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«L'ERE NOUVELLE»

Le mouvement social chrétien s'accentue en Italie. L'épiscopat et le clergé sentent le besoin de s'y mêler et de se rendre aptes à en être les conseillers éclairés. La plupart des séminaires ont ajouté à leurs programmes des notions sociales et économiques. Un manuel récent, écrit par le chanoine Fini, pour la direction spirituelle des jeunes clercs, a un chapitre sur la préparation des séminaristes à l'action sociale catholique. La revue La Civiltà cattolica, toujours si grave et si prudente, disait dernièrement: «Si nos jeunes prêtres trouvaient dans l'éducation même du séminaire, avec une piété solide et une science profonde, la connaissance et la pratique de la nouvelle action sociale, il est certain qu'ils entreraient dans les paroisses déjà préparés à cette action et qu'ils s'y engageraient aussitôt courageusement avec un esprit tout autre et avec une efficacité bien plus grande».

Mais, il y a quelque chose de bien plus fort encore. Un évêque, impressionné par la nécessité urgente de cette formation du jeune clergé, vient de fonder dans ce but un journal hebdomadaire destiné aux séminaristes. C'est une Semaine religieuse d'un nouveau genre. Elle est à la fois religieuse, politique et sociale, et elle porte un nom hardi: l'Ere nouvelle, Era novella.

Nos vénérables conservateurs vont se signer et se demander si cet audacieux évêque n'est pas déféré à l'inquisition. Mais non, ce qu'il y a de plus étonnant encore, c'est que le Saint Père a envoyé sa bénédiction à l'Ere Nouvelle par l'entremise du cardinal Rampolla.

Il y a donc bien une ère nouvelle toute légitime. Le Saint Père ne craint pas d'encourager, par sa bénédiction cette reprise de la propagande sociale catholique que Lacordaire, Ozanam, Maret et de Caux avaient essayé, en 1848, sous le nom de l'Ere nouvelle, Le journal d'alors mêla à un ensemble de directions excellentes quelques hardiesses téméraires. C'est que l'Eglise romaine ne s'était pas encore prononcée sur la question sociale.

Lacordaire et Ozanam étaient des précurseurs. Mais aujourd'hui, quel péril peut-il y avoir? Léon XIII a pris la tête de l'action sociale catholique. Il en a donné le programme dans ses encycliques et ses discours. Peut-on se tromper en suivant un tel guide?

C'est bien une ère nouvelle que Léon XIII veut inaugurer.

La fausse interprétation du droit divin avec une sorte de fétichisme aveugle, c'est l'ère ancienne; l'acceptation des gouvernements de fait par les catholiques, qui ne sacrifient pas à l'affection idéale de quelque régime passé ou à venir, l'union dans l'action pour le salut moral de la société, c'est l'ère nouvelle.

La fausse notion de l'Etat, la politique du machiavélisme et de l'utilitarisme, c'est l'ère ancienne; la soumission de l'Etat aux lois morales et son obligation de coopérer aux fins morales de la civilisation, c'est l'ère nouvelle.

L'absolutisme de l'Etat et la centralisation c'est l'ère ancienne; le respect par l'Etat de la vie familiale, communale et corporative, c'est l'ère nouvelle.

Le libéralisme économique, la prépondérance du capitalisme et de la bourgeoisie, accaparant les pouvoirs publics pour faire tourner toute la législation à leur profit, c'est l'ère ancienne; la participation des classes populaires organisées à la vie politique, le vote des lois favorables à la justice sociale et au bien des classes inférieures, c'est l'ère nouvelle.

Les jeunes gens d'aujourd'hui, clercs et laïques, doivent être préparés à l'action sociale qui réalisera cette ère nouvelle.

C'est le manque de préparation qui a fait échouer la propagande catholique en 1830 et en 1848.

Il ne faut pas que nos jeunes gens, surtout ceux qui peuvent avoir quelque influence dans la vie publique, en soient réduits à renouveler ceta aveu de Montalembert, en 1849: « J'ai peut-être à me reprocher d'avoir partagé non pas l'indifférence, mais l'ignorance de la plupart des hommes politiques sur plusieurs questions économiques et sociales qui occupent aujourd'hui une si grande et si juste place dans les préoccupations du pays1)».

Grâce à Dieu, ils s'y mettent, les jeunes. Ils ont été superbes à Paris au Congrès international des étudiants. La jeunesse catholique a tenu tête aux socialistes. Les soi-disant conservateurs ont brillé par leur absence ou par leur silence.

Il faut que les catholiques sachent parler, mais il faut aussi qu'ils sachent agir. On ne va pas loin avec des paroles, même en France où l'éloquence a tant de prestige. Il faut pouvoir montrer aux popula­tions des résultats acquis.

Agissez donc, jeunes gens catholiques, formez-vous à la parole, mais aussi produisez des actes et des œuvres. Organisez des cercles d'études, des groupes politiques et sociaux, des syndicats et des sociétés de crédit.

L'œuvre du moment, ce sont les syndicats chrétiens, pour fournir un élément chrétien aux Chambres du travail.

Formez des syndicats agricoles, des syndicats de métiers, des syndicats industriels. C'est urgent. Enrôlez les membres des cercles et des mutualités. Ils s'y prêteront maintenant, parce qu'ils ont un intérêt immédiat, à faire valoir leurs revendications dans les Cham­bres du travail.

Croyez-vous que les socialistes vont dormir, eux, et laisser passer sans en profiter les décrets de Millerand?

La politique des bras croisés, c'est l'ère ancienne. La Chronique du Sud-Est est de l'ère nouvelle, il faut que tous ses amis, tous ses lecteurs soient des agissants, des apôtres, des pionniers de la vie sociale chrétienne.

Est-ce que les apôtres, nos maîtres, dormaient! Avant la Rédem­ption du Calvaire, oui; mais après, ils allaient de ville en ville, prêchant, organisant, unissant et préparant une société nouvelle.

Les jeunes gens du Lyonnais et de la Bourgogne doivent être des disciples d'Ozanam et de Lacordaire, des pionniers de l'Ere nouvelle.

La Chronique du Sud-Est, N. 12, décembre 1900; pp. 689-690.

A LA FRANCE

Quelles belles et nobles pages Léon XIII vient d'écrire sur les Congrégations religieuses! Quelle magnifique apologie et quel beau plaidoyer politique! En lisant cette admirable lettre au cardinal Richard, ne vous semble-t-il pas entendre Chateaubriand, Montalem­bert, Ozanam ou Berryer?

Léon XIII nous rappelle tout ce que les religieux ont fait pour l'humanité, pour la civilisation, pour les lettres, pour les arts, pour le soulagement de toutes les souffrances; et notre imagination voit défiler devant elle les grands moines d'Occident, qui ont enseigné aux barbares l'agriculture et les métiers; nous voyons travailler dans leurs cellules les copistes et les miniaturistes de Marmoutiers, du Mont­Cassin, de Fulda et de cent autres monastères. Cent noms nous viennent à la mémoire: celui d'Alcuin qui résume toute la renaissance Carlovingienne; celui d'Eloi, dont le génie inspire encore nos orfèvres et nos émailleurs; celui de Bernard, dont la douce éloquence pacifiait les rois et les peuples.

Nous revoyons Odilon de Cluny, qui propage la trêve de Dieu par toute l'Europe; Suger, qui aide Louis VI et Louis VII dans l'affranchissement des communes et l'organisation des corporations; François d'Assise, Antoine de Padoue, Bernardin de Feltre, qui s'élèvent en Italie contre l'usure et contre la tyrannie féodale; Thomas d'Aquin et Roger Bacon avec leur immense trésor de science et de philosophie; Félix de Valois et tous les rédempteurs des captifs; Fra Angelico, le chef de la suave école de l'Ombrie et de la Toscane; Vincent de Paul et toutes les œuvres de charité, avec leur immense clientèle d'orphelins, de vieillards, de malades, de déshérités de tout genre.

Ce sont donc là les grands coupables que nos législateurs veulent atteindre!

Léon XIII sait bien qu'il y a parmi nos ministres et nos députés des sectaires, des hommes irréductibles, mais il veut compter «sur l'équitable impartialité» des modérés et sur «la droiture et le bon sens qui distinguent le peuple français».

Il ne peut pas supposer «qu'une classe de citoyens honnêtes et dévoués à leur pays, comme sont les religieux, ne trouverait en France ni protection ni respect, et qu'on violerait, à leur détriment, les principes démocratiques de liberté et d'égalité qui forment actuelle­ment la base du droit constitutionnel en France».

Il nous rappelle «qu'une nation n'est grande et forte, et ne peut regarder l'avenir avec sécurité que si, dans le respect des droits de tous, les volontés s'unissent étroitement pour concourir au bien général». Il a tout fait lui «pour réaliser en France cette œuvre de pacification et d'union». Il éprouverait une extrême douleur si, «arrivé au soir de sa vie, il était condamné à voir, dans ce pays qu'il aime, les passions et les partis lutter de nouveau avec acharnement».

Oui, il a tout fait. Il a demandé aux catholiques de sacrifier leurs attaches et leurs préférences pour s'unir sur le terrain constitutionnel en acceptant le gouvernement de la République.

C'est ce qui lui donne le droit aujourd'hui de s'adresser avec confiance au gouvernement. Ce n'est pas un ennemi politique qui parle, c'est un ami sincère de la République.

Il ne l'abandonnera pas. Alors même qu'elle lui infligerait un sanglant affront, il ne se vengera pas. Il ne lui retirera pas le protectorat dont elle jouit en Orient. Il la prévient toutefois que si elle tarit la source des vocations des missionnaires, il a un devoir supérieur, c'est de pourvoir au salut des âmes, et il serait obligé de donner aux missionnaires allemands et italiens les vicariats apostoli­ques que ceux de France ne pourraient plus soutenir. On en voit les conséquences.

Telle est la direction toujours égale et invariable de Léon XIII.

Et cependant sa lettre a troublé l'esprit des réfractaires. «Léon XIII change de politique, disent-ils, il vient à eux, il reconnaît qu'il a eu trop de confiance en la République et il prépare une rupture».

Comme leur illusion est tenace! Est-ce qu'un Pape change de principes? Ce n'est pas par caprice qu'il a accepté la République, c'est parce que c'est le devoir d'accepter les gouvernements établis. Il ne changera pas et ne peut pas changer. Il l'a répété encore à tous les évêques qui sont venus le visiter dans ces derniers temps, et ceux-ci l'ont redit à leurs diocèses. «Si les catholiques de France m'avaient écouté depuis 1892, leur a-t-il dit, ils ne se heurteraient pas aux difficultés actuelles. Ils seraient entrés dans la République et, avec l'aide de tous les modérés, ils auraient fait de bonnes lois. S'ils avaient appliqué plus complètement les principes de l'Encyclique Rerum novarum, ils auraient gagné le peuple».

Les réfractaires s'imaginent que le Pape va revenir à leur parti. Il dit cependant assez clairement que sa plus grande douleur serait de voir «les passions et les partis lutter avec plus d'acharnement», au lieu de l'union qu'il avait tant recommandée.

Mais auparavant, disent-ils, il acceptait toutes les lois persécutrices. - Parlent-ils sincèrement? N'a-t-il pas toujours dit qu'il fallait accepter le gouvernement établi et en réformer la législation? Est-il obligé de leur rendre compte de tout ce qu'il fait? En même temps qu'il répétait dix fois ce conseil de travailler à améliorer les lois2), il agissait lui-même comme il le jugeait à propos, soit par la nonciature, soit par des lettres personnelles adressées au chef de l'Etat.

Il ne changera pas et ne peut pas changer. C'est aux réfractaires à changer enfin, s'ils ne veulent pas abreuver d'amertume la vieillesse du vénérable Pontife en entretenant en France les divisions et l'esprit de parti. Ils doivent accepter le gouvernement établi pour avoir le droit d'en réformer la législation. Ils peuvent chercher à en améliorer les rouages par voie de révision. Ils ne peuvent pas former un parti révolutionnaire qui leur ôterait tout crédit dans la discussion des lois.

Si Léon XIII a quelque chance d'être écouté aujourd'hui du gouvernement et du parlement, c'est parce qu'il a prescrit le ralliement et condamné les injustices sociales qui pèsent sur le peuple. S'il a quelque crainte de ne pas être écouté, c'est parce que l'obstination des réfractaires a entretenu l'hostilité du pouvoir et du peuple contre les catholiques.

Que nos amis du Sud-Est ne se laissent donc pas endoctriner par les réfractaires. Pierre seul est le pilote de la barque, jésus l'a proclamé maintes fois dans l'Evangile. Le Pape a grâce d'Etat pour nous conduire. C'est sottise et orgueil de se croire plus habile que lui.

La Chronique du Sud-Est, N. 1, janvier 1901; pp. 1-2.

DEMOCRATIE CHRETIENNE

La belle encyclique Graves de communi est datée du 18 janvier, fête de la chaire de saint Pierre, à Rome.

En réalité, elle a été publiée à Rome le dimanche 27 janvier, le jour où l'Eglise fêtait la Sainte-Famille de Nazareth.

Léon XIII s'est toujours complu à donner l'humble maison et l'atelier de Nazareth comme les modèles à étudier pour travailler au relèvement de la classe ouvrière. Dans les belles hymnes de cette fête, qu'on lui attribue couramment, il nous montre jésus, Marie et joseph sanctifiant le travail manuel.

«  grandit dans l'humble atelier de joseph, dont il s'est fait l'apprenti. C'est de son plein gré qu'il a voulu, pour nous racheter, offrir à son Père les sueurs de son travail avant de verser son sang sur la croix. Marie, par ses soins, est heureuse de réparer les fatigues de son Fils divin et de son Epoux bien-aimé.

- O vous qui avez connu le travail et la pauvreté, aidez et soulagez tous ceux qui peinent et tous ceux qui souffrent!».

La fête de la Sainte-Famille est vraiment la fête de la Démocratie chrétienne.

Léon XIII nous rappelle comment les conditions pénibles de la classe ouvrière au temps présent ont nécessité une action nouvelle de l'Eglise, toujours prête à intervenir partout où il y a des souffrances à soulager. Il avait déjà tracé les conditions de cette intervention des catholiques, dans son Encyclique Rerum novarum. Il n'avait pas fait choix d'un nom pour désigner ce mouvement catholique. Plusieurs ont été proposés. Celui de Socialisme chrétien a été bientôt écarté, parce que l'expression de socialistes était déjà revendiquée par les ennemis de l'Eglise, de la propriété, de l'ordre social. Restaient les noms d'Action populaire, de Christianisme social et de Démocratie chrétienne.

Le premier n'a guère eu de vogue; il n'avait pas d'adjectif correspondant. Le second a été choisi par les catholiques d'Autriche, ils le peuvent garder, si bon leur semble. Le Pape ne le blâme pas. Le troisième était mis en avant par les catholiques les plus agissants d'Italie, de France et de Belgique; mais il rencontrait une violente opposition. Le Pape l'avait déjà accepté dans son discours aux pèlerins français en 1898, il confirme aujourd'hui cette acceptation.

Il n'ignore pas les objections qu'on peut opposer à ce choix, il les réfute.

1° Les révolutionnaires, dit-on, se réclament de cette démocratie. - C'est vrai, mais ceux-là s'appellent les Démocrates sociaux et nous les Démocrates chrétiens, et leur doctrine diffère autant de la nôtre que la secte du socialisme diffère de la profession du catholicisme.

2° Le mot Démocratie, dit-on encore, a une signification politique et il implique une préférence pour la forme républicaine. - Il a ce sens d'après son étymologie et dans le langage des philosophes païens, soit; mais aujourd'hui une autre signification a prévalu. La Démocra­tie chrétienne n'est pas autre chose que l'action sociale chrétienne en faveur du peuple.

L'Eglise est au-dessus des variations de la politique en France, en Suisse, aux Etats-Unis, dans l'Amérique du Sud, comme de la monarchie en Espagne, en Belgique, en Autriche. Les formes des gouvernements sont des choses contingentes. Elles ont toutes du bon et dépendent beaucoup des circonstances de temps et de lieu. Les catholiques peuvent être, suivant les pays, républicains ou monarchi­stes; mais quand l'Eglise donne une direction générale pour l'action sociale comme celle de l'Encyclique Rerum novarum, direction qui prend aujourd'hui le nom de Démocratie chrétienne, cette direction doit faire abstraction de la politique pour être applicable à toutes les nations. La Démocratie chrétienne se tiendra donc dans les limites de la vie sociale et économique.

3° Cette dénomination ne donne-t-elle pas à l'action catholique un champ exclusif et restreint, en lui assignant spécialement pour but le relèvement de la classe ouvrière? - Nullement. L'Eglise a toujours cherché le bien de toutes les classes, mais elle a une tendresse spéciale et un soin particulier pour les déshérités. Son divin fondateur lui en a donné le précepte et l'exemple. Les classes supérieures elles-mêmes prêteront pour cela leur concours au clergé et rivaliseront de zèle pour développer cette action populaire dont l'urgence surpasse tout ce qu'on peut dire.

4° La Démocratie chrétienne n'est-elle pas opposée au respect de toutes les autorités? - Tous les chrétiens savent trop la soumission et le respect qui sont dus à tous les supérieurs pour s'en éloigner bénévolement. Ils feront les œuvres démocratiques sous la direction de ceux qui ont mission pour les diriger. Maintenant que le pape a parlé et délimité le champ d'action, il n'y aura plus aucune difficulté.

A l'œuvre donc! «La triste nécessité nous crie assez haut qu'il faut agir avec courage et avec union, parce que nous nous trouvons en face de grandes souffrances et de grands périls. Le socialisme grandit, il s'infiltre partout. Il s'organise dans des réunions secrètes, il agit sur les foules par la presse et par la parole. Il excite et passionne les multitudes. Les plus graves intérêts de la religion et de la société sont en question…».

Il faut donc agir. Les œuvres gagneront à se grouper dans chaque nation sous une direction unique, comme celle de l'Œuvre des Congrès en Italie.

Les évêques multiplieront leur force en se réunissant et se concertant.

Les prêtres doivent aller au peuple en s'aidant de toutes les ressources de la science, de la prudence et de la charité. Ils n'oublieront pas que la question sociale est avant tout une question morale. Tout en s'efforçant de relever la situation matérielle de la classe ouvrière, ils rappelleront sans cesse aux travailleurs que la modération chrétienne, la tempérance, la douceur et la vie de famille sont des conditions essentielles du bonheur domestique.

Puisse la Sainte-Famille de Nazareth bénir la nouvelle campagne d'action et d'œuvres que la belle Encyclique du Pape ne va pas manquer de provoquer!

Mais, de grâce, ne perdons plus de temps en discussions byzantines! Plus de récriminations, plus d'arguties, plus de bouderies!

Nous permettrons encore à ceux qui n'avaient pas compris l'impulsion démocratique donnée par l'Encyclique Rerum novarum de dire pendant quelques semaines des sottises dans leurs journaux. C'est un reste de mauvaise humeur à évacuer. Mais après cela, qu'ils se mettent à l'œuvre avec nous.

En Italie, l'accord a été fait au lendemain de l'Encyclique nouvelle. L'aréopage de l'Œuvre des Congrès qui représentait les idées ultra-conservatrices, a promis au Pape de se mettre à l'action populaire.

Le programme de la Démocratie chrétienne, nous l'avons toujours dit, est celui de l'Encyclique Rerum novarum; c'est celui de M. de Mun, à Saint-Etienne, et du Congrès de Rome de 1894, spécialement approuvé par le Pape. Il se résume en deux mots: action législative et organisation professionnelle.

Action législative: ayons donc notre programme de réformes économi­ques et de législation ouvrière.

Organisation économique: le Pape cite comme exemples quelques œuvres, les Caisses rurales, les Syndicats, les Mutualités.

Votre programme est tout tracé, chers lecteurs de la Chronique. Il l'était déjà d'ailleurs, et le Pape ne fait que vous encourager une fois de plus. Redoublez de zèle pour votre propagande et vos œuvres; et si vous me demandez une orientation pour votre action dans le moment présent, je vous dirai comme M. de Mun le disait récemment dans une circulaire aux membres de l'Œuvre des Cercles: Une des œuvres les plus urgentes en ce moment est l'organisation de syndicats parmi les ouvriers honnêtes. C'est par les syndicats que seront élus les membres du Conseil du travail, dont l'influence sera considérable. Chaque syndicat ouvrier composé de 25 membres aura droit à une voix.

«La nécessité est donc absolue pour nous, dit M. de Mun, de multiplier les syndicats, c'est-à-dire les groupes d'électeurs qui enverront aux Conseils du travail des représentants désireux de la paix sociale».

En Démocratie chrétienne comme en politique, marchons avec le Pape, c'est marcher avec le Christ. Si même nous ne le comprenons pas entièrement, ayons foi dans les directions du Vicaire de Jesus­Christ.

La Chronique du Sud-Est, N. 2, février 1901; pp. 37-39.

LA BARQUE DE PIERRE

DISCOURS PRONONCE PAR LE R. P. DEHON A L’ÉGLISE DE SAINT-ANDRÉ DE LA VALLÉE, A ROME, LE 8 JANVIER 1901

Quare fremuerunt gentes et populi meditati sunt mania? (Ps. 2).

Pourquoi les nations ont-elles frémi de rage, et les peuples ont ils formé des projets insensés?

Le Psaume deuxième, en nous présentant le Sauveur, le Roi des rois, Rex constitutus super Sion, nous révèle en même temps la rage et les complots de ses ennemis.

La double prophétie s'accomplit dès la naissance de Notre­Seigneur. Il est adoré par les rois de l'Orient, mais derrière eux Hérode projette sa mort, et demain le Roi des rois devra fuir en Egypte.

Ce sera toute la vie du Christ. Trente-trois ans plus tard, quand il mourra sa mort pleine de vie et de résurrection, les adorateurs seront réduits au plus petit nombre, et derrière eux il y aura les rabbins et les pharisiens fanatiques, le faible Pilate, le railleur Hérode et le peuple illusionné.

Telle sera aussi toute la vie de l'Église, qui est le Christ continué. Saint Paul écrira aux Corinthiens: Quasi morientes et ecce vivimus: Nous mourons et nous vivons.

Pour nous servir d'une métaphore que Notre-Seigneur semble avoir préférée à toute autre quand il parlait de l'Église, le vaisseau de l'Église passera sans cesse de la pêche miraculeuse à la tempête et de la tempête à la pêche miraculeuse.

Le Christ aimait les leçons de choses et les métaphores en actions. C'est près de leurs barques qu'il appelle ses apôtres et il leur dit: «Je vous ferai pêcheurs d'hommes»3). Puis il se hâte de symboliser l'Église par la première pêche miraculeuse.

Tout y est marqué, l'autorité de Pierre, son infaillibilité et les progrès merveilleux de l'Eglise4).

Jésus monte sur la barque de Pierre, les autres suivent. Il enseigne de la barque de Pierre, il constitue Pierre chef suprême de la pêche: Duc in altum. Les autres travaillent sous les ordres de Pierre: et vos laxate retia. Les filets sont remplis. Tous les appelés suivent le Sauveur qui leur explique en deux mots tout le sens de la métaphore en disant à Pierre: Tu seras le chef des pêcheurs d'hommes: Jaïn homines ens capiens.

J'ai dit que tout était marqué dans la métaphore en action, ce n'était pas exact. Il fallait pour compléter tout le drame symbolique, trois autres actes, les deux tempêtes de la barque de Pierre et la seconde pêche miraculeuse5).

Deux fois la barque symbolique est secouée par les vents et les flots. La première scène est superbe. Le Christ est là, mais il dort, couché sur le pont de l'arrière, la tête sur un coussin. La tempête monte, elle est furieuse, elle rugit, les flots se jettent dans la barque, elle va sombrer: Complebantur, periclitabantur. Les apôtres crient vers jésus: «Vous n'avez donc pas souci de nous sauver: Non ad te pertinet quia perimus!». Jésus se lève et debout il commande à la mer et aux vents: «Arrêtez-vous et faites silence: Tace, obmutesce». Et il se fait un grand calme.

C'est l'histoire de l'Eglise.

La seconde scène n'est pas moins belle. Le Christ n'était pas là. Il était resté au rivage pour prier. La tempête sévit! La barque est le jouet des flots: navis Jactabatur. Le Christ arrive en marchant sur les flots courroucés. Les disciples poussent des cris de frayeur. Jésus ne veut pas les sauver seul. Il appelle Pierre qui s'avance sur les eaux, il le relève quand sa foi fléchit, il le prend par la main. Ils entrent tout deux dans la barque, en triomphateurs, et c'est quand ils sont entrés tous deux que la tempête s'apaise: et cum ascendissent in naviculam, cessavit ventus.

Mais ce que nous venons de voir dans la métaphore, il faut le retrouver dans l'histoire de l'Eglise.

Souvent une tempête s'élèvera, mais Notre-Seigneur exige absolu­ment notre confiance comme il l'exigeait de ses disciples à Tibériade: «modicœ idei, quare dubitastis, hommes de peu de foi, pourquoi avez-vous craint?». Et il récompensera toujours notre confiance en nous apportant le salut.

Quelques années plus tard, le pêcheur d'hommes est venu à Rome. Il a déjà fait quelques bons coups de filet, à Jérusalem, à Antioche et chez les habitants du Pont, de la Galatie, de la Cappadoce, de l'Asie et de la Bithynie6). Mais à Rome, la tempête s'élève et tout est sur le point de sombrer.

Les flots et les vents menacent également le frêle esquif.

Les flots, c'est cette marée montante de sensualité et de débauche qui ne semble pas laisser de place pour fonder et faire vivre une société chrétienne. Ce sont ces fêtes ou ces orgies du Palatin, d'Antium et de Baïa, si complaisamment décrites aujourd'hui par le roman et le théâtre, et qui donnaient alors l'exemple et le branle à toute la société romaine. La volupté faisait rage et la corruption était à son comble. On alternait entre les jouissances grossières des nuits de débauches et la volupté cruelle du cirque où l'on courait voir les fauves déchirant les entrailles des gladiateurs. Y avait-il espoir de voir une société chrétienne se former contre ce courant? C'était pour Pierre l'épreuve du dégoût.

Puis le vent se leva, vent de tempête s'il en fut.

César avait fait incendier Rome, puis, inspiré sans doute par les voluptueux qui avaient en horreur la vie nouvelle des chrétiens et par les juifs qui se souvenaient du calvaire, il voulut détourner sur les chrétiens la rage du peuple. Et la chasse sans merci commença. On les livrait aux chiens dans le cirque, dit Tacite7), après les avoir revêtus de peaux de bêtes, on les crucifiait en grand nombre, on les brûlait comme des flambeaux pour éclairer les jardins de César.

Nul n'était épargné: femmes, enfants et vieillards étaient éventrés par les fauves. Les limiers lancés par César avaient scruté toutes les retraites. Les proies allaient leur manquer. Pierre sentit que les flots cédaient sous ses pieds. C'était pour lui l'épreuve du doute. Il pensa qu'il fallait fuir pour fonder l'Eglise ailleurs, et il s'en alla par la Voie Appienne. Mais l'apparition miraculeuse du lac de Tibériade se renouvela. Le Christ descendit vers lui. «Seigneur, s'écria Pierre, où allez-vous? Domine quo cadis? - Je viens, lui dit le Maître, renouveler le sacrifice du Calvaire. Je suis mort là-bas pour sauver le monde, je viens mourir ici dans la personne de mon vicaire, pour sauver Rome et en faire la capitale de mon Eglise».

Pierre mourut en effet. Sa croix fut dressée sur le Janicule ou plutôt sur les pentes du Vatican. Le voyez-vous, avant de monter sur sa croix, bénir sa ville de Rome? et en mourant pour elle il l'avait achetée, et c'est pour cela qu'elle appartient à ses successeurs.

Et après la tempête, ce fut la pêche miraculeuse, et bientôt les chrétiens remplissaient Rome, depuis l'humble demeure des artisans jusqu'au palais de César.

Quatre siècles plus tard, la tempête bat de nouveau son plein.

Ce n'est plus Rome qui menace l'Eglise, ce sont les nations barbares.

La grande nation des Huns est venue des rivages de la Mongolie pour chercher en Europe des terres plus fertiles. Ses chefs poussent devant eux tout un peuple de 500.000 âmes.

Les nations de l'Est et du Nord, les Slàves et les Germains, les Alains et les Suèves, les Goths et les Vandales, se laissent pousser volontiers vers les rivages où la nature est plus souriante.

La Gaule, l'Italie, l'Espagne avaient déjà de splendides chrétientés; le flot envahissant couvre et ravage tout.

En 409, Alaric descend déjà jusqu'à Rome avec ses Visigoths et la livre au pillage.

Genséric avec ses Vandales traverse la France, occupe une partie de l'Espagne, toute l'Afrique du Nord. Partout il pille, il détruit, il persécute. Evêques et fidèles, en Afrique, sont livrés à la mort. Genséric arrive à Rome en 455 et la livre à la barbarie de ses soldats. C'en était fini de toutes les églises florissantes d'Occident et d'Afrique.

Attila arrivait à son tour, faisant le désert partout où il passait. Léon le Grand l'arrêtait cependant à Padoue.

Mais Odoacre avec ses Hérules en 476 venait porter le dernier coup à l'empire d'Occident.

Théodoric avec ses Ostrogoths le suivait et le supplantait à Ravenne.

Enfin Clovis avec ses Francs envahissait la Gaule.

Tout paraissait fini encore pour l'Eglise. Tout était détruit, sanctuaires, écoles et monastères.

Tous ces barbares étaient païens. Quelques-uns seulement s'étaient laissés gagner à l'Arianisme. L'empereur l'Orient favorisait les Eutychéens.

Quelle immense ruine! Quel désastre! Saint Augustin avait deman­dé à Dieu de ne pas survivre à l'écrasement de son peuple. C'était de nouveau pour Pierre et pour l'Eglise l'épreuve du découragement. Pierre cependant criait vers Dieu, comme du lac de Tibériade: Domine, salua nos, perimus.

Mais c'était encore une mort qui préparait la vie. Quasi morientes et ecce vivimus! Le salut allait venir par les Francs. Clovis leur chef, allait être gagné au Christ par la douce reine Clotilde et par le grand évêque Remy, encouragé par le successeur de Pierre, et il allait combattre partout l'arianisme.

Le Pape Anastase II lui écrivait: «Glorieux fils, vous êtes la consolation de l'Eglise, le protecteur de la barque de Pierre». L'alliance était scellée pour toujours entre le saint Siège et la nation française qui devenait la fille aînée de l'Eglise.

Le pêcheur d'hommes redevenu libre allait jeter ses filets au VIe siècle sur l'Angleterre, au VIIe sur la Frise et la Hollande, au VIIIe sur l'Allemagne et la Saxe, au IXe sur la Bulgarie, au Xe sur la Pologne et la Hongrie.

Le Christ réalisait la grande prophétie du Psaume: «Je te donnerai les nations en héritage et ton empire n'aura d'autres bornes que celles du monde» (Ps. 2).

Il y eut d'autres tempêtes encore, et celles du XIXe siècle ne sont pas les moindres.

A son début, la Révolution dominait en France et en Italie. Le conclave se tenait à Venise, il était étrangement divisé et ne donnait pas de résultat.

Il semblait que tout fût perdu. Mais le sang des martyrs de la révolution et la prière de l'Eglise touchèrent enfin le Christ. Il commanda au vent et aux flots. Pie VII était élu et il concluait le concordat de 1801 qui rétablissait la paix.

Au milieu du siècle, la tempête sévissait encore. La Révolution était maîtresse de Rome. Pie IX s'était réfugié à Gaëte. Mais il priait avec sa foi de saint: Domine, salua nos, perimus; et le Christ le ramenait à Rome.

Aujourd'hui, les flots montent de nouveau, et ils sont plus menaçants que ne le croient les esprits superficiels.

Il ne s'agit pas seulement des projets de lois qui menacent les couvents et les collèges de France; ce n'est là qu'un incident.

Il y a une immense conjuration admirablement ourdie et qui se croit sûre d'un prochain triomphe. Le Sanhédrin, les Pharisiens, Hérode et Pilate sont réunis et ils ont gagné le peuple. Il semble qu'il n'y ait plus pour le Christ d'autre perspective que le Calvaire.

Aujourd'hui le Sanhédrin, ce sont les hauts conseils israélites. Ils ne se font pas connaître, mais l'unité de leurs plans se révèle suffisam­ment par leur action internationale.

Dans toute l'Europe, ils détiennent la haute banque. En un demi-siècle ils ont acquis, dit-on, un quart de la richesse mobilière générale, et par là ils ont une influence prépondérante sur tous les gouvernements.

Partout ils prennent la tête du haut commerce; ils acquièrent les grandes propriétés foncières, surtout en Autriche et en Hongrie, où ils détiennent un tiers du sol national. Ils dirigent les neuf-dixièmes de la presse européenne, et par là ils façonnent l'opinion qui est la reine des sociétés démocratiques.

Leurs fils forment déjà la moitié des étudiants de l'Université de Vienne, le tiers de celle de Pesth. Ils remplissent les tribunaux et les conseils des Etats. Ils ont le premier rang dans le commerce d'exportation de nos grands ports européens. Encore quelques pas et ils seront les maîtres du monde.

Comme le Sanhédrin d'autrefois a su dominer Pilate et Hérode et gagner le peuple, ainsi celui d'aujourd'hui a su s'imposer aux deux grandes puissances du jour, les Loges maçonniques et la démocratie sociale. Ils ont la majorité dans les grands conseils socialistes. Ils dominent dans les 80 Grands-Orients qui sont obéis par les 120 grandes Loges provinciales et les 8.300 Loges locales.

Vous savez la puissance des Loges. Les membres du grand Convent de Paris en 1890 ont dit: «Dans dix ans personne ne bougera plus en France en dehors de nous». C'était à la lettre. Ils imposent aujourd'­hui les projets de loi qui doivent nous régir.

Vous savez aussi la force du socialisme, et ce que vous ne devez pas perdre de vue, c'est la rapidité foudroyante de ses progrès.

En France, par exemple, ils ont obtenu aux élections législatives 180.000 voix, en 1889, 600.000 « en 1893,

1.100.000 sur 7 millions de votants, en 1898. En Allemagne, ils ont obtenu

500.000 voix en 1884,

1.500.000 « en 1890,

2.100.000 sur 7 millions de votants, en 1893.

Vous savez leur programme: destruction de la propriété, de la religion, de la famille; et ne vous fiez pas à leur évolution apparente.

C'est une tactique, et les projets intimes restent les mêmes.

Pour auxiliaires ou pour avant-garde, ils ont l'anarchie. Celle-ci n'a pas de statistique officielle. Elle a ses groupes mystérieux de 15 affidés qui se réunissent dans une infinité de villes. Elle a ses journaux, sa littérature, ses adhérents. Elle se vante de posséder 50.000 partisans. Ses livres suggestifs, qu'on trouve dans la bibliothèque de tous les régicides ont tout ce qu'il faut pour incendier l'Europe. Une pareille alliance, l'or d'Israël, la presse, l'audace des Loges et la force brutale du nombre, n'est-ce pas une puissance invincible?

Tout cela n'annonce-t-il pas une tempête telle que l'histoire de l'Eglise n'en a pas encore connu? Ne serait-on pas tenté de désespérer? Mais vous avez vu l'issue des tempêtes de Tibériade et de celles de l'histoire. Pierre et ses fidèles disciples prient. Domine, salua nos, perimus. Dieu fera le reste.

Le Christ nous défend la désespérance. «Hommes de peu de foi, pourquoi craignez-vous?» disait-il à ses disciples après la première tempête.

«Pierre, pourquoi doutais-tu de moi?» disait-il après la seconde tempête8).

Concluons. Que faut-il faire? Trois choses: avoir confiance avec Pierre, prier avec Pierre, agir avec Pierre.

Il n'y a rien à faire sans Pierre. Il est le chef de la barque. C'est avec lui que le Christ apaise la tempête.

Il faut prier avec Pierre et prier la prière qu'il nous demande. Il nous fait dire le rosaire, disons le rosaire pour obtenir le secours miraculeux de Marie.

Il nous met aux pieds du Sacré-Cœur. Il a confié le XXe siècle au Sacré-Cœur. Recourons au Sacré-Cœur qui est l'abîme de la miséricorde.

Mais, prier ne suffit pas. Voyez nos marins en mer. Quand la tempête sévit, quand tout craque à bord, quand le navire fait eau, quand il court vers le rocher, que font-ils? Ils invoquent la Madone sans doute et lui font un vœu, mais ils n'arrêtent pas la manœuvre. Ils sont attentifs aux commandements du capitaine, ils sont à tout, ils dirigent le gouvernail, ils bouchent les voies d'eau, ils courent aux pompes. Dieu bénit leur prière et leur courage, et tout est sauvé.

Ainsi devons-nous faire. Pierre prie, mais Pierre commande l'action aussi. Pierre a reconnu les voies d'eau, la fausse philosophie, le gallicanisme, les injustices sociales. Il nous appelle tous à la manœu­vre. Il nous indique les réparations à faire, la philosophie traditionnel­le, l'action sociale, les associations et toutes les œuvres populaires.

Le salut est là et là seulement avec Pierre et sous les ordres de Pierre. Ce sont les masses populaires qu'il faut gagner. Il ne faut pas rentrer timidement au port de nos sacristies. Duc in altum.

C'est en haute mer qu'il faut aller, c'est vers les flots de la démocratie, pour la gagner au Christ. C'est là que nous ferons la pêche miraculeuse.

L'Allemagne a ses associations d'apprentis et d'ouvriers, ses caisses rurales de crédit, son programme social.

La Belgique a ses cercles, ses associations agricoles, son organisation électorale, sa législation sociale.

La France a ses cercles et conférences, ses syndicats et caisses de crédit, sa presse populaire.

L'Italie a ses comités, ses œuvres de jeunesse et un beau développe­ment de caisses de crédit, de coopératives et de mutualités.

A l'œuvre! à l'œuvre!

Le péril est immense. Ce serait à désespérer, comme au temps de Néron. Le navire est presque plein et sur le point de s'enfoncer. Prions, crions vers le Christ: Domine, salua nos, perimus. Ayons confiance et agissons. C'est quand tout paraît perdu que le Christ intervient et sauve ceux qui agissent et qui prient.

Il a des instruments de tout genre à son choix: Constantin, Léon le Grand, Clovis, Charlemagne, Jeanne d'Arc ou les masses populaires. A lui de choisir.

A nous la confiance, la prière et l'action; et le Christ nous apportera le salut, et il accordera de nouveau à son Eglise une grande paix et une pêche miraculeuse.

Le règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés, février 1901; pp. 67-76.

JAUNES ET ROUGES

Le peuple aime les noms simples et concrets. Il a souvent désigné les partis politiques et sociaux par des couleurs.

A Rome, et plus tard à Constantinople, les corporations des Bleus et des Verts présidaient aux jeux publics; mais la population ayant pris parti pour les uns ou pour les autres, la rivalité passa du cirque à la vie publique et agita tout l'empire.

A Florence, au Moyen-Age, les Noirs et les Blancs arrivaient successivement au pouvoir. Les Noirs inclinaient vers les Guelfes, c'est-à-dire vers le parti de l'indépendance nationale. Les Blancs s'allièrent aux Gibelins, au parti de l'empire. Le Dante était gibelin; exilé par les Noirs, il se vengea innocemment en les casant dans son Enfer.

Au temps de la Révolution, les Vendéens étaient les Blancs, à cause de leur drapeau, et les Républicains étaient les Bleus à cause de leur habit.

Le blason, l'art religieux et la liturgie avaient attribué aux couleurs un symbolisme. Au XVIe siècle, nos trois couleurs nationales, le bleu, le blanc et le rouge, qui étaient les couleurs du roi Charles IX, symbolisaient la constance, la modestie et le courage.

Nous avons aujourd'hui les jaunes et les Rouges. Les Rouges, ce sont les syndicats révolutionnaires et collectivistes; les jaunes ce sont les syndicats qui désirent la paix sociale, l'union du capital et du travail sous une législation favorable aux ouvriers; en deux mots, ce sont les syndicats démocrates chrétiens.

Eh bien! soit, nous acceptons le nom et son symbolisme.

Mais il y a jaune et jaune, comme il y a rouge et rouge. Il y a le jaune orangé, couleur louche et composée, dont on affublait les juifs au Moyen-Age, comme d'un symbole de duplicité et de trahison. Ce jaune-là n'est pas le nôtre, car tout le monde sait que ce n'est pas nous qui sommes patronnés par les juifs.

Puis il y a le beau jaune clair, le jaune d'or. Celui-là c'est le nôtre. Le mystique fra Angelico en fait le symbole du sacrement de confirmation et du Saint-Esprit, comme il fait du rouge le symbole de la pénitence. Puissent les socialistes accepter ce symbolisme de la couleur qu'ils préfèrent.

Le jaune d'or est le symbole de la charité. Le Pape Innocent III faisait aussi de la topaze le symbole des bonnes œuvres. Charité et bonnes œuvres, c'est toute la démocratie chrétienne. Donc, vivent les jaunes!

Il y a plus d'un rouge aussi; il y a, par exemple, le rouge-feu et le rouge-sang. Le rouge-feu dans l'art chrétien représentait aussi la charité. Les socialistes préfèrent le rouge-sang, nous leur laissons cet odieux symbole.

Ces titres resteront probablement. Le Creusot, Montceau-les-Mines et Châlons ont leurs syndicats jaunes et rouges. Les démocrates chrétiens proposent une fédération des jaunes. Bravo!

Les jaunes, les partisans de la charité et de l'union, ce sont tous les démocrates chrétiens, ce sont tous vos comités du Sud-Est. Au parlement, ce sont tous les honnêtes législateurs qui veulent la paix sociale dans le respect de toutes les sages libertés.

Eh bien! cette opposition des syndicats rouges et des syndicats jaunes, c'est ce que le Pape et les sociologues chrétiens ont vu venir depuis vingt ans. Ils vous ont dit: «Le XIXe siècle a été le siècle de l'individualisme et du libéralisme; le XXe siècle s'annonce comme le siècle de l'organisation et de l'association; il faut que les catholiques comprennent le devoir qui s'impose à eux». La démocratie va s'organiser; que les catholiques se mettent à l'œuvre, s'ils ne veulent pas être devancés par les socialistes.

La partie est engagée. Il faut bien avouer que nous avons perdu la première manche. Les socialistes ont été plus ardents que nous et au fond plus unis malgré leurs divisions apparentes.

Nous avons bien fondé quelques associations, mais si peu encore! Nous étions trop occupés à nous quereller sur la politique, sur le ralliement, sur les syndicats séparés, sur la démocratie, etc.

Pendant ce temps-là, les autres gagnaient du terrain. Ils ont conquis toutes les villes et entamé les campagnes. La partie est-elle perdue? Non. Dieu a fait les nations guérissables. Nous pouvons nous relever et reprendre le dessus, mais combien il est temps d'agir!

En Italie, la nouvelle encyclique a été accueillie avec une soumis­sion et un zèle unanimes. L'œuvre des Congrès, qui avait jusque-là un peu hésité à entrer dans la voie démocratique, adhère pleinement au programme pontifical. Elle s'est mise à l'œuvre immédiatement en constituant, dans les Marches, des syndicats de pêche et de tissage. Le Pape vient de les féliciter d'avoir mis si vite sa parole en pratique.

En Belgique, la Ligue démocratique a aussi envoyé ses actions de grâces et ses promesses de dévouement au Pape qui lui a répondu en approuvant son zèle et son action.

Et en France, que fait-on?… On discute pour savoir si l'encyclique Graves de Communi est pleinement favorable aux démocrates ou si elle met des restrictions à leur ardeur juvénile. Pauvre France!… Souviens-­toi de Byzance!

Donc, ô mes chers lecteurs, mettez-vous à l'œuvre. Fondez des associations et en particulier des syndicats. Je le répète: «Le XXe siècle s'annonce comme le siècle de l'organisation et de l'association. Il faut que les catholiques de France comprennent le devoir qui s'impose à eux».

Il n'y aura bientôt plus que deux partis dans les pays catholiques, en France, en Belgique, en Espagne; le parti catholique et le parti socialiste, ou, si vous voulez, les jaunes et le Rouges.

Les syndicats ouvriers ont pour eux le nombre, qui est aujourd'hui la puissance dominante. La nation, le parlement et le ministère seront jaunes ou rouges, suivant la couleur des syndicats. Mettez-vous donc à l'œuvre et fondez partout des syndicats jaunes, c'est-à-dire, je le répète, des syndicats qui aient pour idéal la paix sociale, l'union du capital et du travail sous une législation favorable aux ouvriers; en deux mots, des syndicats démocrates-chrétiens.

La Chronique du Sud-Est, N. 3, mars 1901, pp. 65-66. Idem dans Le règne…, cit., mai 1901, pp. 232-235.

DE LA PREPARATION DES CLERCS
A L'ACTION SOCIALE CATHOLIQUE

Le Manuel de direction spirituelle des Séminaristes, publié à Cortone par le chanoine Pellegrino-Fini est un petit chef-d'œuvre. Il devrait être traduit en français. Nous offrons aux lecteurs de la Revue la traduction du chapitre sur la Préparation des séminaristes à l'action catholique.

C'est un sujet tout d'actualité, et si l'on considère l'extrême importance qu'il a de nos jours, il ne sera pas regardé comme déplacé dans ce directoire.

C'est un principe et une règle de toute bonne éducation qu'elle soit adaptée aux temps où l'on vit. Vous seriez donc dans une grave erreur, ô Directeur bienveillant, si vous prétendiez élever aujourd'hui les jeunes élèves du Sanctuaire, en tout et pour tout, selon les règles du passé. Un nouvel esprit d'impiété avec de nouveaux artifices assaille l'Eglise et cherche sottement sa destruction: un nouvel esprit doit donc aujourd'hui animer le Clergé, l'esprit de la lutte et du sacrifice. Il faut donc former les clercs à cette lutte, les rendre vertueux et pieux, mais en même temps ardents au combat, puisque l'heure de l'épreuve pourrait bien venir, et bientôt peut-être; et comment se conduiraient-ils dans le danger, s'ils n'étaient pas habitués à combattre?

Maintenant pour la pratique, si vous voulez arriver à ce résultat, vous devez non seulement vous efforcer de les affectionner chaque jour de plus en plus au Pape et à l'Eglise, mais encore faire en sorte qu'ils connaissent à fond comment l'un et l'autre sont aujourd'hui outragés et attaqués violemment par des écrits infernaux et par mille autres artifices aussi redoutables. Pourront-ils rester impassibles quand ils connaîtront les programmes médités dans les antres sombres de la franc-maçonnerie contre tout ce qui appartient au catholicisme? programmes dans lesquels se trouve l'abolition des droits qui protègent sur la terre la vie de l'Eglise? programmes dans lesquels il est écrit qu'il faut corrompre la jeunesse, populariser le vice pour ne plus avoir de catholiques; qu'on doit tout soustraire à l'influence salutaire de l'Eglise et du Sacerdoce? Oh! si les aspirants au Sacerdoce ont l'esprit ecclésiastique, vous comprenez évidemment combien de tels efforts de l'impiété sont propres à les enflammer d'ardeur pour la défense des droits de l'Eglise foulés aux pieds, et à les animer à cette lutte qui, si elle est dirigée selon les règles de la justice, doit sauver l'Eglise elle-même et la société civile.

Mais comment pourront-ils connaître tout cela? Sans aucun doute, par le moyen des livres publiés aujourd'hui sur cette question, et qui certes ne manquent pas; en second lieu, par le moyen des journaux dont la lecture devra leur être permise avec les précautions qu'exigent la discipline du Séminaire et le caractère de l'état auquel ils aspirent.

Ici cependant, il me semble voir quelqu'un faire la moue, et peut-être secouer la tête en me criant avec colère: Eh! qu'est-ce qui vous passe par la cervelle? les journaux dans les mains des clercs qui doivent être comme les colombes dans le creux du rocher (sicut columbœ in caverna maceriœ), et qui ne doivent pas, par cela même, s'introduire dans le champ de la politique! ce serait ruiner toute l'œuvre du Directeur; on en ferait ainsi des politiciens et non de fervents Samuels: non, non, la politique dans les Séminaires, non, jamais… Eh! allons, un peu plus de calme et moins d'impétuosité dans un jugement a priori; examinons un instant la chose à tête reposée, et il deviendra manifeste à la fin que mon livre ne méritera pas pour cela d'être mis à l'Index. La politique dans les Séminaires? Oh! je serais le premier à m'en scandaliser. Mais dans ce que j'ai suggéré, il n'entre pas du tout, me parait-il, de politique. Est-ce peut-être émettre une opinion politique de dire que le cœur et l'esprit de la jeunesse ne doivent pas se corrompre par des doctrines coupables? que l'Eglise doit veiller à ce qu'aucune institution humaine ne détruise la foi parmi les peuples? Et si un livre ou un journal condamne les artifices iniques de ceux qui tentent tout cela, et cherche à enflammer l'ardeur des bons pour prendre les armes contre des gens si malfaisants, on devrait dire que celui qui le lit perd son temps dans les labyrinthes de la politique? Celui qui affirme cela arriverait à dire qu'un Jean­-Baptiste en reprenant Hérode de sa vie incestueuse, un Paul en défendant le Christianisme devant l'Aréopage, tant d'apologistes des premiers temps en combattant le Paganisme, faisaient eux aussi de la politique; qu'ils sont aussi à blâmer, et avec eux tous ceux qui exaltent leur héroïsme ou permettent aux Clercs la lecture de leurs écrits. On n'en arrive cependant pas là. Ensuite, quant au creux du rocher (caverna maceriœ) où l'on doit, dit-on, reléguer le Clerc, je ne désapprouve pas cela complètement, mais je sais aussi que, sans prendre rien de la corruption humaine (ce qui n'est pas à craindre, s'il est élevé selon le véritable esprit de l'Eglise), le Clerc doit se préparer à être le sel de la terre, la lumière du monde, et à sortir du creux de son rocher, d'où il ne fera pas mal, pour s'exercer, de sortir de temps en temps dès maintenant. Je sais de plus que le Prêtre doit travailler comme le bon soldat du Christ (sicut bonus miles Christi), et que s'il ne s'excite pas à cette lutte dès les années dans lesquelles son cœur est plus expansif et plus apte à s'enflammer, il ne pourra pas, dans un âge plus avancé, acquérir la sainte ardeur de se sacrifier jusqu'à l'effusion du sang (usque ad effusionem sanguinis).

On ne doit pas élever en lui un Macaire, un Paul, un Antoine du désert; mais un Chrysostome, un Athanase, un Ambroise, appelés à vivre parmi les rumeurs des cités. Et ensuite, si je lui fais connaître les gémissements de l'Eglise et du Pape injustement persécutés, si je l'invite à appeler les peuples pour les exciter à fermer les oreilles aux voix sataniques de ceux qui les harcèlent, on dira que je l'initie à la politique? Suffira-t-il donc que je l'accoutume à pleurer en secret sur les ruines de la Sainte Jérusalem, sans faire un pas pour sa défense, lui qui sert dans l'armée, ou plutôt qui forme la fleur de la milice du Christ? Ces gémissements seraient une amère ironie, qui ferait gémir l'Eglise et rire ses ennemis…

Les jeunes Lévites, dira-t-on, devront donc s'aventurer dans les vicissitudes d'une lutte qui, bien que très sainte, les dissipera trop?… N'exagérons pas: chaque chose à son temps (omnia tempus habent). On ne prétend pas, pour obtenir l'éducation du jeune Clerc à l'action catholique, qu'il parcoure tout le jour les gazettes et lise tous les fastes du mouvement catholique actuel, ou que le Directeur ne fasse pas autre chose pendant toute la journée que des jérémiades sur les douleurs de la mère commune, l'Eglise, et la ruine des âmes séduites par des doctrines coupables: ceci serait un excès certainement condamnable. Mais sans aucun doute, un peu de temps de récréation est assigné dans tous les règlements des Séminaires et même dans ceux des cloîtres. Or, si ce temps, qui est cependant précieux, au lieu de se passer à babiller, à raconter des anecdotes et des historiettes, ou peut-être même à faire des médisances, s'emploie à lire et à commenter un journal catholique, ou à faire des conférences sur les besoins actuels de la société pour la faire tendre à une réforme morale de pensées et d'action, ne sera-t-il pas mieux employé et ne fera-t-il pas moins de tort à la conscience?

On crie, en outre, au péril de la dissipation: mais cette crainte est-elle bien fondée? Soyons francs, écrivait un prêtre pieux, moi je n'ai jamais prié avec autant d'ardeur que lorsque mon âme était émue par les chagrins dont souffre l'Eglise et par les désordres qui règnent dans le monde et qui menacent de croître démesurément. Alors, on sent plus que jamais la force sacrée de l'obligation qu'on a de devenir saint et de vivre de manière à être prêt à rendre témoignage, même par le sang, de la bonté de la cause qu'on défend. C'est alors qu'aux pieds de jésus nous sommes capables des plus énergiques résolutions, c'est alors que dans les âmes tendres des jeunes gens apparaît la virilité des héros.

Quant à moi, je confesse que je suis non moins ému de voir les Clercs du Séminaire de Milan, de ce Séminaire où souffle l'esprit du grand Borromée, assister à la sixième assemblée catholique régionale de Lombardie, que de les voir dans leur oratoire abîmés en Dieu dans la prière. Et sans donner d'autres preuves de l'ardeur qui leur a été communiquée pour la défense du principe catholique, nous en avons une dans la générosité avec laquelle ils se sont faits les promoteurs du jubilé Eucharistique du Saint Père Léon XIII, célébré avec tant d'enthousiasme dans toute l'Eglise. Allons! qu'on prenne un peu moins les choses à rebours, si cependant ce qui pousse à faire de telles lamentations n'est pas l'égoïsme, l'amour de l'inertie de ceux qui voient leur propre condamnation dans le zèle et l'action d'autrui. Il n'est pas si rare qu'on le croit, l'épisode du renard qui a la queue coupée!! Donc, ô mon cher Directeur,

«Ne vous occupez pas d'eux, mais regardez et passez»9).

Moi cependant, puisque la croisade est prêchée, je vous demande et je vous conjure, pour l'amour de Jésus-Christ et de son Eglise, de former et d'encourager à la lutte vos chers disciples, afin que nous puissions espérer qu'ils seront les champions des droits de Dieu et de son Christ, les sauveurs de la société! Que les paroles pleines d'autorité de la Civiltà Cattolica vous encouragent à surmonter tous les obstacles et toutes les considérations humaines; elle écrivait préci­sément en parlant des clercs: «S'ils retiraient de l'éducation même du Séminaire, avec une piété solide et une science profonde, la connais­sance et la pratique de la nouvelle action sociale catholique, il est certain qu'ils entreraient dans les paroisses déjà préparés à cette action, et qu'ils s'y lanceraient aussitôt courageusement avec un esprit tout autre et avec une efficacité bien plus grande». Quand une revue d'une telle valeur arrive à parler de la sorte, qui sera assez hardi pour la contredire? qui ne mettra en pratique cette salutaire inspiration? je nourris la confiance que vous vous ferez un trésor, non de mes paroles, mais de celles d'une revue si estimée et si autorisée.

Note. Le vœu du bon chanoine Fini est réalisé en grande partie en Italie. Beaucoup de Séminaires ont des cours d'économie sociale; quelques-uns ont des leçons d'agriculture. Bien plus, un évêque, Mgr Berardi, a fondé avec l'agrément et la bénédiction du Saint Père, un journal hebdomadaire pour les Séminaristes, l'Era novella. C'est une Semaine religieuse d'un nouveau genre: Semaine religieuse, économique, politique et pas du tout réfractaire.

Le règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés, mars 1901, 118-123.

LA PAIX ET LA TREVE DE DIEU

Elle était toute bouillonnante de vie et d'ardeur la jeune société chrétienne, la société féodale, du Xe au XIIIe siècle. De même qu'un groupe d'écoliers ne se livre pas longtemps à ses ébats sans en arriver aux taloches, ainsi les châtelains d'alors, en voisinant pour traiter de leurs affaires ou pour se récréer à la chasse ou dans les tournois, se prenaient souvent de querelle et ils partaient en guerre. Les hommes de la milice étaient toujours sur pied, les paysans étaient rançonnés, les campagnes étaient dévastées, la vie sociale n'était plus tenable.

Ils étaient vaillants aussi les évêques et les moines d'alors. Dans leurs veines circulait le sang chaud et généreux des siècles qui firent les croisades. Ils prirent en pitié leur mère la sainte Eglise, qui souffrait de ces guerres intestines et le pauvre peuple chrétien qui payait tous les frais de ces luttes fratricides. Ils voyaient aussi à l'horizon les ennemis menaçants de l'Eglise et de la société. Les Albigeois dans le Midi, les Musulmans à l'Est. Ils comprenaient que c'était une folie de gaspiller les forces catholiques. Ils tinrent concile sur concile, et ils imaginèrent la Paix et la Trêve de Dieu. La trêve suspendait toutes les guerres féodales pendant une partie de l'année, la Paix rendait sacrées toutes les faiblesses et imposait aux hommes d'armes le respect du paysan, du serf, des animaux et des outils de la ferme, des cultures et des plantations.

Les Papes envoyaient leurs encouragements aux grands prêcheurs de la Paix de Dieu, à saint Bernard, à saint Odon de Cluny, aux évêques et aux abbés des conciles de Toulouse, de Narbonne, de Clermont et de Rouen.

Aujourd'hui, les dissensions ont recommencé entre catholiques. On ne se bat plus à l'épée, à la dague, au braquemart, à la lance. On se bat à la plume surtout, ou bien l'on boude dans sa tente comme Achille.

Le Pape nous convie tous à la Paix et à la Trêve de Dieu. Il y a dix ans qu'il nous crie: (Vos luttes sont insensées, l'ennemi est à vos portes, faites trêve à vos querelles».

En 1892, quand il prescrivait le ralliement, il nous disait: «Ne voyez-vous pas le vaste complot que certains hommes ont formé d'anéantir en France le christianisme, et l'animosité qu'ils mettent à poursuivre la réalisation de leur dessein en foulant aux pieds les plus élémentaires notions de liberté et de justice!… Les catholiques ne peuvent plus se permettre ni indolence dans l'action, ni division de partis. Ils doivent s'unir à tous les Français honnêtes et sensés et repousser loin d'eux tous dissentiments afin de consacrer uniquement leurs forces à la pacification de leur patrie… Les évêques surtout doivent apporter un puissant secours à cette œuvre pacificatrice… » (Encyclique du 12 février 1892).

Trois mois après, le Pape écrivait encore à nos cardinaux: «Nous renouvelons notre appel aux catholiques et à tous les Français honnêtes pour conserver à leur patrie cette foi sainte qui en fit la grandeur dans l'histoire… Plus de partis entre vous, mais l'union complète… Vous avez vu clairement où veulent aboutir les organisa­teurs du vaste complot, comme nous l'appelions dans notre encyclique, pour anéantir en France le christianisme.

Cent fois depuis dix ans, dans ses lettres, dans ses discours, dans ses conversations avec nos évêques, le Pape a fait appel à cette union, prêché cette trêve de Dieu. «Plus de partis politiques nous disait-il. Pourquoi vous aliéner les républicains modérés, dont vous avez besoin pour sauver tout ce que vous avez de plus cher, la liberté de votre foi, l'éducation de vos enfants?… Plus de partis, mais l'union de tous les honnêtes gens pour sauver la liberté religieuse et la prospérité sociale…».

Cent fois aussi, le Pape manifestait sa pitié pour le pauvre en même temps que son amour pour le Christ. Il prêchait la Paix de Dieu en même temps que la Trêve de Dieu. Il nous disait: «Le pauvre peuple chrétien paie aujourd'hui comme au Moyen-Age les frais de vos dissensions. Pendant que vous vous querellez, vous n'avez pas le temps de provoquer les lois et de susciter les œuvres qui doivent améliorer son sort».

Ce qu'il a dit tous les jours depuis dix ans, le saint vieillard, dont l'âme et la voix ne faiblissent pas, le répète toujours. Il le redisait hier encore au Consistoire et dans la lettre au cardinal Richard, et dans l'Encyclique sur la démocratie: «Le complot des sectes devient toujours plus menaçant. Elles ameutent le peuple dont vous ne vous occupez pas assez… Unissez-vous pour défendre vos libertés, unissez­-vous pour relever par les œuvres les conditions du pauvre peuple…». Tant qu'il aura un souffle de vie, il prêchera cette croisade.

Notre sort est entre nos mains. Si nous tardons, si nous hésitons, nous allons voir passer sur la société chrétienne une de ces rafales qui sont décrites dans les prophéties apocalyptiques. L'expulsion des religieux n'en sera qu'un épisode. Nous aurons la suppression du Concordat et du budget des cultes, l'éducation athée, les confiscations légales de toutes les propriétés et une crise anarchique plus violente que celles de 1793 et de 1871.

Ce n'est pas demain qu'il faut agir, c'est aujourd'hui. Il faut une action politique en vue des élections et une action sociale par les œuvres et les institutions démocratiques.

Tous ceux qui sont capables d'influence ont le devoir le plus sacré d'agir, comme le Pape le rappelle dans l'Encyclique sur la démocra­tie. Ils rendront compte à Dieu des talents qu'ils ont reçus.

Il faut des comités centraux et régionaux.

Il faudrait des réunions épiscopales, dit le Pape, et une action puissante de l'épiscopat. Mais ceci dépasse notre compétence.

Il faut, chers lecteurs de la Chronique, une action généreuse et ferme de tous vos comités. Partagez-vous. Multipliez-vous. Concourez à la préparation des élections politiques. Mais surtout, n'oubliez pas le peuple qui souffre. Etudiez ses besoins, appuyez ses justes revendica­tions. Groupez-le dans une infinité d'associations: caisses rurales, syndicats, mutualités.

On peut dire que le feu est à la maison. Honnie soit toute lâcheté et toute indifférence.

La Chronique du Sud-Est, N. 4, avril 1901, pp. 97-98.

TOUS DEMOCRATES-CHRETIENS

Un acte important vient de s'accomplir. Il fallait mettre en branle les catholiques afin de répondre au désir exprimé pour la centième fois par le Pape dans l'Encyclique Graves de communi. Il fallait un acte pour marquer le commencement de l'action qui leur est demandée. Le Groupe d'études sociales et le Cercle de la jeunesse catholiques universitaire de Rome ont demandé à l'illustre orateur jésuite, le Père Pavissich, une conférence qui marquât la nouvelle étape de l'action démocratique chrétienne en Italie.

Le Père Pavissich fait autorité à Rome. Il a prêché cette année le Carême avec un grand succès à l'église du Gesù. C'est un conférencier émérite, qui n'a pas craint à Monza de tenir tête dans une réunion publique à un orateur socialiste, le député Morgari.

Le Saint-Père autorisa la conférence qui devait vulgariser les dernières directions pontificales et relever le nom et la doctrine de la démocratie-chrétienne dans un milieu où l'on avait jusqu'alors observé avec défiance l'action des jeunes démocrates. Il permit que la conférence ait lieu dans la grande salle de la chancellerie.

Le cardinal Parocchi présidait la réunion avec sa bonne grâce ordinaire. La salle était remplie de prélats, d'hommes du monde, de dames et de membres du jeune clergé.

La conférence fut superbe de style, de logique pressante et de vues élevées. Elle fut toute vibrante d'esprit apostolique.

Le Père Pavissich montra sans réticences la gravité du péril socialiste et il exposa les devoirs qu'ont tous les catholiques et en particulier ceux des classes supérieures de se mettre immédiatement à l'œuvre de réparation et de rénovation sociale.

Dans la seconde partie, il montra comment le Pape ayant accepté la démocratie-chrétienne, il ne convenait pas que les catholiques perdissent le temps à chercher un autre nom; et ce fut un applaudisse­ment enthousiaste quand le Père termina en disant: «En conséquence, nous tous qui combattons dans le camp social contre le capitalisme libéral et le collectivisme socialiste, nous serons et nous nous dirons tous démocrates-chrétiens».

Nous l'avons dit en commençant, c'est un acte et un grand acte.

Cette conférence marque une date dans le mouvement social.

La Compagnie de jésus avait jusqu'alors montré une certaine réserve vis-à-vis de la démocratie chrétienne. Elle a donné l'exemple d'une grande docilité au Pape dans cette démonstration qu'elle vient de faire à la Chancellerie. Le Père Pavissich la représentait. Plusieurs des membres les plus marquants de la Compagnie et les professeurs même de l'Université grégorienne assistaient à la conférence. Le Saint-Père avait encouragé ce grand acte, et le Père Pavissich est parti pour répéter sa conférence à Bologne et dans les principales villes de l'Italie. C'est un événement.

Et de fait, comment s'appelleraient désormais ceux qui veulent agir, s'ils ne s'appelaient pas les démocrates-chrétiens? Le Pape, dans l'Encyclique, a accepté deux noms, chrétiens-sociaux et démocrates­chrétiens. Chrétiens-sociaux, c'est le nom reçu à Vienne et en Allemagne. Démocrates-chrétiens, c'est le nom des agissants dans les pays latins. Laissons à chaque famille de peuples ses formules favorites.

Pour nous, en Occident, en Italie, en France, en Espagne, en Belgique, nous qui voulons agir et ne pas rester dans la catégorie des lâches et des neutres, nous serons et nous nous appellerons les démocrates-chrétiens.

Pour agir, direz-vous, il n'y a pas besoin d'un nom. - Si vous ne le prenez pas, les autres vous le donneront. En vous voyant agir, pour votre honneur, on dira de vous: Ceux-là ne sont ni des neutres ni des réfractaires, ce sont des démocrates-chrétiens.

La même note, qui a retenti à Rome d'une manière si éclatante et qui va avoir son écho dans toutes les villes d'Italie a déjà résonné aussi non moins solennellement à Turin.

Là, c'est le vénérable cardinal qui a parlé. (Mon désir formel, dit-il dans une lettre apostolique, est que dans mon diocèse tout le monde admette et emploie volontiers le nom de démocratie-chrétienne. J'ajoute ceci qui est plus important: tous mes frères et mes fils doivent s'enrôler dans la grande et noble armée de la sainte démocratie voulue par le Pape. Sous un tel chef, c'est une fortune, c'est une gloire de combattre. Si on exécute fidèlement les ordres d'un capitaine aussi expérimenté, la victoire ne peut être incertaine. Jeunes ou vieux, clercs ou laïques, riches ou pauvres, nobles ou plébéiens, tous nous devons être démocrates-chrétiens. Tous, par la parole ou par la plume, par le travail ou par l'argent, surtout par la prière, par l'action, par le sacrifice, nous devons hâter l'accomplissement des vœux du Pape… Avant l'apparition de l'Encyclique Graves de communi, on pouvait peut-être prétexter quelque excuse légitime pour se croire dispensé de participer aux travaux de la démocratie chrétienne. Maintenant plus d'excuse. Le Pape a parlé si clairement, si paternellement, il a démontré qu'il était si facile à tous de coopérer au juste relèvement des classes populaires, il a lui-même tracé les grandes lignes du programme».

Donc, c'est entendu: tous nous devons être démocrates-chrétiens, plus encore par les œuvres que par le nom. Nous devons coopérer de toutes manières, par la parole, par l'action, par l'argent, par la prière, par le sacrifice, au relèvement des classes populaires.

C'est le développement de l'Eglise, c'est la vie même de la France qui sont en cause. Nous avons tous notre part de responsabilité. Elle est plus grande pour les pasteurs d'âmes et pour tous ceux qui ont en mains une influence sociale, la fortune, la science, l'autorité patronale ou civile. Rappelons-nous la parabole des cinq talents.

Vous tremblez, pieux fidèles et conservateurs pacifiques. Les rumeurs de Montceau-les-Mines, de Marseille, de Barcelone sont venues jusqu'à vous. Vous gémissez. Vous voyez venir les catastro­phes. Dieu ne se contentera pas pour vous sauver de ces gémissements stériles. Il demande de vous l'action politique et l'action sociale. L'action politique doit être incessante. Il faut préparer la lutte par la presse, par les comités, par les conférences, par la revision des listes électorales. Il faut vous faire un tempérament de démocrates. Car si le Pape a dit qu'il ne recommande la démocratie à l'ensemble des catholiques que dans le sens économique, il a dit aussi qu'il y a des devoirs civiques et politiques et ces derniers sont proportionnés à la constitution spéciale des nations.

Ce qui entrave et ruine les catholiques de France, c'est qu'ils ont gardé le tempérament monarchique. Ils attendent tout du pouvoir, au lieu de tout attendre d'eux-mêmes. Quand ils auront compris cela, ils se relèveront. S'ils n'arrivent pas à le comprendre, c'est fini de la France catholique.

Chère Chronique du Sud-Est, imite la foi et le courage de Jeanne d'Arc. Crie sans arrêt, comme dit le prophète: Clama, ne cesses. A l'action, à l'action. - Le Pape rappelle à tous ceux qui ont de la fortune, le devoir de contribuer à l'action par le concours de leurs souscriptions. S'ils ne donnent pas une large part de leurs revenus, dans ces années décisives, pour aider aux œuvres d'action, aux œuvres de presse ou d'affiches, aux conférences, aux fondations de groupes sociaux, qu'ils ne se disent plus catholiques, ils ne sont plus dignes de ce nom.

La Chronique du Sud-Est, N. 5, mai 1901, pp. 129-131.


1)
Manifeste électoral du 6 avril 1849.
2)
Encycl. 8 nov. 1885 – 22 déc. 1887 – 16 fév. 1892 – 3 mai 1892, etc.
3)
Matth. IV, 18. – Marc. I, 16.
4)
Luc. V.
5)
Matth. VIII et XIV. – Joan. XXI.
6)
I Pet. I, 1.
7)
Annales: XV, 44
8)
Matth. VIII et XIV.
9)
Non ti curar de lor, ma guarda e passa (Dante).
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