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TROISIÈME PARTIE

La Rénovation sociale chrétienne,
un livre pour aujourd'hui?

La lecture des «Conférences romaines» a fait connaître la pensée du Père Dehon. On aura pu se rendre compte de l'ampleur du sujet abordé, la «question sociale», et de sa complexité. Dans l'exposé tout s'entremêle en effet: ce qui concerne plus directement la vie sociale est inséparable de l'évolution de l'économie et de la politique, sur le fond des données de l'histoire et des cultures, aux plans national et international. En outre, s'agissant de la rénovation sociale «chrétienne» proposée par un prêtre et religieux au service de l'Évangile, tout est pensé à partir de la foi de l'Église, de la perception de sa mission et des formes qu'elle prend se­lon la relation de l'Église avec les Etats et les sociétés.

Cette réflexion porte évidemment les marques de son temps, une époque qui conditionne la nôtre mais peut aussi nous sembler bien lointaine. Que peut-elle signifier pour nous aujourd'hui? Et d'abord, comment en faire ressortir les affirmations principales? D'autant plus que l'ouvrage nous donne des «Conférences»: l'auteur le reconnaît et des témoins confirment, il parle souvent d'abondance, à partir d'un texte sommaire sur lequel il jette de temps en temps un regard rapide. A sa manière, c'est-à-dire avec convic­tion, réalisme, vivacité, sans s'attarder à de longues consi­dérations de principes il passe facilement d'un point à un autre; non sans redites, non sans contrastes, d'autant que ces Conférences ont été données sur quatre années et de­vant des auditoires partiellement différents.

Dans cette troisième partie je voudrais revenir sur les grands axes qui caractérisent la position du Père Dehon, éclairée par ce qu'il est lui-même. Je retiendrai surtout: son service fervent du Règne du Cœur de Jésus dans les per­sonnes et dans le concret de la vie sociale; son adhésion de coeur et d'intelligence à l'enseignement de l'Église, de Léon XIII. Pleinement homme de son temps il entend bien parti­ciper à ce qui se cherche alors; en même temps homme d'É­glise consacré à l'amour de Notre-Seigneur il entend servir la mission de porter cette Bonne Nouvelle à tous, aux pauvres d'abord.

Solidaire d'un monde gravement blessé par le «mal so­cial», il milite pour une véritable restauration sociale à par­tir de l'Évangile: un Évangile reçu comme l'annonce du sa­lut et l'appel sans ambiguïté à travailler pour la justice et la charité. Concret, pratique, éveilleur et entraîneur pour l'ac­tion, il n'hésite pas à dessiner un programmé de réforme so­ciale, sans esquiver des questions fort débattues alors et maintenant encore, comme l'intervention de l'État, le syn­dicalisme, l'engagement politique, et plus précisément le choix de la «démocratie chrétienne».

Une fois ressaisi cet essentiel de l'exposé, vient la ques­tion la plus pressante: en quoi tout cela, surtout pour qui se nourrit de l'inspiration dehonienne, en quoi cela peut-il éclairer et stimuler notre participation à édifier un monde de justice, de dignité, de paix pour tous? Constamment le Père Dehon nous renvoie à l'Évangile, à sa portée per­manente et donc toujours actuelle. Comment nous aide-t-il à en percevoir et à en vivre aujourd'hui l'exigence in­contournable de solidarité, de responsabilité, de participa­tion à la vie de notre monde, dans la fidélité et avec créati­vité? Car il ne s'agit pas seulement d'«écouter» mais de «mettre en pratique», pour construire pour tous une mai­son solide parce que fondée sur la Parole (cf. Mt 7, 24sq).

A propos de quelques défis qu'il nous faut relever au­jourd'hui, La Rénovation sociale chrétienne éveille notre at­tention. L'exposé développé en fonction d'un temps peut ai­der à inventer, à apprécier des orientations d'action pour notre temps. Aller plus dans le concret dépasse l'intention et la capacité de ces réflexions. Partager une conviction, carac­tériser un esprit, se mobiliser pour l'action: voilà ce que ces pages proposent de retenir de la figure du Père Dehon.

======1. La Rénovation sociale chrétienne une vue d’ensemble

Parmi les nombreux ouvrages du Père Dehon sur les questions sociales, La Rénovation sociale chrétienne que l'on vient de lire n'est certainement pas le plus systéma­tique ni le plus complet. Ce n'est pas non plus celui qui a connu la plus large diffusion. Mais c'est peut-être un de ceux qui révèlent le mieux leur auteur. Plus que d'autres il permet de se familiariser avec cette personnalité riche et souple, de connaître ses principales positions et sa façon de travailler, de le lire dans son style direct et précis et finale­ment de percevoir la motivation qui sous-tend toute sa vie.

Le livre nous fait connaître la personnalité de son au­teur: le Père Dehon a été un homme adonné à l'étude, un esprit ouvert et très en prise avec la vie de son époque. Un homme profondément patriote, mais qui très tôt et de plus en plus porte son attention bien au-delà des frontières de sa patrie; il s'intéresse en même temps à la dimension inter­nationale, Europe et monde. Il aime resituer ce qu'il expose dans la grande perspective de l'histoire, histoire des peuples et des civilisations, histoire de l'Église surtout et de son action humanisante. Il en brosse d'amples fresques, évi­demment marquées par l'apologétique de son temps.1) C'est en même temps un homme foncièrement pratique: il est à l'aise quand il peut se placer sur le terrain des faits, volon­tiers il se sert des premières enquêtes d'une sociologie em­pirique qui à cette époque en est à ses tout premiers pas.

Son intelligence vive et toujours en alerte, sa vaste culture sont mises au service de cette qualité de relation et d'attention aux personnes et aux événements que tous ceux qui l'ont connu se sont plu à souligner. Il a le souci de l'in­formation précise, sans cesse enrichie et remise à jour. Ses prises de positions révèlent un esprit nuancé, modéré et souple, bien qu'il sache au besoin affirmer vigoureusement son opinion. Dès sa jeunesse étudiante et bien au-delà il se confronte avec les grandes voix de son temps, en particulier à travers ses innombrables lectures et rencontres. Homme de dialogue, il y contribue autour de lui, il sait s'effacer de­vant un témoin plus autorisé, plus compétent.

Il n'est certes pas un novateur audacieux; il cite beau­coup, le Pape Léon XIII surtout mais pas seulement. Il ex­celle à faire sienne la pensée d'autrui pour en montrer l'in­térêt. C'est surtout à travers cette confrontation qu'il s'ex­prime lui-même, et par ses propres commentaires. Il pro­pose ensuite une vue d'ensemble qui ne manque pas d'ori­ginalité. Enfin il est avant tout un prêtre et un religieux brû­lant de zèle apostolique. Et l'on rencontre facilement dans ce livre ce qui compte le plus pour lui: la fidélité à l'Evan-gile reçu et compris en Église, une Église confrontée aux grandes questions du monde.

Un siècle exactement nous sépare de cette époque. Cent ans: sur l'ensemble de l'histoire c'est bien peu, en par­ticulier sur les deux millénaires de l'ensemencement du monde par l'Évangile. Et c'est beaucoup pourtant: en tous domaines l'histoire s'est considérablement accélérée. Déjà en 1948 le célèbre historien Daniel Halévy proposait un es­sai très remarqué et devenu classique «sur l'accélération de l'histoire»; sans aucun doute le mouvement est allé en s'ac­centuant durant ces dernières décennies. Pensons simple­ment aux deux guerres mondiales, le communisme et son évolution contrastée, la chute du «mur de Berlin», la mon­tée des nationalismes dans un monde de plus en plus inter­dépendant, la poussée de pays considérés comme jeunes, en «voie de développement»… Et pour l'Église le déplacement de sa principale zone d'influence, le Concile de Vatican 11, la dynamique qui l'a préparé et ses conséquences au prix de bien des remous, depuis des décennies une succession de Pontifes comme rarement l'Église en a connu, une ap­proche très renouvelée de la Parole de Dieu et de la grande Tradition patristique et spirituelle. Tout ce passé récent est actuellement mieux étudié au moment où s'ouvre un nou­veau millénaire. Le bilan nuancé fait mieux percevoir le surprenant chemin parcouru depuis un siècle.2)

On ne peut sous-évaluer cette distance lorsqu'on relit La Rénovation sociale chrétienne: il faut de l'attention et du discernement, en veillant aussi à ne pas en surfaire l'impor­tance.3) Qu'en est-il exactement, de cette «rénovation so­ciale»? Comment le Père Dehon la comprenait-il? En quoi, cent ans après, la lecture de son ouvrage peut-elle servir la qualité de notre présence aux problèmes d'aujourd'hui? Les quelques remarques qui suivent ne prétendent pas don­ner une réponse exhaustive à ces questions. Chacun pourra aussi s'interroger selon sa culture, sa compétence, sa situa­tion. Et il n'est évidemment pas possible de faire revivre en détail une période de très forte fermentation politique et sociale, tout un champ complexe qu'étudient de nombreux spécialistes. Mais tentons de retenir ce qui ressort de l'ou­vrage du Père Dehon.

Le Père Dehon a intitulé son livre La Rénovation so­ciale chrétienne. On rapprochera ce titre de celui choisi pour la publication des mêmes Conférences sous forme d'articles, «Comment refaire une société chrétienne?», pu­blication dans la revue au titre lui aussi très significatif: Le Règne du Cœur de Jésus dans les âmes et dans les sociétés.

Par ce choix l'auteur explicite bien ce qu'il entend déve­lopper. Il manifeste en même temps ce qui est une des ca­ractéristiques les plus constantes de son action: dans la «ré­novation sociale chrétienne», c'est bien le «Règne du Cœur de Jésus», un «règne» concret et effectif au sein même de notre histoire, qui constitue le véritable enjeu. Pour lui, l'at­tention fervente portée au Cœur de Jésus appelle sans cé­sure possible l'engagement évangélique en pleine «mêlée» au milieu du monde. Les premiers articles de la revue, à partir de janvier 1889, sont tous consacrés à répéter haut et fort cette conviction. Notons cependant que ces expressions si courantes chez lui, Règne du Cœur de Jésus, Règne so­cial, n'apparaissent guère dans ce livre.

«Rénovation sociale chrétienne». La perspective est donc très large, on serait tenter de la penser presque trop ambitieuse. On trouve d'autres expressions semblables, par exemple dans l'article de la revue Le Règne février 1889: «Il faut que le Christ règne dans les sociétés, dans les familles, dans les lois, dans l'enseignement, dans les moeurs. C'est la condition de la prospérité et de la paix, c'est la manifesta­tion de la vérité, c'est le droit de Dieu… Le culte du Cœur de Jésus n'est pas pour nous une simple dévotion mais une véritable rénovation de toute la vie chrétienne et l'événe­ment lé plus considérable depuis la rédemption».4)

Cette expression, la «rénovation sociale chrétienne», ne revient cependant pas souvent dans le reste de l'ouvrage. C'est dans la préface, certainement après tout le reste, que nous lisons: «Nous décrivons la rénovation sociale qui commence» (p. 69). Quand il prépare ses Conférences dé­but 1897, plus modestement le Père Dehon parle d'un «cours public de sociologie, pour les étudiants des sémi­naires et des scolasticats».5) La large audience reçue à Rome et bien au-delà, l'ampleur donnée à mesure de la mise en rouvre qui d'ailleurs court sur plusieurs années, l'engage­ment de plus en plus prononcé dans le débat social, ont peu à peu donné au projet d'un simple cours public une tout autre dimension. Mais il semble bien que ce soit seulement après coup, en réélaborant ces Conférences et quand il les revoit avec recul pour les rassembler en un livre, que le Père Dehon ait mieux perçu et nommé la visée qui les uni­fie: la rénovation de l'ensemble de la société à partir de la foi chrétienne. Il les intègre alors plus explicitement à ce qu'il réfléchit et dont il témoigne depuis des années.

Car ce n'est pas douteux: le titre correspond bien à l'in­tention générale du Père Dehon en tout son engagement social. Il s'agit d'élaborer «un programme social précis» (p. 212), «un programme de réformes» (p. 277), «un pro­gramme de revendications légales pour le relèvement du peuple» (p. 263). C'est tout simplement le «programme de l'Aller au peuple, c'est-à-dire de la démocratie chrétienne» (p. 291), pour porter remède à «la question sociale» et «ga­gner le peuple au Christ» (p. 326). Ainsi compris et replacé dans le contexte de l'époque, il s'agit bien d'un véritable «projet de société», comme l'étudie le P. Y. Ledure: «Doc­trine sociale et projet de société chez Dehon».6)

La référence la plus autorisée est évidemment le magis­tère de l'Église, l'enseignement du Pape Léon XIII princi­palement. «C'est un restaurateur universel», dit le Père De­bon en 1894. «Son oeuvre, c'est le renouvellement de toutes choses dans le Christ…».7) Quelques années plus tard, quand il publie ses Conférences le Père Dehon rassemble sous la même expression l'essentiel de l'œuvre de Léon XIII dont il entend être l'interprète fidèle: «La rénovation sociale est l'œuvre principale du pontificat de Léon XIII. Il trouve une société désemparée, une société devenue païenne, une so­ciété où ne règnent plus la justice et la charité… Unissons saint François et Léon XIII dans un même amour et travail­lons sous leur lumineuse direction à la rénovation de la so­ciété chrétienne» (pp. 359 et 363).

Par son Encyclique Rerum novarum (1891), le Souve­rain Pontife entendait traiter de la question sociale dans toute son ampleur et aborder plus spécifiquement quelques problèmes-clés. «Pour la question sociale et économique, l'Encyclique Rerum novarum est à elle seule un gode presque complet», affirme le Père Dehon en 1897.8) «L'En­cyclique est considérée comme l'acte de naissance de la doctrine soc iale de l'Église», observent encore deux au­teurs récents.9)

Cette Encyclique, sans doute la plus originale et la plus marquante de Léon XIII parmi les quarante-six qu'il a écrites, traduit dans la «question sociale» l'intention ma­jeure de ce Pontificat, à savoir la promotion d'un «catholi­cisme intégral»: un catholicisme «appliqué à tous les be­soins de la société contemporaine repensée: à la lumière d'un idéal, celui d'une nouvelle chrétienté».10) Un catholi­cisme qui cesse de se crisper sur une situation défensive pour s'ouvrir à l'évolution du temps, tout en poursuivant cependant le projet d'une véritable «restauration» chré­tienne. On peut le repérer en de nombreuses prises de posi­tion qui caractérisent les vingt-cinq années de ce grand Pontificat.

Ainsi à travers les initiatives multiples et persévérantes pour instaurer de nouvelles relations entre l'Église et les États, même si certains d'entre eux s'y refusent et suivent une ligne assez hostile. Ainsi dans la distinction que Léon XIII fait entre un socialisme qui reste condamné, et le mou­vement syndical qui est encouragé: le Pape ne parviendra pas à lever la réticence des milieux catholiques à ce sujet. Ainsi encore des essais pour concrétiser l'union des Églises chrétiennes autour du Vicaire du Christ. Ainsi de la promo­tion sans précédent de l'évangélisation du monde à travers les missions. Ainsi enfin à travers le souci de donner à cette «rénovation intégrale de toutes choses» son appui doctrinal et théologique par le retour à la synthèse thomiste. Succes­seur de Léon XIII, Pie X accentuera encore cette perspec­tive intégrale, il la portera même parfois jusqu'à l'intransi­geance: selon sa devise, il s'agit d'«instaurer toutes choses dans le Christ», expression de saint Paul qui devient un plan d'action précis et résolu.

Dès la parution de Rerum novarum, à propos d'une question aussi vivement débattue que la question sociale on s'est beaucoup interrogé en monde catholique sur l'autorité exacte de ce texte, surtout en fonction de la récente défini­tion du Concile de Vatican. L'Encyclique est-elle ou non un enseignement infaillible? Y a-t-il, peut-il même y avoir en cette matière d'économie et de vie sociale une véritable «orthodoxie», au sens fort du mot? On sait qu'aujourd'hui on se montre plus prudent, ne serait-ce que pour parler pu­rement et simplement d'une «doctrine sociale» de l'Église.11)

Mais qu'à partir de l'Évangile reçu et interprété dans la grande tradition de l'Église il y ait un «enseignement so­cial» autorisé; et que cet enseignement envisage tous les as­pects de la vie des personnes en société, cela n'est pas contestable. Déjà le Père Dehon l'appelle une «véritable science sociale» chrétienne. Et de toute sa conviction il fait sienne la préoccupation du Magistère suprême: dans les principes et jusqu'aux points très débattus de la question sociale il s'agit d'exposer les grandes exigences éthiques contenues dans la loi naturelle assumée et illuminée par la révélation biblique sur la vie en société. Il y engage la sou­mission la plus loyale qui soit à l'égard du représentant du Christ sur la terre. Il y voit conforté en même temps ce qui appelle toutes ses énergies d'intelligence et d'amour, le ser­vice du «Règne du Coeur de Jésus» en toutes choses, dans les coeurs et dans les institutions, dans les divers rouages et dans l'organisation de la vie en société.

Après le Manuel social chrétien (1894), après de nom­breux articles dans Le Règne et après les Directions pontifi­cales politiques et sociales (1897) puis le Catéchisme social (1898), en 1900 La Rénovation sociale chrétienne entend ex­poser une fois encore l'enseignement du Pape. Mais depuis Rerum novarum dix ans se sont écoulés: dix ans d'événe­ments et de débats passionnés qui en France et en Europe ont profondément marqué le mouvement social. Des posi­tions ont été précisées, selon la marche des événements et pour corriger des interprétations excessives. Des études plus détaillées mettent en évidence à la fois la constante fi­délité du Père Dehon à l'égard des orientations pontifi­cales, et son originalité par quelques insistances propres.12)

Dans La Rénovation sociale chrétienne le Père Dehon lui-même parle souvent de «doctrine sociale», ou plus caté­goriquement encore de «dogme social de l'Église» (cf. pp. 76 ; 299 ;309…). Avec d'autres grand commentateurs comme Albert de Mun, Goyau, dans la perspective du «catholicisme intégral» il croit volontiers qu'à l'écoute de son Fondateur et Maître l'Église catholique peut et doit en­seigner infailliblement les grandes vérités qui sont les prin­cipes universels selon lesquels la vie en société doit être pensée et organisée. «Il nous manque un minimum de dogme social chrétien… L'Église seule peut nous le donner. Il faudra le lui demander ou périr».13)

Son propos est le plus ample possible: à la lumière de l'Évangile, à condition de le lire comme «il faut savoir le lire» (p. 110), il s'agit de renouveler l'ensemble de la so­ciété, les lois et leur mise en oeuvre en tous les mécanismes de la vie sociale. «C'est la chrétienté qu'il faut rétablir», di­sait-il déjà en 1889, «c'est-à-dire le concert des nations sous la direction du Souverain Pontife. Le projet est ambitieux, et le désir peut même paraître téméraire, mais l'amour du Sacré-Coeur pour son Église et pour ses fidèles autorise ces espérances… Oui le Sacré-Coeur résoudra la question so­ciale».14)

On le voit bien, et les Conférences romaines l'ont maintes fois montré: la visée est religieuse plus que directe­ment politique. Rétablir la chrétienté ne veut pas dire pré­coniser un régime politique déterminé, même pas la monar­chie qui pourtant a été le régime de la France chrétienne durant 14 siècles. «Le malheur pour la France, pendant ce siècle qui va finir, a été… de ne jamais songer à autre chose qu'à redevenir ce qu'elle était au XVIIème siècle. L'idéal était faux, il n'était ni juste ni chrétien, il ne pouvait nous conduire à une véritable restauration sociale».15)

L'intention est religieuse avant tout: et l'analyse elle­-même met là priorité sur cette dimension. Comme la grande majorité de ceux qui alors réfléchissent sur la ques­tion sociale y compris dans ses manifestations les plus concrètes, le Père Dehon la comprend à partir de ses soubassements religieux. Le grave mal-être social a sa cause la plus profonde dans l'athéisme, la tentative d'évacuer Dieu de l'horizon des hommes, de la vie réelle du monde. «C'est Dieu qui manque à notre société» (p. 108), «Oui, si le peuple souffre, c'est que Dieu nous manque, c'est que l'Église nous manque…» (p. 111). Et la solution, ce sera l'ac­tion de l'Église, par tous ses fidèles et spécialement par son clergé, par ses religieux, à partir de l'Évangile et selon les directives du Magistère romain.

Plus précisément encore la visée profonde du Père De­hon, me semble-t-il, est avant tout d'ordre pastoral. Il parle à partir de ce qu'il est et de qu'il vit, à partir de ce pour quoi il investit toutes ses énergies. Avec constance, avec une compétence nourrie par un travail intellectuel considé­rable, sans aucun doute il n'hésite pas à se placer sur le ter­rain de la politique et surtout de l'économie, de la vie so­ciale. Il élargit sans cesse son information, il participe ar­demment aux débats de son époque. Car ce n'est pas parce que la question sociale est prioritairement religieuse qu'elle ne relève pas d'une analyse sérieuse, crédible, et d'une ac­tion lucide autant que généreuse.

Mais le Père Dehon est prêtre avant tout: un prêtre qui dans la mouvance de l'Ecole française a été formé à vivre en tout «l'union à Notre-Seigneur». Cette union, il entend bien la concrétiser jusque dans le combat social qu'il mène au nom même de son adhésion au Christ. Il est un prêtre, un religieux aux prises avec le drame social dans toute sa cruauté insupportable, celle qu'il découvre surtout parmi les populations ouvrières de Saint-Quentin. Ce drame, il l'aborde à partir de l'Évangile, de la foi de l'Église qu'il a assimilée, de la pratique à laquelle il a été initié, et de l'ex­périence acquise à travers son ministère pastoral.

Nous avons là, me semble-t-il, non pas certes la seule clé de lecture, mais celle qui donne l'accès le plus juste et le plus large sur l'ensemble de son activité. C'est d'ailleurs ce qui ressort déjà des témoignages de l'époque. Sans nul doute possible, le Père Dehon prend justement place parmi les acteurs du combat social chrétien de son temps. Par sa présence compétente à de nombreux travaux de commissions et de congrès il compte par sa revue Le Règne et plus encore à partir du Manuel social chrétien très vite largemente répandu, à partir d'autres livres à caractère social. Il est devenu un auteur de référence. Dans l'opinion publique, souvent d'abord aux yeux des adver­saires, il appartient au groupe des «prêtres socialistes», des «abbés démocrates».

Pourtant déjà à cette époque sur le plan spécifiquement politique et social il ne pèse pas le poids de laïcs comme Harmel, A. de Mun, Goyau bientôt, ni de prêtres comme Lemire, Gibier, Six, Gayraud, Naudet, Pottier en Belgique wallone, et tant d'autres. Il est l'ami de la plupart, tous le considèrent comme l'un des leurs. Le prestige de sa person­nalité lui vaut leur estime, en particulier pour la largeur de ses vues, le juste équilibre entre le courage et l'esprit de me­sure. Mais il est surtout à leurs yeux celui qui à partir de sa culture et de son expérience parle en tant que prêtre, proche des Pontifes et informé des milieux romains, et comme un apôtre et un homme de Dieu. Aux deux grands Congrès ecclésiastiques, Reims en 1896 et Bourges en 1900, sa participation active se traduit surtout par l'allocution d'ouverture qui effectivement donne le ton, et par la ren­contre spirituelle de la mi-journée, «l'examen particulier»: une fonction pastorale pour une sorte de distanciation et de «direction» qui associe étroitement le débat social, la conversion personnelle et la fidélité au Christ. Sans minimi­ser les autres contributions c'est principalement cette di­mension, cet indispensable recentrage sur l'adhésion de foi, qu'on attend de lui.

Pour lui comme pour bien des militants du «catholi­cisme social» la grande souffrance, c'est celle du pasteur, la souffrance d'un homme passionné de Jésus et porté par toute sa vie et par sa «spiritualité» à éprouver le décalage entre l'amour sauveur de Dieu en Jésus-Christ et le mal persistant qui ronge le monde. C'est la souffrance de constate l'absence effective de l'Eglise du Christ dans la société civile, et trop souvent l'hostilité sournoise ou déclarée à son égard. Concrètement, c'est en particulier le tourment de devoir déplorer la distance, la cassure qui sépare le peuple, en priorité l'immense masse des petites gens et des ouvriers, et l'Évangile, la Bonne Nouvelle de la libération pour les pauvres, et l'Église qui a reçu la mission d'en té­moigner au grand jour du monde entier.

L'Esprit du Seigneur m'a envoyé annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres, proclame Jésus à Nazareth (Le 4,18). Cette parole de l'Évangile compte parmi celles que le Père Dehon retient, sur laquelle il revient le plus souvent dans sa méditation. Or cette mission de Jésus l'Ami des pauvres, plus urgente que jamais à ses yeux, il la voit entravée, para­lysée par la politique obstinée de l'Etat moderne qui n'a qu'une intention, «la mort civile» de l'Église. Une Église prophétique réduite au mutisme, à l'insignifiance évangé­lique; une Église qui ne crie plus l'espérance libératrice de l'Évangile. Une Église aussi qui s'installe trop passivement dans la nostalgie et la résignation, au point que repliée sur son passé elle semble ne plus avoir rien à dire, ne plus rien pouvoir dire aux pauvres et à la société qui les opprime.

Et cela alors que précisément l'évolution économique et sociale en cours exigerait une voix courageuse et claire dénonçant l'exploitation et appelant à l'urgence de la jus­tice et de la charité. De toutes ses forces d'amour et de zèle le Père Dehon refuse cette mise sur la touche pour la partie décisive qui se joue au moment où une nouvelle société est en train de naître. «C'est cette diminution infamante que l'Etat moderne veut imposer à l'Église. Il veut la jeter hors de toute action sociale et politique… Il l'enchaîne, il la dé­pouille, il la menace de mort. Mais l'Église ne veut pas mourir, elle veut répandre la vie…».16)

«Répandre la vie»: c'est bien pourquoi la préoccupation majeure consiste à libérer l'Église de ce carcan injustifié qu'on voudrait lui imposer et qui contredit radicalement sa mission. « Il faut faire ressortir les bienfaits sociaux de l'Eglise… C'est l'action ociale de l'Eglise dont il faut manifester la fécondité » (OSC I, p. 404). Mais surtout « il faut agir. Le temps presse».17) Combattre la désinformation, agir et agir vite: ce sont deux insistances majeures dans La Ré­novation sociale chrétienne, dont la Préface affirme: «Le Christ a été mis dehors de la vie politique et de la vie économique; il veut y rentrer avec ses bienfaits, avec le règne de la justice et de la charité» (p. 69).

Que l'Église, et en toute première ligne son clergé, sorte courageusement de la sphère privée où l'Etat, spé­cialement l'Etat gallican a cherché à l'enfermer! «Trop longtemps nous avons vécu de l'esprit gallican.18) La décla­ration de 1682 excluait le prêtre de toute action sociale. Le clergé et les catholiques se sont abandonnés à ce courant. Qu'en est-il résulté? C'est qu'ils ne comptent plus dans la vie publique… II faut maintenant que l'Église rentre dans la vie sociale, pour y faire régner la justice… II faut refaire une société chrétienne …».19) Pour cela, que le clergé sorte de la sacristie, d'un culte trop étranger à la vie réelle, trop sou­cieux seulement de moraliser en vue de l'au-delà! II faut «aller au peuple», selon la devise indéfiniment reprise à partir d'Ozanam et de Léon XIII: pour ramener à l'Église ce peuple, les masses qui souffrent et qui sont sans espé­rance, et ainsi le rendre au Christ son Libérateur.

Telle est l'intention qui unifie toute l'activité du Père Dehon, elle dessine sa vocation à travers d'innombrables initiatives sur l'ensemble de sa vie. A l'évidence elle suscite directement un intense engagement concret qui durant des années prendra le meilleur de son temps. Et elle implique une conception des fonctions de la société et de l'Eglise, de leurs relations réciproques, sur lesquelles il s'est bien souvent exprimé. Après Léon XIII, avec le groupe qu'on appellera «les abbés démocrates» dont il fait partie, il ne cesse de répéter que «seul le Christ, seule l'Église peut ré­soudre la question sociale». «L'Église est la source de toute vie morale et de toute prospérité féconde et stable pour les sociétés civiles. Elle veut répandre cette vie dont elle dé­borde».20) C'est bien pourquoi la pointe du projet de la dé­mocratie chrétienne est «de tout réformer, tout reprendre, tout ramener à l'Église, au Souverain Pontife, au Christ» (p. 336). C'est exactement le sujet de la cinquième et de la hui­tième Conférences présentées plus haut, «la mission sociale de l'Église» et «l'action sociale de l'Église et du prêtre».

Il s'agit donc de «résoudre la question sociale», de por­ter remède à l'ensemble des maux qui en s'aggravant l'un par l'autre constituent «la crise sociale». Les indispensables considérations théoriques ne sauraient suffire; mais pas da­vantage le «dilettantisme», la protestation de seules bonnes intentions. «Les médecins de bonne volonté n'ont pas man­qué», qui se sont penchés sur «la maladie sociale». «On fe­rait une bibliothèque énorme avec toutes les consultations qui ont' été données et toutes les recettes qui ont été propo­sées».21) Il faut résolument concrétiser «le magnifique pro­gramme de la réforme sociale chrétienne»: de sorte qu'il soit une réponse à la fois éclairée, ferme et souple à l'en­semble des maux dénoncés. La Rénovation sociale chré­tienne en développe les principaux points, on pourra les re­trouver en de nombreux écrits du Père Dehon autour de ces années « sociales ».

Pour faciliter la réflexion, en voici en rapide réumé les principales étapes selon le Père Dehon; elles ne sont pas successives dans l'action mais elles sont données ici par ordre de priorité. Commençons par revenir aux grands principes chrétiens enseignés par, le Décalogue et par l'Évangile pour faire régner la justice et la charité dans la vie sociale, dans l'organisation du travail et du commerce à tous les niveaux. Que soit rendue à l'Église la liberté de son action individuelle et sociale, en particulier pour restaurer les institutions libérales du passé en les adaptant aux condi­tions et aux besoins nouveaux. Que soit rétablie la famille dans la plénitude de ses droits, en assurant les conditions de sa stabilité notamment par l'opposition au divorce, par la protection de la condition de la femme, par le combat pour l'éducation des enfants, la liberté scolaire, ou encore par la défense de la propriété privée, la législation sur les succes­sions, etc… Il faut réorganiser le monde du travail, valoriser la dignité du travail humain et mettre en place une juste ré­tribution qui permette une vie digne, saine et honnête. Autres priorités encore: restaurer le droit naturel à l'asso­ciation privée; préciser l'indispensable intervention de l'E­tat dans la sauvegarde du droit des personnes et des corps sociaux, dans la législation du travail, dans la lutte contre l'usure; affirmer enfin le droit international, «l'ensemble des règles qui gouvernent la vie des peuples dans leur coexistence nationale».22)

Telles sont les lignes majeures d'un programme d'ac­tion en vue d'une «rénovation sociale chrétienne». Cha­cune demanderait un exposé approprié, il y faudrait appor­ter beaucoup de précisions et de nuances. Je l'ai déjà indi­qué, sur plusieurs de ces points les catholiques sociaux, puis les démocrates chrétiens n'ont pas tous la même position, et leur source principale, l'enseignement de Léon XIII, ne met pas fin à la discussion.

Ainsi en particulier en ce qui concerne l'intervention de l'Etat dans la solution de la question sociale. Le Père De­hon revient souvent sur ce point: dès sa deuxième Confé­rence (p. 119), surtout dans la quatrième (pp. 187sq) et la septième (pp. 313sq).23)

La question est délicate: il est nécessaire de parler clair et fort car le mal social est criant et va croissant. Mais en même temps il faut veiller à un juste équilibre entre le libé­ralisme et le socialisme. Le premier, longtemps en vogue depuis la Révolution, préconise notamment l'abstention de l'Etat dans la législation et la réglementation pratique du travail, pour laisser libre cours à la concurrence. En réalité ce qui est favorisé ainsi c'est simplement le terrible indivi­dualisme qui prend allégrement son parti des inégalités et des injustices. «C'est la lutte sans merci» entre les capita­listes et les ouvriers: «lutte pour la richesse chez les pre­miers, lutte pour la vie chez les seconds. La victoire est aux plus forts».24)

A l'opposé nous trouvons le socialisme, appelé aussi le collectivisme: à travers un dur combat, des manifestations et des répressions souvent sanglantes, il devient peu à peu un «parti» avec J. Guesde, dans la foulée de K. Marx. Il se recrute notamment parmi les ouvriers du textile et de la métallurgie dans le Nord de la France. Par delà de nom­breuses divergences il entend promouvoir la libération de la classe ouvrière par la prise du pouvoir grâce à la lutte des classes et jusque la révolution, par la suppression de la propriété privée et la remise des moyens de production au pro­létariat, par le collectivisme communiste dans la répartition des richesses. En fin de compte, avertit sévèrement le Père Dehon, «les patrons actuels seront remplacés par des em­ployés de l'État. Ce sera quelque chose comme le travail des prisons ou celui des galères» (p. 190). Ce «socialisme d'État» s'appuie très souvent sur un matérialisme systéma­tique, un «athéisme social» et donc un anticléricalisme agressif.

Dans l'Encyclique Rerum novarum le Pape Léon XIII avait longuement exposé sa pensée sur ce point, l'interven­tion de l'État dans l'économie (cf. un. 25-35). Il prenait po­sition contre le libéralisme et son principe de non-ingé­rence, qui conduit l'autorité publique à «violer la stricte jus­tice qui veut qu'on rende à chacun son dû» (n. 27/1). Au service du bien commun l'État doit intervenir en tout ce qui pour tous assure la prospérité d'une nation. Notamment par la sauvegarde effective de la justice dans la distribution des biens, surtout en faveur des ouvriers qui sont plus vul­nérables et dont «le travail est la source unique d'où pro­cède la richesse des Etats» (n. 27/4). L'État doit veiller à la protection du travailleur, à la défense de la propriété pri­vée; il doit faire respecter la dignité du travail et le repos hebdomadaire; déterminer les conditions du travail selon le sexe, l'âge, la santé; veiller à l'établissement d'un juste sa­laire…

Cet enseignement pontifical reçut alors un accueil très mitigé.25) Mélange de fermeté et de diplomatie, utilisant un vocabulaire encore trop imprécis, au temps de sa parution et aujourd'hui même l'Encyclique reste de délicate inter­prétation : « Trop de choses nous échappent, à commencer par le sens exact des mots, la portée précise des allusions, la connaissance historique du cotexte », admet E. Poulat,26) qui pourtant est reconnu comme un des menteurs spécialistes de cette époque.

A y regarder de près sur bien des points, en particulier sur l'intervention de l'Etat en matière sociale, l'Encyclique ne tranche pas vraiment: notamment entre la tendance plus libérale de l'école d'Angers par exemple, et celle plus inter­ventionniste de Liège. Sans le marquer trop explicitement le Père Dehon pour sa part va plus loin que Léon XIII, il se démarque aussi sur ce point de son ami Léon Harmel, moins enclin que lui à soutenir l'intervention de l'Etat.

Il entend bien lui aussi éviter l'excès d'une action de l'Etat qui se ferait trop oppressive, qui tendrait à une sorte de dictature socialiste. Mais à trop vouloir se prémunir contre le risque on ne fera plus rien. Alors qu'en attendant, le libéralisme engendre une société profondément inégale et injuste: «Par crainte des écueils, ne doit-on pas naviguer? et pour ne rien risquer, faut-il ne pas essayer de rien amé­liorer?» (p. 314). Bien sûr, le respect de la liberté est une exigence incontournable. Mais selon Lacordaire, «dans le domaine du travail c'est la liberté qui opprime et c'est la loi qui affranchit» (ibid.). Et s'il n'a pas comme Léon Harmel la charge d'une usine et l'expérience acquise sur le terrain, le Père Dehon est docteur en droit: il connaît fort bien le mécanisme complexe de l'organisation d'une société qui entend respecter les droits de chacun en référence au bien commun. Il sait l'indispensable rôle d'une autorité publique qui sache efficacement réguler l'ensemble de la vie sociale.

C'est pourquoi à son avis, au nom de sa mission qui est de servir le bien de tous et d'abord le bien des plus menacés l'Etat doit absolument intervenir. Il ne s'agit pas seulement de remédier à des situations de détails, et par des inter­ventions ponctuelles. Il s'agit d'élaborer un véritable programme de réformes législatives qui mette fin aux abus qui en réalité loin d'etre des ratés regrettables de fonctionnement sont d'évidentes injustices permanentes. Il s'agit de rétablir le droit des personnes et des familles, spécialement en faveur de la femme, pour un salaire suffisant, pour un fonctionnement correct entre le capital et le travail… L'Etat doit revoir la législation sur l'impôt, impôt foncier, impôt sur le revenu…: un point auquel le Père Dehon attache une grande importance, toujours dans le souci de l'intérêt du peuple. «Quel beau programme pour un parlement qui voudrait travailler sérieusement, au lieu de faire de la poli­tique byzantine ou de la persécution religieuse!» (p. 315). C'est pourquoi par exemple il applaudit les essais déjà amorcés de législation sur le contrat de travail, notamment la lente mise en place d'une «participation aux bénéfices» qui va plus loin qu'un strict salariat: il y voit «la forme du contrat de travail de l'avenir dans l'industrie».27)

Parmi les difficiles questions qui figurent dans ce pro­gramme social il y a aussi celle des syndicats ou des associa­tions professionnelles. Une question chaudement débattue alors: les divisions qu'elle a provoquées parmi les catho­liques ont eu une répercussion durable lors des échéances politiques ultérieures et dans l'organisation syndicale, même si directement nous n'en percevons aujourd'hui qu'un écho très atténué.

Léon XIII dans Rerum novarum l'aborde après l'ex­posé sur l'intervention de l'Etat, sous le titre «les associa­tions » (nn. 36-44), ou comme il es dit ensuite dans le texte, « les corporations ». Pour le Pontife un discernement s'impose devant la prolifération de ces associations. certaines en effet sont proches de mouvements sectaires qui nuisent tant au bien commun qu'au bien personnel. On voit naître en particulier les associations parmi les ouvriers chrétiens, ce qu'on appellera plus tard le «syndicalisme chrétien». L'Etat doit les protéger, sans pourtant «s'immiscer dans leur gouvernement intérieur» (n. 41/4).

Le Pape voit «avec plaisir se former partout des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons…» (n. 36/2). Dans ces corporations chrétiennes, «les diverses fonctions doivent être réparties de la manière la plus favorable aux intérêts communs, et de telle sorte que l'inégalité ne nuise point à. la concorde… Que les droits et les devoirs des pa­trons soient parfaitement conciliés avec les droits et les de­voirs des ouvriers» (n. 44/2 et 3). Le Souverain Pontife ne va guère au-delà de ces orientations somme toute assez gé­nérales. Il ne tranche pas entre une visée plus confes­sionnelle ou plus professionnelle. «L'objet principal est le perfectionnement moral et religieux, c'est surtout cette fin qui doit régler l'économie sociale», tout en visant «l'ac­croissement le plus grand possible, pour chacun, des biens du corps, de l'esprit et du patrimoine familial» (n. 42/ 2 et 3).

Cela, c'était en 1891. Dans les années qui suivent le dé­bat s'échauffe en milieu catholique. Il oppose ceux qui re­fusent les syndicats séparés, n'acceptant que les syndicats «mixtes» où se retrouvent ensemble patrons et ouvriers: c'est la position ferme de la puissante «Association catho­lique des patrons du Nord». De nouveau on voit poindre ici la crainte d'un mouvement ouvrier trop indépendant, trop imprégné même en milieu chrétien de tout ce qui de près ou de loin ressemblerait au socialisme et finalement à l'anarchisme.

A l'opposé d'autres militants catholiques se retrouvent notamment autour de la revue La Démocratie chrétienne, avec les abbés Six et Vanneufville.28) Devant la naissance d'une vraie « conscience de classe » parmi les masses ouvrières, ces deux ardents défenseurs des travailleurs ne croient pas à un avenir bien assuré pour les syndicats mix­tes, dans lesquels qu'on le veuille ou non le rapport pa­trons-ouvriers jouera inévitablement en faveur des pre­miers.

Dans l'organisation de sa filature du Val-des-Bois, Léon Harmel a favorisé la participation coresponsable des ouvriers à la gestion de l'usine, dans un contexte où l'aspect confessionnel reste très évident. II entrera en conflit grave avec les patrons du Nord, avec C. Féron-Vrau leur porte­parole. Il leur faudra tous deux aller jusqu'à Rome en mars 1895 pour tenter de trouver un accord qui puisse recevoir la bénédiction de Léon XIII, un accord qui cependant ne met­tra qu'un terme provisoire à leurs dissensions.

Moins directement que ces chefs d'entreprise affrontés à des décisions concrètes, le Père Dehon est mêlé active­ment à ce débat: il y fait une allusion discrète mais significa­tive de sa déception, en relatant le Congrès national catho­lique en octobre 1896: «Ce congrès ne peut être populaire. C'est une réunion de patrons… Il n'y a pas dix ouvriers. J'y fais un discours, j'exprime carrément mes sentiments dé­mocratiques, conformes à ceux du Pape, et j'obtiens quand même quelques applaudissements» (NQT XI/1896, 71r). «Le congrès est vénérable, docte, édifiant, mais peu vivant. C'est le sénat des vieilles oeuvres».29)

Il est bien conscient de la difficulté. Il ne saurait être question d'aller à rebours de l'histoire, en revenant aux cor­porations du Moyen Age dont il faut pourtant s'inspirer: «Dans un temps comme le nôtre elles ne sont plus qu'un souvenir et une espérance» (p. 301). Elles «ont suffi autre­fois à résoudre (les questions sociales); aujourd'hui elles sont elles-mêmes un problème. Seront-elles rétablies, et sous quelle forme ? En attendant qu'on le sache, il faut que l'Etat intervienne et tranche ces questions par lui-même, en s'aidant des corporations qui se relèvent, des mutualités et de l'initiative privée encouragée et dirigée» (p. 288).

Cette prise de position laisse ouvertes bien des ques­tions, notamment celle des «syndicats» chrétiens. «C'est là… une des plus intéressantes questions du moment. C'est la question brillante. Les syndicats peuvent être l'armée de la révolution, ils devraient' être l'armée du salut social», écrit-il en novembre 1902.30) Dans la septième Conférence il avait repris l'incitation de Léon XIII à promouvoir des as­sociations professionnelles, à leur donner un réel pouvoir, une authentique fonction économique et sociale. Le mieux, si elles veulent être efficaces, c'est bien qu'elles soient ren­dues obligatoires.

Au fil des années de discussions et de confrontations sa pensée mûrit. Il trouve peu à peu une position nuancée, toujours respectueuse mais qui se différencie tant des orientations pontificales que de l'opinion de L. Harmel. Souvent il revient sur la nécessité de fonder des associa­tions professionnelles, pour «cimenter l'édifice social ébranlé». Le Pape n'emploie pas le mot «syndicat», c'est vrai; et de fait ce mot peut effrayer. Ne fait-il pas penser à un «groupement révolutionnaire», ou à l'opposé à une «as­sociation mercantile»? Mais sachons «passer outre sans étroitesse d'esprit»! Car il faut fonder ces syndicats chré­tiens, comme «le premier pas pour refaire des corporations chrétiennes dans le monde du travail», pour «l'étude et la défense des intérêts communs». Et puisque «il y a des inté­rêts qui sont communs aux seuls ouvriers», il faut des syndi­cats séparés, «il est juste que les ouvriers puissent s'unir et se concerter».31) Des exemples magnifiques viennent de l'Allemagne, de la Belgique, de la Suisse…: sachons donc en tirer leçon!

Le Père Dehon, dans cette prise de position claire, reste rofondément soucieux de la paix sociale : « L'idéal indiscutable, c'est l'union de tous, l'employeur, le travailleur et le prêtre». Bien des années auparavant déjà, en avril 1877, il avait bien précisé: «Notre idéal, c'est l'union chrétienne du patron et de l'ouvrier réconciliés l'un à l'autre par le prêtre» (NHV XII, 127). C'est pourquoi, pour prévenir le risque inhérent aux syndicats séparés, il préconise mainte­nant de créer en même temps des «Chambres du travail», patrons et ouvriers ensemble, où se fera l'arbitrage, «pour résoudre tous les conflits entre patrons et travailleurs».32) «La corporation chrétienne, c'est l'Évangile pris pour base des rapports entre patrons et ouvriers, c'est la disparition de l'antagonisme aussi funeste aux uns qu'aux autres et en­core plus nuisible aux pays au sein desquels il se produit».33)

Mais par-dessus tout il faut agir, et agir sans tarder: on retrouve à nouveau la préoccupation constante qui caracté­rise l'homme d'action, l'apôtre. Qu'on prenne exacte conscience de la stérilité des querelles de mots! Qu'on en fi­nisse avec ces arguties qui ne font que masquer le refus de suivre loyalement les orientations pontificales! Qu'on laisse ces discussions de principes qui ne concluent rien et se ré­vèlent creuses au détriment de ceux qui bien réellement et chaque jour souffrent l'injustice et qui pour en sortir sont tentés par le socialisme révolutionnaire! «Malheureuse­ment les catholiques, surtout en France… ont passé dix an­nées à discuter et à disputer pour savoir si les syndicats de­vaient être mixtes ou séparés… Laissons enfin de côté nos controverses pour nous mettre au travail pratique d'action populaire»;34) Et toujours le regard est tourné vers l'avenir: «Le XIXème siècle a été, au point de vue social, le siècle du libéralisme et de l'individualisme; le XXème siècle sera ce­lui de l'association».

Ces quelques points plus précis ne circonscrivent pas tout le débat social de cette époque. Ils comptent parmi les plus présents, et tout naturellement on les retrouve dans La Rénovation sociale chrétienne. Ils renvoient à une dimen­sion sur laquelle il faut aussi tenter de caractériser briève­ment la position du Père Dehon: la dimension proprement politique de son action.

Que le débat social et surtout l'engagement pour chan­ger la société impliquent inévitablement une dimension po­litique; cela est assez clair, en tout cas pour nous au­jourd'hui. Comment pourrait-on réfléchir et militer sérieu­sement pour résorber les injustices sociales et instaurer une société plus juste, à long terme surtout, sans participer ef­fectivement à la responsabilité citoyenne d'évaluer la légis­lation en vigueur, de proposer de nouvelles lois, et donc de faire entendre une voix officielle et qui pèse sur les déci­sions du pouvoir?

Telle est bien aussi la ferme conviction de certains parmi les représentants les plus en vue du catholicisme so­cial de la fin du XIXème siècle: non seulement des laïcs mi­litants, mais des prêtres comme les abbés Lemire et Gay­raud, qui durant des années assumeront un mandat poli­tique et feront entendre haut et fort la voix de l'Église à la Chambre des députés. Cette présence officielle du clergé dans la politique est relativement récente alors en France qui à ce sujet est bien en retard sur plusieurs nations voi­sines. Pourtant n'est-elle pas une conséquence logique de l'exhortation insistante adressée par le Pape lui-même au clergé, pour qu'il s'implique «de toutes les forces de l'âme et de toutes les industries du zèle» dans le catholicisme so­cial?

En sens inverse, les catholiques opposés à la démocratie chrétienne rejettent catégoriquement ce passage du social au politique.35) Dans la pratique non seulement il n'est pas facile à vivre pour les personnes intéressées, et bien loin de faire l'unanimité dans les milieux catholiques cet engagement politique du clergé inquiète en même temps les adversaires, les républicains anticléricaux. Elle montre bien la difficulté de dissocier les deux versants, le social et le poli­tique, de l'action publique.

N'oublions pas que le contexte de l'époque diffère beaucoup du nôtre; une différence que le langage même re­flète, selon l'observation de plusieurs spécialistes. Quand on parle d'action «sociale», on y inclut alors de façon plus ou moins explicite «tout ce qui a trait à la société», une ré­ponse à une situation sociale qui est en même temps un problème politique, ou l'appel à un pouvoir social qui sup­pose aussi un pouvoir politique. La question «sociale» comprend la question politique, et à cette époque on n'a pas encore affiné la distinction.36)

Plus encore, pour ces catholiques engagés le social et le politique se rejoignent dans une perspective plus large qu'on appelle volontiers la «question religieuse», comme je l'ai déjà fait observer plus haut. Plus ou moins consciem­ment on en reste encore souvent à une visée de «chré­tienté» qui pendant des siècles a porté l'action de l'Église: lorsque celle-ci, comprise comme «société parfaite et de droit divin», avait l'initiative et la régulation de toute la vie en société. Le Père Dehon lui-même adhère à cette vision intégrale: «L'Église est une société parfaite qui embrasse, au moins indirectement, toute la vie humaine et sociale. Elle a le droit et le devoir de faire régner partout la justice chrétienne. Son but est avant tout surnaturel, mais elle n'est pas indifférente à la paix publique et à la richesse, parce que ce sont des instruments au service de la vie morale. Elle doit tout sanctifier, le droit, la morale, la vie sociale, les re­lations internationales» (p. 333).

C'est bien pourquoi à la fin du siècle dernier, alors que le pouvoir civil s'efforce par tous les moyens de réduire l'in­fluence de l'Église, plusieurs en milieu catholique luttent précisément contre cette marginalisation, contre la « séparation » de l'Eglise et de l'Etat, dans un climat de polémique agressive qui ne facilite pas la tâche de préciser le rôle de chacun dans une situation assez nouvelle.37) A ce sujet comme en tout ce débat, spécialement en mi­lieu catholique l'autorité de Léon XIII est de toute pre­mière importance. Déjà quand il traite de l'intervention de l'Etat dans les problèmes sociaux, le Pape précise de quel Etat il entend parler: «Non point tel gouvernement établi chez tel peuple en particulier, mais tout gouvernement qui répond aux préceptes de la raison naturelle et des enseigne­ments divins» (Rerum novarum, n. 25/2). Il refuse nette­ment de lier l'Église à une forme déterminée de régime po­litique: une précision majeure, et qui sera bien souvent ré­pétée.

Plus particulièrement, en de nombreux textes durant son long pontificat le Pape expose les principes qui commandent les relations entre le temporel et le spirituel, il valorise le pouvoir temporel à sa place indispensable. Il le fait avec fermeté mais aussi avec réalisme, en développant une vision positive qui prend en compte la marche de l'his­toire, qui s'adapte et cherche à collaborer au mieux même avec des formes qui ne sont pas pleinement satisfaisantes. Il ne sera pas suivi autant qu'il l'espérait, en particulier au sein de l'Église de France. Son appel au «ralliement» pour accepter concrètement le pouvoir en place, c'est-à-dire le régime républicain, ne met pas fin à la division des catho­liques, tout au contraire. Et l'affaire Dreyfus vient encore durcir l'opposition catholique à l'égard de la République.

Léon XIII se prononcera officiellement sur la «démo­cratie chrétienne», mais ce sera tardivement, en janvier 1901 par l'Encyclique Graves de communi. Et ce sera pour donner un net « coup de frein », en particulier sur l'orientation prise par les « abbés démocrates » en France.

Dans le contexte d'une relation très tendue avec le pouvoir de France, le Pape veut éviter que la démocratie chré­tienne se politise à l'excès, que les «abbés démocrates» s'engagent trop loin en ce domaine hypersensible. Il joue alors un jeu diplomatique serré avec la plupart des Etats importants, avec la jeune République française notamment: il n'entend pas le compromettre en prenant une position politique trop tranchée. C'est pourquoi s'il consent à parler de «démocratie chrétienne», il en exclut la portée politique pourtant induite par le mot même. «Dans les circonstances actuelles il ne faut l'employer qu'en lui enlevant tout sens politique, et en ne lui attachant que celle d'une bienfaisante action chrétienne en faveur du peuple». Il décevra alors beaucoup des militants de la démocratie chrétienne. Celle-ci s'effacera peu à peu en tant que mouvement spéci­fique pour rejoindre des initiatives portées notamment par Le Sillon, le mouvement que dirige Marc Sangnier, ou au­tour de la revue La Chronique du Sud-Est.

Le Père Dehon, quant à lui, appartient au groupe de ca­tholiques qu'on appelle la «seconde démocratie chré­tienne», celle qui s'affirme à partir des années 1890. En mi­litant pour l'action sociale enseignée par le Pape Léon XIII, il accueille en même temps son appel insistant au «rallie ment» à la République. Sans cependant renoncer au projet plus ample de restaurer, y compris politiquement, un véri­table «ordre social chrétien». En 1903 il reprend à son compte la position unifiante défendue dix ans plus tôt par A. de Mun: «La question religieuse et la question sociale sont intimement liées, et elles constituent ensemble toute la question politique».38)

Il affirme se retrouver pleinement dans les directives pontificales sur la démocratie chrétienne. En les recevant il constate qu'«il n'a pas un iota à changer» (NQT XVI/1901,54) à sa propre position, développée maintes fois en de nombreuses occasions dès 1892 et surtout à partir de 1895.39) La Rénovation sociale chrétienne lui donne l'opportunité de préciser mieux encore sa propre pensée en ce domaine controversé. Léon XIII lui-même apprécie cette in­terprétation: il salue le Père Dehon comme «un démocrate selon mes Encycliques».40)

A y regarder de plus près cependant ce ne semble pas aussi simple. Le Père Dehon ne peut s'en tenir strictement à la prudente réserve qui caractérisera de plus en plus la po­sition pontificale. Son soutien très clair à la démocratie chrétienne comporte quasi nécessairement un choix poli­tique. Déjà lors de sa première Conférence en janvier 1897, à Rome même il fait applaudir l'abbé Gayraud qui se pré­sente aux élections législatives en Bretagne et par conséquent envisage un mandat politique: un appui qui aura son retentissement jusqu'en France (cf. NQT XII/1897, 38). Surtout et en particulier dans ses Confé­rences, quand il développe le vaste programme de la démo­cíatie chrétienne et quand il appelle avec insistance à l'ac­tion sans tarder, il ne peut ignorer que ce programme ap­pelle des choix politiques si l'on veut qu'il aboutisse sur le terrain: ainsi par exemple à propos du suffrage universel, ou sur le développement des corps intermédiaires et des as­sociations professionnelles.

Assurément il le dit avec précaution, selon le souci d'é­quilibre qui le caractérise. Il rappelle en même temps que ce programme social peut être mis en rouvre sous diverses formes de régime politique, la préférence allant toutefois au régime républicain. Lui qui a été d'abord monarchiste de cceur, il déplore que pendant des siècles en France le pouvoir civil ait «domestiqué» l'Évangile, pour finalement l'éloigner de la vie réelle du peuple.

Mais il n'y a aucun doute, l'orientation du Père Dehon à ce sujet est ferme. Avec énergie et avec ferveur il s'efforce de communiquer sa conviction : l'action politique est incontournable, et elle est urgente. Voici par exemple ce texte tiré d'un article significatif, Tous démocrates-chrétiens publié dans La Chronique du Sud-Est en mai 1901; le Père Dehon commente une importante Conférence donnée à Rome sur l'Encyclique Graves de communi par le jésuite P. Pavissich, Conférence autorisée et encouragée par le Pape lui-même.

«Donc, c'est entendu», en conclut pratiquement le Père Dehon en adaptant l'exposé à la situation française: «tous nous devons être démocrates-chrétiens, plus encore par les œuvres que par le nom. Nous devons coopérer de toutes manières, par la parole, par l'action, par l'argent, par la prière, par le sacrifice, au relèvement des classes popu­laires. C'est le développement de l'Église, c'est la vie même de la France qui sont en cause… Vous tremblez, pieux fi­dèles et conservateurs pacifiques… Vous gémissez. Vous voyez venir les catastrophes. Dieu ne se contentera pas pour vous sauver de ces gémissements. Il demande de vous l'action politique et l'action sociale. L'action politique doit être incessante. Il faut préparer la lutte par la presse, par les comités, par les Conférences, par la révision des listes élec­torales. Il faut vous faire un tempérament de démocrates. Car si le Pape dit qu'il ne recommande la démocratie à l'en­semble des catholiques que dans le sens économique, il a dit aussi qu'il y a des devoirs civiques et politiques et ces der­niers sont proportionnés à la constitution spéciale des na­tions. Ce qui entrave et ruine les catholiques de France, c'est qu'ils ont gardé le tempérament monarchique. Ils at­tendent tout du pouvoir, au lieu d'attendre tout d'eux­-mêmes. Quand ils auront compris cela, ils se relèveront. S'ils n'arrivent; pas à le comprendre, c'est fini de la France catholique».41)

Il reste pourtant vrai que pour le Père Dehon comme pour beaucoup de ses compagnons dans ce combat, et avant même la position plus restrictive de Léon XIII sur la fin de son pontificat, l'option démocratique avec sa dimension politique relève d'abord de l'engagement social. Selon la perspective pastorale qui prime dans toute son activité, il s'agit avant tout d'«auer au peuple», de le rejoindre dans ses conditions de vie, dans sa souffrance et dans ses légitimes aspirations, pour y apporter les solutions puisées dans l'Évangile.

Ainsi quand en mars 1900 il salue en Léon XIII «le grand hémophile de notre temps», c'est avant tout parce que le Pontife «nous crie sans cesse: Allez au peuple, pour le relever, pour le secourir, pour l'aider».42) Dans sa deuxième Conférence romaine, trois ans auparavant, pour remédier au mal social il revendique une action nationale aux horizons les plus larges, précisément pour le règne de la justice et de la charité. «La religion n'est pas l'ennemie du progrès. Elle enseigne les conditions mêmes du progrès, le travail, l'économie, la justice, la charité… Nous prêtres, nous désirons ardemment le bien des masses. Nous sommes heureux de toutes les transformations utiles. Nous sommes passionnés pour le progrès. Le bien-être matériel du peuple trouve une large place dans nos coeurs d'apôtres. Notre idéal, c'est le bien temporel du peuple avec son bien spiri­tuel. Tout ce qui est obstacle à ce bien-être, que ce soit la faim, la maladie, l'excès de travail, les logements insalubres, nous avons à cœur d'en poursuivre l'abolition. Voilà le véri­table enseignement de l'Évangile…» (p. 111). On le voit bien, c'est sur le versant social que porte l'insistance.

Parmi les nombreuses nuances que connaît le mouve­ment des «abbés démocrates», le Père Dehon n'est ni le premier ni le plus représentatif d'entre eux. A partir de tout ce qu'il est, de ce qu'il vit, il témoigne de l'orientation qui est sociale avant tout, sans pour autant ignorer ni encore moins exclure les prolongements politiques impliqués. Dans la Conférence citée à l'instant, selon sa vision fon­cièrement théologique il écrit: «La société civile est l'œuvre de Dieu, elle doit à Dieu un culte social, elle doit s'inspirer de ses préceptes dans la conception de ses lois… La loi est une ordonnance du pouvoir en vue du bien commun, les lois capricieuses et tyranniques ne sont pas des lois et ne méritent pas le respect » (p. 116). Déjà dans un des premiers articles de sa revue, il affirme avec force : «Il faut que le Christ règne dans les sociétés, dans les familles, dans un des lois, dans l'enseignement, dans les moeurs. C'est la condi­tion de la prospérité et de la paix, c'est la manifestation de la vérité, c'est le droit de Dieu».43)

C'est aussi dans ce contexte d'idées qu'il nous faut reve­nir brièvement sur l'antisémitisme du Père Dehon. Un anti­sémitisme très évident: il peut nous surprendre, il nous af­flige certainement. Il s'agit en effet d'une question, d'une blessure très grave à laquelle le regard porté sur notre siècle finissant nous rend particulièrement sensibles au­jourd'hui. On retrouve cet antisémitisme chez tous les «ab­bés démocrates», plus modérés d'ailleurs en ce domaine passionné»que la très grande majorité des milieux chrétiens d'alors.44)

Recueillir les nombreux textes du Père Dèhon à ce sujet pour préciser à sa place exacte l'expression de l'antisémi­tisme dépasse l'objectif limité de cette présentation. Sim­plement, et en souhaitant une étude plus approfondie à ce sujet, il me semble qu'on peut avancer l'appréciation sui­vante.

L'antisémitisme de cette époque, le XIXème siècle fi­nissant, se nourrit de nombreux griefs qui sont notamment de tendance religieuse comme l'accusation récurrente de «déicide», ou de portée politique sinon raciste comme le nationalisme xénophobe.45) Griefs qui ont été ressassés, am­plifiés et colporté durant des siècles : ils ont alors attisés et portés ò l'extrême par des événements récents comme l'affaire Dreyfus et par l'action secrète de la Franc-Maçonnerie. Repris surtout par les mouvements de la «droite», on les retrouve aussi dans certains milieux de «gauche».

De façon bien trop peu critique à notre sens, bien trop peu indépendante des idées reçues autour de lui, le Père Dehon comme bien d'autres «abbés démocrates» se laisse prendre par ces vues. Il n'y cède pas cependant de façon unilatérale, comme le font bien des fanatiques aveugles: il sait mettre en valeur la place insurpassable du peuple juif, en raison de l'histoire sainte qui nous a donné Jésus et Ma­rie. Surtout, pour lui comme pour bien d'autres alors, le res­sort le plus fort et le principal motif de cet antisémitisme c'est bien l'influence jugée exorbitante des Juifs dans la vie économique depuis des siècles et présentement dans la concentration capitaliste, notamment par la pratique de «l'usure vorace» et de la spéculation sauvage.

Tout cela est dénoncé comme un obstacle majeur à l'a­vènement de la justice au bénéfice des masses populaires. C'est donc de nouveau une préoccupation avant tout so­ciale, c'est la colère et l'impatience devant la souffrance in­supportable des pauvres, qui sous-tend principalement cette discrimination. Reconnaître cela entend bien respec­ter le sens des textes et des comportements, dans le contexte socio-culturel et religieux d'une époque détermi­née; ce ne peut en rien servir de justification. Mais dénon­cer avec raison et force l'antisémitisme du Père Dehon et de son époque à la lumière et avec l'acuité de notre prise de conscience actuelle est une chose; tenter de cerner ob­jectivement cet antisémitisme historique et en évaluer l'exacte mesure dans les textes et le contexte précis de l'é­poque en est une autre.

II. La Rénovation sociale chrétienne: un livre pour aujourd’hui

Faut-il le rappeler? Par tant de ses aspects le contexte de notre monde présent est profondément différent de ce­lui auquel nous reporte ce livre. Pourtant si l'on sait comprendre et apprécier correctement le cadre précis d'a­lors, si l'on veille en particulier à dépasser la facilité illu­soire d'une référence littérale et servile aux textes du passé; si au contraire l'on s'efforce d'en recueillir la visée et de la repenser en fonction d'aujourd'hui, l'interpellation que le Pape Léon XIII adressait à l'Église voilà plus de cent ans garde bien toute son actualité. Et ceci vaut tout autant des nombreuses voix autorisées qui depuis ont actualisé l'en­seignement pontifical. Ceci vaut en particulier de la façon selon laquelle avec beaucoup de ses contemporains le Père Dehon l'a accueilli et traduit en engagement concret. II s'a­git toujours de la même disposition: l'intelligence, la compétence, la culture en tous ses conditionnements, sont mises au service de la même intention apostolique: dans l'Église, dans une situation bien déterminée, proclamer l'Évangile, éclairer et collaborer à transformer le monde dans le rayonnement de l'Amour.

Quand il annonce la préparation du passage à l'an 2000, le Pape Jean-Paul II rappelle notamment l'intervention de son illustre prédécesseur, Léon XIII, qui a précisé la doc­trine sociale de l'Église (cf. Tertio millennio adveniente, n. 22). Il rappelle aussi sa propre Encyclique écrite cent ans après pour précisément mettre en valeur la portée per­manente de Rerum novarum: «Au cours des cent dernières années l'Église a manifesté sa pensée à maintes reprises, suivant de près l'évolution continue de la question sociale… Si l'Eglise a progressivement élaboré sa doctrine sociale d'une manière systématique, c'est parce que toute sa richesse doctrinale a pour horizon l'homme dans sa réalité concrète de pécheur et de juste » (Centesimus Annus, n. 53).

Dans la même lettre apostolique Jean Paul II redit le sens du Jubilé depuis les origines dans la tradition biblique, pour laquelle «l'année jubilaire devait servir à rétablir la justice sociale» (Tertio millennio…, n. 13). Quand le 29 no­vembre 1998 il convoque toute l'Église à célébrer le Jubilé de l'an 2000, il montre l'actualité de cette intention pour au­jourd'hui: la conversion à l'Évangile, en particulier par la mise en oeuvre plus résolue de la doctrine sociale de l'Église, en insistant sur la valeur et la dignité de la personne, sur la solidarité entre les peuples et sur la réduction de la marginalisation sociale, et pour instaurer «une nouvelle culture de solidarité et de coopération internationales» (In­carnationis mysterium, n. 12).

Selon les paroles même du Pape dans ce document, c'est «les yeux fixés sur le mystère de l'Incarnation du Fils de Dieu» qu'au seuil de ce nouveau millénaire l'Église se dispose à la fête et à un nouvel engagement de fidélité. Jé­sus, Christ et Seigneur, est le «Vivant», «Celui qui est, qui était et qui vient» (Ap 1, 4 et 18). «Il est la véritable nou­veauté qui dépasse toute attente de l'humanité, et il le res­tera pour toujours, dans la succession des périodes de l'his­toire. L'incarnation du Fils de Dieu et le salut qu'il a opéré par sa mort et sa résurrection sont donc le vrai critère pour juger la réalité temporelle et tout projet qui tend à rendre la vie de l'homme toujours plus humaine» (ibid., n. 1).

Nous avons ainsi les grandes lignes de notre réflexion pour cette dernière partie. «Jésus Christ est le même, hier et aujourd'hui; et il le sera pour l'éternité» (He 13, 8). La Bonne Nouvelle de sa présence, qui est salut et vie pour tous et en tout, garde toute son actualité pour notre temps, selon la grande tradition de l'Église, au service de l'humain, les personnes, les sociétés et notre monde. Je crois qu'en respectant les données de l'histoire, les conditionnements des événements et des cultures, c'est bien cela que nous pouvons recueillir aujourd'hui encore de la vie et de la pensée du Père Dehon, en particulier de son livre La Rénovation sociale chrétienne. Car telle est bien, dans les mots même et en les interprétant, la conviction qui l'inspire en toute sa vie.

Pour cette réflexion proposée ici en quelque sorte comme une conclusion, comme pour tout ce qui précède il ne peut être question que d'une évocation sommaire, dans un domaine complexe qui exigerait beaucoup plus de compétence et de précision. Je me limite à indiquer d'abord quelques axes majeurs qui valent pour nous tout comme ils ont guidé la pensée et l'action du Père Dehon. Puis je pro­poserai quelques points particuliers parmi ceux qui, depuis le temps du Père Dehon jusqu'à nous aujourd'hui, restent des questions ouvertes toujours à remettre sur le chantier, voire des défis actuels urgents pour une authentique parti­cipation à l'avènement d'un monde plus conforme à l'Évan­gile.

A. Les exigences permanentes de l’engagement social selon l’évan­gile

Le 4 avril 1900, au Musée social à Paris, Henri Bazire, le président de la toute jeune «Association catholique de la Jeunesse française», déclare devant un auditoire attentif: «Les catholiques sociaux sont sociaux non pas en même temps que catholiques…, ils sont sociaux parce que catho­liques: parce que, de l'essence même du catholicisme inté­gral et de la traditionnelle interprétation du dogme par l'É­glise, sa gardienne, se dégage l'idée sociale dans sa pléni­tude. Ce n'est pas, comme on l'a dit, une excroissance de la doctrine, c'en est la naturelle floraison».46)

L'adhésion croyante à l'Évangile du Christ implique sans hésitation aucune la participation active à la construction du monde dans la justice. Cette conviction absolue qui a animé le « catholicisme social », bien qu'elle soit encore trop peu partagée en son siècle le Père Dehon la porte en lui depuis sa jeunesse. Il la mûrit durant sa longue forma­tion, à travers ses études, ses lectures, ses rencontres. En 1869 il remarque un texte de Mgr Dupanloup, il le recopie et s'y référera plusieurs fois: «Si j'avais un conseil à donner aux chrétiens de nos jours et à tous les prêtres, ce serait de ne pas rester étrangers, comme ils le font trop souvent, aux questions sociales… Ce devrait être là notre passion domi­nante, en dehors de toute politique, de toute ambition, de toute récrimination» (NHV VI, 131).

Toute sa vie durant le Père Dehon a éprouvé cette pas­sion: un regard résolument positif sur notre monde, par le­quel il rejoint un Léon XIII dont des spécialistes aiment à souligner son «optimisme» de fond.47) Il aime assez la société de son temps pour s'efforcer de la comprendre au mieux, c'est-à-dire par le cœur autant que par l'intelligence: pour en analyser les rouages, pour risquer un diagnostic valable sur ses maux et proposer les remèdes, tout cela à la lumière de la foi chrétienne.

Cette conviction sociale il la vit avant même de la pro­fesser. Et il entend bien la communiquer de toutes les fa­çons et par tous les moyens possibles. Il nous la transmet à nous aussi aujourd'hui: ne serait-ce pas infidélité et inco­hérence que de vouloir partager l'héritage dehonien sans communier d'une façon ou d'une autre à cette insistance majeure, indissociable de l'ensemble.

Selon des modalités qui varient en fonction des situa­tions et de l'âge, à travers sa longue existence il témoigne de ce que la réponse à Jésus dans une ardente vie d'amour est tout le contraire d'une passivité ou d'une évasion loin de la réalité humaine, tout le contraire d'une désertion loin du champ de combat pour une société plus juste. De l'Église en son temps, de sa famille, il reçoit une piété qui fait large place à la religion populaire, aux dévotions, en particulier à celle dont il s nourrit intensément, la dévotion au Cœur de Jésus. Mais ce n'est absolument pas pour ignorer, déprécier ou fuir la chaude actualité et se réfugier dans une «vie inté­rieure» désincarnée. C'est pour puiser dans la contempla­tion même du Cceur qui a tout donné, la lumière et les éner­gies au service d'un engagement militant qui à ses yeux fait partie intégrante de l'Évangile, qui fait corps avec sa «spiri­tualité».

On a pu en effet le constater en le lisant, plusieurs fois dans ses Conférences le Père Dehon nous redit d'où il puise la conviction qui l'anime: dans l'Évangile tout simplement, dans la vie même de Jésus. Il n'est pas le seul à le faire parmi les catholiques sociaux et les démocrates chrétiens. Mais replacée dans l'ensemble de l'inspiration qui l'anime en tout, une inspiration qui est foncièrement biblique, cette insistance le caractérise et elle mérite d'être soulignée. On la vérifie évidemment, plus abondante, dans ses nombreux livres de méditations. Ici, dans La Rénovation sociale chré­tienne, outre les renvois explicites qui cependant ne sont pas nombreux, cette inspiration est renforcée par le souci appuyé de revenir au «christianisme véritable», à la «vérité de l'Évangile» selon l'expression de saint Paul en Ga 2, 5 et 14: la vérité de la présence humaine du Verbe de Dieu, le Fils Unique dans notre chair, dans notre condition, avec toutes ses conséquences de salut pour tous et à jamais. Pré­cisément le rappel que le Pape Jean-Paul Il nous donne comme source de lumière pour célébrer le Jubilé.

Car dans la méditation qu'en fait le Père Dehon, la «vie publique» de Jésus n'est que cela: une présence la plus au­thentique qui puisse être à la vie réelle de son peuple, l'in­sertion la plus vraie dans notre condition commune, pour y révéler en actes et en gestes autant qu'en parole l'amour sauveur du Père. Parmi tout ce qu'il en retient vient en première place la « compassion » de Jésus pour les foules affamées et qui errent comme des brebis sans berger (p. 75, selon Mc 8,2). Il observe combien en même temps et très tôt Jésus a le souci de faire partager cette compassion à ses premiers disciples, de la faire passer en eux et par eux à son Église: c'est un aspect décisif de sa mission. «Quand nous avions devant nous sur la montagne une foule immense, pauvre et manquant de pain, je faisais partager à mes dis­ciples la compassion de mon cmur pour cette foule… Je leur fis comprendre comment les pauvres seraient aidés et rele­vés par le règne de l'Évangile. Ce miracle symbolisait l'Eu­charistie… mais il avait aussi pour but de montrer comment le peuple serait secouru par le règne de la charité et de la justice».48)

Avec émerveillement, et dans le désir de l'entendre pour lui-même d'abord, le Père Dehon est frappé par cette insistance de Jésus à impliquer les siens dans son propre service du Royaume: que sur sa Parole ils se lancent hardi­ment sur la mer tourmentée du monde pour y jeter les fi­lets. Aujourd'hui cette «haute mer» agitée, c'est celle de «la démocratie chrétienne» (p. 93): osons nous y risquer avec courage en suivant le successeur de Pierre et pour «faire une bonne pêche». Avec la claire conscience que ce service du Royaume exige de s'occuper des souffrances les plus im­médiates, des attentes réelles: «Jésus guérissait les corps pour atteindre les intelligences, il multipliait les pains pour sanctifier les âmes» (p. 207). En première option, ce service comporte le «relèvement des petits»: «Toute la vie de Notre-Seigneur, tous ses exemples, tous ses enseignements tendent au même but: le relèvement des petits par la charité chrétienne qui est comme un écoulement de la charité di­vine et par la justice chrétienne qui ne fait pas acception des personnes» (p. 276).

Mais ce n'est pas seulement les brèves années du minis­tère public de Jésus qui donnent l'esprit de l'Évangile. C'est toute sa vie, en particulier sa naissance parmi les pauvres gens, sa participation à la souffrance de son peuple par l'exil, et ses trente années de « vie cachée » dans la condition ordinaire de la famille, du travail, dans la fraternité de la vie commune. C'est finalement tout l'Evangile, tout le manifestation de la «philanthropie» de Dieu en Jésus. «Les prophéties sont manifestes: le Christ apportera aux peuples qui lui sont fidèles la paix, la liberté, la prospérité» (p. 220). Qu'on ne s'y trompe pas: «L'Évangile n'est pas seulement un livre mystique, c'est aussi un livre de morale pratique… En s'occupant d'oeuvres sociales, les prêtres et les hommes d'oeuvres ne sortent pas de la vie surnaturelle, ils rem­plissent les devoirs de charité et d'équité que l'Évangile leur impose».49) «Le christianisme véritable, l'Évangile bien compris et bien appliqué est le remède au malaise social» (p. 300).

La vie du Christ grave donc dans la conscience chré­tienne cette exigence absolue, conséquence directe de l'au­thenticité humaine de l'Incarnation. C'est toute la réalité humaine qui est assumée pour être guérie et transformée, pour être «divinisée» comme le rappelle maintes fois le Père Dehon. En particulier l'humain dans sa dimension so­ciale. L'Evangile détermine « le but et le rôle des richesses matérielles dans la vie humaine, les lois morales du travail, de son organisation, de la répartition et de l'échange de ses produits, les droits et les devoirs des différentes classes so­ciales» (p. 117). S'il est bien vrai que la «justice» du Royaume de Dieu ne peut être réduite à la seule justice so­ciale, la militance pour celle-ci ne saurait être absente d'une authentique vie chrétienne selon l'Évangile. Le contraire serait purement et simplement falsification; disons le mot avec toute sa gravité, ce serait même «hérésie».

Ainsi donc, la première exigence fondamentale que le Père Dehon nous rappelle et qui porte à l'engagement so­cial, c'est cette communion au mystère de Jésus, le Verbe incarné dans l'humain. Car l'Évangile est «Bonne Nou­velle»: la «Bonne Nouvelle de Jésus, Christ, fils de Dieu» (Mc 1, 1). En sa personne le Règne de Dieu s'est rendu proche comme jamais. De la part de Dieu c'est en quelque sorte une reprise de notre monde, un « commencement » tellement décisif qu'il requiert de nous conversion radicale et foi vive.

Mais en quel sens précis peut-on parler de «Bonne Nouvelle»? Non pas tant en ce que Dieu règne: cela, la foi biblique ne cesse de le confesser depuis des siècles d'expé­rience de l'Alliance. Mais en ce sens que désormais, dans le don du Fils ce Règne n'est pas une affirmation qui nourrit seulement l'espérance et l'attente dans un monde autre et pour un avenir au terme de notre histoire. En Jésus, le Fils authentiquement homme parmi nous, solidaire de notre monde pécheur pour le guérir et le transfigurer, ce Règne de Dieu est une réalité donnée pour ici et maintenant. Il s'agit d'une réalité tellement consistante et urgente qu'elle appelle à prendre une décision de vie, «aujourd'hui», pour y conformer toute notre vie présente dans la joie. Pensons à ' cet homme qui a la surprise de découvrir le trésor dans un champ, «il s'en va ravi de joie vendre tout ce qu'il possède et achète ce champ» (Mt 13, 44). L'accueil de la Bonne Nouvelle le change maintenant et vite pour une décision qui bouleverse son univers.

Cette conviction, qui est le coeur de l'Évangile, le Père Dehon a reçu la grâce de la faire sienne et de la répandre de toutes ses forces. Il l'approfondit sans cesse par sa familia­rité avec la Parole dont il retient surtout l'inépuisable mer­veille de la présence humaine et «charnelle» de Dieu en son Fils, en solidarité avec nous, avec les pauvres. Par sa vie il témoigne de cette unité infrangible, «synthèse vitale» comme on aime à le dire de nos jours, entre la conversion à Dieu dans la foi et la participation inventive à l'effort de tous pour l'avènement effectif d'une monde plus fraternel. Et il le fait, en un temps où pour beaucoup le Règne de Dieu était compris avant tout comme une réalité d'ordre «spirituel»: le don d'une grâce qui change intérieurement les «âmes» et qui trouvera sa pleine manifestation dans le monde futur, après l'ultime Jugement sur notre histoires.50)

Dans la vie du Père Dehon dès ses premières années en particulier sou l'influence de sa sainte mère et de plus en plus à travers de nombreuses autres influences, la dévotion au Cœur de Jésus devient comme la forme concrète de son adhésion fervente à l'Évangile, elle attire ses forces d'a­mour et de zèle. Elle est pour lui «le moyen le plus puissant pour travailler à la gloire du Père».(( La Retraite du Sacré-Cœur, cf. OSP I, p. 162.)) Formé dans la spiritua­lité de son siècle et selon la grande tradition chrétienne, il se nourrit abondamment du témoignage des grands mys­tiques qui ont expérimenté la fécondité spirituelle de cette dévotion. «Le Cœur de Jésus est la source de toutes les lu­mières dont nous avons besoin».(( Mois du Sacré-Cœur, cf. OSP I, p. 488.))

Mais en fils de l'Église c'est bien surtout de l'Évangile même qu'il reçoit cette dévotion, son sens, sa justesse et sa portée pour vivre notre vie aujourd'hui en «union avec Jé­sus». «La dévotion envers le Cœur de Jésus est un abrégé de la dévotion envers Jésus incarné, vivant et mourant pour le salut de tous les hommes. L'amour de Jésus est en effet le secret de tous les mystères de son Incarnation, de sa vie et de sa mort» (OSP I, p. 488). C'est de Jésus livré sans mesure à l'amour de ses frères pour tout «accomplir», toute l'œuvre rédemptrice du Père, c'est de son Cœur ouvert au terme d'une vie toute donnée pour triompher des oeuvres de mort, c'est là, dans cette Bonne Nouvelle de Jésus-Christ reçue et lue correctement, que le Père Dehon se laisse sans cesse re­nouveler dans la certitude de sa vie: on ne saurait accueillir le Règne de l'amour sans lutter pour changer la société à sa lumière et dans sa force.

On retrouverait maintes fois rappelée cette exigence tout au long des déclarations du Concile de Vatican II, et en tant d'autres textes qui le commentent. «Le. Verbe incarné en personne a voulu entrer dans le jeu de cette solidarité (humaine)… C'est en évoquant les réalités les plus ordinaires de la vie sociale… qu'il a révélé aux hommes l'amour du Père et la magnificence de leur vocation. Il a sanctifié les liens humains, notamment ceux de la famille, source de la vie sociale. Il s'est volontairement soumis aux lois de sa pa­trie. Il a voulu mener_ la vie même d'un artisan de son temps et de sa région…» (Gaudium et Spes, 32/2). «Quiconque suit le Christ, homme parfait, devient lui-même plus homme» (ibid., 41/1).

«Que l'on ne crée donc pas d'opposition artificielle entre les activités professionnelles et sociales d'une part, la vie religieuse d'autre part. En manquant à ses obligations terrestres, le chrétien manque à ses obligations envers le prochain, bien plus, envers Dieu lui-même, et il met en dan­ger son salut éternel. A l'exemple du Christ qui mena la vie d'un artisan, que les chrétiens se réjouissent plutôt de pou­voir mener toutes leurs activités terrestres en unissant dans une synthèse vitale tous les efforts humains, familiaux, pro­fessionnels, scientifiques, techniques, avec les valeurs reli­gieuses, sous la souveraine ordonnance desquelles tout se trouve coordonné à la gloire de Dieu» (ibid., 43/1).

Quelques années plus tard, concluant le synode des évêques qui dans l'esprit du Concile se sont interrogés sur «la justice dans le monde», le Pape Paul VI sera on ne peut plus clair: «Le combat pour la justice et la participation à la transformation du monde nous apparaissent comme une di­mension constitutive de la prédication de l'Évangile qui est la mission de l'Église pour la rédemption de l'humanité et sa libération de toute situation oppressive» (Justitia in mundo, 30.11.1971, n. 7).

Cette mission, celle même du Christ et qu'il confie à son Église, le Père Dehon aime à en faire valoir le déploiement à travers les siècles. Longuement il retrace «le rôle bienfaisant de l'Eglise dans la vie sociale des peuples », c'est le thème de la 5ème Conférence (cf. pp. 219sq). On pourra revenir à son texte, le suivre dans sa « relecture » de l'histoire. Pour mieux servir cette mission aujourd'hui encore, on sera sensible à l'importance reconnue a toutes les catégories du peuple chrétien solidairement engagé dans cette tâche d'humanisation à partir de l'Évangile, ce qui devien­dra peu à peu «la civilisation chrétienne».

Ainsi des Apôtres, des premiers organisateurs des communautés chrétiennes. Ainsi des chrétiens, hommes et femmes, ceux convertis du paganisme comme ceux venus du judaïsme, ainsi des maîtres et des esclaves. Ainsi des confesseurs de la foi jusqu'au martyre. Les princes aussi et leurs armées, les rois, leurs légistes, leurs institutions… Les évêques, depuis l'époque des Pères Pasteurs et formateurs de leur peuplé, et ceux d'aujourd'hui, spécialement le «Conseil» ou «Sénat» du Pape à Rome. Les théologiens, le clergé. Des laïcs, en particulier ceux directement impliqués dans l'action sociale, comme Ozanam, Albert de Mun, de La Tour du Pin, Léon Harmel, tant d'autres. C'est donc bien la mission de l'ensemble du Peuple de Dieu, c'est bien la leçon que constamment nous recevons de son histoire.

Il faudrait multiplier ici les renvois au texte du Père De­bon. On retiendra surtout la place tout à fait exceptionnelle reconnue à l'enseignement du Pape Léon XIII, lé «Vicaire de Jésus Christ». «Il est venu nous faire ouvrir les yeux et secouer notre torpeur» (p. 118). «Il a arraché le voile qui couvrait nos yeux par les Encycliques Immortale Dei et Re­rum novarum. Nous nous sommes aperçus que nos théolo­gies et nos catéchismes étaient incomplets, que les devoirs civiques, politiques et économiques n'y étaient pas men­tionnés. Nous avons ajouté à nos catéchismes des pages qui ont dû disparaître momentanément par un motif d'oppor­tunisme politique, mais qui devront évidemment rentrer par la fenêtre …».51)

Recevoir, divulguer, interpréter le véritable Évangile du Christ dans la grande tradition de l'Église, selon l'en­seignement du Magistère: ce qui a guidé le Père Dehon dans son action reste une exigence permanente pour nous. En veillant comme lui à étudier pour comprendre, pour prendre une position réfléchie, personnelle. Le Magistère ne dit pas tout, de lui nous ne. pouvons pas attendre toute la direction nécessaire pour l'action. «Nous ne pouvons de­mander aux Encycliques pontificales que les grandes lignes du programme démocratique. Il reste place ensuite pour bien des nuances dans les applications, soit dans la vie poli­tique, soit dans la vie économique» (p. 289). Et ce que le Magistère enseigne n'a pas exactement et en tout et partout la même portée. Reste à adapter aux diverses vocations et situations, aux cultures.

Par son exemple même, et dans son constant souci de loyale soumission, le Père Dehon témoigne de cette exi­gence d'approfondissement et d'adaptation intelligente, de prise de position personnelle et en conséquence ce droit et devoir de liberté de pensée sur des points particuliers sur lesquels le débat reste ouvert. Depuis lors, surtout avec le dernier Concile, en insistant sur l'engagement personnel dans la foi commune, l'Église a affiné la façon de recevoir les données de la Tradition vivante. Tout n'est pas à mettre sur le même plan, tout n'a pas la même portée. On sait mieux reconnaître une indéniable «hiérarchie» entre les af­firmations de la foi. On sait la différence d'engagement de l'autorité entre une «définition» formelle et infaillible, une Encyclique, une lettre apostolique, une exhortation, une lettre privée… Dans tous ces textes du Magistère le lien est plus ou moins étroit avec le noyau de la foi, depuis les véri­tés essentielles jusqu'aux considérations sur des réalités contingentes, relatives à une époque, à une culture.52)

Le Père Dehon se range lui-même parmi les «Latins» qui ont reçu «le don bien supérieur de la rectitude de la foi et de l'union à la véritable Église du Christ, récompense de la droiture de leur esprit et de leur fidélité inébranlable au siège de Pierre».53) Plus simplement, il se dit être le «phonographe » du Pape ; surtout il entend être le « fidèle interprète » de ses Encycliques:54) ce qui dans l'authenticité d l'obéissance laisse place à la liberté et à la responsabilité au travail et aux risques de l'intelligence pratique. «C'est avec ce programme (de Léon XIII) qu'il faut aller au peuple pour le gagner au Christ. Acceptons le programme dans ses grandes lignes. Ajournons les quelques points douteux, pour ne pas nous diviser. Le temps et l'étude feront la lu­mière» (p. 326).

Ce cri, fréquemment on l'entend retentir à travers toutes ces Conférences sociales. Il reflète bien le tempéra­ment du Père Dehon, un homme de prière et d'étude mais toujours en vue de l'action: pour se plonger avec courage et persévérance dans la tumultueuse confrontation entre le monde présent et les exigences fortes de l'Évangile. En veut-on un exemple précoce parmi beaucoup? En 1876, se­crétaire du Bureau diocésain des Œuvres catholiques, de­vant le vide des rouvres et la démission massive parmi le clergé, et stimulé par le succès de l'assemblée de Liesse en 1875 il relance énergiquement tout son monde. «Nous sa­vons que quelques-uns, par nature, aimeraient à se conten­ter de gémir en voyant sous leurs pieds le gouffre du mal. Mais nous ne voulons pas partager cette sorte d'apostasie de la volonté et nous dirons toujours avec Pie IX: souffrons, mais agissons:.A l'œuvre donc, sous la direction de Mon­seigneur».55)

«A l'oeuvre donc!». Depuis ces années de jeunesse les personnes changent, le regard s'est ouvert largement sur le monde; s'ouvre dans la même mesure l'éveil à la responsa­bilité. Mais c'est toujours le même zèle, le même sens de l'urgence de se mettre au travail de l'Évangile au coeur du monde. C'est le même cri : un véritable appel à la mobilisation. Il prend souvent une allure quasi militaire : « gagner au Christ », « conquérir », « engager la lutte »… Il s'inspire d'ailleurs de l'exemple de combats héroïques, de prouesses mili­taires que les soldats du Pape ont su affronter pour la dé­fense de l'Église. Et au slogan de Marx, «Prolétaires, unis­sez-vous pour la lutte», fait pendant celui-ci: «Prolétaires, unissez-vous dans le Christ, sous la bannière de l'Église, pour le salut social!» (p. 293).

«Nous décrivons la rénovation sociale qui commence», est-il dit dans la Préface de La Rénovation. «L'idée sociale chrétienne est en pleine voie de conquête… Léon XIII a dé­terminé la victoire de l'idée. Les faits suivront… Nous avons, voulu donner par ces Conférences notre modeste coup de rame…» (p. 69). Modeste sans doute, ce «coup de rame»; mais on entend bien lé rendre efficace, en étendre au plus loin possible l'effet stimulant.

Très souvent le Père Dehon appelle à agir, à agir sans tarder, avec une «sainte hardiesse», et de multiples façons. Rien de moins abstrait ou idéologique, rien de moins théo­rique seulement, que l'engagement social, précisément parce qu'il répond à une exigence de l'Évangile devant la situation terriblement concrète d'injustice et de souffrance. «Parler est bien, mais agir est mieux» (p. 164).

En même temps il stigmatise sans ménagement la pa­resse et la coupable apathie si fréquentes dans les milieux conservateurs catholiques. Et par là même il indique déjà clairement comment il entend cette action sociale chré­tienne, son sérieux, sa persévérance, son audace. «Quant à l'apathie de la plupart des conservateurs catholiques, elle est, hélas! trop manifeste. Tout travail à longue échéance, exigeant organisation, discipline, labeur ingrat, efforts sou­tenus, les rebute. Chez les uns, c'est une sécurité irréfléchie; chez d'autres, la prudence humaine ou la timidité; chez la plupart le manque de ressort et d'énergie. Ils préfèrent at­tendre, en gémissant et en discourant… un sauveur qui fera toute la besogne» (p. 80). Cette action comporte ses risques, peut-être entraînera-t-elle quelque agitation ? Soit ! Mais « un peu d'agitation, où se trempent les caractères a-t-il plus d'inconvénients que l'apathie des masses… ? » (p. 280).

Audace donc, et confiance. Mais pour agir bien il faut se bien préparer: en particulier par l'étude. C'est là un point capital pour le Père Dehon, il y insiste à partir de son propre témoignage. «Il faut donc agir; mais il faut étudier d'abord, pour ne pas agir en aveugles et sans discerne­ment…» (p. 164). Les plans qu'il prépare pour ses inter­ventions à ce sujet sont nombreux, ils sont minutieux et dé­taillés.

Ce devoir de préparation consciencieuse par l'effort de l'étude incombe en particulier au clergé. «Il faut étudier pour savoir et il faut étudier pour enseigner. Il faut étudier spécialement ces questions sociales qu'on regarde comme nouvelles et qui auraient dû être toujours étudiées dans l'Église… Un prêtre ne peut pas se lancer dans cet apostolat nouveau sans s'y être préparé par des études sérieuses» (pp. 349-350). Mais que le clergé acquière «l'intelligence des besoins de son époque (par l'étude des questions indus­trielle et agricole), il redeviendra nécessairement une force sociale…» (p. 208).

Sans en faire la théorie le Père Dehon pratique déjà la méthode d'observation et d'analyse de la situation sociale qui s'imposera bientôt à travers l'Action catholique, le «voir», le «juger». pour s'engager dans un «agir» éclairé, prudent et efficace. En outre et comme d'autres «démo­crates chrétiens», avec intelligence il sait reconnaître loya­lement la part de vrai, ce qu'il y a de légitime dans les ana­lyses et même dans les solutions de ceux que pourtant il ne peut pas suivre. Car la question sociale est bien trop complexe pour être susceptible d'une position rigide, mo­nolithique (cf. p. 181). Et il est bien placé pour savoir l'im­portance décisive de l'information, ce qu'elle exige de sé­rieux et de courage pour occuper valablement le terrain de l'opinion publique. «Une des formes les plus actives de l'a­postolat est la presse… Il faut y mettre une ardeur infati­gable… La victoire sera aux plus agissants» (p. 209). L'étude patiente et méthodique, le sens critique, la qualité patiente et méthodique, le sens critique, la qualité de l'information, la présence dans la communication sociale dont les moyens connaissent de nos jours un développement impensable il y a cent ans, et la tolérance, l'accueil de ce qu'il y a de meilleur dans l'autre - même si c'est un adversaire - le souci d'objectivité : ces principes qui dirigent l'action n'ont-ils pas encore toute leur pertinence pour nous aujourd'hui? Egalement et comme condition de tout cette exigence que le Père Dehon ajoute: un véritable amour pour le peuple, un amour puisé au Coeur même du Christ. «Si nous voulons que le Christ règne, il faut que per­sonne ne nous devance dans l'amour du peuple» (p. 125).

Cette «stratégie» de l'action chrétienne selon le Père Dehon, il ne semble pas exagéré de la rapprocher de ce que le Concile de Vatican II dit de la réponse aux «appels de l'Esprit» perçus et discernés dans la foi, l'attention aux «signes des temps», la présence aux événements, aux situa­tions avec leur épaisseur et leur ambiguïté: le Seigneur, le Fils de Dieu entré dans notre histoire, nous y attend, c'est là précisément qu'il nous attend, dans la vérité de nos solida­rités. «Mû par la foi, se sachant conduit par l'Esprit du Sei­gneur qui remplit l'univers, le peuple de Dieu s'efforce de discerner dans les événements, les exigences et les requêtes de notre temps, auxquels il participe avec les autres hommes, quels sont les signes véritables de la présence ou du dessein de Dieu. La foi en effet éclaire toutes choses d'une lumière nouvelle et nous fait connaître la volonté di­vine sur la vocation intégrale de l'homme, orientant ainsi l'esprit vers des solutions pleinement humaines» (Gaudium et spes 11/1). La Règle de vie de la Congrégation deho­nienne s'inspire directement de cette perspective (cf. no­tamment un. 18-20, 22, 35-39, 57 … ).

La Constitution pastorale de Vatican II Gaudium et spes poursuit alors en développant la «dignité de la per­sonne humaine» selon la révélation biblique. Une dignité constitutive de la vocation de l'homme et de la femme créés « à l'image de Dieu » : elle « ne s'éclaire vraiment que dans le mystère du Verbe incarné… Nouvel Adam, le Christ, dans la révélation même du mystère du Père et de son amour, manifeste pleinement l'homme à lui-même et lui découvre la sublimité de sa vocation » (ibid. 22/1). Dignité imprescriptible qui ne s'accomplit que dans ta communauté humaine: c'est de là que découle toute la vie sociale, les droits et les devoirs, les valeurs permanentes qu'elle doit respecter et épanouir (cf. Gaudium et spes nn. 11-32).

«Traversant les époques, c'est la même volonté de dé­fendre et de promouvoir la dignité humaine qui apparaît. dans tous les textes» de l'enseignement social de l'Église.56) En cela l'Église entend bien témoigner de sa foi au Christ son Seigneur, le Seigneur du monde, transfiguré dans la lu­mière de Pâques. En le glorifiant le Père a réalisé en vérité le monde nouveau: «Le Dieu qui a dit: que la lumière brille au milieu des ténèbres, c'est Lui-même qui a brillé dans nos cœurs pour faire resplendir la connaissance de sa gloire qui rayonne sur le visage du Christ» (2 Co 4, 6). Voilà bien ce dont il s'agit: une authentique reprise de l'œuvre initiale, une transfiguration en Christ: «une nouvelle création» (ibid., 5, 17).

C'est dans la splendeur de cette lumière que l'Église in­lassablement repense son enseignement sur la personne en société. En méditant sur la vocation humaine par-delà toutes les différenciations de toutes sortes, les temps, les si­tuations, les cultures. «L'homme est la première route que l'Église doit parcourir pour accomplir sa mission…, route tracée par le Christ lui-même», affirmait le Pape Jean-Paul II au seuil de son pontificat (Redemptor hominis, n.14). Et c'est pour sauvegarder et épanouir cette dignité humaine en Christ, qu'il importe à la communauté croyante de la fonder dans le mystère même du Dieu Trinité.

Ces assises permanentes de l'enseignement social à par­tir de ce qui est le coeur de la foi, on ne peut ici que les évo­quer, très sommairement. L'Église les reprend inlassable­ment. Le plus souvent elle le fait pour appliquer cet en­seignement à tel ou tel point plus particulier selon l'urgence des situations. Nous les retrouvons facilement chez le Père Dehon aussi. Parmi toutes les utopies et les idéologies qui foisonnent autour de lui, il n'hésite pas à professer : « Le vrai et beau progrès est celui de la dignité humaine» (p. 285). Des années plus tôt, en 1874 à Saint-Quentin, plongé dans les soucis de ses rouvres et de la «question ouvrière», il prie, il réfléchit sur la mission du Christ selon l'Ecriture: «Le Christ ne donne pas seulement la charité aux pauvres, mais aussi la justice, l'estime, l'honneur» (NHV XI, 34).

La promotion de la dignité de l'homme, de toute per­sonne humaine en tout ce qui la constitue en elle-même à travers ses relations! Placer là le «vrai et beau progrès», deux qualificatifs qui dessinent à souhait la manière du Père Dehon: c'est là une affirmation lumineuse, d'une per­manente actualité. De plus en plus, à travers l'extrême di­versité des cultures, des systèmes politiques et des mobiles d'action, c'est bien avant tout sur ce roc solide, exigence in­dépassable et aux conséquences toujours à explorer, qu'une réflexion sur la responsabilité de tous devant la mondialisa­tion peut être menée et rendue opérationnelle.

Pour nous croyants au Christ dans la communion de l'Église, nous y retrouvons en même temps la forte accen­tuation christologique qui caractérisent les déclarations du Magistère actuel, à partir du mystère de l'Incarnation.

Au regard du Père Dehon comme aujourd'hui encore, c'est cette valeur absolue de la personne humaine en elle­-même et devant Dieu qui inspire le plus souvent la critique de la situation d'oppression et de dégradation que subissent les masses laborieuses, et les conditions de travail et la dé­sespérance à laquelle elles sont condamnées. Et c'est préci­sément pour porter la lumière jusqu'à la racine du mal qu'est dénoncé vigoureusement l'athéisme social, le rejet de Dieu par une société marquée par l'individualisme libé­ral, par le matérialisme, ou par un collectivisme d'Etat qui aboutirait à un nouvel esclavage.

C'est aussi pour écarter toute tentative d'instrumentali­sation et finalement de négation de la personne, positive­ment c'est pour garantir les conditions indispensables de son épanouissement, que sont si fortement affirmées les exigences de participation, de responsabilité, en particulier à travers la vie associative quelles qu'en soient les modalités. Cet évident enracinement évangélique souligne ce qui a été noté plus haut : la position du Père Dehon, en cela même qu'elle comporte de préoccupation sociale et poli­tique, est avant tout d'ordre religieux, de l'ordre de la foi ai­mante d'un chrétien, d'un religieux qui a mission et charge pastorale au sein du Peuple de Dieu. Et c'est bien par là principalement qu'elle nous atteint aujourd'hui au cceur de notre interrogation, en dialogue avec notre monde et dans l'écoute de la Parole de Dieu.

======B. Du pere Dehon a nous aujour­d’hui: quelques points «chauds»

La lecture ou la «relecture» de l'ouvrage du Père De­hon fera aisément retrouver ces grandes exigences de toute action sociale chrétienne. Elles tracent l'orientation géné­rale, le chemin que tout disciple de Jésus, membre de son Corps, doit parcourir à sa suite pour dans sa grâce vivre au­thentiquement la solidarité humaine aujourd'hui.

Cette lecture cependant pourra éveiller à aller plus loin. Elle attirera l'attention sur quelques questions particulières que le Père Dehon traite maintes fois et qui continuent d'appeler notre attention aujourd'hui. On a déjà eu l'occa­sion de les repérer en étudiant son oeuvre, replacée dans son milieu et dans son époque. De lui à nous le terrain et l'éclairage ont beaucoup changé, les structures de la société se sont complexifiées; l'horizon s'est considérablement élargi. Pourtant bien des données restent proches, bien des réflexions gardent leur utilité.

Sans les recueillir toutes, voici celles qui me paraissent se présenter avec plus d'évidence. Chacun complétera et corrigera. Je les donné ici plutôt comme une liste de thèmes, sans grand développement. Il est bien impossible de citer à leur propos soit les nombreux textes du Père De­hon, soit des prises de parole plus récentes, de sources et d'autorité diverses. Simplement pour inciter de nouveau à la lecture de l'ouvrage présenté, pour la faciliter aussi, je renvoie à quelques-unes des pages de La Rénovation sociale chrétienne où ces questions sont abordées.

On se reportera en particulier à la première Conférence (pp. 74sq). Le Père Dehon nous oblige pour ainsi aire a se­couer une inertie ou une bonne conscience diffuse, à ouvrir les yeux, l'intelligence et le coeur, pour regarder lucidement et avec coeur la réalité. Car notre monde, pour une part trop évidente chaque jour, est toujours un monde «sans boussole, sans frein et sans moeurs» (p. 112; cf. aussi p. 346). Certes ni pour lui ni pour nous il n'est question de «diaboli­ser» notre société, de la voir tout en noir; pas question non plus de céder à la panique, ou à la facile dénonciation de coupables tout-puissants qui restent loin, anonymes même et inaccessibles. Mais bien de rester lucidement éveillés, de résister à la seule émotion superficielle d'un jour pour écouter vraiment le cri de tant de pauvres aux prises avec tant de situations intolérables. Pour naître et grandir dans la conscience d'une solidarité collective qui va en s'accen­tuant, et dans la responsabilité à tous les niveaux, en commençant par celui de notre univers immédiat, quoti­dien.

Ainsi la dénonciation de la «passivité», de l'indifférence de beaucoup (cf. p. 80), surtout des privilégiés que la situa­tion présente met à l'abri de l'insécurité. Ou encore la fuite, l'évasion, par exemple par la prolifération des jeux de ha­sard, ou pire encore dans la criminalité qui se banalise, ou la fuite par le monde artificiel et délétère de l'alcool, au­jourd'hui le monde de tant de drogues et d'excitants passa­gers, ou par le suicide qui sévit même parmi la jeu­nesse …(cf. pp. 84sq).

Ce «mal-être» a ses causes en particulier dans l'organi­sation, ou plutôt dans la «désorganisation sociale où nous vivons» (p. 174). L'inégalité ne cesse de s'aggraver: quel­ques riches qui sont de plus en plus riches, beaucoup de pauvres qui deviennent de plus en plus pauvres, en dessous même du seuil de la pauvreté (cf. p. 102): c'est un constat indéfiniment répété de nos jours encore, devant un drame qui empire.

Les relations entre le travail humain et le capital re­quièrent sans cesse une vigilance critique (cf. pp. 89, 158, 300) : par exemple devant la concentration gigantesque de l'argent, en face des multinationales, ou devant un développement industriel inhumain (p. 172sq), le pouvoir de la Bourse (p 163), une spéculation aveugle (cette fameuse « usure » dont on recommence à parler beaucoup aujourd'hui) qui échappe au contrôle responsable, les scan­dales financiers qui se répètent (p. 87,120sq); ou encore de­vant la «dette énorme», insupportable (p. 83) pour tant de pays qui s'enfoncent de plus en plus dans le retard, la dé­pendance et finalement la régression. Les difficultés pour réguler de façon équitable le grand commerce international (p. 172) rsont de toute récente actualité (Seattle, novembre 1999).57) A travers toutes ces situations bien réelles s'exerce une violence institutionnalisée, tellement lourde et aveugle que beaucoup pensent ne rien pouvoir faire et finalement s'en tirent au mieux chacun pour soi. Si la responsabilité ressort à de nombreux mécanismes qui souvent nous dé­passent, elle incombe tout autant aux personnes et aux pou­voirs élus de qui principalement dépend la vie politique et sociale et jusqu'aux investissements.

Malgré les incontestables acquis sociaux sanctionnés par les lois, il reste encore tant à faire, tant à poursuivre pour instaurer une société vraiment humaine. L'organisa­tion du travail, sa durée, ses conditions, sa rémunération, sa sécurité…: tout cela exige une constante et loyale attention, une mise au point concertée, compétente et toujours ou­verte.

Ainsi encore l'esclavage, par exemple: ce n'est pas seu­lement un mal de l'histoire ancienne. Sous d'autres formes parfois encore plus dégradantes, il existait il y a un siècle. N'existe-t-il pas encore pour beaucoup de travailleurs enga­gés sans contrat et sans protection, de chômeurs, de femmes, d'enfants et de jeunes? L'immigration s'est consi­dérablement amplifiée: car l'exode rural observé dans le passé s'exprime maintenant par les gigantesques concentra­tions urbaines, et par le déplacement, les migrations de po­pulations, avec les conséquences de déracinement, de mar­ginalisation et de difficile intégration (cf. pp. 102sq).

Plus encore qu'en dénonçant, c'est surtout en traçant des lignes positives d'application du programme social chrétien que le Père Dehon nous indique les appels ur­gents, les défis à relever: pour une bonne part ce sont les nôtres encore aujourd'hui. Ainsi autour de la famille: en lien très étroit avec ce qui regarde la dignité de la personne, elle doit venir en première place dans l'organisation de la vie sociale. Avant même la société civile, «elle est pour l'homme un. lien sacré, la source de sa vie et son soutien né­cessaire».58) D'où l'urgence de la défendre contre ce qui la menace et la ruine, le divorce (pp. 83, 230, 239…), les condi­tions lamentables de logement, de vie (p. 89), l'insécurité du travail et l'insuffisance du salaire (cf. pp. 83, 240…). Ou encore la protection de la fécondité et de la natalité, la santé de la femme et de l'enfant, les exigences d'une éduca­tion complète accessible à tous (pp. 84, 116, 236…).

En relation avec le respect de la personne dans sa di­gnité et avec la promotion de la famille, mentionnons en­core ce qui a trait au respect de la liberté individuelle et à la promotion de la personne en société, l'égalité effective pour tous, pour la femme, ou la dénonciation de la violence, de la torture, de la peine de mort (cf. p. 255), ou le souci d'une information honnête et de qualité (p. 209); et le refus d'une société de contrainte généralisée dans laquelle l'in­tervention de l'administration et de l'Etat serait omnipré­sente (cf. p.190). Déjà il y a un siècle on commençait à criti­quer une solution sociale trop axée sur la seule bienfaisance (cf. p.104), pour la fonder sur la reconnaissance de droits et de devoirs authentiques. Ce changement de perspective garde toute son importance, comme aussi l'attention aux «structures» économiques et sociales qui engendrent et am­plifient les pauvretés, sous des expressions traditionnelles ou à travers des formes nouvelles générées par le «déve­loppement».

Les nombreuses réflexions su l'intervention de l'Etat (pp. 119, 209, 313…), le rôle indispensable des « corps intermédiaires », les associations professionnelles ou autres, tout ce qui favorise la participation, la coresponsabilité au ser­vice du bien de tous (cf. pp. 209sq), etc …: tout cela qui a tant retenu l'attention du Père Dehon reste encore au coeur du débat social aujourd'hui. Pensons par exemple à l'équi­libre toujours à reprendre dans la relation entre secteur pu­blic et secteur privé, ou autour de «l'état - Providence»; à la question des nationalisations, ou aux problèmes de plani­fication du développement économique aux niveaux natio­nal et international, à la nécessité de maîtriser le recours à l'information pour sauvegarder le domaine de la vie pri­vée…

De même le respect de la propriété privée (cf. p. 91), qui est «un prolongement de la liberté humaine», nous dit le Pape Jean-Paul II (Centesimus annus, n. 30); le débat si actuel en Amérique latine par exemple sur le droit à la terre pour qui effectivement la cultive pour vivre (cf. pp. 191,288 …), ou encore une législation qui répartisse équi­tablement l'impôt foncier et l'impôt sur le revenu, et qui n'étouffe pas l'héritage ou la succession familiale (cf. pp. 120, 191, 284, 320). Autant de questions d'autrefois qui restent de vraies et urgentes questions pour aujourd'hui!

Plus encore que par le passé l'enseignement actuel de l'église veille cependant à rappeler les limites de la pro­priété privée, sa finalité primordiale qui est le service du bien de tous dans un univers et sur une terre qui appar­tiennent à tous et qu'il nous faut savoir sauvegarder, que nous devons transmettre dans sa beauté et dans ses poten­tialités aux générations futures.

Sous leur formulation précise les idéologies sociales que le Père Dehors étudie et critique ont certes perdu de leur force attractive (cf. pp. 174sq, 187sq…). Et l'espèce de «foi», une sorte de «dogme» incontesté alors, qui prônait un pro­grès quasi tout-puissant et illimité, apparaît désormais bien naïve et simpliste. Pourtant en réalité et sous d'autres re­vêtements le capitalisme anonyme garde et accentue tout son pouvoir. Il tend à s'imposer comme un « dogme » diffus et sans nuance. Il continue de provoquer ses ravages en particulier dans le continents moins protégés et moins industrialisés, et le plus souvent au profit sans contrôle des pouvoirs d'argent et des pays riches. N'est-il pas significatif que tant de voix s'élèvent aujourd'hui pour dénoncer la dicta­ture du «néo-libéralisme», ou l'empire aveugle et désas­treux de la.«loi;du marché», qui tend à dominer à l'échelle du mondé?59)

Devant la poussée de ce néo-libéralisme qui mise avant tout sur le rendement et la consommation, sur la compéti­tion (cf. p. 103) et l'enrichissement (pour qui le peut!), l'Église désormais insiste sur la «solidarité», ce nouveau nom de la charité. On la comprendra d'une solidarité non seule­ment de classe, de nation, de tribu ou de race, ou même de continent, mais une solidarité qui relativise toutes fron­tières et s'ouvre effectivement aux dimensions de la pla­nète. «Désormais la question sociale est devenue mon­diale», disait déjà le Pape Paul VI. Une solidarité qui ne saurait s'en tenir à un sentiment de compassion, à un geste occasionnel de bienfaisance: elle doit devenir résolution ré­fléchie et ferme, engagement effectif pour changer les structures en vue d'un partage réel des biens entre tous, pour humaniser le développement, pour maîtriser l'in­contournable mondialisation à partir d'exigences éthiques reconnues par tous. On ne trouve pas exactement ces mots chez le Père Dehon, mais n'est-ce pas l'esprit de toute sa ré­flexion et de son action, n'est-ce pas le sens de l'héritage que nous recevons dé lui aujourd'hui?

Selon les perspectives de son époque il a aimé mettre en valeur l'incontestable apport de l'Église pour la promotion de la paix dans la société et entre les peuples (cf. p. 243). Cet apport est toujours à redire, à réaliser et à amplifier, en particulier par la participation franche à toutes les initia­tives qui de façon crédible militent en ce sens. A ce sujet comme en bien d'autres évoqués ici, depuis un siècle a beaucoup progressé le sens du volontariat laïc, se sont multipliées les organisations humanitaires dont beaucoup s'ins­pirent d'une référence évangélique.

Pour cette pacifique mais énergique mobilisation commune au service de la paix dans la justice pour tous, et en particulier pour ce qui la motive dans le coeur de beau­coup, à savoir l'ouverture à l'Unique, l'Absolu, s'impose à l'Église en toutes ses composantes le dialogue entre les confessions chrétiennes, plus largement encore le dialogue entre les grandes confessions religieuses de notre monde. C'est là une exigence primordiale. On ne la percevait guère au temps du Père Dehon, elle est devenue une donnée ma­jeure de l'enseignement et de l'action de l'Église au­jourd'hui.

Au terme de ces indications pour inviter à une relecture actualisante je voudrais revenir sur ce qui me semble le plus important. Dans ses abondantes réflexions sur la question sociale, spécialement dans La Rénovation sociale chré­tienne, le Père Dehon a abordé de nombreux problèmes, et en cela il dépend assurément du contexte particulier de son temps, la situation économique, sociale et politique. Il l'a fait, à partir de ce qu'il était, de ce qu'il avait reçu de sa fa­mille, de son éducation et de sa formation, et selon l'appel entendu très tôt de consacrer sa vie à l'amour du Christ dans un engagement sacerdotal et une consécration reli­gieuse. Il l'a fait, à partir de sa solidarité avec le «peuple» auquel selon la mission reçue il est allé, ce peuple des «pe­tits», des nécessiteux qu'il aime d'un amour contemplé et puisé dans le Coeur même de Jésus.

Il a vécu cette préoccupation sociale aux côtés de nom­breux parmi ses contemporains et en inventant peu à peu sa propre voie, en entente stimulante avec beaucoup, en op­position aussi par rapport à d'autres. Soyons attentifs à le connaître pour ce qu'il est en vérité, sans l'idéaliser, sans surfaire son apport, sans l'isoler ni l'exagérer: la plupart des traits relevés dans ses positions, nous pouvons les retrouver chez d'autres catholiques sociaux, chez d'autres abbés démocrates. Ainsi la sensibilité au mal social, la dénonciation des solutions fausses à long terme, l'appel aussi à passer à l'action pour le «règne social de Jésus» (l'expression ne lui appartient pas en propre), et sur tant d'autres points plus concrets. Encore et surtout son souci d'accueillir pleine­ment, de comprendre et de répandre les directives de l'Église, de Léon XIII. Par tous ces traits qu'avec raison nous aimons relever le Père Dehon partage l'inquiétude et sur­tout l'engagement des meilleurs de ses contemporains.

En tout cela cependant, et cela aussi appartient à la vé­rité de ce qu'il a été, il prend position, en homme constamment en alerte et très informé à bonnes sources, soucieux de se prononcer pour éveiller, pour mobiliser, pour former et entraîner. Mais reconnaissons-le, lui-même n'a pas approfondi la «question sociale» autant que d'autres l'ont fait, il ne l'a pas pu. Peut-être même n'était-ce pas exactement son «charisme». Sauf aux débuts de sa vie active il n'a pas pu étudier longuement et pour eux-mêmes les mécanismes de la vie sociale. Il n'a pas eu l'opportunité de prendre assez de distance par rapport à l'action immé­diate pour donner un exposé systématique assez ordonné et assez complet, comme ont pu le faire par exemple ceux qui en son temps ont,été chargés d'enseignement supérieur dans ce domaine.60)

Il a été pris par l'urgence de l'action. Avec grande ou­verture d'esprit et avec un discernement éclairé il a beau­coup utilisé les recherches d'autres penseurs, il reconnaît largement sa dépendance à leur égard. Quant à lui, il a voulu surtout interpréter les orientations pontificales, en les situant, et pour les mettre à la portée de beaucoup. Ainsi il a su faire connaître, appeler à la responsabilité et inciter à porter remède à des situations intolérables, afin de rendre à l'Église son influence à partir de la conception de sa mission qu'il partageait avec beaucoup en son temps.

Mais veillons tout autant et plus encore à ne pas mini­miser ou dévaloriser son originalité. Elle apparaît bien nette, même' si pour une part chacun la perçoit selon ce qu'il est lui-même, selon ce qu'il vit dans sa propre situa­tion. Dans son indéfectible appartenance à l'Église, le Père Dehon a porté le souci d'une présence vive au monde, par amour et en fidélité sans partage à Jésus-Christ selon l'Évangile. Même si sa naissance pouvait partiellement le garder comme à distance de la chaude «mêlée», il a investi tous ses dons d'intelligence, son courage et son enthou­siasme persévérant dans la participation au service de ses frères, spécialement des «petits», les victimes d'une société trop souvent injuste et indifférente. Cela, par l'action di­recte, puis surtout par le souci de formation, de confronta­tion et de dialogue avec d'autres, et par une bonne vulgari­sation. Sans rien durcir au point de blesser la communion et de retarder l'efficacité de l'action. Sans non plus rien céder de ce qui peut blesser la dignité humaine restaurée et trans­figurée en Jésus Seigneur.

Il n'est pas question pour nous aujourd'hui de re­prendre de façon servile toutes ces données, elles sont rela­tives à une situation qui n'est plus exactement la nôtre. Mais ne gagne-t-on pas à les recueillir avec attention, pour information et aussi pour formation tout court, avec le même souci de vivre notre présent selon le même Évangile?

On ne peut ignorer la complexité, la souplesse de la per­sonnalité du Père Dehon en particulier dans ses orienta­tions sociales. On ne peut davantage minimiser un projet qui aujourd'hui n'est plus le nôtre exactement: en parti­culier le rêve de reconquérir un terrain et un espace perdus, reconstruire une société chrétienne autour de l'Église ca­tholique et de son Pasteur, le Pontife romain. La relation de l'Église à l'Etat et à la société, marquée il y a un siècle par une grave tension et contestation, tend maintenant à se dé­ployer à travers une convivance faite de compréhension et de tolérance, de respect des autonomies et des responsabili­tés, et de courage aussi pour affirmer l'identité chrétienne selon l'Évangile. «En un siècle, nous sommes passés de la laïcité-combat à la laïcité-neutralité. Combien de temps faudra-t-il pour passer de celle-ci à la laïcité-dialogue où, à travers la reconnaissance de l'identité de chaque commu­nauté, toutes les familles d'esprit organiseront l'espace de:, leur tolérance et de leur enrichissement réciproque?».61)

Reste la visée profonde, reste l'unité infrangible d'une vie toute donnée à la même cause, celle de l'amour. Puisée à la révélation de Jésus et pour répondre à son amour, cette visée garde la permanente actualité de l'Évangile, elle conserve toute sa force de vie pour notre monde. Elle comporte, au nom de l'adhésion à Jésus, l'indispensable participation à édifier un monde plus juste et plus fraternel pour tous. Une participation inventive, sans cesse ouverte au don et aux appels inépuisables de l'Évangile. Une parti­cipation constamment ouverte sur une collaboration loyale avec tout ce qui peut servir valablement l'humanité selon sa pleine vocation.

Dans une présentation récente des «croyants», en fait de quelques chrétiens catholiques qui dans le cadre limité de la France ont «fait» notre siècle finissant, à propos du «combat pour la justice sociale» deux bons observateurs de l'histoire contemporaine, P. Pierrard et N. Pigasse, font place au Père Dehon. Pour eux La Rénovation sociale chré­tienne est caractéristique de la dynamique qui a porté son auteur dans son engagement social: «élaborer une véritable pensée sociale, une pratique pastorale et un projet chrétien sur l'homme et la société». Le Père Dehon est «un de ces abbés démocrates qui à la jointure des deux siècles (XIXème et XXème), se sont efforcés d'accorder l'Évangile et la société».62)

Placés à notre tour à la jointure de deux siècles et même de deux millénaires, ceux et celles qui se reconnaissent dans l'héritage reçu du Père Dehon ne devraient-ils pas se consa­crer à la même tâche, dans le même esprit, et avec la même cohérence et la même ferveur?


1)
Au 19ème siècle, notamment durant les dernières décennies, devant les attaques du rationalisme et du laïcisme, l’apologétique chrétienne, en particulier en histoire, s’attache à défendre l’Église, à mettre en valeur la continuité et les bienfaits de son action civilisatrice, plus qu’à dialoguer avec la recherche critique. Elle répand abondamment une relecture souvent facile, favorable à l’Église, à l’Église romaine surtout. Ainsi en ce qui concerne la tolérance et la liberté religieuse, la non-violence, la vigi­lance pour la défense de la dignité de la personne, ou encore les relations avec les autres confessions chrétiennes et les grandes religions du monde. De nos jours sur ces deux millénaires chrétiens on porte un regard beau­coup plus nuancé. Sous le Pontificat actuel de Jean-Paul II dans ce «devoir de mémoire» l’Église tient à reconnaître aussi ses erreurs et ses fautes.
2)
On lira avec intérêt l’essai de R. Rémond, Regard sur le siècle, Paris, 2000.
3)
Déjà il y a cent ans l’opinion publique sait faire la différence. Dans le même temps ou le Père Dehon donne ses conférences à Rome, son ami Léon Harmel en fait lui aussi sur des thèmes proches: la presse de l’époque accorde une attention beaucoup plus grande à ces interventions du patron chrétien de la filature de Val-des-Bois, très estimé de Léon XIII, connu pour son intense combat pour le catholicisme social, et célèbre à Rome en particulier pour y avoir conduit des milliers d’ouvriers en pèlerinage au­près du Pontife, «le Pape de l’ouvrier». Le Père Dehon lui-même souligne l’importance de ces «pèlerinages ouvriers»: «Ils ont hâté l’intervention pontificale… Ils annonçaient l’alliance prochaine de l’Église et de la démo­cratie» (pp. 307-308).
4)
Cf. OSC 1, pp. 3 et 7.
5)
Cf. sa lettre au P. Falleur, le 5 janvier 1897.
6)
Cf. cet article: «Doctrine sociale et projet de société chez Dehon», dans Rerum Novarum en France. Le Père Dehon et l’enseignement social de l’Église, Paris, 1991, pp. 133-145.
7)
Cf. OSC V/1, p. 411.
8)
Cf. OSC II, p. 441.
9)
J. Boissonnat et Ch. Grannec, L’aventure du catholicisme social, Paris,, 1999. La citation est à la p. 76.
10)
M. Launay, La papauté à l’aube du XXème siècle, Paris, 1997. La ci­tation est à la p. 22.
11)
Cf. à ce sujet les débats durant le Concile de Vatican II, spéciale­ment à propos de Gaudium et Spes, et ceux qui ont suivi.
12)
Cf. en particulier l’article de G. Campanini, «Dehon et Léon XIII», dans Rerum Novarum en France, pp. 73-80.
13)
Le Règne, juillet 1896 ; cf, ISC I, p. 263.
14)
Le Règne, avril 1889 ; cf. OSC I, p. 10.
15)
Le Règne, décembre 189 ; cf. OSC V/2, p. 360.
16)
La Chronique du Sud-Est, janvier-février 1899 ; cf. OSC I, p. 403.
17)
Le Règne, février 1896; cf. OSC 1, p. 245.
18)
Le «gallicanisme» désigne une doctrine qui entend limiter ou même nier la suprématie du pouvoir du Pape dans le domaine temporel. II représente une tradition politique des rois de France visant à imposer leur pleine autorité sur les affaires de I’Église. Sous Louis XIV, le Roi-Soleil qui règne de 1673 à 1715, la crise entre la monarchie absolue. et l’Église s’envenime. En 1682 une Assemblée générale du Clergé de France se pro­nonce pour la fidélité au roi. C’est la «Déclaration» dite des «Quatre Ar­ticles», qui en particulier aboutit à restreindre pratiquement le rôle de l’Eglise u domaine de la vie privée (cf. aussi plus haut, . 81, note 6).
19)
Le Règne, février 1896 ; cf. OSC I, p. 245.
20)
Chronique du Sud-Est, janvier-février 1899; cf. OSC I, p. 405.
21)
Le Règne, mai 1897 ; cf. OSC I, . 340. Pour la citation suivante, ibid., p. 349.
22)
Cf. OSC VI, p. 131.
23)
Cf. aussi parmi d’autres textes qu’on pourrait citer, le Catéchisme social (OSC III, pp. 5sq), et Les Directions pontificales (OSC II, pp. 446sq).
24)
Cf. Catéchisme social; cf. OSC III, p. 33. Dans le courrier qu’il échange avec l’abbé Six après la semaine au Val-des-Bois en août 1894, le P. Dehon revient sur la «confusion de Babel» qui secoue le libéralisme économique français après Rerum novarum. Selon un des opposants à Léon XIII, «l’individualisme est ce qu’il y a de mieux au monde, sans doute parce qu’il permet au capitalisme de vivre et de grandir en paix… Ne trouvez-vous nas qu’on pourra bientôt écrire un article sur ce thème: le libéralisme économique est un péché. Cela ferai de l’effet. Pensez-y » (Lettre du 26 novembre 1894 à l’abbé Six).
25)
Cf. l’article de J.M. Mayeur, «La lecture de Rerum Novarum dans le monde catholique, 1891-1898», dans Rerum Novarum en France, pp. 27-31. Et surtout le volume des Actes du Colloque de Rome en 1991, Rerum Novarum, écrture, contenu et réception d’une Encyclique, Ecole française de Rome, 1997.
26)
Cf. le volume cité précédemment des Actes du Colloque d Rome, p. 225.
27)
Le Règne, février 1895; cf. OSC 1, p. 130. Quelques semaines aupa­ravant, le Père Dehon écrit à l’abbé Six sa joie de voir applaudir à la Chambre une intervention de l’abbé Lemire sur la participation aux béné­fices: «C’est un des grands éléments de la solution cherchée… Après l’es­clavage, le servage; après le servage, le salariat; après le salariat… la participation aux bénéfices… Nos capitalistes de la Chambre ont applaudi l’idée, ne serait-ce pas le moment de les prendre au mot en déposant un projet de loi ? Insinuez cela à M. Lemire » (lettre à l’abbé Six, 26 nov. 1894).
28)
Cf. la Revue du Nord, avril-septembre 1991: «Cent ans de catholicisme social dans la région du Nord», notamment l’article de Y.M. Hilaire, « Les abbés Six et Vanneufville et la revue La démocratie chrétienne (1894-1908) », pp. 251-257.
29)
Lettre au P. Falleur, le 23 octobre 1896.
30)
La Sociologie catholique, novembre-décembre 1902; cf. OSC I, p. 606.
31)
Le Règne, février 1896 ; cf. OSC I, pp. 239-246. Pour la citation suivante, ibid., p. 244.
32)
La Sociologie catholique, novembre-décembre 1902; cf. OSC 1, pp. 607 et 610.
33)
Discours aux ouvriers pour la fête de saint François Xavier, décembre 1888 ; cf. dans Manuscrits divers, p. 523.
34)
La Sociologie catholique, novembre-décembre 1902, cf. OSC I, . 607. Pour la citation suivante, cf. ibid., janvier-février 1902, dans OSC I, p. 562.
35)
Qu’on se souvienne par exemple de la lettre adressée au Père Dehon par de La Tor du Pin, le 9 mars 1897 ; cf. plus haut, age 22.
36)
Cf. par exemple les observations faites par Y. Poncelet, dans Rerum Novarum en France, p. 43.
37)
Cf. J. Grondeux : Histoire des idées politiques en France au XIXème siècle, Paris, 1998.
38)
La Chroniue du Sud-Est, mai 1903 ; cf. OSC I, p. 628.
39)
Cf. notamment la réunion d’études sociales à Saint-Quentin en sep­tembre 1895, dont le programme rassemble l’aspect social et l’aspect poli­que de ce nue doit être «la restauration sociale»: un vrai «congrès social ecclésiastique » (cf. OSC I, p. 189-198 et 219-231).
40)
Le Règne, septembre 1903 ; cf. OSC I, p. 642.
41)
La Chronique du Sud-Est, mai 1901 ; c. OSC I, p. 526.
42)
La Chronique du Sud-Est, mars 1900 ; cf. OSC I, p. 446.
43)
Le Règne, février 1889; cf. OSC I, p. 3.
44)
Cf. surtout P. Pierrard, Juifs et catholiques français, notamment pp. 126sq: «Le Père Dehon et l’abbé Gayraud».
45)
On sait qu’actuellement on tend à distinguer de plus en plus antisémitisme et antijudaïsme, c’est-à-dire un aspect racial sinon raciste et un aspect plus spécifiquement religieux. Cette distinction, qui n’est pas une séparation, est étrangère à la perspective du temps du Père Dehon.
46)
Cité par F. Boedec et H. Madelin, L’Evangile social. Guide pour une lecture des encycliques sociales. Paris, 1999, p. 7.
47)
Cf. par exemple E. Poulat, dans les Actes du Colloque de Rome sur Rerum Novarum, p. 224.
48)
La Retraite du Sacré-Cœur, cf. OSP I, p. 197.
49)
La Règne, septembre 1900 ; cf. OSC I, p. 470.
50)
Cf. à ce sujet l’intéressante enquête de B.T. Viviano, Le Royaume de Dieu dans l’histoire, Paris, 1992: surtout les chapitres IV et V sur la compréhension de ce Royaume au début de l’époque moderne et dans la pensée du XXè siècle. Cette étude ne parle pas du Père Dehon, elle aide cependant à mieux percevoir son originalité parmi toutes les voix et les vies de son époque.
51)
La Règne, janvier 1897 ; cf. OSC I, pp. 316-317.
52)
Cf. à ce sujet le livre déjà cité de F. Boedec et H. Madelin, L’Evangile social, p. 8sq.
53)
La Chronique du Sud-Est, mars 1900 ; cf. OSC I, p. 445.
54)
« Phonographe » : cf. Le Règne,septembre 1903 ; OSC I, p. 642. « Fidèle interprète » : cf. Souvenirs, XI.
55)
Semaine religieuse du diocèse de Soissons et Laon, 1876, p. 540.
56)
F. Boedec et H. Madelin, L’Evangile social, p. 29.
57)
Sur tout ceci, cf. par exemple le récent essai de J.C. Guillebaud, La refondation du monde, Paris, 1999.
58)
Catéchisme social, cf. OSC III, p. 4.
59)
Cf. par exemple l’essai déjà cité de J.C. Guillebaud, La refondation du monde.
60)
À ce titre la comparaison est intéressante par exemple avec l’abbé Pottier, contemporain du Père Dehon (1849-1923), lui aussi ardent mili­tant social à Liage en Belgique wallonne: après des années d’action directe il aura la possibilité d’enseigner, à Rome en particulier, pendant de longues années encore, et de préciser et d’étayer ainsi sa pensée sociale. Cf. à ce sujet le livre déjà signalé de J.L. Jadoulle.
61)
J. Boissonnat et Ch. Grannec: L’aventure du catholicisme social, Paris, 1999, p. 43.
62)
P. Pierrard et N. Pigasse, Ces croyants qui ont fait le siècle, Paris, 1999, pp. 131-132.
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