définition de Platon? De même que le beau, dans l'ordre naturel, propre à la civilisation païenne, se rencontre dans la première littérature latine, de même le beau, le sublime, naturel et surnaturel, abonde et resplendit dans la se­conde.

L'art de bien dire, considéré dans sa source primitive, n'est-il pas une merveilleuse émanation du Verbe de Dieu, de la Parole de Dieu le Père? Comment donc pourrait-on croire que le Verbe incarné, qui avait dai­gné dispenser le don de la parole aux nations qui ne le connaissaient pas, l'aurait ensuite refusé à l'Eglise, son épouse, qu'il s'est acquise au prix de son sang précieux?

L'Eglise n'a jamais exclu les auteurs profanes de l'enseignement. Par sa pratique comme par sa doctrine, elle nous a appris qu'ils peuvent être les auxiliaires de la vérité, et elle les a admis en concurrence avec les au­teurs chrétiens.

N'est-il pas avantageux d'étudier le beau et le sublime partout où ils se rencontrent? On doit tenir compte des hommes de génie, alors même qu'ils n'ont pas eu le bonheur de professer la vérité complète. Homère et Virgile seront toujours un sujet d'admiration, tant que la poésie conti­nuera à être une des préoccupations du genre humain; et aussi long­temps qu'il sera question d'enseigner les préceptes de l'éloquence, les modèles indiqués seront toujours Démosthène et Cicéron.

Tel a été, sans contredit, l'enseignement traditionnel et constant de l'Eglise20).

«Les livres profanes, disait saint Basile le Grand, sont aux Livres saints ce que le feuillage de l'arbre est aux fruits: il les précède, il les cou­vre aussi et leur sert de parure»21). Et ce saint docteur admirait, dans la lit­térature profane, non seulement la forme brillante et la perfection du style, mais encore la beauté des exemples et l'élévation des pensées. Il demandait toutefois qu'on fit un choix des auteurs, et qu'on les lût com­me les abeilles pillent les fleurs en n'en recueillant que le miel. Mais il voulait, lui aussi, qu'ils fussent les auxiliaires de la vérité et qu'on les étudiât conjointement avec les auteurs chrétiens.

Son sentiment fait autorité dans l'Eglise. «La coutume constante de l'Eglise, nous rappelait encore récemment notre vénéré pontife Pie IX22), a été d'apprendre le latin aux jeunes gens par l'étude mixte des auteurs sacrés et profanes».

Personne ne met en doute que telle ait été la pratique des premiers siè­cles de l'âge des docteurs. Au moyen-âge même, l'Eglise, dans ses écoles monastiques, garda l'usage des grands classiques païens avec celui des auteurs chrétiens.

Si Charlemagne a pu ranimer le culte de la littérature et produire, avec l'aide d'Alcuin, une première renaissance, c'est qu'il a trouvé à Rome, dans les écoles pontificales, des traditions, des maîtres et des li­vres qu'il n'a eu qu'à transplanter en France, et l'on sait qu'il en rap­porta les chefs-d'œuvre des littératures grecque et latine en même temps que les principaux écrits des Pères de l'Eglise.

Notre grand siècle classique, le XVIIe siècle, ne procédait pas autre­ment. Les auteurs chrétiens faisaient le fond de l'enseignement. Les au­teurs profanes s'y ajoutaient, comme il convient, à la fin des études.

Fenelon n'est pas suspect, sans doute, d'ignorance ou de mépris des classiques, et l'on sait quelle direction il donna à l'éducation du duc de Bourgogne. Il commença par lui faire étudier les Livres sapientiaux dans l'Ecriture Sainte, puis quelques livres choisis de St Jérôme, de St Augu­stin, de St Cyprien, de St Ambroise, quelques poésies de Prudence et de St Paulin et l'Histoire de Sulpice Sévère23). C'est seulement après ces pre­mières études qu'il l'initia aux lettres païennes, en lui apprenant à les faire servir à la sagesse chrétienne, comme il en donne l'exemple dans son Télémaque et ses Dialogues des Morts.

C'est ainsi qu'il faudrait user de la littérature profane, pour qu'elle serve à la foi et ne la détruise pas.

Nous en sommes loin aujourd'hui. Les étudiants de nos collèges arri­vent à ce résultat, qu'ils connaissent mieux la mythologie que l'Histoire Sainte, les faits et gestes des dieux du paganisme que ceux des héros chrétiens.

Montalembert en faisait le remarque dans l'introduction à son beau li­vre sur les moines d'Occident: «Ne sommes-nous pas tous sortis du col­lège, disait-il, sachant par cœur les traits peu édifiants de l'histoire de Jupiter, et ignorant jusqu'au nom même des fondateurs de ces ordres re­ligieux qui ont civilisé l'Europe et tant de fois sauvé l'Église?».

Nous réagirons contre cet abus dans la mesure du possible, eu égard aux programmes que nous imposent les examens.

Quant aux lectures de délassement, nous veillerons à ce qu'elles soient choisies avec une délicate prudence, afin qu'elles ne pèchent ni par l'ex­cès de gravité ni par la puérilité. Nous n'aimons ni les esprits légers ni les docteurs trop précoces. L'enfance est le printemps de la vie. C'est l'âge des fleurs plutôt que celui des fruits. L'épanouissement et la fraîcheur lui conviennent plus que la maturité. Dieu donne souvent à l'enfant la beauté, et sa naïve bonté est comme un parfum qui réjouit.

Puissions-nous être, à l'égard de nos enfants, de dignes instruments du CHRIST! Puissions-nous répondre à une mission si belle et posséder, avec les qualités du maître chrétien, ce quelque chose de particulière­ment élevé, suave et pur, que ne peut manquer de donner l'imitation de l'aimable Apôtre si dévoué aux enfants et l'union spéciale avec le Sacré-­Cœur de JÉSUS, ce Cœur si ami des enfants et si plein de grâces pour eux!

Après avoir traité des instruments de l'éducation, il faut parler de la méthode.

Une question capitale dans la méthode de l'éducation est celle du mo­bile à donner aux efforts de l'élève.

Le conduirons-nous par la crainte, par l'affection, par le sentiment de l'honneur ou de la foi?

Et d'abord, il faut poser en principe que l'enfant a besoin d'une direc­tion puissante. Il apporte en naissant un mélange de bonnes et de mau­vaises qualités, d'instincts funestes et d'heureuses inclinations.

La révélation mosaïque et chrétienne nous explique ce mystérieux combat dans l'âme de l'enfant par la déchéance originelle. Il y a là com­me deux armées de penchants et d'inclinations contraires. Quel guide donnerons-nous aux tendances vers le bien? Il faut un point de rallie­ment à ces forces et comme un guidon qui les groupe. Ce sera la pensée dominatrice de l'âme et l'impression sous laquelle nous la mettrons.

Quelle sera cette pensée ou ce principe dominateur qui soutiendra l'âme de l'enfant dans le travail, dans le devoir, dans la vertu, dans la constance?

Les ressources humaines offrent spontanément la crainte, la honte ou l'honneur, et l'affection filiale.

La crainte humaine: on ne peut pas se priver entièrement de son con­cours, mais en faire le mobile principal de l'enfant, n'est-ce pas aigrir et dessécher son cœur? N'est-ce pas le porter à la dissimulation? C'est à coup sûr étouffer les plus généreux élans de sa nature, et amoindrir son âme jusqu'à donner à toutes ses actions cette fin égoïste et sans noblesse, d'éviter une correction.

La honte ou l'honneur: c'est le principe qui est mis au premier rang quand l'éducation n'est pas fortement chrétienne. On appelle encore ce mobile, l'émulation; et bien souvent son nom vrai, c'est la vanité.

Ce principe a sa valeur. Il est souvent une ressource, mais souvent aussi il reste superficiel et dangereux. Superficiel, parce qu'il ne deman­de après tout que les dehors de la vertu. Peu importe, pour la plupart, ce que dit la conscience, si les apparences sont sauvées et si l'honneur est ménagé. Dangereux, parce qu'il se résout dans l'amour-propre, l'égoïsme et la complaisance en soi-même. C'est là une singulière prépa­ration à la vie de dévoûment, de devoir et de générosité que la société chrétienne attend de cet enfant.

Les parents mettent leur confiance en un troisième mobile: l'affection filiale. L'enfant, pensent-ils, sera fidèle au devoir et à la vertu pour plai­re à ceux qu'il aime.

Ce sentiment est digne, et nous voudrions qu'il fût moins oublié. Mais suffira-t-il toujours? Ne le voyez-vous pas échouer d'ordinaire à l'âge où l'adolescent consulte plus son imagination troublée et ses pas­sions naissantes que les affections de son enfance?

Qu'avons-nous donc à offrir pour combler toutes ces lacunes? Nous avons le principe chrétien, et nous voulons que ce soit lui qui ait ici le premier pas.

La pensée de Dieu, leur créateur et leur maître, son omniprésence, sa justice, sa bonté, ses promesses, le CHRIST rédempteur et sa grâce, l'ac­tion toute-puissante de l'Eucharistie, et la douce influence de nos fêtes chrétiennes, telles sont nos ressources divines, qui produiront, nous en sommes certains, une éclosion merveilleuse de piété chrétienne et filiale, de travail, de douceur, de charité, de force et de constance.

Outre la grande question du mobile à donner à l'élève, il y a cent au­tres questions de méthode.

Il faudrait parler de la discipline, des diverses branches d'études: let­tres, sciences, grammaire, littérature, philosophie, langues anciennes, langues vivantes, histoire, géographie; du classement de ces diverses parties de l'enseignement et de la part à donner à chacune d'elles. Il fau­drait parler des procédés d'éducation et d'enseignement, de l'enseigne­ment progressif, de l'enseignement par les yeux, de la psychologie de l'enfant et du développement de ses facultés. Il faudrait distinguer les études utiles et les études de luxe.

Mais toutes ces considérations seraient interminables. Nous avons un moyen plus simple de vous faire connaître notre méthode. Le voici: nous prendrons, dans son ensemble, la grande méthode chrétienne, celle qui a commencé après la paix de l'Eglise, avec les Pères de l'Eglise grecque et ceux de l'Eglise latine; celle qui est devenue successivement, en s'adap­tant aux besoins de toutes ces époques, mais en gardant toujours ses grands principes fondamentaux, la méthode des écoles monastiques et des écoles épiscopales du moyen âge, celle des grandes universités du XIIe siècle, Bossuet, Fénelon, Fleury; celle qui a été codifiée par le savant et pieux Rollin dans son Traité des études.

Oui, ce beau livre de Rollin me paraît devoir rester définitivement le code de l'éducation. Les hommes les plus marquants de l'université con­temporaine le reconnaissent eux-mêmes, ceux du moins qui ne se lais­sent pas aveugler par la passion antireligieuse. Villemain et Nisard se­ront, n'est-il pas vrai, des témoins autorisés. Ecoutons-les. «Dans les choses d'éducation, dit M. Nisard, le Traité des études, c'est le livre unique ou mieux encore, c'est le livre!»24).

Villemain avait dit: «Je n'analyserai pas cet ouvrage, un peu négligé de nos jours, comme si l'on avait, depuis Rollin, découvert des métho­des nouvelles pour former l'intelligence et le cœur. Hélas! il n'en est rien: on n'a pas fait un pas; on ne fera pas un meilleur Traité des études»25).

Oui, c'est bien la manière de former l'esprit et le cœur qu'enseigne Rollin et c'est là le but de l'éducation, et sa méthode est bien la grande méthode chrétienne. Je voudrais pouvoir l'analyser et vous faire remar­quer comment il excelle dans l'art d'enseigner les lettres et dans l'art plus précieux encore de faire servir les lettres à la vertu. Pour la culture des mœurs et du caractère, aussi bien que pour l'enseignement techni­que des langues, de la rhétorique et de la philosophie, Rollin a tout dit, et tout dit excellemment.

Il est partout ce que Chateaubriand nous le montre comme professeur d'histoire: «La narration du vertueux recteur, dit-il, est pleine, simple et tranquille, et le christianisme, attendrissant sa plume, lui donne quelque chose qui remue les entrailles. Ses écrits décèlent cet homme de bien dont le cœur est une fête continuelle»26).

Voilà nos maîtres et nos modèles.

Il est vrai que ce sénat des maîtres de l'éducation n'est plus entière­ment à la mode. Leur vertu surtout est gênante. Il faut fouiller l'histoire et essayer de grouper quelques irréguliers de la grande armée des éduca­teurs. On a fait cela de nos jours et on a exhumé Rabelais, Montaigne, Ramus, Condorcet, Rousseau et les Conventionnels. On a même intro­duit quelques-uns de leurs écrits dans les programmes.

Il faut de la bonne volonté pour faire de cet ensemble une école de pé­dagogie, dite progressive, en regard des maîtres de l'éducation chrétien­ne.

Je ne désespère pas que ces recherches consciencieuses de nos adver­saires ne servent puissamment notre cause.

Les hommes de bonne foi se diront: Les adversaires de l'éducation chrétienne n'ont trouvé que ces noms à opposer à ceux de Basile le Grand, de Gerson, de Bossuet, de Fenelon, de Rollin: leur cause est ju­gée.

Y eût-il quelques idées acceptables au milieu des obscénités de Rabe­lais, qu'il ne serait guère de notre goût d'aller les chercher là.

Quant aux novateurs de la Révolution, ils sont souvent fort amusants à lire.

C'est Lequinio, déclarant que la littérature est inutile et qu'il est abso­lument superflu de s'en occuper27).

C'est Lepelletier, épris des usages de Sparte, proposant l'éducation commune des enfants des deux sexes, dans l'égalité absolue. «Il faut, dit­il, que tous aient un corps robuste, assoupli au travail. Pour cela, ils re­cevront une nourriture frugale, sans viande ni vin, et ils seront exercés à travailler la terre. S'il n'y a pas de culture à leur portée, ils iront sur les routes répandre et entasser des cailloux». C'est suffisamment démocrati­que. On ne leur parlera pas-d'ailleurs de religion positive. C'est presque du Rousseau tout pur, et, de nos jours encore, Michelet s'extasiait de­vant ce projet de Lepelletier qu'il appelait «la Révolution de l'enfance» et « l'Evangile de la pédagogie»28).

C'est Saint-Just, un élu du département de l'Aisne, qui veut aussi que les enfants soient élevés jusqu'à seize ans aux frais de l'Etat. Il est vrai que leur éducation ne sera pas dispendieuse. Leur nourriture se compo­sera de fruits, de légumes, de lait, de pain et d'eau. Leur costume sera de toile dans toutes les saisons29).

C'est Barrère, demandant qu'on se débarrassât au plus vite des livres, «de toutes ces paperasseries qui encombrent le genre humain».

C'est Fourcroy lui-même, Fourcroy, le chimiste, demandant qu'il n'y ait plus de collèges. «Instruire, c'est tyranniser; il fallait, disait-il, laisser l'enfant à lui-même».

C'est Cofinal, répondant à Lavoisier qui parlait en faveur des scien­ces: «Tais-toi, la République n'a pas besoin de chimie »30).

C'est Bouquier, présentant, aux applaudissements de la Convention, un plan qui proscrivait à jamais toute idée d'études spéculatives et scien­tifiques. «Les plus belles écoles, disait-il, les plus utiles, les plus simples, sont les séances des comités. La Révolution, en établissant des fêtes na­tionales, en créant des sociétés populaires, des clubs, a placé partout des sources inépuisables d'instruction. N'allons pas, ajoutait-il, substituer à cette organisation simple et sublime comme le peuple qui la crée une or­ganisation factice, basée sur des statuts académiques, qui ne doivent plus infecter une nation régénérée».

Et son projet fut voté le 29 frimaire an 11 (19 décembre 1793). Voilà certes bien des idées neuves auxquelles les éducateurs chrétiens n'avaient pas songé.

Mais c'est assez nous récréer.

Nous n'entendons pas, en gardant quant à la substance la grande me­thode des anciens, rejeter les améliorations et les changements que le temps et l'expérience nous ont apportés.

Les progrès des sciences exigent qu'il leur soit donné plus de place dans l'éducation.

L'histoire, enrichie par les découvertes orientales et par l'étude des sources, doit être enseignée plus complètement.

La langue latine n'étant plus comme autrefois la langue du droit, de la médecine et de la philosophie, il n'est plus nécessaire de la savoir écrire et parler; il suffit de savoir comprendre ses chefs-d'œuvre.

La facilité des relations avec l'étranger nous impose la connaissance des langues vivantes.

Le développement de l'industrie a donné lieu à la création d'un nou­veau système d'études, qui tient le milieu entre l'enseignement primaire et les humanités.

La diffusion de la gravure fournit une ressource nouvelle pour l'utilité et l'agrément de nos livres scolaires.

Nous entendons bien ne rien mépriser de ces changements qui s'im­posent et ne rien négliger de ces progrès. Nous remplirons le cadre com­mun des études actuelles en les ennoblissant par les moyens propres à l'éducation chrétienne et en les complétant autant que la rapidité du temps le permettra.

Au résumé, sans méconnaître les exigences de notre temps pour la for­mation de l'esprit de nos enfants, nous suivrons, pour la formation de leur cœur, la méthode chrétienne traditionnelle que Rollin réduisait à ces grandes lignes:

Etudier le caractère des enfants, pour se mettre en état de les bien diri­ger; se faire aimer d'eux autant que craindre; leur parler raison; les ac­coutumer à être sincères; les former à la politesse; rendre l'étude aima­ble; et surtout faire régner parmi eux la piété, qui résume et renferme toutes les bonnes dispositions du cœur.

Si nous réalisons cela, j'ai la confiance que nous aurons bien mérité de vous, de la France et de Dieu.

Enfin, messieurs, toute cette théorie si séduisante sur l'éducation chrétienne, son but, ses instruments, sa méthode, n'est-elle pas l'effet d'une illusion? L'éducation chrétienne produit-elle les fruits que nous promettons? L'essai a-t-il été fait, a-t-il répondu à cette conception?

Je voudrais pouvoir lire dans les âmes, ou plutôt je voudrais pouvoir en ouvrir devant vous les horizons, pour vous faire mieux saisir les effets de l'éducation chrétienne. Je voudrais pouvoir vous dire ces effets d'une manière bien impartiale. Le mieux sera peut-être, pour écarter tout soupçon de partialité, de faire parler des témoins.

Il y a des âmes qui semblent avoir un don particulier pour se mani­fester, ce sont celles des poètes. La Providence nous a fait rencontrer le tableau des impressions d'un poète sentimental, qui avait connu la dou­ble éducation d'un collège indifférent et d'une maison religieuse. Voici deux pages qui sont de Lamartine, vous jugerez31).

Commençons par le collège indifférent:

«Semblable, dit-il, à ces fils de barbares qu'on trempait tour à tour dans l'eau bouillante et dans l'eau glacée pour rendre leur peau insensi­ble aux impressions des climats, l'enfant a été jeté dans l'incrédulité et dans la foi. Il entre dans un collège divisé d'esprit et de tendances. Il lui faudrait deux âmes, il n'en a qu'une. On le tiraille et on le déchire en sens contraire; le trouble et le désordre se mettent dans ses idées; il en reste quelques lambeaux à la foi et quelques lambeaux à la raison; sa foi s'éteint, sa raison sans ardeur se refroidit, son âme se sèche, et son en­thousiasme se change en indifférence et en découragement».

N'est-ce pas là l'histoire de bien des âmes?

Voici maintenant l'impression que le poète avait gardée de l'éduca­tion chrétienne dans une maison religieuse.

«Tout l'art de nos maîtres consistait à nous intéresser nous-mêmes aux succès de la maison et à nous conduire par notre propre volonté et par notre propre enthousiasme. Un esprit divin semblait animer du mê­me souffle les maîtres et les disciples. Toutes nos âmes avaient retrouvé leurs ailes et volaient d'un élan naturel vers le bien et vers le beau. Les plus rebelles eux-mêmes étaient soulevés et entraînés par le mouvement général. C'est là que j'ai vu que l'on pouvait faire des hommes, non en les contraignant, mais en les inspirant».

Comme ce tableau est serein et radieux et comme il contraste avec les ombres du premier!

Après le témoignage du poète, voici l'affirmation du bon sens. Je don­ne la parole à un évêque anglican: l'Angleterre est la terre classique du sens pratique. Il parle de l'éducation en Amérique, pays des essais et des inventions. Là, on a créé des écoles neutres, c'est-à-dire des écoles sans Dieu.

Le nom est pittoresque. On le pourrait prendre pour peindre bien des maisons d'éducation françaises où la religion est si peu vivante que ces maisons, à son égard, peuvent être classées dans le genre neutre.

Que disait donc cet évêque anglican: «Qu'il aimerait mieux voir le mahometisme enseigné dans les pensions de son diocèse, que d'y voir s'implanter ces écoles d'où la religion est complètement bannie». Façon de dire comment il apprécie les résultats des écoles sans Dieu en Améri­que.

Voici maintenant le témoignage de l'homme d'expérience, de l'hom­me des affaires et du progrès. Je consulte le président de la commission français à l'exposition de Philadelphie en 1876. Le témoignage est assez récent. Le témoin est assez mêlé au mouvement industriel et scientifique.

Que dit-il dans son rapport sur l'enseignement en Amérique? Il ra­conte la décadence des écoles neutres et la supériorité incontestable, la prospérité croissante des écoles catholiques.

Les affirmations des grands esprits sont d'accord avec celles du sens commun et de l'expérience.

Acceptez-vous comme témoins suffisamment variés et autorisés le comte de Maistre, M. Thiers et M. Guizot? Joseph de Maistre, repré­sentant la philosophie catholique, M. Guizot représentant les cultes dis­sidents et M. Thiers représentant les idées dites modernes. Voici leurs dépositions: «Tout système d'éducation qui ne repose pas sur la religion, dit Joseph de Maistre, tombera en un clin d'œil ou ne versera que des poisons dans l'Etat. Si l'éducation n'est pas rendue aux prêtres, et si la science n'est pas mise partout à la seconde place, les maux qui nous at­tendent sont incalculables: nous serons abrutis par la science sans Dieu, et c'est le dernier degré de l'abrutissement».

M. Guizot disait: «On ne le croit pas encore assez, l'instruction n'est rien sans l'éducation. A quoi il faut aussitôt ajouter: Il n'y a point d'édu­cation sans religion. L'âme ne se forme et ne se règle qu'en présence et sous l'empire de Dieu qui l'a créée et qui la jugera».

Enfin, pour clore la série des témoignages que nous pourrions prolon­ger indéfiniment, nous resterons sur ce mot de M. Thiers, qui marque son sentiment sur l'éducation: «L'école ne sera bonne que si elle reste à l'ombre de la sacristie»32).

Ce que le témoignage vient d'affirmer, la raison ne le prouvait-elle pas?

L'éducation religieuse n'est-elle pas la culture des facultés les plus éle­vées de l'homme, la civilisation de l'intelligence et du cœur?

«Quel serait, demandait un des éloquents orateurs de la chaire de No­tre Dame33), un peuple dont la religion n'aurait pas réprimé dans l'enfan­ce les instincts dépravés? Il pourrait avoir de la science, mais point de foi; de l'intelligence, mais point de principes. Il connaîtrait la haine, non l'amour; la révolte, non l'obéissance; le mépris, non le respect; la volup­té, non la chasteté. Il serait capable de s'enrichir, non de se dévouer. Il serait dans son ensemble un peuple égoïste, cupide, voluptueux, sans amour, sans générosité, et pour tout dire en un mot, un peuple mal éle­vé!».

Allez dans un pensionnat, dans un collège où la religion est négligée, écartée comme un commerce inutile, ou même, hélas! méprisée et insul­tée: quelle désolante vision! quelle laideur morale à l'âge où la vie a ses plus beaux rayonnements! Cherchez là des enfants qui domptent leur égoïsme, leur orgueil, leur indépendance, leur colère, leur volonté sur­tout; vous n'en trouverez pas: l'enfant sans religion ne dompte pas ses passions.

Là vous verrez l'enfant déjà incrédule, déjà impie peut-être; et ce jeu­ne impie, il est hautain, orgueilleux, révolté, insolent, grossier, volup­tueux, méchant, presque barbare.

L'éducation qui n'est pas franchement chrétienne, laisse le cœur sans ouverture, sans expansion et sans charité.

Elle manque de force et de grâce pour cultiver la plus belle des vertus, la pureté, vertu éminemment chrétienne, une de ces vertus réservées, comme disait Lacordaire, vertus qui sont la gloire de l'Eglise.

Il faut, en effet, que le maître soit un homme de Dieu, pour faire une garde sainte autour du cœur de l'enfant, qu'habite une pureté encore ignorante et candide, ou autour du cœur de l'adolescent, qui renferme l'orage et déjà connaît l'honneur d'une chasteté éprouvée.

Seul l'homme de Dieu saura, dans son infatigable et intelligent devoû­ment, regarder ou écouter pour déjouer l'ennemi qui menace; ouvrir les yeux pour voir un signe, les oreilles pour entendre un mot révélateur; écarter d'une main discrète le poison qui se cache dans un livre, dans une amitié dangereuse; veiller en un mot avec une sollicitude maternelle ou sacerdotale, et sauvegarder avec la pureté toutes les vertus qui for­ment comme la gracieuse auréole de l'enfant chrétien.

Ainsi donc, la raison est d'accord avec l'expérience pour proclamer que l'éducation chrétienne doit présider aux premières années de la vie si l'on veut diriger cette vie vers son véritable idéal et si l'on veut obtenir des esprits véritablement éclairés, des caractères énergiques, des cœurs généreux, des hommes de foi et d'action, capables de toutes les grandes pensées, de toutes les résolutions vigoureuses, de tous les devoûments et de tous les sacrifices à la religion et à la patrie.

Ce sera, j'espère, la consolation de Monseigneur l'évêque de Sois­sons, notre si digne et si vénéré pontife, d'avoir établi, avec le concours dévoué de M. l'Archiprêtre, son vicaire général, et sans s'arrêter devant aucun obstacle, cette maison de St Jean, qui s'efforcera, tout en ne le ce­dant à aucune autre sous le rapport des études, de transmettre de géné­ration en génération l'éducation chrétienne et la science du salut.

Maintenant, chers enfants, nous vous remettons à vos parents bien­aimés. Allez retrouver la vie de famille, et avec elle le repos et l'épa­nouissement du cœur.

Les cœurs des enfants s'ouvrent bien à leur mère. Soyez confiants pour vos mères. Tant que vos cœurs et les leurs seront d'accord, vous n'aurez rien à craindre.

Nous vous remettons avec confiance à la garde de Dieu qui vous aime; à la garde de vos parents qui sont vos anges visibles sur la terre; à la gar­de de vos consciences que Dieu illumine et fortifie.

Adieu pour quelques semaines! Soyez heureux, soyez sages, soyez prudents.

Notre affection pour vous nous dicte ces derniers conseils; vos bonnes dispositions nous assurent que vous y serez fidèles.

Deuxième discours
des lettres chrétiennes
34)

MESSIEURS,

Je m'adresse ici à des amis de notre œuvre, à des amis de l'éducation et de l'instruction chrétiennes; je ne devrais pas m'arrêter à en démon­trer la grandeur et la supériorité. Mais, en ces temps d'agitation et de lutte, la vérité est si souvent attaquée, assaillie, défigurée, que ceux-là mêmes qui la connaissent sont obligés de s'en remettre chaque jour en possession par la réflexion et le raisonnement, pour ne pas se la laisser arracher et ravir par le sophisme.

Toutes nos positions sont successivement attaquées. Nos adversaires s'en prennent tantôt à l'éducation chrétienne, tantôt au patriotisme chrétien, tantôt à la morale chrétienne, tantôt aux lettres chrétiennes.

Aujourd'hui, c'est sur ce dernier point que nous voulons relever le dé­fi. Il leur plaît de décrier les lettres chrétiennes et d'affirmer la pauvreté et l'infériorité éclatante de notre littérature.

Eh bien! nous pensons au contraire, nous, que la littérature chrétien­ne n'a rien à envier aux lettres païennes, et que, si parfois elle a donné moins de soin au fini de la forme, elle l'emporte toujours infiniment par l'élévation de la pensée et la pureté des sentiments.

Il en est des lettres chrétiennes comme de l'art chrétien. Nos grandes cathédrales avec les légions de saints de leurs portails et de leurs vitraux, sont moins finies que le Parthénon d'Athènes et ses frises, mais le Par­thénon laisse l'âme sur la terre, et nos cathédrales chrétiennes la transportent jusqu'au ciel.

Jetons un regard sur la grande épopée biblique, sur les littératures grecque et latine, et enfin sur les lettres françaises.

Il y a toujours profit à suivre le CHRIST dans l'un ou l'autre de ses triomphes; l'âme chrétienne s'élève à ce contact, elle sent sa grandeur et sa noblesse; elle puise là émulation, courage et joie; elle s'épanche en un hymne pieux de louange et de gloire à DIEU et au CHRIST.

Nous pourrions répondre bien sommairement à l'objection banale et par trop béotienne qu'on nous oppose chaque jour au sujet de l'obscu­rantisme clérical et de la science laïque. Il nous suffirait de citer quelques lignes fort piquantes d'un discours de Monseigneur Freppel aux élèves d'une institution ecclésiastique.

«Il est vrai, disait-il, que vos maîtres ne sont pas des laïques, pour par­ler le jargon du jour; mais, j'en demande pardon à une partie de mon auditoire, il ne faudrait pourtant pas abuser de ce mot jusqu'à l'ériger en certificat de capacité, et s'imaginer qu'il suffit de s'appeler laïque pour être instruit ou d'appartenir au monde ecclésiastique pour ne l'être pas.

Bossuet, Fénelon, Malebranche, Massillon et Bourdaloue, savaient apparemment parler et écrire, et ce n'étaient pas des laïques. Roger Ba­con, Gerbert, Albert le Grand, Copernic et Gassendi, pour ne parler que des morts, font assez bonne figure dans les sciences naturelles et exactes, et ce n'étaient pas des laïques.

D'autre part, j'entends dire qu'il y a encore en France des centaines de mille hommes qui ne savent ni lire, ni écrire, et j'ai le regret d'ajouter que ce sont tous des laïques. Laissons donc là ces épithètes qui n'ont pas de sens, qui sont même profondément ridicules, lorsqu'il s'agit de savoir et d'instruction. Estimons la science et la vertu partout où elles se trou­vent».

Mais la thèse de la supériorité des lettres chrétiennes mérite d'être traitée avec plus d'ampleur, et de recevoir un plus large développement. C'est un champ sans limites ouvert à nos explorations. Nous ne ferons qu'y glaner en traitant sommairement les quelques points indiqués. N'a-t-il pas suffi aux explorateurs d'Israël de rapporter à leurs frères au désert quelques grappes merveilleuses pour prouver la fécondité de la Terre Promise?

Considérons d'abord un instant la grande épopée biblique. Qu'est-ce donc qu'une épopée?

N'est-ce pas un vaste poème qui met en relief la foi et les héros des ori­gines d'une nation?

Eh bien! l'épopée biblique n'est-elle pas le poème, qui raconte les lut­tes et les triomphes du CHRIST pour la fondation de la Jérusalem céleste? Il y a comme trois grands actes à cette action, la plus sublime et la plus dramatique que l'on puisse concevoir. Le premier, c'est le CHRIST pro­mis, figuré, attendu, préparé. C'est tout l'Ancien Testament avec sa merveilleuse variété.

Le second, c'est le CHRIST réalisé, vivant, mourant, ressuscité et con­quérant le monde par l'Eglise et par l'Eucharistie; dans le texte sacré, c'est l'Evangile avec les Actes et les Epîtres.

Le troisième, c'est le triomphe définitif du CHRIST dans la Jérusalem céleste avec tous les compagnons de ses luttes et de ses gloires. Et cet acte a été entrevu par l'apôtre au regard d'aigle, dans son Apocalypse.

Saint Paul, dans sa magistrale Epître aux Hébreux, donne la clef du drame. Avant nous, dit-il, tout était figure et préparation. Maintenant, les choses sont encore dans l'ombre ou sous le voile, c'est le règne du CHRIST caché dans l'Eucharistie et dans l'Eglise. Plus tard, ce sera la pleine lumière et nous verrons le CHRIST triomphant.

Et comme tout est merveilleux dans cette épopée sublime, auprès de laquelle les autres me paraissent si petites!

Quelle variété! et quelle unité! Le poème tout entier chante la gloire du CHRIST et de ses élus.

Pour la grandeur des pensées, personne n'hésite à proclamer l'émi­nente supériorité de l'épopée biblique, mais pour la forme littéraire elle­même, quel livre offre autant de splendeurs et de richesses?

Jetons un regard sur ses diverses parties. Voici d'abord l'œuvre de Moïse.

Moïse écrivait mille ans avant Hérodote, le premier historien grec, plusieurs siècles avant qu'aucun poète produisit une ligne destinée à la postérité.

Bossuet salue en Moïse «le plus ancien des poètes et leur modèle, le premier des historiens, le plus sublime des philosophes et le plus sage des législateurs».

Les livres de Moïse nous frappent par la beauté des tableaux et descriptions, et par l'intérêt tout dramatique des narrations. Qui n'a été touché du récit des malheurs de Joseph? C'est un drame complet dont le dénoûment montre le triomphe de la vertu.

Qui n'a lu avec intérêt les récits mouvementés de la sortie d'Egypte et des miracles du Sinaï? Moïse est là, en même temps, le témoin, le héros et l'historien. Il est poète tout particulièrement dans son cantique après le passage de la Mer Rouge et dans le discours prophétique de Jacob.

Combien l'action de Moïse comme philosophe et législateur n'a-t-elle pas surpassé celle des plus grands génies du paganisme, de Platon, de Lycurgue, de Solon, de Ciceron!

Les autres livres historiques de la Bible, comme ceux des juges, des Rois, des Maccabées, sans égaler les livres de Moïse, nous offrent cepen­dant des beautés réelles.

C'est au livre des juges qu'on lit le beau chant de victoire de Débora, l'apologue gracieux des arbres qui se choisissent un roi, et l'épisode tou­chant de la fille de Jephté, reproduit dans l'Iphigénie des Grecs.

C'est au livre des Rois qu'est décrite l'amitié si touchante de David et de Jonathas, auprès de laquelle celle d'Oreste et de Pylade, de Castor et de Pollux, est restée bien pâle.

Au livre des Maccabees, quel sublime tableau de la lutte du patrio­tisme et de la foi contre l'invasion étrangère et la servitude! Combien Brutus et les Gracques ne sont-ils pas dépassés par ces héros!

Les livres d'histoires particulières, les hagiographies de Ruth, de Ju­dith, de Tobie et d'Esther, nous offrent des narrations attrayantes et une peinture fidèle des mœurs de l'époque.

Le livre de Ruth, attribué au prophète Samuel, est une délicieuse églogue dont la perfection inimitable a forcé l'admiration de Voltaire lui-même. Il en a reconnu la simplicité naïve et touchante qu'aucune scène d'Homère ne saurait égaler.

Le livre de Tobie, le plus populaire de l'Ancien Testament, paraît n'être que le recueil des mémoires des deux Tobie eux-mêmes. Il réunit les grâces d'une aimable simplicité et d'une élévation toute céleste.

Les livres Sapientiaux laissent bien loin derrière eux les livres analo­gues des Grecs. Dans ces pages aussi gracieuses que profondes, toutes les ressources de l'art sont mises en œuvre sans prétention ni recherche. Ce ne sont que figures, allégories, contrastes et images. Joseph de Maistre remarquait combien Socrate restait petit auprès du livre de la Sagesse. Mais c'est dans la poésie surtout que la littérature sacrée excelle.

Bossuet nommait les Psaumes: «La plus divine poésie qui fût jamais». N'est-ce pas dans les livres sacrés que les poètes modernes ont puisé leurs plus sublimes inspirations? Ils ont eux-mêmes signalé cette source qui fut leur Parnasse et leur Pénée. Fontanes disait: «L'enthousiasme habite aux rives du Jourdain». La scène où ces chants prenaient vie et devenaient l'expression de l'enthousiasme d'une nation, n'était-elle pas aussi plus grandiose que la solennité des jeux de Corinthe ou d'Olym­pie? C'étaient ces fêtes annuelles de la Pâque, de la Pentecôte et des Ta­bernacles, où tout un peuple allait, dans toute l'ardeur de sa foi, mêler les flots de ses voix innombrables aux concerts de la harpe et du psalte­rion, pendant que les prêtres immolaient les victimes et que le Pontife portait mystérieusement l'encens au Saint des saints.

Les Psaumes expriment des sentiments qui répondront toujours aux

vibrations des cœurs qui possèdent la vérité. Ils ne passeront pas. Pindare a chanté les héros et les villes de la Grèce. Horace a célébré les plaisirs et les dieux des Romains. On les relit avec curiosité. On ne chan­te plus avec eux. On chante toujours avec David. Sa lyre fera éternelle­ment vibrer les âmes pour redire la bonté de DIEU, la gloire du CHRIST, la joie des justes et le châtiment des impies.

Le livre de job n'est pas moins sublime dans sa profonde philosophie et dans ses descriptions de la nature. Ses peintures sont bien, comme le disait Monsieur Villemain, toutes frémissantes de poésie.

Parmi les Prophètes, Isaïe est sans égal. Ne serait-il pas, peut-être, le premier écrivain du monde? Bossuet, avant d'écrire, relisait une page d'Isaïe pour y puiser le souffle sacré. Si Racine a surpassé dans ses chœurs tous les autres lyriques, c'est parce qu'il s'est rapproché d'Isaïe en l'imitant.

Nous ne pouvons pas multiplier davantage ces aperçus.

L'épopée biblique, surpasse les autres, autant que son sujet domine les faits qu'ont chantés les poètes profanes.

Qu'est-ce que donc que la prise de Troie par les Grecs ou la conquête du Latium par Enee, à côté du grand drame du CHRIST, conquérant sur son éternel ennemi, le démon, la terre d'abord et puis le ciel?

Après l'épopée biblique, les lettres chrétiennes, grecques et latines, forment deux trésors incomparables.

Nos pères dans la foi n'abordent pas immédiatement tous les genres, ils n'en ont pas le loisir; mais, dans les genres qu'ils abordent, ils sont immédiatement supérieurs.

Il faut conquérir le monde aux idées chrétiennes: ils écrivent des apo­logies, des discours, des traités de philosophie et de religion. Ils négligent la poésie.

Ils ne pensent pas au théâtre. Est-ce étonnant?

Ils nous offrent d'abord l'éloquence de feu des martyrs, leurs réponses inspirées et brûlantes de foi et de charité qui convertissent parfois leurs juges eux-mêmes et leurs geôliers. Les actes de saint Sébastien, de sainte Perpétue, de sainte Agnès, de sainte Cécile, les lettres de saint Ignace d'Antioche, nous offrent des pages admirables qui n'ont rien d'analogue dans le paganisme.

Mais c'est dans l'art oratoire que les Grecs chrétiens ont conquis sans conteste le premier rang.

Il suffit de citer saint Athanase, saint Basile, saint Grégoire de Na­zianze, saint Chrysostome.

«Les plaidoyers de saint Athanase, dit Bossuet, sont des chefs-d'œuvre d'éloquence et de savoir».

Saint Grégoire de Nazianze a été comparé à Isocrate, dont il paraît être l'imitateur. Il a su allier la doctrine la plus profonde aux grâces et aux mouvements du style.

Les lettres qu'échangèrent les deux saints amis, Basile et Grégoire de Nazianze, sont aussi de gracieux chefs-d'œuvre où se mêlent les char­mes d'une imagination tout orientale avec ceux d'une exquise sensibilité de cœur.

Mais le roi de l'éloquence est Chrysostome, le type de l'orateur à la fois noble et populaire. Il a de Cicéron la grâce et l'abondance, et d'Ho­mère la richesse des images et la fidélité des expressions.

Les Latins n'ont pas donné moins de gloire à l'Eglise que les Grecs dans les lettres.

Tertullien a quelque rudesse d'expression, mais quelle vaste érudi­tion, quelle force de dialectique, quelle énergie de style! C'est une jouis­sance de le lire; on triomphe avec lui de l'erreur; on l'aime, parce qu'on sent qu'il aime la vérité avec un cœur de feu.

Saint Cyprien est un orateur plus accompli. Son éloquence est plus douce et plus pleine.

Saint Ambroise, dit Châteaubriand, est le Fenelon des Pères de l'Egli­se, comme Tertullien en est le Bossuet.

Il fut aussi poète, et ses hymnes, d'une simplicité si noble et si tou­chante, sont une des richesses de notre liturgie.

Saint Jérôme a parfois dédaigné la pureté de la diction, mais son style est mâle et grand comme son caractère, et son cœur bat dans ses paro­les. Il séduit et il entraîne.

Saint Léon le Grand est un classique. Sa diction est pure, abondante et harmonieuse.

Mais le plus prodigieux parmi les pères Latins est saint Augustin. Il occupe avec saint Thomas d'Aquin les sommets de l'esprit humain. Quel génie fut aussi profond et aussi universel?

Qu'importe, comme le remarque Bossuet, qu'il ait des incorrections, s'il l'emporte sur tous par la grandeur, la suite et la profondeur des pen­sées? Il domine toutes les sciences qu'il aborde: l'histoire dans sa «Cité de DIEU»; la théologie dans ses traités sur la grâce et sur l'Ecriture Sain­te; la philosophie dans ses controverses; l'art même dans quelques-uns de ses petits traités; et les plus délicates analyses psychologiques dans ses Confessions et ses Méditations.

Cet âge des Docteurs de l'Eglise ne peut être pesé au même poids que le siècle de Périclès et le siècle d'Auguste. Il n'a pas joui de la paix des esprits qui permet de s'appliquer au fini de la littérature et de l'art.

C'est un âge de lutte, de polémique, de propagande et de conquête in­tellectuelle. Ils surpasse tous les autres dans les genres qui lui sont pro­pres, c'est assez pour la gloire de l'Eglise.

Pour compléter l'étude des Pères Latins, il convient de dire un mot encore de sant Bernard, de saint Thomas d'Aquin, de saint Bonaventure et de leur siècle. Ils complètent bien le cycle des écrivains chrétiens de la langue latine.

Saint Bernard est à la fois l'écrivain mystique, le poète sacré et l'ora­teur gracieux et persuasif.

Saint Bonaventure est savant, simple et pieux.

Saint Thomas d'Aquin est l'esprit le plus vaste, le plus complet, le plus net, le plus méthodique que nous ait encore donné la grande famille humaine.

Il possédait et dominait Aristote. Il connaissait Platon par saint Augu­stin, qui en est tout imprégné. Il restera peut-être jusqu'à la fin le maître des Docteurs de l'Eglise.

Les Pères du IVe et du Ve siècle sont comme de grands convertis. Ils doivent une part de leur grandeur aux lettres païennes, qu'ils avaient étudiées dans leur enfance.

Il en est d'eux comme des basiliques constantiniennes, qui nous mon­trent l'art romain adapté à l'esprit chrétien.

Le moyen-âge est plus pur de toute influence. Saint-Thomas, saint Bernard, le Dante, sont le fruit de la sève chrétienne sans alliage, comme nos cathédrales, nos épopées nationales, notre chevalerie et les pieuses fi­gures de nos verriers et de nos peintres d'avant la Renaissance.

Mais il est temps de parler des lettres françaises. Pourquoi ne pas jeter d'abord un regard sur la poésie épique du moyen-âge? Elle était délais­sée depuis la Renaissance, depuis que la France, oubliant sa poésie nationale, se passionnait pour les œuvres de l'antiquité. Etrange aveugle­ment! nos poèmes nationaux avaient subi le sort de nos splendides cathé­drales. Ils étaient tombés dans l'oubli ou méprisés comme barbares. Mais la France est en voie de revenir de cet étonnant mépris d'elle­même. L'art du moyen-âge a reconquis son honneur et nos vieux poè­mes leur gloire. Nos vieux historiens nationaux aussi, nos Hérodotes et nos Thycydides français, Villehardouin et Joinville, sont relus et goûtés.

La Chanson de Roland est la perle de nos deux cents poèmes natio­naux. C'est notre Iliade avec une forme moins parfaite mais une pensée plus haute que celle d'Homère.

La Chanson de Roland, c'est le tableau de la noble et chevaleresque France du moyen-âge, mais c'est aussi la peinture fière et grande de la France fille aînée de l'Eglise et de l'armée du sergent du CHRIST.

La Renaissance fit dévier la littérature nationale. La France s'engoua de l'antiquité, et si la perfection de la forme gagna à cette révolution lit­téraire, le sentiment patriotique et chrétien y perdit considérablement.

Il est curieux de voir Bossuet et Victor Hugo se rencontrer dans ce ju­gement. Le poète du XIXe siècle, comme le théologien du XVIIe, regrette que la littérature du grand siècle n'ait pas invoqué le christianisme au lieu d'adorer les dieux païens, et que ses poètes n'aient pas été, comme ceux des temps primitifs, «des prêtres chantant les grandes choses de leur religion et de leur patrie».

Malgré cela, le XVIIe siècle, le grand siècle classique, est tout nôtre. Le XVIIe siècle, c'est Bossuet avec son génie d'historien et d'orateur, c'est Racine dont les ouvrages deviennent de plus en plus purs à mesure que l'auteur devient plus religieux pour se terminer enfin à Athalie. C'est Massillon et Bourdaloue, le Cicéron et le Démosthènes modernes. C'est Corneille avec son Polyeucte. Et l'on se demande comment des maîtres libres-penseurs peuvent expliquer sans de profondes lacunes ces modèles si profondément chrétiens.

L'incrédulité fut au XVIIIe siècle la principale cause de la décadence du goût et du génie. Si le XVIIIe siècle littéraire est inférieur à celui de Louis XIV, n'en cherchons point d'autre cause que la religion.

Les quatre noms éclatants dans lesquels se résume la littérature de ce siècle, sont ceux de Voltaire, de Rousseau, de Montesquieu et de Buf­fon.

Voltaire doit les premiers développements de son esprit à deux Jésui­tes distingués, les PP. Porée et Le Jay.

Malheureusement il trouva des protecteurs qui l'introduisirent de bonne heure dans la société la plus corrompue de Paris, au Marais, et là on lui apprit à insulter la religion, la morale et le pouvoir. Il a prouvé que des mœurs graves et une pensée pieuse sont encore plus nécessaires, dans le commerce des muses, qu'un beau génie. Il ne s'est jamais autant élevé, tout en restant toujours inférieur à Racine, que lorsqu'il a voulu être un instant chrétien.

Les quelques pages de Rousseau qui offrent vraiment du charme, sont celles où il se rapproche du christianisme et où il se laisse aller comme par distraction à louer les vertus chrétiennes.

Montesquieu a rabaissé ses Lettres persanes en s'y laissant aller à la li­cence des mœurs et à la critique de la religion, mais il s'est relevé dans son Esprit des Lois en rendant justice au catholicisme.

Buffon n'a pas méconnu Dieu. «Plus j'ai pénétré dans le sein de la na­ture, disait-il, plus j'ai admiré et profondément respecté son auteur». Mais il manque de sentiment, parce qu'en adorant la puissance du Créateur, il a ignoré sa bonté.

Le grand mouvement littéraire de la Restauration en France, au XIXe siècle, a été provoqué par le réveil religieux.

Bien que la littérature contemporaine ne rentre pas dans l'enseigne­ment classique, il est impossible que les professeurs de belles-lettres n'aient pas l'occasion d'initier leurs élèves à ses beautés. Comment le feront-ils s'ils n'ont pas le sens chrétien? L'esprit religieux est la clef de ces chefs-d'œuvre.

Chateaubriand assuma sur lui la charge de réconcilier l'esprit français avec cette religion que les sophistes du XVIIIe siècle avaient représentée comme l'ennemie des lumières, des sciences, des arts et du bonheur pu­blic.

On sait quelle profonde émotion produisit son livre sur le Génie du Christianisme.

M. de Bonald attaqua de front et avec autant de succès que de dignité les aberrations de son temps.

Joseph de Maistre est philosophe, moraliste et historien. Dans ses «Considérations sur la France», il a donné la philosophie de l'histoire de la révolution française. jamais les causes de notre tourmente sociale n'ont été jugées de plus haut. jamais l'enseignement logique des circonstances n'a été mieux apprécié. Il montre l'origine de tant de malheurs dans la double licence des idées et des mœurs de l'âge précédent. Il voit partout les châtiments provoqués par des fautes. Il explique la victoire de la Re­volution sur l'Europe parce que la France, à la fois coupable et nécessai­re au monde, doit être à la fois châtiée et préservée…

M. de Lamartine lui écrivait: «M. de Bonald et vous, Monsieur le Comte, et quelques hommes qui suivent de loin vos traces, vous avez fondé une école impérissable de haute philosophie et de politique chré­tiennes, qui jette des racines surtout parmi la génération qui s'élève. Elle portera des fruits, et ils sont jugés d'avance».

Lamartine devait voir aussi son génie se développer sous la garde de la foi et lui emprunter ses plus suaves inspirations. Sa première éducation terminée, il alla recevoir la seconde au collège de Belley sous la direction des Pères de la foi. Il garda de ses premières années une impression pro­fonde et un touchant souvenir.

C'est sous cette influence qu'il écrivit ses Méditations sur la Providence, la Prière, Dieu, le Chrétien mourant, l'Immortalité.

C'est dans le genre chrétien que Lamartine fut le plus grand et qu'il conquit la plus légitime admiration.

Pour juger des sentiments dont s'inspirait Victor Hugo à l'époque de ses plus belles œuvres, en 1824, citons quelques passages d'un manifeste qu'il publiait alors. «La société, telle que l'avait faite la Révolution, disait-il, a eu sa littérature hideuse et inepte comme elle. Cette littératu­re et cette société sont mortes ensemble et ne revivront plus. L'ordre renaît également dans les lettres… La foi épure l'imagination; nous avons des poètes. La littérature présente, telle que l'ont créée les Cha­teaubriand, les Staël, les La Mennais, n'appartient en rien à la Révolu­tion. La littérature actuelle est l'expression anticipée de la société reli­gieuse qui sortira sans doute du milieu de tant d'anciens débris, de tant de ruines récentes. Ce n'est pas un besoin de nouveauté qui tourmente les esprits, c'est un besoin de vérité, et il est immense. Ce besoin de véri­té, la plupart des écrivains supérieurs de l'époque tendent à le satisfaire…».

Les preuves, à mon sens, sont assez éclatantes. Après ce coup d'œil rapide, je ne puis que m'écrier avec enthousiasme: «En littérature le christianisme n'est pas la sombre nuit, il est la splendide lumière».

La foi est encore le flambeau et la clef de l'histoire. L'histoire du mon­de, c'est l'histoire de l'action providentielle de DIEU sur la terre. Ce vrai point de vue fait seul les grands historiens. Plus spécialement l'histoire du monde c'est l'histoire du CHRIST, le Christ préparé, le Christ révélé, le Christ luttant et régnant. En dehors de cette lumière, tout historien est petit et tout enseignement de l'histoire est misérable.

Vous pourrez rencontrer d'agréables descriptions, des recherches exactes, de la chronologie, des faits, des épisodes, vous ne trouverez pas l'histoire.

L'histoire ne se comprend que par le CHRIST. Elle n'a de sens qu'en convergeant tout entière vers lui; sans lui, qu'est-ce que la marche des nations à travers les siècles? Une cohue de peuples qui se poussent dans l'espace et le temps, par des chemins sans issue et sans lumière.

Le peuple hébreu annonce et prépare le Messie.

Les grands empires ramènent le monde à l'unité et le centralisent dans Rome sa capitale, pour faciliter la fondation et le triomphe de l'Eglise. La vie des peuples modernes, c'est la lutte du CHRIST contre ses enne­mis. Le Père lui a promis les nations. Le CHRIST les conquiert une à une.

Parfois il les perd partiellement, mais c'est pour faire éclater sa gloire par une nouvelle conquête.

Voilà l'histoire. Sa lumière est le CHRIST, le Calvaire et Rome ses sommets.

Maintenant, dites-moi, quelle grandeur et quelle vérité peuvent avoir les enseignements de maîtres d'histoire qui n'ont pas profondément le sens chrétien?

L'antiquité païenne a eu des historiens glorieux. Mais par combien de côtés ces génies de l'histoire païenne sont restés petits et imparfaits! Saint Augustin dans sa Cité de Dieu, Salvien dans son Gouvernement di­vin, et Sulpice Sévère dans son histoire, avaient préparé la voie au héros de l'histoire chrétienne, à notre Bossuet.

Bossuet est le type le plus parfait de l'historien. Ce n'est pas assez de dire qu'il donna à son histoire l'éclat de la politique comme Thucydide, de la morale comme Xénophon, de l'éloquence comme Tite-Live, de la peinture des caractères comme Tacite. Toute sa gloire vient de la hau­teur de ses vues, qui semble tenir de l'inspiration autant que de la foi.

Malheureusement les écrivains les plus éminents de la restauration chrétienne, au XIXe siècle, ne tournèrent point leurs efforts intellectuels du côté de l'histoire.

Chateaubriand et Joseph de Maistre montrèrent seuls d'abord, par quelques aperçus, qu'ils étaient de la grande école historique dont Bos­suet fut le plus brillant maître.

Ils furent suivis cependant un peu plus tard par Montalembert, Oza­nam, de Broglie, et toute une période d'historiens et d'hagiographes qui ont bien mérité de l'Eglise.

Dans une page admirable, Chateaubriand nous donne à la fois le pré­cepte et l'exemple de la manière d'écrire l'histoire.

«Mettons donc, dit-il, l'éternité au fond de l'histoire des temps; rap­portons tout à DIEU, comme à la cause universelle. Qu'on vante tant qu'on voudra celui qui, démêlant les secrets de nos cœurs, fait sortir les plus grands événements des sources les plus misérables: DIEU attentif aux royaumes des hommes; l'impiété, c'est-à-dire l'absence des vertus morales, devenant la raison immédiate des malheurs de tous les hom­mes: voilà , ce nous semble, une base historique bien plus noble et aussi­bien plus certaine que la première.

Et pour en montrer un exemple dans notre Révolution, qu'on nous dise si ce furent des causes ordinaires qui, dans le cours de quelques an­nées, dénaturèrent nos affections et affectèrent parmi nous la simplicité et la grandeur particulières au cœur du chrétien. L'esprit de DIEU s'étant retiré du milieu du peuple, il ne resta de force que dans la tache originelle, qui reprit son empire, comme au jour de Caïn et de sa race. Quiconque voulait être raisonnable sentait en lui je ne sais quelle im­puissance du bien. Le drapeau rouge flotte aux remparts des cités, la guerre est déclarée aux nations: alors s'accomplissent les paroles du Pro­phète: «Les os des rois de Juda, les os des prêtres, les os des habitants de Jérusalem seront jetés hors de leur sépulture». Coupable envers les sou­verains, on foule aux pieds les institutions antiques; coupable envers les espérances, on ne fonde rien pour la postérité! …

Tandis que cet esprit de perte dévore intérieurement la France, un esprit de salut la défend au dehors. Elle n'a de prudence et de grandeur que sur sa frontière: au dedans tout est abattu, à l'extérieur tout triom­phe. La patrie n'est plus dans ses foyers, elle est dans un camp sur le Rhin comme au temps de la race de Mérovée…

Une telle combinaison de choses n'a point de principe naturel dans les événements humains. L'écrivain religieux peut seul découvrir ici un profond conseil du Très-Haut; si les puissances coalisées n'avaient voulu que faire cesser les violences de la Révolution et laisser ensuite la France réparer ses maux et ses erreurs, peut-être eussent-elles réussi. Mais DIEU vit l'iniquité des cours, et il dit au soldat étranger: «Je briserai le glaive dans ta main et tu ne détruiras point le peuple de saint Louis».

Ainsi la religion conduit à l'explication des faits les plus incompréhen­sibles de l'histoire.

Après de telles pages il m'est encore permis de m'écrier: «En histoire, le christianisme n'est pas l'aveuglement, il est la hauteur et l'étendue du coup d'œil».

Mais je me suis attardé à traiter une question bien vaste et bien géné­rale, et je n'ai rien dit de notre œuvre en particulier, de son passé si court et de son avenir rempli d'espérances.

Je n'ai pas encore envoyé de loin à Monseigneur un témoignage de gratitude et de filial attachement et je n'ai pas remercié Monsieur l'Ar­chiprêtre son délégué, dont la sollicitude pour notre œuvre est de tous les jours. je ne vous ai pas rassurés sur la perpétuité de l'œuvre et ses ac­croissements.

Mais avais-je bien besoin de m'étendre sur ce point? Est-ce que je n'envoie pas aujourd'hui même à travers le département cent messagers fidèles et dévoués qui vont redire partout ce qu'ils ont vu et ce qu'ils ont entendu, l'attachement du supérieur et des maîtres à leur œuvre, les ef­forts accomplis, les projets préparés et les espérances communes?

Je leur laisse le soin de remplir dans les épanchements intimes du foyer paternel cette seconde partie de ma tâche. Ils s'en acquitteront avec l'éloquence que donne la joie d'une année bien remplie et l'affec­tion qu'ils ont vouée à leurs maîtres.

Troisième discours
du patriotisme chrétien
35)

MESSIEURS,

je me propose de donner devant vous à nos enfants, sous une forme plus solennelle, une de ces leçons qui constituent le fond de notre ensei­gnement quotidien.

Sous aucun rapport nous ne redoutons le grand jour. Le vrai, le beau et le bien sont faits pour la lumière. Nous avons la conscience de les cul­tiver. C'est notre honneur de le montrer.

Cette leçon en voici le thème: le patriotisme reçoit de la foi son plus bel éclat et sa plus grande puissance.

Qu'est-ce que la patrie?

Pour le commun des hommes, la patrie est le champ que déchire la charrue et qui donne au moissonneur le grain dont il se nourrit; la patrie est la maison qui abrite la famille, les bois qui bornent l'horizon, le fleu­ve qui arrose la plaine, les villages épars sur les coteaux voisins.

La patrie va même au-delà; elle s'étend jusqu'aux frontières et renferme dans son sein de grandes cités, de riches établissements industriels, de savantes écoles et de brillantes académies. La patrie a son histoire et ses glorieux souvenirs. Tous les hommes aiment la patrie: elle donne le bon­heur, le plaisir, la richesse.

Nescio qua natale solum dulcedine cunctos

Ducit, et immemores non sinit esse sui.

Ovide

Pour le chrétien, c'est plus que cela.

Pour lui le champ porte la bénédiction de DIEU: le lien de la famille est l'effet d'un sacrement; le foyer est un sanctuaire de prières; le temple est là qui unit les membres de la cité dans la charité. Pour le chrétien, le sol de la patrie a été trempé du sang des martyrs; il porte les monuments des œuvres de ses pères; sa race a auprès de DIEU des ambassadeurs qui sont ses saints, et son histoire des faits d'armes qui sont les luttes de la patrie pour son DIEU.

Non, la foi n'éteint pas l'amour de la patrie; elle l'éclaire et le fortifie, comme elle élève et grandit tout ce qui est noble et bon dans la nature. L'homme religieux aime sa patrie en DIEU. Si elle n'a pas la vraie foi qu'il a la conscience de posséder, il s'efforcera de l'y conduire par sa pa­role, par ses œuvres, par ses prières et par ses larmes; il sera prêt à don­ner son sang pour elle.

Entendez S. Paul: «Je dis la vérité dans le CHRIST, je ne mens pas, ma conscience me rend témoignage dans l'Esprit-Saint: j'ai dans le cœur une tristesse grande et une douleur qui ne cesse pas; car je souhaite d'être séparé du CHRIST par l'anathème, en faveur de mes frères qui sont mes parents selon la chair, qui sont israëlites, de qui est l'adoption des enfants, et la gloire, et le testament, et la législation, et le service, et les promesses; de qui sont les pères, de qui est le CHRIST selon la chair, le Christ, DIEU béni par-dessus toutes choses dans les siècles des siècles»36).

Saint Paul nous donne à la fois une leçon et un exemple de patrio­tisme.

La patrie, dit-il, c'est une grande famille, ce sont mes frères, mes pa­rents selon la chair; la patrie juive pour lui, c'est plus que cela, c'est le peuple choisi de DIEU, le peuple des patriarches, le peuple de l'alliance, de l'arche sainte, des miracles divins, des prophéties, de la promesse et du Rédempteur, c'est le peuple de DIEU et du CHRIST.

J'ai entendu le Nubien presque inculte me dire: La patrie, c'est le Nil avec les palmiers de ses rivages.

Le Romain est fier de son sang, qui est aussi un don de Dieu, et de sa foi, que lui apportèrent les apôtres; sa patrie, c'est, avec ses collines ri­ches de traditions, et les ruines de son art antique qu'il ne dédaigne pas, la chaire et le sépulcre de Pierre, les catacombes, les basiliques et tous les trésors sacrés de la religion.

La Pologne ne sépare pas de l'amour de ses plaines et de la fierté de sa race, le souvenir de Miecislas son premier roi chrétien, de Jagellon, de l'évêque Stanislas, son glorieux martyr, de Sobieski, le héros dont Dieu se servit pour arrêter l'invasion musulmane.

Pour l'Irlande, la patrie, ce ne sont pas seulement ses humides prai­ries et ses montagnes basaltiques, c'est le grand Patrick, son apôtre; ce sont ses vieux monastères qui en avaient fait l'Ile des Saints; ce sont les ancêtres qui ont lutté contre l'asservissement national; c'est l'ardent ora­teur O'Connell qui obtint à force d'éloquence le bill de l'émancipation.

O France, notre patrie, qu'es-tu pour nous? La terre de nos aïeux, Francs ou Gallo-Romains; la terre qu'ils ont choisie, la terre où les con­duisit la Providence.

Tu es le sol qui nous a nourris, le lieu où nous avons trouvé l'abri et le vêtement; le champ des luttes et des victoires de nos ancêtres. Tu as bien d'autres charmes que ceux d'une patrie commune. Si tu n'étais pas mon pays de naissance, tu serais mon pays d'adoption.

J'ai visité les trois continents du vieux monde. J'ai parcouru l'Europe de Constantinople à Dublin, j'ai vu le Bosphore et la Corne d'Or, les grands fleuves de l'Allemagne, les bords et les forêts de la Norwège, les canaux de la Hollande, les cités industrielles de l'Angleterre, les paysa­ges de l'Ecosse, l'Espagne et ses églises, l'Italie, son beau ciel, ses ruines et ses musées, et je proclame que tu restes pour moi le plus beau des royaumes après celui du Ciel.

N'as-tu pas les grands sites des Alpes et des Pyrénées, l'Océan à l'ouest et la Méditerranée au midi, les riches cultures et les grandes in­dustries de la Flandre, les prairies et les plages de la Normandie, la Bre­tagne à l'aspect sévère, aux moeurs primitives, la Touraine et ses monu­ments, la Bourgogne et sa Côte d'Or, la Provence et ses baies toujours embaumées où règne un printemps perpétuel?

J'aime tout cela en toi. Tout cela charme mes yeux; mais je m'élève plus haut, j'ouvre l'histoire et je découvre une alliance indissoluble entre ce sol et les hommes de notre race qui l'ont défriché, défendu, cultivé, enrichi, orné, marqué de leur cachet et pour pour ainsi dire animé de leur vie.

Je m'émeus à la vue de cent périls encourus et et salue tes défenseurs glorieux, le Gaulois Vercingétorix, Clovis et Charlemagne, Louis IX, Charles V, Bayard, Duguesclin, Jeanne d'Arc, François Ier,, Louis XIV et son incomparable cortège.

J'admire ta richesse et je salue les grands moines qui t'ont défrichée, les abbayes qui les premières ont protégé les laboureurs, et les grands ministres de la paix, Suger, Sully, Colbert.

Je m'élève encore et je te vois briller au premier rang dans toutes les gloires de l'esprit, dans toutes les branches de l'art et tous les genres de la littérature. Je trouve en toi comme deux génies et comme un double peuple. Le cours de ton histoire a deux zéniths, l'un au XIIIe et l'autre au XVIIe siècle. J'avoue même que le premier fait plus encore que le second vibrer en moi la fibre patriotique. C'est bien le génie franc dans toute sa pureté qui a produit nos gigantesques cathédrales, ce type architectural de la grandeur et de la poésie, Chartres, Reims, Amiens, Beauvais, Saint-Quentin et Notre-Dame de Paris; les grandes abbayes filles de Li­teaux et de Cluny; et ces rangées d'anges et de saints, statues si graves et si pieuses qui en ornent les portiques; et les châsses des martyrs, chefs-d'œuvre d'orfèvrerie, et les miniatures des missels et des légendes.

C'est bien de l'esprit français que découle la prose joyeuse et fine de Villehardouin et de Joinville, et la poésie chevaleresque et généreuse du Roman de Roncevaux et des épopées du temps.

La gloire du XVIIe siècle est moins purement nationale. Est-ce un ré­veil de la race gallo-romaine et une prédominance de cet élément pre­mier de la population? est-ce le résultat de l'étude, l'influence des Médi­cis et comme une conquête intellectuelle de la France par l'Italie? Tou­jours est-il que Rome et la Grèce ont leur part de l'honneur qui revient au grand siècle français. J'ai dit leur part, car ce ne sont pas de simples copistes, mais aussi de glorieux créateurs que Corneille et La Fontaine, Bossuet, Racine, Boileau, Molière, Claude Perrault, Lesueur, Le Poussin Mansard et Le Nôtre.

Oui, ô France, j'aime ta belle nature, tes arts, ton génie et ta gloire. Ce sont là des dons de DIEU, auxquels je tiens et que je défendrais autant qu'il en serait besoin.

Mais mon regard porte plus haut encore. Tu as d'autres attraits qui me captivent bien davantage. Tu es une nation baptisée; tu es une na­tion d'élite parmi les nations chrétiennes. J'ai vu de près des peuples qui n'ont pas reçu ce don de DIEU: et j'y ai vu régner, à côté de quelque épa­nouissement de la raison et même de l'art, l'esclavage, le vol et la cor­ruption.

Toi, ô France, tu as été des premières parmi les nations qui ont répon­du à la vocation du CHRIST, de celles qu'il a comblées de bienfaits, de celles à qui il a donné la civilisation, la justice, la paix et l'honneur, en leur demandant en retour, et pour leur propre avantage, de recevoir la loi évangélique, de l'accepter, de l'embrasser, de la faire entrer dans leurs lois, dans leurs moeurs, de la défendre au besoin et d'assurer sa li­berté.

Et parmi toutes les nations aimées du CHRIST et bénies dans le CHRIST, n'as-tu pas été la plus aimée et tout particulièrement bénie? Le sang des martyrs est comme le baptême d'une terre. N'as-tu pas été arrosée du sang de Denis de Paris, de Pothin de Lyon, de Sympho­rien d'Autun, de Quentin et de tant d'autres?

J'aime dans une nation la sagesse des évêques, la science des docteurs, la sainteté des vierges. N'es-tu pas la patrie d'Hilaire et d'Irénée, de Martin et de Remi, de Geneviève et de Jeanne d'Arc, de François de Sa­les et de Vincent de Paul?

Trois grandes épreuves ont ralenti dans le cours des siècles la marche triomphale de l'Eglise: l'arianisme, qui niait la divinité de JÉSUS­-CHRIST et qui occupait la moitié de la chrétienté; le mahométisme, qui imposait par le cimeterre la superstition et le fanatisme et qui s'avança jusqu'aux portes de Rome; enfin le protestantisme, qui, descendu du nord, menaçait d'envahir toute l'Europe chrétienne.

Je me sens incliné à aimer la chevaleresque nation que je verrai, en ces luttes suprêmes, la première à combattre pour le royaume du CHRIST. J'ouvre l'histoire: à la tête des défenseurs de l'Eglise, je trouve la France. Avec Clovis, elle refoule les peuplades ariennes. Avec Charles­Martel, elle écrase le mahométisme à Poitiers. Non contente de l'avoir chassé de son sol, elle va le frapper au cœur. Les croisades naissent aux champs de Vezelay et de Clermont. Elles sont si françaises par leur esprit et par leur caractère, qu'en tout l'Orient le nom de Francs est res­té pour désigner tous les enfants de l'Europe.

Vient enfin le protestantisme. Il est bientôt accepté par les cours dé­bauchées du nord, et, à prendre les choses humainement, on se demande ce que serait devenue l'Eglise si la France aussi était tombée. Mais le CHRIST vivait au cœur des Français. La nation ne consentit point à s'en détacher, et le peuple le plus aimant n'accepta le plus aimable des rois qu'après qu'il eût abjuré l'hérésie.

Mais, dans cette revue des siècles, j'oubliais un point capital. Le CHRIST a donné à son Eglise un chef visible qui le remplace, un chef qui nous donne la vérité sans mélange, avec l'assistance divine, et qui nous dirige dans la voie du salut. Tous les enfants de l'Eglise ont à cœur l'in­dépendance de leur chef spirituel. Cette indépendance était menacée au VIIIe siècle par les rois lombards. La France vola au secours du chef de l'Eglise, et Pépin et Charlemagne assurèrent sa légitime liberté. Et de­puis, cette liberté sacrée, la France a veillé à sa garde et la défend tou­jours par ses armes, par son sang, par son or et par sa parole.

Je passe sur les défaillances et les apostasies momentanées; je pourrais éveiller des susceptibilités ombrageuses et ce serait mal à propos dans une fête scolaire.

je dois dire cependant que la France moderne retient mon affection et me séduit encore par la vitalité inextinguible de sa foi et de son prosé­lytisme, et par le réveil toujours spontané de son cœur et de sa charité.

Que celui-là doute de l'avenir de la France qui doute du Cœur de son DIEU.

Pour moi, j'espère en Celui qui a dit à une grande coupable: «Il t'est beaucoup pardonné, parce que tu as beaucoup aimé»; et je ne doute pas que le CHRIST n'aime encore - dût-il châtier beaucoup pour le montrer - la nation qui, chaque jour, lui prouve encore son amour; la nation qui, plus que toute autre, est ingénieuse à nourrir et vêtir le CHRIST dans la personne de ses pauvres; la nation qui lutte avec elle-même de­puis cinquante ans pour donner à tous ses enfants l'enseignement chré­tien (dans cette lutte, hier encore, ces dix justes n'étaient-ils pas deux millions?); la nation enfin qui garde une fécondité merveilleuse d'apos­tolat, et qui jette en ce moment même ses prêtres au milieu des régions inhospitalières de l'Afrique centrale comme une semence de chrétiens destinée à mourir bientôt pour produire un germe nouveau.

Cette patrie aimée, chers enfants, votre devoir est de la servir géné­reusement. Ce n'est pas seulement un enthousiasme factice et variable qu'elle attend de vous, c'est un noble et austère dévouement, c'est un la­beur constant et assidu.

Vous lui devez le service de la prière, et qui le lui donnera si ce n'est vous, qui êtes, par vos familles et par votre éducation, de la race des hommes qui prient? Vous lui devez l'exemple et la pratique de la foi dans nos temples, dans nos prières solennelles, dans nos manifestations destinées à affirmer au grand jour les croyances d'un grand peuple:

Vous lui devez une vie forte, une vie d'hommes de caractère et de tra­vail.

Les carrières ouvertes à l'activité humaine sont diverses: l'un produit et l'autre échange; celui-ci administre, juge ou gouverne; cet autre de­fend la frontière menacée; cet autre encore développe les sciences, inven­te des instruments nouveaux, fait des livres, des tableaux, des œuvres d'art.

L'âme de toute carrière, le principe qui l'honore et la féconde, c'est le vrai courage qui se témoigne par un effort prudemment médité et noble- . ment soutenu.

Vos devanciers de l'enseignement chrétien sont l'espoir et le salut de la France.

Sans doute, ils n'ont pas tous répondu à l'attente de DIEU et de leurs indices, quelques-uns se sont arrêtés aux vanités et aux folies du monde, et leur vie, passée avec un reste de foi suffisant peut-être pour leur pro­pre salut, est devenue à présent stérile pour la patrie.

Beaucoup se préparent dans le silence du travail et reprennent les tra­ditions chrétiennes dans les administrations, dans l'armée, dans la ma­gistrature et dans l'industrie.

Il y en a qui sont mêlés à la vie politique et non sans éclat. D'autres se révèlent dans nos congrès d'économie charitable, comme des sauveurs qui nous rapportent le secret perdu de la paix sociale et de l'union du travailleur et du patron.

Vous les suivrez dans ces carrières.

Vous servirez la patrie dans l'agriculture ou l'industrie, dans les let­tres ou les arts, dans la guerre ou l'apostolat.

Si vous êtes à la tête d'un groupe de travailleurs, vous chercherez la solution chrétienne de la grande question sociale. Vous trouverez des de­vanciers et des modèles.

Il y a quinze jours à peine, le glorieux Pontife Léon XIII, dans un bref qui nous montre sa haute sagesse et son zèle pratique, signalait aux pa­trons avides de dévouement le noble exemple des frères Harmel du Val­des-Bois.

Si vous suivez la carrière des lettres, vous trouverez encore dans nos universités catholiques (que DIEU conserve!) une direction à vos géné-reux efforts et une atmosphère de paix et de lumière surnaturelle admi­rablement favorable au travail.

S'il ne vous est pas donné de produire de vos mains des chefs-d'œuvre d'art national, vous saurez de vos dons prodigues encourager le grand art religieux qui rendit.

Est-il le moins patriote de la cité, le Mécène chrétien qui sait faire renaître, pour ainsi dire, notre splendide basilique, découvrir sous la poussière qui la voilait, et montrer aux yeux étonnés et ravis, un des plus glorieux monuments de l'art national?

Si la patrie a besoin de votre sang, vous avez encore des modèles dans l'enseignement chrétien.

Dans les autres carrières, vos devanciers arrivent seulement à l'épa­nouissement complet de leur mérite.

Il est délicat de faire l'éloge des vivants; il est facile de parler des morts.

DIEU a voulu déjà cueillir quelques fleurs choisies en ce champ de l'éducation chrétienne.

Les événements providentiels de la dernière guerre en ont été l'occa­sion. Ouvrons-en les annales. Les élèves des institutions catholiques en remplissent les plus belles et les plus glorieuses pages.

C'est d'abord ce bataillon d'élite des volontaires de l'Ouest, que nous avons eu le bonheur de connaître et d'apprécier pendant un long séjour à Rome.

Si l'idéal du patriotisme religieux s'est quelquefois réalisé, c'est bien parmi ces nobles enfants de la France.

«Il faudrait, disait un général, remonter jusqu'aux croisades pour trouver des gens de guerre d'une telle nature. Leur bravoure éclatante, leur dévouement silencieux, leur attitude fière et respectueuse faisaient l'admiration de l'armée». L'ennemi les redoutait en les admirant aussi.

Le combat de Loigny aurait suffi pour immortaliser un régiment de li­gne. Les zouaves pontificaux y furent héroïques. Ils étaient 350 seule­ment et 207 restèrent sur le champ de bataille.

Le 10 janvier, près du Mans, les zouaves se distinguèrent encore. Le général Gougeard, passant le soir devant leur front de bataille, leur dit d'une voix retentissante: «Zouaves, vous êtes des braves, vous avez au­jourd'hui sauvé l'armée».

Lorsque, au mois d'août 1871, les zouaves pontificaux furent licen­ciés, le ministre de la guerre leur adressa un ordre du jour où se lisent ces mots: «L'armée vous remercie par ma voix».

Mais laissez-moi faire passer devant vos yeux quelques-unes de ces héroïques figures décrites dans les notices publiées par les collèges ecclé­siastiques ou congréganistes de Besançon, de Nîmes et de Toulouse, et par l'école Sainte-Geneviève de Paris.

Voici d'abord Emmanuel de Beaurepaire, élève de l'école Sainte­Geneviève, lieutenant au 67e de ligne, l'une des premières victimes de la bataille de Forbach.

Il lisait habituellement la Vie dévote de saint François de Sales, récitait le chapelet et s'approchait de la Table sainte aux principales fêtes. Vous êtes tentés de penser que ces dévotions s'allient mal avec l'esprit militai­re. Le général Ducrot, à la suite d'une inspection, appréciait ainsi Em­manuel: «Jeune homme instruit, connaissant son métier, ayant d'excel­lentes manières, officier d'avenir». Une balle a jeté au tombeau l'avenir de ce brillant officier, mais son âme est au ciel dans la légion des martyrs du patriotisme chrétien.

De la frontière, Emmanuel écrivait à sa soeur: «Comme il faut être toujours prêt, vous saurez, ma chère Pauline, que chez le brave curé de Mourmelon, j'ai fait passer mon linge sale au blanc avant de quitter le camp. Maintenant les malles sont bouclées et, s'il le faut, je suis prêt à prendre le billet du grand voyage sans train de retour». JÉSUS-CHRIST le lui donna, ce billet, après la communion qu'il fit de nouveau le 5 août. Un chef d'escadron d'état-major a dit d'Emmanuel: «Dans notre métier et surtout en campagne, en face de la mort, ces jeunes hommes, qui ne comptent pas seulement avec la récompense, mais bien avec leur cons­cience, sont les seuls capables de faire complètement bien jusqu'au bout».

- Le capitaine Henri de Falaiseau, autre élève de l'école Sainte­Geneviève, fut frappé d'une balle dans un des derniers combats de la malheureuse armée de l'est, le 29 janvier 1871.

Avant la guerre il écrivait: «Devenir un militaire brave comme la lame de son épée, chrétien comme ces hommes d'ancienne roche, d'une mo­ralité exemplaire, voilà l'idéal que je poursuis et qui remplit toutes mes espérances».

Et pendant la campagne: «Comme pratiques religieuses, je suis assidu à faire mes prières du matin et du soir; je lis à peu près chaque jour un chapitre d'Imitation. Bien va sans dire que j'entends la messe le diman­che; je m'approche assez souvent de la sainte Table».

Mort, on trouva sur lui ses médailles, son scapulaire et l'Imitation. Et le chef d'état-major écrivit: «La France perd un vaillant officier; ses chefs viennent de faire sur lui un rapport qui le fait encore plus regretter, si cela est possible».

- Le capitaine Renaud de la Frégeolière était ancien élève de Saint­François-Xavier de Vannes. A la bataille de Bapaume, il fit l'admira­tionde ses marins.

Les projectiles pleuvaient autour de lui; il se confesse sur le champ de bataille et, prenant la main du prêtre: «Merci! mon bon père; ma mère sera contente. Elle est si pieuse, ma mère!». Après cela, entendez-le crier à ses héroïques marins: «Allons, les enfants, en avant! C'est DIEU qui nous guide». La cavalerie ennemie les enveloppe en criant: «Prisonniers, marins, prisonniers!». - «Marins, on ne se rend pas, répond Renaud. Vive la France!».

Qui ne veut pas se rendre doit mourir: Renaud est mort, laissant à sa patrie l'espérance du fruit de son sacrifice.

J'en pourrais citer cent qui tous ont brillé d'un vif éclat parmi l'élite de la France.

Voilà les fruits de cette sève de patriotisme que vos aînés dans l'ensei­gnement chrétien.

Et maintenant, voulez-vous savoir comment un prêtre sait aimer la France? Je laisse la parole pour quelques instants à un missionnaire qui vient de mourir comme un saint au milieu des populations à demi­sauvages du Kouy-Tchéou. Je l'ai connu à Rome, esprit délicat et pro­fond, cœur fort et limpide, âme de prêtre, d'apôtre et de martyr. Voici ce qu'il écrivait, du fond de la Chine, à son vénérable Doyen: «Je me suis bien réjoui de votre voyage au pays, et de votre visite à l'église et aux tombes qui nous sont chères! Notre pauvre Orrouy! Quand vous re­tournerez, baisez pour moi la terre à chaque pas que vous y ferez, dites à chaque maison, à chaque arbre, à chaque pierre, à chaque grain de poussière: Là-bas, au fond de la Chine, il est un missionnaire qui se sou­vient de vous, vous aime et ne pense jamais à vous sans que ses yeux se mouillent de larmes. Du reste, j'ai apporté et j'ai ici une petite boîte plei­ne de terre recueillie sur nos chères tombes, je l'ouvre de temps en temps, surtout quand j'ai de la misère. Si jamais je revenais en France, il me faudrait les yeux intérieur du cœur pour reconnaître notre vieille église sous ses belles restaurations. Mais ma droite périra et ma langue glacée s'attachera à mon palais, avant que j'oublie Orrouy, son clocher et nos bons amis groupés alentour: Si non meminero tuî, Jerusalem! Souvent, bien souvent, ma pensée et mon cœur font leur pèlerinage à notre Jérusalem».

«Nous avons laissé, disait-il ailleurs, un bien petit vide en France en la quittant; la quitter nous a coûté et nous coûte encore beaucoup toujours; c'est justement ce beaucoup qui comptera devant DIEU».

Il rappelle la parole de Mgr Vérolles: «Pour être un vrai missionnaire catholique, il faut rester Français». Rien n'est touchant comme ces élans de patriotisme profond dont ses lettres sont remplies; on est ému quand on l'entend déclarer qu'il donnera à la Chine ses travaux, ses fatigues, son dévouement et, s'il le faut, sa vie, mais son cœur, jamais! et que rien ne pourra le ravir à sa France bien-aimée.

Voilà comment une grande âme sacerdotale sait unir l'amour de DIEU à l'amour de la patrie37).

Ah! chers enfants, n'oubliez jamais que l'Eglise est la grande école du patriotisme comme elle est la vraie source du progrès dans les lettres et dans les arts.

Aimez l'Eglise. Salomon a aimé la sagesse, et DIEU lui a donné com­me récompense les richesses et la gloire, au point qu'il surpassait tous les rois.

JÉSUS-CHRIST a dit: «Cherchez d'abord le règne de DIEU, et le reste vous sera donné par surcroît» Saint Paul a dit: «Le CHRIST est venu restaurer toutes choses au ciel et sur la terre».

Ces bienfaits apportés par l'Eglise de DIEU sont éclatants surtout dans leur premier épanouissement.

Chez les peuples nouveaux tout vient de l'Eglise. Chez les peuples an­ciens tout a été restauré par l'Eglise, après que tout était retombé dans la barbarie à la suite de la demi-civilisation païenne.

Je veux vous donner pour terminer deux ou trois témoignages bien curieux et irrécusables.

Ecoutez. Voici d'abord le docteur Livingstone au retour de son expé­dition dans l'intérieur de l'Afrique centrale:

«Il y avait autrefois, dit-il, à dix ou douze lieues au nord d'Albaca, dans le Congo, une mission appelée Cahenda, et le nombre des indivi­dus qui, dans la province, savent lire et écrire est vraiment extraordinai­re. C'est là le fruit des travaux des missionnaires jésuites qui furent les apôtres de cette population; et depuis leur expulsion par le marquis de Pombal, les indigènes ont continué à s'instruire les uns les autres. Ces hommes dévoués sont encore aujourd'hui en grande vénération. Tout ce monde en parle avec honneur. On les nomme encore de leur nom portu­gais los padres jesuitas»38).

M. Hervé-Bazin, dans son beau livre: «Les grandes journées de la Chrétien­», cite, à propos de la bataille mémorable de Las Navas de Tolosa, une note de l'historien Hurter, bien frappante sous la plume d'un écrivain protestant: «Notre génération peut à peine comprendre le courage que la confession des péchés devait inspirer à des esprits simples, entourés des dangers de la mort; mais si, à la confession, on veut joindre le gage de la grâce et de l'amour de DIEU obtenu par la communion, on aura le secret de tant d'actions prodigieuses par lesquelles se distinguèrent une foule de guerriers au moyen-âge». Ajoutons avec l'éminent auteur: Il est im­possible de mieux dire. Ce secret n'est pas seulement celui des croisades: c'est celui du vrai patriotisme39).

Voici maintenant, au sujet de la France, le témoignage irrécusable du protestant Guizot: «Pendant trois siècles les monastères seuls possé­daient des bibliothèques; c'est par là que les lettres se sauvèrent de la rui­ne qui les menaçait… L'esprit humain proscrit, battu de la tourmente, se réfugia dans les églises et les monastères. Il embrassa les autels, pour vivre sous leur abri et à leur service jusqu'à ce que des temps meilleurs lui permissent de reparaître dans le monde et de respirer en plein air».

Ce que M. Guizot dit ici des lettres, il le dit ailleurs de l'agriculture et des arts.

Il est certain que l'Eglise et les moines ont fait la France et sa civilisa­tion.

Maintenant, mes enfants, je vous laisse juges. Qui est vraiment pa­triote, des catholiques qui vénèrent l'Eglise et veulent poursuivre sous sa direction l'œuvre de la restauration sociale, ou des hommes qui, mon­trant moins d'intelligence et de cœur que les populations congolaises de l'Afrique centrale, voudraient honnir cette Eglise, leur mère et maîtresse, et remonter jusqu'au paganisme le courant de la civilisation?

Je le sens, votre cœur proteste contre l'ingratitude et votre raison a saisi la vérité. Vous unissez dans vos respects et dans votre amour l'Egli­se et la patrie. La patrie française sans l'Eglise serait sans passé, sans histoire, sans honneur et sans espérance. Il nous resterait Vercingétorix, les Dolmens et les Druides, ou peut-être Mercure, Vénus, Brutus, Sénè­que et Néron. - Merci. J'aime mieux la France de Charlemagne, de Louis IX et de Louis XIV; la France de Racine et de Bossuet; la France de Martin de Tours et de Vincent de Paul; la France de la Vierge Marie et du CHRIST.

Quatrième discours
de l'éducation chrétienne
et des vertus de l'enfance
40)

MONSEIGNEUR,

PERES ET MERES DE FAMILLE,

MES ENFANTS,

Chaque année à pareille époque, nous nous trouvons réunis. Si nous consultons les battements de notre cœur, c'est toujours avec une douce et joyeuse émotion. La nature et la grâce conspirent harmonieusement pour créer de mystérieux liens entre l'évêque, les pasteurs, les parents, les maîtres et les enfants. Plus ou moins sciemment, nous formons un faisceau. Il y a entre nous des attractions divines; d'un côté la confiance et l'amour filial, de l'autre des tendresses, des soins et des bénédictions, groupe suave dont l'affection est le noeud, dont le respect marque l'or­donnance, et dont la foi, aidée du sentiment de l'art, se plaît à contem­pler l'idéale beauté.

Les années précédentes vous étiez, Monseigneur, absent de corps, mais présent d'esprit et de cœur, comme vous avez daigné nous l'écrire. Cette année, vous êtes au milieu de nous, la fête est sans tristesse et la joie sans réserve.

Mais, ce rendez-vous annuel, quel en est l'objet? Se voir, cela fait du bien; sentir battre des cœurs à l'unisson du nôtre, cela console et forti­fie; unir les mains des pères spirituels avec celles des parents selon la na­ture pour couronner ces enfants bienaimés, cela est bon; mais ce n'est pas assez.

Dans l'intervalle d'une année, plus d'un coup a été porté au lien qui nous unit. L'erreur et l'ignorance ont tenté de le rompre. Ce lien a toute sa force, pères et mères, dans la confiance que vous accordez à l'ensei­gnement chrétien. Que de voix chaque année s'efforcent d'ébranler chez vous ce sentiment! L'attaque est constante dans son énergie et variée dans sa forme. Nous saisissons l'occasion de ces fêtes annuelles pour disperser les nuages qu'ont soulevés les assaillants; nous proclamons en­semble notre foi et nous ranimons notre enthousiasme.

Il y a deux ans, le mot d'ordre était: La religion c'est l'obscurantisme. Nous avons relevé le gant et nous avons dit: La religion est la lumière des lettres, des sciences et des arts.

L'an dernier, l'hypocrite erreur osait nous dire: Vous n'êtes pas pa­triotes. Nous avons ouvert les pages de notre histoire et nous avons dit: Voyez, la religion en France s'appelle Geneviève de Paris, Jeanne d'Arc, Charles Martel, Bayard, Duguesclin, Condé; et dans ces derniers temps, les soldats sortis de nos écoles religieuses ne sauvaient-ils pas l'honneur en versant leur sang plus abondamment que les autres, aux­quels nous ne refusons pas cependant tout droit de se dire patriotes?

Cette année, ne vous semble-t-il pas qu'une presse aux gages du men­songe a tenté de découronner de son auréole céleste la morale du christianisme? Le piège est grossier sans doute, il n'a pu prendre que les aveugles. Cependant c'est le CHRIST et c'est l'Eglise notre mère qui ont été attaqués. A titre de réparation, exaltons sous quelqu'un de ses aspects la sainteté chrétienne. On a dit jusqu'en haut lieu: La morale chrétienne est imparfaite et l'éducation chrétienne ne forme pas à la ver­tu. La provocation ne nous prend pas au dépourvu, nous sommes prêts à y répondre.

Voici donc notre thèse: Les vertus de l'enfance trouvent dans la foi et dans l'éducation chrétienne une base solide et un accroissement merveil­leux.

Ainsi formulée, cette proposition rentre dans le plan de la grande apo­logie chrétienne; c'en est comme la première page et la plus gracieuse. C'est la constatation dans l'enfance et dans l'éducation chrétienne du grand fait de la restauration universelle par le CHRIST. Le CHRIST a tout grandi: lettres, sciences, arts, patrie, famille. N'y aurait-il que l'en­fance qu'il aurait laissée sans l'ennoblir? Non, contemplez ces sublimes tableaux qu'ont déroulés, à travers les siècles, les maîtres de la pensée chrétienne; que ces œuvres capitales s'appellent «Cité de DIEU», «Génie du Christianisme», «Défense de l'Eglise catholique», «Progrès par le CHRIST», vous y trouverez toujours cette scène séduisante qui est l'en­fance chrétienne revêtue de son amabilité, de sa pureté, de sa douceur, de sa force et de sa modestie. C'est sur ce portrait que je veux attirer vos regards. Il est doublement attrayant pour vous, parce que c'est l'idéal sous lequel vous aimez à contempler ces êtres chéris pour lesquels vos cœurs de pères et de mères battent aujourd'hui avec tant d'émotion.

Soyons logiques pour entraîner les convictions. Disons d'abord ce qui nous paraît être la perfection dans l'enfance. Nous verrons ensuite si les principes de l'éducation chrétienne sont propres à le réaliser. Nous cher­cherons enfin si des faits bien établis sont aptes à prouver que ces princi­pes ont produit ce qu'on pouvait attendre d'eux.

Quels sont donc les traits les plus accentués de cette idéale beauté? Il est beau, n'est-il pas vrai, l'enfant prosterné devant DIEU, pareil à l'an­ge de la prière! Il est beau l'enfant auprès de sa mère ou de ceux qui par­tagent avec elle le privilège de la tendresse et du dévouement, quand l'affection rayonne sur son visage, quand ses lèvres l'expriment, quand son regard la peint et qu'elle déborde de son cœur! Il est beau l'enfant qui s'incline devant toute représentation de DIEU, père, mère, institu­teur ou ministre de l'autel: le respect dans l'enfant, c'est l'ordre, et l'or­dre est un rayon de la beauté. Il est beau l'adolescent quand, en face du livre qui contient la science qu'il convoite, son front légèrement plissé annonce l'effort victorieux de l'obstacle! Il est beau le jeune homme qui porte dans ses traits déjà virils la marque de l'énergie consciente de sa force! A tous ces rayonnements, ajoutez celui de la pureté, que ce soit la candeur de l'enfance innocente ou le charme de la fraîcheur conservée malgré les combats jusqu'à l'âge de la virilité.

Tels sont, n'est-il pas vrai, les principaux caractères de cet idéal que nous cherchons. La piété, l'amour, le respect, le travail, l'énergie et la pureté sont comme les reflets ou les parfums de cette fleur céleste qui est la jeunesse vertueuse préservée du contact des corruptions de la terre.

Les principes de l'éducation chrétienne, sont-ils aptes à réaliser cet idéal? Pour le premier trait que nous avons décrit, la réponse est facile. Il nous plaît voir l'enfant incliné devant son Créateur, lui offrir, avec ses fi­liales adorations, les tendres effusions de sa confiante prière et de ses pu­res amours. Qui l'y conduira mieux que l'éducation catholique? Elle de­veloppe sa foi en même temps que sa raison. Elle l'initie de bonne heure à son culte, elle le convie à ses fêtes, elle le prépare à l'angélique festin de l'Eucharistie, et en même temps elle lui révèle progressivement les mo­tifs et la raison de sa croyance. Il a possédé dès le principe, et sans en avoir conscience, les richesses de la raison et de la foi mises à sa portée par l'éducation chrétienne. Sa raison, se développant, illumine l'ensei­gnement qu'il a reçu et justifie l'autorité qui le lui a donné. Son intelli­gence met à nouveau, et cette fois en toute liberté, son âme aux pieds de son Dieu. Sa foi se sent appuyée de la foi de ce monde d'âmes qui a com­mencé par le groupe apostolique et qui couvre aujourd'hui les deux hé­misphères. Il entend derrière lui le témoignage de quinze millions de martyrs; il voit que l'affirmation de sa mère et de ses maîtres est confor­me à l'affirmation de la science et du génie, à l'affirmation des Augustin, des Ambroise, des Jérôme, des Anselme, des Thomas d'Aquin, des Bos­suet et des Fénelon qui se succèdent depuis bientôt vingt siècles. Il re­monte jusqu'à l'affirmation divine donnée par le Verbe de DIEU impo­sant sa parole par ses œuvres, et il redescend du Verbe de DIEU à ses maîtres et à sa mère par la succession des pontifes et par la hiérarchie de l'Eglise. Il n'a jamais douté, il ne doutera jamais, et sa foi est éminem­ment raisonnable. Et son amour vit de cette foi, et sa vie est un commer­ce sublime avec son Dieu.

Les faits répondent-ils aux principes? Trouvons-nous réellement dans les maisons d'éducation franchement chrétiennes ces anges de la terre dont la piété sincère est un des traits de cette beauté idéale qui nous sé­duit? Il faut descendre de la théorie à l'histoire. Avons-nous des données qui nous fournissent des arguments sérieux? Qu'il me soit permis d'abord d'observer qu'un principe de conduite proposé à des intelligen­ces libres et à des cœurs passionnés, ne sera jamais réduit à la pratique dans toute sa plénitude ni par tous ceux à qui il est révélé. L'Eglise, pour justifier la sainteté et la fécondité de sa morale, n'a pas besoin de prou­ver que son enseignement ne produit que des saints, mais seulement qu'il en produit toujours, et que chaque époque en peut montrer qui ont su s'élever à un degré héroïque dans les vertus que le grand nombre pra­tique moins parfaitement et que quelques-uns même méconnaissent. N'a-t-elle pas prouvé sa sainteté quand elle nous a présenté par exemple ses François Xavier, portant aux royaumes d'un autre continent la civi­lisation chrétienne; ses Thérèse et ses Jeanne de Chantal, faisant débor­der la vertu de leurs cloîtres jusque sur la société mondaine, la noblesse et la cour; ses Vincent de Paul, portant secours à toutes les misères et à toutes les indigences? L'Eglise a cet honneur et elle ne le partage avec nulle autre doctrine. Ni les églises séparées, ni la libre-pensée n'ont écrit la vie de leurs saints, ce qui nous autorise à croire qu'elles n'en comptent pas un grand nombre.

Avons-nous quelque témoignage analogue pour prouver l'influence de l'éducation chrétienne sur les vertus propres à l'enfance? Je le crois et je veux vous en faire juges.

Il n'est aucune de nos maisons d'enseignement, ecclésiastiques ou re­ligieuses, qui n'ait ce qu'on pourrait appeler son livre d'or sont trans­crits ces glorieux témoignages de vertu, et voici comment. - Toute mai­son d'éducation a parfois la douleur de perdre quelqu'un de ses enfants, saisi prématurément par la mort, et dès lors le secret de ces vies coupées dans leur fleur appartient pour ainsi dire à l'histoire. Si cette vie a été se­mée de vertus plus qu'ordinaires, et si les maîtres de cette maison ont souci de l'édification de leurs disciples, il leur vient à la pensée de re­cueillir ces souvenirs aimables qui rendront pour ainsi dire immortelles ces vies que la mort a cru trancher. Je me suis plu à collectionner ce que j'appellerai ces fleurs du gracieux parterre de l'enfance. C'est par centai­nes qu'on en compte les variétés, tantôt éparses en courtes biographies, tantôt réunies en volumes. Eh bien! je dois avouer que je n'en ai pas trouvé en dehors des maisons chrétiennes, pas plus que je n'ai trouvé de vies de saints en dehors de l'Eglise catholique. Pour moi, ce témoignage est au-dessus de toute contestation. Et si je trouve dans ces notices le par­fum de ces vertus que je cherche, je me crois autorisé à conclure que ces vertus règnent dans ces maisons, et que c'est là seulement, ou là princi­palement, que l'on peut les chercher. Faisons une application immédia­te. J'ai dit que les principes de l'éducation chrétienne sont aptes à pro­duire chez les enfants ce premier rayonnement de la vertu qui est la piété envers Dieu et je cherche si la pratique répond bien à la théorie. Eh bien! les notices dont je parle sont remplies de témoignages tels que ceux-ci41): «J'ai beaucoup admiré sa piété, et je ne pense pas avoir jamais rencontré un enfant qui sût mieux prier; son attitude seule était une prière». - «Sa piété était sincère, sans ombre d'affectation; plus d'une fois, ceux qui n'avaient pas chaque jour sous les yeux ce spectacle, furent frappés de son maintien modeste, de son attitude recueillie». - «J'ai beaucoup ob­servé ce jeune homme à la chapelle: vous aviez là un saint». - «Il était pieux, mais sans ostentation, comme sans ombre de respect humain. Je le vois encore les bras croisés, les yeux doucement baissés, répondant aux prières de sa voix nette et posée». - «Plusieurs ont assuré que, pla­cés près de lui à l'église, ils ne l'ont jamais considéré sans être frappés de son recueillement et de sa ferveur».

Vous pensez que je ne vous ai décrit qu'un de ces enfants d'élite; c'est une erreur. Dans ces quelques lignes, j'en ai fait passer cinq sous vos yeux, et s'il en fallait cent, je les trouverais. Mais ce point est, je crois, le moins contesté; avançons.

Ce que j'ai dit de la foi et de la piété, je veux le dire de l'affection et des qualités du cœur; l'éducation chrétienne est la plus propre à les faire fleurir, surtout quand elle est donnée par des hommes consacrés à DIEU. L'enfant apporte au collège un cœur largement ouvert. Sa famille et surtout sa mère ont développé en lui cette faculté d'aimer. Elle ne de­mande qu'à s'épancher. Tout l'art de l'éducation consistera à ne propo­ser à cette activité que des objets légitimes et saints. Qu'il est beau le cœur qui n'embrasse sur la terre que la vertu et la science, l'Eglise et la patrie, la famille et les saintes amitiés!

Mais l'affection ne se laisse guider que par l'affection, et pour qu'un maître puisse diriger le cœur d'un enfant, il faut d'abord qu'il ait con­quis ce cœur en l'aimant comme font un père et une mère. Cette affec­tion, paternelle et maternelle à la fois, où la trouver, en dehors de la fa­mille, plus sûrement que dans le cœur de ceux qui puisent journelle­ment à la source où puisèrent un saint Jean apôtre, un saint Augustin, un saint François de Sales, un saint Vincent de Paul? Qu'est-ce qui rem­placera ce feu sacré? Sera-ce le sentiment du devoir qui prescrit à tout instituteur d'aimer? Mais le devoir est austère et froid, et ses prescrip­tions abstraites ne peuvent remplacer la chaleur de la charité. Sera-ce l'intérêt bien entendu qui commande au maître de bien élever, c'est-à­dire d'élever avec affection les enfants qui lui sont confiés? L'enfant ne saura-t-il pas distinguer cette affection intéressée de l'inimitable charité? Sera-ce-la bienveillance naturelle? L'enfant est naturellement aimable. Oui, jusqu'à l'heure du caprice ou de la passion naissante. Pères et mè­res, vous ne trouverez que dans les cœurs unis étroitement au cœur du Rédempteur quelque chose qui imite et reproduise, vis-à-vis de vos en­fants, la passion du dévouement et du sacrifice qui consume les vôtres.

Ouvrons notre livre d'or et prenons, sur le fait, cette affection enno­blie par la foi.

Ces cœurs sont ardents, ils ont assez d'affection pour l'épancher à la fois sur leurs parents, sur leurs maîtres, sur leurs condisciples, sur les pauvres.

Celui-ci, après la rentrée, écrit à sa mère: «Combien je te demande pardon de la peine que je t'ai causée pendant les vacances! Que je me re­pens! Je vais m'efforcer d'avoir de bonnes notes, afin de te rendre de plus en plus heureuse et tâcher de te faire oublier mes fautes. Quand j'y pense, le cœur me saigne. Tu ne peux te figurer combien mon cœur se déchire à la seule pensée de t'avoir fait du chagrin. Que je voudrais me punir de cette folie momentanée! Que je la regrette! Que je pleure sur­tout ta tristesse!». - Et il ne s'agissait que d'une légère désobéissance.

Celui-là avait contracté la touchante habitude de ne jamais se mettre au lit sans avoir reçu la bénédiction de ses parents. «Un soir, raconte-t-il, comme ma mère, mécontente de moi pendant la journée, avait refusé de me bénir et s'était soustraite à mes importunites en se retirant dans sa chambre, je me jetai à terre à sa porte en pleurant à chaudes larmes et la suppliant de revenir. Vers les deux heures du matin, voyant que je m'égosillais en vain et sentant que ma glande lacrymale menaçait de se tarir, j'eus recours, pour faire ouvrir la nouvelle Sésame, à un procédé peu connu: je réunis toutes les chaises de la salle à manger et, après les avoir disposées comme les haies des terrains de course, je me livrai à un steeple-cause si bruyant qu'après un quart d'heure.de cet exercice gy­mnastique ma mère parut prise d'une belle frayeur qui se changea bien­tôt en un rire inextinguible. Qui rit, dit le proverbe, a déjà pardonné; je pus ainsi me coucher à trois heures du matin, muni de la bénédiction que j'avais enlevée à la sueur de mon front, et en changeant le dicton: Mieux vaut tard que jamais, en cet autre de mon cru: Mieux vaut matin que ja­mais». Voilà un trait, original sans doute, mais qui peint bien un cœur, n'est-il pas vrai?

Cet autre écrivait à sa soeur aînée: «Je travaille bien, je suis bien sage, et cependant j'ai eu de tristes notes que j'ai bien méritées, mais seule­ment à cause de petites misères. Si cela ne faisait pas tant de peine à mes parents, je m'en consolerais bien facilement, mais quand je pense qu'ils vont en souffrir et en être malheureux, je ne puis me défendre d'une pro­fonde affliction. Ce n'était cependant qu'une étourderie, un peu de dis­sipation. Ah! si j'avais pu obtenir une autre punition, n'importe laquel­le, pour épargner ce chagrin à nos bons parents!… S'ils allaient croire que je suis ingrat… Tout cela m'accable, je n'en puis plus… Tu vas peut-être me dire que je me rends malheureux pour peu de chose. Sans doute ce n'est rien, et cependant c'est tout, puisque c'est de la peine pour mes chers parents».

D'un autre, je lis ce simple détail: «Il n'a laissé périr aucune des lettres qui lui vinrent de sa famille pendant les sept années de ses études». Voilà des traits qui disent ce que valent les cœurs. Je dois ajouter, ce­pendant, que ces cœurs, si brûlants d'amour filial, me paraîtraient en­core chrétiennement défectueux, si je n'en voyais déborder une affection analogue pour leurs maîtres.

Poursuivons notre enquête. Voici un billet écrit après une journée d'humeur chagrine: «Cher professeur, que vous avez dû souffrir au­jourd'hui! que j'ai été ingrat envers vous, n'est-ce pas? J'ai attristé Notre-Seigneur en me montrant si peu sage. Mais le divin Maître est si bon! Il m'a déjà pardonné, j'en suis sûr, mes négligences, et j'oserai di­re… mon orgueil. Mais après le pardon du Seigneur reste celui du pro­fesseur. Celui-ci me sera aussi accordé, je l'espère. Plein de confiance, j'ose vous écrire ces quelques mots pour vous prouver que, si je vous ai fait de la peine, j'en suis repentant. Il ne sera plus question, n'est-ce pas, de cette journée où cette mauvaise tête a fait des siennes. Priez pour moi, afin que l'orgueil s'en aille de mon cœur et que je sois désormais plus di­gne de votre affection».

Le secret de ces liens, le voici dans une lettre d'un élève nouveau à sa mère: «Je rends grâces au bon Dieu de m'avoir placé dans une si excel­lente maison. Les maîtres ne sont pas durs comme dans d'autres collè­ges: loin de mépriser leurs écoliers, ils nous témoignent de l'affection, ils se mêlent même à nos jeux… Je vous assure, ma mère, que je m'y trou­ve si bien, que je n'ai que le seul regret d'être éloigné de vous».

Mais voici qui est plus caractéristique; c'est la lettre d'un étudiant en droit en excursion de vacances: «Devinez, ma mère, je suis à demi fou de joie au moment où je vous écris. Pourquoi? je vous le donne en cent, en mille, en tout ce que vous voudrez. Devinez-vous? - Non? - Je suis bien loin de vous, et cependant je saute de plaisir. Pour ne pas vous faire attendre plus longtemps le mot de l'énigme, je vous dirai que je vais re­voir le collège où j'ai été élevé. Cette chère maison que j'ai quittée, il y a déjà longtemps, je vais la revoir dans quelques heures. Je pourrai me promener encore dans ces allées qui ont été tant de fois témoins de mes jeux! Avec quels battements de cœur je vais parcourir cette salle d'étude où j'ai travaillé, ces classes où j'ai triomphé, cette chapelle où j'ai goûté des instants d'une joie si douce et si pure!». Le lendemain, après avoir épanché son cœur en un récit joyeux, il ajoutait: «J'ai été aussi content de mes condisciples que de mes anciens maîtres; tous ceux qui m'avaient tant soit peu connu m'ont montré l'attachement le plus tendre. En quit­tant j'ai versé des larmes. Comme j'aimerais refaire de temps en temps ce voyage! Il me semble que cela retremperait mon âme».

De la charité pour les pauvres, je ne dirai qu'un mot. Les maisons d'éducation chrétienne connaissent seules les associations de charité avec la visite des familles nécessiteuses et les petits sacrifices faits journel­lement en leur faveur.

Pères et mères de famille, dites-moi, n'est-ce pas dans un pareil cou­rant que vous aimez à voir les cœurs de vos enfants?

Le respect est frère de l'affection.

Il y a aussi entre la religion et le respect une affinité profonde. La reli­gion donne à l'âme l'impression du respect.

DIEU seul est d'ailleurs la raison du respect qui s'attache aux hommes et aux choses. C'est le profond travail de l'éducation religieuse de créer le respect dans l'âme de l'enfant en lui découvrant, partout où elles se posent devant lui, ces représentations et ces images de Dieu seules capa­bles de commander nos respects.

L'éducation catholique montre à l'enfant, dans la hiérarchie de l'Egli­se, une majesté qui descend de DIEU et qui s'élève jusqu'à lui par le CHRIST. Elle lui montre dans la famille la dignité paternelle et la dignité maternelle qui sont pour lui des représentations de la dignité divine. Lorsque le père et la mère délèguent à un instituteur tous leurs droits d'enseigner et d'élever un enfant, ils lui transmettent en même temps quelque chose de leur dignité, et si cet instituteur appartient en même temps à la hiérarchie de l'Eglise, il porte aux yeux des enfants un double caractère d'autorité et comme un double reflet de la majesté divine.

Ainsi, le catholicisme justifie l'éloge qui lui fut donné par la sincérité d'un illustre protestant: il est la plus grande école de respect qu'il y ait sur la terre.

Est-il besoin d'ajouter que le respect engendre l'obéissance et avec elle la confiance et la docilité, et qu'il conduit ainsi aux autres vertus de l'en­fance, à l'habitude du travail, à la gravité et à la force de caractère?

Ces nobles énergies ne s'imposent-elles pas à la volonté quand l'esprit a conçu le respect de DIEU, du devoir et de soi-même?

Recourons encore au témoignage de notre livre d'or et voyons si le respect et le courage y sont en relief comme la piété et l'affection. je lis que celui-ci subit à l'époque de sa première communion une transforma­tion bien merveilleuse: «On put dès lors, dit-on, remarquer dans la con­duite de cet enfant un progrès sensible, son travail fut plus conscien­cieux, ses efforts pour dompter sa nature devinrent plus énergiques, plus constants, son application à contenter ses parents et ses professeurs plus parfaite et plus soutenue».

Je vois qu'un autre prenait au sérieux la vertu. «Pour la principale et la grande chose, écrit-il à son frère, cela va mieux. Le ciel soit béni d'avoir secondé mes efforts et ma bonne volonté. je me sens plus fort contre la tentation et, quand je m'aperçois de quelque faiblesse, je me relève de suite… Que te dirai-je de plus? Notre vie de collège a quelque chose de monotone; on n'y apprend pas ce qui est nouveau. Mais je ne veux pas m'en plaindre, on y apprend à se vaincre, on brise sa volonté, on s'exerce à la vertu et au sacrifice; après tout, cela est l'essentiel, c'est tout, et ça vaut le monde entier».

Un autre commença ses études dans une pension ecclésiastique. Il s'y distingua par son exactitude à tous ses devoirs, par son application, par sa docilité. Il sut mériter l'affection de ses maîtres et de ses condisciples. Des raisons qu'il est inutile d'expliquer obligèrent ses parents à le mettre dans un collège d'un autre genre. Il eut à soutenir là de rudes combats pour ne pas trahir sa foi. Il s'y trouva, malgré les bonnes intentions des chefs, à la merci d'une foule de condisciples pervers et irréligieux qui tentèrent inutilement de l'entraîner. A cette guerre de séduction, en suc­céda une autre de railleries, de sarcasmes et de mauvais traitements; rien ne put l'ébranler. Furieux de sa résistance, ces jeunes impies devinrent des bourreaux; ils poussèrent la barbarie jusqu'à soumettre leur ver­tueux condisciple à une sorte de crucifiement, en lui faisant dans les mains avec leurs canifs des incisions en forme de croix. Il souffrit cette cruelle brutalité avec un courage héroïque: sans témoigner ni ressenti­ment ni humeur, il continua de vivre en chrétien fervent et intrépide sous leurs yeux; ce qui les frappa tellement que plusieurs, charmés, soit de la fermeté de son caractère, soit de la douceur et de l'aménité de ses manières, prirent hautement son parti et se firent un honneur de le met­tre à l'abri de nouvelles persécutions.

Le contraste ne nuit pas à notre démonstration. Ces vivantes images de l'énergie et du respect ne vous séduisent-elles pas? Pensez-vous que ces fleurs et ces fruits ne disent pas assez la valeur des terrains où on les cueille?

Il nous reste à parler de la pureté. Nous avons vu l'éducation chrétien­ne enseigner à l'enfant avec la foi, l'amour, le respect, le courage. Pour compléter l'éducation et achever ce chef-d'œuvre, il faut encore ce qui seul sauvegarde et embellit ces quatre choses, ce qui donne à l'homme le complément de sa beauté: l'auréole d'une angélique pureté.

Il y a dans la pureté de l'enfance et de la jeunesse une beauté supérieu­re à toutes, qui doit subir l'épreuve des assauts de la chair et de la volup­té, et que la philosophie seule est impuissante à préserver. Il faut ajouter que l'éducation chrétienne est vraiment son unique rempart.

De Maistre avait raison de dire à la vue de certains collèges: «L'oeil du sage s'arrête douloureusement sur ces amas de jeunes gens où les ver­tus sont isolées et les vices mis en commun». Oui, c'est avec un effroi douloureux que les pères et les mères et tous ceux qui ont souci des âmes contemplent cet étrange spectacle: deux ou trois cents enfants, à l'heure où les sens s'éveillent et où les passions bouillonnent, jetés dans cette at­mosphère incandescente, et des maîtres planant dans une indifférence tranquille au-dessus de ces orages, croyant avoir fait assez s'ils maintien­nent dans cette foule ardente un ordre convenu et une discipline de com­mande. Sans doute la philosophie sait dire à l'enfant, que soumettre sa chair à l'esprit est le premier devoir de l'homme et que la pureté est l'honneur de la jeunesse, mais on sait la puissance de cette vague morale sur les passions brûlantes.

L'éducation chrétienne a des lumières pénétrantes, des forces domi­natrices et des influences victorieuses que la philosophie ne connaît pas. L'éducation chrétienne donne à l'âme de l'enfant des illuminations sublimes qui font à la pureté qu'elle lui demande une couronne céleste et lui donne une attraction divine. C'est elle qui apprend à l'enfant que son corps est un temple, son âme un sanctuaire, son cœur un tabernacle, où JÉSUS-CHRIST vivant vient résider. C'est elle qui découvre à l'enfant, dans le trésor de son innocence, le prix du sang d'un Dieu. C'est elle en­fin qui fait apparaître, dans les profondeurs du ciel, l'idéal de la pureté, rayonnant du visage du CHRIST et de la Vierge Immaculée sur l'huma­nité chrétienne.

Avec la lumière qui montre la pureté, il faut dans la volonté une force que ne peut donner la nature toute seule.

Cette force se puise au bain fortifiant et régénérateur où l'Eglise nous plonge par tous ses sacrements; elle se trouve dans les eaux de la péniten­ce et dans les flots du sang de JÉSUS-CHRIST; elle se trouve dans la con­fession et dans la communion, et dans cette pure atmosphère formée au­tour de l'enfant par toutes les pratiques saintes.

Ah! sans doute, ce n'est pas à dire qu'aucun enfant n'abusera de sa li­berté et ne se trouvera pauvre au milieu de ces richesses; mais ce qui est vrai, c'est que la plupart, dans un milieu où se distribue l'éducation chrétienne, conserveront jusqu'à dix-huit ans leur pureté encore intacte ou glorieusement réparée après les blessures du combat.

Je fais un nouvel appel à nos témoins.

Un enfant de seize ans écrivait dans ses cahiers des prières comme celle-ci: «Vierge Marie, je vous dois tout, je le sais; c'est à vous aussi que je rends grâces de tout, mais en particulier de la pureté que vous m'avez conservée jusqu'à ce jour et que vous me conserverez toute ma vie, n'est-ce pas, ô Vierge Immaculée! Je prends le ciel et la terre à témoin de mon serment, oui, plutôt mille fois la plus cruelle mort qu'un seul péché contre la sainte vertu!».

Un autre «eut de grandes luttes à soutenir contre ses passions, car il était d'une humeur très ardente; mais doué en même temps de l'énergie qui accompagne ordinairement ces caractères, il savait comprimer les emportements de sa nature».

Un troisième allait accomplir sa dix-septième année, et cependant «la sérénité du regard, la franchise épanouie du sourire, la simplicité naïve du langage, la modestie de l'attitude, la modestie de ses manières, je ne sais quel charmant assemblage de réserve virginale et d'abandon enfan­tin, tout en lui trahissait l'innocence du cœur».

Pour un autre: «J'ai connu, dit un témoin, cet excellent jeune homme et j'ai été le dépositaire de ses confidences. Je ne vous dirai rien de l'ad­mirable pureté de son âme, de la délicatesse de sa conscience. La vertu que vous aviez admirée dans l'enfant se retrouvait dans le jeune homme mais agrandie, fortifiée, embellie par la lutte et par les victoires. Tout ce qui ressemblait au mal lui inspirait ou de l'horreur ou du mépris».

Ici, je recueille le jugement des condisciples: «Je n'ai jamais entendu sortir de sa bouche une parole tant soit peu légère». - «Sa qualité domi­nante était à mon avis, la modestie».

Là, c'est un maître qui transmet un élève au surveillant d'une division supérieure: «Quant à ses moeurs et à sa piété, soyez sans inquiétude: c'est un enfant parfait. Pour moi qui l'ai observé pendant quatre ans, je n'ai pu surprendre, non pas une parole mais un regard, un sourire, un geste, une attitude, qui fût l'indice d'une vertu amoindrie».

Voilà quelques extraits; j'en pourrais faire un volume. Je n'en donne­rai plus qu'un qui met en regard les deux systèmes d'éducation et leurs fruits. Un enfant avait été mis d'abord dans une maison peu chrétienne. «Là, dit son biographe, l'immoralité régnait parmi ses condisciples; elle était presque générale: si elle ne l'atteignit pas, s'il se conserva pur, on ne peut l'attribuer qu'à la piété que sa mère lui avait inspirée, à sa pru­dence dans le choix de ses amis et à l'application qu'il mit au travail dans tout le cours de ses études. Ces heureuses qualités attirèrent sur lui la haine et l'envie de ses rivaux; ceux-ci lui suscitèrent bien des tracasseries et des persécutions secrètes.

Les désagréments qu'il éprouvait dans cette maison et plus encore les dangers que son innocence courait déterminèrent ses parents à l'en tirer pour le mettre dans une maison ecclésiastique. Sa piété déjà solide, pa­rut alors se trouver dans son élément naturel et prit un accroissement sensible au milieu des bons exemples qu'il avait sous les yeux».

Nous savions et voici que nous touchons du doigt cette vérité de fait: la plus belle des vertus de l'enfance règne principalement dans les mai­sons d'éducation chrétienne.

Je veux finir par un contraste. Je copie le portrait du collégien de nos jours, tracé par un écrivain qui tient un des premiers rangs à la Revue des Deux-Mondes et qui n'est, en cette circonstance, que l'écho de l'opinion commune42).

«L'adolescent, dit-il, n'existe plus, ou c'est un être élevé d'une maniè­re exceptionnelle. Celui que nous voyons tous les jours est un collégien mal appris, infecté de quelque vice grossier qui a déjà détruit dans son être la sainteté du premier idéal; ou si, par miracle, le pauvre enfant a échappé à cette peste des écoles, il est impossible qu'il ait conservé la chasteté de l'imagination ou la sainte ignorance de son âge… Il est laid, même lorsque la nature l'a fait beau… Il a l'air honteux et ne vous re­garde jamais en face.

Les caresses de sa mère le font rougir; on dirait qu'il s'en reconnaît in­digne… Il lui faudra des années pour perdre le fruit de cette détestable éducation, pour perdre ce cachet de laideur qu'une enfance chagrine et l'abrutissement de l'esclavage ont imprimé sur son front, pour regarder franchement et porter haut la tête… Mais déjà les passions s'emparent de lui; il n'aura jamais connu les affections pures dont je parlais tout à l'heure».

C'est là, paraît-il, le portrait de l'adolescent d'aujourd'hui, quand il n'est pas élevé d'une manière exceptionnelle. S'il en est ainsi, pères et mères de famille, cherchez pour vos enfants cette éducation exception­nelle, et je crois que vous la trouverez dans les maisons d'éducation chré­tienne. Je vous l'ai montrée dans les traits que j'ai recueillis de cent bio­graphies diverses. Je voudrais vous la montrer dans vos enfants, mais on ne loue pas les vivants et d'ailleurs, pour la plupart, leur jeune âge les excuse de manquer encore de plus d'une vertu.

Je ne puis guère encore chez nous louer les morts. Il y a si peu de temps que nous sommes nés. Cependant le ciel nous enviait. déjà le plus aimable de nos enfants et il nous l'a ravi l'an dernier. Sa vie ferait l'objet d'une notice qui ne le céderait en intérêt à aucune autre. Jugez-en par ces quelques lignes extraites de l'allocution dite à ses funérailles: «Je sa­lue, disait son vénérable curé, je salue la dépouille mortelle de cet enfant de quatorze ans avec le même respect que celle du vieillard consommé en âge et en vertu. J'entends, en effet, le livre de la Sagesse nous dire: Ce qui rend la vieillesse vénérable, ce n'est pas la longueur de la vie, c'est la prudence de l'homme même jeune qui tient lieu de cheveux blancs, et la vie sans tache, même courte, est une heureuse et glorieuse vieillesse. Vous qui avez connu Eugène, dites-le moi, ce simple coup de pinceau, donné par l'Esprit même de DIEU, ne met-il pas sous vos yeux la figure pure et rayonnante de notre cher enfant? Qui n'a échangé avec charme quelques mots avec lui? Qui ne s'est senti attiré vers lui? Qui ne s'est trouvé meilleur en le quittant? La piété, c'était le fond de cette nature es­sentiellement chrétienne. La piété a-t-elle été une entrave à la culture de l'intelligence? Voyez: en lutte avec des esprits d'élite, quel est son rang? Le premier invariablement. Il est au tableau d'honneur à poste fixe, et quand ses maîtres veulent citer un modèle pour le travail, l'obéissance, la politesse, le bon ton, ils disent: Voyez Eugène43).

Ce tableau vaut bien celui que nous offrait tout à l'heure l'écrivain qui signe Georges Sand.

Relisons maintenant l'objection qui a retenti cette année dans la pres­se et à la tribune: «L'éducation chrétienne n'est pas apte à produire la vertu». Elle vous étonne, n'est-ce pas? et son audace vous fait sourire.

Votre confiance est ranimée; c'était mon but. Je vous remets mainte­nant, pères et mères de famille, vos chers enfants. Ils vont recevoir les ré­compenses de leur travail en attendant des triomphes plus éclatants sur un théâtre plus élevé, où ils imiteront, j'espère, leurs aînés qui ont enle­vé cette année cinq diplômes de bachelier.

Monseigneur daignera tout à l'heure les munir de sa bénédiction, puis ils partiront forts et joyeux pour pratiquer en vacances les vertus qui sont les aimables compagnes de l'éducation chrétienne: la piété, la pureté, l'énergie et l'affection.

Cinquième discours
sur l'harmonie de la science et de la foi
44)

MESSIEURS,

Si j'interprète bien vos sentiments, vous devez être heureux comme nous de voir cette nouvelle année scolaire se couronner paisiblement et joyeusement par la solennité que nous célébrons aujourd'hui.

Vous aimez cette œuvre, vous lui confiez ce que vous avez de plus cher, sa marche progressive doit faire votre joie.

Cette cinquième année de notre maison a eu, vous le savez, ses jours d'angoisse et de crainte.

Un instant nous avons pu croire, pendant la nuit terrible du 29 décembre45), en face du spectacle le plus sinistre dont la ville ait été le te­moin depuis longtemps, que notre œuvre allait être interrompue par un secret dessein de la Providence, mais notre confiance n'a pas été trom­pée et bientôt après nous avons pu reprendre l'ordre de nos paisibles tra­vaux.

Un projet de loi est venu aussi nous apporter quelque crainte en menaçant la liberté de l'enseignement46), mais il a pris déjà une forme adoucie en passant par les délibérations de l'une de nos assemblées poli­tiques, et, bien que ses dispositions aient encore besoin en quelques points d'être rendues plus conformes à l'équité, elles n'ont déjà plus rien qui puisse nous inquiéter pour l'avenir.

Grâce à Dieu, ces épreuves, au lieu de nous abattre nous ont fortifiés. L'empressement d'un si grand nombre à nous témoigner leur sympathie et à nous prêter leur concours au jour du désastre, la démarche si tou­chante de Monseigneur qui s'arrachait aux occupations des premiers jours de l'année pour venir nous donner courage, nous ont prouvé une fois de plus que nous avions des amis fidèles et dévoués sur lesquels nous pouvions compter. Nous avons trouvé là le lien de nouvelles obligations, mais aussi nous y avons puisé une force nouvelle et une confiance plus ferme en l'avenir.

Nous avons cru aussi, dans la simplicité de notre foi, pouvoir considé­rer comme un signe providentiel ce fait remarqué par tous, que les flam­mes se sont arrêtées devant la statue du Sacré-Cœur de JÉSUS, et ont respecté intégralement la travée qu'elle protégeait.

Nous pouvons donc nous livrer, sans arrière-pensée, à la joie de cette fête scolaire; je devrais dire de cette fête de famille: c'est le caractère pro­pre de ces solennités dans les maisons chrétiennes, où les maîtres, unis intimement aux parents, les représentent auprès des enfants pour don­ner à ceux-ci, avec la culture de l'esprit, l'éducation du cœur.

Pour donner, selon l'usage, à cette réunion un caractère littéraire, nous devons traiter devant vous quelque sujet relatif à l'enseignement. Nous vous avons décrit déjà les principaux traits de l'éducation chré­tienne, son but, son idéal, et l'aptitude des maîtres chrétiens à le réali­ser, l'influence de la religion sur les lettres, sur le patriotisme et sur les vertus de l'enfance.

La grande objection nouvelle, ou plutôt l'erreur qui est au fond de toutes les hostilités récemment soulevées contre la religion, c'est l'indé­pendance de la science.

La science prétend se suffire à elle-même. Enflée par ses découvertes récentes, elle veut régner sans partage sur l'esprit humain.

Elle prétend en être la seule lumière.

Elle veut reléguer la foi parmi les fictions dont le temps a fait justice. Elle se donne comme ayant seule une puissance et une autorité positives. Tel un parvenu éclabousse toutes les autorités sociales, tel un serviteur arrogant s'attribue toute l'autorité de la maison de son maître.

Cette révolte de la science enivrée d'elle-même et parée du nom pré­tentieux et faux de «positivisme» est l'agent le plus actif de toutes les luttes engagées contre la religion, et en particulier contre l'enseignement chrétien.

Montrer, autant que le permet la brièveté d'un discours, le vrai rôle de la science, qui est de travailler sous le regard de la foi, comme une sœur respectueuse, et d'aider la révélation, dont elle reçoit elle-même un puissant concours, tel est notre but.

Nous considérerons la science en elle-même et dans ses représentants, et nous verrons successivement la science et les savants rendre témoigna­ge à la religion et reconnaître l'autorité de ses lumières et de sa direction.

Etablissons d'abord la situation.

C'est la science de la matière et du monde sensible qui affiche ces pré­tentions insolentes. C'est au nom des mathématiques, de la physique, de l'astronomie et de leurs sœurs que l'on prétend exclure de l'aréopage des sciences celles qui ne traitent que des choses de l'esprit, comme la métaphysique, la théologie, la philosophie elle-même et la morale.

Quelques hommes de science, le regard plongé dans la matière et fascinés par les merveilles qu'ils y ont découvertes, se sont mis à penser qu'il n'y avait rien au-delà. N'ayant d'ailleurs qu'une connaissance su­perficielle des doctrines métaphysiques et religieuses, ils s'en sont exagé­ré les difficultés et les incertitudes, et ils ont conclu qu'il n'y a rien de po­sitif, hors la science de la matière et du monde des sens.

Le créateur de cette opinion, ou plutôt celui qui lui a donné sa forme et son nom moderne, est Auguste Comte; son coryphée est M. Littré. Auguste Comte ne tardera pas à être enseveli dans l'oubli, et M. Lit­tré a demandé et reçu le baptême. Mais la doctrine a encore quelques maîtres bruyants, elle fait des dupes, et dans la lutte contre l'enseigne­ment chrétien, elle est le mobile de tous ceux qui n'agissent que par pure passion ou par raison politique. Il est donc opportun de la combattre. Mais d'abord dénions-lui son titre prétentieux de positivisme. Est-ce que toute science n'a pas ses données positives?

Les déductions de la logique, les arguments de la métaphysique, les raisonnements de la théologie, ne s'imposent-ils pas à l'esprit comme les théorèmes des sciences mathématiques ou physiques?

Et si les sciences relatives aux choses qui ne tombent pas sous les sens ont encore aujourd'hui recours à plus d'une hypothèse, pour répandre quelque lumière sur une partie de leur champ d'observations, en est-il autrement de la physique, de l'astronomie et de l'histoire naturelle?

Le sens commun condamne le positivisme; il reconnaît et proclame les données principales de la connaissance de l'âme et de la connaissance de DIEU, et les sciences spéciales en pénètrent les merveilleux secrets au moins autant que les sciences prétendues positives pénètrent les secrets de la matière.

Les négations du positivisme sont aussi ridicules que la prétention de Zénon à méconnaître le mouvement, de l'école idéaliste à révoquer en doute la réalité de la matière, ou de Sextus Empiricus à douter de sa pro­pre existence.

Mais le positivisme scientifique ne s'en tient pas à sa négation générale. Il a la prétention de trouver dans chaque branche de la science la con­tradiction de nos dogmes et de la révélation.

Il ne se contente pas de nier DIEU et l'âme, il croit pouvoir détruire une à une nos croyances et les données de la Bible. Il croit que par la science c'en est fait du dogme de la création, de la cosmogonie mosaïque, de l'unité de l'espèce humaine, de la vérité historique du de­luge et du reste.

Sa réfutation serait infinie. Nous voulons seulement, comme dans une course rapide, tirer de quelques-unes des branches de la science, un rayon de lumière qui illumine quelque dogme de la foi, et montrer par là que les sciences sont bien les auxiliaires de la révélation, et qu'elles au­raient souvent abrégé leurs recherches en s'éclairant davantage à ses lu­mières.

Puis, comme pour confirmer le témoignage de la science par l'autorité morale de ses représentants, nous interrogerons parmi les savants ceux dont le nom a jeté le plus d'éclat, et nous leur demanderons si c'est du matérialisme ou de la religion qu'ils ont fait la règle de leur vie.

Mais écoutons d'abord les sciences. - Voici l'arithmétique.

Elle contredit l'erreur aujourd'hui capitale de l'éternité du monde, et par suite elle prouve indirectement la vérité de la création. Je laisse sur cette question la parole au mathématicien Cauchy. «Tout nombre, dit-il, c'est-à-dire toute série d'unités successives, est essentiellement fini; puisque chacun des nombres obtenus par des additions successives ne diffère du précédent que par une unité, il est fini comme lui. Ainsi nous pouvons affirmer qu'il n'y a qu'un nombre fini d'hommes qui ont vécu sur la terre: donc il y a eu un premier homme; par la même raison, il y a eu un premier instant où la terre a paru dans l'espace, où le monde lui-même a commencé, etc. ainsi la science nous ramène à ce qu'enseigne la foi: la matière n'est pas éternelle. - C'est toujours M. Cauchy que je vous cite. - Si le premier, le plus ancien des livres ne nous avait pas clairement révélé cette vérité, poursuit-il, si nous ne l'admettions pas comme chrétiens, nous serions forcés de l'admettre comme arithméti­ciens, comme mathématiciens»47).

C'est ainsi que l'arithmétique apporte son témoignage à la foi.

Il serait curieux de trouver aussi dans l'algèbre une auxiliaire de la ré­vélation.

Essayons. J'emprunte mon argument à un illustre professeur de l'Université de Turin, M. Faâ de Bruno. Il prend pour base de son pro­blème le chiffre de la population actuelle du globe, qui est à peu près d'un milliard trois cents millions d'hommes, et l'augmentation annuelle de la population, qui est, d'après les statistiques les plus accréditées, d'un deux-centième environ. Partant de ces données, et calculant, d'après la théorie des progressions, le temps qu'il a fallu pour que la po­pulation du globe atteignît ce nombre, il trouve comme résultat de son équation quatre mille ans; c'est à peu près le nombre qu'assigne la chro­nologie biblique depuis le déluge.

La physique nous fournirait également des témoignages éclatants, mais il faut abréger, et nous voulons faire parler les sciences naturelles, qu'on a si souvent voulu nous opposer, comme si elles étaient en contra­diction flagrante avec la révélation. rien n'est admirable comme la con­formité qui se peut établir entre les données de la géologie et les grandes lignes de la cosmogonie mosaïque.

La dernière hypothèse de la science est que la Terre a fait partie primi­tivement de la nébuleuse solaire; qu'à une certaine époque, une portion de cette nébuleuse s'en est détachée, puis en se condensant lentement a formé notre globe; que l'écorce de ce globe est le résultat d'une action plusieurs fois séculaire, que des périodes distinctes sont marquées dans les couches du sol par des dépôts superposés où apparaissent successive­ment les traces de la vie dans les végétaux d'abord, puis dans les ani­maux aquatiques et aériens, enfin dans les animaux terrestres et dans l'homme.

Vraiment il nous semble bien reconnaître là le chaos primitif de Moïse, puis la Terre d'abord nue et aride sur laquelle se manifeste pro­gressivement, sous l'action divine, la vie à ses divers degrés.

Mais n'allons-nous pas nous heurter à la limite étroite de six jours as­signée par Moïse à l'œuvre qui paraît, selon la science, avoir demandé de longs siècles? Non, Messieurs, la splendide harmonie de la révélation et de la science n'est point brisée par cette difficulté. La foi chrétienne n'a jamais limité à cette étroite signification l'expression mosaïque.

J'en appelle à trois témoins dont vous ne nierez point la compétence et qui n'ont point attendu l'objection de la science pour donner à la Bible une interprétation intéressée. Entendons saint Augustin, saint Thomas d'Aquin et Bossuet: «L'on n'est pas obligé de croire, dit le premier, que ces six jours sont des jours semblables aux nôtres, et même le texte sacré s'y oppose; il faut y voir de longues époques dont le matin indique le commencement et le soir la fin»48).

«Il y a, dit saint Thomas, sur ce sujet deux opinions: ou ce sont des jours ordinaires, ou ce sont de longues périodes. La théologie ne con­damne ni l'un ni l'autre sentiment»49).

«Dieu, dit Bossuet, après avoir fait d'abord comme le fond du monde, en a voulu faire l'ornement avec six différents progrès qu'il lui a plu d'appeler six jours»50).

Je remercie la science de m'avoir aidé à comprendre le texte sacré. J'admire et je loue avec plus d'enthousiasme et de reconnaissance encore le Créateur, qui a préparé longuement le domaine qu'il voulait offrir à l'homme.

DIEU a jeté cette nébuleuse dans l'espace. Il a créé les forces de la na­ture. Il a imprimé le mouvement quel qu'il soit qui devait condenser no­tre globe. Par le refroidissement et le mouvement giratoire, la terre pre­nait sa forme et recevait comme son noyau. Sa surface, agitée par les convulsions d'une puissante action chimique, imitait dans ses ondula­tions les vagues d'une grande mer.

Après une longue période, les conditions des dépôts terrestres et de l'atmosphère qui entourait le globe permettaient au Créateur d'y jeter la première forme de la vie, ces plantes si puissantes dans leur jeunesse que leurs débris ont formé dans le sol des amas dont la grandeur nous con­fond.

En même temps la masse solaire se condensait de son côté, avec plus de lenteur, parce qu'elle est plus considérable, et elle devenait notre grand luminaire. Puis, l'atmosphère terrestre s'assainissant par la vie même des plantes, et l'aliment d'une vie nouvelle se trouvant préparé dans les fruits de ces mêmes plantes, Dieu créait cette nouvelle forme de vie qui unit les merveilles des sens et de l'instinct à celles de la végéta­tion. Enfin, quand l'air est tout pur et le soleil radieux, quand les fleurs ornent le sol et parfument l'atmosphère, quand les êtres vivants animent l'eau, la terre et les airs, Dieu donne à la création son roi, cet être qui a quelque chose de divin, ce fils de Dieu qui comprend, qui veut et qui ai­me, et qui chante la gloire de son Auteur.

La science a lu tout cela dans les entrailles du sol. Je l'avais lu en abré­gé dans la parole de Moïse. Je remercie la science. Je savais par ma rai­son éclairée par la foi que la science ne pouvait être qu'une auxiliaire de la révélation; je le reconnais et, en face de cette harmonie, j'offre à DIEU un nouvel hymne d'action de grâces. Je redis avec plus de joie, parce que je le comprends mieux, l'hymne mosaïque et le cantique de Daniel, en louant le Seigneur en face de chacun des progrès de son grand œuvre dont le sol que je foule me révèle les gigantesques traces51).

Si nous nous sommes trompés, Messieurs, si nous n'avons pas com­pris le témoignage de la science, les savants vont redresser notre erreur et passer sous nos yeux du camp de la Religion dans celui du Positi­visme.

Interrogeons-les.

Pour les siècles qui ont précédé le nôtre il suffira, n'est-ce pas, de faire comparaître Copernic, Euler, Newton, Képler, Pascal et Buffon. Ce sont bien là les noms qui ont la primauté d'honneur au Panthéon scienti­fique.

Copernic? Mais a-t-on oublié qu'il vécut et mourut en pieux chanoine de l'église cathédrale de Frauenbourg?

Euler? Ses trois volumes de lettres à la princesse d'Anhalt, qui contien­nent toute sa doctrine scientifique et métaphysique, sont l'œuvre d'un philosophe spiritualiste et chrétien.

Newton? Il publiait, alternativement avec ses traités scientifiques, des commentaires sur Daniel et l'Apocalypse.

Képler? C'est lui qui terminait un de ses ouvrages en s'écriant: «Je te rends grâces, Seigneur et Créateur, de toutes les joies que j'ai éprouvées dans les extases où me jette la contemplation de l'œuvre de tes mains!».

Pascal, sans être absolument orthodoxe, a conçu et commencé à réali­ser le plan d'une vaste apologie chrétienne. Je lis dans ses Pensées: «Nul n'est heureux comme un vrai chrétien, ni raisonnable, ni vertueux, ni aimable».

Buffon a reconnu l'action de DIEU dans son œuvre: «Plus j'ai pénétré dans le sein de la nature, disait-il, plus j'ai admiré et profondément res­respecté son Auteur».

Mais peut-être que la science plus récente s'est affranchie de ces préju­gés séculaires. Il faut consulter les savants du XIXe siècle. C'est chose moins facile, leur histoire n'est pas faite, et il n'est pas permis de juger les vivants.

Cependant le siècle incline à sa fin, et nous pouvons déjà composer, pour trancher notre différend, comme une académie des morts. Pour re­présenter les mathématiques, nous évoquerons Ampère et Cauchy; pour la physique et la chimie, Volta, Thénard, Biot; pour l'astronomie, Babi­net, Secchi, Le Verrier; pour la médecine, Récamier, Cruveilhier, Claude Bernard; pour la chirurgie, Dupuytren.

La thèse qui comptera ces noms parmi ceux de ses défenseurs pourra, il me semble, se vanter d'avoir pour elle la science moderne.

Ampère. - Tout le monde sait qu'il était profondément religieux. «Mon Dieu, écrivait-il, je vous remercie de m'avoir créé, racheté et éclairé de votre divine lumière».

Le trait suivant, raconté par le P. Gratry, nous le montre alimentant la ferveur de sa foi par la prière et les pratiques pieuses. Ozanam, âgé de 18 ans, arrivait à Paris, non point incrédule, mais l'âme plus ou moins atteinte de ce qu'on peut appeler la crise de la foi. Un jour, il entre dans une église, et il aperçoit agenouillé dans un coin, près du sanctuaire, un homme, un vieillard, qui récitait pieusement son chapelet. Il s'approche et reconnaît… Ampère, son idéal, la science et le génie vivant! Cette vi­sion l'émeut jusqu'au fond de l'âme; il s'agenouille doucement derrière le maître; la prière et les larmes jaillissent de son cœur; c'était la pleine victoire de la foi et de l'amour de DIEU, et Ozanam se plaisait ensuite à redire: «Le chapelet d'Ampère a plus fait sur moi que tous les livres et tous les sermons».

Pendant la dernière maladie d'Ampère, la religieuse qui veillait à son chevet lui proposa de lui lire quelques passages de l'imitation de JÉSUS­CHRIST. «N'en prenez pas la peine, répondit-il, je la sais par cœur»52).

Cauchy, un des plus grands mathématiciens du siècle, ne fut pas seule­ment un chrétien, mais il vécut dans la piété et les bonnes œuvres. A l'Ecole polytechnique, où il fut admis à l'âge de 16 ans, on le voyait, age­nouillé auprès de son lit, réciter ses prières sans aucun respect humain.

Devenu membre de l'Institut, professeur à l'Ecole polytechnique et à la Faculté des sciences, il ne laissa pas de prendre part aux œuvres catholi­ques. Il devint un des membres les plus actifs de la Conférence de St Vincent de Paul. Il fut le promoteur de l'œuvre des Ecoles d'Orient; et comme pour donner à sa vie le cachet de la simplicité et de la charité chrétiennes, il consacrait deux soirées de chaque semaine à enseigner le catéchisme aux petits savoyards.

Volta, le physicien, était un chrétien profond. Les lignes suivantes qu'il a écrites montrent la force de ses convictions: «J'ai toujours tenu et je tiens pour unique, vraie et infaillible la religion catholique; et je re­mercie DIEU sans fin de m'avoir infusé cette foi surnaturelle. Je n'ai pas négligé les moyens même humains de me confirmer davantage dans cet­te foi, et d'écarter tous les doutes qui auraient pu surgir et me tenter, en l'étudiant attentivement dans ses fondements et en recherchant par la lecture de beaucoup de livres, tant apologétiques qu'hostiles, les raisons pour ou contre, d'où surgissent les arguments les plus valides qui la ren­dent très croyable même à la raison humaine, et telle que tout esprit bienfait ne peut que l'embrasser et l'aimer».

Thénard, le célèbre chimiste, était un chrétien pratiquant. M. Hamon, curé de St-Sulpice, le rappelait à la cérémonie de ses obsèques: «Chaque dimanche, le baron Thenard venait se confondre avec le simple peuple, assister aux offices, les yeux et le cœur fixés sur le livre de la prière, et à nos grandes fêtes il communiait.

«Il n'était pas de ceux qui disent: Je me confesserai à la mort. Il avait trop d'esprit pour livrer ainsi à l'aventure ses destinées éternelles; il avait trop de cœur pour se faire de la santé et de la vie, ces deux grands bienfaits du ciel, une raison de fouler provisoirement sous les pieds les commandements de DIEU et de l'Eglise, et certes bien lui en a valu; s'il eût raisonné comme le monde, combien grande eût été sa déception! car la mort est venue le frapper tout-à-coup. Mais, grâce à sa prudence chré­tienne, il était prêt: quelques jours seulement avant le coup fatal, il avait de nouveau, en pleine santé, purifié sa conscience au tribunal sacré avec la simplicité du plus humble pénitent…».

Biot, le professeur de physique du Collège de France, membre de l'Académie des sciences, de l'Académie des inscriptions et de l'Acadé­mie française, était profondément chrétien. On le voyait aux grandes fê­tes recevoir la sainte communion à l'église Saint-Etienne-du-Mont. Il a écrit lui-même du baron Cauchy, son collègue: «Qui pourra peindre le vrai chrétien, remplissant avec joie et amour tous les devoirs de loyauté, de probité, de charité affectueuse que la religion nous prescrit envers nous-mêmes et envers les autres? On l'a vu s'occuper de faire du bien autour de lui jusqu'à ses derniers moments, attendant et acceptant la mort avec une sécurité confiante qu'une foi profonde peut seule inspirer. Heureux celui en qui DIEU, pour notre exemple, a voulu ainsi mêler les dons du génie et ceux du cœur!»53).

Nous avançons, Messieurs, dans notre interrogatoire, et vous demeu­rez convaincus comme moi que la vraie science n'éloigne pas de la foi. L'astronomie met au premier rang de ses illustrations, au XIXe siècle, le Jésuite Secchi, l'inventeur de ces merveilleux appareils qui ont fait vo­tre admiration à l'Exposition de 1867.

En France, M. Babinet, le célèbre astronome, dont le nom et les tra­vaux sont connus dans le monde entier, quitta la vie dans les sentiments les plus chrétiens en 1872, après avoir reçu les sacrements des mains de l'éminent évêque de Poitiers.

Le Verrier, le grand astronome, celui qui, au dire de M. Dumas, a por­té le plus haut la dignité de l'Académie et l'honneur scientifique de la France, regardait-il la foi comme inconciliable avec la science? Non, Messieurs. L'illustre directeur de l'Observatoire se montra toujours chrétien. Epuisé par le travail et la maladie, il a fait placer à la fin de sa vie, dans les salles de l'Observatoire, un grand crucifix dont la vue le soutenait dans ses souffrances. Aujourd'hui ce crucifix demeure comme une protestation contre l'acte impie par lequel on arrache de nos mo­destes écoles la croix qui inspirait aux enfants l'amour de DIEU et du de­voir.

Ce n'est pas sans un dessein particulier que nous avons aussi appelé en témoignage les représentants de la médecine et de la chirurgie. C'est, en effet, dans cette classe de savants que la foi s'est heurtée le plus sou­vent à la demi-science et au parti pris, pour ne pas dire au grossier sen­sualisme.

Nous avons, je crois, accordé une juste représentation à la science me­dicale, en citant Récamier, Cruveilhier et Claude Bernard.

Récamier fut, sans contredit, le plus célèbre médecin de son temps, sa réputation était universelle; il obtint souvent des cures merveilleuses et inespérées. Eh bien! toute la vie de Récamier fut une vie de foi vive et de franche piété. Un petit trait le fera connaître tout entier. J'emprunte le récit d'un témoin.

Récamier était en visite chez l'abbé de Malet, un ancien officier qui avait embrassé le sacerdoce assez tard, et qui était connu à Paris pour sa bonté et son affabilité. Après un entretien amical, Récamier se levait pour le salut d'adieu, lorsque, faisant un geste de ressouvenance, il remit son chapeau sur la table, replaça sa canne à côté, et plongeant la main dans une de ses poches: «Peste, s'écria-t-il, j'allais oublier une affaire très sérieuse. - Quoi donc? demanda l'ecclésiastique. - Il m'est arrivé un malheur, monsieur l'abbé. - Ah bah! - Un malheur que vous seul pouvez réparer. - Voyons! - Il s'agit d'une fracture que vous saurez parfaitement remettre. Et ce disant, l'illustre professeur, retirant la main de sa poche, montrait triomphalement… devinez quoi?… un cha­pelet!

- Dame! je dis mon chapelet, fit-il alors en se retournant le sourire au visage… quand je suis à bout de ressources, quand je trouve la méde­cine impuissante et la thérapeutique inefficace, je m'adresse à Celui qui sait tout guérir. Seulement j'y mets de la diplomatie, et comme je n'ai pas le temps d'intercéder bien longtemps, je prends la Sainte Vierge pour mon intermédiaire; en me rendant chez mes malades, je lui dis une ou deux dizaines de chapelet. Le chapelet est mon interprète habituel: aujourd'hui il est fatigué, il est malade, et c'est pourquoi je prie M. l'ab­bé de l'examiner, de lui donner une consultation, de l'opérer si besoin est; en un mot de le guérir».

Messieurs, voilà Récamier. Cette vie ne condamne-t-elle pas le pré­tendu antagonisme de la science et de la foi?

Le docteur Cruveilhier ne le lui cède guère en réputation, et il n'était pas moins chrétien. «L'étude du corps humain, disait un de ses amis, ne lui fit jamais oublier qu'on a une âme à sauver».

On cite de lui des traits charmants de dévouement et de charité.

Au plus haut de sa célébrité, il réservait le dimanche aux consultations gratuites. Si quelque malade opulent recourait ce jour-là à ses bons offi­ces, les honoraires reçus passaient intégralement dans les mains des indi­gents. Ni la hauteur des étages, ni l'heure avancée de la nuit ne le rebu­taient; il laissait toujours derrière lui d'abondantes aumônes, disant aux malheureux: «Mes enfants, vous prierez DIEU pour moi!».

Un jour, il apprend qu'une pauvre jeune femme, dont le mari était employé au ministère de la guerre, est gravement malade. Il va la voir, la soigne pendant un mois et la guérit. Au bout de ce temps, il voit que le mari cherche le moyen de lui demander sa note, et du temps pour la payer. Il ne veut pas l'humilier, et avisant un tapis algérien qui valait bien 15 fr. - Quel joli tapis, s'écrie-t-il, quel merveilleux tapis! - Mon Dieu, docteur, s'il pouvait vous être agréable! s'écrie le mari. - je crois bien qu'il me serait agréable; tenez, faisons une affaire: vous me devez 200 fr. de visites, votre tapis en vaut 300: voici cinq louis et je l'emporte. Et il sortit heureux d'avoir ainsi sauvé la fierté de ces pauvres époux.

Claude Bernard est une des plus grandes illustrations de la médecine française. Ce savant, dont la renommée était européenne, était membre de l'Académie des sciences et de l'Académie française; et l'on sait que tel professeur de nos jours, connu par son attrait spécial pour la vivisection, devenu homme politique, partisan du positivisme et de l'enseignement athée, n'est qu'un élève de Claude Bernard, fort inférieur à son maître.

Comme ses illustres prédécesseurs Récamier et Cruveilhier, Claude Bernard conserva toujours la foi de ses premières années, à laquelle il a rendu pendant sa vie, et spécialement à l'heure de sa mort, un éclatant et sincère témoignage.

Voici comment Claude Bernard prouve l'existence de l'âme. Cette preuve est irréfutable.

«Le corps humain est un composé de matières qui se renouvellent in­cessamment.

Chaque jour vous perdez un peu de votre être physique, et vous rem­placez par l'alimentation ce que vous perdez. Si bien que, dans un espa­ce de huit années environ, votre chair, vos os, sont remplacés par une nouvelle chair, de nouveaux os, qui, petit à petit, se sont substitués aux anciens par suite de ces alluvions successives. La main avec laquelle vous écrivez aujourd'hui n'est pas du tout composée des mêmes molécules qu'il y a huit ans. Ce que je dis de la main, je le dis du cerveau. Votre boîte crânienne n'est pas occupée par la même matière cérébrale qu'il y a huit ans.

Ceci posé, puisque tout change dans votre cerveau en huit années, comment se fait-il que vous vous souveniez parfaitement des choses que vous avez vues, entendues, apprises il y a huit ans? Si ces choses se sont, comme le prétendent certains physiologistes, logées, incrustées dans les lobes de votre cerveau, comment se fait-il qu'elles survivent à la dispari­tion absolue de ces lobes? Ces lobes ne sont pas les mêmes qu'il y a huit ans, et pourtant votre mémoire a gardé intact son dépôt. - C'est donc qu'il y a autre chose dans l'homme que la matière, c'est donc qu'il y a quelque chose d'immatériel, de permanent, de toujours présent, d'indé­pendant de la matière… Ce quelque chose, c'est l'âme».

Nous retrouvons donc toujours dans la science une auxiliaire de la foi.

J'aime à citer encore un représentant de la chirurgie, cette sœur de la médecine, qui est plus inclinée qu'elle encore au matérialisme. Les grands noms ne manquent pas à ma thèse. Je pourrais interroger Nela­ton ou Larrey, qui ont rendu hommage à la foi. Mais Depuy tren a plus d'autorité encore, et nous avons la bonne fortune de pouvoir emprunter le récit de sa conversion à Lacordaire.

Un soir que Dupuytren, épuisé de fatigue, allait prendre quelque re­pos, un dernier visiteur en retard se présenta à la porte de son cabinet. C'était un vieillard de petite taille et d'une physionomie heureuse.

Il tenait à la main droite une canne à corbin et son costume montrait que c'était un prêtre.

Le regard de Dupuytren se leva sur lui morne et froid. - Qu'avez­vous? lui dit-il durement.

- Monsieur le docteur, répondit doucement le prêtre, je vous de­mande la permission de m'asseoir: mes jambes sont déjà un peu vieilles. Il y a environ deux ans, il m'est venu une grosseur au cou. L'officier de santé de mon village, car je suis curé d'une paroisse près de Nemours, m'a dit d'abord que ce n'était pas grand'chose, puis le mal a empiré. J'ai gardé le lit longtemps sans éprouver d'amélioration. Et puis j'étais forcé de me lever pour remplir mes fonctions, car je suis seul pour des­servir quatre paroisses.

- Montrez-moi votre mal. Le vieillard obéit.

Dupuytren l'examina longtemps. La plaie était si effroyable qu'il s'étonnait que le malade pût encore se tenir debout. Il écarta largement les lèvres de l'abcès, en scruta les environs avec une pression douloureu­se à faire évanouir le malade, mais celui-ci ne tressaillit même pas.

Quand l'examen fut terminé, Dupuytren, regardant fixement le pa­tient, lui dit brusquement d'un ton qui ne permettait plus d'espérer: «Je dois vous dire, monsieur l'abbé, qu'il n'y a point de remède à un tel mal. Avec cela il faut mourir».

L'abbé s'enveloppa le cou sans dire un mot; Dupuytren avait toujours les yeux fixés sur lui.

Quand le pansement fut terminé, le prêtre dit avec un sourire d'une ineffable douceur:

- «Je suis heureux d'être venu vous trouver: au moins j'ai la certitu­de du sort qui m'attend. Adieu, monsieur le docteur, je retourne à mon presbytère pour y attendre la mort»; et il sortit.

Dupuytren resta pensif. Cette nature de fer, ce génie puissant était ve­nu se briser contre quelques simples paroles d'un pauvre vieillard; dans ce corps faible et souffreteux il avait rencontré un cœur, une volonté qui était encore plus ferme que la sienne; il s'était aperçu qu'il avait trouvé son maître dans ce prêtre courageux. Il s'élança tout à coup vers l'esca­lier.

Le prêtre descendait lentement les marches en s'épaulant à la rampe. - Monsier l'abbé, cria-t-il, voulez-vous bien remonter?

L'abbé remonta.

- Il y a peut-être un moyen de vous sauver, si vous voulez que je vous opère, mais ce sera long et douloureux.

- Mon Dieu, monsieur le docteur, répondit le prêtre, opérez tou­jours, je ne suis venu à Paris que pour cela. Coupez, taillez comme vous voudrez; Mes pauvres paroissiens seraient si contents!

- Eh bien, vous allez vous rendre à l'Hôtel-Dieu; vous vous repose­rez une journée puis, après demain de bonne heure, nous commence­rons l'opération.

Le troisième jour, les cinq à six cents élèves qui suivaient les leçons du maître étaient à peine rassemblés à l'hospice que Dupuytren arriva. Il se dirigea vers le lit du prêtre, suivi de cet imposant cortège, et l'opération commença; elle dura vingt-cinq minutes. Le prêtre soutint cette épreuve avec une héroïque patience. Il ne fronça pas le sourcil, seulement, quand les poitrines qui l'entouraient se dégagèrent toutes ensemble haletantes d'attention et de crainte et que Dupuytren dit avec joie au patient: Je crois que tout ira bien maintenant; vous avez bien souffert, n'est-ce pas?

- Un peu, répondit le prêtre; mais j'ai cherché à penser à autre cho­se; maintenant je me trouve mieux.

A partir de ce jour, lorsque Dupuytren arrivait, par une étrange in­fraction à ses habitudes il passait devant les lits des autres malades et courait au lit de son malade favori. Plus tard, lorsque celui-ci commença à se lever, il allait à lui, prenait son bras sous le sien, et harmonisant son pas avec celui du convalescent, faisait le tour de la salle. Pour qui con­naissait l'insouciante dureté du médecin, ce changement de conduite était inexplicable.

Lorsque l'abbé fut rétabli, il retourna vers ses chers paroissiens. Longtemps après. Dupuytren, en rentrant à l'Hôtel-Dieu, vit s'avan­cer vers lui l'abbé. Il était couvert de poussière, comme un homme qui vient de faire un long voyage à pied. Il avait au bras un panier d'osier. Dupuytren lui fit le meilleur accueil et lui demanda pourquoi il était ve­nu à Paris.

- Monsieur le docteur, répondit le prêtre, c'est aujourd'hui l'anni­versaire du jour où vous m'avez opéré, et je n'ai pas voulu le laisser pas­ser sans venir vous voir, et vous apporter un faible témoignage de ma re­connaissance. J'ai dans mon panier deux beaux poulets de mon poulail­ler, et des poires de mon jardin comme vous n'en mangez guère à Paris; il faut que vous me promettiez de goûter un peu à tout cela.

Dupuytren lui serra affectueusement la main et l'engagea à dîner avec lui, mais il n'accepta pas; ses moments étaient comptés et il lui fallait re­tourner dans sa paroisse.

Deux ans après, Dupuytren fut atteint de la maladie qui devait mettre fin à une vie si précieuse. Un soir, comme il était seul sur son lit de souf­france, il appela son fils adoptif et lui dicta la lettre suivante: «A Mon­sieur le curé de la paroisse de X… près Nemours. - Mon cher abbé, le docteur a besoin de vous à son tour, venez vite, peut-être arriverez-vous trop tard…

Votre ami, Dupuytren».

Le prêtre accourut aussitôt. Il resta longtemps enfermé avec Dupuy­tren et le réconcilia avec DIEU. La sainteté avait vaincu un cœur dont aucune autre puissance n'avait pu amollir la dureté.

Ce récit, messieurs, n'a-t-il pas évoqué chez vous le souvenir de ce mot ridicule de quelques médecins: Je n'ai point rencontré l'âme sous mon scalpel?

N'est-ce pas, pour ainsi dire, sous son scalpel que Dupuytren avait trouvé la foi chrétienne se manifestant dans une âme douce, patiente et forte jusqu'à l'héroïsme?

Nous pouvons clore ici la série de ces témoignages.

Après cela, que devons-nous penser de ceux qui prétendent que la foi est inconciliable avec la science? Ils ne seraient que ridicules, s'ils n'avaient pas conçu le dessein, devenu réalisable, grâce à l'ignorance et aux illusions d'un grand nombre, de plier toute la jeunesse française sous le joug tyrannique d'un enseignement athée.

Pour nous, Messieurs, nous opposerons toujours aux négations con­temporaines la fière déclaration de l'illustre mathématicien Cauchy: «Nous sommes chrétiens, c'est-à-dire que nous croyons à la divinité de JÉSUS-CHRIST, avec Descartes, Copernic, Newton, Pascal, Euler, Guldin, Gerdil; avec tous les grands astronomes, tous les grands physi­ciens, tous les grands géomètres des temps passés.

Nos convictions sont le résultat d'un examen approfondi.

Nous sommes catholiques sincères comme l'ont été Corneille, Racine, La Bruyère, Bossuet, Bourdaloue, Fenelon; comme l'ont été et le sont encore les hommes les plus distingués de notre époque, ceux qui ont fait le plus d'honneur à la science, à la philosophie et aux lettres».

Comme hommes d'éducation, nous croyons que les vertus aimables et fortes proposées chaque jour à nos enfants, tant dans leur exemplaire parfait, qui est le Cœur de l'Homme-DIEU, que dans les vies admirables des saints, sont plus aptes à former leurs cœurs que les préceptes de la morale civique.

Comme Français, nous demeurons convaincus que le bien de la socié­té est attaché au respect de la religion, de cette religion catholique à la­quelle un grand patriote, le vaillant général Lamoricière, rendait cet éclatant témoignage: «Elle a pour elle la science, l'histoire, la philoso­phie, les arts, les grands hommes; elle a pour elle le passé, le présent et l'avenir; elle peut seule résoudre les difficultés du temps actuel; elle ré­pond aux besoins de tous les jours, de tous les cœurs, de toutes les volon­tés, de toutes les classes, de tous les malheureux; elle est seule capable d'assurer le bonheur présent et le bonheur futur».

Sixième discours
sur l'étude de l'histoire
54)

MONSEIGNEUR,

MESSIEURS,

CHERS ELEVES,

Je me propose de vous parler aujourd'hui de la science de l'histoire dans ses rapports avec la religion.

J'ai pour but de vous rendre, s'il est possible, plus attachés encore que vous ne l'êtes à l'enseignement chrétien et plus fiers de votre foi. J'ai aussi en vue de laisser aux aînés de cette famille d'étudiants une direc­tion utile pour les lectures sérieuses qu'ils pourront faire pendant ces va­cances.

Mais avant de m'engager dans ce sujet, je veux offrir le plus cordial remercîment à Monseigneur, dont la présence est encore un témoignage d'une bienveillance déjà ancienne et toujours hautement appréciée. Je veux aussi remercier mes confrères du clergé, dont l'union avec nous est si nécessaire, puisque nous ne sommes que leurs auxiliaires et comme leurs suppléants pour la direction chrétienne des âmes pendant la pério­de de l'éducation.

Je remercie enfin tous ceux qui se montrent nos amis par leur assistan­ce sympathique à cette solennité scolaire.

La science de l'histoire a fait de nos jours de merveilleux progrès. Si notre siècle a ses ombres profondes, il a aussi ses côtés éclatants. C'est le siècle des sciences positives, le siècle des relations rapides et faciles entre les peuples; c'est aussi le siècle de la critique et des découvertes histori­ques.

En même temps que la facilité des communications nous ouvrait des mondes nouveaux, comme l'Australie et l'Afrique centrale, l'étude per­sévérante faisait revivre des âges oubliés ou mal connus.

Ainsi en est-il de la vieille Egypte, dont l'écriture retrouvée offre à nos études toutes ses annales sculptées sur ses monuments et tracées sur ses papyrus.

Ainsi en est-il de l'Assyrie ancienne, pour laquelle la Providence, qui a de ces surprises, nous avait conservé toute une bibliothèque royale gra­vée sur la pierre et sur la terre cuite en caractères illisibles jusqu'à ces dernières années, et maintenant déchiffrés par la patience unie à l'intelli­gence.

C'est chose bien extraordinaire, n'est-il pas vrai, que ces siècles ou­bliés qui renaissent tout à coup, ces dynasties, ces mœurs, ces religions, ces civilisations réveillées et sortant du tombeau.

Il n'est pas étonnant que la curiosité, si naturelle à l'homme, aiguil­lonnée par la grandeur de la découverte, se soit portée avec avidité vers ces études nouvelles. C'est une des branches les plus vivantes de la scien­ce contemporaine.

Je comprends cet attrait et j'avoue avoir moi-même éprouvé un vif re­gret de n'avoir pas plus de loisir, quand je rencontrai en 1865. M. Ma­riette avec ses enfants eux-mêmes relevant, dans une tombe royale de Memphis, le décalque de gracieuses scènes de mœurs, généalogies, ba­tailles et cérémonies funèbres.

Comme le gibier attire le chasseur, ces découvertes ont attiré une fou­le de savants français, allemands, anglais. Leurs noms sont familiers dans le monde qui lit. Citons MM. Champollion, Ampère, de Rouge, Mariette, Botta pour la France; MM. Lepsius, Brusch, Layard, Geor­ges Smyth, Oppert pour l'Allemagne et l'Angleterre.

Vous ne lirez pas encore et peut-être jamais, chers élèves, les écrits de ces chercheurs. Ils sont trop hérissés de discussions et de détails archéo­logiques. Mais ce qu'il faut que vous lisiez, c'est la synthèse qui a été fai­te de ces découvertes. Seulement il faut user là de discernement. Les hommes qui n'avaient pas une foi éclairée ont fait là un singulier naufra­ge. Ils n'ont vu que le dehors de ces civilisations et ils en ont été séduits. Ils n'ont remarqué ni le culte absurde sur lequel elles reposaient, ni la corruption des mœurs, ni la violation de toutes les lois naturelles. Et, n'appréciant qu'un certain perfectionnement des arts et de l'organisme politique, ils en sont venus à nous donner cette belle école historique et religieuse qu'on appelle l'école des évolutionnistes! Ces messieurs trouvent qu'après tout ces civilisations ont du bon, et que la philosophie religieuse qui les a produites peut bien en valoir une autre. Il n'y a pas loin de là à dire que toutes les doctrines religieuses sont également bonnes, que ce sont de simples et naturelles évolutions de l'esprit humain; théorie com­mode qui dispense de toute étude et de toute gêne, et qui semble assurer un accord universel dans le monde des esprits.

Mais le bon sens vous enseigne qu'il faut à ces hommes, si érudits d'ailleurs, une forte dose de naïveté philosophique et religieuse pour mettre au même niveau Moïse et les adorateurs d'Apis, Daniel et les prêtres du Soleil, JÉSUS-CHRIST et Bouddha.

Ce ne sont pas d'ailleurs les plus grands esprits, parmi les savants adonnés à ces études, qui ont méconnu la vérité religieuse. Champollion écrivait: «Les monuments égyptiens n'offrent rien de contraire aux traditions sacrées. J'ose même dire qu'ils les confirment sur tous les points».

M. Lenormant, dans la préface de son grand ouvrage où il a donné la plus complète et la plus magnifique synthèse des découvertes historiques en Orient, formulait ainsi sa profession de foi: «En histoire, je suis de l'école de Bossuet. Je vois dans les annales de l'humanité le développe­ment d'un plan providentiel qui se suit à travers tous les siècles et toutes les vicissitudes des sociétés. J'y reconnais les desseins de Dieu respectant la liberté des hommes et faisant invinciblement son œuvre par leurs mains libres, presque toujours à leur insu et souvent malgré eux. Pour moi comme pour tous les chrétiens, l'histoire ancienne tout entière est la préparation, l'histoire moderne la conséquence du sacrifice divin du Golgotha»55).

Mais si la conquête du vieux passé de l'Orient a été le fait dominant des cinquante dernières années dans la rénovation de l'histoire, et peut­être dans tout l'ordre scientifique, elle n'a pas été cependant la seule grande victoire sur l'oubli ou l'erreur historique.

D'autres annales moins ignorées ont reçu un éclat tout nouveau. La Grèce et Rome même semblent sortir avec une vie nouvelle des grandes fouilles de Pompeï et d'Herculanum, des nécropoles de l'Etrurie et de la Sicile, et des documents enfouis jusqu'alors dans des bibliothèques trop peu étudiées.

Là aussi s'est produit un curieux phénomène. Des érudits, oublieux de leur foi ou trop ignorants de la religion, se sont laissé séduire par le mirage d'une civilisation disparue.

La prenant à ses débuts et la suivant dans ses développements, ils s'y sont attachés au point de n'en plus voir les défauts, comme un père, comme une mère faible idolâtre l'enfant qui grandit sous ses yeux. Et ils en sont presque arrivés à regretter que le christianisme soit venu arrêter en ses progrès un si bel ordre de choses.

Vraiment l'empire ne fut pas sans éclat. Néron lui-même, Caligula, Héliogabale, et tant d'autres du même genre, avaient du bon. On s'ha­bituait à voir la société romaine marcher avec eux.

Les lois étaient assez justes. L'administration ne manquait ni d'intel­ligence, ni d'activité, bien qu'elle enrichît surtout les gouverneurs et les préfets. Il y avait des routes, des théâtres, des cirques et des bains. Pour­quoi donc les chrétiens sont-ils venus se mettre à la traverse de cette civi­lisation brillante?

Et l'on oublie toutes les souffrances et toutes les corruptions qui se ca­chaient sous ces dehors pompeux. De ce naïf engouement pour le paga­nisme, il naît une bouderie mal dissimulée contre le christianisme. On voudrait refaire le procès de ses martyrs, diminuer leur nombre et même les accuser d'avoir été des trouble-fête, comme l'agneau de La Fontaine.

Chers élèves, si vous lisez ces modernes historiens de Rome, vous re­tiendrez qu'ils ne sont exempts ni d'engouement ni de boutades, fussent-ils même académiciens. Et pour faire contrepoids à leurs appré­ciations, vous relirez les belles études publiées par l'école historique chrétienne sur le développement merveilleux de l'Eglise des premiers siècles. Vous y suivrez avec admiration le triomphe successif de ses pures doctrines et de ses héroïques vertus sur la corruption païenne56).

Si vous passez à une autre époque et à notre propre histoire, vous vous trouverez encore en face de véritables découvertes et d'un progrès mar­qué; vous reconnaîtrez également que l'absence d'une foi éclairée est de­cidément fatale aux historiens.

Jamais nos origines nationales n'avaient été si profondément étudiées. Les documents anciens, les langues, les monuments, les tombeaux, tout ce qui pouvait fournir quelque donnée, a été mis à profit. Les résultats sont éclatants. Il n'est pas jusqu'aux doctrines et aux rites des Druides qu'on n'ait pu faire revivre et sortir de l'oubli.

Vraiment les Gaulois ne manquaient pas non plus de grandeur, et la théologie de leurs prêtres avait sur quelques points une certaine éleva­tion.

Nous le reconnaissons volontiers, mais de là à bouder l'Eglise et à re­nier nos apôtres et nos martyrs, qui ne se sont pas contentés des vagues croyances du druidisme à l'immortalité de l'âme et à l'unité divine, il y a loin. Et si vous rencontrez, chers élèves, quelque historien qui ait eu cet­te faiblesse ou cette naïveté, vous pourrez louer son érudition et imiter son travail, mais vous saurez vous défier de son jugement, fût-il parvenu à la célébrité, eût-il été académicien, et dût-il même avoir une statue sur quelque place publique.

Enfin, chers élèves, ce ne sont pas seulement les origines, mais c'est le corps même de notre histoire qui était profondément oublié ou mécon­nu.

Il y a trois cents ans que l'erreur durait. Elle avait eu pour principe la révolution philosophique, littéraire et artistique du XVIe siècle. Elle attei­gnit son apogée lors de la révolution sociale et politique du XVIIIe.

Vous savez ce que le XVIIe et le XVIIIe siècle ont pensé du moyen-âge. Boileau fixait au XVIe siècle l'origine de la France littéraire. Pour lui la France n'avait pas d'épopées nationales. Ses contemporains détruisaient nos églises du XIIIe siècle. Le plus illustre critique d'art du XVIIIe siècle, le président de Brosses, ne résumait-il pas l'opinion de son temps sur nos merveilleuses cathédrales par ce mot caractéristique: «Les Goths ont-ils jamais pu faire un bon ouvrage?».

Pour eux, la chevalerie n'avait pas d'autre type que don Quichotte; Bayard, Duguesclin, Godefroy de Bouillon n'avaient pas vécu.

Il ne restait plus, pour mettre le comble à une si belle science histori­que, qu'à rendre la pareille aux beaux esprits de ces trois siècles de re­naissance littéraire et artistique, et à dire carrément que la France ne da­te que de 89 et que tout ce qui précède nous fait honte. On y est arrivé. Voilà jusqu'où peut aller la déraison historique.

Il y a une réaction, grâce à Dieu! et notre siècle est en train de décou­vrir les grandeurs du passé de la France.

C'est un fait curieux que l'affirmation de ce besoin de réforme histori­que par les hommes les moins suspects. «L'aversion aveugle pour le pas­sé est pleine de fausseté et d'ignorance», s'écriait M. Guizot, et il ajou­tait: «J'ai à cœur de faire rentrer la vieille France dans la mémoire et l'intelligence des générations nouvelles».

M. Vitet appelait de tous ses vœux «une histoire saine et patriotique qui vint dissoudre les préjugés sur le passé de la France».

«Le véritable patriotisme, dit M. Fustel de Coulanges, n'est pas seule­ment l'amour du sol, mais l'amour du passé, le respect pour les généra­tions qui nous ont précédés. Nos historiens ne nous apprennent qu'à les maudire. Ils brisent la tradition française et ils s'imaginent qu'il restera un patriotisme français».

Il y a eu un moment où le XVIIe siècle lui-même n'obtenait pas grâce. «La France, insouciante de sa gloire, a dit M. Cousin, n'a pas l'air de se douter qu'elle compte dans ses annales le plus grand siècle peut-être de l'humanité, celui qui comprend dans son sein le plus d'hommes extraor­dinaires en tous genres».

Le XIIIe siècle, s'il ne fut pas plus grand que le XVIIe, fut certainement plus français. Sa gloire fut plus originale. Il vécut moins d'emprunts et d'imitations. C'est lui surtout, avec toute l'époque dont il fut l'apogée, qui fut étrangement méconnu. Ses grandeurs étaient aussi incomprises que les hiéroglyphes de l'Egypte. Mais la lumière se fait. Nous avons dé­couvert nos épopées et nos cathédrales, et avec elles l'art, la littérature, la science et les institutions de cette époque. Un jugement nouveau se formule.

«Cette France féodale et communale du XIIIe siècle, dit M. Weiss, on la juge d'ordinaire avec une phrase toute faite, une phrase imbécile, les ténèbres du moyen-âge. Eh bien! sachez-le: cette France-là, avec d'autres vertus, d'autres qualités, d'autres sources d'émotions et de jouissances, a valu, tout au moins, pour l'éclat jeté dans le monde, la France de Louis XIV et la France d'aujourd'hui».

M. Vitet, comparant les siècles de saint Louis et de Louis XIV, avait dit déjà: «Les deux époques, à n'en considérer que les dehors, se valent pour le moins; et quand vous allez au fond, quand vous sondez le cœur, l'âme de ces deux siècles, quand d'un côté vous voyez une politique plus humaine, un peuple moins pressuré, l'Evangile plus respecté, les grands devoirs mieux accomplis, comment ne pas franchement reconnaître que la vraie grandeur est du côté de saint Louis?».

Oui, chers élèves, il faut du discernement dans l'étude de l'histoire et il y a mille erreurs à éviter. Nous ne cessons de vous l'enseigner. L'étude de l'histoire peut également élever ou abaisser les âmes, selon qu'elle s'appuie sur la vérité ou sur le préjugé. Que n'ai-je le loisir de vous développer au moins l'un de ces contrastes!

Je me contenterai de vous indiquer le résultat obtenu par l'étude loya­le d'une des institutions de notre vieille France, la chevalerie.

Il n'y a pas longtemps encore que, selon le jugement populaire, le type le plus saillant de la chevalerie était le chevalier errant dépeint par Mi­chel Cervantes. Les savants connaissaient en outre les chevaliers galants des romans du XVIe siècle, et c'était tout, ou à peu près.

Comme ces préjugés sont en contradiction avec l'histoire! Celle-ci étudiée dans ses sources nous a montré la grandeur de cette institution. Elle nous a fait voir d'abord ce qu'était le baron français avant qu'il se fût laissé façonner par l'Eglise; puis elle nous a révélé le chevalier chré­tien dans la réalité historique comme dans l'idéal légendaire.

Le baron féodal, avant qu'il fût formé par l'Eglise, a son type dans ce Raoul de Cambrai, barbare mal converti, qui commence par défier DIEU et se moquer de sa mère qui le maudit. Il entre un jour dans le Ver­mandois, contrairement à tous les droits de ses seigneurs. Il pille, il brû­le, il tue. Il est partout cruel, impitoyable, horrible; mais c'est à Origny qu'il nous apparaît, pour ainsi parler, dans tout l'éclat de sa férocité: «Vous planterez ma tente au milieu de l'église, dit-il; vous ferez mon lit devant l'autel; vous mettrez mes faucons sur le crucifix d'or». Or, cette église est celle du moutier des religieuses. Que lui importe! Il brûle le moutier, il brûle l'église, il brûle des religieuses même, pendant que d'autres sortent placidement du monastère, leur psautier à la main et chantant d'une voix calme l'office monastique. Puis, alors que les flam­mes crépitent encore, il se met, un jour de jeûne, à faire ripaille sur le théâtre même de tant d'exploits sanglants, bravant les hommes et bra­vant DIEU, la main dans le sang et le front levé contre le ciel. Voilà le sol­dat, voilà le sauvage du IXe et du Xe siècle, dont l'Eglise avait à faire l'éducation.

On pourrait montrer à quelle heure de l'histoire chacune des vertus chevaleresques pénétra victorieusement dans ces âmes indisciplinées, jusqu'à l'épanouissement complet de la chevalerie, qui a pour type Ro­land dans la légende et Godefroy de Bouillon dans l'histoire.

L'Eglise a su faire du chevalier le noble et intrépide serviteur du CHRIST et de la patrie, le loyal défenseur de toutes les saintes causes. El­le lui enseignait cette admirable unité des forces sociales que rappelait une image naïve de ce temps-là. On y voyait le prêtre, le guerrier et le la­boureur se donnant la main, avec cette devise: «Je prie pour la France, je la défends, je la nourris». Que nous sommes déchus de cette noble har­monie!

L'ont-ils aimée, les chevaliers chrétiens, notre belle France, «cette ter­re incomparable, comme ils disaient, la plus vaillante du monde et qui est belle au regard autant que plaisante au cœur!». C'est jusqu'au délire que l'amour de cette patrie éclate dans tous nos vieux poèmes, comme dans l'histoire de ces temps héroïques.

Et c'était justice, n'est-ce pas? Ils l'ont vue si belle, cette France, assi­se comme une reine sur un large trône, au pied duquel deux océans vien­nent se jouer sous un ciel d'une douceur et d'une égalité incomparables. Elle étale la beauté de ses grands fleuves, la fécondité de ses plaines im­menses, la majesté de ses Alpes, de ses Cévennes et de ses Pyrénées. Elle a tous les arbres, tous les vins, tous les fruits. Et quel beau peuple, essen­tiellement jeune et vivant! Il a dans l'intelligence une clarté que rien ne voile, dans le cœur un dévouement que rien ne lasse, dans la volonté une énergie qui s'éteint trop facilement, qui se rallume plus vite encore.

DIEU s'est servi de tant de nobles facultés que sa bénédiction a fécon­dées. Il a donné pour mission à la nation française de sauver, en toutes les attaques extraordinaires, les destinées de la vérité sur la terre.

Elle a étouffé l'arianisme, repoussé le danger des invasions musulma­nes. C'est elle enfin, qui par Godefroy de Bouillon, par saint Louis, par les Croisades, a décidément fait don à l'Occident chrétien d'une sécurité que l'Orient menaçait.

Voilà pourquoi les papes n'ont pas craint de faire devant les autres na­tions l'éloge de la nation française. Voilà pourquoi Grégoire IX, aux temps où la France était vraiment la fille aînée de l'Eglise, s'écriait en un magnifique langage:

«Le Fils de DIEU, aux ordres duquel l'univers est soumis et à qui obéi­sent les bataillons de l'armée céleste, a établi ici-bas un certain nombre de royaumes, divers par leurs races et par leurs langues. Et de même qu'autrefois la tribu de Juda reçut d'en haut une bénédiction toute spé­ciale parmi les autres fils du patriarche Jacob, de même le royaume de France est au-dessus de tous les autres peuples, couronné par la main de Dieu lui-même de prérogatives et de grâces extraordinaires».

C'est pénétrés de cette foi, de cet amour de la patrie chrétienne, que les héros de l'histoire comme ceux de la légende rivalisent de grandeur morale et de vaillance superbe. Ils servent DIEU en se dévouant à la pa­trie. C'est l'idée qu'exprimait ce mot du plus chevalier de tous les cheva­liers, Jeanne d'Arc, en marchant au combat pour la France: «Les hom­mes d'armes batailleront et DIEU donnera la victoire».

C'est à cette loi de dévouement à la patrie chrétienne qu'obéissaient, dans le domaine de la légende, ces héros de cent coudées dont les noms furent, durant tout le moyen-âge, une leçon vivante de fierté, d'honneur et de courage. Ce Thomas de Marle, par exemple, qui, sous les murs sa­crés de Jérusalem, ne voyant pas d'autre moyen de pénétrer dans la ville sainte, s'y fait jeter à la volée sur trente lances de chevaliers. Ce Foucart l'Orphelin, qui ne permet pas à son seigneur, le comte de Flandre, de monter le premier à l'échelle, à la périlleuse échelle qui doit conduire les barons chrétiens jusque sur les murs d'Antioche. Après avoir dit sans amertume ces très simples paroles: «Si je meurs, personne ne me pleure­ra», il s'offre comme victime, rejette son blason derrière ses épaules, em­poigne à deux mains l'échelle, fait une longue prière à Dieu, s'élance et ne laisse que le second rang, en cette magnifique équipée, à des héros tels que Bohémond et Tancrède. «Tant que durera le monde, dit le poè­te, on redira ces exploits». Oui, et mille autres que nous n'avons pas le temps de raconter.

C'est avec ces exemples qu'on formait le cœur des chevaliers. On ne leur disait pas: «Soyez preux!» on leur disait plus volontiers: «Regardez Ogier et songez à Roland!». Les peintures qui couvraient les murs des châteaux, les tapisseries historiées et les verrières éclatantes, tout parlait de ces modèles. Aussi les exploits quotidiens montraient-ils quels senti­ments animaient ces vaillants cœurs. La légende et l'histoire se fécon­daient réciproquement.

Mais c'est assez, chers élèves, d'un coup d'œil sur l'une de ces questions historiques que l'étude du passé a renouvelées.

Vous donc qui êtes les aînés de cette chère famille et qui aimez déjà à lire et à butiner dans l'histoire, défiez-vous des études, incomplètes, et surtout des livres où le manque du rayon lumineux de foi a laissé des ombres profondes. Vous ne vous égarerez pas si vous gardez comme gui­des principaux dans vos études historiques, des hommes qui n'ont pas ignoré que la religion est la grande lumière des écrivains de l'histoire, comme les Lenormant, les Ozanam, les Montalembert, les Gautier. Mais il est temps de terminer, chers élèves. Je le ferai par une dernière allusion à la chevalerie chrétienne.

Le travail mystérieux de la transformation des idées et des langues a voulu que le couronnement de votre éducation fit de vous, mais dans un autre sens, ce que faisait l'éducation du moyen-âge des fils de barons chrétiens, des bacheliers. Le bachelier, c'était le jeune chevalier. Les ba­cheliers furent l'élite des armées de nos preux.

Au grand combat d'Aspremont, dit la légende, Ogier se démenait su­perbement à la tête de deux mille bacheliers; et dans cette suprême ba­taille contre l'émir, où Charlemagne venge enfin le désastre de Ronce­vaux et la mort de son neveu Roland, le premier corps de son armée est composé de quinze mille bacheliers de France « de nos meilleurs vaillants».

Je voudrais que ce mot rappelât toujours à vos oreilles et à votre cœur cet idéal. Là où le monde ne verra que la garantie d'une certaine somme de connaissances littéraires, vous verrez, vous, le souvenir, qu'il faut fai­re revivre, du courage chrétien, de l'amour de l'Eglise et de la patrie.

Puisse notre chère maison de Saint Jean, pour l'honneur de la France et le triomphe de la foi, faire de ces quinze ou vingt bacheliers qu'elle commence à donner chaque année, de vrais chevaliers chrétiens par leur dévouement fidèle et généreux à l'Eglise et à la patrie!

Septième discours
sur l'étude de la géographie
57)

MONSIEUR L'ARCHIPRETRE,

MESSIEURS,

CHERS ELEVES,

L'an dernier, à pareille fête, je vous parlais de l'étude de l'histoire. Le théâtre où se passent les scènes de notre histoire, c'est notre globe. La description de ce champ clos, c'est la géographie.

Cette science est en son plein épanouissement. Mieux comprise qu'autrefois, et mieux servie par la facilité des relations, elle séduit les curieux, elle passionne les chercheurs, elle a ses héros et ses martyrs. Vous nommez tous Franklin, Livingstone, Brazza, Gordon, Stanley, Garnier, Flatters, Crevaux, Palat.

Pourquoi donc l'avait-on faite si aride, cette science qui nous révèle tant de merveilles dans le domaine du beau comme dans celui de l'utile? Elle se renouvelle; et, cependant, tout n'est pas fait. On y a introduit di­verses notions de statistique. J'y voudrais, pour en augmenter l'intérêt, quelques indications sur les beautés de la nature et de l'art: ce serait comme la Géographie esthétique; et divers renseignement ethnographi­ques et religieux: ce serait comme la Géographie économique et morale.

Le beau! quelle raison peut-il bien y avoir d'en tenir éloignée l'âme de l'enfant? Ne sont-ils pas faits l'un pour l'autre? Qui goûtera mieux le beau que le jeune homme? Son âme en a soif. C'est l'âge qui s'enthou­siasme et qui aime.

Si j'étais maître de géographie, je dirais aux jeunes gens: Voyez-vous ce globe qui est comme le jardin de l'humanité, il a été orné par un grand artiste et ses-élèves. L'artiste, c'est DIEU; ses élèves sont les hom­mes, les artistes de la terre.

Le grand artiste, DIEU, a semé sur ce globe les merveilles de son grand art à lui: la grande mer qui reflète le ciel bleu, les lacs austères ou gra­cieux, les montagnes neigeuses, les sombres forêts, les volcans qui gron­dent, les fleuves qui se précipitent, les vallées sereines, les grottes mysté­rieuses. Puis ses disciples, les artistes de la terre, ont bâti ces cathédrales et ces palais,orne ces musées, jeté ces ponts, élevé ces tours et ces don­jons, aligné ces cloîtres et ces colonnades. Et mes élèves voudraient connaître, ils voudraient lire, ils voudraient voir les images au moins, celles surtout que nous avons appris à faire tracer par les rayons du so­leil. Ils voudraient voir quelque chose de la réalité aussi.

je leur dirais: utilisez vos vacances, profitez de vos voyages, notez, observez, comparez. Il faut tout faire avec mesure sans doute et ne pas dépasser ses ressources. Tel ne voyagera qu'en imagination, à l'aide de quelque bon livre. Tel autre qui n'a pas besoin de compter, ira loin. Il y a vingt ans, la limite d'un voyage de vacances était la Suisse, le Rhin ou la Hollande. On va maintenant en Ecosse, à Rome, à Athènes même et jusqu'en Syrie et au Canada. Le temps vient où l'on fera en quelques jours le tour du monde. Les services maritimes allemands vont déjà en trente-cinq jours de Hambourg à Shang-Haï; les services anglais et le chemin de fer transcanadien reviennent en vingt-cinq jours de Shang­Haï à Londres: Londres n'est qu'à deux jours de Hambourg, total soixante-deux jours, juste l'espace d'une bonne vacance.

D'ailleurs, un voyage bien fait, grand ou petit, vaut bien une autre ré­création ou récompense. C'est une étude, et des meilleures. Ce goût-là vaut bien celui du cercle, du billard ou du roman. Le contact du beau embellit l'âme, le spectacle du grand l'élève.

Voulez-vous un aperçu de la géographie esthétique? Prenons d'abord les beautés naturelles, l'œuvre immédiate de DIEU.

Tenez, en Europe, voici la Suisse, le pays des hautes cimes, des gla­ciers, des cascades, des lacs, des gorges et des vallées: la Suisse avec ses douze cents glaciers qui cuirassent deux cent mille hectares. Remarquez le massif du Saint-Gothard, le château d'eau du continent européen, qui nous verse le Rhin, le Rhône, le Tessin et l'Inn; la grande mer de glace de la jungfrau, longue de vingt-trois kilomètres, avec ses crevasses pro­fondes de trois cents mètres; le plus fier des pics de l'Europe, le Cervin; le formidable gouffre de la Via Mala; le Léman azuré d'où s'échappe le Rhône par un torrent bleu si clair que le regard en sonde tous les flots. Voici la Scandinavie avec ses neiges, ses fiords, ses eaux, ses forêts. Son massif de montagnes a une longueur de 1.800 kilomètres. Elle a deux millions d'hectares de neiges éternelles. Ses grands sommets ont un horizon de soixante à quatre-vingts lieues de neige. Ses fiords sont le triomphe de la nature sauvage du Nord: anfractuosités des côtes, décou­pures étranglées entre des falaises qui ont jusqu'à mille mètres de haut; le soleil de midi n'en disperse pas toutes les ombres. Ses lacs humilient ceux de la Suisse; le Wenern, en Suède, est grand comme dix lacs de Ge­nève; le Mœsen, en Norwège, a cent kilomètres de long. Ses cascades n'ont rien de comparable, depuis le torrent tumultueux du Maan qui se jette de deux cent quarante-cinq mètres de haut par le gouffre Riukan­fos, jusqu'aux fleuves du Gœtha et du Glommen, larges comme le Rhin, qui se brisent par des sauts de vingt et de trente mètres au Troll­haetta et au Sarptfos. Et comme fond à ce tableau, placez une forêt uni­que de soixante millions d'hectares, forêt sombre, toujours verte, dont les grands pins cherchent l'air et le soleil jusqu'à des hauteurs prodigieu­ses, à travers le chaos des troncs séculaires, inclinés, abattus et voilés de mousses vertes.

L'Ecosse oppose aux monts, aux lacs, aux fiords de Norwège, ses Ben, ses Loch, ses Firth; le Loch Lomond calme comme le Léman, le Katrine découpé comme le lac des Quatre-Cantons, et la merveille des mers, l'île de Staffa, qui ouvre à l'Océan par un large portail une vaste nef de ba­salte, colonnade régulière où se jouent la lumière et l'ombre, où le vent gémit, où le flot clapote et murmure, où la tempête s'engouffre éperdu­ment; c'est la grotte de Fingall.

Voici l'Italie: je ne parle pas encore de ses merveilles artistiques. Elle a le grand cirque des Alpes, le lac Majeur avec son panorama qui s'étend du Mont-Rose au Splügen, le lac de Côme à l'eau vert sombre, entouré de riches villas, le lac de Garde aux eaux bleu saphir d'une lucidité uni­que. Elle a sa riche plaine du Milanais, d'où l'on tire trois récoltes par an. Elle a Naples: «Voir Naples et mourir!». Naples et son doux climat, son air calme, sa mer lumineuse, son golfe harmonieux d'où surgissent des îles enchanteresses; Naples et son Vésuve, le mont terrible et sa cou­ronne de volcans éteints, la Solfatare, l'Averne au nom sinistre. Et plus loin, l'Etna qui lutte de hauteur avec les géants des Alpes et du Caucase, l'Etna qui nous a laissé dans l'histoire le souvenir de cent éruptions, et qui, naguère encore, punissait la hardiesse de ceux qui toujours labou­rent ses vieilles cendres pour les faire reverdir.

Voici le Rhin avec ses ruines sur la roche grise, ses vieilles aires féoda­les, ses souvenirs et ses légendes. En Germanie encore, la forêt-Noire avec ses sombres sapinières, la Suisse saxonne avec ses superbes falaises.

Voici le Danube et ses Portes de Fer; le Bosphore enfin, le Bosphore aux eaux bleues, bordé de palais au milieu des térébinthes, des platanes et des cyprès, le Bosphore qui est splendide et qui finit splendidement à Constantinople et à la Corne d'Or.

Jusque-là je vous en parle en témoin. Plus loin que le vieux monde, je me représente le Niagara et son avalanche d'eau la plus fameuse du monde, le Niagara large de mille mètres avec l'abondance de six Rhônes se jetant d'une hauteur égale à celle de notre basilique.

Je me représente les bois vierges des terres chaudes, les Selvas du Brésil ou de la Tasmanie, les forêts infinies, les arches de feuillage égayées par des chants d'oiseaux, les lianes qui sont la corde, le trapèze, les anneaux et la balançoire de cette rieuse famille des singes où l'on naît avec la pas­sion du gymnase.

Et quand j'ai jeté un regard sur toutes ces merveilles, j'aime encore la France. N'a-t-elle pas le Mont-Blanc et ses glaciers, ce joyau des cimes de l'Europe, les cirques des Pyrénées, Gavarnie et la brèche de Roland, ses vertes prairies en regard de l'Angleterre, ses palmiers et ses orangers en face de l'Italie, sa Touraine le jardin de l'Europe, ses vignes incom­parables, sa part du Léman, ses deux mers, ses beaux fleuves? Elle avait sa part du Rhin aussi, l'Alsace avec ses sommets, ses ruines et ses légen­des, la belle et fidèle Alsace que DIEU veuille nous rendre!

Aimez-vous mieux les merveilles de l'art? Tenez, dans notre Europe, voici la Grèce. Ses débris ont plus de charmes que les monuments des autres peuples. Son art est le plus fini et le plus céleste. Ce petit coin de terre n'a pas seulement les noms qui remuent le plus profondément l'homme lettré: Athènes, Sparte, Corinthe, Delphes, Sicyone, Olympie, Thèbes, Argos, Salamine, Marathon, les Thermopyles, l'Eurotas, l'Al­phée, l'âpre Ithaque, Zanthe la fleur du Levant, Cythère chère à Vénus et cent autres; il a encore ses temples, ses acropoles, ses frises, ses sta­tues, ses mausolées, ses portiques de marbre dorés par les rayons du chaud soleil de l'Orient.

Voici l'Italie où défilent en tout temps les artistes du monde entier, ve­nus de tous les coins de l'univers comme en un pieux pèlerinage pour y révérer des chefs-d'œuvre. Elle a Rome, ses basiliques, son colisée, l'amphithéâtre aux cent mille spectateurs, ses ruines, ses temples, ses bains, ses catacombes, ses palais avec les œuvres de Raphaël et de Michel-Ange. Elle a Naples, étagée autour de son golfe d'azur, et auprès d'elle Pompeï, la grande morte qui remonte à la lumière après dix-huit cents ans de sépulcre, avec ses rues intactes, ses maisons, ses forum, ses dieux, ses statues, ses peintures. Elle a Milan et son «dôme» de marbre, riche de cent trente-cinq pinacles ou clochetons et de deux mille cinq cents statues; Gênes la superbe aux palais de marbre; Florence l'Athènes italienne; Venise la belle, la ville des eaux, cousue au continent par un pont de deux cent vingt-deux arches, la ville du silence et du mystère où circulent les gondoles sur les canaux bordés de palais, Venise que d'au­tres villes pourront égaler peut-être, mais qu'aucune ne surpassera tant qu'elle aura le palais des doges et la basilique de Saint-Marc.

Voici la fière Espagne. Elle a Grenade et son Alhambra, la perle de l'art mauresque; Cordoue qui comptait un million d'âmes au temps des Maures, Cordoue et sa mosquée, autrefois la plus belle de l'Islam, riche encore de huit cent soixante-seize colonnes, bien que le temps l'ait rédui­te de moitié; Segovie et, sur son rocher, le palais de l'Alcazar; Burgos, fière de sa cathédrale et des souvenirs du grand pourfendeur des Mau­res, du conquérant de Valence, le Cid Campeador qui battit cent fois les Musulmans.

Donnons un souvenir à l'Angleterre: rien n'est plus saisissant que ses cités universitaires, Oxford et Cambridge, les villes aux collèges gothi­ques où semble revivre le XVe siècle; à l'Ecosse avec sa merveilleuse capi­tale Edimbourg, toute du style moyen-âge, jetée sur des rochers et des vallons autour du château d'Holleyrood, et ses grandes abbayes à demi­ruinées par la réforme; l'Ecosse dont tous les monuments semblent par­ler de sa grande reine et de son grand écrivain, Marie Stuart et Walter Scott; à la Hollande et à la Belgique où il faut suivre dans les musées la trace de Rubens, de Van Dyck, de Rembrandt et de Téniers; à l'Alle­magne qui nous offre, outre ses deux Athènes modernes, Dresde et Mu­nich, des villes pittoresques comme Nuremberg, des monuments incom­parables comme la cathédrale de Cologne.

Hors d'Europe trois noms dominent dans la Géographie esthétique: l'Egypte, l'Inde, le Mexique.

L'Egypte est deux fois reine dans le monde des arts; elle a les merveil­les de l'art des Pharaons, Thèbes, Philoe, Memphis, les Pyramides, les Sphynx, les tombes royales; elle a aussi les merveilles de la civilisation arabe, le Caire, ses mosquées, ses fontaines, ses tombeaux, ses minarets.

L'Inde a ses palais et ses temples, monuments immenses autant que riches. Benarès vante ses dix-sept cents pagodes, Agra et Lahore leurs palais, Ahmenadab et Delhi leurs temples. Le Mexique et le Yucatan sont remplis de ruines énormes laissées par les races antiques des Mayas et des Astèques.

Devrais-je passer sous silence notre France, quand je parle des mer­veilles artistiques? Oh! quelle serait belle sans les destructions des guer­res et de la Révolution! Elle n'aurait pas de rivales. Mais qu'elle est belle encore et merveilleusement riche! Elle est aussi variée dans son épa­nouissement artistique qu'elle l'est dans son climat et dans sa végéta­tion. Romaine en Provence, elle est byzantine dans le Languedoc; reine dans le style ogival en Normandie, dans l'île de France et les provinces environnantes, elle l'est aussi pour la Renaissance en Touraine et dans la vallée de la Loire. Quel musée peut prétendre humilier le Louvre? Les cathédrales romanes du Rhin l'emportent-elles sur celles de Toulouse et de Périgueux? Quels palais en Europe voudraient disputer le premier rang à Fontainebleau, au Louvre, à Versailles? Quels châteaux prime­ront ceux de Chambord, d'Avignon, de Blois, d'Amboise, de Chenon­ceaux? Quelle est la nation qui se donnera le ridicule de prétendre mesu­rer ses églises avec celles de Reims, d'Amiens, de Paris, de Chartres, de Bourges, de Bayeux, de Metz et de Strasbourg, car je ne saurais voir, dans la Lorraine et l'Alsace, des provinces étrangères? Non, la France n'a pas perdu le premier rang dans les arts; et cependant, dans les ivres­ses de la Révolution elle a dévasté ses églises, ruiné ses châteaux et dé­truit ses abbayes. Il ne reste de celles-ci que des débris, des ruines et des souvenirs, débris souvent grandioses encore comme au Mont-Saint­Michel, à la Chartreuse, à Saint-Benoît-sur-Loire, à Saint-Ouen de Rouen, à Saint-Etienne de Caen, à Saint-Remy de Reims, à Saint­Trophyme d'Arles. Et la beauté de nos églises dévastées manquait d'éclat et ne séduisait plus les regards jusqu'à ce que des hommes au goût pur et à l'âme grande leur aient rendu une jeunesse nouvelle. Ce phénomène qui s'est renouvelé partout en France, vous en avez été les témoins vous-mêmes dans cette région. Qui comprenait tout le prix de notre merveilleuse basilique de Saint-Quentin avant qu'elle ait retrouvé, comme par un miracle de résurrection opéré par quelles mains, vous le savez, la fraîcheur et la jeunesse qui sont les conditions de la beauté? Et la belle église de Laon, est-elle en moins bonnes mains? Et après les res­taurations extérieures dont il faut savoir gré à l'Etat, ne va-t-elle pas re­trouver sa jeunesse et sa vie comme le présageait la splendide inaugura­tion de ses reliquaires artistiques, fête récente dont l'écho est venu jusqu'à vous, réveil glorieux dont nous sommes heureux de posséder au­jourd'hui et de saluer l'auteur?

Je voudrais donc, dans la géographie, quelques notions d'esthétique comme celles que je viens de résumer, et ce qui serait indiqué dans les leçons devrait être développé par des lectures.

J'y voudrais aussi plus de renseignements ethnographiques et statisti­ques, desquels un esprit observateur pourrait tirer de profondes réfle­xions.

Je saluerais d'abord avec respect l'Auteur de la nature en admirant la petitesse de notre globe dans les espaces en même temps que sa fécondité et sa variété. Un million de fois plus grande, la terre ne serait pas encore de la taille du soleil, qui lui-même est un grain de sable. La France n'est guère que la millième partie de notre petite planète, et nous nous croyons grands! Ce globe si petit en présence des mondes de l'espace, a cependant une merveilleuse variété. Il donne la vie à cinq cent mille espèces de plantes, à trois cent mille espèces d'animaux. Il a les climats les plus divers, les neiges du Pôle et les forêts prodigieuses du Tropique, et, par un dessein admirable de la Providence, il fournit au Tropique même les glaces du Pôle et tous les climats intermédiaires par l'altitude des montagnes. Dix mètres d'ascension sous l'Equateur valent douze ki­lomètres de marche vers le nord; l'habitant des climats tempérés retrou­ve comme le sol natal à deux mille mètres d'altitude sous le Tropique.

Sur ce globe, œuvre merveilleuse de Dieu, comment sont distribués les climats, les races, les langues, les richesses? Les climats ont une varié­té infinie: au nord les frimas sans fin, les grandes forêts architecturales, le pin dont les aiguilles ploient l'hiver sous la neige. En deçà, les prairies toujours vertes, le blé qui jaunit, le chêne, l'ormeau, le châtaignier, dont les feuilles, comme une riche tenture, parées des plus vives couleurs par le soleil d'autonne, deviennent en hiver le jouet des vents. Puis vient le jardin de la terre, la vigne, l'olivier, l'oranger, le palmier. Enfin le pays du soleil: l'excès de vie dans les forêts prodigieuses, avec les lianes, les oi­seaux bariolés, les singes ricaneurs, le monstrueux éléphant, l'insecte persécuteur et le perfide reptile.

A la zone tempérée appartiennent les races fortes, les hommes à l'esprit vif et au corps vigoureux, l'art, la richesse, l'activité, l'empire du monde dans le passé et, selon toute apparence, dans l'avenir. Il faut aux races choisies le froment de la plaine, la chair des animaux de la prairie et le vin du coteau. Mais dans cette immense zone tempérée qui entoure le globe, n'y a-t-il pas quelque point privilégie? Cherchez sur la Mappe­monde la portion de continent la mieux découpée par ses golfes et ses presqu'îles, la mieux baignée de mers chaudes, la plus variée dans son sol, avec un harmonieux équilibre de plaines, de vallées, de coteaux, de montagnes, vous trouverez l'Europe occidentale. Là est le secret de l'histoire. L'Europe orientale est toute en plaines et en steppes; l'Asie a trop de hauts plateaux froids; l'Afrique trop de déserts et de soleil, l'Amérique trop de savanes, trop de pampas humides.

Et dans cette Europe occidentale, n'y a-t-il pas encore une région pri­vilégiée; une terre bien baignée par plusieurs mers; une terre féconde en froment et en vin; une terre admirablement variée, qui porte à la fois le chêne, le pin, l'olivier et l'oranger; une terre qui joigne la vigueur du Nord à la douceur du Midi; une terre dont les habitants portent habi­tuellement dans l'histoire le sceptre de la domination intellectuelle, artistique et même matérielle du monde; une terre qui ait mérité d'être le piédestal d'un Charlemagne, d'un saint Louis, d'un Louis XIV? Vous avez nommé la France. Oui, le climat est un des secrets de notre grandeur passée, mais il n'autorise pas une confiance présomptueuse. Il y a d'autres éléments de grandeur et de décadence. D'autres climats ne différent guère du nôtre; l'Europe occidentale a d'autres peuples aux­quels nos fautes peuvent donner le premier rang. C'est à nous de veiller et d'étudier les conditions de la grandeur et de la prospérité.

Les races ne sont pas moins variées que les climats; la famille humaine est extraordinairement bigarrée depuis l'Esquimau qui lutte contre la neige jusqu'au nègre qui cherche l'ombre et le repos, en passant par l'agriculteur et le vigneron des zones tempérées et le Saharien desséché par le soleil.

Parmi ces races multiples, les plus vivantes, les plus prospères, celles qui se multiplient le plus rapidement, sont les quatres grandes races eu­ropéennes, celles des quatre nations les plus puissantes: la Russie, l'Alle­magne, l'Angleterre et la France.

Je ne parle pas de la Chine. Elle possède sans doute quatre à cinq cents millions d'habitants, près d'un tiers des humains; cependant, quoi qu'en aient dit certains géographes effrayés, l'avenir n'est pas à elle. Le nombre n'est pas tout. Un peuple, pour devenir envahisseur, doit être un peuple guerrier, et le Chinois ne l'est pas. Il lui faut aussi des voies de communication faciles, des armes perfectionnées, un pouvoir fort, des ressources financières, et la Chine, pour tout cela, est ou incapable ou retardataire. Pour le nombre elle sera équilibrée et dépassée: l'Inde an­glaise, sa voisine, aura bientôt trois cents millions d'hommes. La Russie n'en a que cent millions, mais elle se double en cinquante ans, et sa terre peut en porter un milliard. De l'autre côté de la Chine, au-delà de la mer, les Etats-Unis n'ont que cinquante millions d'âmes, mais ils s'ac­croissent d'un million et demi par an et leur terre aussi peut porter un milliard d'hommes. Ne craignons donc pas trop: nous ne deviendrons pas Chinois.

Les quatre nations qui paraissent devoir se partager l'empire du mon­de sont donc la Russie, l'Allemagne, l'Angleterre et la France.

La France tenait le premier rang au XVIIe siècle par son éclat littérai­re, sa prospérité, sa puissance et même par le nombre. Il y avait autant de Français que d'Anglais et d'Allemands réunis. En 1789 encore la France comptait vingt-cinq millions d'habitants; l'Allemagne vingt mil­lions seulement et l'Angleterre quinze. La Russie seule nous égalait, mais elle n'avait encore aucune organisation sociale.

Mais maintenant! La France compte trente-huit millions d'âmes, l'Allemagne quarante-cinq et la Russie cent-deux. Nous étions plus forts à la guerre que la Russie en 1856, mais elle n'avait que cinquante mil­lions d'âmes; elle a doublé depuis. Nous avons été vaincus déjà par l'Al­lemagne en 1870, mais depuis elle s'est accrue encore de cinq millions d'habitants et nous d'un million et demi seulement.

Par l'excédent des naissances sur les décès et par l'immigration, la France s'accroît de 150.000 âmes par an, l'Italie, pourtant plus petite que la France de 160.000, l'Allemagne de 500.000, la Russie de 800.000, les Etats-Unis de 1.200.000.

Si ce mouvement relatif continue pendant cinquante ans, la Russie et les Etats-Unis compteront chacun 200 millions d'habitants; l'Allemagne 80 millions, l'Angleterre 60 et la France 42. Elle sera comme noyée au milieu de cet immense développement d'êtres humains.

La France est tombée du premier rang au dernier sous ce rapport en deux siècles. Ni la corruption du XVIIIe siècle, ni l'esprit révolutionnaire ne lui ont été favorables. Cette simple statistique géographique le prou­ve. S'il y avait besoin de contrôler ces données, nous avons quelque part, comme par un dessein providentiel, une petite France qui a conser­vé les mœurs et les coutumes du XVIIe siècle, et cette province sœur, que nous n'aimons pas assez et que nous étudions trop peu, est aujourd'hui la gloire de notre race. C'est le Canada, la Nouvelle­France, comme on l'appelait. Colbert y envoya quelques milliers de Per­cherons, de Poitevins et de Normands, dix mille environ. Ces 10.000 étaient devenus 65.000 en 1759, quand nos revers réalisèrent le vœu an­tipatriotique de Voltaire, qui écrit au ministre: «Si j'osais, je prierais à genoux Votre Excellence de délivrer la France du Canada. «Et ces 65.000 sont maintenant 2 millions. Ils refoulent les colons anglais et ir­landais. Ils ont gardé la foi de la vieille France, ses coutumes patriarcales et sa prospérité. La Providence bénit leurs familles et il n'est pas rare de voir chez eux le curé de la paroisse adopter, suivant la coutume, le vingt­sixième enfant de la maison. Saluons cette France lointaine. Elle reste fi­dèle à la mère-patrie, ses enfants aiment la France. Elle portera bien haut dans l'histoire l'honneur de notre race.

La comparaison des langues nous donne le même enseignement. Cinq langues européennes semblaient seules, il y a quatre ans encore, avoir un long avenir, parce qu'on les parle également hors de l'Europe, dans de vastes colonies. C'est le russe, l'anglais, l'espagnol, le français, le portugais; mais voici que les Allemands, comprenant enfin qu'ils sa­crifiaient leurs 250.000 émigrants annuels au profit des pays de langue anglaise, se sont mis avec une activité fébrile à créer des colonies de peu­plement ou d'émigration, et en quatre ans ils ont acquis en Afrique et en Océanie des territoires grands comme toutes nos colonies fraçaises réu­nies.

Le russe est parlé par cent millions d'hommes; il en gagne un million par an. L'anglais est parlé par cent millions également, mais il en gagne deux par an. L'espagnol est la langue générale de plus de cinquante-cinq millions d'hommes et il en gagne huit cent mille par an. Le français est parlé par quarante-cinq millions d'hommes et il n'en gagne que deux cent cinquante mille par an, cent cinquante mille pour la France, le reste pour la Belgique, la Suisse, l'Algérie, les colonies et surtout le Canada.

Le portugais n'est parlé encore que par dix-sept millions d'hommes, mais il en gagne par an autant que la France, grâce au peuplement rapi­de du Brésil, qui est à lui seul presque aussi grand que l'Europe. L'espoir de l'avenir pour notre langue est en Algérie et au Canada.

Un regard sur les données statistiques relatives à la richesse des na­tions nous fournira d'aussi graves réflexions.

La France est encore riche et une des plus riches nations du globe, mais elle a une dette de 37 milliards avec quatre milliards d'augmenta­tion depuis dix ans. C'est presque autant que toutes les autres nations de l'Europe réunies. Elle ne devait que cinq milliards en 1855. L'Angleter­re ne doit que 20 milliards et l'Allemagne 5.

La disproportion n'est pas moindre pour l'impôt. Le budget de la France est de trois milliards et demi. Il n'était que de deux milliards et demi il y a dix ans. Il n'est encore que de deux milliards et demi en An­gleterre et en Allemagne.

Pour le commerce, pour le chiffre de l'importation et de l'exportation, pour l'importance de la marine marchande, l'Angleterre nous dépasse de moitié. Nous tenions encore le second rang dans les dernières statisti­ques, mais il nous échappe; l'Allemagne nous a rattrapés et va nous de­vancer.

Ces chiffres parlent assez haut. Doivent-ils nous décourager? Non, n'est-ce pas? mais ils doivent éveiller chez nous de graves pensées, des sentiments patriotiques et le désir de contribuer, dans toute la mesure de notre mission et de notre pouvoir, au relèvement de la France.

Enfin ce globe, si grand et si petit à la fois, si beau et si varié, œuvre de DIEU et séjour des hommes qui s'agitent à sa surface, DIEU l'a donné au CHRIST, c'est manifeste. Le CHRIST est en voie de conquérir le mon­de et le monde va au CHRIST et à son Eglise; la statistique géographique nous le révèle.

L'Europe et l'Amérique sont au CHRIST. L'Australie aussi. En Afri­que la conquête est commencée sur toutes les côtes; elle va pénétrer jusqu'au cœur du continent noir. En Asie, l'Inde est fortement enta­mée, le japon a ouvert ses portes, la Chine est parsemée de chrétientés. Le monde va au Christ, il va à son Eglise. Comparez les statistiques géo­graphiques d'il y a dix ans et d'aujourd'hui: vous verrez le catholicisme gagner du terrain sur l'hérésie aux Etats-Unis, en Australie, en Angle­terre, en Hollande, en Allemagne, progrès dus à la fois aux conversions et à l'accroissement plus rapide des familles catholiques.

Saluons en passant un humble et sympatique instrument de la civilisa­tion chrétienne, la nation martyre, la malheureuse Irlande. Ecrasée chez elle par l'intolérance anglaise, elle cherche un refuge sur les plages amé­ricaines et australiennes et y fonde de florissantes Eglises. L'île opprimée que les Anglais appellent par dérision l'Ile-Sœur, avait, en 1840, neuf millions d'Irlandais. Avec la fécondité de sa race, elle devrait en avoir dix-huit millions aujourd'hui; il ne lui en reste que cinq. Cette malheu­reuse nation, qui est du sang de nos Bretons, aime l'Eglise et la France; saluons son courage, sa patience héroïque et faisons des vœux pour qu'elle renaisse et qu'elle vive.

L'avenir appartient donc à l'Eglise.

Dans cette conquête au moins, dans l'œuvre colossale et magnifique de la civilisation chrétienne de l'Asie et de l'Afrique, nous espérons bien que le rang d'honneur ne sera pas ravi à la France. L'étranger n'aime pas nos missionnaires, qui sont presque seuls à porter au loin le nom et la langue de la France. Il se réjouit de voir leur recrutement entravé chez nous, mais la générosité de notre nature française surmontera tous les obstacles et trompera toutes les prévisions sinistres; et la France sera tou­jours bénie de DIEU comme un enfant privilégié, enfant prodigue parfois sans doute, mais tôt ou tard repentant et pardonné, et elle sera toujours aimée au loin par les peuples nouveaux, parce qu'elle sera toujours le premier missionnaire du CHRIST.

La géographie bien comprise nous indique ou nous enseigne tout cela. Dans une revue rapide, elle vient de nous faire éprouver successive­ment des serrements de cœur et des tressaillements d'enthousiasme. Unissons, en terminant, une résolution généreuse de dévouement à la patrie à un sentiment de religieuse confiance.

La France restera grande. Elle a été si favorisée par la Providence! La clarté de sa langue, le charme d'une littérature fine et éloquente, la grâce de son art, la fermentation logique des idées, l'héroïsme de la charité, la grandeur d'âme et la noblesse du sentiment, tout cela exerce une in­fluence telle que, malgré ses humiliations, la France est toujours, dans le monde moderne, ce qu'était la Grèce dans le monde ancien. Elle triom­phe de ses vainqueurs en les inclinant sous sa domination intellectuelle. Et si elle veut reprendre ses traditions chrétiennes et son rang de fille aînée de l'Eglise, rien ne pourra l'empêcher de redevenir la nation pros­père entre toutes, et de faire comme autrefois les «gestes de DIEU dans le monde».

Huitième discours
la dévotion au Sacré-Cœur
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Ignis autem in altari semper ardebit, quem nutri et sacerdos subjiciens ligna (Levit., 6, 12).

Le feu brûlera toujours sur l'autel et le prê­tre l'alimentera.

MONSEIGNEUR, MES FRERES,

Un souvenir de l'ancienne loi me servira à fixer votre imagination et me fournira le thème ou la trame de ce discours.

Tous les rites du temple de Jérusalem étaient figuratifs et symboli­ques. L'un des plus saillants de ces rites, était ce feu sacré demandé par DIEU à Moïse, allumé et entretenu par les prêtres et brûlant perpétuelle­ment sur l'autel.

Ce feu matériel n'importait pas plus à DIEU que le sang des victimes; ce qui lui importait, c'était le culte perpétuel d'amour que représentait ce feu et qui devait s'élever de la terre vers le ciel, déjà sous l'ancienne loi, mais mieux encore sous la loi de l'Evangile.

La signification du symbole ici n'est pas douteuse, les interprètes sa­crés sont unanimes.

Tout le culte rendu à DIEU par la terre a son sommet en NOTRE­SEIGNEUR, qui est le pontife par excellence, en même temps que l'autel principal et la victime parfaite.

Le feu sacré du temple représentait principalement le culte d'amour rendu par NOTRE-SEIGNEUR à son Père, le feu sacré du Cœur de JÉSUS, mais il représentait aussi l'amour et l'immolation de nos cœurs, le culte d'amour de la loi nouvelle,dans laquelle DIEU veut être adoré en esprit et en vérité. Ce feu spirituel de l'amour et de l'immolation qui doit brûler sans interruption sur l'autel de nos cœurs, doit être entretenu par le sacerdoce de la loi nouvelle, mais ce sacerdoce a pour chef NOTRE­-SEIGNEUR lui-même.

Qui dira le zèle du Pontife suprême pour l'entretien de ce feu sacré qui rayonne dans son propre Cœur?

Il a trouvé presque éteint sur la terre ce feu de la charité que son Père avait allumé par le bienfait de la création et par toutes les interventions divines de l'ancienne loi. Ce feu, comme celui du temple au temps de la captivité, était changé en une eau boueuse par la corruption de nos cœurs. Il l'a rallumé par le don de lui-même, par les grâces indicibles de l'Incarnation, de la Rédemption et de l'Eucharistie.

Il a laissé aux continuateurs de son sacerdoce, aux pontifes et aux prê­tres de sa sainte Eglise, des moyens ordinaires d'entretenir ce feu, la grâ­ce, les sacrements, la parole divine.

Quand cela est nécessaire, il intervient par quelque moyen extraordi­naire, spécialement en suscitant, soit par l'action du Saint-Esprit, soit par des faits providentiels, soit par une manifestation miraculeuse, quel­que dévotion puissante qui remue, gagne et entraîne les cœurs.

C'est ce qu'il a fait en ces derniers siècles pour la dévotion au Sacré­Cœur, et je n'ai pas d'autre but, mes frères, que de vous rappeler en ce discours comment la dévotion au Sacré-Cœur est le don de notre temps, don précieux, auquel nous ne pouvons pas demeurer indifférents. Je vous rappellerai, en second lieu, comment elle est plus spécialement le don de la France. Enfin je m'efforcerai d'établir que cette dévotion pré­cieuse n'est pas seulement un besoin spécial, mais qu'elle est aussi un don tout particulier de ce beau diocèse de Soissons et Laon, et de cette chère ville de Saint-Quentin, don qui nous impose des devoirs en même temps qu'il nous offre des espérances.

LE SACRE-CŒUR DE JÉSUS EST LE DON DE NOTRE TEMPS

Considérons, mes frères, l'action du Pontife divin dans l'Eglise. Elle est multiple, variée, toujours féconde, inépuisable. Dire tout ce qu'il a fait depuis dix-huit siècles pour entretenir le feu sacré de l'amour divin sur la terre, serait sans limite. Son intervention est de chaque jour. Il ne sommeille pas, il veille, il agit. Il a des auxiliaires, sa sainte Mère, les an­ges, les saints du ciel et ceux de la terre. Mais dans cette action multiple, il y a une harmonie cachée, un ordre divin, une unité mystérieuse dans la variété, un à-propos surnaturel. Le Pontife divin donne à chaque pé­riode de la vie de l'Eglise une grâce dominante qui se manifeste par une dévotion principale, et il se trouve qu'il distribue ainsi, selon son plaisir divin, à travers les siècles, les grâces diverses qu'il nous a méritées et préparées. Essayons, mes frères, de comprendre cette sublime action du CHRIST. Interrogeons les grandes traditions de la piété dans l'Eglise. Quel a été d'abord l'attrait vainqueur des âmes pendant la première pé­riode, qui va des temps apostoliques à la paix de l'Eglise? Sous quel aspect NOTRE-SEIGNEUR se présentait-il aux âmes pour les gagner? Quelle grâce spéciale leur appliqua-t-il d'abord? Interrogeons l'histoire, les monuments. Je ne trouve dans cette période qu'une dévotion vivan­te, qu'un aspect saillant de la vie mystique de NOTRE-SEIGNEUR. Si je suis les traces de la vie chrétienne dans les catacombes, et dans les mille souvenirs des musées chrétiens de Rome, je suis frappé d'un fait qui est manifeste, éclatant; la dévotion dominante des premiers siècles était la dévotion au Bon Pasteur. C'est sous cet aspect que NOTRE-SEIGNEUR séduisait les âmes. La pensée qui touchait les cœurs, c'était celle du DIEU venu sur la terre pour rechercher ses brebis égarées, et pour faire des deux peuples, juif et gentil, un seul bercail sous la conduite du Pas­teur divin. Ce symbole est pour les fidèles de ce temps le mémorial de l'Incarnation. C'est sous cette gracieuse figure que les apôtres lui ont présenté le Sauveur: «Nunc conversi estis ad pastorem animarum vestrarum»59). C'est ainsi que le CHRIST lui-même s'était présenté à eux: « J'ai encore, avait-il dit à ses disciples, des brebis qui ne sont pas de ce troupeau; il faut qu'el­les entrent dans le bercail»60). Le fait est général, il est incontestable.

La figure du Bon Pasteur est le sujet favori de l'art et du symbolisme chrétiens des premiers siècles.

Elle paraît à la place d'honneur sur les murailles et sur les voûtes des chapelles chrétiennes des catacombes. On ne peut visiter aucune partie des catacombes, ou feuilleter aucune collection de dessins d'après les monuments chrétiens primitifs, sans la rencontrer à chaque instant. Nous savons par Tertullien qu'elle était souvent gravée sur les calices. Nous la trouvons peinte à fresque dans les chambres sépulcrales, grossiè­rement dessinée sur des «loculi», sculptée avec plus d'art aux flancs des sarcophages.

Elle était tracée en or au fond des coupes de verre, moulée sur l'argile des lampes, gravée sur les anneaux, ciselée sur les médailles, represen­tee, en un mot, sur toute espèce de monument appartenant au premier âge chrétien.

Les médailles de dévotion des premiers chrétiens ne portent guère que la figure du Bon Pasteur, et sur une dizaine de monuments qui nous restent de la statuaire chrétienne des quatre premiers siècles, huit repro­duisent le même symbole. Il n'y a plus de place pour le doute: c'était la dévotion, c'était la grâce des premiers siècles. Cette image présentait des aspects variés. Souvent le Bon Pasteur est représenté seul au milieu de ses brebis; parfois il est entouré de ses apôtres, auprès desquels les brebis se pressent. Tantôt il se tient au milieu de son troupeau, tantôt il caresse une brebis isolée; le plus souvent il porte sur ses épaules la brebis retrou­vée, qui figure principalement le peuple gentil. Il a divers attributs, la houlette, le vase de lait; ses brebis prennent des attitudes différentes: el­les le regardent, elles écoutent le pasteur, elles reçoivent son enseigne­ment et ses grâces symbolisées par une pluie fécondante, au milieu de ruisseaux abondants. Quel pèlerin de Rome peut se rappeler sans une pieuse émotion les suaves peintures du cimetière de Callixte et de la crypte de Lucine?

Le sens de ce symbole n'est pas douteux. Le Fils de Dieu, en se faisant homme et chef de l'Eglise, a pris personnellement le rôle de pasteur des âmes, dans lequel il sera assisté par ses apôtres.

Quittant son trône céleste, il est descendu dans les déserts de ce mon­de, pour y chercher les enfants égarés de la race humaine. C'est la dévo­tion de la reconnaissance pour le Dieu incarné.

NOTRE-SEIGNEUR se manifestait sous ce symbole si doux et si encou­rageant aux premiers chrétiens, qui avaient tant à souffrir des persécu­tions, et la force mystérieuse de cette douce image ravissait le cœur des chrétiens et provoquait leur amour et leur dévoûment, qui n'avaient pas d'autre limite que la mort.

Mais, après la paix de l'Eglise, le courant de la grâce change tout à coup.

NOTRE-SEIGNEUR arbore un autre symbole. Ce n'est plus la douce image du Pasteur, c'est la croix. Son intention est manifeste; il lève cet étendard royal à l'orient et à l'occident, il fait briller le Labarum au bord du Tibre, et il fait sortir de terre, à Jérusalem, le bois miraculeux de la croix. Le courant est créé, l'art le révèle. La croix n'a presque pas paru aux catacombes; on ne verra plus qu'elle depuis le sol des sanctuaires, dont elle marque le plan, jusqu'aux mosaïques des absides; sur tous les autels, sur les vêtements sacrés, sur la couronne des rois, aux portes des villes, aux carrefours des chemins, sur les monnaies, sur les bannières. Elle sera partout, jusqu'au jour où, soulevant le monde chrétien tout en­tier, rois et peuples, prêtres et guerriers, elle les marquera tous de son si­gne sacré, leur donnera son nom en en faisant des croisés, et les conduira à la conquête du rocher où elle a été plantée.

La croix était le besoin de cette période. La société chrétienne de Ro­me se serait affadie dans la paix sans les grandes leçons de la croix. Les peuples barbares n'eussent pas été saisis assez fortement par le souvenir de l'Incarnation, si le drame du Calvaire ne leur avait été remis tous les jours sous les yeux.

Mais à peine la dévotion à la croix a-t-elle atteint son apogée, alors que saint Louis fait de la Sainte-Chapelle le reliquaire de la vraie Croix, et en distribue des parcelles que reçoivent quelques églises privilégiées, comme cette basilique, qu'une autre dévotion surgit pour régner en maîtresse pendant plusieurs siècles. La dévotion à la croix restera, com­me la dévotion au Bon Pasteur est restée, mais une autre primera et pas­sionnera plus fortement les cœurs, c'est la dévotion à l'Eucharistie.

Ou plutôt, elles ont toujours existé toutes les trois à quelque degré, mais elles ont eu tour à tour, selon l'économie divine, une puissance principale de séduction sur les cœurs.

NOTRE-SEIGNEUR a parlé à une humble Vierge, sainte julienne. Le pape Urbain IV répond au désir divin. Il institue la fête du Saint­-Sacrement. NOTRE-SEIGNEUR voulait donner ce nouvel aliment au foyer d'amour des cœurs chrétiens. «Non seulement je suis venu sur la terre, leur disait-il, comme un pasteur au milieu de son troupeau; non seulement j'ai donné ma vie pour ceux que j'aimais, mais encore j'ai voulu demeurer avec vous pour être votre victime quotidienne, votre compagnon et votre pain de vie».

Les peuples répondent dignement à cette nouvelle manifestation d'amour du Pontife divin; ils offrent à l'hostie divine tous les chefs-d'œuvre de l'art, et en particulier ces temples qui ne semblent pas être de la terre, tant ils sont beaux, ces splendides églises des douzième, treizième et quatorzième siècles.

Pouvait-il y avoir de trop magnifiques palais pour le DIEU d'amour demeurant avec nous? C'était aussi le besoin de ces temps, riches, ai­mants, artistiques, mystiques.

Cette dévotion influa sur toute la vie de l'Eglise, bien plus que nous n'avons le loisir de l'expliquer. Elle gagna tous les cœurs; elle inclina toute la nature devant le Dieu d'amour triomphant. Il sortit de ses tem­ples, comme pour parcourir la terre éprise de Lui. Il a tout conquis. Quel triomphe! Ses pontifes et ses prêtres s'avançent couverts d'or et de soie. Ils foulent les tapis et les fleurs. Les villes sont parées de toutes leurs richesses en son honneur. Les bannières, les statues des saints le procè­dent. Ce ne sont plus que trônes, autels et arcs de triomphe. Tout ce que la terre a de beau est là, l'art, les fleurs, les parfums, l'harmonie, les en­fants, les vierges, les prêtres, le peuple et les grands, les magistrats, les guerriers et les rois.

Y a-t-il place encore pour une autre dévotion qui puisse aspirer plus haut?

Oui, il en est une qui résumera toutes les autres, et qui rappellera à la fois tout l'amour, du Verbe incarné, du Rédempteur et de l'Eucharistie. NOTRE-SEIGNEUR la révèle encore à une vierge du cloître, c'est la dé­votion à son Cœur adorable.

Il l'a dit: «C'est le dernier effort de son amour, pour les hommes». Son but est de nous rappeler sans cesse son immense amour pour provoquer le nôtre.

Cet amour divin est l'objet même de cette dévotion avec le cœur de chair qui en est le foyer. Le symbole ou l'image du Sacré-Cœur est le moyen propre à nous rappeler cet amour infini, qui s'est manifesté sur­tout par les grands mystères de l'Incarnation, de la Rédemption et de l'Eucharistie.

La pratique de cette salutaire dévotion résume tout ce qu'il y a de plus affectueux et de plus généreux dans notre sainte religion; c'est l'amour reconnaissant et fidèle envers NOTRE-SEIGNEUR, c'est la compassion et la réparation pour les offenses qu'il reçoit, c'est le zèle pour sa gloire, c'est l'abandon sans réserve à sa divine volonté.

Les fruits que NOTRE-SEIGNEUR lui a promis sont merveilleux: c'est pour les pécheurs un océan de miséricorde; pour les âmes tièdes une source de ferveur; pour les âmes pieuses des progrès rapides dans la per­fection; une bénédiction pour les maisons et les familles où l'image sa­crée sera honorée; la cessation des fléaux publics, et, pour ceux qui pro­pageront cette dévotion, la promesse que leur nom sera gravé dans ce di­vin Cœur.

Cette dévotion se levait comme un soleil d'été prêt à féconder la terre et à mûrir ses fruits.

C'est ainsi que NOTRE-SEIGNEUR l'annonçait et que la Bienheureuse Marguerite-Marie la faisait connaître.

Bientôt elle passionna les âmes généreuses, plus tard elle devint popu­laire. Le mouvement grandit, rien ne pourrait plus l'arrêter. C'est com­me le ferment de la parabole.

Bientôt le Sacré-Cœur sera partout. Tout chrétien dira de lui ce que saint Bernard disait du nom de JÉSUS: «Tout m'est insipide si je n'y trouve le Sacré-Cœur de JÉSUS».

Nous voulons voir le Cœur de JÉSUS partout. Les saints ont leur ca­ractéristique déterminée par la tradition et par les traits saillants de leur vie.

NOTRE-SEIGNEUR s'est choisi la sienne, c'est son Cœur-Sacré. Nous le voulons voir marqué partout. Toutes les âmes sont fascinées par son influence victorieuse.

NOTRE-SEIGNEUR l'a dit à Marguerite-Marie: «Mon Cœur régnera mal­gré ses ennemis».

Il étend chaque jour son règne; Rome, Vienne, Paris, ont leur église votive du Sacré-Cœur. Toutes les églises de la terre vont être conquises par ce signe sacré. L'art est à son service. Il a reçu les plus beaux témoi­gnages de l'éloquence. Il veut gagner encore les peuples et leurs chefs, il les aura. Déjà nous avons vu un des peuples de l'Amérique, humble de­vant DIEU autant que fier de sa liberté, se consacrer à cette dévotion su­blime. Il règne mystérieusement, bien plus qu'il ne paraît, dans le mon­de des âmes. Toutes les œuvres nouvelles de prière, de réparation et de charité de notre temps, sont écloses sous les rayons de ce soleil d'amour. Les œuvres anciennes en sont revivifiées. La prière et la réparation c'est la victoire sur Dieu même; la charité, c'est la victoire sur les âmes.

Le Sacré-Cœur conduit l'Eglise à un triomphe plus grand que celui qui a couronné les périodes vouées aux autres grandes dévotions, au IVe, au XVe et au XVIIe siècle.

Je l'espère, et il me semble que l'Eglise elle-même a cette confiance qui se manifeste par les efforts constants qu'elle fait pour répondre aux désirs du Sacré-Cœur de JÉSUS. N'avons-nous pas vu, dans ces derniè­res années, la béatification de Marguerite-Marie par Pie IX, l'extension à toute l'Eglise de la fête du Sacré-Cœur, la consécration au Sacré­-Cœur proposée à tous les fidèles par Pie IX, la dévotion de Léon XIII au Sacré-Cœur, et l'érection à Rome d'une église votive?

L'Eglise fera plus encore. Il ne nous appartient pas de prévoir ce qu'elle fera, mais elle tirera les dernières conséquences de cette parole si connue de Pie IX: «L'Église et la société n'ont d'espérance que dans le Cœur de JÉSUS; c'est lui qui guérira tous nos maux. Prêchez partout cette dévotion, elle doit être le salut du monde»; » et de ces paroles de Léon XIII: «Nous désirons de toute l'ardeur de notre âme que la dévo­tion au Sacré-Cœur de JÉSUS se propage et se répande sur toute la terre. Nous nourrissons la douce et ferme espérance que de grands biens ne manqueront pas d'émaner de ce divin Cœur, et qu'ils seront le remède efficace des maux qui affligent le monde». (Aux délégués de la Ligue du Sacré-Cœur, annales de Saint-Paul).

Ces paroles nous présagent de nouveaux actes et de nouveaux encou­ragements. Déjà le Souverain-Pontife Pie IX, sollicité par des millions de signatures, présentées par des évêques au concile et renouvelées en­suite, proposa en 1875 une consécration générale qui se fit dans toutes les paroisses du monde, avec quel enthousiasme, vous vous en souvenez. - Ces humbles sollicitations demandaient plus. Elles demandaient la consécration officielle de l'Église au divin Cœur et l'élévation de sa fête au rite le plus élevé. Gardons l'espoir de voir cette grâce nouvelle. Il faut que ce siècle puisse être spécialement béni de DIEU, et devienne le siècle du Sacré-Cœur.

LE SACRE-CŒUR, GRACE DE LA FRANCE

Le Sacré-Cœur est le don de notre temps, mais il est plus spéciale­ment le don de la France.

NOTRE-SEIGNEUR a aimé la France d'un amour de prédilection. Nous pouvons le dire sans orgueil. L'Église n'appelle-t-elle pas cette na­tion privilégiée sa fille aînée? Nous avons mérité, il est vrai, par notre in­gratitude de perdre cette faveur, mais la miséricorde du Cœur de JÉSUS nous sauvera.

NOTRE-SEIGNEUR a préludé à ce don merveilleux qu'il voulait faire à la France par d'autres faveurs qu'il lui a départies dans les siècles précé­dents.

Il lui a donné d'abord les amis intimes de son Cœur: Lazare, Made­leine et Marthe, avec quelques-uns des disciples qu'il a le plus aimés, comme Maximin et Martial. Lazare apportait avec lui le présage de ce grand don. Marseille, où il a vécu, et Autun, où repose son corps, ne sont-ils pas les sièges des deux diocèses privilégiés du Sacré-Cœur, le diocèse des apparitions et celui où le Sacré-Cœur a été le plus honoré et a le plus fait éclater sa puissance par la cessation du grand fléau de la peste en 1720?

NOTRE-SEIGNEUR n'a-t-il pas donné la France à l'Eglise, comme il avait donné saint Jean à sa Mère, pour la protéger?

La France n'est-elle pas aussi le royaume de Marie? N'est-ce pas en­core en France, aujourd'hui, que l'on vient de tous les pays pour y trou­ver la Mère Immaculée de Jésus, en proclamant par là qu'elle est spécia­lement présente en nos sanctuaires? - Je laisse les autres faits qui ont préludé au don spécial du Sacré-Cœur, pour nous rappeler de suite le don lui-même. C'est au centre de notre France que NOTRE-SEIGNEUR a révélé cette dévotion, c'est à l'humble vierge de Paray.

Nul au monde ne nous conteste ce témoignage de l'amour du Sau­veur, c'est la France qui a reçu ce don. C'est elle qui a la première prati­qué et répandu cette dévotion.

Toutes les églises l'ont reçue de la France. Toutes lui rendent ce té­moignage. Les fidèles, les prélats du monde entier qui veulent témoigner au Sacré-Cœur leur reconnaissance de ce grand don, viennent à Paray, attirés par les souvenirs vivants et vivifiants de l'apparition. D'ailleurs, ce témoignage universel a son expression constante dans le sanctuaire de Paray. Ce sanctuaire, n'est-il pas, en effet, orné des bannières de toutes les nations?

NOTRE-SEIGNEUR n'a-t-il pas dit lui-même qu'il voulait une union spéciale de la France avec son divin Cœur? Il lui a demandé la consécra­tion spéciale de la France à son Cœur. Il lui a demandé une alliance spé­ciale marquée par un sanctuaire votif et rappelée même par les éten­dards de la nation.

Dites-moi, n'est-ce pas un touchant spectacle de voir, depuis deux sie­cles, cette dévotion occupée à faire le siège de la France? Il y a là un de ces grands mouvements de l'histoire qui échappent aux yeux des profa­nes. Le divin amant veut être aimé de cette nation qu'il aime.

C'est de 1675 que date la grande révélation de Paray. En 1689 déjà, bien des confréries sont érigées, et la Bienheureuse Marguerite-Marie essaie de faire parvenir au roi Louis XIV l'expression des vœux de NOTRE-SEIGNEUR qui demande la consécration spéciale de la France au Sacré-Cœur. Mais de si grandes grâces sont ordinairement achetées par la souffrance.

En 1720, Marseille est ravagée par la peste; le Sacré-Cœur la délivre à la prière de son saint évêque. Marseille et les villes voisines se consa­crent au Sacré-Cœur.

En 1765, l'assemblée du clergé de France, sollicitée par la pieuse reine Marie Leczinska, demande au Saint-Siége l'établissement de la fête du Sacré-Cœur dans tous les diocèses de France. Le pieux dauphin obtient l'érection d'un autel au Sacré-Cœur à la chapelle royale de Versailles.

En 1792, l'épreuve rapproche encore la France du Sacré-Cœur, sans que le but soit pleinement atteint. Louis XVI prononce une consécration admirable au Sacré-Cœur, mais il n'est plus qu'un prisonnier. Les hé­ros de la Vendée portent l'image du Sacré-Cœur sur leur poitrine; ce n'est pas encore la nation.

En 1834, la belle dévotion du mois du Sacré-Cœur prend naissance en France. En 1848, le Cœur du bon Maître fait un nouvel appel secret au cœur de sa nation aimée.

Un nouveau mouvement national se produit, et dans une période de quatre années, cinquante-deux diocèses de France se consacrent au Sacré-Cœur.

En 1856, les évêques de France, réunis à Paris à l'occasion d'un bap­tême princier, sollicitent du Saint-Siége que la fête du Sacré-Cœur soit étendue au monde entier.

En 1869, pendant le concile, les membres de l'épiscopat français pro­voquent une demande au Souverain-Pontife, pour que l'Eglise entière soit solennellement consacrée au Sacré-Cœur et que la fête du Sacré­Cœur soit élevée au plus haut rang de la liturgie. Ils n'obtiennent pas leur demande, mais leur pieux désir sera un jour exaucé.

A l'heure de nos éprouves nationales, toute la France catholique se tourne avec un élan nouveau vers le Cœur de JÉSUS. Ses demandes à la France et ses promesses de bénédiction reviennent à la pensée de tous. La consécration nationale, l'étendard, l'église votive, on eût voulu tout offrir à la fois au Sacré-Cœur pour attirer sa miséricorde.

On vit un bataillon d'élite arborer l'étendard sacré, faire des prodiges de valeur et donner un des plus beaux exemples du courage et de l'hon­neur français. C'était au premier vendredi de décembre 1870 qu'il ac­complissait à Patay son plus glorieux fait d'armes.

La pensée du Vœu national fermentait partout. Elle prit sa forme dé-fïnitive après la paix, et fut bénie par Pie IX le 26 avril 1871.

L'année 1873 fut la grande année du Sacré-Cœur. Le monastère de Paray fut ouvert aux pèlerins.

Le mois de juin, à Paray, fut un mois d'enthousiasme lyrique. Tous les diocèses, toutes les grandes villes arrivaient en pèlerinage. Tous les grands orateurs sacrés se succédaient. Les catholiques s'efforçaient d'être là, comme s'ils étaient toute la France. Ils voulaient faire ce que le Sacré-Cœur attend de la France. Le 20 juin, en face d'une foule immen­se réunie dans l'avenue de Charolles, Monseigneur l'évêque d'Autun li­sait devant le Saint-Sacrement la consécration de la France au Sacre­Cœur de JÉSUS. Toute la foule répondit par ses acclamations. Le 23, l'Assemblée nationale semblait là toute présente. En son nom, le groupe des catholiques de l'Assemblée consacrait aussi la France au Sacre­Cœur.

Ce n'est pas tout, Monseigneur l'Archevêque de Paris se mettait à la tête de l'œuvre du Vœu national. Il demandait le concours de tout l'épiscopat. Il faisait choix de la colline de Montmartre, prédestinée pour cela par la Providence, et demandait la consécration de ce choix par une loi qui était votée le 24 juillet.

C'était presque tout ce que NOTRE-SEIGNEUR demandait, et cepen­dant tout n'y était pas, mais ayons patience et confiance. Ce qui manque viendra, et il faut que cela vienne.

NOTRE-SEIGNEUR l'a dit: «Mon Cœur régnera».

Il y a eu depuis un ralentissement au moins apparent dans notre élan. Cependant nous ne sommes pas inactifs. La basilique de Montmartre se construit. Sa première pierre a été posée le 16 juin 1875, au 200° anni­versaire de la grande apparition. Elle est vraiment nationale. Chaque année, la France catholique lui offre un concours d'un million de francs. Il se fait là comme un secret plébiscite national et une œuvre mystérieu­se de salut. Chaque pierre de ce monument parle au Sacré-Cœur; un grand nombre de paroisses, de communautés, de familles de France ap­portent leur pierre à l'édifice. Les grands corps de l'Etat y ont leurs cha­pelles, fruit de leurs souscriptions, l'armée, la magistrature, les assem­blées, la marine, l'enseignement, le clergé.

Le vœu national s'accomplit.

La consécration nationale aussi, presque atteinte déjà tant de fois, s'est encore rapprochée de son accomplissement par la consécration de­venue complète dans nos diocèses.

Les diocèses qui étaient en retard se sont consacrés au Sacré-Cœur depuis 1870. Plusieurs ont renouvelé d'anciennes consécrations. Enfin le dernier, celui de Rouen, vient de faire la plus solennelle des consécra­tions ces jours derniers, à la suite d'un mandement, dans lequel Monsei­gneur l'Archevêque de Rouen résumait magnifiquement les espérances de cette belle dévotion. Ayons confiance, mes frères, il faut que la France devienne la France du Sacré-Cœur. Notre espérance s'appuie sur les promesses de NOTRE-SEIGNEUR et sur le mystérieux froment de prière, de réparation et de pénitence dont Montmartre est le centre. Les adora­tions réparatrices ne cessent plus là, ni la nuit ni le jour; et par les asso­ciations bien des âmes s'y unissent de toute la France. La France sera bénie dans le Sacré-Cœur. La basilique qui s'achève nous laisse espérer l'accomplissement de tout ce que la France doit au Sacré-Cœur. Je crois être vraiment patriote en désirant que la France, ma patrie, qui doit être religieuse, comme tout peuple doit l'être, au jugement même des philo­sophes, se consacre, quelle que soit la forme de son gouvernement, au Cœur de son DIEU pour obtenir sa miséricorde et sa bénédiction. Il faut que la France soit bénie dans le Sacré-Cœur.

LE SACRE-CŒUR, GRACE DE CE DIOCESE

Je veux ajouter: il faut que chacun de nos diocèses soit béni dans le Sacré-Cœur. Tous nos diocèses se sont consacrés déjà l'un après l'autre au Sacré-Cœur. Cette consécration doit produire peu à peu tous ses fruits et le Sacré-Cœur doit régner effectivement dans nos diocèses. Chacun d'eux, ravivant ses traditions, doit se rappeler tous les témoi­gnages d'amour qu'il a reçus de NOTRE-SEIGNEUR et lui manifester sa reconnaissance en honorant le divin Cœur avec tout le zèle dont il est capable. Ce retour sur le passé, ce regard sur les dons si généreux du Cœur de JÉSUS, je ne puis le proposer ici que pour le diocèse de Sois­sons, qui est le nôtre, laissant à d'autres le soin de le faire pour les autres diocèses de France. Il a toujours été cher à NOTRE-SEIGNEUR, ce beau diocèse de Soissons et Laon. Il a été évangélisé par les envoyés de saint Pierre, Sixte et Sinice, en même temps que les Eglises de Reims et de Trèves.

Il a eu les plus glorieux martyrs au IVe siècle, Quentin, Crépin et Cre­pinien. Soissons fut la capitale de Clovis et de Clotilde, et plus tard l'une des capitales de Charlemagne.

Les deux sièges de Soissons et Laon ont eu toute une série de saints pontifes. Quand l'ordre bénédictin couvrit l'Europe de ses plus belles fondations, si fécondes pour la civilisation chrétienne, notre diocèse eut une belle part. Citons aux VIe et VIIe siècles: les abbayes de Saint-Crépin le Grand, Saint-Medard et Notre-Dame à Soissons, Saint-Vincent et Saint Jean à Laon, Homblières auprès de nous. Aux IXe, Xe et XIe siè­cles: Coincy (dans le Soissonnais), Corbeny, Nogent, Saint-Nicolas-au­-Bois (dans le Laonnois), l'abbaye d'Isle, Saint-Prix, Origny, Ribemont auprès de nous, Saint-Michel et Fesmy en Thiérache.

Mais c'est surtout au XIIe, au XIIIe et au XIVe siècle que ce cher diocèse devint un des plus beaux de la France et par conséquent un des plus beaux du monde.

Quel spectacle merveilleux, et que nous sommes petits devant ces âges de foi!

Alors s'élevèrent les cathédrales de Soissons et Laon, les collégiales de Saint-Quentin, de Saint-Vaast, de Mont-Notre-Dame, de Bazoches et tant d'autres.

Les grandes abbayes cisterciennes: Vauclair et le Sauvoir dans le Laonnois; Fervaques en Vermandois; Bohéries, Foigny, Montreuil en Thiérache; Longpont dont les grandes ruines nous aident à faire revivre ces temps merveilleux.

Les chartreuses si grandioses du Val-Saint-Pierre et de Bourg­Fontaine; Cerfroid, source de l'ordre des Trinitaires, qui racheta plus de 90.000 esclaves chrétiens. - Les maisons si vivantes des chanoines ré­guliers: Prémontré, mère de quatorze maisons dans notre seul diocèse, Saint Jean des Vignes de Soissons, Saint-Crepin, Saint-Léger, Essom­mes, Saint-Martin de Laon, Braine, Chauny; le Mont-Saint-Martin, Bucilly, Clairfontaine, Thenailles; puis, les maisons des ordres men­diants, des Dominicains et des Franciscains; et nos collèges de Laon, de Soissons, de Saint-Quentin et autres; et les Hôtels-Dieu et les maladre­ries. Ce qui reste de ces grandes fondations nous révèle une prodigieuse activité religieuse, et l'histoire de ce temps nous montre la part que tous y prirent dans la région, et les évêques de Soissons et Laon, et les sei­gneurs du Vermandois, de Coucy, de Guise, de Soissons, et toute l'aristocratie dont les fils et les filles entraient dans les cloîtres pendant que les chefs de familles contribuaient aux fondations; et les bourgeois des communes et les artisans et le peuple. Quelle belle époque que celle où tant de magnifiques églises offraient à DIEU ce culte majestueux! où deux ou trois cents religieux ou chanoines chantaient les louanges de DIEU dans ces sanctuaires resplendissants de fraîcheur et de jeunesse, où l'aristocratie donnait de tels exemples, où les corporations d'artisans étaient aussi pieuses que prospères!

L'effroyable guerre de Cent ans et les guerres de religion ruinèrent tout matériellement et moralement dans la région aux XIVe, XVe, XVIe et XVIIe siècles. Le XVIIe siècle vit une véritable résurrection. Les cloîtres se reformèrent et se relevèrent de leurs ruines.

La corruption et l'impiété du XVIIIe siècle ont amené des ruines nou­velles de la Révolution pendant que le jansénisme desséchait les cœurs. Maintenant ce beau diocèse se relève; il faut qu'il se relève davantage, et c'est par le Cœur de JÉSUS qu'il y arrivera. NOTRE-SEIGNEUR nous en a donné le gage déjà, en nous donnant des pasteurs dévoués au Sacré-­Cœur.

Monseigneur Languet, contemporain de Marguerite-Marie, fut le premier évêque qui la comprit et qui approuva la dévotion au Sacré-­Cœur. Il inaugura cette dévotion à Soissons. Il sauva la cathédrale d'un incendie, par un vœu au Sacré-Cœur, et fonda, pour l'exécution de son vœu, la chapelle du Sacré-Cœur de la cathédrale, une des premières qui aient été érigées.

Il écrivit la vie de Marguerite-Marie, et il eut la gloire de souffrir pour cette dévotion, car il vit son mandement sur le Sacré-Cœur condamné par le jansénisme de Paris, et brûlé par le bourreau sur la place de Gre­ve.

Monseigneur de Garsignies donna la plus grande solennité à la consé­cration de son diocèse au Sacré-Cœur, et vous, Monseigneur, vous ve­nez d'obtenir du Saint-Siège l'élévation de la fête du Sacré-Cœur au rite double de deuxième classe pour votre diocèse, et nous savons combien cette dévotion vous est chère.

Le Sacré-Cœur est le besoin de notre diocèse. Lui seul peut nous don­ner, à nous prêtres, un zèle brûlant et l'esprit de sacrifice. Lui seul peut gagner les âmes à la piété, à la fréquente communion, à l'esprit de répa­ration. Qui pourrait dire ce que cette dévotion a fait déjà de bien, ici à Saint-Quentin, où elle est si florissante, grâce surtout au zèle de Mon­sieur l'Archiprête; ce qu'elle fait de bien sur la surface de la France en­tière, dans tant de grandes et de petites cités, dont le clergé, entraîné par une noble et sainte émulation, semble rivaliser d'ardeur pour annoncer et glorifier le Sacré-Cœur?

Le Sacré-Cœur est le foyer de toutes vos œuvres, mes frères; NOTRE­SEIGNEUR, d'ailleurs, doit être content de vous. Vous avez, mes frères, l'honneur de posséder un des plus beaux monuments de l'art qui aient été produits en l'honneur du Sacré-Cœur; c'est votre splendide vitrail. Quand toutes les églises du diocèse, quand toutes les églises de France auront-elles un autel, une statue du Sacré-Cœur avec une confrérie, les adorations et les communions du premier vendredi du mois? Ce sera là le sel de la piété pour nos diocèses. La dévotion au Sacré-Cœur est le principe caché de toutes les œuvres de charité et de zèle et la source du renouvellement de la foi. Pourquoi encore chaque diocèse n'aurait-il pas comme quelques-uns l'ont déjà, comme celui de Bourges, comme celui de Moulins, ceux de Bordeaux, de Cambrai, d'Arras, une église au Sacré-Cœur, qui soit un foyer local de cette dévotion?

Pour notre part, nous avons déjà les beaux pèlerinages de Notre­-Dame de Liesse, de Saint-Quentin, de la Sainte-Face. Puissions-nous avoir aussi celui du Sacré-Cœur!

NOTRE-SEIGNEUR, qui aime tant ce diocèse, le voudra, je l'espère. Mes frères, il faut que notre siècle soit le siècle du Sacré-Cœur. Il faut que la France soit la nation du Sacré-Cœur.

Il faut que notre diocèse soit spécialement béni du Sacré-Cœur.

Ou plutôt, ne parlons plus de notre diocèse en particulier. Pourquoi chaque diocèse n'aurait-il pas la noble ambition de surpasser tous les au­tres en amour et en dévoûment et d'être la terre promise du Sacré­Cœur? Et pourquoi chaque paroisse ne voudrait-elle pas à son tour l'emporter sur les autres en s'efforçant d'aimer davantage et de mieux servir le Cœur de JÉSUS? Emulation bénie, sainte jalousie, qui ravirait les Anges, sanctifierait le peuple chrétien, ferait violence à Dieu même et fléchirait sa justice, prête à frapper peut-être bientôt!

De même que, sur les hauteurs de Montmartre, au centre même de la ville incroyante et corruptrice, s'allume un grand foyer lumineux et ar­dent dont la France entière sentira les rayons, il faut que d'autres foyers partiels, allumés partout, réchauffent au loin autour d'eux chaque pro­vince, chaque région, chaque diocèse: là surtout où l'iniquité a abondé, il faut que surabondent, avec le Cœur de JÉSUS, la rédemption, la misé­ricorde et l'amour.

Il faut, et Dieu veut que nous allions jusque-là, que l'image du Cœur de JÉSUS pénètre dans chaque maison; qu'elle y soit placée avec hon­neur, qu'elle règne au foyer domestique, qu'elle le protège et le bénisse; il faut que la famille entière, réunie tous les jours devant ce signe sacré, y retrouve les vieilles traditions de religion et de prière qui avaient fait la France si grande, si belle, et tant aimée de DIEU.

Ce jour-là, la France aura reconquis les faveurs divines. Elle entraînera l'Europe et le monde entier dans cette voie de salut. Elle est une nation essentiellement apostolique: elle a été trop longtemps, par quelques-uns du moins de ses enfants égarés, l'apôtre de la Révolution, il faut qu'elle soit maintenant l'apôtre de la réparation par le Sacré­Cœur!

Connaissez-vous la touchante image qui représente la France sous les traits d'une vierge humiliée et découronnée fléchissant le genoux devant le CHRIST? D'une main elle se voile la face pour cacher ses larmes, de l'autre elle présente à son DIEU le Vœu National, la basilique de Mont­martre. Marie est à ses côtés, Marie qui aime tant la France et qui est tant aimée d'elle; avec une ravissante bonté, elle l'encourage et la pré­sente à son Fils; et JÉSUS, dont on voit resplendir et comme battre le Cœur sacré, s'approche, avec quel empressement et quel amour! pour recevoir le repentir de celle qui avait prévariqué, mais qui revient à son Père et à son Epoux, de la France pénitente et dévouée au Sacré-Cœur de JÉSUS: Sacratissimo Cordi Jesu Gallia pœnitens et devota, car ce seront les mots gravés sur le temple national pour perpétuer, à travers les âges, le solennel témoignage du repentir et de l'amour de la France.

Ce sera sa devise. Puisse son drapeau être celui qui a été consacré par le sang des martyrs de Patay et de Loigny, le drapeau du Sacré-Cœur! Quelles espérances, mes frères! Verrons-nous des jours si beaux? Ah! travaillons tous à les préparer et à les hâter. A l'œuvre donc, vous tous qui sentez battre dans votre poitrine un cœur d'apôtre, un cœur capable de sacrifice et d'amour; pourquoi donc rester oisifs tout le jour pendant que les épis blanchissent pour la moisson, et que les ouvriers ne suffisent pas au travail? Soyez les apôtres du Sacré-Cœur dans le champs d'action que la Providence vous a mesuré. Et si l'antique devise de vos ancêtres était: «Pour Dieu et la Patrie: Pro Deo et Patria», la vôtre, votre cri de ralliement sera: Pour le Sacré-Cœur et la France!

Oui, c'est la volonté de DIEU. Le Pontife divin est venu apporter à la terre, à la France en particulier, cet aliment pour le feu sacré de la chari­té, et il veut que ce feu s'allume et brûle ardemment. Vos cœurs sont l'autel de ce feu sacré. Laissez bien ce feu s'y allumer. Oui, soyez les au­xiliaires de vos pasteurs pour cet apostolat. Travaillez à propager cette dévotion. Pratiquez-la avec amour. Qu'elle pénètre toute votre vie, pour l'embaumer de son parfum, la consacrer et la bénir. Puisse la bénédic­tion du Sacré-Cœur descendre sur vous, mes frères, par les mains de Monseigneur, et vous confirmer dans ces résolutions!


1)
Nous donnons ici ces discours à peu près tels qu’ils ont été prononcés. Les deux premiers seuls ont subi des retouches assez notables.
2)
I. Reg., II, 3.
3)
S. Paul., Epist. ad Titum.
4)
S. Paul., Epist. ad Philip., II, 11.
5)
Art Poétique, III, 195.
6)
S. Paul., Epist., ad Eph., 1, 10.
7)
Prov., XXII, 6. «Proverbium est: adolescens juxta viam suam, etiam cum senue­rit, non recedet ab eà».
8)
Rep., liv. II, c. XVII.
9)
E. Dutens, t. VI, p. 65.
10)
Un dictionnaire de pédagogie énumère plus de deux mille ouvrages d’éducation publiés en français. Buisson, livrairie Hachette.
11)
Mgr Berthaud, évêque de Tulle.
12)
Des Lois, liv. VII.
13)
Au Dialogue du Phédon.
14)
Assemblée nationale. 25 sept. 1791.
15)
Moniteur, 22 sept., 14 déc. 1793.
16)
Projet de Lepelletier de Saint-Fargeau, repris et présenté par Robespierre à la Convention. (Moniteur du 15 août 1793). Michelet trouve ce projet admirable d’in­tention et nullement chimérique. (Histoire de la Révolution française, t. IV, p. 390).
17)
G. Compayré, Histoire critique des doctrines de l’éducation en France.
18)
M. Bersot, Etudes sur le XVIIIe siècle, 1855, p. 224 et suiv.
19)
Voir le bref de Pie IX à Mgr d’Avanzo, du Ier avril 1875.
20)
Voir, sur ce sujet, la lettre du cardinal d’Avanzo du 4 nov. 1874, qui est un vérita­ble traité sur cette matière. (Librairie de la Société de St-Paul).
21)
Discours sur l’utilité que les jeunes gens peuvent retirer de la lecture des auteurs profanes.
22)
Bref à Mgr d’Avanzo, ler avril 1875.
23)
Lettre à l’abbé Fleury, citée par les Archives des Missions scientifiques, août 1850.
24)
Histoire de la Littérature française, t. IV, p. 122.
25)
Tableau de la Littérature française au XVIIIe siècle, t. I, p. 226.
26)
Génie du Christianisme, IIIe p. liv. III.
27)
Moniteur du 16 juillet 1793.
28)
Histoire de la Révolution, t. IV.
29)
Œuvres politiques; Institutions Républicaines.
30)
Voir le Moniteur d’octobre à décembre 1793.
31)
Cité par le P. Monfat, Education, p. 104.
32)
Discours politiques, 1850.
33)
Le Père Félix, Conférence sur l’éducation.
34)
Discours prononcé dans la grande salle des fêtes du Patronage, le 5 août 1878. V.e «La Semaine Religieuse du Diocèse de Soissons et Laon », 5 année, 1878, pp. 445-446, Institution Saint Jean, à Saint-Quentin.
35)
Discours prononcé à la distribution solennelle des prix de l’Institution Saint Jean le 2 août 1879. V. e «La Semaine Religieuse du Diocése de Soissons et Laon»; 6 année, 1879, pp. 487-489, Institution Saint Jean de Saint-Quentin. Il a été également publié en édition spéciale: Du patriotisme chrétien, Saint-Quentin, Imprimerie du Conserva­teur de l’Aisne, s.d. (1879), pp. 32.
36)
Ep. ad Rom. IX-I.
37)
Correspondance du P. J.-B. Audry. Trézel, Beauvais.
38)
Livingstone: Exploration dans l’intérieur de l’Afrique centrale, c. XIX.
39)
Les grandes journées de la Chrétienté, par M. Hervé-Bazin, p. 162 (Lecoffre, Paris).
40)
Discours prononcé à la distribution des prix de l’Institution Saint Jean, le 4 août 1880. V.e «La Semaine Religieuse du diocèse de Soissons et Laon», 7 année, 1880, p. 556, Distributions de prix et pp. 588-589, Institution Saint Jean, de Saint-Quentin.
41)
Ces passages sont extraits de notices publiées par les collèges ecclésiastiques ou congréganistes de Besançon, Nîmes, Toulouse, St-Acheul, Poitiers, etc.
42)
Georges Sand.
43)
Eugène Savard, d’Origny-Sainte-Benoîte. – Discours prononcé à ses funérailles par M. l’abbé Jardinier.
44)
Discours prononcé à la distribution des prix de l’Institution Saint Jean, le 1 août 1882. V. e «La Semaine Religieuse du diocèse de Soissons et Laon», 9 année, 1882, pp. 516-517, Distributions de prix et pp. 532-533, Saint-Quentin.
45)
Un vaste incendie dévora une aile de la maison.
46)
Le projet de loi sur l’enseignement secondaire.
47)
Leçons de physique générale, Turin, 1832.
48)
De civitate Dei, passim; de Gen, contra Montan.
49)
I. q.74.
50)
5e Elev. sur les myst.
51)
Le cantique de Daniel, Benedicite, omnia opera Domini, Domino, invite toutes les créa­tures à louer Dieu en les énumérant selon l’ordre indiqué par Moïse et vérifié par les découvertes géologiques.
52)
Les Hommes célèbres du XIXe siècle et la foi chrétienne, par Saillard, chez Coke, éditeur à Grenoble.
53)
Moigno: Les splendeurs de la Foi, tome III, p. 1448.
54)
Discours prononcé à la distribution des prix de l’Institution Saint Jean, le 1 août 1885. V. e «La Semaine Religieuse du diocèse de Soissons et Laon», 12 année, 1885, pp. 488-489.
55)
Histoire ancienne de l’Orient.
56)
Les assertions fausses, qui tendaient à diminuer le nombre et l’héroïsme des mar­tyrs des premiers siècles, ont produit cet heureux résultat, de diriger vers cette question les études et les travaux de divers savants chrétiens, qui ont trouvé dans les monuments anciens une éclatante justification de nos traditions. On peut lire notamment sur ce sujet l’ouvrage aussi remarquable par sa profonde érudition que par sa valeur littéraire de M. Paul Allard.
57)
Discours prononcé à la distribution des prix de l’Institution Saint Jean, le 31 juillet 1886. Il a été également publié en édition spéciale: Discours sur l’étude de la géogra­phie, Saint-Quentin, Imprimerie A. Bray, 1886, pp. 30.
58)
Discours prononcé à la Basilique de Saint-Quentin, le 12 juin 1885. V.e “La Se­maine Religieuse du diocèse de Soissons et Laon”, 12 année, 1885, p. 377, St-Quentin. La première Communion. La fête du Sacré-Cœur. Il a été publié en édition spéciale: La Dé­votion au Sacré-Cœur de Jésus. Don de notre temps et grâce spéciale de la France, Paris, Retaux-Bray, 1887, pp. 32.
59)
1 Pet., 2, 25.
60)
Joan., 10, 16.
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