oscosc-0001-0007

L'USURE MODERNE1)

Au sens propre, l'usure est toute espèce d'intérêt que produit l'argent (Littré).

C'est là le sens classique, c'est celui de l'Ecriture sainte (Deut. «Tu ne prêteras pas à usure à ton frère» ch. XXIII). C'est celui de saint Thomas d'Aquin (Ha IIae q. 78).

Rollin dit dans ce sens: «La loi des douze tables défendait de porter l'usure plus haut qu'à douze pour cent» (Hist. anc.).

Par extension, l'usure, c'est l'intérêt qu'on retire au dessus du taux légal ou habituel (Littré).

Dans la loi du 3 septembre 1807 sur le taux de l'intérêt de l'argent, il est dit: «Tout individu qui sera prévenu de se livrer habituellement à l'usure sera traduit devant le tribunal correctionnel et condamné à une amende» (Art. IV).

Ici, le législateur entend par usure l'intérêt qui excède le taux fixé ou autorisé par la loi.

C'est là, dans le droit moderne, le sens du mot «usure».

Il y a une troisième signification, indiquée par Littré au mot «usurier»: «Ce mot, dit-il, s'applique aussi, par extension, à celui qui profite des malheurs ou des nécessités d'autrui pour étendre sa fortune». C'est là un sens beaucoup plus large et qui s'étend à d'autres relations qu'à celles du contrat de prêt.

La première signification ne s'emploie plus en français. On dit dans ce cas «l'intérêt» et non «l'usure».

L'usure ne se dit plus que de l'intérêt exagéré et des extorsions ou exactions qui ont quelque analogie avec l'usure. La seconde et la troisième signification sont seules restées en usage.

Le Saint-Père, recherchant dans l'Encyclique Rerum novarum les causes de la condition pénible des ouvriers d'aujourd'hui, disait: «Le dernier siècle a détruit, sans rien leur substituer, les corporations anciennes, qui étaient pour eux une protection. Tout principe et tout sentiment religieux ont disparu des lois et des institutions publiques, et ainsi, peu à peu, les travailleurs isolés et sans défense se sont vus, avec le temps, livrés à la merci de maîtres inhumains et à la cupidité d'une concurrence effrénée».

Le Saint-Père continuait ainsi: «Une usure dévorante est venue ajouter encore au mal. Condamnée à plusieurs reprises par le jugement de l'Eglise, elle n'a cessé d'être pratiquée sous une autre forme par des hommes avides de gain et d'une insatiable cupidité».

Qu'est-ce que cette usure dévorante? Ce n'est pas l'usure sous sa forme ancienne, condamnée tant de fois par l'Eglise; c'est une forme nouvelle de l'usure, par laquelle s'exerce l'insatiable cupidité des hommes avides de gain.

N'est-ce pas là cette usure au sens large dont nous avons parlé dès le commencement? Cela paraît bien évident. Nos lexiques, traduisant le langage usuel, disent qu'on peut donner le nom d'usuriers, par extension, à ceux qui profitent des malheurs ou des nécessités d'autrui pour étendre leur fortune.

Dans ce sens, toutes les exactions, tous les profits injustes dans la pratique de l'industrie et du commerce sont assimilés à l'usure.

Plus loin, dans l'Encyclique (p. 28, édition de La Croix), Léon XIII dit que «les riches doivent s'interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l'épargne du pauvre».

Plus loin encore (p. 62), il signale «ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure des malheureux ouvriers pour satisfaire d'insatiables cupidi­tés».

Enfin le Saint-Père signale (p. 70) «une faction qui, maîtresse absolue de l'industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources». Il s'agit là, sans aucun doute, de la haute banque, des juifs et des judaïsant.

Ce sont là diverses formes de l'usure moderne, et diverses catégories de ces usuriers qui abusent des malheurs, des nécessités ou de la bonne foi d'autrui pour étendre leur fortune.

C'est dans ce sens large que le sentiment chrétien entend l'usure aujourd'hui, quand il la stigmatise et qu'il y voit le plus grave péril social.

Donnons-en deux témoignages seulement.

Au Congrès de Limoges, le délégué du Général des Franciscains (le R. P. Zubac) disait: «Écoutez les conseils de Léon XIII; discernez l'usure vorace, mettez à jour les monopoles, cherchez la source des gains sans proportion avec le travail».

Au Congrès ouvrier de Paris, les ouvriers infligent la même qualification générale d'usure aux abus de l'industrie et des monopo­les commerciaux.

«Ils considèrent, disent-ils, que la fausse liberté économique, proclamée et appliquée par la bourgeoisie issue de la Révolution, a produit, par une concurrence effrénée, un abaissement continu du salaire moyen, et ruiné tour à tour les petits patrons, puis les gros, au profit de la grande usure, juive ou autre, devenue aujourd'hui la reine du monde».

En entendant l'usure dans ce sens large, on peut stigmatiser du nom d'usure ou assimiler à l'usure un grand nombre d'injustices criantes. Nous allons énumérer celles qui nous paraissent les plus graves, sans prétendre épuiser le sujet:

1° Les monopoles et accaparements.-Nous ne parlons pas ici des monopoles de l'État, qui sont légitimes quand ils s'exercent dans l'intérêt de l'administration publique, de l'hygiène ou de l'ordre social, comme sont les monopoles des postes et télégraphes, des tabacs, des poudres et des explosifs.

Nous voulons parler de ces accaparements opérés par quelques spéculateurs groupés en syndicats ou consortium, en vue de se rendre maîtres des prix d'une marchandise déterminée pour exploiter tout à leur aise les consommateurs.

Cela peut passer pour de l'habileté, mais c'est le vol en grand. Cela détruit les conditions du juste prix, qui est réglé par l'estimation commune en tenant compte des frais de production. Comme exemple de ce procédé, nous avons en France, le syndicat de la raffinerie, qui met en échec les sucreries et la culture de la betterave. Nous avons encore aujourd'hui l'accaparement des pétroles et celui des cuirs, qui font doubler le prix des marchandises.

Parfois l'accaparement ne réussit pas et met en péril ses promo­teurs. C'est ainsi que le Comptoir d'escompte a failli sombrer pour s'être prêté à l'accaparement des cuivres.

2° Les spéculations et coups de bourse. - Les jeux de Bourse et marchés à terme sont l'occasion d'injustices criantes. Pour les naïfs, qui jouent de bonne foi en comptant sur leurs petits talents, ils ne font tort qu'à eux-mêmes, en gaspillant le plus souvent leur avoir. Ils commettent le péché de jeu et non celui d'usure.

Mais les habiles jouent à coup sûr. Ou bien ils savent les nouvelles qui pourront influer sur la Bourse, ou bien ils les font; ou bien encore ils ont, par la quantité de titres dont ils disposent, la facilité de provoquer la hausse ou la baisse.

Parfois ces coups de Bourse visent à faire tomber une institution puissante, comme il est arrivé pour l'Union générale en 1882. Il y avait alors à la fois une vaste escroquerie et une machination politique.

3° L'agiotage. -L'agiotage sur les marchandises conduit aux mêmes résultats. L'achat à terme peut avoir quelque utilité. Il peut servir de base pour la fabrication et la vente, mais le plus souvent il est immoral. Ou bien, il est un pur jeu de hasard, et c'est un péché d'imprudence; ou bien il recourt, comme les jeux de Bourse, aux fausses nouvelles et aux coups de Bourse, et c'est une escroquerie. Ou bien, il conduit à l'accaparement qui pèse à la fois sur les consomma­teurs et les producteurs, et c'est encore une manœuvre usuraire.

4° Le chantage et la concussion. - Il y a bien aussi des manœuvres usuraires et des spéculations où l'on profite de la faiblesse d'autrui pour s'enrichir dans les prodigieuses escroqueries contemporaines, comme les affaires de Panama et celles des Chemins de fer du Sud.

Des administrateurs savent qu'une affaire est mauvaise: ils font mentir la presse, ils achètent la conscience des membres du Parle­ment, ils attirent la petite épargne de l'ouvrier, du petit rentier, du petit commerçant et ils partagent les capitaux avec des entrepreneurs qui sont leurs complices. Voilà des manœuvres usuraires colossales, qui surpassent de bien loin les exagérations d'intérêts que se permet le prêteur à usure.

Et ce qui s'est fait là en grand s'est répété, en de moindres proportions, dans plusieurs affaires contemporaines, et se pratique jusque dans nos campagnes par des manœuvres qui ont pour but de tromper les agriculteurs et de leur faire vendre leurs produits au-dessous du cours.

5° Le lancement d'affaires véreuses. - Nos lois n'ont, hélas! organisé jusqu'à présent aucun contrôle sur la valeur des affaires qui sont montées et lancées par des sociétés improvisées. Ce contrôle existe aux Etats-Unis. Chez nous, il y a là encore une occasion de manœuvres usuraires et d'escroquerie.

Des affaires sont lancées sans aucune base sérieuse ou avec des chances de succès si faibles, qu'on marche à une faillite évidente. Cependant on réunit de l'argent qu'on attire par dés promesses fallacieuses. Il y a des banquiers et des agents d'affaires qui font métier de ces spéculations frauduleuses, et ils trouvent toujours des dupes.

6° Les réclames mensongères et le charlatanisme financier. - Les bulletins financiers de nos journaux et les journaux financiers sont presque unanimement des vendeurs de mensonges et des prôneurs d'orviétan. Ils sont payés par les sociétés financières, par les entreprises industriel­les et par les banques pour tromper les naïfs. Beaucoup s'y laissent prendre. C'est encore, de la part des habiles qui exploitent ce terrain toujours fécond, une manœuvre usuraire et. l'équivalent d'une escroquerie. On dépense là un art infini pour faire croire aux: gobe-mouches que des vessies sont des lanternes.

C'est ainsi qu'en ce moment, des sociétés juives et anglaises écoulent sur le marché français une foule d'actions dé mines d'or qui ne représentent aucune valeur sérieuse.

7° Les emprunts et impôts exagérés. - Mais ne peut-on pas dire qu'une législature qui vote des budgets en déficit et sans prévision d'amortis­sement, qui ratifie des dépenses insensées pour une campagne scolaire antireligieuse, pour un fonctionnarisme inutile et pour des pensions destinées à leurs électeurs et à leurs amis, est animée de l'esprit d'injustice et d'usure? Elle abuse de sa force pour écraser les contribuables au profit d'une secte ou d'un parti2).

8° La spéculation sur les changes. - On sait qu'au début de ce siècle, l'Angleterre s'est fait à peu près ce raisonnement: «Nous détenons presque tout l'or de l'Europe et du monde, il est venu dans nos mains par notre commerce et par celui de nos colonies, il afflue dans nos caisses par ses sources mêmes, par les mines qui sont presque toutes en notre possession; exigeons le payement en or de tout ce que l'Europe et l'Asie achètent à notre industrie et à notre commerce; l'or augmentera de valeur, et nous le vendrons à gros bénéfices». C'était de l'accaparement en grand; il a réussi. C'est bien encore là ce qu'on peut appeler «une spéculation par laquelle on profite des nécessités ou de la faiblesse d'autrui pour étendre sa fortune». C'était une spéculation usuraire. On sait combien elle pèse sur le marché de l'Europe et sur celui de l'Asie, et comment elle conduit à la banqueroute les petits Etats comme la Grèce et le Portugal, qui, n'ayant pas assez d'or pour payer les intérêts de leurs emprunts au dehors, se résignent à la situation de débiteurs insolvables.

L'Angleterre a joué là le rôle d'un peuple pratiquant officiellement l'usure.

L'Union latine et l'Allemagne, qui ont adopté depuis la monnaie d'or pour les échanges internationaux, n'en ont pas tiré les mêmes profits, parce qu'elles n'avaient ni les mines, ni les réserves de l'Angleterre. Elles ont même provoqué par là chez elles une crise agricole et industrielle, parce que les peuples d'Asie, pour avoir de l'or, ont dû encombrer nos marchés de leurs produits, blé, soie, etc., et parce que ces peuples se mettent à organiser chez eux l'industrie moderne, pour ne plus dépendre de nos marchés.

9° L'exagération des prix dans le commerce. - Jamais ni la théologie ni le bon sens vulgaire n'ont pensé qu'un commerçant ou un industriel puissent en conscience vendre leurs marchandises ou leurs produits à tout prix. Tout acheteur qui a payé trop cher dira spontanément: «J'ai été volé».

Il y a un juste prix, tous les moralistes en conviennent.

Le juste prix est fixé par la conscience publique, par l'estimation commune.

Dans les siècles de foi et sous le régime social chrétien, il était fixé souvent par l'Eglise ou par les corporations.

Le juste prix, dans le commerce, comprend le coût des marchandi­ses, les frais et les risques, et le gain modéré du commerçant. Dans l'industrie, il comprend la matière première, les salaires des ouvriers, l'amortissement de l'outillage, le salaire de l'industriel, et même le profit modéré du capital.

Il y a un prix moyen, déterminé par l'usage; un prix minimum au-dessous duquel le vendeur est frustré; un prix maximum au-dessus duquel l'acheteur est volé.

Cette différence des prix est le champ clos du marchandage. C'est là qu'en viennent aux prises toutes les habiletés du commerce.

Ce terrain de lutte paraît s'être élargi avec le développement du commerce. Saint Liguori faisait varier de 95 à 105 le prix d'une marchandise dont la valeur moyenne était cotée par le nombre 100.

Le R. P. Lehmkuhl dit qu'aujourd'hui il faut élargir les limites entre 90 et 110. C'est une latitude de 20%.

Dans les pays de foi, comme en certaines provinces de Belgique et de Hollande, il y a trente ans, si nous avons bonne mémoire, un commerçant se serait fait un cas de conscience de gagner plus de 15%. Le commerçant qui abuse de certaines situations pour forcer ses prix est donc animé du même esprit que l'usurier.

Le détaillant, qui vend à crédit à l'ouvrier, est presque obligé de demander des prix usuraires à cause des risques qu'il court. L'ouvrier acheteur compense en ne payant pas la dernière quinzaine. Cela indique un état social déplorable. Le crédit accordé ainsi à l'ouvrier semble avoir un motif charitable et il le ruine.

10° Les abus dans la fixation des salaires et dans les rapports des maîtres et des ouvriers dans l'industrie. - C'est là un sujet délicat, mais il a une gravité immense, et il demande à être éclairci.

Léon XIII nous rappelle qu'il y a une part laissée à la liberté dans le contrat de travail et dans la fixation du salaire, comme il y a dans la vente une certaine latitude laissée aux conventions des parties. Mais comme il y a un juste prix dont on ne peut pas s'écarter notablement sans voler son prochain, il y a un juste salaire dont les patrons doivent tenir compte, s'ils ne veulent pas se faire les oppresseurs et les exploiteurs de l'ouvrier.

Si ces expressions paraissent dures, qu'on se rappelle qu'elles sont tirées de l'Encyclique elle-même, où tout est mesuré et pesé au poids de l'Evangile. ,

«Il importe, dit Léon XIII, que la justice soit religieusement gardée, et que jamais une classe ne puisse opprimer l'autre impunément»

(p.54).

«Que le riche et le patron se souviennent, dit-il encore, qu'exploiter la pauvreté et la misère et spéculer sur l'indigence sont choses que réprouvent également les lois divines et humaines» (p. 28).

Mais quelle est la mesure de ce juste salaire?

Il doit, dit Léon XIII, suffire à faire subsister l'ouvrier sobre et honnête.

Les moralistes développent la pensée du Souverain Pontife et disent avec le R. P. Lehmkuhl: Le salaire de l'ouvrier en soi, et si le gain total de l'atelier le permet, doit être tel que l'ouvrier valide puisse commodément pourvoir à sa subsistance et à celle des siens, selon sa condition, et même faire quelque épargne. «Per se, talis esse debet, ut, si lucrum totale id patitur, operarius viribus pollens commode se suosque secundum statum suum sustentare vel etiam moderatam mercedis partem seponere possit» (t. I, p. 714).

Nous écartons donc l'hypothèse exceptionnelle où l'industrie est en souffrance. En ce cas, l'ouvrier doit prendre part aux sacrifices que les circonstances imposent aux patrons.

Mais il faut ici se garer des illusions. Evidemment les industriels et les commerçants se plaindront toujours. L'ouvrier peut supporter sa part d'un malaise réel de l'industrie, mais il n'a rien à voir avec ces plaintes de commande que personne ne prend au sérieux.

Le salaire n'est pas tout. Le patron a d'autres devoirs de justice et de charité envers l'ouvrier.

Si l'on pèse bien les paroles de Léon XIII, il stigmatise comme une spéculation odieuse et comme une pratique usuraire toute mesure qui tend à exploiter les forces et le travail des ouvriers, sans souci de leur santé, de leurs droits et de leurs âmes.

«Ce qui est honteux et inhumain, dit-il, c'est d'user des hommes comme de vils instruments de lucre, et de ne les estimer qu'en proportion de la vigueur de leurs bras» (p. 27).

Il rappelle la malédiction divine fulminée par St Jacques, contre celui qui aurait frustré un ouvrier du fruit de ses labeurs. «Le salaire que vous avez dérobé à vos ouvriers, dit l'Apôtre, crie contre vous et leur clameur est montée jusqu'aux oreilles du Dieu des armées» (p. 28).

«Il importe, dit-il, de sauvegarder les malheureux ouvriers en les arrachant aux mains de ces spéculateurs qui, ne faisant point de différence entre un homme et une machine, abusent sans mesure de leurs personnes pour satisfaire d'insatiables cupidités» (p. 62).

Après ces objurgations, Léon XIII énumère les injustices criantes et les spéculations odieuses qui méritent ces anathèmes, et ce n'est pas seulement à l'insuffisance du salaire qu'il s'en prend, mais à toute violation des droits de l'ouvrier.

Respect au salaire de l'ouvrier, tel que nous l'avons défini.

Respect aux forces et à la santé de l'ouvrier, par la limitation du travail et l'hygiène de l'atelier.

Respect à l'âme de l'ouvrier par le repos du dimanche et par les conditions d'organisation et de surveillance qu'exige l'ordre moral de l'atelier.

Respect au foyer de l'ouvrier.

Respect à la femme et à l'enfant par la juste limitation de leur travail.

Tels sont les droits sacrés du travailleur. Les fouler aux pieds, c'est commettre «cette spéculation odieuse qui abuse des ouvriers pour satisfaire d'insatiables cupidités». «C'est une conduite que ne peuvent tolérer ni la justice ni l'humanité» (p. 62). «C'est exploiter la pauvreté et la misère» (p. 28). C'est, en un mot, commettre «cette usure dévorante, toujours condamnée par l'Eglise, et qui n'a pas cessé d'être pratiquée sous une forme nouvelle par des hommes d'une insatiable cupidité» (p. 4).

L'argent qui serait gagné dans ces conditions serait donc gagné injustement?

- Sans aucun doute.

Mais alors, les dividendes que nous touchons pour nos actions de chemins de fer, de mines, de sucreries, de distilleries, de fonderies, ou d'autre chose?

  • Assurez-vous que cet argent est pur de tout alliage usuraire. Intervenez dans les réunions d'actionnaires, exigez le respect des droits sacrés de l'ouvrier, et, si vous ne pouvez pas l'obtenir, passez la main à d'autres et placez votre argent ailleurs.

Un exemple pour clore ce paragraphe.

A Ch., dans le Cantal, il y eut dernièrement une grève aiguë et tenace. Il s'agit d'une société de mines, dont la direction a des velléités chrétiennes, mais où les principes chrétiens sur les profits usuraires ne paraissent pas sauvegardés.

Cette société est montée au capital de 700.000 fr. En 1892, elle accuse un profit net de 165.000 francs, après le prélèvement de 35.000 francs pour les intérêts à 5% du capital-actions et de 30.000 francs d'appointements aux deux directeurs. En laissant de côté les honorai­res des directeurs, il reste pour les actions un profit d'environ 30%. Les années suivantes ont donné les mêmes résultats.

Le directeur, possédant à lui seul la moitié des actions, soit 350.000 francs, se fait à lui seul, avec dividendes, intérêts et appointements, un profit annuel de 118.000 francs (V. L'Indépendant du Cantal, ler-5 août 1895).

Cependant, les salaires à Ch. Sont de 3 fr. à 3 fr. 50 pour les journées des mineurs du fond, et de 2 fr. 25 à 2 fr. 60 pour les ouvriers de la surface. Les femmes gagnent de 1 fr. 20 à 1 fr. 30 pour onze heures de travail.

Y a-t-il vraiment dans cette exploitation minière un partage équitable des fruits du travail ? N'y a-t-il pas plutôt d'un côté la part du lion et de l'autre la misère imméritée ?

Quelle excuse auront là les directeurs et les actionnaires pour ne pas donner à l'ouvrier le juste salaire, le salaire qui suffise à pourvoir à sa subsistance et à celle des siens et même à faire quelque épargne, selon la règle tracée par les moralistes chrétiens ?

N'y a-t-il pas là cet abus de l'ouvrier que stigmatise Léon XIII, et

une des formes de cette usure dévorante, qui n'a pas cessé d'être pratiquée par des hommes avides de gain ?

En résumé, dans un traité sur l'usure à notre époque, je commence­rais par maintenir les grands principes de l'Ecriture Sainte, de la tradition et de la raison.

Je dirais:

1° Le mutuum ou prêt d'argent, prêt de consommation, est gratuit de sa nature, c'est un contrat de bienfaisance.

L'argent est en soi improductif. L'égalité doit être observée dans les contrats. Celui qui n'expose rien en prêtant ne doit pas gagner.

Donc, quand il y a un véritable mutuum et qu'aucune circonstance n'en vient changer la nature, la règle ancienne subsiste, et tout intérêt est une usure injustement réclamée.

2° Mais il arrive souvent aujourd'hui, que les circonstances chan­gent la nature du prêt, ou que le contrat qu'on nomme prêt n'est pas un véritable mutuum, mais un contrat nouveau.

Examinons d'abord les circonstances qui peuvent changer la nature du mutuum.

Il importe de remarquer, avant tout, que l'argent, qui était en soi improductif, est devenu quasi-productif par le développement du crédit et du commerce. L'argent se place facilement et en réalité tout le monde le place.

Par suite, l'égalité dans le contrat, qui s'opposait autrefois à l'intérêt, l'exige aujourd'hui. Autrement, ce serait le prêteur qui serait lésé, car il aurait placé son argent facilement ailleurs s'il n'avait pas fait ce prêt.

Le prêteur peut donc ordinairement demander un intérêt, pour ne pas être frustré des profits qu'il aurait faits ailleurs.

3° Souvent aujourd'hui, dans les placements d'argent, il n'y a rien qui ressemble au mutuum. Ce ne sont plus des contrats de bienfaisance, mais des contrats d'affaires. Ils tiennent de la Société et de l'assuran­ce. L'intérêt y est légitime, pourvu qu'il soit modéré et conforme à la règle de l'égalité dans les contrats.

Pour empêcher les abus dans les prêts modernes, les lois civiles fixent d'ordinaire un intérêt légal.

Ces lois sont sages et morales, et doivent être observées.

4° Il y a enfin une usure moderne, qui n'est plus le simple intérêt perçu pour le mutuum ou l'intérêt exagéré réclamé dans les placements d'argent, mais qui est, dans un sens plus large, un ensemble de spéculations par lesquelles le riche abuse des nécessités ou des faiblesses de son prochain pour satisfaire son âpreté au gain.

Léon XIII a signalé cette usure moderne dans l'Encyclique Rerum novarum.

Deux fois, il la flétrit nommément: «Une usure dévorante, dit-il, est venue s'ajouter au malaise qui pesait déjà sur les travailleurs. Condamnée à diverses reprises par l'Eglise, elle n'a cessé d'être pratiquée, sous une autre forme, par des hommes avides de gain, et d'une insatiable cupidité».

Ailleurs il dit: «Les riches doivent s'interdire religieusement tout acte violent, toute fraude, toute manœuvre usuraire qui serait de nature à porter atteinte à l'épargne du pauvre».

En d'autres endroits, il ne nomme pas l'usure, mais il en donne la définition vulgaire, quand il parle de «ces spéculateurs qui abusent des nécessités et de la faiblesse des travailleurs pour satisfaire d'insatiables cupidités».

Quand il s'agit de déterminer les exemples de cette usure vorace, Léon XIII ne les nomme pas tous, mais il cite les principaux.

Il s'étend longuement sur les patrons qui abusent de leurs ouvriers et les exploitent en ne respectant ni leurs âmes, ni leurs santés, ni leurs foyers, ni leurs salaires. C'est le fond même de l'Encyclique.

Il signale les monopoles et les accaparements (p. 4).

Il désigne clairement la spéculation effrénée des juifs et des judaïsants en stigmatisant cette faction qui, maîtresse absolue de l'industrie et du commerce, détourne le cours des richesses et en fait affluer vers elle toutes les sources, faction, d'ailleurs, qui tient en sa main plus d'un ressort de l'administration publique (p. 70).

Il signale enfin l'action usuraire de l'Etat lui-même (qui agit contre la justice et l'humanité, quand, sous le nom d'impôts, il grève outre mesure les biens des particuliers» (p. 71).

Ne peut-on pas dire, après cela, que le mal est bien grand, et que la société actuelle est tout entière livrée à ces spéculations usuraires, comme elle est, hélas! livrée aux autres concupiscences, à l'orgueil, à la vanité et à la sensualité?

Le remède est, comme nous le dit Léon XIII, dans le retour à l'Evangile et dans une nouvelle effusion de la Charité chrétienne, qui est le seul «antidote contre l'arrogance du siècle, et l'amour immodéré de soi-même».

DEBATS SUR LA 2e QUESTION

La lecture du rapport terminée, M. le Président fait remarquer son importance pratique puisqu'il n'est presque personne qui ne se ressente des injustices qui viennent d'être décrites. L'agriculture surtout souffre de cette usure moderne.

Le T. R. P. Dehon insiste sur cette idée: il y a là une des causes principales de la crise agricole actuelle: pourquoi le blé est-il pour rien? A cause de la manœuvre usuraire de l'Angleterre qui lui a fait adopter le monométallisme. Pourquoi la betterave est-elle dépréciée? A cause des grandes raffineries. Pourquoi la laine l'est-elle également? Encore à cause du monométallisme et des accaparements des syndicats.

M. Matthieu, des Vosges, ne pense pas qu'il faille trop se désoler du bas prix: le consommateur ne peut qu'en profiter.

On lui répond tout d'abord que la baisse du blé n'a pas amené une baisse du pain. Puis M. Harmel s'élève avec énergie contre la division tout artificielle établie entre le producteur et le consommateur: l'intérêt qui doit primer les autres est celui du producteur; car pour consommer, il faut produire, afin d'avoir de l'argent qui permette de consommer. M. Harmel le sait bien: plus l'agriculture est prospère, dit-il, plus l'industrie l'est aussi, parce qu'alors les cultivateurs achètent nos étoffes. Il faut donc favoriser le producteur, même pour favoriser le consommateur.

Lé R. P. Dehon confirme cette idée; il a remarqué dans ses nombreux voyages que, là où on vend à bon marché, on vit misérablement; c'est que, pour être heureux, il ne suffit pas qu'on vende à bon compte, il faut encore avoir de l'argent: ainsi l'on peut vivre en Italie en faisant peu de dépenses; le peuple y est cependant misérable, parce qu'il n'a rien.

M. Matthieu insiste et raconte que dans les Vosges, grâce au bas prix des denrées, on mange du pain blanc de froment là où jadis l'on mangeait du pain de seigle. - Le R. P. Dehon dit: «Nous sommes tous désireux que les produits agricoles soient à bon marché, mais à condition que ce soit par des moyens légitimes et non par suite d'accaparements et d'opérations usuraires». De plus, on fait remar­quer que l'intérêt général prime les intérêts particuliers et que l'intérêt de la France doit passer avant celui d'une région.

M. Matthieu demande si la cause principale de cette dépréciation des produits agricoles n'est pas la facilité des transports.

M. le chanoine Perriot déclare nettement qu'il ne le pense pas: la cause principale en est dans le libre-échange et les tarifs de pénétration: le coupable est donc le Parlement.

M. Matthieu ajoute que, si cette dépréciation des produits agricoles n'est pas utile pour le moment au bien-être général, elle le serait en temps de famine. - On observe que, de nos jours, avec la facilité des transports, les famines ne sont plus à craindre, et, de plus, que la famine étant un fait accidentel, on n'a pas à en tenir compte dans des considérations générales.

M. Matthieu, ayant parlé d'une industrie établie à la campagne et payant à ses ouvriers la somme modique de 39 sous par jour, le R. P. Dehon appelle l'attention sur les fondations d'usines dans des pays à bas salaire. Puis il explique, conformément à l'Encyclique, que le salaire a deux bases: l'une, conventionnelle; l'autre, qui est le besoin même de l'ouvrier. Il regrette qu'on ne traite plus cette question qu'au septième commandement et non au quatrième, au chapitre de la Paternité. Le patronat est, en effet, une quasi-paternité. On se demande si les obligations du patron sont des obligations de justice ou de charité; le patron est obligé ex officio.

M. Matthieu pense que cette dernière idée serait fort agréée de beaucoup d'industriels, qui demanderaient à ce que le prêtre s'en inspire tout le premier pour prêcher aux ouvriers le respect du patron et des directeurs.

M. V… demande si les obligations ex officio ne sont pas des obligations de justice.

Le R. P. Dehon rappelle qu'il y a plusieurs espèces de justice: les obligations en question ne se rapportent pas à la justice proprement dite, c'est-à dire à la justice commutative, mais plutôt à la justice distributive.

M. A… cite le mot de saint Thomas, qui rapporte ces obligations à la «justice économique»; le mot «économique» étant pris dans son sens étymologique.

M. Perriot signale les abus qui se commettent dans la confection des habits; le salaire des ouvriers qui y travaillent est mesuré à un taux impossible à concevoir, parce que ceux qui le paient font croire qu'ailleurs ils pourraient avoir le même travail à aussi bon compte.

Le R. P. Dehon ajoute que, sans doute, il est parfois impossible aux patrons de payer le juste salaire. Cependant, industriels et coin­ merçants se plaindront toujours, et il ne faut pas s'en rapporter à eux d'une façon absolue pour juger l'intensité de la crise actuelle.

M. le curé de Saint-Martin, de Laon, croit utiles quelques additions à la liste d'usuriers (déjà longue d'ailleurs) dressée par le R. P. Dehon. Il signale particulièrement certains intermédiaires, certains marchands de blé, de grains, d'œillette qui s'entendent pour visiter successivement des cultivateurs et leur faire croire à des effondrements de cours. N'est-ce pas là profiter de l'indigence d'autrui pour accroître sa fortune?

Le R. P. Dehon mettrait volontiers ce dernier abus dans la catégorie des manœuvres frauduleuses. Quant aux intermédiaires, il faut convenir qu'il nous appauvrissent sans faire grand'chose. Ce qui est cause de leur multiplication, c'est l'individualisme; le remède est dans les syndicats, par lesquels on pourrait même arriver à la quasi­-suppression des intermédiaires.

Le P. Charcosset, aumônier du Val-des-Bois, parle de syndicats vinicoles fondés dans certaines parties de la Saône-et-Loire où les viticulteurs étaient exploités, où l'on achetait, par exemple, 35 fr. des pièces que l'on vendait ensuite 90 à 100 fr., et que l'on vend maintenant 70 fr. au profit du consommateur et du producteur à la fois.

On pose quelques questions au R. P. Dehon sur les monopoles d'Etat et leur légitimité; on demande à entendre de nouveau les conditions de cette légitimité. Le monopole des allumettes a été établi, en réalité, pour faire des bénéfices, mais on n'a fait aucune concession au socialisme d'Etat, car c'est le prétexte d'hygiène qu'on a invoqué. Le monopole du tabac a aussi été établi pour des raisons d'hygiène, lorsqu'on pensait encore que le tabac avait un certain caractère nuisible; le but était de diminuer la consommation en augmentant le prix. Le monopole de la poudre et du salpêtre se légitime par des raisons de sûreté publique.

Dans certains pays, l'Etat a établi des usines non monopolisées, des industries pour le seul motif fiscal, pour éviter une augmentation d'impôts.

Quelqu'un fait observer que l'Etat fait sur le tabac des bénéfices peut-être excessifs. On lui répond que c'est là, en réalité, un impôt sur la fantaisie et le luxe. Le prix de vente du tabac n'est pas un prix commercial, mais un prix d'impôt. Les impôts somptuaires sont, de nos jours, de mieux en mieux vus. Les bénéfices réalisés sont cependant exagérés; en ce sens que l'Etat ne paie pas suffisamment les producteurs; depuis 20 ans, dit M. Cochez, de nombreuses plaintes se font entendre. Que l'Etat se montre donc patron modèle!

Sur l'agiotage, l'on recommande un ouvrage de M. Bournand et les études de Chirac.

Sur les trois points suivants, l'on exprime le regret que les publications religieuses, même les Semaines diocésaines, aient en si grand nombre de détestables bulletins financiers et soient de la sorte exploitées par les juifs.

M. Naudet prend alors la parole pour faire remarquer que le bulletin financier est indispensable à un journal. Si nous le supprimons, dit-il, nos lecteurs protestent; nous avons beau leur assurer que ce que l'on y dit est faux; que la finance est une vraie forêt de Bondy, ils nous répondent: «Cela nous est égal». Ils veulent être pillés. Pourtant il y a encore à Paris quelques banquiers honnêtes: qu'un bon administra­teur révise leurs bulletins financiers, et l'on aura cinquante chances sur cent de n'être point volé.

M. Naudet ajoute que la grande malice des financiers est d'accaparer les journaux, moins pour lancer des fausses nouvelles que des affaires véreuses. Grâce à cette tactique, au moment de l'émission, journaux et semaines religieuses donnent avec ensemble; c'est ce que nous voyons en fait; les financiers sont maîtres de presque tous les journaux. Il faut grandement se défier de ces réclames: les affaires jetées sur le marché doivent être véreuses, les bonnes affaires sont accaparées par les banques.

M. le chanoine Ply attire l'attention sur les bénéfices réalisés par les compagnies d'assurance et bien disproportionnés avec les capitaux engagés. Le R. P. Dehon dit qu'il y a deux systèmes d'assurance. - 1° l'assurance mutuelle qui existe en Amérique et qui consiste à partager tous les bénéfices entre les assurés. - 2° l'assurance par entreprise où, sur une observation de M. Naudet, le P. Dehon concède qu'on joint un peu, mais très peu de participation aux bénéfices. Dans ce dernier système, les gros bonnets du conseil d'administration touchent 20 à 30.000 fr. pour gérer ou ne pas gérer les affaires de la Compagnie; l'écrémage terminé, on donne aux autres 3 ou 4%.

Une question est posée sur la collaboration à ces abus. Le P. Dehon rappelle le devoir qu'il y a pour les actionnaires de participer aux assemblées annuelles, afin de supprimer ce qu'il y a d'injuste; si cette suppression était impossible, il faudrait placer ses capitaux ailleurs.

Un ecclésiastique se souvient qu'autrefois on parlait dans les théologies du periculum sortis au sujet du prêt, et il demande s'il est permis de prêter à gros intérêts quand on est sûr qu'au bout de quelques années le capital sera absolument perdu.

Le P. Dehon signale un décret de la Sacrée Pénitencerie envoyé en 1889 à un évêque d'Italie, qui avait interrogé sur la légitimité d'un intérêt de 8 à 10%. Il y était dit: «Nous ne pouvons pas juger ainsi des fruits de l'argent; que l'on imite les pratiques des personnes timorées du pays».

On demande ce qu'il faut penser d'ecclésiastiques ayant prêté leur argent à des sociétés qui ne s'en servent pas et qui pourtant versent des intérêts. Le P. Dehon complète cette indication en disant: les sociétés dont il est question avouent qu'elles doivent leurs bénéfices aux reports et à des différences de cours.

M. Harmel déclare énergiquement que les reports, c'est le vol organisé, - que la ruine de plusieurs de ces ecclésiastiques est un châtiment de la Providence, et se demande comment l'on peut agir ainsi et prêcher encore la justice.

Puis l'on passe aux emprunts, le R. P. Dehon ayant demandé si l'on croyait pouvoir faire rentrer l'exagération des emprunts dans l'usure; on s'accorde à y voir une faute contre la justice administrative, ayant seulement un rapport éloigné avec l'usure.

A la décharge de nos gouvernants, M. le chanoine Ply rappelle qu'ils se trouvent souvent fort embarrassés pour remplir leur caisse et effectuer les paiements. Ils devraient cependant, en même temps que déplorer le présent, regretter le passé et s'amender pour l'avenir.

M. Naudet présente deux observations sur les emprunts: 1° Il n'y a pas seulement faute de la part de l'emprunteur, mais aussi, dans certains cas, du prêteur lui-même; 2° Actuellement les idées devien­nent de plus en plus contraires à l'emprunt perpétuel. On aimerait quelque chose de semblable à ce qui se passe dans la Compagnie de Suez: dans quelques années, à un moment donné, les actions ne vaudront plus rien, et cela ne fait pas baisser les actions d'un centime.

Le R. P. Dehon mentionne deux méthodes de remboursement: 1° Le remboursement par tirage; 2° Le remboursement par le Crédit Foncier, système auquel se ramène celui proposé par M. Naudet.

M. Naudet insiste sur son idée et y montre un moyen de nous délivrer de l'épouvantable charge qu'on essaie de nous mettre sur les épaules; sans cela, nous arriverons fatalement à la banqueroute.

Pour finir, M. Cochez demande qu'outre le retour à l'esprit évangélique et chrétien, le P. Dehon indique dans ses conclusions les principaux remèdes aux abus flétris, et en particulier ce que pourrait faire l'Etat.


La Démocratie Chrétienne, t. II, 1895-1896, N. 6, octobre 1895, pp. 402-421.

Idem dans le compte rendu publié par la «Démocratie Chrétienne»: Réunion ecclésia­stique d'études sociales, Lille, Le Bigot Frères, 1895, pp. 41-60. Cf. aussi L. Dehon, Oeuvres sociales, vol. II, dans L'Usure au temps présent, 2e partie, pp. 323-341.

QUELQUES MOTS SUR L'USURE

M. le chanoine Dehon a bien voulu compléter l'aperçu qu'il nous a donné et que nous avons reproduit dans notre précédente livraison, sur le Congrès de Saint-Quentin, en y ajoutant les quelques notes ci-après sur la question de l'Usure; question qu'il a lui-même traitée au Congrès dans un magistral rapport. Nous nous empressons de publier ces notes.

(R.)

Nous avons fixé nettement, d'abord, la définition de l'usure. Il y a le sens classique et biblique, d'après lequel l'usure est tout intérêt de l'argent. Il y a le sens légal et vulgaire, d'après lequel l'usure est l'intérêt exagéré, l'intérêt qui excède le taux légal et habituel.

Il y a enfin un sens nouveau, le sens large, d'après lequel on assimile aux usuriers les spéculateurs, les agioteurs, les accapareurs. L'usure est alors «toute spéculation dans laquelle on abuse de la faiblesse, des besoins ou de la bonne foi de son prochain pour lui extorquer de l'argent».

Il semble que Léon XIII ait eu en vue ces spéculations iniques, quand il a parlé de l'usure dévorante.

Vraiment l'usure ancienne était inoffensive auprès de celle-là. C'est maintenant à grands coups de filet qu'on ramasse l'argent de son prochain.

Déjà nos vieux traités de morale assimilaient les monopoles et accaparements à l'usure, mais il ne s'agissait que d'infimes spécula­tions locales, dans lesquelles quelques marchands s'entendaient pour faire hausser le prix d'une marchandise à leur profit. C'était jeux d'enfants à côté des grands accaparements réalisés de nos jours sur les cuivres, sur les pétroles, sur les laines, - à côté du monopole des raffineries et d'autres encore.

Prêter à 1% à quelques miséreux, c'était un moyen bien lent pour faire fortune. Il y a aujourd'hui les coups de bourse. Tel spécule sur de fausses nouvelles qu'il lance dans le public: c'est un peu de tous les jours. Tel autre, ministre ou financier, fait la hausse ou la baisse d'une valeur par quelques achats répétés ou quelques ventes importantes; il fait ainsi à son gré le cours d'une valeur pour régler ses spéculations.

L'agiotage commercial imite les spéculations sur les valeurs. Toutes nos bourses de commerce pratiquent le jeu avec toutes ses manœuvres déloyales, fausses nouvelles, accaparements, coups de bourse.

Les réclames mensongères sont une véritable main-mise sur toutes les épargnes des petites gens. Journaux et bulletins financiers, annonces alléchantes, lancements d'affaires véreuses, tout cela a remplacé avantageusement le prêt à la quinzaine et rapporte cent pour un.

Que dire des rafles exécutées par le chantage et la concussion, des grands coups de râteau du Panama, des chemins de fer du Sud et autres? Une passée de Huns et de Vandales n'était pas moins honnête.

L'agio sur l'or commis par l'Angleterre aux dépens des nations qui n'ont que de l'argent ou chez lesquelles l'or est trop rare, est encore un accaparement qui a jeté le trouble sur tous les marchés des deux mondes, et qui dit accaparement dit usure au sens large.

Dans les ventes, s'inquiète-t-on encore du juste prix?

Dans l'industrie, a-t-on le souci du juste salaire? Dans les vieux modèles d'examen de conscience, on lit que le marchand doit s'excuser, s'il y a lieu, «d'avoir, étant en société du trafic, tiré plus que son compagnon»; si le contrat de travail est injuste et léonin, si le salaire est insuffisant pour faire vivre honnêtement le travailleur et si d'autre part, il y a de gros bénéfices, l'employeur ne «tire-t-il pas plus que son compagnon?».

Ne faudrait-il pas même scruter jusqu'aux fondements l'édifice colossal des sociétés anonymes? Comment la grande loi du travail y est-elle sauvegardée? «Tu mangeras des fruits de la terre au prix de ton labeur quotidien». Où est le labeur des actionnaires qui touchent de gros dividendes sans les acheter par la moindre sollicitude? Passe encore pour le chef d'industrie, qui donne son temps, son intelligence, sa peine à la direction de son usine et qui risque tout son avoir et un peu son honneur. Mais l'actionnaire d'une société anonyme n'est guère qu'un bailleur de fonds, un banquier. Quand le banquier a touché au delà de l'intérêt habituel on le taxe d'usure, pourquoi en serait-il autrement de l'actionnaire? Il y a là au moins un gros problème que nous ne sommes pas seuls à poser.

Dans son excellent manuel d'économie politique, M. Gide s'expri­me ainsi au sujet des sociétés anonymes:

«Cette sorte d'association présente de graves inconvénients et nous ne saurions nous résigner à y voir la forme de l'avenir comme nous y convient quelques économistes3). Le fait même qu'elle n'assure que les capitaux et non les personnes est une cause d'infériorité. Les associés, qui s'appellent des actionnaires, ne se connaissent pas entre eux et ne connaissent rien de l'entreprise. La société par actions se trouve divisée en deux groupes de personnes: - l'un, celui des actionnaires, associés au point de vue de la production; l'autre, celui des salariés, associés par le fait de la production et du travail en commun, mais non au point de vue de la répartition; - les uns qui se partagent les produits d'une entreprise dans laquelle ils ne travaillent pas; les autres qui travaillent dans une entreprise dont ils ne recueillent point les fruits. C'est là une situation peu conforme à la loi morale, et qui, même au point de vue économique, paraît dans des conditions d'équilibre singulièrement instables».

Notre société actuelle semble donc être du haut en bas entachée d'usure, et c'est la principale cause du mal social actuel.

Léon XIII, qui a toutes les intuitions, nous dit que notre état social a des rapports avec celui du Mlle siècle; mais c'est vrai, et j'étais étonné tout à l'heure de rencontrer dans St-Bernard des anathèmes contre la grande usure, qu'on croirait écrits d'hier. C'était le commencement des grandes compagnies de commerce et des banques, et le Saint caractérisa la nouvelle usure d'un mot qui revit de nos jours. «Il n'y a pas seulement, écrivait-il au clergé et au peuple de Spire, des juifs, mais des judaïsants». «Nous gémissons, disait-il encore, de voir en certains pays, à défaut de juifs, des chrétiens judaïser, et d'une manière plus criminelle encore que les juifs».


L'Association catholique, novembre 1895, pp. 480-482.

NOTES ET IMPRESSIONS SUR LE CONGRES DE SAINT-QUENTIN

C'est un acte de vitalité du clergé, dans ce pays où les conciles et synodes sont entravés par un libéralisme menteur.

C'est le mouvement imprimé par Léon XIII, qui s'accentue. Le clergé, qui doit avoir une part notable dans la restauration sociale, le comprend et s'y prépare, comme il convient de s'y «préparer», par l'étude.

C'est une élite qui réunissait les principaux hommes d'action du clergé: M. Lemire, M. Garnier, M. Naudet, des hommes d'étude nombreux: professeurs de grands séminaires et de collèges; des hommes d'œuvres, curés et vicaires.

Trente-cinq diocèses de France étaient représentés: de Bayonne à Cambrai et de Quimper à Fréjus.

Le congrès a eu du retentissement jusqu'à l'étranger. Plusieurs, prêtres belges s'y trouvaient. Le P. Lehmkuhl est venu d'Allemagne. C'est contre son gré qu'il a dû s'arrêter au Val et qu'il n'a assisté qu'à l'exode du congrès.

L'Alsace nous avait envoyé deux prêtres.

Combien il est important que l'unité de doctrine se fasse! C'est d'elle que sortira l'entente pour l'action.

Quelques prêtres influents peuvent se trouver entraînés vers des principes moins orthodoxes par leurs relations, par leurs lectures, par les courants de l'opinion publique; combien ces réunions leur sont utiles pour redresser leurs idées dans des discussions courtoises!

Ce résultat a été obtenu et il doit avoir des conséquences énormes pour le bien général.

Notre Saint-Père le Pape Léon XIII nous signale une usure d'une forme nouvelle, une «usure dévorante», qui est une des causes principales du malaise social actuel. Mais quelle est cette usure? Quelles sont les formes nouvelles qu'elle revêt? Le Saint-Père insinue bien qu'il veut viser par là les grandes spéculations contemporaines auxquelles sont venues se mêler le plus souvent une foule de manœuvres usuraires, mais il nous laisse le soin de discerner ces abus. C'est une enquête qu'il abandonne à nos soins sur les agissements du commerce, de l'industrie et de la Bourse. Cette enquête, il fallait la faire, il fallait la résumer sous une forme classique, pour la mettre entre les mains de ceux qui peuvent remédier au mal par l'enseigne­ment, par la presse, par la direction des consciences.

Un premier travail a été présenté au congrès de Saint-Quentin. Nous avons signalé particulièrement les monopoles, les accapare­ments, les coups de bourse, l'agiotage, les réclames mensongères, le chantage, l'agio sur le change, la vente au-dessus du juste prix, les spéculations sur les salaires.

Cette action usuraire a envahi toutes les relations de la vie sociale actuelle. Il faut la dépister partout. Notre travail se continuera. Il faut à tout prix venger l'équité et ramener la justice dans les affaires, si nous ne voulons pas que les opprimés, toujours plus mécontents, jettent à bas cette société qui ne les protège pas.

Les devoirs méconnus et les droits exagérés, de là viennent tous les conflits entre les diverses classes de la société.

Nos patrons et nos ouvriers connaissent-ils l'étendue de leurs devoirs et la limite de leurs droits?

Ceux même qui ont bonne volonté, où trouveront-ils des notions claires sur ces droits et ces devoirs?

Les catéchismes mis aux mains de l'enfance ne traitent pas de ces devoirs de l'âge mûr. D'ailleurs, les conditions nouvelles du travail industriel ont changé de fond en comble les relations anciennes. Les devoirs nouveaux qui résultent de cette situation n'ont pas encore été codifiés.

Le prêtre, ne les trouvant indiqués ni dans les manuels de morale, ni dans les cours de pastorale, n'en fait pas l'objet de ses instructions et n'en tient pas compte ordinairement dans la direction des consciences.

Si les choses en restaient là, le mal ne pourrait que s'aggraver et l'ordre social aboutirait à des catastrophes.

Des efforts ont déjà été tentés. M. Harmel, avec l'aide de plusieurs théologiens, a publié un catéchisme du patron qui devrait être entre les mains de tous les moralistes. Nous savons qu'on en prépare une seconde édition retouchée et complétée. L'Allemagne a déjà un excellent catéchisme populaire des travailleurs. L'illustre P. Lehm­kuhl, l'éminent moraliste, ne dédaigne pas de donner son temps à la révision de ce catéchisme.

C'est un catéchisme social complet qu'il nous faudrait en France, un catéchisme des adultes. Nous avons commencé ce travail au congrès. Un rapport excellent nous a été donné sur les droits de l'ouvrier. Ce travail était empreint d'une modération et d'une sagesse qui ont été admirées de tous. Il traitait du droit au travail, du droit au salaire, du droit aux conditions morales et hygiéniques de l'atelier, des droits religieux, des droits civiques, du droit au concours de l'Etat.

Ce travail se continuera et le catéchisme social tracera à tous les hommes de bonne volonté leurs droits et leurs devoirs. Il servira de thème aux enseignements sociaux du clergé et il aura sa grande part d'influence dans la rénovation chrétienne de la vie sociale.

La philosophie du XVIIIe siècle a détruit la vraie notion des rapports entre les citoyens et le gouvernants. Si nous n'y prenons pas garde, nous sommes en train de faire de même pour les rapports entre les maîtres et les ouvriers.

Le XVIIIe siècle a mis en honneur le contrat social et il a voulu y voir la seule base des rapports sociaux. Nous souffrons encore de cette erreur colossale qui se survit dans le libéralisme.

Au XIXe siècle, les socialistes voudraient voir dans le contrat de travail la seule base des relations entre patrons et ouvriers. L'erreur est séduisante, et des catholiques s'y laissent prendre.

Il a fallu batailler au congrès pour maintenir la vraie doctrine. L'erreur de Rousseau mettait les rapports sociaux en dehors du IVe précepte du Décalogue et en faisait une affaire de justice commutati­ve dépendant du VIIe précepte.

L'erreur socialiste fait de même pour les relations de l'atelier. Il n'y aurait plus de maîtres, plus de patrons, mais des contractants qui exécuteraient un pacte convenu entre eux.

Cependant c'est bien au IVe précepte que la morale et le catéchisme rattachent les rapports sociaux et les relations de l'atelier. La nature elle-même nous a appris à voir dans l'atelier et dans l'Etat dé grandes familles où l'autorité n'est pas sans analogie avec la paternité naturelle.

Mais nous ne saurions dire cela mieux que Mgr Freppel, le puissant logicien et le guide assuré en théologie. Chose curieuse, la lettre qu'il écrivait à M. Harmel en 1888 et que l'on trouve en tête du catéchisme du patron, semble être une page de compte rendu du congrès de Saint-Quentin. Ceux qui y ont assisté ne me contrediront pas. je reproduis cette page:

«Lorsque, tout récemment, nous exposions au Congrès d'Angers les principes qui, selon nous, dominent l'ordre économique, nous n'avons pu qu'être satisfait de rencontrer une adhésion presque générale. Un seul point - et il est grave - a soulevé des objections qui dénotent des préjugés encore vivaces: la question du patronat.

Chaque fois que nous parlons de l'autorité patronale, on nous oppose la liberté et la dignité de l'ouvrier, comme s'il y avait là des notions contradictoires. Mais le mot d'oppression ne saurait avoir de sens toutes les fois qu'il s'agit d'associations libres et volontaires… Quant à la dignité de l'ouvrier, en quoi pourrait-elle être atteinte par l'autorité patronale s'exerçant avec mesure et dans la sphère de ses attributions?

A moins d'aller contre la nature même des choses, il faut pourtant bien admettre qu'aucune entreprise collective n'est possible en dehors de l'autorité. Et où placer cette autorité, si ce n'est dans celui qui possède la propriété ou le capital, et que le contrat d'engagement, de louage, désigne comme le chef de l'exploitation? Et d'autre part, est-ce rabaisser l'ouvrier que d'attribuer au patron des devoirs d'état, en lui rappelant l'obligation où il est de ne pas se borner à l'acquit pur et simple d'un salaire convenu, mais de veiller en outre aux intérêts professionnels, économiques et moraux de la collectivité?

Non, qu'on le veuille ou non, la famille naturelle est nécessairement le type primordial dont devra se rapprocher plus ou moins toute réunion d'hommes travaillant à une même fin. D'un côté comme de l'autre, l'autorité indispensable pour assurer le bien commun engen­dre l'indépendance et la subordination. On aura beau s'ingénier pour remplacer la hiérarchie par une égalité absolue, partant chimérique, on n'aboutira jamais qu'à l'anarchie et au chaos.

Il y sans doute plus d'une différence notable entre la famille naturelle et la famille ouvrière: l'une prend naissance par la transmission de la vie, l'autre par le contrat d'engagement: les devoirs du patron à l'égard de la famille ouvrière ne sont que semblables et analogues à ceux du père, sans être identiques… Quand les ouvriers du Val-des-Bois appellent leur chef «le Bon Père», ils ne rendent pas seulement à un homme de cœur l'hommage de leur reconnaissance, ils précisent encore, mieux que n'ont su le faire beaucoup d'écono­mistes, la nature et le caractère des relations qui doivent exister entre le patron et les travailleurs».

Sept ans après le congrès d'Angers, au congrès de Saint-Quentin, nous avons trouvé la même doctrine exposée, les mêmes objections soulevées et les mêmes réponses formulées. Tant il est vrai que nos congrès ont besoin de se répéter pour réfuter toujours quelques erreurs qui sont comme dans l'air que l'on respire à cette époque et pour maintenir intacts les droits de la vérité…

Ce n'est pas non plus un préjugé de peu d'importance que celui des hommes qui se résignent à voir l'Etat indifférent à la religion. C'est abandonner les principes du droit naturel lui-même.

Un Etat athée n'est pas moins monstrueux qu'un homme athée. Comme l'homme est de sa nature un être religieux dans sa vie privée, il doit l'être aussi dans sa vie sociale. Dieu est l'auteur de la société comme il est l'auteur de la vie humaine. En créant l'homme avec sa nature sociable, il a créé, par là même, la religion publique naturelle. L'absolue dépendance de Dieu, premier principe et dernière fin, n'existe pas seulement pour l'homme individuel, mais aussi pour la société humaine comme telle. Le culte public et social est dû à Dieu en vertu de la loi naturelle elle-même, aussi bien que le culte privé.

La raison, la tradition, la théologie n'ont jamais mis cela en doute. Le culte public et social est une loi de la nature aussi bien que la vie sociale elle-même. Suarez, après Saint Thomas, a résumé cette loi dans une courte formule:

Natura hominum postulat ut in unum politicum corpus Reipublicae congrege­tur, hoc auteur politicum corpus ad Dei cultum debet potissimum ordinari. Ergo necesse est ut non solum singuli privati colant Deum, sed etiam ut tota Republica per modum unius corporis cultum Deo exhibeat (t. 3, in 3m p. disp. 73).

Mais les païens n'ont jamais mis cela en doute. Tous les peuples l'ont compris. C'est l'instinct et la loi de la nature.

N'avons-nous pas vu dans nos classiques combien le peuple grec et le peuple romain avaient une foi vive? Ils se sentaient rattachés à un monde supérieur par des liens qu'il leur était impossible de briser. Dans toutes les circonstances de leur vie sociale, ils tendaient instinctivement les mains en haut, ils élevaient leurs regards vers les cieux. La prière et le sacrifice sont un besoin impérieux de l'humanité. Tous ces peuples rendaient même un hommage surnaturel au Christ, car, au fond de tous les polythéismes, il y a la révélation primitive avec ses principales données: la création, la chute, l'attente d'un rédempteur, le rachat par le sacrifice, la notion d'une autre vie, de ses récompenses et de ses châtiments.

Et il y a des catholiques aujourd'hui qui acceptent de sang-froid l'athéisme social! Il leur semble que c'est demander l'impossible et même se ridiculiser que de parler à la société présente des droits de Dieu et du culte public!

Dès que la société existe, elle doit à Dieu un culte social. Et ce qui est une loi de la nature reste gravé au fond des cœurs alors même que la perversion des esprits a créé une situation antinaturelle et par conséquent monstrueuse. Les instincts naturels sont toujours prêts à se réveiller, et le peuple ne serait pas longtemps sourd à la vérité, si ceux qui doivent la lui redire n'étaient pas eux-mêmes comme titubants dans leurs enseignements, et s'ils parlaient toujours net et ferme.

Mais quel sera ce culte public? Quel en sera le sacerdoce?

Dans les sociétés primitives, les deux pouvoirs, politique et reli­gieux, étaient souvent unis. Il convenait qu'ils fussent distincts et subordonnés dans une société plus avancée. Dieu a sanctionné cette distinction dans le peuple mosaïque et dans les nations chrétiennes. Aujourd'hui, l'Eglise et l'Etat se compénétrent. L'action religieuse appartient à l'Eglise et l'Etat la doit respecter.

Le sacerdoce a, de par la nature elle-même, le droit de bénir la famille qui doit être naturellement religieuse, le droit de veiller à l'éducation des enfants qui doivent être des hommes religieux, le droit de développer la vie religieuse par les associations, par les oeuvres, par les communautés religieuses. Le sacerdoce est le directeur naturel des prières publiques et des sacrifices offerts pour la nation.

Mais si la nation est divisée dans ses croyances, que faudra-t-il faire? une nation divisée entre plusieurs communautés chrétiennes, comme les Etats-Unis, gardera au moins le respect commun du Christ et de l'Evangile. Elle dira le Pater avant ses assises législatives, elle respectera les divers clergés et favorisera le développement du culte et des oeuvres de toutes les Eglises et l'enseignement religieux de toutes les écoles.

Mais que faut-il faire dans notre pauvre France? Il faut que les ministres de Dieu ne laissent point leur foi s'amoindrir et s'énerver dans le libéralisme.

Il faut qu'ils revendiquent sans cesse les droits naturels et surnaturels de la religion.

Nous avons entendu au congrès ce scrupule qui d'ailleurs n'a pas eu d'écho: «Pouvons-nous demander au Parlement plus que le droit commun? On nous objectera que l'Eglise a déjà bien des privilèges!».

Mais vraiment où sont ces privilèges? Est-ce le budget des cultes? Mais ce sont les faibles arrérages d'une dette. Payer une dette, n'est-ce pas le droit commun? Est-ce parce que nous avons des églises ouvertes et même des communautés reconnues et favorisées de taxes de choix? Mais tout culte honnête dans une nation divisée de croyances est de droit naturel. Les Etats-Unis ne mettent les scellés sur aucune chapelle. La liberté d'association est de droit naturel. Nos commu­nautés religieuses ont donc droit doublement à l'existence et à la protection de l'Etat, parce qu'elles sont d'abord des associations honnêtes, et parce qu'elles sont ensuite le développement de la religion qui est de droit naturel.

Et si nos parlementaires blasés ne comprennent plus les revendica­tions de la nature et de la raison, allons au peuple, regagnons son affection en remplissant nos devoirs d'action sociale chrétienne trop longtemps négligés. Nous dirons alors aux hommes du peuple: «Vous avez le droit d'avoir vos prêtres, d'avoir vos églises et vos dimanches, d'avoir vos communautés religieuses, qui exercent envers vous toutes les oeuvres de miséricorde. Tout cela vous est dû, en échange du sacrifice de l'impôt et du sang. Exigez ce qui vous est dû par vos bulletins de vote et par vos revendications. Allez, bataillez ferme pour le bien et Dieu vous donnera le succès».

C'est là un mot qui n'a pas un sens précis. Littré lui attribue quatre significations diverses, et il est incomplet. Si donc quelqu'un se dit démocrate, on ne peut ni le louer, ni le blâmer avant de lui demander: Qu'entendez-vous par là?

Les partis avancés et même subversifs ont souvent pris cette étiquette, c'est un fait.

Le mot plaît au peuple, c'est un autre fait indéniable.

Le peuple se mène un peu par les mots. S'il est toqué de celui-là, il n'en démordra pas. Ne vaut-il pas mieux accepter le mot franchement et lui donner un sens chrétien?

Louis Veuillot, Léon XIII, Albert de Mun ont accepté l'étiquette et ils nous prédisent la réalisation du vœu populaire.

Les prêtres qui sont le plus en rapport avec le peuple sentent que ce mot leur est une force.

Ce mot était en faveur au Congrès de Saint-Quentin.

On ne l'arrêterait plus impunément, il faut le laisser passer, au moins dans les milieux où les hommes compétents et responsables le jugent utile. C'était, je crois la conclusion d'un article récent de l'Association catholique. Mais il faut le baptiser et lui donner un sens chrétien.

Expliquons .,et définissons bien ce que peut et doit être la démocratie chrétienne. On ne peut s'entendre que sur un thème clair et bien défini.

La démocratie a plus d'un champ d'action. On peut la considérer dans la vie économique, dans la vie politique, dans la vie apostolique.

L'accord est facile entre catholiques sur la question économique et sociale. Le problème est simple, et, s'il est bien posé, la solution éclatera aux yeux de tous.

Pour définir la démocratie au point de vue économique, interro­geons le lexique. Il nous donnera le sens vulgaire et habituel. Littré, qui donne trois définitions de la démocratie politique, n'en donne qu'une de la démocratie économique.

«C'est, dit-il, un régime dans lequel on favorise ou prétend favoriser les intérêts des masses».

J'aime assez cette définition. Elle fait simplement du démocrate l'ami du peuple, l'homme dévoué aux intérêts populaires, et de plus elle indiqué qu'il y a de vrais et de faux démocrates. Il y en a qui parlent beaucoup des intérêts du peuple et de leur dévouement à la classe populaire et qui dans la pratique se servent du peuple et ne le servent pas.

Ceux-là ne sont pas des démocrates chrétiens, ce sont des politiciens et des habiles.

Mais si la vraie démocratie consiste à favoriser les intérêts des masses, tous les catholiques ne sont-ils pas ou ne doivent-ils pas être des démocrates?

L'Eglise est la mère commune des riches et des pauvres, c'est vrai, mais les pauvres ne sont-ils pas ses Benjamins? N'a-t-elle pas pour eux une préférence naturelle et légitime? N'est-ce pas pour eux qu'elle a fondé la plupart de ses oeuvres?

Notre-Seigneur n'est-il pas venu sur la terre pour évangéliser les pauvres? N'a-t-il pas choisi la pauvreté et le travail pour manifester sa préférence?

On dit que dans un vitrail d'une église de Bretagne le bon saint

Yves est représenté debout, plus grand que nature, entre un riche et un pauvre qu'il a pour mission d'unir et de concilier, mais sa tête est inclinée et son regard se porte visiblement vers la pauvre. N'est-ce pas là le rôle de l'Eglise? Elle aime tous ses enfants, mais elle a une préférence pour les petits et les faibles. Elle est démocratique.

En économie sociale, soyons démocrates comme Léon XIII, en protégeant les intérêts des faibles et en rétablissant, surtout en leur faveur, le règne de la justice et de la charité.

Le problème politique est beaucoup plus complexe. Pour y voir clair, il faut établir d'abord le sens des mots. L'ambiguïté du mot peuple a causé bien des discussions hors de propos.

En latin, il n'y avait pas de confusion, le mot populus exprimait une chose et le mot plebs en signifiait une autre.

A Rome, le peuple, populus, c'est la nation tout entière; les petites gens, les prolétaires ne s'appellent pas le peuple, ils s'appellent la plèbe, plebs, et ils forment une partie du peuple.

En français, le mot plèbe a pris un sens de mépris. Le mot peuple est resté seul pour exprimer deux choses différentes. C'est fâcheux, et cela fera encore verser bien des flots d'encre inutilement.

Il y a cependant des coutumes qui prévalent et qui tendent à faire la clarté.

Avec certains qualificatifs, le mot peuple prend la signification ancienne. Par exemple, le peuple français, le peuple anglais, c'est la nation française, la nation anglaise. - Le peuple organisé, c'est la nation organisée.

Mais le mot peuple, sans qualificatif, c'est ordinairement la plèbe, ou l'élément populaire de la nation. On dit dans ce sens: aimer le peuple, favoriser le peuple, soulever le peuple.

Cette explication est fondamentale. Sans elle, tout est confusion dans la question de la démocratie.

Ceci posé, examinons les définitions vulgaires de la démocratie. Empruntons-les à Littré.

Voici la première: «La démocratie est un régime où le peuple exerce la souveraineté».

Si je ne me trompe, c'est là la définition ancienne, la définition latine. Le mot peuple y est pris dans le sens ancien pour la nation.

En ce sens, la démocratie est opposée à la tyrannie, qui est le gouvernement d'un seul, sans délégation et sans contrôle.

Par exemple, sous les premiers rois de Rome, le gouvernement était

démocratique, parce que le peuple organisé dans ses curies faisait les lois et décidait de la guerre. Servius Tullius avait même donné une place dans les centuries aux prolétaires et aux corporations ouvrières.

Tarquin le Superbe changea la royauté en tyrannie. Brutus revendiqua les droits du peuple, non pas de la plèbe, mais du peuple organisé, du Sénat, des chevaliers et de tous les citoyens. Brutus était donc un démocrate, quoique sénateur et de race aristocratique.

Il n'est pas douteux que dans ce sens l'esprit chrétien incline à la démocratie dans une large mesure. Il ne s'accommode guère de la tyrannie, qu'on peut appeler aussi l'absolutisme ou l'autocratie. On ne retrouve ce régime suranné qu'à Saint-Pétersbourg, en Chine et dans les pays musulmans. Il a régné en France pendant trois siècles, sous l'influence des légistes et du gallicanisme. Il a produit les gloires du siècle de Louis XIV, mais aussi les hontes du siècle de Louis XV. Il a provoqué la révolution.

En dehors de l'absolutisme royal, il y a trois régimes possibles:

1° La démocratie absolue, dans laquelle le peuple organisé exerce tout le pouvoir, non pas directement, ce qui est irréalisable, mais par ses délégués élus. Cela peut se rencontrer soit dans une république, soit dans une monarchie effacée comme est celle de Belgique.

2° La monarchie tempérée par la démocratie.

Dans ce régime, la monarchie garde des droits formels et efficaces, comme de sanctionner les lois et de décider de la paix et de la guerre. Le peuple organisé fait les lois dans un parlement.

3° La monarchie tempérée d'aristocratie et de démocratie.

Dans ce troisième régime, on trouve une aristocratie constituée, qui a des droits politiques; elle concourt avec la démocratie et la royauté à la confection des lois.

Que penser de ces divers régimes? Sont-ils tous acceptables et réalisables selon le goût des nations qui les choisissent? quel peut bien être le meilleur?

Ils ont tous été réalisés à des époques diverses, ils ont tous leurs défauts et leurs avantages. La doctrine catholique n'en condamne aucun.

La monarchie donne plus d'unité, de force et de stabilité, mais elle court le risque de tomber dans la tyrannie.

L'aristocratie est favorable aux grandes entreprises, au développe­ment des arts et des lettres, mais elle court le risque d'aboutir à l'oppression du peuple.

La démocratie favorise le progrès matériel, l'activité populaire, la revendication et la défense des intérêts et des droits du faible et du prolétaire, mais elle est exposée aux agitations fréquentes et peu favorable au développement des lettres et des arts.

Que conclure?

Les théologiens classiques, Suarez, Bellarmin et autres, disent que le meilleur au point de vue théorique et abstrait, c'est le gouverne­ment mixte, où la monarchie, l'aristocratie et la démocratie apportent chacun leurs avantages.

En pratique, nous dirons avec Taparelli, le maître le plus sûr de la science du droit naturel, que le meilleur en chaque pays est son gouvernement légitime, celui qui a pour lui les traditions nationales ou qui a conquis une légitimation récente par suite des circonstances.

Au congrès de Saint-Quentin, il était facile de voir que quelques esprits généreux, entraînés par l'amour du peuple (au sens moderne) inclinaient à penser que le gouvernement démocratique avec la forme républicaine, ou au moins avec une monarchie effacée, comme en Belgique, était le meilleur en théorie ou même le seul bon.

J'aime mieux m'en tenir pour la doctrine aux grands classiques et me ranger pour la pratique à l'avis de Taparelli, qui est aussi celui de Léon XIII et de l'Eglise: il faut se contenter de ce que l'on a et travailler à le rendre aussi raisonnable et aussi chrétien que possible.

Après ces principes bien posés, il est facile de comprendre et d'apprécier les définitions vulgaires de la démocratie énumérées par Littré. Citons-en encore une pour exemple:

«La démocratie, dit-il, c'est une société libre et égalitaire, où l'élément populaire a l'influence prépondérante».

Mais l'élément populaire, ce n'est plus la nation, ce n'est plus le peuple, au sens classique, c'est la plèbe. Cette démocratie-là versera facilement dans la démagogie, qui est l'excès de la démocratie et dans laquelle le gouvernement s'appuie sur les factions et sur les passions populaires.

Dans notre système actuel du suffrage universel absolu, c'est bien l'élément populaire qui domine par le nombre, et il commence à donner sa mesure en se montrant sujet à toutes les séductions, à toutes les intrigues, à toutes les tromperies. Ses désillusions sont pleines de menaces.

Ce n'est pas là ce que demandent les démocrates chrétiens.

M. l'abbé Lemire demande le suffrage plural et la représentation professionnelle.

Le groupe de la démocratie chrétienne du Nord demande la représentation professionnelle et proportionnelle.

M. Naudet demandait dans son programme de Lille le suffrage plural, de telle sorte que le père de famille et toute autre autorité sociale puissent voter selon les intérêts qu'ils représentent.

Il y a un exemple de suffrage organisé en Belgique. Il y en a un autre en Autriche, où les électeurs sont partagés en trois corps suivant les catégories sociales déterminées par l'impôt.

Nous pensons que le temps des féodalités et des aristocraties héréditaires est passé. Elles ont eu leur raison d'être et leur période de gloire.

Tous les grands esprits voient se préparer le règne de la démocratie organisée.

Dans son encyclique sur la Constitution chrétienne des Etats, Léon XIII disait: «L'Eglise ne réprouve aucune forme de gouvernement. Elle ne réprouve pas en soi que le peuple ait sa part plus ou moins grande au gouvernement; cela même, en certains temps et sous certaines lois, peut devenir non seulement un avantage, mais un devoir». Nous sommes à ce temps-là.

Le cardinal Goossens disait en 1894: «Quelles que soient nos convictions personnelles sur les avantages ou sur les dangers de la démocratie, une chose est certaine: son avènement est certain, inévitable». Et il concluait qu'il vaut mieux aller à elle et la baptiser que de la bouder et de la laisser sans direction et sans vie morale et religieuse.

Une idée nouvelle se fait jour. Elle paraît juste. Nous avons fait trop de fond sur l'action des seules classes supérieures de la société. Elles ont donné des âmes d'élite, mais dans l'ensemble elles sont assez affadies par le bien-être.

Il y a des réserves de forces et de vitalité dans les classes populaires. Il faut y chercher des apôtres pour la rénovation sociale. Des oeuvres nouvelles, les cercles d'études, les syndicats, les congrès ouvriers, mettront en relief et en oeuvre des initiatives précieuses.

C'est une pensée souvent exprimée par M. Harmel.

J'ai été frappé de la voir développée dans une lettre écrite par Léon XIII à Mgr l'archevêque de Besançon au mois de janvier dernier. «Vous continuerez, disait Léon XIII, à développer les principes chrétiens qui doivent servir de base à la constitution chrétienne des sociétés, jusqu'à ce qu'ils atteignent les ouvriers et les hommes du peuple. C'est cette classe qu'il est le moins difficile de ramener à croire la saine doctrine de l'Evangile et à s'y conformer par de bonnes moeurs; et il est impossible d'y arriver sans que peu à peu les classes supérieures et la société tout entière ne subissent l'influence de cette guérison tant désirée: Là est le salut des cités et le présage d'un siècle meilleur».

Impossible de dire plus nettement et plus fortement qu'il faut aller au peuple et faire grand cas de cette force sociale longtemps dédaignée.



Nous ajoutons à ces notes le bel encouragement que nous avons reçu de Son Eminence le cardinal Rampolla.

Révérend Monsieur,

L'adresse envoyée au Saint-Père par les deux cents ecclésiastiques réunis dernièrement à Saint-Quentin, est parvenue exactement entre les mains vénérées de Sa Sainteté. Le Saint-Père y a remarqué avec une particulière satisfaction le but de cette réunion, qui était de s'entendre pour coopérer le plus efficacement possible à ce qui fait l'objet de l'enseignement de Sa Sainteté touchant le moyen de remédier aux maux si graves qui affligent la Société. L'auguste Pontife a vivement loué le zèle que déploient ces ecclésiastiques pour un si noble but et les sentiments de parfait attachement au Saint-Siège exprimés par cette adresse.

En portant ces choses à votre connaissance avec un vrai plaisir et en vous donnant l'assurance que Sa Sainteté accorde avec une vive affection la bénédiction apostolique demandée, je me plais à me redire avec les sentiments de l'estime la plus distinguée,

Votre affectionné serviteur,

M. Card. Rampolla

Rome, 18 septembre 1895


Le règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés, novembre 1895, pp. 521-537.

NOTE. Sur la «Réunion d'études sociales de Saint-Quentin» voir aussi la Sociologie catholique, octobre 1895, pp. 596-609, 626-627, La Démocratie Chrétienne, t. 11, 1895-1896, N. 6, octobre 1895, pp. 386-394, 476-521; et spécialement le compte rendu complet publié par la «Démocratie Chrétienne»: Réunion ecclésiastique d'études sociales, Lille, Le Bigot Frères, 1895, pp. 156.

LE CAPITALISME
DANS LES SOCIETES MODERNES

Le peril et le remède

La Société actuelle est livrée au capitalisme et à la fièvre de l'argent. La Bourse devient le centre de toute la vie nationale. Le travail humble et patient est délaissé. L'appât des gains faciles fait tourner toutes les têtes.

D'où vient le mal? Quel est le remède? Le prêt à intérêt est-il le grand coupable? Faut-il tendre à le supprimer et peut-on espérer d'y arriver? S'il est entré définitivement dans nos mœurs sociales, n'y a-t-il pas d'autres causes du mal auxquelles on puisse remédier? C'est l'objet de cette étude.

I. L'idéal serait certainement une société où tout prêt à intérêt serait interdit.

Le prêt gratuit serait là pour aider tous les besogneux. L'esprit de charité suffirait à tout. La société en retirerait des avantages immenses.

Pour l'agriculture, par exemple: si le propriétaire d'une terre manque de capitaux pour l'exploiter, le voilà réduit à tout laisser saisir parce qu'on ne lui prête pas gratuitement ou bien à recourir aux usuriers. Alors, les intérêts l'accablent et lui enlèvent le peu de patrimoine qui lui reste.

Si même un cultivateur a de l'argent, fera-t-il volontiers aujour­d'hui les frais nécessaires pour mettre ses terres en valeur? Non, les placements alléchants et les réclames de Bourse le sollicitent. Il se détache de sa terre, qui demande des soins, des frais, des avances et dont les revenus viennent bien tard et à la sueur de son front.

Dieu avait défendu aux juifs les prêts intéressés entre eux. Dès qu'ils outrepassaient cette loi, l'agriculture tombait dans le marasme. On en trouve un exemple frappant au livre l'Esdras. Un grand nombre d'Israélites, pressurés et écrasés par l'usure, avaient dû abandonner leurs biens à leurs créanciers, et, comme les banquiers ne sont pas agriculteurs, beaucoup de ces biens demeuraient sans culture. Les champs et les vignes devenaient des fourrés de chardons et d'orties, et l'aspect du pays était lamentable. Des plaintes générales arrivaient à Néhémie. Il assembla le peuple et lui proposa de couper le mal dans sa racine. Il proclama le jubilé et interdit l'usure. Les Israélites se rendirent à l'évidence. Chacun rentra dans son bien et le pays retrouva sa prospérité.

II. N'en est-il pas de même pour le commerce et le négoce? Un des plus grands intérêts de la société est que les marchands ne se ruinent pas et que les faillites ne portent pas le désordre dans les places de commerce. Ces malheurs n'arrivent hélas! que trop souvent. Qui n'en voit la source dans l'indiscrétion de ceux qui, pour étendre leur commerce et par l'appât d'un accroissement rapide de fortune, font des emprunts considérables, paient de gros intérêts et succombent enfin sous le poids des dépenses et des pertes? Heureux, quand ils ne déposent pas un bilan frauduleux pour entraîner un plus grand nombre de dupes dans leur désastre en jetant le désarroi dans des villes entières!

Cet usage des emprunts et des crédits de banque dans le commerce n'est pas seulement fatal aux négociants, il l'est encore à tout le peuple. Les marchands surchargés d'intérêts sont obligés de hausser le prix des marchandises. La gêne des gros négociants pèse sur les détaillants et celle des détaillants s'y ajoute pour écraser le consom­mateur.

III. Que penser de l'usage des prêts intéressés dans l'industrie et les arts et métiers? Evidemment là aussi le prêt gratuit serait souvent le salut. Que reste-t-il à un ouvrier pressé par la nécessité, sinon de vendre les instruments de son art, s'il ne trouve pas de prêt désintéressé? Quelle mesure prendra une famille malheureuse, sinon de tout abandonner? Quelle ressource restera-t-il aux manufactures elles-mêmes et aux établissements importants, sinon de tomber dans la langueur ou de se préparer une chute plus profonde en subissant les exigences de la banque ou de l'usure?

IV. On peut aller plus loin encore et soutenir que les Etats eux-mêmes devraient, dans les moments difficiles, trouver le concours de prêteurs désintéressés, sinon ils voient leurs charges s'accroître chaque année, ils accablent les peuples d'impôts pour y suffire et ils finissent par la banqueroute.

V. Voilà un idéal bien beau, et c'est certainement celui de l'Eglise, il est impossible d'en douter. Depuis les grands docteurs du cinquième siècle jusqu'aux théologiens de nos jours, l'Eglise a toujours honni, rejeté et détesté les prêts intéressés. La gratuité du prêt était une de ses places fortes et elle l'a défendue avec un acharnement qui a duré quatorze siècles.

Serait-ce donc une doctrine contingente et réformable et qui pourrait se modifier avec le cours des siècles? On ne peut pas l'admettre. Une règle de morale enseignée pendant des siècles d'une manière absolue et sans hésitation a pour elle le bénéfice de la prescription. C'est la doctrine de l'Eglise et l'Eglise ne se trompe pas. Il faut tenir pour un principe irréformable que le mutuum est gratuit de sa nature; d'autant plus que l'Eglise ne nous présentait pas cela comme un simple idéal ou comme un conseil digne de nos préféren­ces, mais comme un devoir absolu, basé sur des principes positifs: le caractère du mutuum qui est de sa nature un contrat de bienfaisance, la stérilité de l'argent, l'égalité dans les contrats.

VI. Mais n'était-ce pas un obstacle au commerce? L'argent, dit-on, est au commerce ce que le sang est au corps humain, il faut qu'il circule, et le crédit et le prêt à intérêt favorisent cette circulation. Sans ce crédit, sans ces prêts à intérêts et à date fixe, l'argent reste inactif, il n'y a point de commerce, point d'affaires, tout est mort et tout est perdu.

C'est aller loin et vraiment la société européenne n'a-t-elle pas eu de belles périodes commerciales avant l'avènement du capitalisme? Le règne de Saint Louis n'a pas été un règne de disette, et l'usure y était rigoureusement proscrite.

Ne peut-on pas faire fructifier son argent et l'employer sans usure en achetant des terres, en le faisant servir à l'agriculture, en le plaçant en rentes constituées, en le mettant dans le commerce en société?

Les sociétés surtout sont un grand élément de richesse et de prospérité pour les familles et pour les nations. Nous parlons des sociétés équitables où les profits sont communs à tous et où les pertes sont à la charge des capitaux, et non point de ces sociétés modernes qui sentent l'usure, où l'obligataire n'est qu'un prêteur à intérêt, où l'actionnaire cumule l'intérêt et le dividende, ce qui est manifeste­ment usuraire.

VII. Cependant tout cela est changé en pratique. Les prêts à intérêts sont devenus le pain quotidien. Les lois civiles les autorisent, l'Eglise les tolère. Les consciences timorées n'y répugnent pas; les églises, les communautés y ont recours.

Qu'est-il donc arrivé? Deux choses très simples: 1° que beaucoup de placements d'argent de nos jours n'ont vraiment pas les caractères du mutuum et sont vraiment des contrats sui generis; 2° et surtout, que des exceptions, rares autrefois, sont devenues courantes et que des titres légitimes à l'intérêt, comme les cas de dommage naissant et de profit cessant, sont devenus habituels par suite du grand développement qu'a pris le commerce.

VIII. Est-ce un mal? Des esprits très clairvoyants l'affirment. La pauvre nature humaine est si faible! Il y a si peu de distance pour elle de la jouissance à l'abus! Ces exceptions à la grande loi de la gratuité du mutuum sont justifiées actuellement, c'est vrai; mais on a laissé trop facilement s'implanter ces habitudes de commerce facile et de crédit instable qui justifient aujourd'hui le prêt à intérêt. Il y avait des barrières à défendre et des digues à maintenir. On voit ici les conséquences de la faiblesse des législateurs: le peuple est allé facilement de l'habitude du prêt intéressé à toutes les spéculations, à tous les excès de l'usure, à toutes les ivresses du jeu et à cet état de société capitaliste qui provoque toutes les fureurs de l'envie et nous expose à toutes les violences de l'anarchie.

IX. Reviendrons-nous en arrière? Remonterons-nous le courant? Reverrons-nous un état social où le prêt à intérêt sera interdit? Nous ne le pensons pas.

Il y a des courants trop larges et trop puissants pour qu'on puisse les remonter. Il ne faut pas croire qu'un article de loi suffirait à changer les choses.

En apparence, c'est le décret de l'Assemblée nationale du 12 octobre 1789, décret reproduit par l'article 1905 de notre Code Civil, qui a causé tout le mal. La réalité des choses est tout autre. Ce changement des mœurs est l'œuvre des siècles, et l'Assemblée Nationale n'a guère fait que le constater. C'est peu à peu que le commerce a pris son grand développement. Le négoce international a été favorisé par les Croisades. Les grandes Compagnies sont nées à la suite de la conquête des Indes et de la découverte de l'Amérique. Les routes construites et la boussole inventée, en attendant la vapeur et les rails, favorisaient la circulation. Les caisses d'épargne, les banques se fondaient. On s'aperçut de plus en plus que l'argent était devenu quasi-productif et qu'il y avait habituellement dommage naissant ou profit cessant quand on prêtait gratuitement. Le prêt à intérêt était entré dans les mœurs.

Des décrets et des ordonnances l'autorisaient peu à peu, pour les pupilles, pour les biens dotaux, pour les prêts de commerce faits dans les foires. Les lois fixaient un intérêt limité pour les cas où de justes titres l'excusaient. Après cela, le décret de l'Assemblée nationale ne fit plus guère que constater un fait universel.

La coutume ne s'était pas introduite sans luttes et sans soubresauts. Souvent les prêteurs dépassaient la mesure et allaient au-delà des exceptions permises, et bientôt les évêques, les universités, les assemblées du clergé protestaient et proclamaient des censures. Les décrets royaux et impériaux venaient à leur aide et donnaient à leurs décisions la sanction de lois.

Souvent les prêteurs s'excusaient mal; ils inventaient, par exemple, le triple-contrat, mais l'Eglise et les princes voyaient là une usure déguisée.

Aujourd'hui, il y a des excuses qui sont restées debout et qui paraissent inattaquables. Il y a habituellement dans le prêt les titres de dommage naissant et de profit cessant, par suite du développement du commerce et de la facilité des placements. Il y a encore le taux légal, soit qu'on le tienne comme valable en lui-même par une application du haut domaine de l'Etat en faveur du commerce, soit qu'on le regarde comme une interprétation par l'Etat du dommage naissant.

X. Il faudra donc vivre désormais dans cette situation qui prête tant aux abus et qui est si proche du règne de l'usure? C'est probable. Qu'on nous permette une comparaison, qui clochera sans doute par quelque endroit, comme toutes les comparaisons.

La loi de l'abstinence est fondamentale dans l'Evangile. L'Eglise en avait réglé l'application en instituant le Carême, l'Avent et le reste. Où sont aujourd'hui les quarante jours d'abstinence du Carême, le jeûne de l'Avent, l'abstinence du samedi? La règle subsiste, mais sa pratique recule pas à pas devant les exceptions.

Reverrons-nous les anciennes habitudes de pénitence? Redeviendrons-nous abstinents? C'est peu probable. Mais, dira-t-on, c'est une situation pleine de périls: il y a si peu de distance du libre usage des choses à l'abus qu'on en peut faire! N'y a-t-il pas à craindre que, n'étant plus une société pénitente et abstinente, nous ne devenions bientôt une société sensuelle?

Hélas! que faire? Les exceptions sont légitimes, il faut bien les tolérer. Ainsi en est-il pour la gratuité du prêt.

XI. N'y a-t-il donc rien à faire? - Mais pardon. Il faut tolérer sans doute l'usage des intérêts modérés dans le prêt, à cause des circonstances actuelles; mais il faut démasquer et poursuivre tous les abus de l'usure moderne sous quelque nom et sous quelque forme qu'ils se cachent.

Le mal est immense, c'est indubitable. Notre société est livrée au capitalisme et à la fièvre de l'argent. La Bourse attire les populations comme la flamme attire les papillons. Les spéculateurs, les joueurs et les escrocs se multiplient. Les juifs et judaïsants tiennent le haut du pavé. La grande loi du travail est foulée aux pieds par un grand nombre.

Tout cela n'est pas une conséquence inéluctable du prêt à intérêt, pas plus que les excès de la vie sensuelle ne sont une conséquence nécessaire de la diminution de l'abstinence. Il y a un milieu auquel il faudrait s'arrêter. Il faut tolérer les intérêts modérés de l'argent et combattre les excès d'une société capitaliste.

XII. Mais quelles sont les principales causes de cette situation désordonnée? En voici quelques-unes.

1° Il y a d'abord les grands emprunts d'Etats, qui favorisent la vie sans travail et fournissent une pâture énorme au commerce de l'argent. C'est là chose nouvelle, et les siècles passés n'ont pas connu ces emprunts exagérés et injustifiables, qui imposent aux contribua­bles des charges écrasantes, tout en préparant la banqueroute des Etats et des rentiers.

2° Il y a, en second lieu, la liberté illimitée laissée par les lois aux marchés à terme et à la spéculation. La Bourse est devenue un tripot fantastique où l'on joue des milliards.

3° Il y a encore la pratique actuelle des sociétés anonymes, avec l'abus des émissions indéfinies d'obligations, qui correspond à l'abus des emprunts d'Etats.

4° Il y a la pratique des lancements d'affaires et des émissions d'actions sans surveillance ni réglementation légale.

5° Il y a la tolérance, par les tribunaux, des accaparements commis par la haute banque et des concussions et escroqueries auxquelles prennent part les membres du parlement.

6° Il y a enfin l'invasion croissante des juifs, qui sont passionnés pour le commerce de l'argent et qui n'ont aucun scrupule sur les moyens quand il s'agit de grossir leur fortune.

XIII. Quels remèdes pouvons-nous apporter à cet immense malai­se social? Ils ne sont pas introuvables, et l'excès du mal nous obligera à les chercher.

Pour ce qui est de la spéculation, de la pratique des sociétés anonymes et des émissions d'actions, c'est aux lois qu'il faut recourir. Les autres nations ont des lois plus sages et plus prudentes que les nôtres sur les émissions d'actions et sur les sociétés commerciales, imitons-les.

Pour les marchés à terme, plusieurs programmes sociaux en demandent l'interdiction, il y faudra venir.

Pour les accaparements et concussions, les lois existent, il n'y a qu'à demander un peu plus de courage à la magistrature et un peu plus d'honnêteté aux gouvernants.

Pour le péril juif, la question est à l'étude dans toute l'Europe. On 'reconnaîtra que le droit canon avait raison et on renouvellera ses prescriptions. Il est maintenant acquis que les juifs n'abdiquent jamais ni leur nationalité, ni les principes commodes de la morale du Talmud. Il les faudra tenir en laisse et ne leur accorder dans les nations chrétiennes que des droits bien restreints.

Pour ce qui est des emprunts d'Etats, c'est une grosse question. C'est une maladie qui est loin d'être en décroissance. Elle est à l'état aigu en Europe et voici qu'elle gagne toutes les terres connues, jusqu'au japon et à la Chine.

Il n'y a plus de loi ni de règle pour les gouvernements, depuis qu'ils ont renié, à leur grave détriment, l'autorité maternelle de l'Eglise. Ils ne reconnaissent plus que la censure et la direction de l'opinion. Eh bien! faute de mieux, il faut que les économistes chrétiens fassent ressortir l'iniquité et le danger de ces emprunts sans amortissement, dont les intérêts écrasent les contribuables. .

Il faudrait aussi que le clergé, suivant l'impulsion donnée par Léon XIII, se tînt au courant des questions de justice sociale et qu'il employât sa grande autorité morale et doctrinale à combattre toutes les injustices et tous les abus.

Nous avons perdu, hélas! nos moyens d'action les plus puissants. Jadis, en face des abus, on voyait se lever les conciles provinciaux, les assemblées du clergé, nos puissantes universités. Tout cela nous manque aujourd'hui et jusqu'à nouvel ordre, mais la voix du pontife de Rome n'a-t-elle pas acquis une autorité plus grande encore que par le passé? Faisons-lui écho et la vérité se fera jour et s'imposera aux hommes de bonne volonté.


L'Association Catholique, décembre 1895, pp. 596-604. Idem dans Le règne du Cœur de jésus dans les âmes et dans les sociétés, janvier 1896, pp. 4-12.


1)
Rapport de M. le Chanoine Dehon à «La Réunion d’Etudes sociales de Saint-Quentin», 2e Question.
2)
S’il n’y a pas là strictement une action usuraire, il y a une injustice qui s’en rapproche et qui est stigmatisée avec la même sévérité dans l’Encyclique (p. 71).
3)
Voy. de Molinari: L’évolution économique au XIXe siècle.
  • oscosc-0001-0007.txt
  • ostatnio zmienione: 2022/06/23 21:40
  • przez 127.0.0.1