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ANNEXE

======La Rénovation sociale chrétienne: quelques citations

On trouvera de nombreuses citations du texte du Père Dehon dans ces pages d'introduction et de présentation. L'intention était surtout de rendre plus familier le texte lui­-même, pour inciter à une lecture directe et complète. Dans la même intention, pour qui veut retrouver quelques insistances plus vives du Père Dehon, voici quelques citations plus longues, extraites des passages qui semblent le plus facile­ment accessibles. On suit les divisions données par le Père Dehon lui-même, quand il en donne; dans son texte cepen­dant, les citations ne se présentent pas toujours de façon aussi suivie, d'où les pointillés insérés dans le texte. J'ajoute deux citations de textes proches de la parution de La Rénovation sociale chrétienne, un peu avant et un peu après. Il serait in­téressant de poursuivre, de repérer plus précisément ce qui dans l'ensemble de l'oeuvre du Père Dehon, avant et après, fait écho aux positions de ce livre publié au plein midi de la vie active du Père Dehon qui coïncide avec le tournant de deux siècles. On trouvera aussi une chronique contempo­raine sur ces Conférences.

«Le Christ a été mis dehors de la vie politique et de la vie économique; il veut y rentrer avec ses bienfaits, avec le règne de la justice et de la charité» (Préface; p. 69)

«Sans doute, il y aura toujours des pauvres, mais au sein d'une civilisation brillante, l'existence de classes entières manquant habituellement des moyens suffisants pour sub­sister est un état contre nature, engendré par l'économie li­bérale et par les principes sociaux de la renaissance païenne. La terre est assez riche pour nourrir ses habitants. Il n'est pas un homme de bon sens qui puisse croire que la misère du grand nombre soit une loi de la nature» (lère Conférence, VI; p. 88).

«A l'oeuvre donc! En face de la détresse actuelle, pour les hommes sans foi, sans vaillance, sans générosité, il ne reste que le découragement, le pessimisme; pour les vail­lants, les nobles cœurs, les apôtres, c'est l'action qui s'im­pose. Quand un navire est en détresse en vue du port, le té­moin timide et faible prie, pleure, se lamente; le vaillant, lui, sans qu'il s'en glorifie, va à la mer, au sauvetage, et cela lui est comme tout naturel. Allons au sauvetage de la so­ciété en détresse, par les oeuvres, par les revendications lé­gales. Mais n'oublions pas que le pilote sauveur, c'est Pierre. C'est lui qui indique le chemin du salut» (ibid. X; pp. 92-93).

«C'est Dieu qui manque à notre société… Nous avons le Credo pour éclairer nos esprits et gagner nos coeurs… A nos coeurs, il présente le Dieu de l'Incarnation abaissé jus­qu'à nous pour devenir notre frère, notre ami et notre guide. Il fait apparaître à nos yeux ravis l'enfant de Beth­léem, l'ouvrier de Nazareth et la victime du Calvaire. Il nous rappelle les prédilections du Sauveur pour lés humbles et les déshérités, et les leçons de dévouement et de charité qu'il a données aux heureux de la terre…» (2ème Conférence, VIII; pp. 108-109).

«Il faut savoir lire l'Evangile… Dans cette lamentable si­tuation le clergé n'a-t-il pas sa part de responsabilité? Hé­las! oui… Nous étions devenus timides et pusillanimes… Nous étions, sans le savoir, malades du libéralisme poli­tique, du libéralisme économique, du libéralisme moral. Une erreur de pastorale entravait la marche de l'Eglise. Nos devanciers s'étaient habitués à la pensée qu'il n'y avait rien à faire pour les hommes…

Ainsi selon un Manuel très suivi à l'époque, directoire des oeuvres des campagnes: Il érige en principe qu'il n'y a rien ou à peu près rien à faire pour les hommes. 'Occupons­-nous des enfants et des malades… C'est ainsi qu'a fait Notre-Seigneur. Les enfants, les vieillards, les pauvres, les malades, les affligés: voilà les cinq doigts de l'apostolat des campagnes. Pour les autres, pères, mères, jeunes gens…: avec eux contentons-nous d'attendre'. Aujourd'hui, évi­demment, ces affirmations nous horripilent. Elles défi­gurent le Christ qu'elles présentent comme l'apôtre timide des enfants et des malades. Ce n'est plus là le lion de Juda, ce n'est plus le pasteur d'hommes qui réunissait trois ou quatre mille galiléens, en laissant à l'arrière-plan les femmes et les enfants: Ceux qui avaient mangé étaient au nombre de quatre mille hommes, sans compter les femmes et les enfants (Mt 15, 38)…

Il y a encore de braves gens qui sont visiblement agacés par le nom même d'oeuvres sociales, tant ils ont peur, sans doute, d'être obligés de faire quelque chose…

Voilà bien la première et la plus grande des causes du malaise social: Dieu nous manquait, et la doctrine de l'É­glise était mutilée… Comme si l'Évangile ne déterminait pas le but et le rôle des richesses matérielles dans la vie hu­maine, les lois morales du travail, de son organisation, de la répartition et de l'échange de ses produits, les droits et les devoirs des différentes classes sociales!» (ibid., VIII et IX; pp. 110-116).

«La puissance sociale est aujourd'hui aux mains du peuple. C'est à lui qu'il faut aller… L'avenir de la démocra­tie est certain. Son règne viendra avec nous ou contre nous. Si donc nous voulons que le Christ règne, il faut que per­sonne ne nous devance dans l'amour du peuple… Ainsi Léon XIII nous dit d'aller au peuple, parce que le peuple a pris conscience de sa force et qu'il a l'avenir pour lui» (2ème Conférence, XV; pp. 124-126).

«Il faut donc agir; mais il faut étudier d'abord, pour ne pas agir en aveugles et sans discernement. Après avoir étu­dié, il faut enseigner, par le livre, par la presse, par les Conférences, voire même par des prédications concrètes, qui sortent de la routine des dévotions de sentiment et de surérogation… Il faut agir par les oeuvres et par les associa­tions. Parler est bien, agir est mieux… Il faut réclamer les réformes législatives nécessaires, une meilleure répartition de l'impôt, des lois sur le contrat de travail… Soyons vail­lants et avec le Pape toujours… Nous vaincrons, avec la grâce de Dieu» (3ème Conférence, XVIII; pp. 164-165).

«L'Église doit former les âmes à l'esprit de charité, de patience, de détachement des biens de la terre, mais elle doit aussi s'occuper des intérêts du peuple… L'Évangile nous apprend que Jésus guérissait les corps pour atteindre les intelligences et multipliait les pains pour sanctifier les âmes… Dès que les travailleurs seront convaincus que l'É­glise et le prêtre veulent se prêter à faire valoir leurs légi­times revendications, ils se laisseront aller à la faim in­consciente du Christ qui se trouve dans leurs âmes régéné­rées par le baptême… Le peuple chrétien saura qu'il reçoit l'onction de la confirmation pour se montrer chrétien par­tout, dans la vie sociale comme dans la vie privée» (4ème Conférence, XVII; pp. 207-208).

«Une des formes les plus actives de l'apostolat est la presse. On peut y appliquer ce que dit saint Paul dé la pré­dication: Insiste à temps et à contré-temps, reprends; menace, exhorte, toujours avec patience et souci d'enseigner (2 Tm 4, 2). Il faut y mettre une ardeur infatigable… La victoire sera aux plus agissants» (ibid.; p. 209).

«Allons au peuple pour l'éclairer, l'instruire, l'aimer. Allons à lui avec un programme social précis; avec des oeuvres vraiment populaires, avec une incessante activité… Allons à ce peuple qui souffre et qui cherche le salut dans des utopies. Allons à lui avec une véritable science sociale et avec des oeuvres. Démasquons les socialistes, montrons les vrais remèdes au mal social. Aimons le peuple, défen­dons-le. Il nous attend, il nous aimera, il nous défendra à son tour… A l'oeuvre, à l'oeuvre!» (4ème Conférence, XX. Conclusion; pp. 212-213).

«Nous voulons aujourd'hui considérer le rôle bienfai­sant de l'Église dans la vie sociale des peuples. Il fait bon étudier à Rome l'histoire de l'Église. C'est ici que nous trouvons la tête et le coeur de l'Église, le rayonnement de sa doctrine et l'expansion de sa charité. Les leçons de l'his­toire nous feront reconnaître dans l'Eglise la libératrice de toutes les tyrannies et la promotrice de tous les progrès» (5ème Conférence, I; p. 219).

«Les prophéties (de l'Ancien Testament) sont mani­festes: le Christ apportera aux peuples qui lui seront fidèles, la paix, la liberté et la prospérité… Une doctrine qui fait du travail un devoir, de la justice une loi rigoureuse, de l'au­mône une obligation, de la charité fraternelle une vertu sin­cère, de la tempérance et de la retenue un précepte; une telle doctrine ne comblera-t-elle pas, autant qu'il est hu­mainement possible, l'abîme qui sépare les riches des pauvres?… Le pauvre et l'esclave ne peuvent plus être fou­lés aux pieds et méprisés, après que l'Evangile a déclaré qu'il faut voir en eux le Christ lui-même… On oserait dire que le culte des pauvres est devenu le caractère distinctif de la religion chrétienne. C'était l'oracle d'Isaïe: les pauvres re­cevront la Bonne Nouvelle (Is 61, 1)» (ibid., II, IV et IX; pp. 220.222 et 230).

«Notre Dieu n'est pas seulement le Dieu de la vie pri­vée, le Dieu du sanctuaire. Il est aussi le Roi des rois, le Dieu de la vie sociale, le Dieu des nations. Sa loi et sa grâce doivent éclairer et pénétrer la vie civile et économique des peuples. Son Eglise est dépositaire des principes qui vivi­fient et relèvent la vie publique comme la vie privée.

Les prêtres et les catholiques agissants l'ont compris. Ils étudient, ils se mettent à l'oeuvre. Il faut réduire en acte la doctrine pontificale. Il faut un programme de revendica­tions légales pour le relèvement du peuple. Il faut ressusci­ter une organisation corporative adaptée aux conditions ac­tuelles. Le programme s'est élaboré, il comprend la régle­mentation du contrat de travail, la durée du travail, les conditions du salaire, le développement de la petite pro­priété, la réforme de l'impôt et d'autres revendications ana­logues» (ibid., XLVI; pp. 262-263).

«Nous pensons que la démocratie chrétienne est un fruit spontané de l'Evangile… Quelle est la politique de l'E­vangile? Quelles ont été les visées sociales du Sauveur? Il est venu pour relever les petits. Les prophètes l'avaient an­noncé. Notre-Seigneur l'a répété: Mon Père m'a envoyé, dit-il, pour apporter aux pauvres la Bonne Nouvelle de leur relèvement: Il m'a envoyé pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres (Lc 4,18). Toute la vie de Notre-Seigneur, tous ses exemples, tous ses enseignements tendent au même but: le relèvement des petits par la charité chrétienne qui est comme un écoulement de la charité divine et par la justice chrétienne qui ne fait pas acception de personnes. Personne ne peut mettre en doute… l'esprit démocratique de l'Evan­gile. Il y est écrit à toutes les lignes» (6ème Conférence, II et III; pp. 275-276).

«Le vrai et beau progrès est celui de la dignité hu­maine» (ibid., XII; p. 285).

«Les circonstances sont favorables pour aller au peuple. Le moment historique est venu pour la démocratie chré­tienne d'entrer en campagne. Le peuple cherche et veut des réformes sociales. L'Eglise peut lui dire avec vérité qu'elle seule en a le secret et que le socialisme est une illusion.

Souvent l'Eglise est allée utilement aux peuples depuis la Rédemption. Le Christ lui en a donné l'exemple. Il n'é­tait pas écouté dès pharisiens et des docteurs, il s'adressa aux hommes du peuple et recruta ses apôtres parmi eux. A Rome, le christianisme se développa surtout par le peuple. La plus grande partie des croyants se recrutait parmi les es­claves; on le leur reprochait. L'Eglise n'hésita pas non plus à se tourner vers les peuples nouveaux à l'époque des inva­sions barbares, au lieu de s'attacher obstinément à la civili­sation romaine» (ibid., XVIII; p. 290).

«Mais, dira-t-on, la démocratie est une mer houleuse, où l'on hésite à s'aventurer.

Mais, à la voix du Christ, Pierre n'hésita pas à marcher sur les flots du lac de Tibériade, et quoiqu'il ait douté un instant, le Christ le sauva, lui et sa barque. C'est le symbole de toutes les hardiesses que devait avoir l'Eglise pour aller à la conquête de la société romaine, des populations bar­bares, et enfin du prolétariat moderne.

Pierre, aujourd'hui devenu Léon XIII, s'est avancé aussi, sous l'inspiration du Christ, sur les flots agités de la démocratie. Il n'hésita pas, et avec ceux qui le suivent il sauvera la barque de l'Eglise malgré les trembleurs. A l'oeuvre donc!» (ibid., XXII; p. 293).

«Le christianisme véritable, l'Evangile bien compris et bien appliqué est le remède au malaise social… Si l'Ency­clique (Rerum novarum) dit en terminant que la solution sociale viendra d'une plus grande effusion de la charité, tout le contexte indique qu'elle parle de la charité au sens large qui commence par l'accomplissement de la justice. C'est ainsi que Notre-Seigneur résumait la seconde table du décalogue dans ce précepte: Tu aimeras ton prochain (Mt 22, 39)…

La démocratie n'est pas seulement un fait issu de la ré­volution et désormais invariable; elle est de plus, dans une large mesure, une conséquence de l'Evangile… Cette démo­cratie chrétienne a son programme bien défini, toujours le même quant au fond, avec quelques variantes de détail, et dans l'ensemble il ressort directement de l'Encyclique de Léon XIII. C'est avec ce programme qu'il faut aller au peuple pour le gagner au Christ. Acceptons le programme dans ses grandes lignes. Ajournons les quelques points dou­teux, pour ne pas nous diviser. Le temps et l'étude feront la lumière» (7ème Conférence, IV et XXXVII-XXXVIII; pp. 300-301 et 326).

«L'Eglise est une société parfaite qui embrasse, au moins indirectement, toute la vie humaine et sociale. Elle a le droit et le devoir de faire régner partout la justice chré­tienne. Son but est avant tout surnaturel, mais elle n'est pas indifférente à la paix publique et à la richesse, parce que ce sont des instruments au service de la vie morale.

L'Eglise doit tout sanctifier, le droit, la morale, la vie sociale, les relations internationales…

Il faut tout réformer, tout reprendre, tout ramener à l'Eglise, au Souverain Pontife, au Christ. Mais dans ce re­nouvellement, auquel les ministres du Christ doivent prendre une grande part, c'est la vie sociale et économique qui réclame les premiers soins. C'est là que le mal est le plus sensible» (8ème Conférence, I et IV; pp. 333-336 et 337).

«Cette action de l'Eglise (dans la vie sociale et écono­mique) est une question d'équité, de morale et de justice. C'est par la violation des règles de la justice sociale et l'in­fraction au droit naturel d'association qu'a été provoqué l'état de malaise où se trouvent les masses ouvrières.

C'est aussi une question de dignité. Le peuple a gardé au coeur un sentiment de noblesse chrétienne, d'honneur, de fraternité, d'humanité.

C'est au fond une question philosophique et théolo­gique… Le prêtre doit intervenir dans la mêlée sociale ac­tuelle, non seulement par un opportunisme qui serait assez justifié, mais par un devoir strict de justice et de charité et pour l'accomplissement rigoureux de son ministère pasto­ral…

Il faut gagner ce peuple (qui lutte pour sortir de sa mi­sère). Il est assoiffé de justice et il cherche ardemment, par le moyen d'institutions économiques, à améliorer sa condi­tion. Le prêtre gagnera son coeur en lui apprenant à se ser­vir de ces instruments de progrès social. Notre-Seigneur, pour gagner des âmes, n'a-t-il pas guéri les corps, nourri les affamés dans le désert et rempli le filet des pécheurs?…

C'est le devoir de justice qui est le plus méconnu, c'est lui qu'il faut prêcher avant tous les autres. Beaucoup d'ou­vriers sont dans une situation d'infortune et de misère im­méritées. Il faut prendre des mesures promptes et efficaces pour leur venir en aide. Ce n'est pas une question d'au­mône, c'est une question de justice» (ibid., V et XI; pp. 337 et 345-347).

«Pour accomplir ce devoir urgent (de l'action sociale en faveur des plus nécessiteux), quels sont les moyens à prendre? Ils reviennent à trois chefs: l'étude, l'action et la prière. Il nous faut des docteurs, des apôtres et des saints. Il faut une prière spéciale, une prière ardente et unie au sacrifice pour nos sociétés chrétiennes désemparées. Léon XIII… demande la prière de tous et spécialement celle des cloîtres…

Il nous faut des apôtres, des hommes d'action. La mé­thode administrative ne suffit plus dans une société désor­ganisée, les hommes ne viennent plus à nous, il faut aller à eux. Il faut les grouper en associations; il faut nous intéres­ser à leurs travaux, à leur prospérité, à leurs récréations, il faut porter partout l'esprit chrétien.

Il nous faut des docteurs et nous devrions l'être un peu tous. Il faut étudier pour savoir et il faut étudier pour en­seigner. Il faut étudier spécialement ces questions sociales qu'on regarde comme nouvelles et qui auraient dû être tou­jours étudiées dans l'Eglise… Un prêtre ne peut pas se lan­cer dans cet apostolat nouveau sans s'y être préparé par des études sérieuses.

Cette action sociale a des degrés infinis, depuis le simple patronage d'apprentis jusqu'à l'action politique à la Chambre. Que chacun pèse ses aptitudes et mesure ses forces, afin de ne marcher qu'avec prudence et selon la vo­lonté de Dieu.

Conclusion. L'Eglise doit ses soins à tous: Je me suis fait tout à tous (1 Co 9, 22). Elle a cependant un soin particulier des petits et des humbles, des pauvres et des travailleurs: Il m'a envoyé pour annoncer la Bonne Nouvelle aux pauvres (Le 4,18)… Allons au peuple pour lui porter le secours de la justice et de la charité. Le peuple sera l'ami du prêtre et de l'Eglise quand le prêtre se sera fait l'ami du peuple» (ibid., XIII-XIV; pp. 349-351).

«La rénovation sociale est l'oeuvre principale du ponti­ficat de Léon XIII. Il trouve une société désemparée, une société devenue païenne, une société ou ne règnent plus la justice et la charité. Et dans ce désarroi général, qui souffre le plus? La classe populaire. C'est vers elle que Léon XIII a tourné surtout ses regards compatissants» (9ème Confé­rence, VI; p. 359).

***

Pour le Nouvel An de 1898, donc à l'époque de ses «Conférences romaines», le Père Dehon présente en ces termes ses voeux aux lecteurs de sa revue Le Règne:

«… A tous joie et prospérité dans le service du Christ; à tous, les meilleures bénédictions du Sacré-Coeur de Jésus.

Notre voeu commun, renouvelé tous les jours, c'est l'a­vènement du règne béni de ce divin Coeur. Il l'a dit: `Je ré­gnerai et mon règne sera comme une nouvelle rédemption'. Qu'elle vienne cette rédemption après laquelle soupirent les vrais chrétiens! Qu'elle vienne renouveler le véritable esprit de l'évangile, l'esprit de justice et de charité, l'esprit de désintéressement et de loyauté!

Qu'il vienne l'esprit du Sacré-Coeur, pour refouler l'es­prit de haine et de persécution des sectes maçonniques, l'es­prit de cupidité et d'injustice des agioteurs et spéculateurs! Qu'il vienne l'esprit de charité pour unir les classes de la so­ciété dans la pratique de la justice 'et de l'affection mu­tuelle!…

Chers lecteurs, demandons particulièrement aujour­d'hui au Sacré-Coeur de nous laisser encore longtemps le pontife que nous aimons, Léon XIII, le pontife qui a fait le plus pour le règne du Sacré-Coeur par son zèle pour réunir les faisceaux brisés des classes sociales et des églises sépa­rées» (Le Règne, janvier 1898, pp. 1-2).

* * *

A la mort de Léon XIII, le 20 juillet 1903, le Père Dehon publie dans sa revue Le Règne la note suivante:

«L'avenir. Léon XIII a gardé jusqu'à la fin une confiance inébranlable. II a donné l'horoscope du siècle qui vient.

Ce siècle sera démocratique. Les peuples veulent une grande liberté civile, politique et communale. Les travail­leurs veulent une part raisonnable du fruit de leurs labeurs.

Mais cette démocratie sera chrétienne ou ne sera pas. La nature humaine est imprégnée d'égoïsme. Toutes les ci­vilisations païennes ont vu la faiblesse opprimée par la force. L'Evangile seul peut faire régner la justice et la cha­rité.

Tout essai de réforme sociale en dehors du christia­nisme sombrera dans l'égoïsme et le règne de la force. Les nations oscilleront entre la tyrannie d'un seul et celle d'une oligarchie…

La grâce du Christ peut seule surmonter l'égoïsme. C'est là un fait qui éclate manifestement tous les jours. L'E­vangile a supprimé l'esclavage et le servage, la démocratie chrétienne organisera le prolétariat et atténuera le salariat par la participation aux bénéfices.

Il n'est pas une réforme sociale pratique dont le germe ne soit contenu dans l'Evangile. L'épanouissement a lieu à l'heure de la Providence.

Le vingtième siècle fera des essais désastreux et revien­dra à l'Evangile pour ne pas périr dans l'anarchie» (Le Règne, août 1903, pp. 375-376; cf. OSC V/2, p. 666).

Un écho contemporain des premières Conférences

En présentant les Conférences qui sont devenues par la suite La Rénovation sociale chrétienne, j'ai évoqué quel­ques témoignages directs, en particulier quelques échos ve­nus des milieux romains de ce temps. En voici un autre, plus complet. Il nous vient d'une revue, La Chronique du Sud­-Est, que le Père Dehon estimait beaucoup et à laquelle il a donné de courts articles qui comptent parmi ses pages les plus ardentes et les plus incisives. Le texte publié sous le titre A Rome date de janvier 1897. il fait état des deux premières Conférences et annonce les suivantes. Il est reproduit ici inté­gralement, car il aide à reconstituer l'ambiance qui entoure les Conférences du Père Dehon.

«Il y a de la théologie au fond de toute politique». Cette formule de Proudhon est vraie, surtout de la politique so­ciale. Et la pensée qu'elle exprime assure toujours une in­contestable actualité aux enseignements sociaux donnés au­tour de la chaire de Pierre, qui est la chaire vivante de la théologie.

L'immortelle Encyclique Rerum novarum, en rappelant la doctrine de l'Eglise sur les maux dont souffre la société et les remèdes qu'ils appellent, a précisé l'œuvre en donnant un programme à ceux qui la doivent accomplir. Mais le pro­gramme doit être connu de tous, vulgarisé surtout parmi ceux dont l'influence sera plus grande demain et par suite les responsabilités plus lourdes. Aussi la nécessité se comprend mieux chaque jour pour le prêtre de connaître ces problèmes vitaux qu'il est appelé à résoudre. Et quand des sociologues de renom, avec l'encouragement des béné­dictions du Souverain Pontife, et l'autorité de leur science théologique ou de leur pratique des rouvres, consentent à répercuter un fidèle écho de la grande voix du pape, leur auditoire est nombreux, et leur parole est entendue avec d'autant plus de confiance qu'elle est d'une part plus convaincue, et qu'on la prévoit d'ailleurs plus retentissante.

De Rome, en effet, part la direction morale du monde catholique, à Rome est le dépôt de la vérité, dépôt dont le Saint Père est le gardien et l'interprète. Mais quand saint Paul allait à Jérusalem, il n'y voyait pas seulement saint Pierre. Avec lui et après lui, il consultait saint Jacques, et saint Jean, tous ceux que le Christ avait désignés pour régir son Eglise et qui pouvaient le mieux connaître la pensée de son chef et le sens de sa doctrine.

A Rome, aujourd'hui, de tels patronages ne sont pas moins précieux qu'ils viennent des cardinaux Macchi, Vin­cenzo Vanutelli, Agliardi ou Ferrata, ils y sont une garantie de l'orthodoxie de l'orateur et un encouragement pour les auditeurs à embrasser les idées et à suivre les exemples.

Du reste, l'affluence des auditeurs ne permet pas de se méprendre sur leurs sentiments. Ils accourent nombreux et appartiennent à tous les pays. On peut dire véritablement que tout ce que Rome contient d'intelligent et de versé dans la langue française se presse aux Conférences que donne M. le chanoine Dehon chez les RR.PP. Augustins de l'Assomption. La colonie française est très assidue et le clergé des autres pays ne le cède' en rien au nôtre. Bien qu'on doive attribuer en partie cet attrait à la personnalité du conférencier, il n'en reste pas moins évident que l'im­portance des questions qu'il traite n'est plus discutée, et que les partisans sont nombreux de l'idée lancée, il y a deux ans, de l'érection d'une chaire d'économie sociale dans une des Universités Romaines.

M. Harmel, durant son court séjour à Rome, a parlé une fois chez les PP. Assomptionnistes. Il l'a fait avec son coeur d'apôtre, avec la conviction de celui qui a pratiqué ce qu'il dit. Aussi n'a-t-il eu aucune peine à persuader ses auditeurs de la nécessité de restaurer dans les masses le sentiment de la responsabilité, seul capable de rendre avec la dignité de la vie humaine, une sage conception des devoirs de chacun. L'exemple du Val-des-Bois est plus qu'un simple idéal, il est un véritable programme.

Georges Goyau, dans son compte rendu du Livre de l'Apôtre; a quelques belles pages contre la préoccupation unique du salut personnel qui dérobe aux regards de cer­tains «l'économie générale du salut de l'humanité». Dans tous les rangs, l'apostolat est possible et il est nécessaire. Il faut agir, il faut aller au peuple. Le prêtre surtout dont saint Isidore de Damiette a comparé le sacerdoce à un pont jeté entre l'abîme de la perfection de Dieu et l'abîme de la mi­sère humaine.

Or l'action, acte de la volonté, doit être précédée, déter­minée et dirigée par la connaissance, acte de l'intelligence; et comme la connaissance n'est pas innée en nous, il nous faut l'acquérir du dehors. Il faut étudier avant d'agir. Il faut étudier la science sociale, pour accomplir une action sociale utile. On est donc heureux à Rome d'avoir un tel maître que M. le chanoine Dehon.

Dans ses Conférences, il embrasse d'un regard synthé­tique les questions principales de cette science difficile. Celles qu'il a déjà traitées sont relatives à la crise sociale et économique actuelle en France et en Europe, ainsi qu'aux vraies causes du malaise social contemporain.

M. Dehon n'apporte pas une série d'a priori invérifiés. Il procède scientifiquement par chiffres et statistiques. Son scalpel est acéré; aucun des maux de la société ne lui échappe. Divorces, naissances illégitimes, enfance aban­donnée, école sans Dieu, criminalité, suicide, immoralité, alcoolisme, jeux de Bourse, travail exagéré des femmes, in­salubrité des logements ouvriers, dépopulation des cam­pagnes, progrès du socialisme et de l'anarchisme, etc., etc. Les symptômes de la crise et ses causes sont nombreuses et d'ordres divers. Le remède ne saurait être unique et c'est l'erreur de certaines écoles de n'en considérer que des as­pects incomplets.

Parmi les causes, les unes sont naturelles et écono­miques, la responsabilité des autres incombe à l'Eglise, ou du moins à une certaine méconnaissance de son véritable rôle, à l'Etat, aux patrons, aux ouvriers et aux associations professionnelles. M. le chanoine Dehon marque à chacun sa part avec précision et mesure. Dans les Conférences sui­vantes, il étudiera plus particulièrement quelques-uns des maux qui nous accablent ou nous menacent, tels que le ju­daìsme, le capitalisme, l'usure moderne, le socialisme et l'anarchie. Il clôturera ses leçons par l'exposé de la mission sociale de l'Eglise.

Sans prétendre être prophète, si on ne craignait pas d'anticiper sur ce qu'il dira, on pourrait, ce semble, indi­quer quelques-unes des idées que M. Dehon sera amené sans doute à émettre et qu'il a déjà développées à Rome devant la Conférence des Œuvres du Séminaire français, en traitant de l'action sociale du prêtre. Il est évident que de­puis deux siècles, l'enseignement religieux, très propre à former aux vertus privées, est impuissant - peut-être par quelque reste de gallicanisme pratique - à faire éclore les vertus sociales. Le Christ est plus grand, il n'est pas que le maître des individus. Les sociétés lui appartiennent, car elles sont l'œuvre de Dieu aussi bien que les unités qui les composent. Il faut travailler à acquérir et à communiquer aux autres ces vertus sociales, seules capables de faire des prêtres et des fidèles complets, et, par eux, une société chré­tienne.

L'enseignement que donne en ce moment à Rome M. Dehon a de l'autorité et du retentissement. Quand celui-ci se fonde sur celui-là, il concourt avec lui à une même utilité. Les fruits seront nombreux: ils se traduiront en une action sociale plus générale et plus énergique.

Dans cette oeuvre, il faut compter sur le secours de Dieu dont on appelle chaque jour le règne: Adveniat regnum tuum!. Mais comme on l'a remarqué (G. Goyau, Quinzaine du 15 octobre 1896), «ce souhait ne doit point rester plato­nique».

Une coopération perpétuelle entre la divinité et l'hu­manité, voilà ce que nous montre l'histoire du christia­nisme. Dieu a voulu que le Verbe se fît homme pour ériger l'édifice du salut; et Dieu veut, pour le maintien de cet édi­fice, que chacun des chrétiens, à son tour, soit en quelque mesure un Christ et dévoue son propre verbe, si modeste soit-il, à la diffusion de la divine parole… Car c'est par nous et non pas sans nous que Dieu veut régner sur nous; pour multiplier parmi les hommes le nombre de ses fidèles sujets, c'est aux hommes eux-mêmes qu'il fait appel pour avoir des instruments et des collaborateurs. Constantin ne put vaincre Maxence qu'en acceptant les enseignes du Christ; mais le Christ ne voulut vaincre le paganisme qu'en convo­quant à son service les enseignes de Constantin; et les deux interlocuteurs, Dieu et empereur, auraient pu échanger et se renvoyer l'un à l'autre la prophétique assurance: In hoc signo vinces.

Pratiquons le devoir social; mais toujours avec confiance, en nous rappelant le mot de Mgr de Ségur: «L'ceuvre de l'apostolat, c'est l'aurore même du Christ».

Emmanuel Coste

La Chronique du Sud-Est, janvier 1897, pp. 35-37.

Bibliographie

Pour faciliter le repérage des livres qui ont été utilisés et dont la plupart sont cités dans cette présentation, en voici la liste avec les indications de parution. Pour les textes du Ma­gistère, on saura les trouver dans les diverses traductions.

Concile de Vatican II: Constitution pastorale Gaudium et spes.

Paul VI : Justitia in mundo. «La promotion de la justice dans le monde». Synode des évêques, 30 novembre 1971.

Jean-Paul Il: Redemptor hominis, Encyclique, 4 mars 1979. Id.: Centesimus annus, Encyclique, 2 mai 1991.

Id.: Tertio millennio adveniente, Lettre apostolique, 10 no­vembre 1994.

Id.: Incarnationis mysterium. Texte d'indiction du Jubilé 2000, 29 novembre 1998.

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