LE SONGE DU JEUNE CHEVALIER
Etes-vous allés à Londres? Avez-vous visité le musée de peinture, la National Gallery? Il y a là un petit tableau de Raphaël, dont tous les jeunes gens devraient avoir une esquisse dans leur bureau.
Comme vous tous, chers jeunes gens, Raphaël a été élevé chrétiennement, son éducation soignée en avait fait un enfant aimable et précoce.
Au point de vue de l'aménité du caractère, de la gentillesse des manières, de la vivacité de l'intelligence, on affirme qu'il promettait dès son enfance tout ce qu'il a tenu.
Il se consacra de bonne heure au dessin et à la peinture. A douze ans, il étudiait les modèles que la ville d'Urbin, sa patrie, pouvait lui offrir: des madones esquissées par son père, quelques œuvres d'un peintre flamand, juste de Gand et des scènes religieuses que son compatriote Timoteo Viti avait peintes à Bologne sous l'inspiration de Francis. A seize ans, Raphaël était un homme, il avait une âme bien trempée, un caractère viril. Il se traça un plan de vie. Mais Raphaël était si naturellement peintre, qu'il faisait tout en peignant. Il priait, il méditait, le pinceau à la main. Il écrivait avec sa prière en ajoutant quelque trait gracieux au visage d'une madone. Il écrivit avec son pinceau, cette grande méditation que tout jeune homme fait à seize ans sur le choix d'un plan de vie, et c'est cette méditation que vous offre le charmant petit tableau de la National Gallery: le songe du eune chevalier.
L'œuvre est d'une délicieuse fraîcheur, elle peint l'âme délicate et lumineuse du jeune artiste. Il nous ouvre là toute sa pensée, il nous fait voir au clair le rêve de sa vie.
Un laurier élancé coupe la scène en deux. Le paysage est varié, limpide et profond. Au pied de l'arbre, un jeune et beau chevalier, armé de pied en cap, bien courbé et la tête appuyée sur son bouclier, s'abandonne au sommeil.
Raphaël n'était pas chevalier de naissance; mais en se représentant sous ce costume, il nous montre quelle était la noble fierté de son âme.
Une jeune femme est debout à sa droite et une autre à sa gauche, l'une symbolise la vertu et l'autre la volupté. Celle-ci est bien séduisante: elle a un riche et gracieux costume, elle présente des fleurs; ses traits expriment une douce nonchalance. Le paysage est en harmonie avec le sujet: c'est une vallée fertile et fleurie, avec des pièces d'eau alléchantes et de frais ombrages. C'est le chemin de la vie facile et agréable.
A la droite du chevalier, la Vertu a un costume simple et austère. Elle présente une épée et un livre, symboles de la lutte, du travail et de la prière. Le paysage de ce côté est plus sévère, une route montueuse gravit une montagne escarpée, couronnée par un castel et une église.
Représentez-vous Raphaël, l'aimable et beau chevalier, traduisant ainsi la méditation fondamentale qu'il fit à l'âge de seize ans. Toute son âme s'ouvre devant vous, vous le voyez choisir devant Dieu et devant la madone bien-aimée, le chemin de la vertu et du travail. Il refuse les fleurs enivrantes de la volupté, il saisit le livre et l'épée, les symboles de l'étude et de la lutte.
Jeune chevaliers du Sud-Est, tel doit être votre rêve, tel doit être votre plan de vie. Le livre et l'épée doivent caractériser votre vie, l'étude et l'action militante doivent la remplir.
Le cercle d'étude et le comité d'action, voilà vos cadres. Ne vous contentez pas d'études platoniques et stériles. En Belgique, il y a vingt ans que les jeunes Gardes sont les auxiliaires triomphants des comités politiques et on y va seulement commencer les groupes d'études sociales des jeunes gens.
Le Livre, c'est bien, mais ce n'est pas assez. La jeune femme qui symbolise la Vertu dans le songe du chevalier, tient le livre de la main gauche et l'épée de la main droite. Quand les Israélites reconstruisaient leur Temple, après la captivité, les jeunes gens, dit Esdras, tenaient la truelle d'une main et l'épée de l'autre.
Le livre, c'est la prière, c'est la lecture c'est l'étude personnelle faite à son bureau et l'étude mutuelle faite au cercle.
L'épée, c'est la lutte, c'est l'attaque et la défense; c'est l'action sociale des syndicats, des caisses de crédit et des secrétariats du peuple.
Il faut des conférences et des cercles d'études, il faut éclairer l'opinion publique et créer autour de nous une conscience sociale, une atmosphère de foi et de vérité. Vous gémissez de voir régner l'erreur, mais que faites-vous pour éclairer les esprits? Notre-Seigneur dit dans l'Evangile: «Pour croire à la vérité, il faut qu'on l'entende, et pour qu'on l'entende, il faut qu'on la prêche». La coterie judéo maçonnique et libre penseuse fait retentir les mille trompettes de la presse, du livre et des réunions de tout genre pour propager l'erreur. Pour qu'on nous entende efficacement, il faut crier plus fort qu'eux. Il n'y a pas d'autre moyen.
Ils se présentent comme les amis du peuple, pour lequel ils ne font rien. A nous de faire et de le dire tout haut. Il ne faut pas de fausse modestie dans la vie sociale. «I1 faut, disait Notre-Seigneur, qu'on voie vos œuvres et qu'on en rende gloire à Dieu».
Couvrons nos provinces d'œuvres sociales, et proclamons bien haut toute l'inanité de l'agitation radicale et socialiste, qui n'aboutit à rien qu'à chasser d'humbles servantes des pauvres pendant que les de Mun et les Lemire réclament en vain des lois sociales dont la majorité n'a nul souci.
Le livre et l'épee, telles sont donc, chers jeunes gens, les armes de votre blason. L'église vous les assigue en vous faisant ses chevaliers. Adoptez-les et faites-leur honneur. Noblesse oblige!
La Chronique du Sud-Est, N. 3, mars 1903, pp. 74-75.
JEUNES GARDES
Tous les chefs d'Etats ont une garde. Chez tous les peuples la garde a des traditions d'honneur, des souvenirs de victoire, un ton de fierté, de noblesse et de crânerie, qu'on ne trouve pas dans les autres bataillons de l'armée.
La garde suisse de nos rois offrira à tous les siècles de l'avenir le témoignage de son héroïsme dans l'admirable symbole du lion de Lucerne.
La vieille garde de Napoléon emportait toutes les victoires, sauf au jour fatal de Waterloo, où elle fit payer encore si cher aux Anglais son écrasement définitif.
La garde du pape, c'étaient ces nobles et fiers zouaves qui se battaient à Mentana un contre dix.
Les grands partis politiques doivent avoir leur garde, comme les rois. Ce n'est pas pour combattre avec l'épée ou le fusil, mais c'est pour entraîner les bataillons populaires au scrutin et à la lutte pour toutes les libertés, religieuses, politiques et sociales.
Notre garde, il y a trente ans, c'étaient nos comités catholiques, ils avaient un but précis, qui paraissait alors le meilleur, c'était d'essayer une restauration monarchique. Ils n'ont pas su évoluer avec le sentiment populaire et se mettre à christianiser la démocratie. Ils sont restés sans force et sans prestige.
Tout est à refaire. Nous recommençons avec l'Action libérale, mais quel retard nous avons en face des organisations maçonnique et socialiste!
Les catholiques d'Allemagne et de Belgique n'ont pas eu cette crise constitutionnelle qui nous a affaiblis et divisés, et ils ont été victorieux.
En Belgique, les comités catholiques sont la vieille garde toujours triomphante. Ils fonctionnent dans toutes les communes, ils sont hiérarchisés dans toutes les provinces. C'est un immense filet, dont pas une maille n'est rompue.
Mais, à côté d'eux, il y a les éclaireurs, les auxiliaires, les clairons, les services en campagne; cela s'appelle la jeune garde.
Tout jeune catholique un peu ardent et chevaleresque est de la jeune garde en Belgique.
Des groupes ont été fondés dans la plupart des communes belges.
Une fédération nationale les unit tous à un bureau central qui a son siège à Bruxelles.
Le but est essentiellement politique: c'est de travailler en tout temps au succès de la cause catholique, ou, plus exactement, du parti catholique politique, de former des conférenciers populaires, de faire le service actif en période électorale.
Beaucoup de ces groupes s'adjoignent des sections littéraires, dramatiques, de gymnastique, etc., quand les communes n'ont pas déjà des associations de ce genre.
Songez quelles ressources les comités catholiques trouvent là!
En temps d'élections, les jeunes gardes peuvent s'occuper de l'affichage, de la presse, de la distribution des bulletins, de l'organisation des réunions.
Ces jeunes gens deviennent ensuite nécessairement des hommes agissants, des citoyens ardents et dévoués à la bonne cause.
Chez nous, tout est à vau-l'eau. A-t-on jamais vu dans l'histoire une nation plus désemparée? Toutes les libertés, tous les droits sont foulés aux pieds. La majorité du Parlement ose dire qu'elle se fiche de la légalité et du droit, et le peuple n'en est pas ému.
Beaucoup attendent un sauveur imaginaire. Est-ce que la Belgique a eu un sauveur? Est-ce que le Centre allemand a eu un sauveur? Dans un siècle démocratique, le salut doit venir du peuple lui-même. Les catholiques belges sont devenus leurs propres sauveurs, grâce à leur organisation. Mais ils ont un comité dans chaque commune et le tout est hiérarchisé par province.
Notre Action libérale ne fait que commencer; elle donne çà et là des conférences brillantes, c'est bien! Mais tout cela est encore infiniment loin de l'organisation belge!
Nous avons des groupes de jeunes gens extrêmement intéressants et pleins d'avenir et d'espérances. Sangnier est une perle, un séducteur, il entraînera la jeunesse de nos villes et lui infusera le zèle et l'enthousiasme.
Mais nos associations de jeunes gens ne sont guère que des cercles d'études. On y fait de jolis résumés, des essais de rhétorique, des causeries charmantes.
Oh! la France! Gallia facunda, disaient les anciens: la nation qui a la parole facile!
Parler éloquemment, c'est bien, mais agir pratiquement, n'est-ce pas mieux?
Dernièrement, en Belgique, un jeune avocat, aux idées un peu françaises, proposait de donner aux œuvres de jeunesse, le cachet de nos cercles d'études. Ce fut un tolle parmi les gens pratiques. «Restons Belges, dirent-ils, ne parlons pas trop, mais agissons beaucoup. Nos jeunes gardes ont eu leur part dans nos longs combats et nos triomphes persévérants, ne les anémions pas dans les exercices de rhétorique.
Les jeunes gardes resteront ce qu'ils sont, des éclaireurs, des corps auxiliaires dans le combat. Ils ajouteront des réunions d'étude à leur programme, s'ils le veulent, ils n'en feront pas un but.
Chers lecteurs de la Chronique, voilà votre idéal. Soyez des jeunes gardes, organisez des groupes de jeunes gardes.
Vous avez la vie, l'entrain, l'enthousiasme, joignez-y le calcul, la diplomatie, l'organisation et l'action. Stimulez vos amis plus âgés, suscitez les comités de l'action libérale. Bientôt vous les formerez vous-mêmes.
Nos œuvres sont brisées, à nous autres, prêtres auxiliaires du noble clergé de France. Je vous écris aujourd'hui entre la visite d'un commissaire et celle d'un liquidateur, à l'ombre d'une chapelle qui attend les scellés, entouré d'amis et de pauvres qui nous regrettent et qui ont des larmes dans les yeux.
On nous souhaite un retour prochain. Qui nous rappellera? Vous, les jeunes gardes, qui allez réveiller nos conservateurs et les faire sortir de leur apathie et de leur torpeur; vous, qui allez organiser des comités, donner des conférences, semer des tracts, apposer des affiches, répandre des journaux sensés, les crier au besoin, et préparer la grande bataille des élections prochaines. Nous comptons sur vous, ayez pitié de nous, de l'Eglise et du Christ.
La Chronique du Sud-Est, N. 4, avril 1903, pp. 109-110.
FRANCE, AIDE-TOI
LE CIEL T'AIDERA!
En France, nous ne lisons pas assez les journaux étrangers, nous y trouverions souvent des lumières, des avertissements, des conseils, dont nous pourrions tirer profit.
J'étais avide de savoir tous ces temps-ci ce qu'on pensait, au dehors, de la crise que nous traversons.
Il y a trois centres catholiques très vivants où l'on juge les événements avec le regard de la foi.
Gand, la vieille cité flamande, a son journal magistral et sentencieux, le grave Bien public, qu'on appelle souvent l'Univers de la Belgique, et qui vient de fêter son cinquantenaire de fondation.
Cologne, l'antique métropole de Charlemagne, a sa vénérable gazette, la Kolnische Zeitung, la sage conseillère des catholiques allemands.
Milan, la cité la plus vivante de l'Italie, a son vaillant Osservatore cattolico; elle a aussi, sinon dans ses murs, du moins dans son voisinage, à Bergame, le jeune portevoix de la démocratie chrétienne, le Domani d'Italia.
J'ai demandé à ces divers organes des groupes catholiques les plus agissants de l'Europe, ce qu'ils pensaient de nos affaires de France. Dans les colonnes du Bien Public, j'ai trouvé un article un peu sévère et grondeur intitulé «décadence!».
Dans les pages du sympathique Domani, j'ai trouvé une note de fraternelle compassion sous ce titre: Povera Francia! Pauvre France! La vertueuse gazette de Cologne nous donne avec loyauté, et dans des sentiments de fraternité chrétienne, de précieux conseils qu'elle résume dans cette devise: Aide-toi, le Ciel t'aidera!
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Décadence! s'écrie le sévère Bien public, «La France, dit-il, rétrograde peu à peu vers la situation humiliée à laquelle sont tombées l'Espagne et l'Italie, sous la désastreuse action de la franc-maçonnerie et des sectes révolutionnaires.
Comparée à l'armée allemande, l'armée française, sur le pied de guerre, manifeste une infériorité de 613.000 fusils, de 35.000 sabres, de 664 canons, d'après une étude récente de M. Chéradame.
Autre cause de faiblesse, d'une importance capitale: tandis que la dette publique est en Allemagne de 284 francs, et en Angleterre de 377 francs par habitant, elle atteint en France le chiffre énorme de 800 francs, et elle s'accroit chaque année.
Et, après la suppression de l'enseignement chrétien, dans peu d'années, le niveau intellectuel aura baissé effroyablement; quant au niveau moral, il sera au-dessous de tout».
Le Bien Public ne veut pas cependant que nous nous découragions. «La France, dit-il, est-elle donc dans une situation désespérés? Nous ne le pensons pas. Aux derniers scrutins législatifs, dans plus de cent trente circonscriptions, il eût suffi d'un déplacement de quelques voix pour que l'opposition obtint la majorité. C'eût été une victoire écrasante; et cette victoire, elle n'est pas hors de la portée des catholiques si, au lieu de s'abandonner au découragement et aux récriminations mutuelles, ils savent s'entendre, s'organiser, oublier ce qui les divise, pour ne songer qu'à sauver dans leur pays, la cause de la foi, de la liberté et de la civilisation.
Qu'ils s'inspirent de l'exemple donné au cours du XIXe siècle, par les catholiques d'Allemagne, de Hollande et de Belgique. Les mêmes efforts sauront amener les mêmes résultats heureux».
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Povera Francia! Pauvre France! s'écrie le Domani d'Italia. «La liberté et la justice y sont foulées aux pieds par une majorité sectaire qui n'a pas d'autre mobile commun que la haine de l'Eglise.
C'est l'esprit jacobin de la Révolution française qui inspire un gouvernement bourgeois aux dépens de la classe ouvrière à laquelle on fait attendre indéfiniment les réformes promises, sous prétexte d'en finir avec le cléricalisme. C'est le règne des idées philosophiques de l'allemand Hegel, qui divinise l'Etat et le pousse à envahir sans cesse et à occuper violemment le champ d'action réservé à l'Eglise. Le diagnostic du mal est complexe. La cause en remonte un peu à tous et, pourquoi ne pas le dire, aux catholiques eux-mêmes, qui n'ont pas su ni voulu suivre immédiatement les sages conseils du Pape, et qui, en se divisant, ont rendu facile la victoire de l'ennemi. Et maintenant, la politique sectaire et libertaire du Ministère menace de conduire la nation à la ruine définitive. Pauvre France! Povera Francia!».
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Aide-toi, le ciel t'aidera! - Ceci c'est le conseil du grand journal catholique allemand, la Gazette de Cologne.
De nos jours plus que jamais, dit la gazette, les catholiques de tous les pays, mais surtout ceux de France, doivent se rappeler le proverbe: «Aide-toi et le ciel t'aidera!». Il est évident que le «bloc» ira jusqu'au bout et qu'il détruira toute l'organisation de l'Eglise en ce pays. Qui l'en empêcherait? Les catholiques français, dans la situation actuelle, en sont tout à fait incapables.
«Que font les catholiques français? Ils se plaignent amèrement des persécutions du Ministère Combes, plaintes assurément justifiées. Ils font aussi de grands sacrifices pécuniaires pour les congrégations persécutées, chose louable. Mais on n'aperçoit rien d'une action collective et bien combinée de défense: ce qu'on propose ne trahit que trop souvent le désarroi et l'absence d'un plan bien arrêté. Beaucoup de protestations brillantes, beaucoup de belles manifestations oratoires, mais nous ne remarquons nulle part une organisation politique qui, seule, serait en état de sauver le pays et l'Eglise dans une lutte qui se poursuit principalement au Parlement… Les catholiques français ne possèdent, au fond, aucun grand organe influent de style moderne qui pénètre dans toutes les couches de la société…
Quand un jour, les catholiques français prendront la résolution de créer un bloc parlementaire, ils devront se familiariser avec la pensée que ce groupe ne pourra point faire seulement de la politique religieuse, mais qu'il devra être très actif dans tous les domaines de la vie publique, s'il veut défendre avec succès les intérêts légitimes de l'Eglise. Ce parti devra avoir un programme politique et notamment un programme social pratique… Aide-toi et le ciel t'aidera!».
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Ce que la chère Gazette ne voit pas, nous le voyons poindre, nous, un peu tard, c'est vrai, mais il vaut mieux tard que jamais. Nous voyons s'organiser l'Action libérale populaire, et nos chefs sonnent le ralliement et le combat.
«Nous ne voyons pas, s'écrie Coppée à Lille, comment nous sortirons de cette anarchie qui nous conduit à la ruine… N'importe! continuons la lutte, car le mot désespoir n'est pas chrétien. Luttons avec acharnement, sans repos ni trêve, avec les seules armes que nous ayons, les armes légales… Luttons par la presse, jusqu'à ce qu'on brise notre plume; luttons par la parole tant qu'on ne nous aura pas baillonnes! Exhortons sans cesse nos amis à l'effort commun, à l'action d'ensemble, à l'esprit d'union parfaite et d'accord absolu; car nous ne vaincrons qu'à cette condition et en formant bloc contre bloc… ». «Luttons, nous dit M. de Mun dans sa lettre au congrès de Chalon, luttons par tous les moyens que la liberté met en notre pouvoir: protestations publiques, manifestations dans la rue, réunions, conférences, articles de journaux, revendications judiciaires, œuvres enfin d'organisation et d'action…
L'organisation existe: c'est l'Action libérale populaire, elle est déjà très forte, très puissante; en un an, elle a couvert la France de ses adhérents et de ses comités… Mais il ne faut pas borner son action à la seule préparation électorale. Comme nous le disions dès 1892, la question religieuse et la question sociale sont intimement liées, et elles constituent ensemble toute la question politique… Après avoir revendiqué la liberté religieuse la plus entière et celle de l'éducation chrétienne, nous demandions une organisation professionnelle qui permette de prévenir les conflits, de créer des caisses de retraite et d'assurance, de déterminer dans chaque profession le taux du salaire, de constituer entre les mains des travailleurs une certaine propriété collective.
Nous demandions aussi une législation sociale capable de protéger le foyer et la vie de famille, par la restriction du travail des enfants et des femmes, l'interdiction du travail de nuit, la limitation de la journée de travail, l'obligation du repos dominical, la constitution du bien de famille.
Sans adopter nécessairement tous les points de ce programme, l'Action libérale populaire doit avoir en vue de donner satisfaction par des réformes loyalement étudiées aux légitimes revendications des travailleurs et les aider à secouer, par la force de l'organisation professionnelle, le joug des syndicats socialistes».
C'est là, chers lecteurs, l'objet de notre propagande mensuelle à la Chronique. Encore une fois, agissez!
France, aide-toi, et le ciel t'aidera!
La Chronique du Sud-Est, N. 5, mai 1903, pp. 149-151.
SOCIALISME OU DEMOCRATIE CHRETIENNE
C'est le grand problème du vingtième siècle.
La fin du dix-huitième siècle et tout le dix-neuvième ont formé une période de révolution et d'évolution pour la conquête des libertes civiles et politiques.
L'œuvre s'est mal faite, parce que l'Europe n'avait plus assez de sève chrétienne. Peut-être aussi a-t-il manqué à l'Eglise, au temps de la révolution, un Pape de l'envergure de Léon XIII, qui sût briser avec trois siècles de traditions autocratiques, pour montrer dans l'Evangile la dignité humaine, source de toutes les vraies libertés!
La conquête est faite cependant. Les peuples de l'Europe jouiront, à l'avenir, de la liberté civile et politique. La crise jacobine actuelle en France sera passagère.
Il reste à conquérir l'égalité fraternelle. Sous l'ancien régime l'aristocratie de race avait conservé trop longtemps des privilèges qui n'étaient plus justifiés par des services. Au dix-neuvième siècle s'est élevée une aristocratie capitaliste, qui n'a pas souvent tenu compte des droits naturels et chrétiens de l'ouvrier.
Les travailleurs souffraient et murmuraient sans bien comprendre les causes du mal et ses remèdes.
Deux médecins ont offert au prolétariat malade leurs consultations: le socialisme et la démocratie chrétienne. Le socialisme eut pour principal interprète Karl Marx, la démocratie chrétienne eut pour premier chef Mgr Ketteler, évêque de Mayence.
Tous deux conviennent que l'organisation actuelle du prolétariat est défectueuse.
La théorie collectiviste a surtout réussi à formuler et à entretenir la haine sociale en partageant la société en deux camps, le camp de exploiteurs et celui des exploités. Elle n'a jamais su proposer un plan pratique de réorganisation sociale.
La démocratie chrétienne a montré l'inanité de l'utopie collectiviste et l'impossibilité de transformer en un jour la répartition des richesses. Mais elle réclame avec insistance des réformes législatives qui sauvegardent la dignité personnelle du travailleur et les droits que chaque être humain tire du devoir de conserver sa vie.
Le collectivisme demande une révolution; le catholicisme social demande des réformes sérieuses et promptes en faveur des travailleurs.
Karl Marx a perdu du terrain, ses théories sont fort discutées et la fausseté de ses prétendues lois sociales saute aux yeux. Une partie des socialistes abandonne son programme et passe au réformisme avec Bernstein en Allemagne et Millerand en France.
L'heure est favorable pour nous. Le socialisme se met tout d'un coup en retard de trente ans.
Le réformisme, c'est notre programme. Millerand le démarque et le fait sien en y ajoutant l'étiquette anticléricale. C'est un plagiat à signaler partout. Ce que les réformes de Millerand ont de bon, il le prend dans nos vieux programmes, dans nos revues, dans nos brochures.
Le grand réformiste, c'est Léon XIII, qui a développé et sanctionné les vues heureuses de Ketteler.
Le peuple aime les thèses claires et faciles. Il faut lui signaler partout la faillite du marxisme et l'évolution du socialisme qui en vient à nous copier et à voler nos programmes.
Le socialisme, nouveau jeu de Millerand, demande la création des caisses de retraite et d'assurance, l'organisation professionnelle qui permette de prévenir les conflits, la limitation de la journée de travail, la constitution d'une propriété collective entre les mains des travailleurs. Mais tout cela, c'est le programme d'Albert de Mun, encouragé par le Pape dès 1892.
Tout cela nous le voulons, et tout cela ressort des principes de l'Evangile.
J'aime cette pensée de Lamartine: «L'Evangile est plein de promesses sociales encore obscures; il se déroule avec les temps, mais il ne découvre à chaque époque que la partie de la route qu'elle doit atteindre» (sur la Politique rationnelle; 1831).
Verrons-nous plus tard le salariat supprimé et remplacé par l'association, au moins dans une grande mesure? Dieu le sait. En tout cas, il serait parfaitement utopiste d'essayer cela dans une révolution où toutes les richesses actuelles sombreraient.
Mais, ce qui est possible, c'est de protéger par la loi la liberté du contrat de travail; c'est de sauvegarder les droits de la nature humaine: le repos hebdomadaire, les ménagements dus à la femme et à l'enfant, l'assistance nécessaire à la vieillesse et à la souffrance, le droit à la vie par la juste mesure du travail et du salaire.
Tout cela, nous le voulons. Cela ressort du décalogue et de l'Evangile. Et les catholiques plus que tous les autres peuvent le réaliser parce qu'ils y sont poussés par leur foi elle-même et par leurs sentiments religieux. Ils l'ont prouvé par les institutions et les règlements qu'avaient établis les meilleurs siècles chrétiens.
Socialisme ou démocratie chrétienne, ce problème du siècle doit être l'objet de vos études et de vos conférences, jeunes gens chrétiens. C'est la thèse quotidienne des journaux catholiques en Italie. C'est aussi le terrain de la lutte des catholiques d'Allemagne et de Belgique contre le socialisme.
Il faut démontrer au peuple que cette égalité fraternelle à laquelle il aspire ne peut être réalisée dans la mesure possible que par les catholiques, tant à cause de leur esprit de charité que de la précision de leur programme social.
Le cardinal archevêque de Naples a dernièrement proposé à son clergé un concours sur cette question: socialisme ou démocratie chrétienne. C'est la question vitale. C'est celle qui préoccupe tous les esprits populaires. C'est le champ clos de la croisade moderne.
La gloire d'un chevalier d'antan était de tuer quelques sarrasins. Celle d'un chevalier moderne doit être de convaincre quelques ouvriers de la supériorité de la démocratie chrétienne sur le socialisme.
Mais, comme le rappelait si à propos Marc Sangnier l'autre jour, l'arme de ce combat c'est l'amour.
Prouvez aux travailleurs que vous les aimez plus intelligemment, plus pratiquement que les socialistes, et, comme les croisés, vous aurez noblement bataillé pour le règne du Christ.
La Chronique du Sud-Est, N. 6, juin 1903, pp. 185-186.
PIE X
L'AMI DES HUMBLES
La caractéristique de Pie X, c'est la bonté. Quelques traits gracieux de sa vie ont déjà suscité le souvenir des noms les plus aimés, ceux de François de Sales, de Vincent de Paul, de Féneton. Quoi qu'il en soit des prophéties. Léon XIII a été une lumiére céleste par l'élévation de sa doctrine, Pie X sera un feu ardent par les flammes de son cœur brûlant de charité.
Il a été aimé, adoré, partout où il a passé. Son médecin vénitien, le voyant fatigué ces jours-ci, disait aux gens du Vatican: «Vous nous avez pris un ange, faites en sorte de nous le conserver».
D'une bonté de cœur incomparable, Pie X a toujours eu plus de dettes que d'épargnes, il n'a jamais su refuser un secours aux besogneux.
Généreux comme Vincent de Paul, il s'endette pour organiser une caisse rurale de crédit; dévoué comme Fénelon, il donne son pot-au-feu à une pauvre famille, au grand scandale de sa bonne sœur, qui présidait à son ménage.
Donner c'est bien, mais il faut donner avec prudence. Pie X savait organiser les œuvres. Curé de Tombolo, puis de Salzano, il établit des caisses rurales, des associations agricoles et des mutualités. Il est de l'école de Bergame, d'où est sortie la démocratie chrétienne d'Italie.
Il est ami personnel des créateurs du grand mouvement social de la Lombardie, du Comte Medolago, petit-fils de joseph de Maistre, et de l'avocat Rezorra. Curé, évêque et cardinal, il reçoit les publications de ce groupe, il en suit les congrès. Il est président d'honneur des grandes réunions de Mantoue et de Venise.
Les questions sociales l'ont toujours passionné. Il s'intéressait de toutes ses forces à toutes les entreprises ayant pour but l'amélioration des classes pauvres. Il ne craignait même pas d'intervenir en personne dans les différends entre ouvriers et patrons, et c'est grâce à ses bons offices qu'une grève assez violente dans les manufactures de cigares eut une solution pacifique.
Il prit une grande part à la réorganisation de l'Œuvre des Congrès dans le sens de la démocratie chrétienne, mais avec sa bonté et sa prudence habituelles, il ne voulut pas qu'on jetât le discrédit sur l'ancien président de l'œuvre, le Comte Paganuzzi. Il lui écrivit une lettre ouverte datée du 28 décembre 1902, où il le félicitait «d'avoir fondé et développé une foule d'institutions de tout genre, principalement celles qui visent le bien du peuple, telles que les caisses rurales, les associations agricoles, les sociétés de secours mutuels, les banques catholiques, les unions professionnelles, les maisons ouvrières, le secrétariat du peuple…».
Il aimait filialement Léon XIII, il continuera ses directions sociales et en pressera l'application. Le 17 mai dernier, il présidait à Venise, en la grande salle de son patais, la fête commémorative annuelle de l'Encyclique Rerum novarum. Il était entouré de ses chanoines, des curés de la ville et de l'aristocratie vénitienne. Le vaste salon était rempli d'hommes d'œuvres et de jeunes gens catholiques, Mgr Rossi prononça un éloquent discours sur l'action sociale de Léon XIII. Le pieux cardinal reprit le même thème et, avec des paroles débordantes de charité, il exhorta tous les assistants et en particulier la jeunesse à goûter le prix de ce trésor merveilleux des encycliques pontificales et à les mettre en pratique, puis il écouta debout un hymne à Léon XIII chanté par un chœur d'ouvriers.
On se demande si Pie X fera de la politique. Il ne fera pas évidemment de politique pure. Il ne prendra parti pour aucune forme de régime social. Comme Léon XIII, il blâmera et condamnera la désunion et l'abstention. Il dira aux catholiques: «Unissez-vous, sous quelque régime que ce soit, et travaillez à ce que l'Etat et les communes respectent la religion».
A Venise, il voulut et il obtint l'union des catholiques avec les libéraux modérés dans les élections administratives. N'est-ce pas toute la politique de Léon XIII?
Les libéraux observèrent d'ailleurs exactement à Venise les conditions posées par les catholiques, en réservant à ceux-ci, dans le Conseil municipal et l'Assemblée provinciale, un nombre de sièges proportionné à leurs forces électorales. Les anticléricaux furent battus avec leur programme sectaire qui voulait supprimer la prière et l'instruction religieuse dans les écoles.
Le nouveau Pape va renvoyer les prêtres à la sacristie, disent les faux libéraux. Pas tant qu'ils croient. Pie X sait que le prêtre est citoyen et qu'il peut donner partout de sages conseils. Ce qu'il a réalisé lui-même à Venise, l'alliance des catholiques avec les modérés contre les sectaires impies, il désire que le prêtre y contribue partout. Vous pensez qu'il ne permettra pas aux prêtres d'user avec discrétion de leur influence légitime pour empêcher que les tyranneaux de village détruisent la religion, écoutez plutôt une histoire: C'était en 1895. Le cardinal Sarto était depuis un an patriarche de Venise. Il goûtait fort le zèle infatigable d'un de ses curés, l'abbé Cerutti, pour la fondation des Caisses rurales. Un groupe de jeunes démocrates chrétiens de Palerme avait écrit à don Cerutti pour qu'il voulût bien aller faire une tournée de propagande en Sicile. Le curé renvoya la demande à son évêque. Le Patriarche adressa lui-même à ces jeunes gens cette charmante lettre qui vous peint tout son cœur et sa pensée intime:
Venise, 4 juillet 1895
« Mes chers Amis,
J'avais précisément décidé que don Cerutti n'irait pas à Palerme; car le dimanche 21 courant, il y a, à Gambarare, sa paroisse, des élections administratives, et je voulais qu'il ne manquât pas, lui non plus, pour exciter les électeurs à la lutte. Mais, à la fin, je n'ai pas pu résister aux prières de M. Paganuzzi (le président de l'Œuvre des congrès). Donc, à la condition que mercredi 16 courant il sera de retour, vivant ou mort de la Sicile, je lui ai accordé la permission de partir. J'ai donc le plaisir de satisfaire pleinement vos désirs, dans l'espérance que le brave don Cerutti avec sa faconde vénitienne, et surtout avec la bénédiction du Seigneur, pourra augmenter encore un peu la ferveur de ces champions qui, la-bas, combattent pour la plus sainte des causes…».
Voilà tout Pie X: pieux, bon spirituel, ami des jeunes gens et des œuvres, il veut aussi que le prêtre et les catholiques travaillent de concert à restaurer dans la société le respect du Christ.
Chers amis du Sud-Est, vous n'avez rien à changer à votre action sociale, vous avez seulement à la rendre plus active, plus intense, plus généreuse, si vous voulez que votre zèle ressemble un peu au feu ardent qui brûle au cœur de notre saint Pontife, Pie X.
La Chronique du Sud-Est, N. 8 et 9, aoûtseptembre 1903, pp. 273-275.
LEON XIII
Leon XIII s'en est allé au ciel. L'émotion qui se manifeste partout montre assez qu'il a eu une grande action dans la société contemporaine. Il a creusé des sillons profonds et jeté des semailles dont la poussée et la floraison attirent les regards et promettent des moissons.
Chaque siècle a ses géants de la pensée et de l'action, ses esprits dirigeants, Léon XIII a été de ceux-là dans notre temps.
Il était de race siennoise, de la vieille république religieuse et démocratique, qui eut l'âme aussi artiste et plus originale que Florence; de la cité de cette vierge étrange, Catherine de Sienne, qui eut l'esprit pontifical plus que les Papes de son temps.
Les Pecci avaient quitté Sienne pour Carpineto, un petit fief de montagne, le pays des charmes (carpini), de ces grands arbres un peu rudes qui rivalisent d'ampleur avec les chênes, mais qui sont plus souples et plus susceptibles d'être dirigés pour former de beaux et utiles ombrages.
Sienne est un mélange de la fine race des étrusques et de la vaillante et loquace lignée des Gaulois.
Carpineto n'est pas loin des molles vallées de Naples et de Capoue, du pays de l'oranger et des fleurs, mais son climat de montagne entretient l'austérité des mœurs et la vigueur de la race chez ses nobles chasseurs et ses rustiques laboureurs.
Les Pecci sont les seigneurs du pays Leur castel a un aspect féodal. Un Pecci de Carpineto a naturellement l'esprit d'autorité. Les paysans de là-haut lisent peu et voyagent peu, ils en sont encore aux mœurs du XVIIe siècle. En voyant partir de chez eux le jeune Pecci pour suivre la carrière cléricale, ils devaient se le représenter spontanément comme appelé à quelque haute prélature, sinon à la dignité suprême dans l'Eglise.
La Providence conduisit le jeune prélat à Bruxelles pour y gérer la nonciature. Il s'y forma. Le charme austère de Carpineto, transplanté dans le Nord, reçut à Bruxelles les plis et les courbes qui l'adaptèrent à la société contemporaine. Il y avait là une sève catholique circulant à travers les greffes de la vie moderne. Le Congrès de Malines poussait même un peu au delà des limites l'adaptation de la tradition chrétienne aux nouveautés politiques et aux hardiesses de l'esprit contemporain. Léon XIII prit de l'esprit libéral et moderne tout ce qui était compatible avec l'orthodoxie théologique. La Belgique donna à son éducation générale sa dernière forme. Il est resté dans une grande mesure un esprit belge. Il devait être un Pape italien, tempéré et modifié, par la culture du Nord.
Il avait lu à Bruxelles Montalembert, Deschamps et La Mennais; à Pérouse, il lut Manning et Ketteler; devenu Pape, il lisait volontiers Gibbons, Decurtins, Windthorst, Toniolo.
Il ne fut pas seulement un intellectuel, mais un homme d'action. Il ne se contenta pas de lire les sociologues, il fonda des œuvres. Evêque de Pérouse, il établit des écoles du soir, des monts-de-piété agricoles, des jardins de saint Philippe de Néri, des cercles et patronages. C'est un évêque social.
Il avait lu ces paroles de Ketteler: «Dans les siècles chrétiens, le clergé ennoblissait toute la vie publique en y portant la douce et pure lumière de l'Evangile. Aux siècles de décadence une autre action s'est substituée à celle du clergé. Il s'est retiré peu à peu de l'art, des lettres, des sciences, de la vie politique et sociale… Le pasteur d'âmes s'est changé en Ministre du culte (parole protestante, janséniste et joséphiste, acceptée cependant par beaucoup de catholiques). Le prêtre est à l'église, il administre les sacrements, dirige les âmes pieuses… En dehors, le peuple écrit, lit, pense et agit sans se préoccuper si cela répond à ses devoirs de chrétien et sans que le prêtre ait quelque chose à dire… Le prêtre craint de troubler les classes élevées et les classes dirigeantes. Il craint de s'occuper de presse, d'associations, de vie publique, parce que l'Etat verrait cela avec envie. Les vieux prêtres en sont là. Le jeune clergé rentre dans la vie sociale…».
Il suivait le mouvement de l'œuvre des Cercles en France et en Belgique, du Gesellenverein en Allemagne.
Elu Pape, il devait être un Pape politique et social.
Il avait lu les pronostics des grands esprits catholiques. Balmès avait écrit: «L'alliance de l'Eglise et du pouvoir absolu est-elle donc nécessaire? non. La religion profite sous toutes les formes politiques. Elle n'a pas autant de pertes à regretter de Louis-Philippe que' de Louis XIV. Ce n'est pas la forme qui importe, mais l'esprit du gouvernement. Le monde est malade, il ne peut être sauvé ni par les diplomates, ni par les rois, ni par les démagogues. Il ne guérira que par l'alliance de la religion et de l'esprit de progrès. Et cette alliance ne se réalisera que si elle est faite par un Pape…».
Ozanam avait dit: «Ce que je sais d'histoire me donne lieu de croire que la démocratie est le terme naturel du progrès politique et que Dieu y mène le monde… Je crois voir le Souverain Pontife consommer ce que nous appelions de nos vœux depuis vingt ans, et passer du côté des Barbares, c'est-à-dire passer du camp des rois, des hommes de 1815, dans celui du peuple. - Et en disant: Passons aux Barbares, je demande que nous fassions comme lui, que nous nous occupions du peuple qui a trop de besoins et pas assez de droits, qui réclame avec raison une part plus complète aux affaires publiques, des garanties pour le travail et contre la misère, qui a de mauvais chefs mais faute d'en trouver de bons» (Lettres, 1848 et 1849).
Léon XIII devait essayer d'être ce Pape, qui réconcilierait le peuple et l'Eglise.
Comme les autres Papes et d'une manière éminente même, il donnerait une puissante impulsion aux études et à la piété, mais il marquerait son sillon principalement en codifiant la doctrine politique et sociale de l'Eglise. Une vingtaine d'encycliques devaient y contribuer: celles de 1878, sur les maux de la société au temps présent et sur les erreurs modernes; celles de 1880 sur la famille, de 1881 sur l'origine du pouvoir civil, de 1884 sur la question religieuse en France, de 1885 sur la constitution chrétienne des Etats, de 1888 sur la liberté, de 1890 sur les devoirs civiques des chrétiens, de 1891 sur la condition des ouvriers, de 1892 sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat, particulièrement en France.
Quel était le sens de sa politique? Il mettait d'abord à l'abri le principe et la fin des sociétés civiles. - Dieu a fait l'homme pour vivre en société. - Les nations comme les individus doivent honorer Dieu et obéir à sa loi.
Après cela, qu'importaient les formes de gouvernement? Elles sont toutes contingentes et variables. Elles dépendent des circonstances historiques. La raison et l'histoire attestent que la république et la monarchie peuvent également réaliser le but de la société, qui est le bien commun. Pourquoi le comte Pecci devenu Pape haïrait-il la république? Est-ce que ses aïeux n'étaient pas des citoyens de la noble et religieuse république de Sienne?
Il résolut de suite de ne pas se résigner à voir, pendant tout son pontificat, les nations catholiques ruinées par les luttes des partis. Il appliqua le principe général que les intérêts privés les plus respectables doivent s'incliner devant l'intérêt commun. L'ordre public est si nécessaire que les gouvernements de fait reçoivent de lui une sorte de consécration. C'est un devoir d'accepter ces gouvernements en vue du bien public, quelles que soient les préférences personnelles de chacun, parce que l'insurrection a des conséquences trop déplorables, elle attise les haines et jette les nations dans le chaos de l'anarchie.
Tel devait être le sens général de toutes les directions politiques du Pape. Aux catholiques de France il devait dire: «Acceptez la république»; à ceux d'Espagne, d'Allemagne, de Portugal, il devait répéter: «Laissez sommeiller le carlisme, le guelfsme, le miquelisme; unissez-vous tous pour réclamer de bonnes lois et pour gagner le peuple à l'Eglise».
Il devait répéter sans cesse aux Français: «Qu'importe la forme républicaine? La république a l'esprit essentiellement variable des hommes que la majorité porte au pouvoir. Elle a en France actuellement l'esprit de secte, de lucre, et d'oppression; elle sera bien forcée, le jour où nos amis auront le pouvoir, de prendre un esprit de justice et de liberté».
Mais comment arriver à conquérir la majorité et le pouvoir? Il faut aller au peuple avec les principes de justice et de charité de l'Evangile; il faut lui expliquer et lui prouver qu'en dehors de l'Evangile il se heurtera toujours à l'égoïsme et à l'esprit de lucre. Il faut aller à lui avec des œuvres; il faut lui redire l'histoire des siècles chrétiens et les principes de la sociologie catholique. Il faut prendre la tête du mouvement démocratique en ce qu'il a de sage et de pratique et réclamer des lois sociales et l'organisation corporative.
Et c'est ainsi que les directions sociales de Léon XIII concordent avec ses directions politiques et les complètent. Tout se résume en deux mots: accepter le gouvernement de fait et sur ce terrain montrer au peuple que son relèvement véritable ne peut sortir que de l'Evangile.
Tout le pontificat de Léon XIII est là. L'impulsion est donnée, on ne fera plus machine en arrière et les catholiques unis arriveront au port à travers la tempete.
La papauté n'a-t'elle donc eu qu'à se louer de la monarchie? Un Pape peut-il ne pas se souvenir de Philippe-le-Bel et de ses légistes. Léon XIII a été élevé à Anagni où Nogaret a souffleté Boniface VIII.
On parlait encore, dans l'enfance de Léon XIII, de la tyrannie gallicane des souverains du XVIIIe siècle, de Louis XV et de Choiseul; de Charles III d'Espagne; de Ferdinand IV de Naples et de son ministre Tanucci; de Joseph II d'Autriche; de joseph de Portugal et de Pombal.
Il se rappelait toute l'histoire des cités italiennes, qui trouvèrent sous le régime municipal et républicain, la prospérité, la puissance et la gloire, alors que l'influence salutaire de l'Eglise pénétrait toutes les parties du corps social.
Il ne pouvait avoir que cette pensée: donnez-nous un gouvernement chrétien et il procurera le bien et la félicité du peuple.
***
Il est intéressant d'étudier le contraste apparent entre Léon XIII et Pie IX.
Ont-ils enseigné des doctrines différente ? non, mais ils les ont présentées différemment.
Pie IX a pris souvent le ton de la gronderie, de la condamnation et de l'anathème. Il régnait au commencement des épreuves actuelles. Tout s'effondrait: l'organisation chrétienne des Etats, le principat civil des Pontifes romains. La philosophie allait au scepticisme, l'exégèse détruisait l'Ecriture sainte, les mœurs baissaient partout. Les catholiques eux-mêmes acceptaient des thèses d'un libéralisme compromettant. Pie IX pleura comme Jérémie; il mit le vinaigre sur la plaie pour la guérir; il gronda et réprimanda; il signala partout les erreurs et en publia le catalogue ou syllabus. Il sonnait l'alarme et menait une campagne défensive.
La Providence n'éloigne pas non plus absolument les éléments humains du gouvernement de l'Eglise. Pie IX n'écrivait pas par lui-même. Il n'en avait pas le goût comme Léon XIII, et les cérémonies extérieures innombrables de ce temps là ne lui en laissaient pas le loisir. Il indiquait ses idées et ses secrétaires leur donnaient une forme littéraire. Mgr Mercurelli fut son principal collaborateur. C'était un saint prélat, docte et pieux, mais un peu mélancolique et maladif, qui donnait aux pensées de Pie IX un vêtement de deuil ou d'élégie.
Léon XIII se vit en face d'un monde à regagner. Pourquoi gronder des enfants qui n'écoutent plus et ne se laissent plus intimider par les reproches? Il fallait appliquer le principe de saint François de Salle: «On prend plus de mouches avec une goutte de miel qu'avec un tonneau de vinaigre».
Léon XIII fit de l'apologétique plutôt que de la casuistique. Comme Chateaubriand avait fait après la Révolution, il rappela à notre société le génie du christianisme. Il dit aux peuples: «Vous désirez un accroissement de bien-être social, une répartition plus équitable des richesses communes, c'est l'Eglise qui peut vous procurer tout cela. Nous l'avons vu régner dans les siècles chrétiens dont les monuments rappellent la grande prospérité. - Les beaux mots de liberté et de fraternité vous séduisent, c'est l'Evangile qui les a inventés. Le paganisme auquel vous retournez était le règne de l'esclavage, de l'oppression et de l'égoïsme. Entendez le Christ qui vous dit: «Venez à moi, vous tous qui souffrez, et je vous soulagerai».
Comme saint Paul avait dit aux athéniens: «Vous cherchez le Dieu inconnu, je viens vous l'annoncer», Léon XIII dit aux peuples modernes: «Vous cherchez la vraie liberté et l'égalité fraternelle, venez à l'Eglise, elle seule peut vous les donner».
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Je me permets, d'ajouter ici quelques souvenirs personnels. J'ai connu le cardinal Pecci au Concile en 1869. Mes fonctions de secrétaire sténographe me mettaient en rapport avec tous les Pères de la sainte assemblée. Les conversations des coulisses du Concile me permettaient de connaître l'attitude et les dispositions de la plupart d'entre eux.
Le cardinal Pecci n'était ni de la droite ni de la gauche. Il était lui-même. Il avait trop d'intelligence et de caractère pour subir une influence et pour marcher dans les rangs. On sentait déjà l'homme qui pourrait faire un Pape.
Il pensait certainement avec la droite que l'enseignement traditionnel de l'Eglise était favorable à l'infaillibilité pontificale, mais il regrettait que cette question fût agitée dès le commencement.
La gauche aurait voulu faire un Concile plutôt apologétique, où l'on rappellerait les bienfaits de l'Eglise, pour ramener les peuples à la foi. Le cardinal Pecci reconnaissait qu'il y avait du bon dans cette pensée. Il eût aimé aussi qu'on commençât par là. Il ne le cachait pas et il montrait de la sympathie à plusieurs des chefs de l'opposition, aux évêques de Mayence, d'Orléans, de Colocza. On sentait qu'il dominait les partis, et si le Concile avait duré plus longtemps, il y aurait pris certainement une influence prépondérante.
Je ne le revis pas pendant les premières années de son pontificat.
En 1884 seulement et en 1886, je le vis à l'occasion de mes premiers essais de société religieuse. J'étais présenté par Mgr Thibaudier, qui lui signalait mes œuvres de Saint-Quentin, le collège ecclésiastique, le cercle et le patronage ouvriers. Je reçus de lui un encouragement bien vif et bien réconfortant. Des œuvres d'apostolat qui atteignaient la jeunesse de toutes les classes, c'était son idéal.
En 1888, j'allai le remercier du Bref d'encouragement qu'il m'avait donné pour la société des Prêtres du Sacré-Cœur. Il me reconnut et me prouva par là son étonnante mémoire: «Je vous ai vu, me dit-il, (je vous ai vou) il y a deux ans». Il me retint assez longuement et me parla de mes œuvres. Comme je lui demandais de bénir les missions que nous préparions pour la République de l'Equateur, il me répondit: «Gardez vos meilleures forces pour la France, elle a tant besoin d'apôtres!».
Mais c'est surtout depuis 1895, que je l'ai vu fréquemment et qu'il m'a témoigné une bienveillance particulière, à cause de ma campagne d'apostolat social par mes livres et par des discours et conférences dans maints congrès et réunions.
Mon Manuel social parut en 1894. Je l'envoyai au saint Père et je reçus par le cardinal Rampolla les plus bienveillantes félicitations. C'était deux ans après l'Encyclique Rerum novarum et le Pape voyait avec plaisir que ses enseignements fussent présentés sous une forme didactique et populaire.
Dans les hivers de 1896, 97 et 98, je donnai à Rome des conférences sociales devant les plus brillants auditoires, où se mêlaient des professeurs et des élèves de plusieurs facultés et de divers instituts religieux. Plusieurs cardinaux daignaient y assister. Léon XIII, qui a toujours aimé à savoir ce qui se passait à Rome, était informé de tout. Il en parlait aux cardinaux, il lisait les comptes-rendus donnés par l'Osservatore romano, il demandait une analyse des conférences à son médecin et à un de ses gardes-nobles, le comte Soderini, qui y assistaient régulièrement. Il jouissait de savoir ses directions sociales présentées et accueillies avec enthousiasme.
Plusieurs fois pendant ces trois années il me reçut en audience, et m'encouragea fortement. «Continuez ces conférences, me répétait-il. Propagez mes encycliques et mes directions». Il savait que pendant la saison d'été je travaillais à la même propagande en divers congrès et réunions ecclésiastiques. Je lui parlai des oppositions que je rencontrais chez les réfractaires. Il me dit: «Ces directions sont cependant conformes au bon sens. Si vous allez contre le sentiment des masses populaires et de la majorité des électeurs, vous vous ferez persécuter et vous ferez haïr l'Eglise».
En 1898, il voulait, pour donner plus d'autorité à ma propagande, m'honorer d'une prélature, je ne pus pas accepter, ayant en vue la vie religieuse. Il remplaça la prélature par le titre de Consulteur de la Congrégation de l'Index. «On saura, disait-il, que j'approuve ses tendances, puisque je lui confie une fonction où on a à juger la doctrine des autres».
C'est à ce moment là que je publiai mon Catéchisme social. J'en fis hommage au saint Père. Il me fit donner par le cardinal Rampolla un encouragement très significatif: «Sa Sainteté, disait le cardinal, a vivement agréé votre hommage et a loué le dessein que vous vous êtes proposé de hâter l'union des catholiques français en faisant mieux comprendre l'importance et l'extension des règles tracées par Elle. En me confiant le soin de vous remercier de cet hommage, le saint Père a daigné vous donner une bénédition spéciale pour vous fortifier dans la continuation de l'étude des questions sociales».
Comme toutes ces questions étaient fort agitées à ce moment là, avant de me donner cette approbation on avait lu tout le Catéchisme mot par mot à la Secrétairerie d'Etat.
Je publiai encore les Directions pontificales et, sous le nom de Rénovation sociale, les conférences que j'avais données à Rome. Trois de ces volumes ont été traduits en italien. Le dernier a été honoré d'une préface de Toniolo.
Il y a deux ans j'allais encore chez le saint Père avec un évêque ami. C'était au moment où l'on critiquait fort les abbés démocrates. Cet évêque me présenta au saint Père en disant: «Celui-ci est aussi un démocrate». - «Oui, dit le saint Père, mais un démocrate selon mes encycliques». Et il ajouta: «Est-ce que vous continuez encore vos conférences?».
Je suis et je veux rester l'humble apôtre des encycliques de Léon XIII. C'est la voie lumineuse et c'est l'espérance du salut.
De là-haut Léon XIII voudra bénir celui qui n'a été que le petit phonographe de ses encycliques.
Le règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés, septembre 1903, pp. 417-427.
PIE X ET LE REGNE DU SACRE-CŒUR
Nous saluons en Pie X l'héritier des apôtres, le Vicaire de Jésus-Christ, le Pasteur des pasteurs. Nous reporterons sur lui tous les sentiments de respect, d'obéissance et d'amour filial que nous avions voués à Léon XIII, d'inoubliable mémoire.
Le cardinal Sarto obéissait pieusement aux directions de Léon XIII. Il a couvert son diocèse d'œuvres sociales, il a beaucoup contribué à l'organisation de la démocratie chrétienne en Italie. L'esprit de notre petite revue a toujours été conforme au sien, nous mériterons ses bénédictions en continuant notre humble apostolat.
Pour ce qui concerne le règne du Sacré-Cœur sur les âmes et les sociétés, c'est l'idéal qui a toujours dirigé son ministère et ses œuvres. Cette pensée maîtresse de sa vie est mise en relief dans un article de la Vérité française, où M. Félix de Rosnay rapporte une conversation que nos illustres amis, M. de Sarachaga et M. le comte d'Alcantara ont eue en sa présence avec le pieux cardinal.
«C'était, dit M. de Rosnay, au Congrès Eucharistique de Venise, au mois de juillet 1897. Guidés par le R. P. Sanna-Solaro, de la Compagnie de jésus, nous eûmes l'honneur d'être présentés à S. Em. le Cardinal Sarto, qui voulut bien nous recevoir avec cette exquise bonne grâce, faite de simplicité et de distinction, qui s'échappe de toute sa personne.
Le cardinal-patriarche de Venise eut la bonté de nous retenir assez longtemps auprès de lui, questionnant particulièrement le baron de Sarachaga, qui se trouvait avec nous, sur la situation sociale et religieuse de la France.
Nous nous rappelons exactement les moindres détails de la conversation qui était des plus cordiales et des plus animées. Au Père Sanna-Solaro, qui le félicitait d'avoir pris l'initiative d'un Congrès Eucharistique à Venise, le cardinal Sarto répondit que son but était de rendre au Christ, régnant dans l'Hostie, la place qui lui est due et que lui ont reconnue pendant des siècles les sociétés vraiment chrétiennes.
Le Christ est roi, disait le cardinal Sarto et il importe de le rappeler au temps où nous vivons. Il est roi, non seulement des individus et des familles, mais roi des sociétés, des nations et des peuples; et, comme tel, il doit régner.
Faisant ensuite une petite digression historique sur les «jours glorieux de Venise», le cardinal Sarto nous expliqua, dans une langue admirablement précise et claire, à quel point la reine de l'Adriatique avait participé, au temps prestigieux de sa dominence, dans sa vie sociale et politique, dans ses institutions, dans ses lois et même jusque dans le symbolisme de ses monuments à la royauté du Christ.
Puis, se tournant vers le baron de Sarachaga, qui arrivait de Paray-le-Monial, le cardinal patriarche de Venise, ajouta: «Et n'est-ce pas pour protester contre la méconnaissance de ses droits à la royauté mondiale, que le Sacré-Cœur est apparu à la bienheureuse Marguerite-Marie Alacoque et qu'il a dit ces paroles si pleines à la fois d'espérance et de réconfort: Je veux régner et je régnerai malgré Satan et tous ceux qui voudront s'y opposer».
C'est là une grande parole, continua le cardinal, et, nous enveloppant de ce regard si doux et si pénétrant qui lui est particulier, il appuya avec une lenteur incisive:
C'est à cela qu'il faut revenir. je m'y attacherai pour ma part, et par tous les moyens, je m'efforcerai de promouvoir, coûte que coûte, la royauté du Christ».
Pie X sera donc avant tout l'apôtre de la royauté du Sacré-Cœur. Il y travaillera avec ardeur et avec amour. Cela lui méritera le nom d'Ignis ardens, quelle que soit l'authenticité de la prophétie.
Le règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés, septembre 1903, pp. 428-430.
LE BON PASTEUR
Pie X a parlé. Il a justifié sa réputation de bonté, de douceur, de mansuétude et de charité.
Tel le Bon Maître jésus allait, gagnant les foules par son aménité. Il se dépeignait lui-même sous les traits du Bon Pasteur, du Bon Samaritain, du Père de l'enfant prodigue. Il accueillait les pécheurs; il attirait tout le monde à lui.
Pie X est bon. Il contemple l'humanité souffrante, semblable au pauvre blessé du chemin de Jéricho. Il ne peut voir sans terreur, nous dit-il, la maladie si profonde qui travaille la société humaine et qui menace de la conduire à sa ruine.
Le mal est grand. Il semble qu'on en soit venu aux temps si redoutables de l'Antéchrist et que le Fils de perdition, annoncé par l'Ecriture, ait déjà fait son apparition sur la terre.
Ayons confiance malgré tout, prions et agissons. La bonté de Dieu est si grande!
Relisez cette page digne de l'apôtre saint jean:
«Il n'y a pas de remède plus efficace que la charité. En vain, espérerait-on attirer les âmes à Dieu par un zèle empreint d'amertume…
Contemplez l'exemple du Sauveur: - Venez à moi, dit-il, vous tous qui souffrez et qui gémissez sous le fardeau, et je vous soulagerai. - Quelle mansuétude dans ce divin Maître! Quelle tendresse, quelle compassion envers tous les malheureux! Son divin Cœur nous est admirablement dépeint par Isaïe en ces termes: - Je poserai sur lui mon esprit; il ne contestera pas et n'élèvera point la voix; jamais il n'achèvera le roseau demi-brisé et n'éteindra la mèche encore fumante… - Cette charité patiente et bénigne devra aller au-devant de ceux-là même qui sont nos adversaires et nos persécuteurs. - Ils nous maudissent, dit saint Paul, et nous bénissons; ils nous persécutent et nous patientons; ils nous blasphèment et nous prions. - Peut-être, après tout, se montrent-ils pires qu'ils ne sont… Au fond, leur volonté n'est pas aussi dépravée qu'ils se plaisent à le faire croire. Pourquoi ne pas espérer que la flamme de la charité dissipe enfin les ténèbres de leur âme et y fasse régner, avec la lumière, la paix de Dieu? Plus d'une fois, le fruit de notre travail se fera attendre; mais la charité ne se lasse pas, persuadée que Dieu mesure ses récompenses, non pas aux résultats, mais à la bonne volonté».
Voilà l'esprit du nouveau Pontife, la charité, la flamme de la charité, «ignis ardens».
Il appelle tous les enfants de l'Eglise à l'exercice de cette charité, les prêtres d'abord, renouvelés dans la sainteté de leur état, puis tous les fidèles sans exception, qui doivent se dévouer aux intérêts de Dieu et des âmes.
Mais cette charité demande une organisation, et c'est pour les associations surtout qu'elle sera puissante. Ces associations doivent atteindre toutes les villes et toutes les bourgades.
Elles ont leurs formes classiques, déjà bénies et encouragées par les Pontifes précédents. Il y a les cercles, les syndicats, les caisses de crédit, les groupes de jeunesse, le Tiers-Ordre. Il faut qu'elles soient sincèrement catholiques et qu'elles aient principalement en vue le bien des âmes, sans négliger la justice et la charité qui font les sociétés prospères et qui remédient au paupérisme…
Chers jeunes gens, n'êtes-vous pas émus de ces accents de tendresse qui débordent d'un cœur tout embrasé par la flamme ardente de la charité? Qu'êtes-vous dans vos œuvres, sinon les auxiliaires, les envoyés, les porte-paroles du Vicaire de Jésus-Christ? Il faut donc que désormais vous soyez aussi animés de cette charité et brûlants de cette flamme ardente.
Quoi qu'il en soit de la prophétie, nous avons maintenant le mot d'ordre de Dieu et la parole de son vicaire, il faut que la caractéristique de ce pontificat soit la charité, la flamme ardente du zèle, de la douceur, de la bonté; flamme allumée au Vatican et se propageant jusqu'aux extrémités de la terre.
Léon XIII a relevé les études ecclésiastiques, il a complété le Concile, il a donné d'admirables traités sur la famille chrétienne, sur la liberté humaine, sur les rapports de l'Eglise et de l'Etat. Il a été un admirable docteur et un grand théologien comme saint Paul.
Pie X est un nouveau saint jean. Il est l'apôtre de la charité, il est le disciple du Sacré-Cœur de jésus.
On se demande quelle sera sa politique. Mais qu'est-il question de politique? Le traité de la politique chrétienne était à faire, on le réclamait au concile du Vatican. On avait même préparé plusieurs constitutions sur les matières qui s'y rapportaient. Léon XIII a écrit ce traité en une série de doctes encycliques. C'est maintenent chose faite. Chaque Pape a sa mission. Pie X ne va pas refaire ce qui est fait. En complétant les enseignements du Concile, Léon XIII a clos un cercle. Maintenant Pie X est libre de se donner tout entier à l'apostolat de la charité, comme son tempérament et sa grâce l'y portent. La Providence l'a préparé pour cela.
Vous devez être ses auxiliaires, chers jeunes gens. Remettez-vous à l'œuvre. Allons, les vacances sont passées. Allez à vos réunions, fondez de nouvelles associations, de nouvelles œuvres. «L'action, voilà ce que réclament les temps présents», vous dit Pie X.
Entendez-vous l'appel à la croisade? Ce n'est pas une épée qu'il faut prendre. Il faut aller comme le Bon Mitre, de bourgade en bourgade, porter partout la consolation à ceux qui souffrent, organiser des œuvres pour répondre à tous les besoins et gagner les âmes par la flamme ardente de votre charité.
La Chronique du Sud-Est, N. 10, octobre 1903, pp. 321-322.
OZANAM
Ce nom vous est bien cher, jeunes gens du Sud-Est. C'est le nom d'un fin lettré, d'un grand patriote, d'un fondateur d'œuvres et presque d'un saint.
C'est une des gloires les plus pures de votre belle ville de Lyon. Comment ne pas nous reporter vers Ozanam dans ce temps où toutes nos espérances se tournent vers l'organisation de la jeunesse catholique? Ozanam a été le précurseur de toute cette croisade de jeunes gens. Il a commencé les Cercles d'études, la presse catholique populaire et cette œuvre-mère de toute notre action sociale, les conférences de Saint Vincent de Paul.
A dix-huit ans, il arrive à Paris pour étudier le droit, et, sans retard, il écrit à son ami Falconnet: «Tu n'ignores pas combien je désirerais m'entourer de jeunes hommes sentant, pensant comme moi; or je sais qu'il y en a, qu'il y en a beaucoup, mais ils sont dispersés comme l'or sur le fumier, et difficile est la tâche de celui qui veut réunir des défenseurs autour d'un drapeau».
Voilà son idéal: grouper les défenseurs du drapeau catholique, c'est-à-dire susciter une croisade, une ligue, une chevalerie nouvelle.
Il a bientôt soixante jeunes gens, qui sont mis en mouvement par un petit groupe d'élite: «Nous sommes surtout une dizaine, écrivait-il, unis plus étroitement encore par la parfaite conformité de nos tendances et de nos sentiments, espèce de chevalerie littéraire, amis dévoués qui n'ont rien de secret et qui s'ouvrent leur âme pour se dire tour à tour leurs joies, leurs espérances, leurs tristesses». Il jetait la semence de toutes nos saintes ligues de jeunes gens: Sillon, jeunesse catholique, Cercles d'études.
Ses premiers succès l'enthousiasmaient: «L'avenir est devant nous, disait-il, immense comme l'Océan; hardis nautoniers, naviguons dans la même barque et ramons ensemble».
Simple étudiant, il est déjà mêlé à tout le mouvement caholique. On réclame sa présence dans toutes les réunions, et les journaux lui demandent avec instance des articles et des études.
Ses efforts aboutirent à la fondation de la Société de Saint Vincent de Paul. Les esprits n'étaient pas mûrs pour concevoir tout d'un coup une action sociale plus large que la visite des pauvres. Les études sociales commençaient seulement en Europe, et l'industrie naissante n'avait pas encore mis en relief toutes les souffrances du prolétariat.
Les vues d'Ozanam avaient une plus grande ampleur. Il sentait que l'Eglise devait montrer qu'elle possédait tous les secrets et tous les ressorts du relèvement social. «Quelques-uns de nos jeunes compagnons d'études, écrivait-il, sont matérialistes; quelques-uns saintsimoniens; d'autres fouriéristes; d'autres encore déistes. Lorsque nous, catholiques, nous nous efforçons de rappeler à ces frères égarés les merveilles du christianisme, ils nous disent tous: - Vous avez raison, si vous parlez du passé: le christianisme a fait autrefois des prodiges; mais aujourd'hui le christianisme est mort. Où sont, en effet, vos œuvres? - Ce reproche n'était que trop mérité…».
Il fallait donc montrer le christianisme à l'œuvre. Ozanam fonda les conférences. C'était l'œuvre du moment. Les esprits n'étaient pas préparés pour les lois sociales et pour l'organisation corporative. L'œuvre modeste d'Ozanam elle-même, la visite des pauvres, rencontrait déjà des esprits réfractaires qui la critiquaient.
«Notre société, écrivait-il, n'a pas cessé d'être l'objet des vexations de beaucoup de laïques: gros bonnets de l'orthodoxie; Pères de concile en froc et en pantalons à sous-pieds…, qui font de leur opinion politique un treizième article du symbole, qui s'approprient les œuvres de charité comme leur chose, et disent, en se mettant modestement à la place de Notre-Seigneur: Quiconque n'est pas avec nous est contre nous».
Ozanam voyait bien toute l'ampleur de la question sociale: «Nous voyons chaque jour, écrivait-il, la scission commencée dans la société se faire plus profonde; ce ne sont pas les opinions politiques qui divisent les hommes, ce sont les intérêts; ici le camp des riches, là le camp des pauvres. Dans l'un, l'égoïsme qui veut tout retenir; dans l'autre l'égoïsme qui voudrait s'emparer de tout; entre les deux une haine irréconciliable, les menaces d'une guerre prochaine qui sera une guerre d'extermination».
Il comprenait aussi que l'avenir était, qu'on le voulût ou non, à la démocratie, il fallait donc la christianiser. C'est le thème de tous ses articles dans l'Ere nouvelle.
Il devançait de trente ans ses contemporains en montrant la renaissance catholique dans un retour aux institutions sociales et corporatives des siècles chrétiens, adaptées aux conditions actuelles de la société. «L'époque qui finit, écrivait-il, c'est celle de la Renaissance, celle du protestantisme pour le dogme, de l'absolutisme pour la politique, du paganisme pour les lettres et les sciences. Chez nous, c'est l'école de Louis XIV, celle du XVIIIe siècle, celle de la Gironde, celle de l'Empire et de la Restauration, qui assurément diverses et incompatibles dans leurs intentions et leurs moyens, eurent cependant ce vice originel commun, de prétendre remonter brusquement à l'antiquité et de renier le moyen-âge. Nous entrons dans une période dont nul ne peut prévoir les vicissitudes, mais dont il est impossible de méconnaître l'avènement».
Ah! s'il eût connu Léon XIII, Pie X et tout le mouvement social chrétien, comme il aurait aidé à ce mouvement qui tend à la réalisation de son idéal, à l'union des classes sous une législation toute empreinte de justice et dans l'harmonie de la fraternité chrétienne! Comme il aurait poussé le soc dans ce «sillon» entr'ouvert par la jeunesse catholique!
Jeunes gens du Sud-Est, Ozanam vous crie: «Travaillez dans vos cercles d'études, bataillez dans les jeunes gardes, aidez à la formation des syndicats… L'avenir est à nous, immense comme l'Océan; hardis nautoniers, naviguons dans la même barque, et ramons ensemble»1).
La Chronique du Sud-Est, N. 11, novembre 1903, pp. 357-358.