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AU DELÀ

DES

PYRÉNÉES

PAR

L. DEHON

Supérieur des Prêtres du Sacré-Cœur de Jésus.

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H. & L. CASTERMAN

ÉDITEURS PONTIFICAUX

Paris, Rue Bonaparte, 66 - Tournai (Belgique)

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Préface

En quittant l'Espagne, j'ai le cœur serré. Cette noble et catholique nation vient d'être dépouillée de ses colonies de par le droit du plus fort.

J'aime l'Espagne à cause de son histoire, c'est une nation de croisés, de chevaliers et d'apôtres. Elle a sauvé la France et l'Europe du joug des musulmans, qu'elle a contenus et, refoulés dans une lutte dix fois séculaire. Elle a ouvert le nouveau monde à la civilisation et à la foi; elle a donné aussi à l'Eglise des apôtres comme saint Dominique, saint Antoine de Padoue, sainte Thérèse, saint Ignace; puis elle a tant de merveilles artistiques qui seront décrites avec amour dans ce volume.

Le peuple d'Espagne a un caractère chevaleresque, il est poli, noblement fier, aimable et hospitalier. Il lui manque pour réussir de n'être pas assez moderne. Il n'est pas commerçant, spéculateur, avide d'industrie et d'argent. Il n'est peut-être pas assez laborieux. Il se repose de ses longues guerres et de ses difficiles conquêtes. Il n'aime pas l'entassement des usines et les longues journées de travail. C'est l'antipode des peuples anglo-saxons. La province de Catalogne seule a ces passions modernes, aussi elle est en train de se brouiller avec le reste de l'Espagne. Barcelone aime les cheminées à vapeur, Madrid et Séville aiment l'air pur, les parcs fleuris et les sérénades.

L'Espagne vis-à-vis des peuples anglo-saxons est comme l'ancienne chevalerie vis-à-vis du Tiers-état. L'or est le nerf de toute puissance sociale et politique. Il éclipse la, noblesse, les traditions, les gloires passées. L'or fond des canons, et la noblesse tient l'épée. L'épée ne peut pas lutter contre le canon. L'Espagne recule, c'est regrettable, mais c'est fatal.

Elle se modernisera et remontera, puisse-t-elle ne pas laisser sur le chemin sa foi et la noblesse de son caractère!

L'Espagne est riche en productions minérales et végétales. Du temps des Romains, elle possédait d'importantes mines d'or et d'argent aujourd'hui abandonnées. On y trouve encore des gisements abondants de fer, d'étain, de plomb, de cobalt et surtout de mercure; elle a ses bassins houillers dans les Pyrénées cantabriques.

Ses richesses agricoles sont des plus variées: vignobles, oliviers, orangers et fruits divers; maïs, canne à sucre dans le midi. Pour le bétail, il faut citer la race ovine dite mérinos, qui fournit la laine la plus estimée.

L'industrie proprement dite est bien déchue du rang qu'elle occupait autrefois. La fabrication des soieries, des draps, des étoffes brochées d'or et d'argent, des cuirs, des armes, des glaces, faisait la réputation des grandes villes de la Castille et de l'Andalousie. Tout cela languit et se meurt.

L'Espagne a cependant, plus que l'Italie, les principaux éléments de la richesse industrielle: la houille et le fer.

Les dernières défaites de l'Espagne à Cuba ont amené les penseurs à rechercher les causes de sa décadence.

On lui reproche d'avoir négligé la culture intellectuelle du peuple. C'est vrai: sur 19 millions d'habitants, elle n'a que 5 millions de personnes sachant lire et écrire; elle a plus de la moitié de sa population qui est illettrée.

Le fonctionnarisme, comme dans beaucoup de nations d'ailleurs, y est une plaie. 150.000 personnes, non compris l'armée, émargent au budget. Dans l'armée espagnole, on compte un officier pour trois hommes. La dépense pour les officiers représente en Espagne 38% du budget de la guerre. Chez un peuple de chevaliers, tout le monde se croit né pour commander.

Les impôts qui grèvent la classe populaire sont énormes. Ils ont leur principale assiette sur les consommations. À Londres, une famille d'ouvriers qui, par la réunion de divers salaires, se fait un revenu de 2.000 francs, paie â peine 90 francs d'impôts. A Madrid, une famille qui gagnerait autant, paierait, du seul fait des droits de consommation, 400 francs d'impôt. On comprend que dans de telles conditions l'épargne soit très difficile et que les ouvriers deviennent insouciants et prennent peu de goût à la besogne.

La paye de l'ouvrier espagnol est faible. Il vit pauvrement. Il se nourrit de pain, de légumes, de fruits et de poisson. Il consomme peu de viande.

L'Andalou se contente de sa soupe froide, mélange de pain et de tranches de concombre, d'eau, de sel et d'huile.

L'immigration va croissant. Beaucoup d'Espagnols s'en vont dans la province d'Oran. Il y a en Espagne 400.000 propriétés abandonnées et mises sous séquestre. On y compte plusieurs millions de personnes sans profession et plus de 100.000 mendiants.

Un peuple vit de ses traditions. A cause de sa lutte incessante contre les musulmans, l'Espagne a plus de traditions chevaleresques que d'habitudes agricoles et industrielles. La nécessité fit de tous les Espagnols des chevaliers.

L'Espagne du moyen âge avait cependant une industrie brillante, mais elle était surtout entre les mains des musulmans et des juifs, qu'il a fallu exclure pour avoir la paix. Séville comptait, en 1515, seize mille métiers à soieries occupant 130.000 ouvriers; en 1673, il n'y avait déjà plus que 400 métiers.

Patience! l'activité se réveille en Catalogne, à Valence, à Bilbao, à Valladolid et même à Madrid. L'Espagne fera de nécessité vertu. Encore une fois, puisse-t-elle n'y pas perdre sa vieille foi et son caractère chevaleresque!

Les œuvres sociales s'y organisent suivant les conseils de Léon XIII. La démocratie chrétienne est sa meilleure espérance.

* * *

C'est en deux fois que j'ai fait ce beau voyage. La première fois, j'entrai par Saint-Sébastien et je n'allai que jusqu'à Madrid. La seconde fois, je com­mençai à Barcelone un tour complet et je ne laissai rien d'important dans la péninsule sans le visiter.

Je vous donnerai, chers lecteurs, ce voyage tel que je l'ai fait. Faites-le à ma suite en parcourant ces pages.

J'espère qu'elles vous feront aimer ce pays et ce peuple qui ne le cède à aucun autre pour les arts et les lettres et qui a longtemps excellé dans ce qu'il y a de plus grand sur la terre: la foi et l'héroïsme.

AU DELA DES PYRÉNÉES

I. – Une étape: bordeaux

Le 24 juillet, je quittais Paris et le 25 je passais la journée à Bordeaux. J'aime cette grande ville, avec on beau port sur la Garonne, ses quartiers aristocratiques, ses larges quais du XVIIII siècle bordés de vieux hôtels. Il lui manque cependant ce qu'on appelle dans notre langage décadent un clou, une attraction de premier ordre. Elle n'a pas comme Marseille et Lyon une colline sainte: comme Reims, Amiens ou Chartres, une cathédrale merveil­leuse; comme Rouen, de vieux quartiers pittoresques. Ses quinconces sont froids;. ils auraient bien plus de charme, s'ils possédaient au milieu de leur riche frondaison le vieux castel de Charles VII, qu'on a détruit en 1789. Sa cathédrale Saint-André est de la bonne époque, des XIIIe et XIVe siècles, mais d'une importance de second ordre.

Bordeaux a de grands souvenirs. C'est la patrie d'Ausone et de saint Paulin, le dernier poète païen et le premier poète chrétien. Comme Marseille a eu saint Lazare et les saintes Marie, selon la tradition, Bordeaux a eu sainte Véronique et saint Amator ou Zachée, disciples et amis du Sauveur. Elle a la tombe de sainte Véronique à la vieille crypte de Saint-Seurin, l'ancienne cathédrale.

Comme Reims, Clermont, Chartres, Le Mans, - Bordeaux a conservé une église romane, Sainte-Croix qui date du Xe siècle et qui nous offre au portail un vieux jugement dernier bien original.

Bordeaux a eu aussi ses philosophes et ses littérateurs. Si Clermont a Pascal, si la Touraine a Descartes et Rabelais, Bordeaux et l'Aquitaine ont eu Montaigne, qui prétendait nous conduire à la vertu «par des routes gazonnées et doux-fleurantes;» La Boétie, qui s'éleva contre les abus du pouvoir absolu; Montesquieu, qui a préconisé et fait désirer en France le régime constitutionnel. Ce sont là des célébrités de valeur bien diverse.

Je me suis intéressé, à Bordeaux, à une âme beaucoup moins connue que ces grands hommes, mais probablement plus glorieuse au ciel, je veux parler de Sœur Marie-Céline de la Présentation, la petite sainte des parfums, la Fleur du cloître, morte en odeur de sainteté chez les pauvres Clarisses du faubourg de Talence et qui repose au cimetière de ce quartier. J'ai voulu célébrer la messe au monastère de l'Ave Maria et saluer la vénérable Abbesse et la Sœur assistante, qui a une âme d'ascète et une plume de poète. C'est elle qui a écrit la vie si pleine de fraîcheur et de poésie de la petite Sainte. Puis je suis allé vénérer la tombe mystérieuse du cimetière, qui a déjà la réputation de faire des miracles.

C'était le marché à Bordeaux; j'y rencontrai quelques créoles; Bordeaux est comme le vestibule de nos colonies. Les Bordelais coiffent leurs chevaux d'un chapeau de paille. On voit cela aussi en Biscaye. A la gare, quelques Picadores prenaient le chemin de l'Espagne, ils venaient de prendre part en France à quelque course de taureaux. Ils ont un cachet bien étrange avec leur costume andalou, leur front rasé et une queue de cheveux à la chinoise. Nous sommes envahis par les jeux du cirque.

II. – Saint-Sébastian.

Le 26, j'étais à Saint-Sébastien, où je devais passer deux jours à l'aller et deux jours au retour. C'est une ville de 30.000 âmes, gracieuse et vivante, ville de bains de mer aristocratiques, séjour de la Cour en été. Le site en est charmant. La ville s'étend sur une double baie, protégée du coté de la mer par le mont Orgullo qui s'avance en presqu'île. Ce rocher et la vieille ville qu'il abrite formaient autrefois une île reliée à la cote par un pont de bois. La ville est en grande partie moderne, elle a peu d'originalité, mais elle est propre, aérée, bien tenue. Elle a un aspect de coquetterie. Ses maisons, peintes en tons clairs, sont ornées de miradores ou balcons saillants et vitrés.

La résidence royale est une modeste villa d'aspect rustique, couverte en tuiles rouges. J'en vis sortir la reine régente avec le gracieux roitelet. Le petit roi est bien délicat, il a treize ans (1899), on lui en donnerait dix. La régente est grave, austère, modeste. C'est une pieuse chrétienne et une mère de famille modèle. Elle impose le respect. Un roi aurait été renversé dix fois pendant les épreuves que l'Espagne a subies dans ces dernières années; la régente a été respectée. Les Espagnols ont le caractère chevaleresque, ils respectent la faiblesse et ils savent apprécier la dignité de vie.

Saint-Sébastien a deux belles plages: celle de la Concha est la plus aris­tocratique; elle est entourée d'un boulevard planté de tamarins, l'arbre de l'Orient, au feuillage délicat.

La vieille église de Santa-Maria a bien le cachet espagnol, avec ses grands rétables dorés. La nouvelle église du Sacré-Cœur est vaste, élancée et d'un style assez pur. C'est là que je célébrais la messe. Tout y est d'une propreté scrupuleuse.

Comme en Italie, les églises n'ont pas de sièges; les fidèles s'agenouillent ou s'asseoient par terre sur des petits paillassons de forme ronde. Ils ont cependant une tenue meilleure qu'en Italie, ils sont moins familiers avec le bon Dieu. Dans les campagnes, ils portent tous leur éclairage (queue de rat) à l'église et le laissent môme à leur place, comptant sur la bonne foi des passants. Si la ville n'est guère espagnole par ses constructions modernes, elle l'est bien par ses mœurs. Nous sommes déjà ici en pays basque; la milice provinciale qui monte la garde au château à les couleurs nationales, le pantalon rouge et la tunique bleue. Le type général est basque. Les hommes sont robustes, agiles, plutôt trapus. Ils ont moins de fierté que l'Espagnol. Ils se prodiguent cependant aussi les titres de caballeros et d'hidalgos. Ils aiment les courses de taureaux et le jeu de paume (pelota). Chaque ville a sa Plazza de toros pour `les courses et ses froniones pour les jeux. Les affiches qui annoncent les courses de taureaux couvrent les murs et sont lues avec avidité.

L'Espagne a, comme la Sicile et l'Orient, ses conteurs populaires, ses trouvères, qui racontent dans les cafés ou au coin des carrefours, avec l'aide de tableaux illustrés, les exploits de l'ancienne chevalerie.

Saint-Sébastien a un commerce spécial, ce sont les ciselures et les incrus­tations sur acier. C'est le vieil art de Tolède.

Je fis deux bonnes promenades, l'une au mont Igueldo, l'autre au pèleri­nage du Saint-Christ de Lézo. Quel beau panorama au sommet du mont Igueldo! A l'ouest, c'est le golfe de Biscaye, de Saint Sébastien à Zaraus et au delà; à l'est, ce sont les soubresauts des Pyrénées jusque vers Tolosa. Vers le soir, les sommets sont empourprés par les rayons du soleil couchant, comme dans la baie de Naples.

L'Espagne a la dévotion au Crucifix, au Saint-Christ, comme elle a le culte de Marie. Elle doit tenir ces dévotions de l'apôtre saint Jacques lui-même, qui a laissé sur son passage le Santo-Christo de Burgos, comme il a laissé la Madone de Saragosse. Près de Saint-Sébastien, la bourgade de Lézo a un vieux crucifix très vénéré, abrité par une basilique, renouvelée au XVIIe siècle. Les ex-voto y affluent. La route pour y aller est une des promenades de Saint-Sébastien; elle est bordée de villas et passe au petit port de Passages, bien abrité derrière un îlot montagneux. Les pèlerins brûlent des cierges au Santo-Cristo.

Je priai là avec confiance.

III. – Loyola

J'allai en excursion de Saint-Sébastien à Loyola. Cela ne demande qu'un jour.

Loyola est dans la province de Biscaye, non loin de la mer, entre Tolosa, Zumarraga et Zaraus. Ignace de Loyola était donc, comme François-Xavier, de la race vaillante des Basques.

J'ai quitté le chemin de fer à Zumarraga et pris une voiture. J'étais heureux de passer une journée dans ces campagnes, je pouvais ainsi voir de plus près les moeurs du peuple basque. Ce pays est beau, ce sont encore les Pyrénées qui descendent graduellement vers la mer. On récolte sur les pentes le blé et le maïs; les champs sont bardés de pommiers et la boisson du peuple est le cidre.

Je retrouve là quelques détails de mœurs orientales: le blé est battu sur les champs par des bœufs. Certaines cultures sont arrosées par des pompes à manège qui rappellent les noria d'Egypte. Des chars à roues pleines sont conduits par des bœufs. Ces chars n'ont pas progressé depuis deux ou trois mille ans. Les liquides sont encore transportés dans des outres.

Je traverse la bourgade d'Azcoitia. Il y a là une population laborieuse et admirablement conservée. Les ouvriers font des nattes, des cordes, des semelles de jute. Ils ont un air de modestie et de simplicité religieuse qu'on ne trouverait plus nulle part en France.

Beaucoup se lèvent pour saluer mon habit. Les jésuites ont là une grande influence.

Je lis sur une porte cette enseigne: Associacion de Obreros catolicos; c'est un cercle catholique d'ouvriers.

L'aspect est le même à Castellan, à Azpeïtia, lieu du baptême de saint Ignace. L'emblème du Sacré-Cœur est marqué sur les portes.

Le monastère de Loyola est dans un site superbe. Il est entouré d'un cercle de montagnes élevées, coupées par quatre vallées. C'est un lieu propre à la méditation, à la réflexion, aux grandes pensées. C'est loin du monde et au milieu d'un imposant panorama. Le monastère est grandiose, mais il est cent fois moins gracieux que ne serait une abbaye du moyen âge. C'est un grand palazzo du XVIIIe siècle. L'église au centre est à coupole, elle est précédée d'un portique à colonnes. C'est un petit panthéon. Les Espagnols, impressionnés par la majesté de l'édifice et sans doute aussi par la beauté du site et la sainteté des souvenirs, appellent ce monastère K La Merveille.

Le castel des Loyola est enclavé dans le couvent. C'était un haut donjon carré. Au-dessus de la porte d'entrée sont les armes des Loyola: deux loups mangeant à un vase. Ces loups rappellent sans doute le nom propre de la famille, Lopez, car Loyola était le nom de la terre.

Le monastère est l'œuvre de l'architecte Fontana, appelé de Rome en 1689 par la reine Marie-Anne d'Autriche, veuve du roi Philippe IV. Le portail de l'église est de marbre. Le portique d'entrée est semi-circulaire. Il a cinq grandes statues: S. Ignace au fond, et sur le devant: S. François-Xavier, S. François de Borgia, S. Louis de Gonzague et S. Stanislas Kostka.

La place a aussi une statue de S. Ignace, dans l'attitude de la méditation. J'aime mieux ce dessin que celui des statues de style berninesque où on le représente avec le bras en l'air et le diable sous ses pieds.

La Santa Casa a trois étages. Le second et le troisième sont transformés en chapelles. C'est au troisième qu'était la chambre du Saint. La statue qui le représente là contient une relique, un doigt du saint, envoyé de Rome à la reine Marguerite, femme de Philippe III.

Trois bas-reliefs représentent de grands souvenirs espagnols: S. Ignace prêchant les habitants d'Azpeïtia; S. Ignace remettant l'étendard de la foi à S. François-Xavier partant pour la mission des Indes; saint Ignace accueillant S. François de Borgia prosterné à ses pieds en costume de grand d'Espagne. De quelle immense action morale sur le monde ce castel a été l'origine! S. Ignace est de la race des grands apôtres. Ses Exercices spirituels ont transformé des millions d'âmes. Ses disciples ont exercé une influence incom­parable. Quels apôtres ont été S. François-Xavier, S. François Regis, S. Pierre Claver! Quels docteurs que Suarez, de Lugo, Bellarmin 1 Quels déli­cieux modèles pour la jeunesse ont été S. Louis de Gonzague, S. Stanislas Kostka, S. Jean Berchmans!

Tout cela est sorti de l'acte de foi qu'a fait là saint Ignace, après sa blessure à Pampelune.

J'ai toujours aimé beaucoup S. Ignace, cette visite à sa maison de naissance resserrera encore ce lien d'affection surnaturelle.

Je revins par Zarauz, en passant par les bourgades de Zumarraga et Cestona. De Zarauz à Saint-Sébastien, c'est la corniche de Biscaye, avec une suite de criques variées et le spectacle toujours saisissant de la mer et des montagnes. Zarauz est une station de bains de mer. Elle a une riche vallée, une concha, entourée d'un amphithéâtre de montagnes. Un grand palais du XVe siècle au marquis de Narras et un beau parc embellissent la ville.

IV. – Fontarabie

Je donne aussi Fontarabie en excursion de Saint-Sébastien, quoique je ne l'aie vue qu'au retour. C'est une petite ville de frontière, qui a un grand cachet. Fontarabie est en face d'Hendaye et près d'Iran, sur la Bidassoa. A l'embouchure du torrent, est la petite île des Faisans ou de la conférence, qui a une foule de souvenirs historiques. C'était comme un terrain neutre, une station de frontière et souvent l'Espagne et la France ont échangé là des conventions diplomatiques. Louis XI, roi de France et Henri IV de Castille y tinrent une conférence en 1469. En 1526, François 1er prisonnier y fat échangé contre ses deux fils, qu'il donnait en otages. En 1615, les ambas­sadeurs de France et d'Espagne vinrent échanger deux fiancés sur l'îlot Isabelle, fille de Henri IV, roi de France, destinée à Philippe IV, et la sueur de ce dernier, Anne d'Autriche, destinée à Louis XIII. En 1659, Louis XIV et Philippe IV, par une heureuse alliance, mirent fin à une longue guerre entre les deux nations.

Fontarabie est bien autrement curieuse et pittoresque que Hendaye. Vieille forteresse, assez bien conservée, elle donne bien l'idée des villes fortes espagnoles au moyen âge. On y entre par la porte ogivale de Santa Maria, surmontée de l'écusson de la ville. Cette porté et la rue principale avec ses vieux hôtels de maisons nobles forment une perspective saisissante, qui rappelle un peu la rue dès Chevaliers à Rhodes. Le palais royal a une façade imposante du XIVe siècle. La vieille rue, Calle Pampinot, avec ses maisons en bois, rappelle les rues anciennes de Rouen.

Fontarabie a un souvenir historique très populaire. Elle était assiégée en 1638 par Condé et Saint-Simon. Elle avait subi 20 assauts en 64 jours. Les munitions manquant, la résistance devenait impossible, lorsque l'alcade, don Diego Butron, réunit la population, et, prêchant d'exemple, offrit 1.300 livres en argent pour en fondre des balles à défaut de plomb; à sa suite, tous les habitants apportèrent leur argenterie et leurs bijoux. Les femmes jetaient du haut des murs de l'huile bouillante sur les assiégeants, et les enfants eux-mêmes, ramassant les escopettes des morts, ouvrirent un feu terrible sur la colonne française, tandis que les plus petits envoyaient de grosses pierres sur leurs ennemis. Enfin le 7 septembre, veille de la Nativité de la sainte Vierge, Calvera, amiral de Castille, et le marquis de los Veles, vice-roi de Navarre, tombèrent à l'improviste sur les troupes françaises fatiguées et les refoulèrent sur le Jaizquinal. Chaque année du 7 au 10 septembre, cette délivrance, attribuée à Notre-Dame de Guadalupe, qui est honorée à Fontarabie, est commémorée par de grandes fêtes qui attirent à Fontarabie une foule considérable.

V. – Le Pays Basque

Nous partons le 26 de Saint-Sébastien pour Burgos et Madrid. Nous traversons le Guipuzcoa, une des provinces basques et un coin de la Navarre. Nous nous avançons entre les Monts Cantabriques à droite et les Pyrénées à gauche. Plus loin, c'est le haut plateau de la Vieille-Castille, et après la chaîne du Guadarrama, qui a des sommets de 2.300 mètres, c'est le plateau aride de la Nouvelle-Castille avec Madrid et Tolède.

Les Basques sont une race â part. Ce sont sans doute les vieux Ibères conservés sans mélange au Nord, tandis que dans le centre et le midi, ils se sont alliés aux Celtes, aux Wisigoths et aux Arabes pour former la race espagnole.

D'où vient ce peuple basque? Dieu le sait. Leur langue agglutinante, analogue au japonais et aux dialectes du Pérou, laisse croire qu'ils sont une des premières' migrations venues de l'Orient par l'Afrique. Si l'opinion qui restreint le déluge à la vallée de l'Euphrate est fondée, ils sont peut-être une des vieilles familles antédiluviennes.

Ils occupent le Guipuzcoa, une partie de la Biscaye, de la Navarre et de l'Alava. Ce sont des hommes forts, lestes, gais, d'une fière attitude et d'un mâle visage. Ils sont environ 600.000. Ils se donnent le nom d'Escualdunac, dans leur antique idiome, l'escuara. Ils avaient conservé jusqu'à ces dernières années une partie de leurs fueros, droits et privilèges accordés au temps jadis, quand ils s'allièrent avec le peuple espagnol.

Au temps de sa franche liberté, ce petit peuple «qui danse au haut des Pyrénées», n'avait pas daigné bâtir de maisons de pierre aux Parlements de ses provinces; les Anciens de la Biscaye se réunissaient sous un chêne.

Les provinces basques avaient échappé à la conquête des Goths et des Arabes comme à celle des Romains. Jusqu'au XIVe siècle, elles étaient restées indépendantes de tout pouvoir étranger. Elles formèrent trois petites républiques fédérées sous le nom de Cantabrie. Elles avaient leurs assemblées nationales qui se réunissaient tous les ans ou tous les deux ans. En Guipuzcoa, le congrès changeait de résidence à chaque session et séjournait alternativement dans tous les bourgs de la province. En Biscaye, il se réunissait en plein air sous le chêne de Guernica. Là se présentaient les députés des diverses communes portant sur leurs bannières le nom de républiques. En Biscaye régnait la démocratie; en Guipuzcoa, l'oligarchie; en Alava, l'état mixte.

Les Juntes nationales élisaient, pour l'intervalle compris entre leurs sessions, un magistrat, nommé Député général, en qui résidait le pouvoir exécutif, et qui traitait avec le gouvernement espagnol en quelque sorte d'égal à égal. Le roi d'Espagne n'intervenait nullement dans le gouvernement local. Il avait seulement dans chaque province un commissaire, nommé Corregidor, dont les fonctions rappellent assez bien celles des anciens Comtes (comites) que l'empereur envoyait surveiller les municipalités romaines.

La constitution, ou statut royal de 1834, promulgué par la reine régente Marie-Christine, restreignit considérablement les libertés du peuple basque. Attachées à leurs fueros, c'est-à-dire à l'indépendance de leurs municipalités, qui avaient le droit de se taxer elles-mêmes, d'être affranchies du recrutement militaire et d'approuver les actes du pouvoir exécutif et législatif avant d'être obligées d'y obéir, les provinces basques se soulevèrent et embrassèrent le parti de don Carlos, que le roi Ferdinand avait écarté du trône au profit de sa fille Isabelle, et qui promettait de respecter les antiques privilèges: la guerre civile commença.

Après une nouvelle insurrection carliste en 1877, les fueros furent définitivement supprimés.

La langue des Escualdunacs est belle et sonore. Elle est isolée parmi toutes les autres et unique en son genre, n'ayant que de vagues reflets de ressemblance avec divers idiomes aux longs mots, le japonais, le mexicain, l'aymara, l'algonquin, le quitchoua. Comme eux elle forme une langue agglu­tinante et agglomérante. Ce sont là les vieilles langues du temps du déluge. Ce peuple immémorial n'a pas de traditions. Il n'a ni chants, ni mythes, ni rites anciens, ni légendes. Aucune épopée ne retrace ses origines historiques ou fabuleuses.

C'est cependant une race héroïque, qu'on appelait, au seuil de notre histoire, les «Cantabres inhabiles au joug», qui a su vaincre d'abord tous les envahisseurs dans les défilés des Pyrénées et qui a fourni au Nouveau-Monde tant de marins et de «conquistadores». Le dôme de feuillage, le chêne de Guernica, à l'ombre duquel s'assemblaient les députés de Biscaye, mourut de vieillesse en 1811. De ce chêne cassé par l'âge a poussé un rejeton nouveau qui, devenu grand ombrage à son tour, vivra plus longtemps peut-être que ce peuple dont il rappelle les libertés. N'est-elle pas, en effet, appelée à disparaître, cette nation si intéressante, pressée qu'elle est au Sud par 16 millions d'Espagnols, au Nord par 40 millions de Français, et décimée par l'émigration qui l'emporte vers les côtes de l'Amérique?

On sait que le K libertador «de l'Amérique du Sud, le Vénézuelien Simon Bolivar était de lignée basque.

A l'Ouest des provinces basques, sur une belle côte, dans un labyrinthe de gorges, au pied d'un superbe entassement de sierras, vit le noble peuple des Asturies, fier d'habiter les seules montagnes espagnoles que les soldats de la Djehad (la guerre sainte) ne soumirent jamais à la loi de Mahomet: non que les Maures ne les aient pas attaqués, mais ils en furent repoussés en 718, par les soldats chrétiens du roi Pélage, après une bataille très merveilleuse où, dit la légende, trois cents fidèles anéantirent trois cent mille mécréants. A vrai dire, les défilés de Covadonga «berceau de la triomphante Espagne» n'ont pas assez d'espace pour le développement d'une pareille armée. J'aurais voulu voir ces glorieux Thermopyles chrétiens et le vieux chêne de Guernica, témoins des -antiques libertés d'un peuple héroïque, mais mon temps était trop mesuré.

VI. – Burgos

Burgos est bâtie sur les bords de l'Arlanzon; dominée par les ruines de son Castillo et par la masse imposante et découpée de sa cathédrale, elle est entourée de quelques bouquets d'arbres au milieu de la monotonie d'un grand plateau semé de blé.

Le joyau de Burgos, c'est la cathédrale, la première de l'Espagne par sa magnificence et une des premières parmi celles du monde chrétien.

C'est que Burgos était la capitale de l'Espagne aux âges chrétiens, au temps où toute l'Espagne chrétienne se réduisait à la Castille; et quand Tolède devint la capitale de la Nouvelle-Castille, Burgos resta comme seconde capitale. Les rois y séjournaient encore souvent, jusqu'au temps de Charles-Quint.

Sa belle cathédrale a été bien longtemps à se bâtir. Commencée en 1221, sous le roi saint Ferdinand, elle n'a été achevée qu'au XVP siècle. Elle n'est pas assez dégagée, elle est enserrée au sud par le cloître et l'archevêché. Son aspect extérieur y perd beaucoup. Vue d'un peu loin, elle s'élève de toute sa splendeur, dominant la ville et le pays. Comme la cathédrale de Milan, elle a une forêt de clochetons, de pyramides et de dentelures, mais elle surpasse Milan par l'harmonie de ses lignes extérieures, par la hardiesse et la grâce de son dôme, par la variété de ses ornements. Son plan général est dans le style noble et harmonieux du XIIP siècle, sa décoration a toute l'exubérance du gothique fleuri, dont la France a de si jolis spécimens à Brou et à Notre-Dame de l'Epine et l'Angleterre à l'abbaye de Melrose.

Sa façade principale a reçu du soleil, comme celle de Milan, un ton de vieil or. Son portail a été gâté à la renaissance; ses deux flèches à jour, hautes de 84 mètres, sont l'œuvré de Jean de Cologne.

Il y a trois portails latéraux, ornés tous trois d'une profusion de sculp­tures: deux sont dans le style ogival; le troisième, la puerta delle Pellejeria est de la plus riche renaissance: c'est l'œuvre de François de Cologne.

La coupole, à l'extérieur, est comme une couronne royale, toute ornée de pinacles ajourés, de statues et d'écussons.

L'intérieur répond bien à la magnificence de l'extérieur. Le Coro isolé lui donne son cachet espagnol. Les grandes chapelles ajoutées rappellent les usages de France et de Naples:

L'église a 106 mètres de longueur, en comptant la chapelle del Condestable derrière le chœur.

Le dôme a 50 mètres de hauteur. C'est une œuvre à part et d'une grande splendeur. Par la hardiesse de sa construction, il rappelle les grandes coupoles de Brunelleschi et de Michel-Ange. Il est dû aux architectes Jean Vollejo et Philippe de Bourgogne. Sa riche ornementation intérieure est formée par les écussons de Charles-Quint et de Burgos, alternant avec des figures d'anges, de patriarches et de prophètes.

Le Coro a sa Silleria, série de cent et trois stalles richement sculptées en noyer incrusté de marquetteries. La Capilla Mayor a un grand retable de la renaissance sculpté par Rodrigue et Martin de la Haye (celui-ci devait être hol­landais). Auprès du maître-autel est suspendu un bel étendard pris aux Maures par Alphonse VIII à la bataille de Las Navas de Tolosa.

Toutes les chapelles ont des tombeaux remarquables des XVe et XVIe siècles.

La chapelle del Santissimo Cristo est grande comme une église. C'est là qu'on vénère le crucifix laissé par l'apôtre saint Jacques. Le corps du Christ est fait d'une peau parcheminée: la tradition l'attribue à Nicodème, comme le Christ de Lucques en Italie. Cette chapelle est le panthéon des derniers archevêques de Burgos.

La chapelle de Saint-Jean de Sahagun conduit an Relicario où l'on conserve l'image miraculeuse de Notre-Dame de Oca et des reliquaires nombreux.

La chapelle del Condestable est la plus riche et la plus artistique. Elle a été batie en 1487, par Jean de Cologne et Siméon son fils, aux frais du conné­table de Castille, Pedro Hernandez de Velasco. Elle est dans le style ogival fleuri. On y entre par une grille très riche. Au milieu de la chapelle sont les tombeaux du fondateur et de sa femme avec de belles statues couchées, en marbre de carrare. La chapelle est encore enrichie de tableaux de valeur: une Madeleine de Léonard de Vinci et deux triptyques flamands; la sacristie a une superbe chasuble du XVe siècle:

tras-sagrario, ou revers du maître-autel, a des reliefs de la Passion d'une grande perfection dus à Philippe de Bourgogne.

Le cloître a un grand charme, il est vaste et dans le beau style du XIVe siècle `Il est peuplé de statues et de sépultures, on y est en plein moyen âgé. On y voit les statues de saint Ferdinand et de sa femme- Béatrix de Souabe, du XIII° siècle, un curieux tombeau roman du Xe siècle et d'autres d'époques différentes. - Sur le côté du cloître, s'élèvent trois chapelles: celle de Santa Catalina, qui a de belles chasubles du XVe siècle; celle du Corpus Christi, dans laquelle on voit au-centre le tombeau de Jean Cachiller, maître des cuisines du roi Henri III (à quoi ne peuvent pas aspirer les cuisiniers?) et un coffre rempli dé ferrailles que le Cid vendit aux juifs pour 600 marcs en leur faisant croire qu'il contenait sa vaisselle d'argent. Il voyait là sans doute un moyen de leur faire restituer leurs usures, mais je suis étonné qu'ils n'aient pas vérifié séance tenante le contenu du coffre. La troisième chapelle, ou Sala Capitular, a un beau plafond mauresque très fouillé.

La grande cathédrale est donc comme un vaste musée de l'art chrétien en Espagne.

Burgos, fière de sa cathédrale, l'est encore plus des souvenirs du grand pourfendeur des Maures, du conquérant de Valence, le Cid Campeador, qui:battit cent fois les Musulmans.

Bien des guerriers brillèrent dans cette mêlée de sept a huit cents ans, qui commença par des batailles voisines du golfe de Gascogne et finit par la prise e:Grenade, près de la Méditerranée et vis-à-vis de l'Afrique; mais de tous liés Hidalgos qui chassèrent les Maures, aucun ne fut aussi fameux que le Cid, héros des romans populaires…

Burgos lui adonné naissance. Sa maison de famille n'existe plus, mais on honore le lieu où elle était. Son emplacement s'appelle Solar del Cid. On y a élevé une colonne avec l'écusson du Cid et deux obélisques avec les armoiries de Burgos et celles du couvent de San Pedro de Cardena où le Cid fut inhumé, non loin de Burgos. Au-dessus du Solar del Cid s'élève le Castillo à demi ruiné où habitèrent longtemps les rois de Castille.

Burgos possède aussi les restes du héros. Ils sont réunis avec ceux de Chimène, son épouse, dans un coffre vitré en un petit sanctuaire de l'hôtel de ville ou Casa consistorial, près des sièges antiques de ses aïeux, les grands juges ou Consuls de la Cité, Nuno Rasura et Saïn Calvo.

Burgos est encore riche en églises, en hôpitaux, en monastères de tout genre. Son Castillo est en ruines, mais il lui reste un antique manoir princier, la Casa del Cordon, bâtie pour le connétable Hernandez de Velasco, mais habitée plus tard par plusieurs rois et notamment par les rois catholiques Ferdinand et Isabelle, qui y reçurent Christophe Colomb en 1496 au retour de sa seconde expédition.

Près de là est le grand «Hospital de San Juan», fondé en 1479 pour héberger les pèlerins. Que de pieux voyageurs de France et de toute l'Europe ont séjourné là en allant à Compostelle!

Hors de la ville deux monastères méritent surtout une visite: Las Huelgas et la Certuja de Miraflores.

Le célèbre monastère cistercien de Las Huelgas a été fondé au XIIe siècle par le roi Alphonse VIII, sur les bords de l'Arlanzon, à la place d'un palais de campagne surnommé Las Huelgas del Rey, les loisirs du roi. C'est un monas­tère noble et richement doté. Son cloître est roman. Sa nef ogivale a des voûtes élevées et des colonnes légères. On y voit un fac-simile d'un grand étendard pris aux Maures â Las Navas de Tolosa, qui est conservé dans l'intérieur du couvent. Dans le chœur est le mausolée d'Alphonse VIII et de la reine dona Leonor. Sur les côtés sont d'autres tombes princières.

L'abbesse de ce monastère a des pouvoirs bien étranges, qui n'ont d'ana­logues que ceux de l'abbesse de Conversano, en Italie. Elle a une juridiction quasi-épiscopale et indépendante (nullius diœceseos). Elle est appelée, aux termes du protocole officiel, «Dame, Supérieure, Prélat, légitime administratrice au spirituel et au temporel dudit royal monastère et de l'hôpital voisin dit du Roy, ainsi que des couvents, églises, ermitages de sa filiation, des villages et lieux de sa juridiction, seigneurie et vasselage, en vertu de bulles et concessions apostoliques, avec juridiction plénière, privative, quasi-épiscopale et avec privilèges royaux…».

La vénérable abbesse porte la mitre. Parmi ses diverses et singulières attributions, nous relèverons «le pouvoir de connaître judiciairement, tout comme les seigneurs évêques, en causes criminelles, civiles et bénéficielles, de donner des dimissoires pour les ordinations, des patentes pour prêcher, confesser, exercer charge d'âmes, entrer en religion; le pouvoir de confirmer les abbesses, d'établir des censures, de convoquer le synode…».

Les prêtres de son ressort reçoivent d'elle des lettres patentes «dûment scellées du sceau du monastère, signées de l'abbesse, contre-signées du prêtre secrétaire, les autorisant, en vertu de bulles et concessions apostoliques, à célébrer et à prêcher dans toutes les églises de la juridiction abbatiale et à confesser les fidèles de l'un et de l'autre sexe de ladite juridiction…

Lors de l'élection de l'abbesse, tout le clergé du territoire abbatial venait jadis lui rendre hommage et pour cela se rendait à l'abbaye en habit de chœur; l'abbesse assise au trône, en mitre et en crosse les recevait: chacun passait devant elle en faisant la prostration et en lui baisant la main… Autres temps, autres mœurs!

Un autre monastère intéressant, c'est la chartreuse, Cartuja de Miraflores. En s'y rendant, on passe sous l'arc de triomphe de la Vieja, d'ailleurs assez modeste. C'est un arc ogival construit sous le roi Henri III et sur lequel sont sculptées les initiales: J. C. R. R. R. (Jésus-Christ, Rédempteur, Roi des rois), c'est un hommage à la royauté sociale de Jésus-Christ.

La chartreuse a été fondée en 1441, sur l'emplacement d'un palais de Henri III. Elle a été reconstruite après un incendie en 1454 par l'architecte Jean de Cologne et son fils. L'église a une seule nef d'un style ogival assez noble.

Le joyau de cette église, c'est le beau tombeau en marbre blanc du roi Jean II et de sa femme, qui rappelle les tombeaux de Dijon et de Bruges. C'est l'œuvre de Gil de Siloé, élève de Philippe de Bourgogne. Les statues couchées du roi et de la reine sont très finement sculptées. A côté est le tombeau de l'enfant Alonso avec une gracieuse statue agenouillée, en albâtre.

Le chœur a de belles stalles du XVIe siècle.

Enfin pour terminer notre visite à Burgos, il nous reste à voir l'Arco de Santa Maria. C'est une ancienne porte de ville reconstruite sous Charles-Quint. C'est de la renaissance assez lourde. L'édifice est imposant, il a six tours. Deux étages au-dessus de l'arc servent de musée. L'arc porte à l'extérieur la statue de la sainte Vierge et celle des preux de Castille: Nuno Rasura, Saïn Calvo, Diego Porcellos, Fernando Gonzalez, le Cid et Charles-Quint. Au musée, il y a surtout à voir quelques tombeaux, parmi lesquels ceux de don Juan de Padilla et de sa femme, les héros de la lutte des communes contre l'autorité tyrannique de Charles-Quint.

VII. – Les Castilles

L'Espagne centrale est constituée en grande partie par un plateau élevé de 600 à 700 mètres en moyenne. Les Pyrénées au Nord, la Sierra Nevada au Sud forment les grandes murailles et comme le cadre de ce plateau. La chaîne de Guadarrama en est comme l'arrête au centre. Ce plateau a un sol souvent pierreux, des vents glacés en hiver, et, comme j'en ai fait l'expérience, un soleil brûlant en été. Ce sont de grandes plaines sous un climat dur, sevrées des vents de pluie, et tour à tour torrides en vertu de la latitude et glaciales en vertu de l'altitude.

L'Espagne ressemble plus au Tell de l'Atlas qu'à la France; elle a le même sol d'airain, là où ne passent pas les eaux courantes; elle a les mêmes arbres dans ses vallées comme dans ses steppes et ses montagnes, le même soleil brûlant et desséchant, mais quand il luit sur une terre arrosée, ce soleil radieux sourit à des jardins d'Armide. On pourrait dire qu'après les pentes des Pyrénées, l'Espagne appartient plus à l'Afrique qu'à l'Europe.

Le centre, presque la moitié de la péninsule, forme le plateau de Castille et de Léon, qui s'incline légèrement au Sud-Est et au Nord-Ouest, des deux côtés de la Sierra granitique de Guadarrama, son épine dorsale.

Tous ces plateaux de l'Espagne centrale sont tristes. Ils sont faits de campos gris, assez fertiles en grains, mais chiches en arbres, et de steppes où broute le mérinos avec des ravins sans eau.

De loin en loin quelque village dresse ses maisons assez pauvres entre les chaumes de la plaine ou sur les premières arêtes des coteaux. L'Espagnol lui-même se raille de ces paramos (hautes plaines froides) par ce proverbe : «L'alouette emporte sa becquée lorsqu'elle part pour voyager en Castille.» - Qui croirait qu'il y a cinq cents ans, les deux plateaux étaient une longue forêt de pins et de chênes avec ours velus, sangliers trapus et cerfs élégants!

Une grande cause de la tristesse de tant de campos du centre, c'est la haine du paysan pour les arbres. L'Espagnol, comme le grec moderne, abhorre les forêts, les bouquets de bois, tout ce qui a branches et feuilles, parce que les oiseaux y suspendent leurs nids et de là pillent joyeusement les grains en famille. - Arbol, pazaro - arbre, passereau, - dit l'Espagnol, et il arrache. Puis, une partie de ce pays appartient à de grands propriétaires non résidents qui n'ont pas le souci d'embellir et de soigner leurs estados, leurs domaines. En dehors de ce vaste plateau, l'Espagne a la région montagneuse de Cantabrie et les chauds et riches bassins du midi, au climat africain.

Je n'ai fait qu'apercevoir la mer de Biscaye et les Monts Cantabres. La mer de Biscaye a toujours de hardis pêcheurs et un commerce animé, mais la baleine ne vient plus visiter ses rivages comme aux siècles anciens.

Les Monts Cantabres prolongent les Pyrénées vers l'Ouest et parfois s'élèvent presque aussi haut qu'elles. Cette région étroite et allongée, coupée de torrents clairs et animés, est de ciel humide, de climat tempéré, fraîche, cultivée, peuplée; on la peut surnommer l'Espagne européenne. Ses vallées et pentes basses ont nos cultures: les céréales, et les pommiers qui donnent le cidre. Ses contreforts sont le dernier asile des hautes forêts qui couvrirent: l'Espagne. Ses hautes pentes sont semblables à celles de la Corse et du Tell, maquis de bruyères arborescentes, de cistes, de lentisques, d'arbousiers, d'aubépines, de genévriers et e romarins.

Je ne devais pas atteindre dans ce premier voyage le bassin du Guadalquivir, l'Andalousie d'aujourd'hui,, la Bétique d'autrefois, qui s'incline au Sud-Ouest et jouit d'un climat africain, ni les bassins plus petits qui s'inclinent à l'Est et portent le beau nom de jardins ou huertas, parmi lesquels la huerta de valence rivalise, dit-on, avec la conque d'or de Palerme par la fécondité de ses orangers.

VIII. – Madrid: aspect général

Madrid est une ville moderne. Elle n'était au moyen age qu'un castel, un alcazar fortifié avec une bourgade. L'alcazar plut à Alphonse VI, roi de Castille, qui y séjourna souvent. Au XIVl siècle les rois y réunirent plusieurs fois les cortès. Ferdinand le catholique agrandit l'Alcazar. Charles-Quint l'habita. Philippe II fit de Madrid la capitale, aux dépens de Valladolid.

Mais le vieil alcazar bâti par les rois Maures sur le coteau du Manzanarés n'est plus là. Il a été incendié et Philippe V l'a remplacé au XVIIIe siècle par un palais de style italien, dessiné et bâti par le turinois Sacchetti pour le prix modique (?) de 80 millions.

«L'air pur de ses montagnes, - dit Emilio Castelar en parlant de Madrid, - la divine splendeur de ses horizons, l'abondance et la transparence de ses eaux, le charme, alors incomparable, de ses bois, le nombre et la qualité de ses bêtes de venaison, la solitude même de ses environs où les rois pouvaient tailler à leur guise, sa position géographique en plein centre, à une distance mathématiquement exacte de toutes les extrémités du pays, décidèrent Philippe II à y installer sa capitale. Philippe II, Philippe III et Charles-Quint même, qui habitèrent si longtemps Madrid ou la mirent par leur choix à la tête de toutes les cités espagnoles, ne songèrent jamais à en faire une ville mais seulement une résidence royale…. Madrid fut donc d'abord une cour et non une capitale…. de là deux caractères dominants qui se retrouvent dans toute l'histoire de Madrid: c'est une ville de cour et une ville d'employés, ou, comme on dit dans la langue vulgaire, une ville de bureaucratie.»

Le charme des bois a disparu et le déboisement a gâté le climat qui est devenu dur, sec et brûlant. La ville s'est agrandie, ses anciens remparts ont cédé la place à des boulevards (ronda) et l'industrie commence à élever ses cheminées dans les faubourgs.

Le palais royal a de splendides jardins qui descendent au Manzanarés et se continuent de l'autre côté du torrent, à l'Ouest de la ville. A l'Est, ce sont les jardins publics, le Parc, le Buen retino, le Prado.

Le centre de la ville a deux grandes places, la Plaza Mayor et la Puerta del Sol, d'où partent de larges rues: la Calle Mayor va vers le Palais, la Calle de Alcala et la Calle de Atocha vers les jardins publics.

Eglises: Les deux principaux édifices religieux de Madrid sont en recons­truction: la cathédrale près du Palais, la basilique de Notre-Dame de Atocha près des jardins. La statue miraculeuse de Notre-Dame de Atocha ou des genêts, la vieille madone de Madrid se trouve provisoirement à la chapelle de l'hôpital militaire, où je lui fis une pieuse visite.

La monarchie espagnole s'est toujours montrée profondément religieuse. C'est bien sincèrement que Philippe V a fait peindre à la voûte du grand esca­lier du palais une grande fresque représentant l'hommage de la monarchie espagnole à la religion. Plusieurs églises à Madrid et en province sont de fondation royale et dépendent de la couronne, telles Saint-Isidore, Saint-Jérôme, Notre-Dame de Atocha et l'église des Franciscaines las Descalzas reales.

L'église de Saint-Isidore possède le corps du saint patron de Madrid, saint Isidore le laboureur, et de sa femme, sainte Marie de la Cabeza. Leurs corps reposent sous le maître-autel qui est d'une grande richesse et qui est couronné par un grand retable au milieu duquel s'élève la statue du Saint sur un trône de nuages. Les madrilènes sont très dévots à leur cher patron.

Un autre sanctuaire précieux de Madrid est l'église de Saint-François d'Assise. Le cher Saint a passé là et y avait habité un petit ermitage. C'est aujourd'hui un grand sanctuaire sur le modèle du panthéon de Rome. J'y ai assisté à un bel office en musique d'un caractère pieux, du genre de Palestrina. La salle du chapitre a des stalles merveilleuses en sculpture et marquetterie du XVe siècle, qui proviennent de la chartreuse d'El Paular.

IX. – Madrid: L’art et les musées

Madrid a son quartier artistique et littéraire. A l'entrée des promenades, il y a le musée de peinture et de sculpture du Prado, l'Académie des sciences, la bibliothèque nationale, le musée archéologique, etc. On sait que le musée de peinturé de Madrid est un des plus beaux de l'Europe. Il est riche en chefs­ d'œuvre des écoles espagnole, italienne et flamande.

Pendant tout un siècle, le XVIe, celui de la Renaissance, il ne se faisait pour ainsi dire pas une grande œuvre en Europe, qu'elle ne fut offerte a Charles ­Quint et après lui â Philippe II. Les successeurs de ces deux souverains, quoique perdant leurs provinces, conservèrent et augmentèrent leurs richesses artistiques. Philippe IV, l'ami de Velasquez, employa les derniers écus d'un trésor épuisé en achats d'œuvres d'art. Philippe V, le petit-fils de Louis XIV, et Charles III, qui fit tant pour l'embellissement de Madrid, accrurent les richesses amassées par la dynastie autrichienne.

En 1818, Ferdinand VII réunit au musée du Prado les tableaux dispersés jusque-là dans les palais de Madrid et les résidences royales. Isabelle II y fit ajouter les meilleures toiles du palais de l'Escurial et les tableaux provenant des couvents de Madrid, Tolède, Avila et Ségovie, fermés en 1836. Le musée contient 2200 toiles.

L'Espagne n'a pas, comme l'Italie et la Flandre, une école d'art du moyen âge. Du XIIe au XVe siècle, les Espagnols étaient chevaliers et soldats, ils n'avaient pas le temps d'être artistes.

Elle a cependant de cette époque de belles miniatures, faites dans les monastères. La bibliothèque de L'Escurial en a une splendide collection. Dans le haut moyen âge, aux IXe et Xe siècles, la vie artistique et scien­tifique en Espagne était dans les provinces arabes, et notamment â Cordoue et a Séville. L'art arabe de cette région pouvait rivaliser avec celui du Caire et de Damas. Ce qui nous est resté des mosquées et des palais du pays mauresque, en témoigne. Cordoue ne peignait pas les figures; mais les arabesques de ses manuscrits et de ses tentures de cuir ont servi de modèles aux premiers peintres italiens de la Renaissance.

Gerbert, le pape Sylvestre II, au Xe siècle, alla se perfectionner dans les sciences à Cordoue. Nos premiers scolastiques s'aidèrent des commentaires d'Averroès sur Aristote, tout en les rectifiant.

La tradition byzantine a laissé aussi quelques traces en Espagne. Séville a une madone de ce style.

Au musée de Madrid, quelques primitifs anonymes aux fonds d'or accusent l'imitation de l'art italien et de l'art flamand.

Quand l'Espagne commença à respirer, après la croisade, ses rois appe­lèrent des maîtres de Bourgogne, de Flandre, d'Allemagne et d'Italie pour créer une école d'art espagnol.

Jean II fit venir Van Eyck de Bruges et Dello de Florence.

A Burgos, la cathédrale est des architectes Jean et François de Cologne; les stalles, de Philippe de Bourgogne; les rétables, de Martin de la Haye; la chartreuse de Miraflores est de Jean de Cologne et de son fils Siméon.

A Avila, les stalles de la cathédrale sont du hollandais Cornelis; les grilles, de Jean de France; les statues, de Jean de Bourgogne et de son élève espagnol Berruguete; les tombeaux de l'église Saint-Thomas sont du florentin Dominico Fancelli.

A Salamanque, la vieille cathédrale a une série de tableaux sur bois, peints par un florentin du XVP siècle.

A Tolède les belles stalles du chœur sont de Philippe de Bourgogne; le groupe de l'ensevelissement du Christ au maître-autel est de Jean de Bourgo­gne; le retable, de Copin de Hollande; les vitraux, de Jacob Dolfin, Joaquin d'Utrecht et Albert de Hollande; les statues du transept sont de Grégoire de Bourgogne et de Nicolas de Vergara, son élève espagnol; la châsse est de l'allemand Enrique d'Arfe.

Les merveilleuses sculptures du chœur à la cathédrale de Tolède sont d'Alphonse Berruguete de Valladolid (1480-1561), qui étudia à Florence sous Michel-Ange. Il a su imiter son maître dans la correction du dessin, la noblesse des poses, la perfection anatomique et l'emploi habile des draperies.

Du XVe siècle, le musée du Prado a quelques peintures sur fond d'or de Pedro Berruguete, père d'Alonso. Ce peintre avait travaillé à Tolède avec Jean de Bourgogne. Ces tableaux représentent des scènes de la vie de saint Thomas d'Aquin, de saint Dominique, de saint Pierre martyr et un autodafé présidé par saint Dominique. Ils ont la raideur des primitifs de l'Ombrie. J'ai vu à Tolède plusieurs peintures de Jean de Bourgogne, des portraits et une fresque représentant la conquête d'Oran, dans la chapelle mozarabe. C'est dans le même style.

Le musée du Prado a aussi plusieurs peintures de Fernande Gallegos, du XVe siècle; on le prendrait pour un flamand; il rappelle Thierry Bouts. Cordoue, même au temps des Maures, recourait à l'art italien. C'est un florentin qui peignit en 1475 à la salle de justice de l'Alhambra des tournois et une séance judiciaire.

Barcelone et Tolède ont quelques peintures dans la manière flamande primitive.

Au XVIe siècle seulement s'épanouit l'école espagnole, inspirée par les maîtres de Florence et d'Anvers. Séville donne l'exemple et forme une école à part. Villegas et Luis de Vargas ont été étudier à Florence chez les maîtres de la Renaissance avancée, notamment chez Pierino del Vaga. Ils rapportent à Séville les procédés florentins. C'est d'eux que procède l'école de Séville: Ils formèrent Luis Fernandes, Pacheco, Herrera le vieux et les frères Castille: Cette' génération préparait celle de Murillo et de Velasquez.

A Valence et à Grenade, ce sont des peintres appelés d'Italie et notamment deux élèves de Jean d'Udine qui viennent décorer la cathédrale et l'Alhambra.

Charles-Quint orne ses appartements de tableaux du Titien et de l'école vénitienne, il apporté ainsi de nouveaux modèles à imiter.

Philippe II fait venir, pour décorer l'Escurial, toute une pléiade d'Ita­liens: Cambiaso, Tibaldi, Carducci, Zucchero, etc. Ils viennent de Gênes, de Naples, de Rome, de Bologne.

Luis de Morales, surnommé le divin, travaille à Badajoz et peint surtout les sujets de la Passion. Il dérive des Flamands et des Alemmands par son exécution patiente et laborieuse.

Les peintres de portraits, Antonio Moro et Sanchez Coello se sont beaucopu aidés des portraits du Titien apportés par Charles-Quint.

Mais c'est de Séville qui mérité surtout dé nous arrêter. Elle son vrai caractère. C'est l'esprit de foi qui y domine: la es monastères avec Zurbaram et Ribeira,: la piété plus douce avec Mourillo. Velasquez est un peintre de cour.

Zurbaran et Ribeira rappellent la tournure d'esprit qu'avaient prise les Espagnols après plusieurs siècles de croisade. C'étaient des chevaliers austères endurcis par la vie des camps et tous les jours aux prises avec la mort. Ces peintres rappellent par leur sombre imagination les chevaliers errants que Cervantès a travestis.

Murillo, venu après la paix générale, est d'une autre génération et d'une autre trempe de caractère: c'est la piété calme et suave.

François Herrera le vieux a été le principal initiateur de l'école de Séville. Il a ajouté aux procédés italiens une étude plus réelle de la nature. Il a formé ses fils, puis Velasquez et Cano et il a eu aussi une grande influence sur Zurbaran. Mais Madrid n'a presque rien de lui. C'est à Séville qu'il faut l'étudier. Zurbaran est né dans l'Estramadure, mais il a vécu à Séville où il a de belles toiles à la cathédrale. Le Prado possède de lui un Jésus dormant sur la croix et sainte Casilde surprise par le roi Maure son père, au moment où elle portait du pain aux chrétiens captifs et changeant ces pains en roses. C'est le grand style de Venise avec plus de raideur et d'austérité.

Ribeira, né à Valence, a vécu en Italie où il reçut les leçons de Caravage. Il s'est plu à représenter les scènes effrayantes, les massacres, les tortures. Je me rappelle son martyre de saint Janvier et son saint Jérôme de Naples. J'ai vu son supplice d'Ixion et sa Mater dolorosa à Madrid. Les écoles avancées cher­chent des effets nouveaux dans l'excès de la passion et de la douleur, tel le Laocoon chez les Grecs.

Velasquez, né à Séville, voyagea en Italie où il se lia avec Ribeira. Il eut les faveurs de Philippe IV. Comme tous les peintres de cour, il fit surtout des portraits et des tableaux d'histoire. Il est le chef de l'école espagnole. On trouve en cet artiste toutes les qualités du grand peintre: riche coloris, vérité des types, naturel des poses, transparence de l'air, profondeur de la perspective, élégance des draperies, relief et vigueur des tons. Le Louvre a quatre toiles de lui parmi lesquelles l'infante Marguerite au Salon-Carré, mais c'est à Madrid seulement qu'on peut l'apprécier. On lui a donné dans ces derniers temps tout le salon d'Isabelle au Prado, où étaient réunis précédemment les chefs-d'œuvre de toutes les écoles. Il y a là vingt-cinq toiles de lui. Il y a plusieurs portraits de Philippe III, de Philippe IV, des Infants et de divers personnages de la cour. Le portrait équestre du due d'Olivarès est un chef-d'œuvre, il rappelle les plus beaux Van Dyck et il a plus de couleur. Le petit tableau des buveurs (los Borrachos) est connu et copié partout. La reddition de Bréda ou Les Lances est un superbe tableau historique, bien supérieur aux Van der Meulen qui ont illustré les guerres de Louis XIV. - Les fileuses ou la fabrique de tapis de Sainte-Isabelle de Madrid est aussi un chef-d'œuvre très connu de Velasquez. C'est tout un atelier de travail rendu avec un grand réalisme et beaucoup d'expression. Cela rappelle Rembrandt pour le dessin et Véronèse pour le coloris.

Murillo Esteban est né aussi à Séville. Il alla étudier en Flandre. Il a de belles œuvres à Séville et à Paris, mais on peut l'étudier mieux que partout ailleurs à Madrid, où il a quatre-vingts tableaux. Il brille par le sentiment, la noblesse, l'art de la composition, la science anatomique et la fidèle observation de la nature, ainsi que par la suavité, l'éclat, la fraîcheur et l'harmonie du coloris. Nul peintre n'a mieux que lui tout ce qu'il faut pour être populaire. Doué d'un génie flexible et varié, il réussit dans le paysage, les fleurs et les marines aussi bien que dans l'histoire et les tableaux religieux. J'ai surtout aimé sa Sainte Famille au Passereau, moins académique, mais aussi gracieuse que celles de Raphaël; ses Enfants à la coquille (Jésus donnant à boire à saint Jean); sa Sainte Anne donnant une leçon à la Vierge; son Apparition de la sainte Vierge à saint Bernard, sujet si souvent traité par les primitifs de l'Ombrie.

Au XVIIIe siècle, l'école espagnole est en décadence. Bayeu et Goya ont une grande facilité et une grande fécondité de pinceau, mais ils sont sans âme. Goya est bien représenté au Prado. Il a des portraits de Charles IV, de la reine Maria-Luisa, de Ferdinand VII enfant; des combats de la guerre de l'indépendance de 1808, les cartons des belles tapisseries de l'Escurial (fantai­sies, chasses et scènes familières). Il a peint à l'église de Saint-Antoine de Padoue la vie du Saint. Emilio Castelar écrit à ce sujet: «Ne cherchez pas dans cette œuvre un atome de sentiment religieux; le peintre encyclopédiste et libéral est né dans un siècle de révolution, de combats contre les vieilles insti­tutions et les vieilles croyances. Obligé de peindre des scènes religieuses dont 1e sentiment lui manquait, il choisit les femmes les plus belles et les plus per­dues de son temps, les peignit avec sa large facilité et en fit les anges du ciel. Mais à part cette grosse profanation, quelle vie, quelle vérité, quelle couleur, quelle animation, quel mouvement

Murillo a été le peintre de la foi simple et populaire; Velasquez, le peintre de la cour des rois tout-puissants; Goya, le peintre de la philosophie railleuse et jouisseuse du XVIIIe siècle. Je garde mes préférences pour Murillo. Il répond aux sentiments les plus élevés de l'âme populaire; aussi ses œuvres et ses copies sont-elles goûtées partout.

Les rois d'Espagne enrichirent aussi Madrid d'œuvres italiennes, allemandes et flamandes.

Florence et l'Ombrie sont là représentées par Angelico et Pinturicchio; Venise et Padoue, par Mantegna, Bellini, Bassano, Sébastien del Piombo et Titien; Rome, par Michel-Ange et Raphaël.

Je ne m'arrête qu'à Raphaël et Titien; les autres n'ont là que des œuvres secondaires.

Raphaël a neuf toiles au musée du Prado. Quelques-unes sont très con­nues. Sa Vierge au poisson a été souvent reproduite. J'aime mieux sa Sainte Famille à la perle et le Spasimo (Jésus portant la croix). C'est Raphaël dans toute la plénitude de son talent, avec un dessin irréprochable et un grand sentiment chrétien.

Murillo n'éclipse pas Raphaël. II a plus de réalisme, plus de clair-obscur, mais son dessin est moins précis, ses détails moins soignés. Raphaël reste le maître de la peinture classique chrétienne. Il a la pureté du dessin grec et la douceur du sentiment religieux.

Le Titien était très goûté de Charles-Quint, aussi est-il très bien représenté à Madrid. Il n'a pas moins de douze toiles au Padro (Prado ???). Plusieurs sont des por­traits: Charles-Quint, Philippe II, Titien lui-même. Deux tableaux représen­tent bien l'esprit de foi qui régnait à la cour: Charles-Quint et sa femme représentés en suppliants aux pieds de la sainte Trinité, que la sainte Vierge implore en leur faveur; Philippe II offrant à Dieu son fils Don Fernando. Mais il y a aussi des toiles païennes qui marquent le courant de la Renaissance une bacchanale, une Vénus, une offrande à la déesse des amours. L'intimité du Titien avec la cour est bien marquée par le fait que Titien s'est peint à côté de Charles-Quint, mais un peu plus bas dans le tableau qui représente l'hommage de Charles-Quint à la sainte Trinité. Le Titien est là dans ces toiles avec ses belles qualités: sa grande facilité, l'ampleur de son dessin, son coloris assez accentué. Mais l'expression dans ses œuvres est de commande. C'était un éclectique et les impressions chez lui ne devaient pas être profondes.

Il y a aussi au Prado une riche collection d'Allemands et de Flamands. Les types les plus connus de l'école primitive allemande sont là: quelques portraits de Cranach, un vieillard d'Holbein, un Adam et Eve d'Albert Dürer.

Van Eyck a trois peintures délicieuses, comme toujours: le Sauveur, la Vierge et des Saints. Quand le talent et la foi sont réunis, comme chez les Ombriens, les Florentins et les Flamands, nous avons tout ce que la terre peut produire de plus approchant des beautés célestes.

Memling a un superbe triptyque, merveilleux de fini et de délicatesse, représentant l'adoration des Mages, la Nativité et la Présentation au temple. C'est la reproduction du triptyque de Bruges.

Gossaert a une délicieuse madone. J'aime doublement ce peintre à cause de son style pieux et soigné et parce qu'il est mon compatriote: il est né à Maubeuge, près de mon pays natal.

Moro, Rembrandt et Van Dyck ont là quelques beaux portraits.

Rubens a une dizaine de toiles de tous les genres. Il est chrétien avec l'Adoration des Mages et la Sainte Famille; païen avec Cérès, Vénus, Cupidon et Persée; courtisan avec les portraits de Marie de Médicis et d'une autre princesse. Il est toujours Rubens, avec son dessin ample et facile, sa bonhomie d'homme heureux, ses carnations plantureuses et rougeaudes.

Mais le roi de cette collection flamande, c'est Van der Weyden avec son Calvaire et son Mariage de la sainte Vierge.

Le Calvaire surtout est d'un fini merveilleux. Les volets représentent le châtiment du péché originel, le denier de César et le jugement dernier. Quelle foi, quelle naïveté dans ses personnages! Quelle vivacité du coloris! Quel soin des détails! '

Van Eyck et Memling faisaient encore de la miniature. Van der Weyden commença â faire le tableau, avec plus d'ampleur et en tenant compte de la vue à distance.

X. – Madrid: Les lettres et les sciences

Pendant que je suis dans ce quartier des académies et des bibliothèques, rappeler les gloires littéraires de l'Espagne.

Elle donne d'abord quelques écrivains à la grande Rome:

Les deux Sénèque, le rhéteur et le philosophe, et le poète Lucain, nés tous trois à Cordoue; Martial, né à Silbilis; Silius Italicus, né a Séville, et uintilien le rhéteur, né à Galagurris.

L'Espagne a donc une belle part dans la littérature romaine.

Elle eut aussi ses grands docteurs chrétiens: Pères de l'Eglise, scolastiques, ascétiques.

C'est elle: qui' donna à l'Eglise le grand Pape saint Damase, écrivain et poète, ami des martyrs et auteur des belles inscriptions des catacombes, mort en 384.

Saint Isidore de Séville est la gloire de l'Espagne. Il est surnommé le docteur illustre, «Doctor egregius». Ses deux frères, saint Léandre et saint Fulgence, et sa sœur sainte Florentine sont également honorés par l'Eglise du culte des saints. Saint Grégoire le Grand le tenait en haute estime. Saint Léon IV compare ses écrits à ceux de saint Jérôme et de saint Augustin. Il a laissé un Traité des Origines qui est une véritable encyclopédie des sciences de son temps, des commentaires sur l'Écriture, une chronique générale et une histoire des Goths.

Saint Braulion, évêque de Saragosse, mort en 646. Il acheva le traité des Origines de saint Isidore et écrivit des Vies de Saints.

Saint Ildefonse ou Alphonse, fut aussi évêque de Séville au VIIe siècle. Il fut le défenseur de la virginité de Marie contre les hérétiques.

Avant de parler des scolastiques proprement dits, je veux citer Averroès (1120-1198), philosophe arabe de Cordoue. Les scolastiques ont réfuté ses erreurs ' mais ils se sont beaucoup servi de sa traduction d'Aristote et de ses commentaires. Cordoue était, du reste, avec l'Egypte, la Syrie et Bysance, le refuge des sciences pendant les siècles pénibles de l'éducation des barbares. Gerbert, le pape Sylvestre II, alla étudier les sciences à Cordoue, au Xe siècle.

Suarez, jésuite, né à Grenade, est le grand commentateur de saint Tho­mas. Il enseigna à Ségovie, à Valladolid, à Alcala, à Salamanque. On l'a surnommé «Doctor eximius». Il imagina la doctrine du Congruisme comme un moyen terme entre les opinions des Thomistes et des Molinistes.

Vasquez Gabriel, né à Belmonte (Nouvelle-Castille) professa à Alcala, puis à Rome. On l'a appelé l'Augustin de l'Espagne et la lumière de la théologie. Il a laissé dix volumes in-folio.

Molina Louis professa à Evora en Portugal. Il fait une grande part au libre-arbitre, au risque de diminuer l'action de la grâce. Il suscita des contro­verses qui durent encore. Le Saint-Siège n'a jamais voulu trancher le différend entre Molinistes et Thomistes.

Jean de Lugo, jésuite, cardinal, né à Madrid. Il cultiva la théologie et les sciences. Ses traités sur la justice, la pénitence et la grâce sont merveilleux de clarté. Comme savant, il fut un des premiers à répandre l'usage de la quinine, qu'on appela longtemps la Poudre de Lugo.

Saint Raymond de Pennafort peut être associé aux écrivains scolastiques à cause de la collection des décrétales, qu'il écrivit à la demande du Pape Grégoire IX.

Après les scolastiques, les mystiques. L'Espagne en a quelques-uns de premier ordre.

Jean d'Avita, professeur et prédicateur, surnommé l'Apôtre de l'Andalousie et le professeur par excellence. Il a été l'initiateur de la grande école mystique d'Espagne.

Louis de Grenade, dominicain. Son Guide des pécheurs est entre toutes les mains.

Saint Jean de la Croix, né en 1542 à Fontibère (Vieille-Castille), entra chez les Carmes à Médina et fut choisi par sainte Thérèse comme directeur du couvent d'Avita en 1576. Avec les conseils de sainte Thérèse, il réforma son ordre et fonda les Carmes déchaussés, mais il eut à subir les plus cruelles avanies de la part des religieux réfractaires à la réforme. Il a décrit ses angoisses dans son livre «La nuit obscure».

Sainte Thérèse est appelée en Espagne la doctoresse mystique, mais je me réserve de parler d'elle dans mes notes sur Avila.

Aux théologiens et aux mystiques, on peut joindre l'apologiste Jacques Balmès (1810-1843). Il a été pour l'Espagne ce que Joseph de Maistre et Veuillot ont été pour la France. Comme Veuillot il a défendu journellement la cause de Dieu et de l'Eglise dans son journal «le Pensamiento de la Nacion».

Comme Joseph de Maistre, il a été un philosophe, un apologiste et un voyant. Il a écrit la Philosophie fondamentale, le Protestantisme comparé au catholicisme et l'Art d'arriver au vrai. Il était prêtre.

Quelques mots sur la littérature profane.

L'art dramatique espagnol, inauguré dans la Castille par le marquis de Villena (1384-1434), fils du roi d'Aragon, Ferdinand, a pris un grand essor sous le règne de Philippe II. Ce fut l'époque la plus brillante de cet art en Espagne: Lope de Vega, Calderon, Tirso, Moreto y Soles furent traduits dans toutes les langues et l'on peut dire que le théâtre espagnol était alors le premier et le plus important. Molière, Racine et même Corneille se sont inspirés des principaux chefs-d'œuvre espagnols.

Lope de Vega (1562-1635), poète madrilène, extrêmement fécond, com­posa plus de 2000 pièces de théâtre en vers de huit pieds et des pièces diverses. Beaucoup de ses pièces sont des mystères sacrés. Il devint prêtre après son veuvage et abrégea sa vie par ses austérités. Son imagination était inépuisable. Il nous a laissé une peinture exacte de la société espagnole.

Don Pedro Calderon de la Barca (1600-1681), protégé par Philippe IV, composa des tragédies, des comédies, des pièces sacrées. Il devint prêtre et chanoine de Tolède.

Guilhem de Castro (1567-1630), auteur dramatique, écrivit les Exploits de jeunesse du Cid, dont Corneille s'est inspiré.

Michel Cervantès (1547-1620), né à Alcala de Hénarès; soldat à la bataille de Lépante, esclave à Alger, racheté parles Trinitaires. Il écrivit le Don Qui­chotte de la Manche et contribua par là à décrier la chevalerie et à préparer sa déchéance. Il est mort pauvre à Madrid qui lui a élevé en 1835 un beau monument en face de la chambre des députés. La bibliothèque nationale compte 800 éditions de Don Quichotte, sans compter les manuscrits.

Deux écrivains français, Lesage et Beaumarchais sont à demi espagnols par les sources où ils ont puisé.

Lesage était breton. Il censura les mœurs espagnoles dans ses comédies et dans son roman «Gil blas de Santillane» peinture vraie, dit-on, mais peu édifiante, des mœurs de Salamanque et de l'Espagne au XVIIIe siècle. Ce siècle a été partout une période de décomposition.

Beaumarchais, un parisien, censura également les mœurs espagnoles dans ses comédies: le Barbier de Séville, le Mariage de Figaro, etc.

Parmi les contemporains, je ne citerai que don José Zorilla et Emilio Castelar. José Zorilla (1817-1893), poète et auteur dramatique, élève du séminaire des nobles, le poète national de l'Espagne et le représentant le plus illustre du romantisme dans ce pays. Il publia les Echos des montagnes, l'Epopée de Grenade, l'Excommunié, etc.

Emilio Castelar est orateur et polémiste, écrivain de journaux et de revues. Il a une prose élégante et fine.

* * *

Après les lettres, les sciences, et parmi les amis de la science, je ne citerai que les grands navigateurs, qui ont tant fait progresser la géographie, l'astronomie, la navigation et les sciences connexes.

Christophe Colomb est le premier entre tous. Il n'est probablement pas espagnol de naissance, on le croit né à Quinto sur la côte de Gênes, mais il a vécu en Espagne et il a servi l'Espagne. Son histoire est connue. Il commença ses voyages au service du roi Alphonse V de Portugal. C'est alors qu'il visita l'Islande et la Guinée. Il fit la connaissance de Paul Toscanelli, astronome de Florence qui avait déjà des vues sur la forme du globe terrestre. Colomb aborda en Espagne, il fut bien accueilli par les Fransciscains d'Huelva. Il connut là le P. Antonio de Marchena, savant astronome et géographe. Par l'entremise du duc de Medina-Coeli, il fut présenté à la cour et, soutenu par les Dominicains, il obtint d'être chargé d'une expédition d'essai. Il s'embarqua à Palaos. On sait le reste: il découvrit San Salvador, Cuba, Haïti, Saint­Domingue et enfin le continent mexicain en 1492. Il donna ce monde nouveau à Dieu et au roi d'Espagne. On sait ses déconvenues. Dieu épura ses vertus dans les épreuves. Il sera sans doute élevé sur les autels.

Amerigo Vespucci était de Florence, mais il servit le Portugal, puis l'Espagne. Il explora la baie de Rio de Janeiro, l'Isthme de Panama, etc., et il laissa son nom au nouveau continent découvert par Colomb.

Pizarre est né à Trupillo (Estramadure). Il conquit le Pérou, pénétra jusqu'à Quito et fonda Lima.

Vasco de Gama, portugais, doubla le cap des Tempêtes, qu'il appela Cap de Bonne-Espérance; il atteignit les Indes, y conclut des traités et y fonda le protectorat portugais. Il mourut vice-roi à Cochin.

Fernand Cortez né à Médellin (Estramadure), fut le conquérant du Mexique. Il imposa la paix à Montezuma et prit Mexico.

Magellan, portugais, passa au service de Charles-Quint; il découvrit le détroit qui porte son nom et alla par là aux Philippines.

Bolivar est né en Amérique, à Caracas, en 1783, mais il était de race basque; il étudia en Espagne. Il affranchit la Colombie, le Pérou, la Bolivie, et fut le principal auteur de l'indépendance de l'Amérique.

Quelle race de géants! Mais il faut reconnaître que la plupart, malgré des défauts de caractère, étaient soutenus par une foi profonde qui décuplait leurs forces.

Un ne peut comparer à cette merveilleuse conquête des mers que la pénétration de l'Afrique qui s'est accomplie depuis 30 ans par l'initiative d'autres géants, comme Stanley, Brazza, Marchand et tant d'autres.

XI. – Madrid: le palais, les saints d’Espagne

Le vieil alcazar fut incendié en 1734. Au lieu de le restaurer, Philippe V fit bâtir le palais actuel par l'architecte Sacchetti, de Turin. La situation est belle. Du côté de l'ouest, le palais domine la vallée du Mançanarés, un pont franchit la rivière, et les jardins s'étendent au delà du torrent où ils forment un vaste parc. Une cour ou portique entouré d'arcades précède le palais. On y voit les statues des quatre empereurs romains originaires d'Espagne: Trajan, Adrién, Théodose et Honorius.

Le palais est riche en souvenirs et objets d'art: manuscrits de la biblio­thèque, vases anciens de la pharmacie, meubles, pendules, bustes et statues des salons. La révolution n'a pas passé par là. Les rois d'Espagne ont la plus belle collection de tapisseries qui existe. Les plus anciennes remontent à Ferdinand et Isabelle. Charles-Quint et Philippe II étaient à la source des belles tapisseries en Flandre. Non seulement ils en achetaient, mais encore ils pillaient celles qu'ils trouvaient dans leurs conquêtes, comme Philippe II à Saint-Quentin. Madrid aussi en fabriquait et imitait Bruges. Elles sont partagées entre les palais de Madrid, du Pardo (Prado ???) et de l'Escurial. Les plus intéressantes repré­sentent la vie de la Sainte Vierge d'après Van Eyck et la Passion d'après Van der Weyden. La chapelle royale a aussi une belle collection de reliquaires, qui ne remontent pas cependant au delà de la Renaissance.

Le palais est complété par son entourage: jardins et parc à l'ouest, cathédrale (en construction) au sud, théâtre royal à l'est, écuries et communs au nord. Un côté du portique est occupé par le musée des armures, l'Armeria. Cette merveilleuse collection rappelle celle de Turin, elle est riche non seulement en souvenirs historiques, mais en œuvres d'art. Elle possède l'épée de Pélage, trouvée à Covadonga, celle du Cid «la Colada» celle de saint

Ferdinand, de Ferdinand le Catholique, du grand capitaine Gonzalve de Cordoue, de Fernand Cortez. De magnifiques armures de Charles-Quint, de Philippe II, de Philippe IV, de François Ier de France représentent l'art de la ciselure et de la damasquinure dans son plus bel épanouissement, et permettent de comparer les diverses écoles de Milan, de Paris, de Nuremberg et de Hambourg.

Les rois d'Espagne ont fait peindre dans l'escalier du palais un plafond symbolique représentant l'hommage de la monarchie espagnole à la religion et dans la chapelle le groupe des saints d'Espagne.

J'en prends occasion pour rappeler ici les noms de ces saints, qui sont la gloire de l'Espagne. Je leur offre mes pieux hommages et j'implore leur secours.

Les Saints. - L'Espagne a eu ses docteurs et ses pontifes, ses martyrs, ses confesseurs, ses vierges. Je les citerai rapidement, sauf omission, et avec un mot de notice.

Pour les docteurs et les pontifes, j'ai cité déjà à propos des savants saint Damase, saint Isidore, saint Braulion, saint Ildefonse, saint Raymond de Pennafort, saint Jean de la Croix. Il faut ajouter saint Léandre, évêque de Séville, mort en 601, frère aîné de saint Isidore. Il fut exilé par les Ariens. A son retour, il convertit le roi Goth Lévigilde et son frère Récarède.

Les martyrs. - L'Espagne a eu de nombreux martyrs, soit dans la persécution de Dioclétien, soit au temps des Maures. Je citerai seulement quelques-uns des plus connus.

Saint Vincent, diacre, martyrisé en 304 à Saragosse par le gouverneur Dacien. Il fut brillé vif comme saint Laurent. -Sa gloire est presque égale à celle des illustres diacres de Jérusalem et de Rome, saint Etienne et saint Laurent.

Sainte Eulalie, jeune vierge de 13 ans, martyrisée à Mérida en 304. Elle aussi se livra d'elle-même aux juges, elle subit des supplices atroces: ongles de fer, torches ardentes. Elle est célèbre en Espagne comme sainte Cécile et sainte Agnès à Rome.

Saint Herménégilde, mort en 586, était fils du roi Lévigilde et neveu de saint Léandre. Son père qui était arien l'associa au trône, mais plus. tard, en haine de la religion catholique que Herménégilde avait embrassée, il le fit mettre à mort.

Sainte Casilde, saint Aurèle, sainte Nathalie et le prêtre saint Euloge sont. des victimes des rois Maures. Sainte Casilde était fille du roi; surprise par son père au moment où elle portait du pain aux captifs chrétiens, elle obtint de Dieu que le pain fùt changé en roses. Néanmoins son père la fit mettre à mort.

Raymond Lulle, franciscain, savant 'et philosophe, alla prêcher la foi à Alger et à Tunis. Maltraité par les Maures â Tunis, il revint mourir à Palma, île de Majorque, sa patrie. Ii est honoré comme martyr à Majorque et dans l'ordre franciscain: né en 1235, il est mort en 1315.

Confesseurs et vierges. - L'Espagne compte un nombre étonnant de fondateurs d'ordres importants.

Saint Raymond de Calatrava était d'abord cistercien. Il prit part à la défense de la ville en 1147 et fonda ensuite le grand ordre militaire de Calatrava. Il mourut en 1163.

Ferdinand Gomez, noble chevalier, fonda l'ordre d'Alcantara en 1176. Je ne crois pas que l'Eglise l'ait canonisé.

Saint Dominique de Guzman naquit à Calarueja en Castille. Sa vie est connue. Il institua le rosaire à Toulouse en 1208 et il prêcha longtemps contre l'hérésie albigeoise. Il a opéré à. Rome les beaux miracles représentés au couvent de Saint-Sixte. Son corps repose à Bologne où il est mort..

Saint Pierre Nolasque a fondé l'ordre de la Merci, aidé par saint Raymond de Pennafort. Il est né en Languedoc, mais il a vécu à la cour d'Aragon comme précepteur et fondé son ordre à Barcelone où il repose.

Saint Ignace est né au castel de Loyola, il a été élevé à la cour parmi les pages du roi catholique. Jeune chevalier, blessé à Pampelune, il fait des lectures pieuses sur son lit d'hôpital et se décide à se faire saint. Il séjourne à Manrèze auprès du sanctuaire de la Mère de Dieu, il va étudier à Paris en 1528, il y fait ses premiers voeux avec ses compagnons à Montmartre en 1534. Il va à Rome où son ordre se développe et reçoit l'approbation de Paul III en 1540.

Saint Jean de Dieu est né au Portugal: il est d'abord soldat, comme saint Ignace et comme lui il fait des concessions au monde. Après sa conversion, il se met au service des pauvres à Grenade en 1536 et fonde l'ordre des Frères de la Charité.

Saint Joseph Calasanz est né à Pétralta en Aragon; il étudia à Valence, il prêcha en Castille, en Aragon, en Catalogne; il réforma les mœurs et réconcilia les factions. Il passa vingt ans à Rome, tout dévoué aux enfants, aux pauvres et aux malades. La Vierge Marie daigna lui apparaître tenant entre ses bras Jésus qui bénissait ses enfants. Le Saint fonda l'ordre des écoles pies. Son cœur et sa langue furent retrouvés intacts un siècle après sa mort. Il repose à Rome.

Saint Jean de la Croix peut être tenu pour un fondateur aussi; il réforma l'ordre des Carmes; réformer est plus difficile que fonder. Il est né en 1542 à Fontibère (Vieille-Castille); il est mort en 1591. Il prit l'habit des Carmes à Médina. Sainte Thérèse le choisit comme directeur du couvent d'Avila en 1576. Saint Pierre d'Alcantara fut aussi un réformateur. Il étudia à Salamanque, il entra chez les franciscains, à Pedroso, dans l'Estramadure. Il devint le conseiller et le confident de sainte Thérèse à Avila; elle l'appelait le Saint et disait qu'on ne demandait rien à Dieu en son nom sans être exaucé. Il réforma l'ordre franciscain en Espagne. Il refusa humblement d'être le directeur de Charles-Quint. Sainte Thérèse nous dit qu'il ne dormait qu'une heure et demie chaque nuit. Sa cellule n'avait que quatre pieds et demi de longueur. Il ne mangeait qu'une fois tous les trois jours, son corps ressemblait à un tronc d'arbre desséché. Sa vie fut toute miraculeuse. Il avait des extases et des rapts, il traversa des rivières à pieds secs; son bâton planté devint un figuier; la neige se tenait suspendue au-dessus de sa tête. Il mourut au couvent d'Arenas le 19 octobre 1562.

Après ces fondateurs et réformateurs, saluons les représentants des grands ordres religieux.

Saint Dominique de Silas est un abbé de l'ordre bénédictin; c'est un grand rédempteur d'esclaves.

Saint Jean de Saint-Facond est ermite de Saint-Augustin, il est né à Sahagun. Il étudia à Burgos, puis à Salamanque. Il exerça une grande action sociale à Salamanque: il pacifiait les factions et réprimandait les seigneurs oppresseurs de leurs vassaux. Il mourut en 1479.

Saint Thomas de Villeneuve fut aussi un ermite de Saint-Augustin. Né à Fuentana, il fut élevé à Villanova; il étudia et professa à Alcala. Il devint conseiller de Charles-Quint et archevêque de Valence. Charitable dès son enfance, il s'occupa des orphelins, des enfants trouvés, des filles à doter; c'est le Vincent de Paul de l'Espagne.

Saint Vincent Ferrier fut un dominicain. Né à Valence en 1357, il mourut à Vannes en 1419. Il étudia à Lérida, prêcha à Barcelone. II suivit à Avignon le cardinal Pierre de Lune qui devint pape sous le nom de Benoit XIII. Il prêcha en France, en Italie, en Flandre, en Angleterre et même à Grenade, où le roi maure lui fit bon accueil. Il contribua à pacifier les villes en Italie; il exerça une influence sociale immense. Il abandonna la cause de Pierre de Lune après la décision du Concile de Constance et reconnut Martin V. Appelé par Jean V, duc de Bretagne, il prêcha à Vannes; c'est là qu'il mourut.

Saint Louis Bertrand était aussi dominicain (1526-1580). Il fut également un grand missionnaire. Il prêcha dans l'Amérique du Sud et y fit de nombreux miracles. A son retour, il fut un des conseillers de sainte Thérèse.

Saint Raymond de Pennafort, autre fils de saint Dominique (1175-1275). Né au château de Pennafort en Catalogne, il professa à Barcelone, puis à Bologne. Il devint chapelain de Grégoire IX et par ses ordres compila les décrétales. Il fonda avec Pierre Nolasque l'ordre de la Merci pour la rédemption des captifs. Il eut le courage d'avertir le roi d'Aragon de ses désordres et celui-ci voulait le tenir en exil à Majorque, mais le Saint traversa la mer sur son manteau pour revenir à Barcelone.

Saint Antoine de Padoue est la gloire de l'ordre franciscain. Il est né à Lisbonne. Il s'embarqua pour aller en Afrique prêcher les infidèles, mais il fut jeté par un coup de vent en Italie. Il reparut à Lisbonne par un miracle de bilocation pour secourir son père. Il fut aussi en Italie un pacificateur et un réformateur social. Les décorations artistiques de son beau tombeau à Padoue rappellent ses principaux miracles.

Saint Pascal Baylon fut aussi un franciscain et même un simple frère convers. Il est né à Torre-Hermosa en Aragon et il est mort à Villareale. Il a tant aimé et glorifié le Saint-Sacrement qu'il est devenu le patron des œuvres eucharistiques. Après sa mort, il ouvrit encore les yeux pour contempler le Saint-Sacrement qui passait.

Saint Didace ou Diego fut aussi un frère convers franciscain. Il est né à Saint-Nicolas en Andalousie. Il fut infirmier au couvent de l'Ara Cœli. Il mourut à Alcala en 1463. Bien qu'illettré, il parlait des mystères de la foi avec une grande élévation. Il eut le don des miracles et guérit plusieurs malades à Rome avec l'huile de la lampe du sanctuaire.

Saint Raymond Nonnai appartint à l'ordre de la Merci. Il est né à Portel en Catalogne. Il fit ses voeux à Barcelone entre les mains de saint Pierre Nolasque. Il séjourna en Barbarie, où il racheta d'innombrables captifs et souffrit de dures persécutions. Il fut nommé cardinal et mourut à Saint-Nicolas en Catalogne.

Saint François-Xavier est connu de tous. Il naquit au château de Xavier, près de Pampelune. Il était basque comme saint Ignace. Etudiant au collège Sainte-Barbe à Paris, puis professeur au collège de Beauvais, il fut gagné à la vie religieuse par saint Ignace. Il fit ses voeux avec lui à Montmartre en 1534. Ils allèrent ensemble à Venise, puis à Rome. Jean III, roi de Portugal, ayant demandé des missionnaires pour les Indes, le Pape lui envoya Xavier qui gagna au Christ des provinces entières. Il prêcha au Japon et mourut à l'île de Sancian en vue de la Chine. Il fut le grand promoteur des missions d'Asie, qui avaient cependant commencé avant lui, et il en est le patron.

Saint François de Borgia est né à Gandie au diocèse de Valence. Il vécut à la cour. La vue du cadavre exhumé de l'impératrice Isabelle le convertit en 1539 à Grenade. Dans le monde, il fut duc de Gandie, commandeur de Saint-Jacques, vice-roi de Catalogne. Veuf en 1546, il se fit jésuite. Troisième général de la Compagnie, après Lainez, il contribua beaucoup à son organisa­tion définitive.

Saint Alphonse Rodriguez appartint aussi à la Compagnie de Jésus. Né à Ségovie en 1531, il mourut en 1617. Il fut simple frère convers et portier au collège de Majorque. Il eut le don de prophétie et des miracles et il laissa des écrits d'une sagesse admirable. Il avait été marié, commerçant et père de deux enfants.

Après les religieux, je citerai encore un saint roi.

Saint Ferdinand III fut roi de Léon et de Castille. Il conduisit chaque année ses chevaliers à la croisade. Il fut grand fondateur d'églises et de couvents. Pendant qu'il commandait la bataille de Xérès, on vit l'apôtre saint Jacques planer dans les airs, monté sur un cheval blanc et revêtu d'une armure étincelante. Averti dans une vision par saint Isidore, il assiégea et prit Séville. L'Espagne honore aussi plusieurs Vierges chrétiennes. Je parlerai de sainte Thérèse â propos d'Avila et je ne citerai ici que Sainte Marie de Socos, une de ces vierges qui aidèrent les missionnaires de l'ordre de la Merci. La chère Sainte accomplit un jour à Barcelone un beau miracle. Elle marcha sur les eaux pour porter du secours aux missionnaires en détresse sur la mer.

Quelle admirable pléiade de Saints!

L'Espagne peut être fière de ses Saints, comme de ses docteurs, de ses chevaliers, de ses artistes, de ses navigateurs. Vraiment, c'est un peuple qui occupe un des plus nobles rangs dans l'histoire. Sa fierté est légitime et j'espère que la Providence lui réserve encore de glorieuses destinées.

XII. – Saint Isidore, patron de Madrid et des laboureurs

Saint Isidore, si connu dans le monde entier comme patron des agriculteurs, mérite une notice spéciale. Sa légende est gracieuse.

Saint Isidore naquit à Madrid, de parents très pauvres, qui lui inspirèrent l'horreur du péché et l'amour de Dieu: mais faute de ressources ils ne purent lui faire faire des études. Isidore se mit, dès sa jeunesse, au service d'un riche habitant de Madrid, nommé Jean de Vergas, pour labourer sa terre. Quand il fut en âge de se marier, il épousa une femme appelée Marie Torribia, très riche en vertus, mais aussi pauvre que lui des biens extérieurs que le monde estime. Dieu bénit leur union par la naissance d'un fils. On dit que cet enfant étant tombé dans un puits, s'y noya; mais ses parents ayant demandé par une fervente prière, qu'il leur fut rendu, l'eau du puits s'éleva miraculeusement jusqu'au bord et y apporta l'enfant plein de vie et de santé.

La vie de ce saint laboureur était admirable. Son travail ordinaire, qui était de mener la charrue, ne l'empêchait pas d'être parfaitement pieux et d'avoir toutes ses heures réglées pour des exercices spirituels. Les jours ouvrables il se levait de grand matin, quoiqu'il eût passé une grande partie de la nuit en prières, et visitait les principales églises de Madrid, qu'il arrosait souvent d'un torrent de larmes. Il prenait ainsi sur le temps de son sommeil pour satisfaire sa dévotion, et se rendait exactement à ses travaux. Néanmoins, ses compagnons l'accusèrent, auprès de leur maître, de faire passer une dévotion superflue avant les devoirs de son état. Jean de Vergas, pour vérifier par lui-même la valeur de ces accusations, examina de très près comment Isidore travaillait. 0 prodige! il vit un jour deux personnages mystérieux, à l'air tout céleste, qui aidaient le saint laboureur à conduire sa charrue. Il apprit de la bouche même de saint Isidore que c'étaient des anges.

Ce grand patron des laboureurs mourut d'une manière aussi sainte et aussi édifiante que sa vie avait été pure. Son corps est honoré dans l'église de Saint-André à Madrid.

XIII. – Deux petits martyrs: saint Just et saint Pastor

Madrid honore deux enfants martyrs, saint Just et saint Pastor, dont l'histoire est ravissante.

Ces deux enfants étaient frères: l'un avait treize ans et l'autre sept. Ils étaient nés à Alcala en Espagne, et non loin de Madrid, le premier en 292, le second en 298. Ils s'aimaient tendrement, et Just, l'aîné, exerçait par le privilège de son âge, une sorte de protection bienveillante sur son petit frère, auquel il ne donnait jamais que de bons exemples.

L'histoire ne nous a pas conservé le nom de leurs parents, mais il est facile de conjecturer qu'ils étaient chrétiens fervents, et qu'ils élevaient leurs enfants avec la vigilance qui était un de leurs premiers devoirs. Ces deux enfants allaient ensemble à l'école où leur assiduité et leurs succès faisaient d'eux les modèles enviés de leurs compagnons.

Un jour, au sortir de la classe, ils remarquèrent par les rues un mouvement inusité; le peuple en fête, se précipitait vers une des portes de la ville, par où devait arriver le proconsul romain, envoyé dans ces contrées pour exécuter les décrets contre les chrétiens.

C'étaient surtout les païens, encore assez nombreux dans cette ville, qui s'empressaient ainsi au devant de Dacien, car tel était le nom de ce persécuteur. Just s'informe de ce qui se passe et fait part aussitôt à son frère de ce qu'il vient d'apprendre.

 «Pastor, mon cher petit frère, lui dit-il, veux-tu que nous y allions aussi, et tu feras ce que tu me verras faire?» Pastor avait une grande confiance en son frère, comme il arrive d'ailleurs souvent dans les familles. Heureux quand les aînés n'abusent pas de leur ascendant, pour entraîner dans le mal leurs plus jeunes frères!

Just, dans cette occasion, suivait-il l'instinct de la curiosité si naturelle aux enfants, toujours avides de spectacles nouveaux, ou bien était-ce une inspiration d'en haut qui l'appelait au martyre? Nous inclinons volontiers pour la seconde supposition. Quoi qu'il en soit, le projet était à peine formé entre les frères, que leurs petites jambes se bâtaient à l'exécution.

Quand ils arrivèrent à la porte d'Alcala, une foule énorme attendait Dacien et se pressait pour lui faire ovation. Le Proconsul, mollement étendu sur son char, buvait avec délices les honneurs dont il était l'objet. Sur son passage, les païens unissaient aux louanges dont ils l'encensaient des invo­cations à leurs dieux.

Ce spectacle émut le cœur du petit Just et, pris d'une inspiration soudaine: «Suis-moi, dit-il à son frère»; et, s'élançant à travers les flots pressés de la multitude, il vint, tenant Pastor par la main, se camper devant le char de l'insolent proconsul: «Je suis chrétien!» s'écria-t-il à haute voix. - «Et moi aussi, je suis chrétien!» reprit Pastor de sa voix enfantine, mais pleine de fermeté.

Dacien fut aussi surpris que mécontent d'une telle audace: «Qui sont ces enfants?» dit-il d'un ton où perçait la colère.

«- Ce sont de misérables chrétiens, répondit la foule. - Eh bien, qu'on les fasse mourir!». Telle fut la conclusion de cette scène qui n'avait pas duré plus de temps qu'il n'en faut pour la raconter.

Les deux enfants sont saisis par les soldats et, comme ils s'en allaient, Just disait à son frère: «Surtout n'aie pas peur; fais comme moi et souviens-toi qu'il ne faut pas craindre le glaive qui peut tuer le corps, mais Dieu seul que nous aimons et pour qui nous allons peut-être mourir. - Sois tranquille, répondit Pastor, moi je n'ai pas peur et je veux bien mourir pour Jésus qui est mort pour moi!»

Le bourreau, cet accompagnement obligé des cortèges des proconsuls, prêtait l'oreille à la conversation des deux frères, et voyant leur constance, il en fit part à Dacien:

«Quoi! dit le tyran, ces deux enfants s'exhortent à mourir courageuse­ment. Eh bien! qu'ils meurent! mais qu'on les emmène assez loin de la ville et qu'on les punisse de leur insolence!»

L'ordre fut promptement exécuté, et les deux frères reçurent, presque en même temps, le coup de la mort. L'Eglise comptait deux anges de plus et l'Espagne deux nouveaux protecteurs. C'était vers l'an 304, sous le règne du cruel Dioclétien.

Quand Dacien eut quitté Alcala, où il multiplia les martyrs, les chrétiens de cette ville qui avaient survécu à la persécution, recueillirent les restes des deux frères et les ensevelirent avec le respect qui convenait. Plus tard une chapelle fut bâtie au lieu même où ils avaient subi le martyre.

Leur fête se célèbre le 6 août.

L'urne funéraire est restée à Alcala, le Complutum des Romains; mais dans les siècles de guerre, les corps des deux jeunes saints ont été transportés à Huesca. Madrid, l'Escurial et Narbonne possèdent de leurs reliques.

XIV. – Tolède: son origine légendaire

Les Castillans sont fiers de leur ancienne capitale. Ils ne pouvaient pas manquer de lui chercher une origine divine.

«Lorsque Dieu fit le soleil, dit une vieille tradition, il le plaça sur Tolède, dont Adam fut le premier roi.»

Les plus modestes parmi les Castillans font remonter Tolède jusqu'à Hercule.

Hercule, disent-ils, chercha à travers l'Espagne un site favorable, où l'on fût à l'abri des chaleurs brûlantes de l'été et du froid rigoureux de l'hiver. En traversant plaines et forêts, il arriva au bord d'une agréable rivière qui arrosait, une plaine fertile. Il souleva quelques roches et s'ouvrit dans les escarpements de la rive une retraite enchanteresse. «Ma race puissante, dit-il, imprimera ici sa trace, et des générations invincibles germeront dans ces buissons.

Avec des arbres arrachés et des branches d'amandiers, il forma des habita­tions et des ustensiles de guerre et il exposa ses desseins à ses fils qui le suivaient. Ceux-ci, humblement soumis à leur père, répondirent unanimement

«Tolède sera notre patrie pour toujours.» - Nuestra patria Toledo per semper sia! - Ils construisirent des murailles près du Tage et sur les collines et dans cette enceinte régna la cour d'Ibérie.

La grotte d'Hercule, près du pont de Saint-Martin, donne occasion aux Tolédans de redire à leurs enfants la vieille légende.

XV. – Tolède: vue panoramique

Si vous allez à Tolède, avant ou après la visite des monuments donnez quelques heures à la promenade. Risquez-vous dans les ruelles, vous retrou­verez toujours les remparts et le chemin de ronde, allez aussi au delà du Tage pour contempler le panorama de la ville.

Si votre promenade se prolonge le soir par une belle nuit d'été, Tolède éclairée par la lune offre un spectacle sans égal. Ce sont des silhouettes fantastiques, des effets de lumière et d'ombre qui invitent l'imagination à se retracer la vie si variée de l'ancienne capitale au temps des Goths, des Arabes ou des rois de Castille et les mille événements de l'histoire et de la légende. Quel étonnant panorama se déroule au Miradero, qui est comme le balcon de Tolède! On voit en bas le faubourg des cavernes, des Covachuelos, avec ses petites maisons blanches et ses ruelles tortueuses. Plus loin est la promenade de la Vega dont les arbres prennent une teinte sombre. Dans le fond se voient les majestueuses constructions de l'hôpital d'Afuera. A droite, c'est la riche plaine de la Vega où coule le Tage dont les eaux prennent un reflet d'argent.

Derrière, ce sont les ruines tristes et orgueilleuses de l'Alcazar dont la lumière traverse les fenêtres sans vitrages. A gauche, on voit la Puerta del Sol avec son arc ogival et son dessin arabe.

De la place du Mirador, on peut sortir par la Puerta, de Bisagra, pour longer les murs d'enceinte.

On passe devant la porte aujourd'hui fermée par laquelle pénétra le roi Alphonse VI, quand il s'empara de Tolède. On laisse à gauche le célèbre Nuncia, hôpital des aliénés, signalé par Cervantes. On voit à droite la riante Vega, couverte de verdure. En face la Puerta del Cambron, c'est le sanctuaire du Christ de la Véga, dont la légende a été immortalisée par le poète Zorilla, sous le titre «A bon juge, meilleur témoin. - A buen juez, mejor testigo.»

Au delà de cet ermitage est la manufacture nationale d'armes blanches et de cartouches, et plus loin à l'horizon les fameux cigarrales de Tolède, les jardins d'agrément arrosés par le Tage.

En rentrant par la Puerta del Cambron, on est tout impressionné par la vue fantastique du monastère de Saint-Jean des rois, dont les découpure riva­lisent avec celles de la cathédrale de Milan. Les blancs pinacles se dessinent sur le ciel azuré qui sert de fond à ce tableau enchanteur. Ce vieil édifice rappelle tant de souvenirs: les glorieuses campagnes de dona Isabelle et de don Fernando, les luttes héroïques contre les musulmans d'Almeria et de Malaga auxquels on a repris les captifs chrétiens dont les chaînes sont là appendues aux murs du sanctuaire; le passage des troupes envahissantes de Napoléon qui brûlèrent ce monastère et détruisirent tant de richesses artis­tiques. Il semble que les statues des rois qui sont là sculptées vont nous raconter les prouesses d'antan.

Si l'on poursuit sa marche après Saint-Jean des rois, on traverse le vieux quartier des Juifs, l'ancien ghetto de Tolède. On ne tarde pas à rencontrer le manoir aujourd'hui délabré de Samuel Lévi, le trésorier de don Pédro Ier, et plus loin l'ancienne synagogue, appelée aujourd'hui Sainte-Marie del Transito, que l'on restaure habilement. Puis c'est une ancienne mosquée, un bijou de l'art arabe, Santa Maria la blanca. Il faut y entrer pour admirer ses sveltes colonnes et ses sculptures qui rappellent la mosquée de Cordoue.

Pénétrons dans les ruelles tortueuses, plusieurs maisons ont à leurs angles ou à leurs façades des madones éclairées par de modestes lampes. Vous voyez cette ombre noire, c'est un amant enfoncé dans son manteau qui tient conver­sation au grillage de la fenêtre de sa fiancée. Une cloche a tinté, elle appelle à l'office de nuit de pieuses épouses de Jésus-Christ, dans le monastère dont vous longez les hautes murailles. Elles vont louer Dieu et prier pour leurs compatriotes endormis. Plus loin vous trouverez le passage couvert, Cobertizos de Santo Doniingo, où l'on ne peut se défendre d'une certaine frayeur la nuit.

Après cela se dessine la tour de la cathédrale, svelte, élégante et hardie, qui se détache du majestueux édifice et porte dans les nues ses aiguilles gothiques et la triple couronne de sa flèche, symbole de sa juridiction prima­tiale. Cette vue enchanteresse est le bouquet final de notre promenade, du soir. Avez-vous l'imagination féconde? Alors, dans ce cadre merveilleux, faites revivre quelques événements de l'histoire.

Voyez ces murs et ces remparts se couvrir pendant des siècles de Maures innombrables et farouches qui méditent la conquête de toute l'Europe occidentale.

En 1085, vous voyez Alphonse VI de Castille faire son entrée triomphale en compagnie du Cid, à la tête d'une belle armée qui acclamait le Christ.

Sous Charles-Quint, vous pouvez voir comme la dernière convulsion de la vieille capitale agonisante, le parti des Communeros, les défenseurs des libertés communales, tenir longtemps en échec à Tolède la puissance du grand empereur. Je faciliterai d'ailleurs vos contemplations historiques en vous racontant quelques-unes des traditions de la vieille cité, comme la révolte des communes et la nuit tolédane.

XVI. – Tolède: aperçu historique

Tolède fut, sous le nom de Toledum, un municipe romain pendant les premiers siècles de notre ère. Dacien y institua un tribunal qui livra les chrétiens à la persécution. En l'an 400, dix-neuf évêques y tinrent le premier concile de Tolède. Quand les barbares du Nord envahirent l'Ibérie, c'est aux Goths qu'échut Tolède et ils en firent leur ville royale. Les conciles qui suivirent celui de 400, devinrent des assemblées gouvernantes et comme des parlements, composés d'évêques, de magnats, de hauts fonctionnaires du palais, formant une oligarchie, qui se réunissait dans l'église Sainte-Léocadie et qui élisait les rois. Saint Herménégilde était fils du 11° roi Lévigilde.

Vingt-sept rois Goths occupèrent le trône de Tolède pendant 130 ans, jusqu'en 709. Un réveil des races latines appela alors au pouvoir don Rodrigue, dont les désordres amenèrent l'invasion musulmane, parce que le comte Julien de Ceuta, dont Rodrigue avait outragé la fille, appela contre lui les musulmans d'Afrique.

Tarik, général musulman, qui devait donner son nom à Gibraltar (Djebel­Tarik), vainquit les chrétiens à Guadalife, il marcha aussitôt sur Tolède et y installa un gouverneur avec une forte garnison. Tolède fut pendant 300 ans un avant-poste du grand empire de Cordoue. En 1012, quand la puissance de Cordoue se laissa affaiblir et diviser, le gouverneur de Tolède se proclama souverain indépendant. Cette royauté musulmane de Tolède dura 74 ans, jusqu'à la prise de la ville par le roi Alphonse VI, en 1085.

Tolède devint alors le poste avancé des royaumes espagnols, devant les musulmans du Sud, comme elle avait été, durant 374 ans, le rempart de ceux-ci devant la chrétienté. C'est de là que partirent en 1212 les armées de Castille, d'Aragon et de Navarre pour aller sous la bannière de Marie et autour du char eucharistique, porter un coup décisif à l'empire de Cordoue sur le champ de bataille de Las Navas de Tolosa. Au XVe siècle, les rois catholiques, Ferdinand et Isabelle y fondèrent, pour l'accomplissement d'un voeu, le couvent franciscain de San Juan de los Reyes.

Tolède, au faite de sa puissance, comptait 200.000 habitants. Elle était devenue, sous Charles-Quint, la capitale de toute l'Espagne. Son commerce d'armes et de tissus était considérable. Sa vie communale était intense et, pour défendre ses libertés que Charles-Quint voulait amoindrir, elle s'ameuta sous la direction de Juan de Padilla.

Madrid n'était alors qu'un château de campagne, comme Versailles ou Saint-Germain chez nous; mais Charles Quint et Ferdinand y transportèrent insensiblement la Capitale, et la grande Tolède est tombée aujourd'hui à 20.000 âmes.

Tolède est bien une des villes les plus intéressantes non seulement de l'Espagne, mais de l'Europe. Par son caractère archaïque et artistique, elle peut hardiment soutenir la comparaison avec Nüremberg, Rouen, Oxford, Pérouse ou Sienne. Par sa situation fantastique sur un rocher entouré par un torrent, elle rappelle Constantine; et comme vieille capitale abandonnée au faite de sa splendeur, elle fait songer à Venise.

Ses monuments représentent deux grandes civilisations, celle des Arabes et celle des chrétiens. Les premiers lui ont donné ses murs, ses portes, ses mosquées et synagogues devenues des sanctuaires chrétiens. Elle doit aux seconds plusieurs belles églises et par-dessus tout son incomparable cathédrale. Avant de décrire les monuments, rappelons quelques noms des person­nages qui ont le plus honoré la ville.

Saint Eugène fut son premier évêque. Sainte Léocadie, martyrisée sous le gouvernement de Dacien, partage en Espagne la gloire de sainte Eulalie. La cathédrale possède les corps de saint Eugène et de sainte Léocadie. Saint Herménégilde, le jeune roi martyr, vivait à Tolède au VIe siècle.

Saint Ildefonse, le grand docteur, était évêque de Tolède au VIII siècle. Le cher saint avait si bien défendu la virginité de Marie que la Mère de Dieu lui apparut et le revêtit d'une chasuble blanche. C'est à la cathédrale, au deuxième pilier, qu'eut lieu l'apparition. On vénère là une pierre blanche sur laquelle la Vierge posa le pied. Les fidèles touchent la pierre à travers un grillage et baisent ensuite leurs doigts.

Michel Cervantès a vécu à Tolède. Il y a travaillé à son Don Quichotte. Sa maison, non loin de la cathédrale, a une curieuse cour à arcades.

Tolède a eu deux grands cardinaux du nom de Ximénès. Le premier au XIIIe siècle avait été soldat, puis franciscain; il écrivit l'histoire des Goths, il prit part au concile de Lyon. Le second, le grand cardinal de Ximénès au XVIe siècle, avait été franciscain aussi. Il fut gouverneur de la Castille sous Ferdinand et Isabelle; il conquit Oran. Plusieurs fois, la cour d'Espagne l'employa comme négociateur en Europe et pacificateur à l'intérieur. Il affermit l'autorité de Charles-Quint. Sa vie était austère. Il fonda l'Université d'Alcala.

Nous faisions ce voyage par une chaleur très pénible. L'élévation de la température était générale en Europe, elle était torride en Espagne. Le 2 août, les journaux de Madrid disaient: La journée d'hier a été étonnamment chaude. (El dia de ayer fué espantosamente câlido). Le thermomètre marquait au centre de la ville 42 degrés à l'ombre. Les dépêches de Séville disaient

«Chaleur horrible: 56 degrés au soleil, 48 à l'ombre; le vent chaud est asphyxiant, l'atmosphère est de feu.»

Il en était à peu près de même à Tolède. La population cherchait un peu d'air sur les remparts. Quand nous arrivâmes, le soir, nous vimes beaucoup de gens qui avaient sorti leurs matelas pour dormir sur la place de Miradero ou de la Granja.

XVII. – Tolède: ses monuments

L'arrivée à Tolède fait une grande impression. En sortant de la gare, on passe au pied de la colline qui porte les ruines du vieux castel de San Servando; on traverse le pont arabe d'Alcantara, d'où l'on a une vue saisissante sur la gorge du Tage, puis on monte en lacets, en passant par la promenade du Miradero pour arriver à la place de Zocodover, près de laquelle sont les hôtels. La ville forme un entassement de maisons, d'églises et de tours bordant des rues étroites, comme dans les villes d'Algérie ou de Sicile.

Les places ont un curieux aspect: des femmes rangées en ordre par la police communale attendent leur tour pour remplir au robinet d'une fontaine parcimonieuse leurs urnes de forme antique.

La merveille de Tolède, c'est sa cathédrale, qui peut rivaliser avec celle de Burgos. Saint Ferdinand en a commencé la construction en 1227. C'est la métropole de (Espagne. Elle a 113 mètres de long et 46 mètres de hauteur à la nef centrale. Ce sont à peu près les proportions de la cathédrale d'Amiens. Elle est à cinq nefs et dans le plus pur style gothique, avec quelques variantes apportées dans les détails pendant le cours des deux siècles et demi qu'a durés sa construction. L'extérieur a une grande majesté.

Le plan est dû à l'architecte Pedro Perez qui présida pendant cinquante ans à la construction. Les détails intérieurs, vitraux, sculptures, marqueteries, etc., sont dus surtout à des artistes flamands et bourguignons, des écoles de Bruges et de Dijon.

Sept portes monumentales donnent accès à l'intérieur. Le grand portail à l'Ouest rappelle ceux de nos belles cathédrales par ses voussures ornées d'anges et de saints et ses piliers décorés de plusieurs étages de statues.

Une dizaine de chapelles irrégulières entourent l'église.

L'intérieur est caractérisé par un choeur majestueux, isolé dans la nef majeure, comme dans toutes les grandes églises d'Espagne, à Burgos, à Ségovie et jusque dans notre Languedoc, à Alby, à Saint-Bertrand de Comminges.

Un grand nombre de vitraux du XVe et du XVP siècle sont dus à des artistes flamands et hollandais: Jacob Dolfin, Joaquin d'Utrecht, Albert de Hollande.

La Capilla Mayor est isolée au centre de l'abside, comme le Coro dans la nef. Le maître-autel a un immense rétable à cinq étages en bois de mélèze, sculpté par maître Copin de Hollande sur les dessins de Philippe Vigarny de Bourgogne. De chaque côté sont des tombes royales. Dans la crypte, un beau groupe de l'ensevelissement du Christ du XVIe siècle, sculpté par Jean de Bourgogne (1514). Florence n'avait donc pas alors le monopole de la belle sculpture.

La Capilla Mayor et le Coro ont des grilles très riches du XVIe siècle. Le Coro a des stalles sculptées d'une merveilleuse exécution. C'est la perle de Tolède. «L'art gothique, sur les confins de la Renaissance, dit Théophile Gauthier, n'a rien produit de plus parfait.

La rangée inférieure est l'œuvre de maître Rodriguez (1495); elle repré­sente les campagnes de Ferdinand et d'Isabelle, avec les costumes du temps. La rangée supérieure représente des figures de Saints avec une grande richesse d'ornements. C'est l'œuvre de Philippe Vigarny de Bourgogne à droite et du Berruguete à gauche. Des colonnettes de marbre colorié séparent les sièges, et au-dessus règne une frise de médaillons en marbre représentant la généalogie du Christ.

Quelques-unes des chapelles, avec la sacristie et la salle capitulaire, demandent une visite particulière.

La première est la chapelle mozarabe, construite en 1504. Le cardinal Ximénès fit ériger cette chapelle pour y perpétuer, au milieu des cérémonies modernes du rite grégorien, l'ancien rite chrétien primitif, qui s'était conservé sous la domination arabe. Le chapitre mozarabe psalmodiait pendant que nous visitions la chapelle. Une fresque d'une grande variété de couleurs, mais d'une perspective assez primitive, peinte par Jean de Bourgogne sur l'un des pan­neaux de cette chapelle en 1514, représente la bataille d'Oran, dirigée par Ximénés en personne en 1509.

La salle capitulaire et son vestibule offrent un curieux mélange de style mauresque et de style gothique. On y voit de belles stalles du XVIe siècle et des fresques de Jean de Bourgogne représentant la vie de la sainte Vierge, le Crucifiement et le Jugement dernier. La manière de Jean de Bourgogne rappelle les florentins primitifs. Il se rapproche de Ghirlandajo, mais il a moins de grâce.

La chapelle de Saint Ildefonse, bâtie au XIVl siècle, a deux beaux tom­beaux, notamment celui du cardinal d'Albornoz.

La chapelle de Santiago, du XVe siècle, a également de riches tombeaux, notamment celui du connétable de Luna, avec quatre chevaliers de saint Jacques aux angles, et celui de sa femme, avec quatre moines franciscains. Ces tombeaux sont isolés, avec des statues couchées, comme dans l'école bourgui­gnonne; ils ne sont pas appendus aux murs comme en Italie.

La chapelle des nouveaux rois (Reyes nuevos) a plusieurs tombeaux princiers. Sur l'un d'eux, belle statue agenouillée de Jean Ier par Jean de Bourgogne.

La sacristie est du XVIIe siècle; elle a plusieurs salles, avec des pein­tures de Rubens, de Bassano, de Van Dyck, de Luca Giordano. Il ne faut pas chercher dans cette école la sincérité du sentiment religieux.

Le Sagrario ou sanctuaire de la Vierge a deux parties. La première partie est une petite chapelle richement décorée, construite sur l'emplacement même où, lors de la conquête de Tolède par les Maures, avait été enfouie la sainte image de la Vierge. Cette image vénérée est toute couverte de pierreries et repose sur un trône d'argent.

Enfin la chapelle de la «descension» n'est guère qu'un autel construit près d'un pilier de l'église, là où la Vierge apparut â saint Ildefonse et le revêtit d'une chasuble blanche. L'apparition est représentée en relief sur le retable de l'autel. La pierre de l'apparition est près de l'autel, sous une grille encadrée de marbre. On y lit ce verset des psaumes: Nous adorons le lieu où ses pieds se sont posés: Adorabimus in loto ubi steterunt pedes ejus.

Si vous visitez la cathédrale de Tolède, tâchez aussi de voir le trésor. J'y ai réussi. C'est une bonne fortune, mais on ne l'a pas tous les jours. Il faut pour cela mettre en mouvement tout un monde. Il y a plusieurs clefs partagées entre le Chapitre, la Fabrique et la Municipalité.

Si vous y arrivez, vous verrez la des merveilles. Vos yeux seront éblouis, comme si vous pénétriez dans le trésor de quelque calife des Mille-el-une-nuits. Il y a là un amas de pierreries offertes jadis à la Madone par la riche aristocratie castillane. Elles ornent les calices, les agrafes, les croix et cent autres objets.

Remarquez le calice d'or du cardinal Mendoza, une paix en émaux cloisonnés; un devant d'autel tout en corail ouvragé, l'épée d'Alphonse VI, etc., etc. C'est là aussi qu'est la statue en ivoire de saint François d'Assise par Alonzo Cano, si souvent reproduite par nos bijoutiers et par le commerce d'objets religieux.

Enfin la grande Cusiodia ou monstrance en argent, œuvre du sculpteur Enrique de Arfè a trois mètres de hauteur et est ornée de deux cent soixante statuettes d'argent.

Une autre église ogivale mérite une visite, c'est San-Tomé construite au XIVe siècle, avec une tour élégante du style mauresque. L'intérieur a une belle toile du Greco (1504), genre napolitain, représentant des funérailles épiscopales.

Mais après la cathédrale, ce que Tolède a de plus intéressant parmi ses monuments de style chrétien, c'est l'église Saint-Jean des rois (San-Juan de los Reyes) fondée par les rois catholiques en 1477, après la victoire de Toro sur les Portugais, et qui devait recevoir leurs tombeaux, érigés plus tard à la chapelle royale de Grenade. L'église est bien campée sur le rocher qui domine le Tage vers le pont Saint-Martin. De la terrasse devant l'église, la vue s'étend au loin sur la vallée et la campagne. Le chevet extérieur de l'église est très ornementé dans le goût du XVI, siècle. La façade est du gothique d'imitation, elle date de 1610. Sur le mur sont suspendues les chaînes des captifs chrétiens délivrés à Malaga et à Almeria et qui furent envoyées à la basilique par le roi Ferdinand. L'intérieur n'a qu'une seule nef. Le style s des réminiscences mauresques. Une large frise, tout autour de la nef, porte en grandes lettres gothiques une longue inscription commémorative de la construction du monu­ment. Les Arabes auraient mis là des versets du Coran. Les piliers sont ornés d'arabesques. Deux tribunes à balcons de pierres fouillés à jour et soutenus par de riches encorbellements portent les chiffres entrelacés de Ferdinand et d'Isabelle. Les nervures des voûtes et les chapiteaux sont fantaisistes. Le transept est décoré par d'énormes écussons de Castille et d'Aragon avec leurs emblèmes symboliques, le nœud gordien et le faisceau de flèches.

Le cloître est un des plus riches spécimens de l'art ogival. Il a aussi une longue frise d'inscriptions gothiques. Il a de jolis détails de portes et de chapiteaux. Ce gothique riche et très ouvragé, si fréquent en Espagne, me rappelle nos jolies églises de Brou en Bourgogne et de N.-D. de l'Epine en Champagne.

L'ancien réfectoire du monastère renferme le musée provincial. C'est un petit musée de Cluny, avec statues couchées des XVe et XVI® siècles, margelles de puits mauresques, en terre cuite et en marbre, faïences mauresques, armes, vases et émaux; souvenirs du cardinal Ximénés et bannière de la sainte Hermendad.

L'Espagne bâtit en gothique moderne une école des Beaux-Arts, à côté de ces trésors de son art ancien.

L'art mauresque nous offre principalement à Tolède trois églises, anciennes mosquées ou synagogues: le Transito, Santa Maria la Blanca et Santo Cristo de la Luz.

Le Transito est une ancienne synagogue bâtie en 1366 par Samuël Levi, le fameux trésorier du roi don Pedro. L'intérieur offre une seule nef avec une longue frise d'inscriptions et au-dessus de la frise une arcature élégante. Le plafond est en mélèze et la charpente, dit-on, en cèdre du Liban. La paroi du plafond est couverte d'inscriptions judaïques en l'honneur de Jehovah, du roi don Pedro et de son trésorier.

Santa Maria la Blanca est aussi une ancienne synagogue.

C'est un petit bijou de l'art mauresque. L'intérieur rappelle les mosquées d'Alger et de Tunis. Il est divisé en cinq nefs par trente-deux piliers octogones qui supportent d'élégants arcs mauresques aux ornements variés. Il y a aussi une frise d'inscriptions et un plafond en bois de mélèze.

Santo Cristo de la Luz est une petite mosquée du XIe siècle, elle rappelle les petites mosquées de Palerme; elle a une petite nef avec quatre colonnes à chapiteaux curieux et neuf petites voûtes à voussures variées. L'abside a des fresques chrétiennes du XVe siècle.

L'art mauresque est encore représenté à Tolède par de belles portes, entre autres l'Arco de la Sangre de Cristo et la Puerta del Sol, qui rappellent les portes arabes de Tunis et du Caire.

Il faut encore signaler pour ses souvenirs une petite église hors de la ville, en face de San Juan, l'église du Cristo de la Vega. Il y avait là depuis le IVe siècle un ermitage de sainte Léocadie. Le corps de la Sainte et celui de saint Ildefonse y ont reposé. On y voit encore leur pierre tombale. La Sainte y apparut en 660 à saint Ildefonse, au roi et à une nombreuse assemblée. L'Alcazar est un grand palazzo assez imposant, construit sous Charles­-Quint et restauré de nos jours après un incendie. On y a mis l'école militaire. On rencontre beaucoup à Tolède de ces cadets, jeunes et élégants, qui fournis­sent à l'Espagne beaucoup plus d'officiers que son armée n'en demande. L'Espagne a besoin de revenir un peu de ses mœurs féodales et chevaleresques pour se mettre à la vie pratique et au développement de ses ressources agricoles et industrielles.

Tolède a encore une manufacture d'armes de l'Etat, à la campagne. En ville on continue à fabriquer et à vendre pour les touristes des armes et autres objets damasquinés en souvenir du vieil art de Tolède.

Nous quittions Tolède très impressionnés par l'ensemble de ses monuments et surtout par sa belle cathédrale, mais à demi rôtis par son soleil d'Afrique. Notre hôtel était cependant bien organisé. Le bel hôtel de Castille est un palazzo de genre mauresque. Le cortile, entouré de galeries sur lesquelles ouvrent les chambres, sert de salle à manger. Des fontaines jaillissantes, des fleurs, et des frises balancées par un mouvement d'horlogerie y entretiennent une fraîcheur relative.

Mais il me reste bien des notes à donner à la suite de cette courte description des monuments.

XVIII. – Tolède: le tombeau d’une martyre

Maîtres de la cité de Tolède au commencement du IVe siècle, les romains prétendirent imposer à ses habitants indomptés le culte de leurs faux dieux. Les descendants des Celtes et des Ibères, qui adoraient déjà, depuis long­temps le Rédempteur du monde, ayant été instruits dans la foi par ses propres disciples, résistèrent avec courage aux desseins de leurs dominateurs idolâtres qui se virent obligés de rendre compte au sénat de Rome de leur rébellion. Pour faire adorer ses dieux au peuple espagnol, le sénat envoya des émissaires porteurs de cet ordre formel: ou reconnaître la divinité des idoles ou souffrir des tourments inouïs.

Dacien vint à Tolède pour la visiter et il ne tarda pas â commencer la persécution.

Une tendre jeune fille, élevée dans le monastère des filles d'Elie, et nommée Léocadie (ce qui signifie vierge blanche), fut la première victime que les soldats présentèrent au prince.

L'envoyé de Rome épuisa tous les arguments que sa cruauté put inventer pour dissuader la belle Léocadie de la foi qu'elle professait publiquement; irrité, il la fit enfermer dans un horrible cachot et la fit fouetter cruellement.

Les soldats la frappèrent à plusieurs reprises et la laissèrent à demi morte.

Depuis l'arrestation de Léocadie, les bons citoyens qui avaient entendu plusieurs fois de ses lèvres très pures les doctrines du Rédempteur ne cessaient de prier pour elle, soit dans la solitude de leurs foyers, soit dans la retraite des forêts. Les prières de ces cœurs charitables étaient entendues au ciel, mais déjà l'heure était venue pour Léocadie de remplir la promesse faite à son baptême de mourir pour son Dieu, s'il le demandait.

Une nuit, les sentinelles de la prison entendirent un bruit surnaturel et des voix qu'il leur fut impossible de comprendre. C'étaient des chœurs angéli­ques qui, avec des chants harmonieux, accompagnaient dans sa montée au ciel l'âme de la patiente martyre, épuisée par les tourments.

Le lendemain matin les geôliers ne trouvèrent plus à la prison que le corps de la jeune apôtre. Es rendirent compte à Dacien qui ordonna que le corps fût transporté et inhumé près d'un temple païen en ruine sur la rive droite du Tage.

Les soldats mirent le corps de la délicate martyre sur un char, sans même couvrir d'un voile ses chairs déchirées et en l'escortant comme un condamné qu'on conduit au supplice, ils traversèrent le centre de la cité, sortirent par la porte voisine de l'amphithéâtre et se dirigèrent vers le lieu indiqué où ils abandonnèrent le corps sans sépulture comme on ferait pour un vil animal. Les Tolédains en voyant ce cortège impie avaient pensé à s'unir pour enlever le corps à ces soldats cruels, mais ils y renoncèrent pour ne pas provo­quer d'autres vengeances. Ils allèrent dans le secret de la nuit ensevelir dans la plaine de la Vega l'illustre martyre. En s'approchant du corps, ils le vénérèrent, ils chantèrent des prières et implorèrent la miséricorde de Dieu pour leur défunte maîtresse et pour eux-mêmes. Ils ouvrirent une fosse, y dépo­sèrent le corps et placèrent là quelques grosses pierres en guise de mausolée. Quand la paix fut rendue à l'Eglise, les Tolédains érigèrent là une basilique. C'est là que se tinrent les divers conciles de Tolède.

Sur les ruinés de la maison où naquit la sainte, s'élève une église parois­siale qui porte son nom. On y montre dans la crypte le lieu où elle fit ses premières prières.

Une partie du corps de la sainte est conservée à Tolède. Une autre partie fut transportée au temps des rois carlovingiens à l'abbaye de Saint-Médard de Soissons. De là, elle passa à Vie-sur-Aisne puis à l'abbaye de Longpré. Elle se trouve maintenant à l'église paroissiale d'Haramont et la présence de ce pieux trésor établit un lien spirituel entre Tolède et notre diocèse de Soissons.

XIX. – Tolède: saint Ildefonse et saint Eugène

Saint Ildefonse ou Alonzo est la gloire de Tolède. Il est un des protecteurs de la ville. Son nom est souvent choisi par les rois d'Espagne pour leurs enfants, comme par les simples fidèles. Et puis sa légende est si gracieuse, il faut la lire â Tolède.

Ildefonse naquit à Tolède. Il reçut d'abord à Séville, pendant douze ans, les leçons de saint Isidore, puis revenu près de son berceau, il se fit moine au couvent d'Agali, vraie pépinière de saints et de docteurs.

Eugène II, archevêque de Tolède, ayant quitté cette vie, la voix unanime du clergé et du peuple plaça Ildefonse sur le siège métropolitain. Alors, faisant l'office du bon pasteur, il éclaira, comme un soleil mystique, toutes les églises d'Espagne par sa science autant que par sa vertu.

Mais ce qui lui valut surtout la première place dans (amour et la mémoire du peuple espagnol, ce fut son ardente dévotion pour la sainte Vierge dont il défendit la virginité contre les Helvidiens.

Un jour en la fête de sainte Léocadie, raconte (histoire du saint docteur, cette illustre et célèbre martyre sortit de son tombeau près duquel priait Ilde­fonse et lui découvrit ses reliques, depuis longtemps oubliées, que le saint archevêque désirait ardemment retrouver. Puis le prenant par la main elle lui dit devant toute l'assistance: «Ildefonse, par toi est maintenue ma Souveraine qui règne au haut des cieux, «voulant dire qu'il avait défendu l'honneur de Marie contre les hérétiques. Pour avoir un gage palpable de cette vision, il saisit l'épée du roi Réceswinthe qui l'accompagnait et coupa une portion du voile de la Sainte, avant qu'elle fermât son tombeau: cette parcelle de voile devint une relique très vénérée, conservée dans (église de Tolède.

Une autre fois la sainte Vierge lui apparut et le revêtit d'une belle chasuble en lui ordonnant de ne s'en servir qu'aux fêtes célébrées en son honneur.

Ces faveurs étaient un digne prélude de la félicité éternelle dont il alla jouir le 23 janvier de l'an 669. Il avait vécu soixante-trois ans et en avait passé dix sur le siège de Tolède.

* * *

Des Français visitant Tolède ne peuvent pas manquer d'y prier saint Eugène. Eugène, patricien romain, fut un disciple de saint Denis. D'autres historiens cependant en font un compagnon de saint Quentin. Ayant laissé ses collègues d'apostolat dans les Gaules, il se dirigea vers l'Espagne, pénétra jusqu'au cœur du pays, prêcha l'Evangile, convertit beaucoup de monde et devint ainsi le père et le fondateur de l'Eglise de Tolède. Voulant plus tard revoir ses anciens compagnons, il reprit le chemin de la Gaule.

La persécution y sévissait. Saint Eugène fut arrêté par les satellites du préfet Sisinnius, à Deuil, près de Paris, il fut interrogé, confessa généreuse­ment (unité de Dieu et la divinité de Jésus-Christ, et donna sa vie en témoignage de sa foi.

Son corps fut jeté dans le lac Marchais, voisin du lieu de son supplice. Il n'en fut retiré que six cents ans plus tard, à la suite d'une révélation, et on le retrouva aussi bien conservé que si le martyre avait eu lieu la veille. Un prieuré de bénédictins fut fondé et le corps du saint y fut conservé longtemps et les pèlerins y vinrent en grand nombre. Plus tard les bénédictins de Saint-Denys transportèrent le corps dans leur abbaye laissant seulement quelques reliques à Deuil.

Au XIIe siècle, Alphonse VII ayant appris que ce saint avait été arche­vêque de Tolède, fit demander son corps qui était à Saint-Denys, mais les moines ne voulurent céder qu'un bras. En 1565, Philippe II demanda de nouveau le corps de saint Eugène. Charles IX qui désirait lui faire plaisir insista auprès des bénédictins, qui cette fois cédèrent le corps en retenant le bras gauche. Les précieuses reliques furent reçues à Tolède avec une pompe extraordinaire.

L'église du prieuré de Deuil, sécularisée par la révolution, est aujourd'hui paroissiale. Le pèlerinage y a repris son cours, et une confrérie de Saint-Eugène y a été érigée en 1868.

Le nom d'Eugène comme celui d'Ildefonse ou Alphonse est très répandu en Espagne. C'était le nom de notre ancienne impératrice, et c'est à sa demande que l'église de Saint-Eugène a été construite à Paris en 1855.

XX. – Tolède: le Christ de la luz et sa pierre blanche

L'ermitage qui porte le nom du Christ de la Luz, ou de la lumière, se trouve non loin d'une des portes de la ville, la porte de Valmardon y de la Cruz.

Le chemin qui y conduit est pavé de cailloux ronds comme les rues de la ville. A deux pas de l'ermitage, une grosse pierre blanche fait un peu saillie au milieu des petits pavés. Cette pierre selon la tradition, recouvrait l'image du Christ que deux Juifs, Sacao et Abisain, avaient volée et ensevelie là. Sur cette pierre s'agenouilla le cheval que montait Alphonse VI, quand il s'arrêta devant l'ermitage du saint Christ, le jour de son entrée à Tolède en 1085.

Cette pierre, conservée jalousement par les Tolédains, a été souvent en but aux outrages des ennemis de la religion. A plusieurs reprises les Arabes ont essayé de l'arracher et elle en est restée endommagée. Au commencement du XIxe siècle, elle donna lieu à un épisode curieux.

Quand les phalanges napoléoniennes envahissaient la péninsule et que la nouvelle cour occupait Tolède, deux officiers étaient en reconnaissance autour de la ville. Comme ils arrivèrent près de l'ermitage, ils désiraient savoir ce qu'il y avait dans cette chapelle et ce que signifiait cette pierre blanche qui ressortait au milieu des petits pavés.

Un enfant passait là, allant chercher des provisions pour sa famille. Les officiers lui demandèrent avec brusquerie de satisfaire leur curiosité.

- Cette église, dit l'enfant, possède le Christ de la Luz que les Juifs avaient volé; il apparut lumineux au roi Alphonse et cette pierre est celle sur laquelle s'agenouilla le cheval du roi.

Aussitôt dit, l'enfant s'en alla.

Les officiers tinrent ce dialogue:

- Tu as entendu cet enfant! En Espagne tout est superstition.

- Si je ne le vois pas, je ne le croirai pas, reprit l'autre.

- Que conclure, dit le premier, sinon qu'il faut réformer leurs lois, leurs outumes, leurs croyances.

- C'est mon avis, dit le second, mais ce ne sera pas l'œuvre d'un jour. Arrachons au moins cette pierre pour qu'elle ne soit plus l'occasion de fausses croyances, dit le premier.

Un homme du peuple, arrivant tout à coup, interrompit leur dialogue. Il avait un poignard à la main.

- Nous allons bien voir, leur dit-il.

Et il leur barrait le chemin en brandissant son poignard.

Les officiers dégainèrent leurs épées, mais quand le Tolédain s'avança vers eux, prêt à les tuer ou à mourir, ils prirent la fuite en laissant maître de la place le bourgeois qui leur criait: «Ici est et restera toujours la pierre blanche du Christ de la Luz.

XXI. – Tolède: la Rue des Armes

Quelle poésie renferment les murs de Tolède! Que de souvenirs merveil­leux s'y conservent! Que de richesses artistiques se cachent dans l'enceinte de ses murailles, trois fois réédifiées par autant de peuples qui la possédèrent!

Comme, on sent monter au cœur des sentiments divers d'admiration et de crainte, d'allégresse et de tristesse en parcourant ces labyrinthes de rues toutes étroites et disposées pour soutenir la lutte jusqu'à l'approche de la citadelle, l'Ars des romains, l'Alcazar des Arabes!

… Une des rues, si riches en tradition porte le nom de rue des Armes, «Calle de las armas.»

Cette rue très courte mais célèbre par ses souvenirs réunit les deux grandes places du Zocodover et du Miradero. C'est là qu'étaient autrefois les plus brillants magasins de lames de Tolède. C'est là qu'habitaient les principaux membres de la corporation puissante des armuriers, qui a tant contribué à la gloire de la patrie en fabriquant des armes dignes de la vaillante chevalerie qui s'en servait.

Du XVe au XVIIe siècle, deux industries faisaient la gloire de Tolède, les tissus de soie et les lames des épées. Les soieries de Tolède, outre la force du tissu, se distinguaient par le ton et la finesse des teintes, que Valence et Murcie cherchaient en vain à imiter.

Pour les armes -blanches, Tolède était connue dans toute l'Europe, et toutes les capitales achetaient ses produits. C'est du reste de toute antiquité que Tolède a eu la réputation de fabriquer les meilleures armes, et bien avant l'ère chrétienne un auteur latin, Gratius Faliscus, dans un traité de la Chasse, louait les lames de Tolède: Ima Toletano prœcingunt ilia cultro.

Les armuriers ou espaderos avaient leurs ateliers et leurs forges dans cette rue, derrière leurs étalages où pendaient pêle-mêle, les épées, les dagues, les pointes de lances, de piques ou de hallebardes, et les couteaux de toutes formes.

Les espaderos avaient leurs protecteurs parmi les plus puissantes familles de la ville. Leurs ateliers étaient un lieu dé réunion des jeunes seigneurs qui discutaient sur la valeur des meilleures épées. On s'arrêtait là en allant au Cambron (bosquet) ou à la Vega. On lisait les poésies nouvelles, ou on chan­tait les chants patriotiques.

Les espaderos formaient une corporation puissante, sous la présidence de leur Mayor. Ils avaient obtenu bien des privilèges et l'exemption de divers impôts de douane et de péage. Plusieurs avaient obtenu le titre honorifique de Espadero del Rey, armurier du roi.

La marque des meilleurs ateliers donnait un grand prix aux armes qui la portaient.

Les espaderos de Tolède passaient pour posséder un secret pour la trempe de l'acier. On pense maintenant que toute leur supériorité consistait à saisir par une grande habileté le degré le plus favorable à donner à la trempe.

Ils tiraient leur acier de Mondragon en Guipuzcoa.

La lame était faite de deux feuilles d'acier bien unies par le marteau. La tige qui s'adaptait à la poignée était en fer.

Cette industrie était entièrement déchue au XVIIIe siècle. Le roi Charles III rétablit une fabrique d'armes dans la plaine de la Vega.

La rue des Armes est même menacée de perdre son nom. Elle a cependant encore un armurier.

Les vieilles lames à l'acier bruni portent en ciselure un petit rosaire et vers le tiers de la longueur quelques lettres réunies qui indiquent le nom de l'armurier.

Aujourd'hui Tolède a encore quelques armuriers qui travaillent surtout pour les touristes. Ils imitent les vieilles ciselures et les nielles d'autrefois, ils vendent de jolis canifs, de la coutellerie de table, des coffrets, des objets de toilette, des pommes de canne. Ils ont des concurrents à Saint-Sébastien. On vend leurs produits jusqu'à Nice, à Cannes, à Vichy et dans plusieurs villes d'eaux.

======XXII. – Tolède: «Santiago y libertad!» ou la lutte des communes sous Charles-Quint

C'était un lundi matin, le 16 avril 1520. Le temps était beau et offrait cette douceur particulière propre au printemps de Tolède. Les champs de la Vega étaient couverts de verdure: on sentait une fraîcheur agréable, la nature, laissant de côté les rigueurs de l'hiver qui se terminait, commençait à se revêtir des splendides ornements de la saison des fleurs et de la joie.

Ceux qui passaient ce jour-là par les rues de Tolède voyaient avec surprise l'animation qui y régnait; changement d'autant plus remarquable qu'elles étaient d'ordinaire calmes et silencieuses. La place qui est devant la maison communale, les cloîtres de la cathédrale et les principales places et rues étaient remplies de gens de toutes les classes de la société qui, réunis par groupes, répétaient et commentaient les dernières nouvelles de la junte communale des échevins, dont la réunion se tenait au palais du conseil.

Tout ce peuple réuni était profondément agité et le motif en valait la peine. Le délai accordé par le roi Charles aux échevins pour se présenter à la cour était expiré. Le roi se proposait de donner le pouvoir aux députés élus par les Cortes générales de Santiago, à don Juan de Silva et à don Alonso de Aguirre, au détriment des libertés communales.

Cette prétention royale mécontentait la population, déjà échauffée par les protestations faites récemment contre les favoris royaux. La tempête ne pouvait pas tarder à éclater. Un des échevins, le licencié Herrera avait sans profit obéi aux ordres royaux en se présentant au lieu indiqué; il n'avait rien obtenu que des conditions toujours plus rigoureuses.

Le nombre des curieux augmentait sur la place, et près de la maison communale s'élevaient des murmures comme si la foule commençait à s'ameuter. Au dedans, les échevins discutaient la convenance d'accomplir les ordonnances royales.

Cependant, la réunion n'aboutissait à aucun accord pratique, quand un des échevins, qui jusque-là était resté silencieux et méditatif se leva, quitta la séance et sortit de la maison communale par une porte dérobée.

La nouvelle se répandit bientôt sur la place que don Juan de Padilla partait pour la cour. Un mouvement de stupeur, d'effroi et d'indignation traversa la foule qui, après une légère hésitation, se porta en masse compacte vers la maison de l'échevin. De ces flots de peuple montait un bruit semblable à celui des flots écumants.

Arrivés à la maison des Padilla, trois amis de don Juan, Diego Hortun, Rodrigo de Lara et Alonso de Hurria, se hâtèrent de prévenir leur ami du désir qu'avait le peuple de ne pas le voir aller à la cour. Le peuple prévoyait qu'il n'obtiendrait rien et qu'il serait inutilement humilié.

Les serviteurs de Padilla dirent qu'il était déjà parti pour le rendez-vous royal. Il fallait voir la précipitation avec laquelle tous partirent pour le rattraper, et ses trois amis montés à cheval le rejoignirent bientôt et le ramenèrent comme prisonnier de la cité.

Cependant la multitude s'animait de plus en plus et se répandait en menaces contre la cour. A chaque moment grandissait l'effervescence qui régnait depuis le matin à Tolède. Les clameurs grandissaient et les dissensions devenaient plus violentes.

Le pas des chevaux et les voix de ceux qui avaient poursuivi Padilla annonçaient son retour sur la place du Pardon, devant l'église. Les cris du peuple en rébellion contre son roi ressemblaient à l'explosion d'un volcan.

- Mort à Xebres, criait-on, en exprimant l'indignation populaire contre le précepteur de Charles-Quint.

- Vive Juan de Padilla!

- Vivent les pères et les défenseurs de cette république!

Hommes et femmes, vieillards et jeunes gens, moines et chanoines, tous criant ensemble, la gorge fatiguée, le visage défait et les vêtements en désordre entouraient Padilla. Celui-ci, grave et sérieux, protestait contre l'acte qui l'empêchait d'aller se présenter à la cour; mais le peuple répondait que ni lui ni les autres chevaliers ne devaient quitter Tolède pour aller s'exposer à des humiliations inutiles.

Celui qui devait être bientôt le martyr des libertés populaires était beau à voir. Son attitude était fière. Il montait un beau cheval alezan aux brillantes allures. Il se tenait calme sur son cheval. Ses vêtements serrés laissaient voir sa puissante musculature. Il portait un pourpoint de velours bleu sur lequel descendait un manteau de drap de Ségovie. Sa tête au beau profil était couverte d'un béret bleu orné d'une plume blanche assujettie par une riche agrafe. Sa physionomie indiquait le caractère décidé dont il allait bientôt donner la preuve. Une large épée, de la marque de Perrillo, pendait à sa ceinture dans sa gaine de cuir. Sa main, finement gantée, tenait les rênes fixées au mors ciselé que sa bouillante monture mouillait de sa blanche mousse.

Padilla descendit à la porte de la Mollele, ainsi nommée du pain que l'évêque et le chapitre y faisaient distribuer aux pauvres chaque semaine. Le peuple le tint pour prisonnier de la cité et lui assigna pour prison une chapelle de la cathédrale, celle de don Pedro Tenorio, en lui demandant le serment de ne pas en sortir sans la permission du peuple. La chapelle était assez grande, elle était peinte à fresques. Au milieu étaient les tombeaux de l'archevêque Tenorio et d'un évêque de Valence avec leurs statues.

L'échevin se reposa là. L'après-midi s'avançait. Le silence et le mystère régnaient dans l'église. Les statues des deux évêques dont les pieds s'appuyaient sur des lions symboliques, devaient parler à l'imagination du noble prisonnier. Il se laissa aller à la méditation. Quelles pensées forma-t-il dans son esprit? Comment se présenta à son intelligence l'état lamentable de sa patrie, l'impu­deur dominante, les emplois vendus, les principales charges confiées â des étrangers, plus soucieux de leurs profits que du bien de la patrie? Quels doux sentiments devaient se partager son âme à la pensée du triomphe des communes?

S'appuyant sur la statue de Tenorio, Padilla laissait sa pensée sonder l'horizon de l'avenir, quand un bruit de pas vint le tirer de sa méditation. Un groupe de gens assez compact amenait Hernando de Avalos, Gonzalo Gaitan et Pedro de Ayala pour partager la prison de Cadilla.

Le peuple, après avoir mis en sûreté les échevins, se dirigea vers la maison du gouverneur de la ville, le corregidor don Antonio de Cordoba, au nombre de six à sept mille hommes, presque tous armés.

Comment imposer une digue aux passions d'un peuple, surtout si la cause en est juste! Cette foule imposa donc au corregidor et à ses officiers de jurer fidélité à la commune et non au roi ni à ses conseillers.

Cela fait, ils se rendirent maîtres des portes et des ponts de la ville. Ils ne trouvèrent de résistance qu'au pont Saint-Martin et à l'Alcazar que défendait don Juan de Silva. En peu de temps, ils furent maîtres de toute la ville. Ils mirent alors en liberté les échevins prisonniers, qui sous le titre de députés généraux organisèrent les services publics et l'administration de la justice. La commune se constitua en session permanente. On écrivit aux autres provinces en les invitant à suivre la même voie, et sans prendre un moment de repos on poursuivit la grande idée de l'affranchissement.

On pourvut à tout. Il fallait de l'argent, les députés généraux souscrivi­rent eux-mêmes généreusement; puis les habitants de la ville, le chapitre lui-même et les ordres religieux. On manquait de canons, on descendit les cloches de plusieurs églises pour en faire. Tous contribuèrent, plus ou moins, selon leurs ressources, à procurer le triomphe de la liberté et de la loi dans cette épopée nationale, qu'on a appelée les Communes, Las Communidades.

Les cloches des nombreuses églises de Tolède ne faisaient plus entendre leurs sons métalliques. Quelques groupes parcouraient la cité en causant avec animation. Au loin on entendait le son du clairon belliqueux et du tambour guerrier, et quelque homme de guerre se dirigeait d'un pas pressé vers le couvent de Santo Domingo et antiguo, sous le patronage duquel était la maison de Padilla. Les femmes, avec leurs yeux baignés de larmes, accompagnées de, quelque Tolédain armé de pied en cap, suivaient la même direction, et les cris de leurs enfants donnaient l'illusion du tumulte d'une grande armée.

C'était le jour désigné pour que les troupes de Tolède sous le commande­ment de Padilla allassent s'unir à celles de Madrid pour délivrer Ségovie du joug sous lequel la tenait le féroce Alcade de Ronquilla.

L'armée se réunit à la maison de son chef Padilla, pour se mettre en marche et aller s'unir en passant par Madrid avec les toupes du chef Bravo à El Encinar.

Padilla avait réuni mille hommes de pied, cent cavaliers commandés par Hernando de Ayala et quelques pièces d'artillerie. Tous les soldats étaient bien équipés et pourvus de corselets ou de cuirasses, d'escopettes, de lances ou d'autres armes. Ils portaient sur la poitrine une croix rouge de drap, insigne de la commune.

Des habitants de la province vinrent se joindre à ceux de Tolède pour combattre les impériaux. Sur tous les visages on pouvait lire la même ardeur pour défendre la liberté.

Juan de Padilla fut nommé capitaine général de l'armée des Communes le 5 juillet. Il pressa les derniers préparatifs et se sépara de son jeune fils, de sa noble épouse, dona Maria de Pacheco et de ses bons amis et compagnons qui restaient chargés du gouvernement de Tolède et auxquels il laissait en partant les conseils les plus judicieux.

Il ne tarda pas à paraître au seuil de sa maison où il dit adieu à ses parents et amis. Il était d'une belle stature et ses mouvements étaient gracieux.

Il portait la barbe courte, selon la mode flamande nouvellement introduite. Son teint était brun et son attitude impérieuse. Il portait le hausse-col, les brassarts, les cuissarts, la cuirasse marquée d'une croix rouge. Il était chaussé de bottes longues et d'éperons dorés. Un page le suivait à distance portant son casque, qu'il prendrait sur le champ de bataille, à la place de son béret.

Padilla monta lestement sur son cheval alezan que tenait un page et qui attendait patiemment le moment du départ.

Les clairons firent entendre leurs sons joyeux, les tambours battirent aux champs et la troupe se mit en marche formée en colonnes à cinq rangs avec leurs capitaines et les alfiers ou enseignes qui portaient les étendards des communes. Au balcon principal de la maison étaient dona Maria de Pacheco et son jeune fils avec leurs parents et amis. En donnant l'ordre de la marche, Padilla leva les yeux et envoya un baiser à cette moitié de son cœur. Les spectateurs demeurèrent silencieux et se découvrirent avec respect. Une voix de femme rompit le silence, c'était celle de doua Maria Pacheco qui criait Seigneur Juan de Padilla, n'oubliez pas votre noblesse. «

Les derniers soldats disparaissaient par la rue voisine et dona Maria demeurait au balcon seigneurial, les suivant de son imagination.

L'armée, accompagnée par le peuple qui lui souhaitait la victoire, sortit par la porte de Bisagra en se dirigeant vers Madrid… Bientôt une épaisse poussière la cacha jusqu'à ce qu'elle disparut entre les montagnes du Corrasio et de Valparaiso.

* * *

La lutte des communes se continua pendant quelque temps avec une issue douteuse pour les deux partis. Mais la déroute de Villalar mit un terme à cette guerre titanique. Tolède seule, soutenue et commandée par la veuve de Padilla continua encore la lutte et la protestation.

Quelques jours après le désastre de Villalar, la nouvelle n'était pas encore parvenue à Tolède de cette désastreuse défaite et de l'affreuse mort des capi­taines Juan de Padilla, Juan Bravo et Francisco Maldonado, de Tolède, Ségovie et Salamanque, dona Maria de Pacheca traversait Tolède pensant à son mari absent et à la marche de la campagne, quand un page lui annonça qu'un serviteur de son époux, Sosa, demandait à la voir.

La noble dame ordonna qu'on l'amenât, mais son cœur lui faisait soup­çonner une mauvaise nouvelle. Sosa entra. Son vêtement était déchiré et couvert de poussière, son visage était triste. Avec une voix altérée et en conte­nant à peine ses larmes, il dit

- Madame, plût à Dieu qu'un autre que moi ait à vous apprendre la fatale nouvelle!

- Qu'y a-t-il? Où est votre maître et mon époux? dit dona Maria, sans pouvoir contenir son impatience.

- Le seigneur Juan de Padilla a été vaincu le 23 avril (1521) et décapité avec les autres, le jour suivant.

- Il a été vaincu, dis-tu? reprit la noble dame, plus soucieuse du sort de la patrie que du sien propre.

Sosa lui raconta la triste journée, la couardise et la frayeur des uns et les prouesses des autres. Il lui remit, en finissant, un pli écrit de la propre main de Padilla quelques moments avant sa mort, et s'en alla, pour achever sa mission, porter d'autres lettres aux échevins.

Dona Maria ouvrit le papier et lut d'une voix entrecoupée:

«Madame: Si votre peine ne me touchait pas plus que ma propre mort, je m'estimerais heureux de mourir ainsi. Je voudrais avoir plus de temps pour vous écrire des paroles de consolation, mais on ne me l'accorde pas et je ne désire pas retarder la couronne que j'espère. Vous, Madame, pleurez notre défaite plus que notre mort. N'ayant plus autre chose, je remets mon âme entre vos mains… Je ne prolonge pas cette lettre pour ne pas faire attendre le bour­reau et pour ne pas faire croire que j'allonge mon écrit pour allonger ma vie. Mon serviteur Sosa, témoin de tous les derniers événements, vous les racontera et vous dira le secret de mon âme et ce qui manque ici. Je laisse donc cette plume pour m'offrir au couteau qui va causer votre douleur et mon repos.» - Juan de Padilla.

Après cette lecture, une larme, faible tribut de la nature, descendit sur les joues de la noble dame; elle tint son fils embrassé pendant quelques instants, puis elle se leva et avec une grande résolution et un accent énergique et terrible, elle s'écria

«Seigneur Juan de Padilla, vous vous êtes comporté comme il convenait. Votre épouse vous vengera! Les impériaux n'entreront â Tolède que sur des ruines et des cadavres.»

Puis, montant à son balcon, elle commença à raconter aux Tolédains, avec de grands cris, son malheur, en les priant de venger celui qui pour eux était mort de la main du bourreau.

* * *

Cependant Sosa avait porté aux gouverneurs la lettre que Padilla avait écrite pour sa ville natale.

Les gouverneurs étaient réunis pour s'occuper de la campagne des communes. Sosa leur donna lecture du pli qu'ils écoutèrent avec un silence imposant.

«A la ville de Tolède, ma patrie: A toi, couronne de l'Espagne et lumière du monde, délivrée avant les autres cités des Goths; à toi, qui en versant le sang étranger et le tien a conquis la liberté pour toi et pour les cités voisines: moi, ton fils légitime, Juan de Padilla, je te fais savoir comment avec le sang de mon corps j'ai rafraîchi tes anciennes victoires. Si les événements ne permettent pas de compter mes combats parmi tes nombreuses victoires, la faute en est à ma mauvaise fortune et non à ma volonté, que je te prie d'agréer, puisque Dieu ne m'a pas permis de faire plus pour toi que de perdre la vie que je 'risquais. J'ai plus soin de tes sentiments que de ma vie. Considère que ce sont là des alter­natives de la fortune qui n'est jamais égale. C'est une consolation pour moi, le moindre de tes fils, de mourir pour toi, et de penser que tu auras à cœur de tirer vengeance de ma défaite. Bien des voix te raconteront ma mort qui est toute prochaine et te rendront témoignage de mon dernier désir. Mon àme te salue comme la patronne de la chrétienté; je ne dis rien de mon corps, puisqu'il ne m'appartient plus; je ne puis pas écrire davantage, car au moment où j'achève, j'ai le couteau à la gorge, plus ému de votre peine que de ma souffrance.» - Juan de Padilla.

Après cette lecture, les échevins envoyèrent à la veuve de Padilla un message pour lui dire que Tolède remplirait son devoir.

Cependant les cœurs faiblirent bientôt; mais quand le courage abandonna les chefs, une femme s'attacha à l'héroïque entreprise de soutenir la devise des communes: Santiago y libertad! en défendant Tolède contre l'armée de Charles-Quint, Celui-ci ne put entrer dans la cité impériale qu'après que l'héroïne abandonnée des siens et s'étant défendue quatre mois dans la citadelle s'enfuit sous un déguisement en Portugal le 16 octobre 1522, laissant un grand exemple, qui a eu son influence sur le sort de l'Espagne.

XXIII. – Tolède: la nuit tolédane

Les alentours de la vieille porte del Cambron étaient occupés par des groupes animés. On y commentait en sens divers un événement de haute importance qui, depuis quelques jours, préoccupait à juste titre les habitants de toutes classes et de toutes religions de la Tolédanie. On attendait de moment en moment l'arrivée du nouveau vizir Amrû. C'était en l'an 190 de l'hégire et en 805 de Jésus-Christ.

Il y avait là des groupes de chrétiens auxquels les dominateurs avaient permis de garder leur foi, il y avait aussi les principaux seigneurs musulmans de la ville et quelques juifs. On discutait dans cette foule si hétérogène sur la possibilité d'événements prochains plus graves peut-être que ceux qui avaient déjà récemment ensanglanté les rues de la ville.

Ce qui donnait un fondement à ces craintes, c'est que le nouveau gouver­neur, connu pour sa cruauté et son caractère sanguinaire dans tous les pays chrétiens et musulmans, venait pour remplacer son fils Jussuf-ben-Amrû qu'une sédition récente avait enfermé dans la forteresse de Jadraque, parce qu'on était las de supporter ses caprices et ses cruautés.

Les notables de Tolède, lors d'une première sédition populaire, avaient loyalement soutenu le jeune vizir qui était alors accablé par la peur. Mais oubliant ce service rendu par la noblesse ou bien exploitant ce respect loyal qu'on avait eu pour lui, il redoubla de cruauté. La noblesse s'était décidée alors à pénétrer au palais â la tête du peuple et à enfermer en prison le cruel gouverneur.

- Il y a à craindre les horribles vengeances que le père voudra tirer pour le juste châtiment appliqué à son fils qu'il regardera comme la victime d'un impardonnable affront, - disait un ancien à la longue barbe qui par son costume montrait bien qu'il appartenait à la classe toujours persécutée des Israélites.

- Aujourd'hui même son délassement consistera sans doute â nous faire subir un châtiment exemplaire, et nous qui sommes ici, avant que la lune n'envoie ses faibles rayons à la terre, nous aurons paru en présence de Jéhova.

- Il n'y a rien à faire, ajouta un jeune homme aux yeux noirs et au teint rose qui portait avec un air de noblesse une jacquette bien tournée. - Nous n'avons qu'à nous livrer comme des agnelets sans défense au cimeterre qui est moins terrible que la colère et la vengeance d'Amrû.

- Il est impossible que Alhekem, le puissant, le magnanime, le préféré d'allah, puisse permettre une pareille vengeance contre un peuple qu'il aime comme celui de Tolède. Je suppose plutôt que le père, convaincu de la justice du châtiment infligé à son fils Jussuf, nous disculpera pour ne pas soulever une nouvelle révolte et mettre en péril la domination de l'émir dans cette ville qu'il aime tant et qui est pour lui un point stratégique si important.

- De toute manière nous ne tarderons pas â savoir ce qui doit arriver. Le plus sûr est de nous tenir tous prêts, nous les chrétiens comme vous les musulmans aussi bien que ces chiens de Juifs, pour vendre cher notre vie et lutter sans trêve ni faiblesse pour nous délivrer de cette odieuse domination. Je ne doute pas que dans cette lutte nous ne soyons bientôt aidés par les puis­sants rois du Léon.»

Telles étaient les conversations et les réflexions des Tolédans, quand un brillant escadron de cavaliers traversa la porte de Cambron. En tête, sur un cheval fringant, marchait gaillardement, malgré le poids des années, le nouveau Vali, qui saluait courtoisement tous les groupes qu'il rencontrait. Rien ne dénotait dans Amrû des pensées de colère et de vengeance. Au contraire, un agréable sourire se dessinait sur ses lèvres fines; ses traits étaient calmes; sur son visage au teint bilieux et sillonné par les rides de l'âge se manifestait la satisfaction d'un homme qui adore son peuple et qui le revoit après une absence forcée.

La réception faite au vizir par les Tolédans fut froide mais polie. Ils n'ont dans leur caractère ni les bassesses du servilisme ni les humbles attitudes de ceux qui ont peur. Aussi bien, leurs dispositions étaient celles arrétées le matin: la paix, si le vizir était juste; la guerre, s'il se laissait entraîner par la vengeance et les instincts sanguinaires qui lui étaient propres.

* * *

Des jours et des mois s'étaient écoulés depuis que Amrû était chargé du gouvernement de la Tolédanie. Pendant tout ce temps il n'avait pas laissé voir qu'il eût un ressentiment contre les Tolédans à cause de ce qui était arrivé à son fils. Généreux comme on l'est rarement, justicier sans faiblesse, désireux de l'amitié des Tolédans, le vizir voulait prouver que s'il était cruel et sangui­naire dans les combats, il savait se montrer, dans la paix et dans le gouver­nement des peuples, un père aimant, un politique sagace et un juge équitable et inflexible. Les Tolédans ne purent lui adresser aucun reproche pendant tout ce temps, malgré la prévention avec laquelle ils observaient ses actes. Personne ne fit valoir auprès d'Amrû de justes prétentions sans obtenir satisfaction.

Dans les petits comités et réunions, parmi les chrétiens comme parmi les Maures et les Juifs, les commentaires allaient leur train.

- Comment! Le cœur du sanguinaire Amrû était si noble qu'il a compris la justice des résolutions prises par les Tolédans contre Jussuf!

Peu à peu, les préventions contre le gouverneur s'évanouissaient. Les plus difficiles trouvaient que jamais la ville n'avait joui d'autant de calme, de pros­périté et d'éclat. La richesse augmentait, la sécurité personnelle était garantie, les moindres ruelles brillaient par leur propreté; chrétiens et juifs pratiquaient librement leur culte. Le vizir ne prenait aucune mesure importante touchant l'administration de la ville sans consulter les notables. Ceux-là surtout, qui prenaient part aux invitations, aux dîners et aux fêtes du palais, de quelque religion qu'ils fussent, louaient grandement la bonne grâce et la magnanimité de celui qui les recevait.

Un matin, les Tolédans furent surpris par l'arrivée d'une nombreuse cava lerie maure. Elle se composait de cinq mille hommes qui, sous le commande­ment du jeune Abderrahman, fils de l'émir âgé de 15 ans à peine, se dirigeait vers Sarragosse.

La troupe fit halte au fameux château de Galiana., hors de la ville, d'où elle monta, comme il convenait, pour présenter ses hommages au prince et vizir Amrû, en compagnie des magnats de la ville. Tous offrirent leurs plus obsé­quieux respects au fils de l'émir, et le vizir l'invita à se reposer quelques jours dans cette ville de Tolède si chère aux souverains de Cordoue.

Abderrahman goûta cette idée, il trouva que c'était une perle comme disent les Castillans, et il accepta l'invitation.

Il fit camper son armée du mieux possible et avec sa noble garde et les magnats qui étaient venus le saluer il fit une entrée solennelle à Tolède et en traversa les rues principales, à travers lesquelles le cortège s'ouvrait difficile­ment un passage tant la population se pressait sur son passage pour acclamer le gracieux fils de l'émir.

Abderrahman trouva au palais du vizir des appartements dignes de son rang. L'alcazar d'alors était à l'ouest de la ville au lieu nommé Montichel aujourd'hui San Cristobal, prés du quartier occupé par les Juifs, sur la plus élevée des sept collines qui font de Tolède une seconde Rome.

Toutes les personnes de noble condition firent visite au prince et lui pro­testèrent de leur considération et de leur respect, aussi bien les mozarabes (chrétiens tolérés) et les Juifs, que les étrangers et les maures. L'imagination méridionale du prince dut en être impressionnée favorablement. Les prome­nades à la délicieuse Véga, les fêtes, danses et concerts qu'on lui offrit, tout parut le charmer.

Il goûtait par-dessus tout le beau palais où on l'avait hébergé.

Les chassis ouvragés, les sveltes colonnes de marbre et d'albâtre, les plafonds fouillés (artesonados) et peints en or et en rouge, les lambris de faïences des murs, les fontaines de marbre qui rafraichissaient les cours ou patios, les vues pittoresques qui se présentaient à ses regards, le Tage encaissé qui coulait doucement au pied du palais; le ciel pur et diaphane, le luxe et la commodité qui régnaient dans cette maison, lui faisaient oublier les splendides habitations que la belle Cordoue lui avait offertes jusqu'alors…

A tous ces charmes se joignaient la bonne grâce, le respect et l'affection que tout le monde lui témoignait. Ce n'étaient que fêtes et carrousels. Dans ses visites aux madrésés ou écoles et à la mosquée à l'heure de l'Azala ou de la prière, il manifestait la douceur de son caractère et la distinction de ce descen­dant de Mahomet qui devait, peu d'années plus tard, succéder à son père dans l'émirat de Cordoue.

L'armée s'était largement et agréablement reposée et se préparait à repartir pour sa longue campagne, quand Amrû, pour les adieux, organisa dans son palais un grand banquet où il invita avec les officiers de l'émir toute la noblesse de la ville et les magnats chrétiens et Juifs.

Les invités se rendirent joyeux au palais à l'heure où le soleil lançait à l'horizon ses derniers rayons dorés. Ils entraient un à un et la garde les recevait avec respect. On les conduisait, non pas à la salle du festin où se trouvaient le prince et la suite d'Amrû, mais à un souterrain écarté où le cimeterre d'assas­sins féroces leur coupait la gorge sans que personne s'aperçut d'une pareille félonie. Huit cents, disent les uns, cinq mille, disent les autres, payèrent de leur vie l'outrage fait autrefois à Jussuf dont le père cruel avait si longtemps médité la vengeance, escomptant la présence des armées de l'émir pour s'assurer l'impunité.

Aux premières heures du lendemain, quand le jour se leva, les habitants de Tolède purent voir avec effroi le plus horrible spectacle. Les têtes des nobles Tolédans de toute religion étaient appendues à des crochets en haut des créneaux du palais pour servir d'exemple à ceux qui voulaient se soulever contre les valis. Pas un seul des invités au banquet n'échappa à la mort.

Le jour même, Abderrahman quittait Tolède avec ses troupes, traversant les rues où pleurait un peuple en deuil. Amrû et son fils survécurent peu à cette barbare boucherie, frappés à leur tour par un châtiment providentiel.

Depuis lors, le quartier de Montichel est regardé comme maudit par les Tolédans. Il n'est habité que par des Juifs et des gitanos.

La Nuit Tolédane a laissé une telle impression que cette expression est dans toute l'Espagne l'équivalent d'un désastre immense. Telle en Sicile la nuit des Vêpres Siciliennes; telle en France, celle de la Saint-Barthélemy.

XXIV. – Tolède: le Christ de la Véga et ses légendes

Le grand crucifix de l'église de la Véga, l'ancienne basilique de sainte Léocadie, a le bras droit détaché et pendant. Plusieurs légendes expliquent ce fait étrange. La plus célèbre est celle que Zorilla a popularisée dans sa poésie intitulée: «A bon juge, meilleur témoin. - A buen juez, mejor testigo.»

D'après elle, un jeune homme, nommé Diego Martinez, s'étant refusé à réaliser le mariage promis à une jeune fille tolédane, Inès de Vargas, celle-ci recourut à la justice ordinaire pour obliger le jeune homme à faire par force ce qu'il ne voulait pas accomplir de bon gré. A défaut d'autre témoin, la jeune fille en appelait au Christ de la Véga. Le juge descendit à la chapelle assisté d'un secrétaire. La sainte image ayant été interrogée sur le fait des promesses dont la Jeune fille demandait l'accomplissement, la tête du Rédempteur s'inclina, sa main droite se détacha de la croix et se plaça sur le livre de l'Evangile qu'on lui présentait. A la vue de ce miracle, le juge condamna don Diego.

Une autre tradition rapporte qu'un juif ayant nié un prêt qu'un chrétien lui avait fait devant l'image du Christ de la Véga, à défaut de documents et de preuves le chrétien en appela «au témoignage de l'image du Rédempteur. La sainte image, interrogée par le juge, étendit le bras en signe d'affirmation et le juif n'eut plus qu'à payer sa dette. .­

Voici enfin une troisième légende. C'était dans les dernières heures d'une froide et pluvieuse nuit d'hiver. Les rues de Tolède étaient complètement obscures. On voyait seulement de loin en loin la lumière vacillante de la lampe des alguazils qui faisaient leur contrôle nocturne à la prison des criminels. On n'entendait pas d'autre bruit que celui de la pluie qui tombait avec force, et entre deux averses violentes on percevait la voix charitable et expressive de quelque membre de la confrérie Ronda de pan y huevo (la Ronde du pain et de l'oeuf), qui cherchait les malheureux sans feu ni lieu, sans pain ni vêtement, pour les recueillir à demi morts de froid et de faim au coin des rues de Tolède.

En croisant la rue du Pozo amargo (du Puits amer), au bas de la côte, le curieux aurait heurté du pied (seul moyen de le reconnaître), une sorte de ballot qui, accroché à une grille, chuchotait avec quelqu'un qui était dans l'intérieur. Le bruit léger produit par des lèvres qui balbutiaient à peine se confondait avec celui de la pluie qui tombait sur la rue.

Cette forme de ballot, qui était un homme, continua longtemps à se tenir à la grille dans la même position, recevant l'averse sur le corps, et les pieds posés dans l'eau qui découlait à torrent le long de la rue. Telle était la ténacité d'un homme qui voulait gagner les faveurs d'une personne aimée et qui n'y réussissait pas. Au petit jour, il quitta la grille, la mort dans l'âme et la fièvre dans le corps. Il s'éloigna d'un pas rapide en se couvrant le visage de son manteau pour ne pas être reconnu par quelques pieuses personnes qui al Laient aux églises voisines pour entendre la messe de l'aube.

Il y avait grand concours de monde et pas mal d'animation et de cris au magasin du fameux maître Alonso de Sahagun, dans la rue des Armes. C'était un peu avant midi, les dames élégantes et les caballeros qui aimaient les armes et les nouvelles causaient en attendant midi. On admirait les belles lames du vieux maître et on louait la trempe de l'acier. Les armures brunies et polies reflétaient les flammes que lançait la forge.

Parmi ceux qui paraissaient les plus connaisseurs et les plus amateurs pour les aciers de Tolède, on remarquait un jeune homme élégant d'une tren­taine d'années, au regard sérieux et réfléchi, aux traits réguliers et assez gracieux, bien qu'on y reconnût la fatigue des veilles et des soucis. Il exami­nait avec curiosité une belle dague milanaise de double fil avec ses fines ciselures et sa brune poignée. C'était don Luis Portocarrero, personnage distingué et de noble lignée, très remarqué à Tolède à cause de sa haute noblesse, de sa fortune et de sa belle tenue. Il y avait déjà quelque temps que don Luis résidait à Tolède, mais sa famille, son castel et ses propriétés étaient en Andalousie. Dans les causeries des magasins d'armures, le bruit courait qu'il séjournait à Tolède pour rechercher la main d'une noble dame dont l'opulente maison était voisine du Pozo amargo.

Non loin du chevalier andalou, un autre client examinait une de ces lames fines que le vieux Sahagun savait forger mieux que personne. Il essayait la valeur de son fil sur l'indispensable chevalet. D'autres le regardaient faire. C'était le jeune chevalier Gualtero. Il avait le visage pâle et la chevelure blonde tombant en boucles sur ses épaules et se confondant avec l'estafilade de son pourpoint. Il avait le regard calme et doux, la pose gracieuse; il était plutôt maigre et de taille peu élevée.

- Maître, dit Portocarrero, en s'adressant au patron du magasin, je puis dire à votre seigneurie (a vuesa merced), que cette dague est une des meilleures qui aient été faites, et quel que soit le prix que vous en demandiez, elle le vaudra. Celui qui porte à sa ceinture une pareille dague fait preuve d'intelli­gence et de goût.

- Oh! senor don Luis, vous avez raison, répondit le maître, mais j'ai le pressentiment qu'on ne m'achètera pas cela à Tolède.

- Pourquoi cela? reprit don Luis.

- Parce que depuis que le seigneur roi et empereur don Carlos a trans­porté la cour loin de cette cité impériale, quand on a à vendre quelqu'objet de prix, il faut le porter là où habite la cour. Il n'y a plus de richesses à Tolède. La noblesse a quitté la ville avec la cour. Les arts sont en souffrance et les ouvriers n'ont pas de travail.

- Vous avez raison, dirent les assistants, Tolède ne se relèvera pas de ce coup qui lui a été porté par la translation de la cour à Madrid.

Pendant ce dialogue, un autre amateur prit la dague des mains de don Luis et avec mauvaise intention et, pour faire pénétrer ses paroles dans l'esprit de l'un des auditeurs, comme si la lame acérée pénétrait dans sa chair, il dit - Bonne pièce, don Luis, pour qui désirerait frapper un cœur qui cherche à se faire aimer.

- Eh oui! répondit celui qui était visé, et ce serait bientôt fait.

A peine ces paroles étaient-elles dites, que le chevalier Gualtero qui les avait entendues et à qui elles étaient dirigées, s'avança au milieu des causeurs et dit avec un grand calme et une froide ironie

- On ne pourrait échapper aux coups de cette dague que par trahison. Celui qui manie une épée comme celle-là (il disait una tizona par allusion à l'épée du Cid), celui-là sait obtenir ce qu'il veut.

- Celui qui veut enfoncer cette dague dans le cœur de son rival, répondit don Luis avec dédain, sera d'abord couché à terre par l'épée de celui-ci. Ne parlons pas davantage, ajouta-t-il, je suis prêt à prouver ce que je dis…

- A la basilique de Santa Leocadia, ce soir.

- J'y serai.

Plusieurs personnes assistaient à cette scène dans le magasin et la forge de l'armurier. Mais ensuite on ne pensa plus qu'il y avait là une provocation au duel, ces sortes de querelles étant fréquentes en pareil lieu. Après l'incident, les conversations reprirent. On se livra comme de coutume aux plaisanteries et aux critiques, jusqu'à ce que les cloches de la cathédrale marquèrent l'heure de se retirer chez soi.

C'est par une froide soirée que ces faits se passaient. Le ciel était nuageux. La belle plaine tolédane n'avait plus son vêtement de verdure. L'hiver était dur cette année-là. Le panorama ne présentait que des arbres sans feuillage, et des terres rougeâtres et sans végétation. A l'horizon, les collines montraient leurs arbres desséchés. Au premier plan roulait le Tage, dont les eaux abondantes en cette saison se brisaient sur leur lit rocheux et formaient des vagues écumantes. Le silence régnait autour de la basilique de sainte Léocadie; on n'y entendait que les bruits atténués de la ville, qui se confondaient avec le mur­mure du ruisseau. Personne ne passait par les sentiers de la Véga qui ressemblait à un désert.

Un peu avant le soir, un homme enfoncé dans son ample cappa qu'il drapait de manière à se cacher le visage et la tête couverte d'un large som­brero orné d'une plume blanche, descendait de la porte de Cambron en se dirigeant tranquillement vers la basilique. Une fois arrivé, il observa les alentours de l'église et parut impatient de n'y trouver personne. Il s'approcha alors de l'image du Christ de la Véga et pria quelques instants. Sa prière finie, il attendit avec patience et l'attente ne fut pas bien longue. Par la porte de Bisagra, descendait d'un pas rapide don Luis Portocarrero. Il était aussi enfoncé dans son manteau. Arrivé à la basilique, il salua en se découvrant, le premier visiteur. C'est un acte de courtoisie qui était en usage en pareille circonstance.

Ces deux hommes, qui se trouvaient face à face, étaient le chevalier Gualtero et don Luis Portocarrero, qui venaient vider la querelle soulevée le matin chez l'armurier Sahagun.

Ils échangèrent peu de paroles. Leurs épées semblaient impatientes dans leurs gaines. Chacun des deux rivaux avait le désir d'en finir avec son adver­saire, qui lui paraissait être l'obstacle à son bonheur. Aussi les épées sortirent bientôt du fourreau.

Longue fut la lutte, les deux combattants se trouvant également habiles. A chaque attaque de l'un, l'autre répondait par une parade magistrale. Enfin don Luis perdit un coup et Gualtero le blessa légèrement et le fit tomber à ses pieds.

Après ce coup, Gualtero essuya sa lame ensanglantée, la remit dans la gaine et dit posément:

- Si tu l'avais emporté, la dague milanaise de maître Alonso de Sahagun aurait cherché mon cœur dans ma poitrine et à cette heure il ne battrait plus pour celle dont tu ambitionnes l'affection. C'est moi qui suis vainqueur, mais je ne puis ôter la vie à un brave chevalier comme toi qui est tombé à mes pieds; ce ne serait ni chrétien ni chevaleresque.

- Tue-moi! cria don Luis, plus blessé par la généreuse action et les paroles de Gualtero que par la lame acérée de son épée.

- Lève-toi et recommençons la lutte, dit celui-ci en aidant don Luis à se remettre sur pied.

- Impossible, reprit l'autre, je dois mourir de ta main.

Mais Gualtero fit tant d'instances qu'ils recommencèrent la lutte avec plus d'ardeur que la première fois. Don Luis était ivre de courage. Mais ses maladresses égalèrent sa violence et Gualtero ne tarda pas à le blesser et à le faire tomber une seconde fois.

La même scène se renouvela. Gualtero accorda de nouveau la vie à son rival et le releva. Devant ce trait de grandeur, don Luis serra la main à Gualtero et lui dit avec une profonde émotion

- Deux fois tu pouvais me donner la mort. Je suis à toi. Je ne vois pas d'autre moyen pour te payer cette dette que de renoncer à mes prétentions à la main de la noble dame qui est digne d'être ainsi recherchée. Cette nuit je partirai pour mon pays et ne reviendrai jamais à Tolède. Rends-la heureuse, c'est tout ce que je te demande.

Cela dit, il étreignit de nouveau la main de Gualtero et se dirigea vers la ville.

Gualtero se disposait à remonter aussi. Les cloches de la ville commen­cèrent à faire entendre leurs accords harmonieux et celle de la basilique de sainte Léocadie ne tarda pas à les accompagner pour inviter tous les fidèles à la prière du soir. En l'entendant, Gualtero changea de direction et entra dans l'église. Il faisait sombre, la lumière agonisante du crépuscule avait peine à percer les verrières. A la lueur de la faible lampe du sanctuaire, Gualtero s'approcha de l'autel et se mit à prier. Quand il fut bien recueilli, il remarqua que l'image du Rédempteur crucifié descendit son bras pour montrer qu'il approuvait la noble et chrétienne conduite que le chevalier Gualtero avait tenue vis-à-vis de son rival don Luis Portocarrero.

* * *

Ce fait miraculeux fut bientôt divulgué dans toute la ville. Toute la population de Tolède accourut pour voir de ses propres yeux le bras décloué du crucifix. Don Luis accomplit sa promesse et s'achemina sur son élégant cheval dans la direction de l'Andalousie.

* * *

Telles sont les trois légendes du Christ de la Véga. Qu'elles soient de l'histoire ou des faits imaginaires, elles marquent admirablement le caractère espagnol. Ce peuple croyant et chevaleresque hait le juif usurier, il est galant et tient à ce qu'une femme ne soit pas frustrée de la promesse qui lui a été faite, il est faible pour le duelliste mais il aime la magnanimité du vainqueur. Il invoque volontiers le Christ pour en obtenir la confirmation de ses sentiments et l'on peut croire facilement que sa foi naïve et ardente obtient des miracles dans la mesure où ces tendances correspondent à la pure morale de l'Évangile.

* * *

Ajoutons que la Révolution, qui a ravagé l'Europe plus que ne l'auraient fait les barbares, a détruit le crucifix ancien et que celui qu'on voit aujourd'hui n'en est qu'une reproduction qui est cependant vénérée comme une image toujours miraculeuse.

XXV. – Tolède: un doctorat au xvie siècle

Quand on connaît l'importance de la ville des conciles et la grande influence qu'elle a toujours exercée clans les lettres et dans les arts, il est facile de supposer l'existence d'établissements publics d'enseignement qui pouvaient rivaliser avec ceux des villes les plus favorisées.

Tolède, la ville dont les musulmans ont pleuré longtemps la perte, a brillé dès l'antiquité par l'importance de ses centres scientifiques. Elle avait de doctes universités arabes, non moins célèbres que celle de Cordoue au temps d'Abderrahman III, que celles de Séville et de Grenade. Là aussi fonctionna longtemps l'académie rabbinique après son expulsion de Séville.

Quand le pennon de Castille fut entré dans les murs de Tolède et que la croix du Rédempteur s'éleva svelte et fière sur toutes les tours et les minarets, il n'est pas extraordinaire que la culture littéraire et scientifique se soit continuée sous une autre forme, et qu'une université se soit fondée pour rivaliser avec celles des autres villes espagnoles.

En 1374, commencèrent à s'élever divers collèges, à l'imitation de ceux de Bologne, de Salamanque, de Buckingham et d'autres villes d'Europe. Ces collèges formèrent bientôt une université qui subsista jusqu'en 1845, époque à laquelle elle fat transformée en l'institut provincial qui existe encore.

C'est le collège de Santa Catelina, fondé en 1490 par l'autorité du Pape Innocent VIII, qui était le centre de l'ancienne université.

Il fallait voir au XVP siècle l'animation de la gent étudiante. Tous dra­paient leurs longs manteaux et portaient leurs sombreros sur la nuque. Les boursiers avaient leur vêtement noir croisé par une bande écarlate. Les étudiants du collège de Saint-Bernardin avaient une soutane noire croisée d'une bande violette et un bonnet noir. Ceux du Vieux collège et du collège des Infants avaient leurs robes noires marquées de bandes variées.

L'estudiantina travaillait beaucoup les sciences et les lettres. Elle avait comme partout une élite sérieuse et fervente et des esprits légers qui aimaient les aventures galantes et les querelles vaniteuses.

* * *

Un jour de l'an 1599, on voyait sortir de son bureau le senor bedel, le bedeau de l'Université, et les étudiants coururent vers lui dans l'espoir d'apprendre une nouvelle qu'on attendait depuis longtemps. Il s'agissait d'une soutenance publique de doctorat. Cela se passait à Tolède avec un grand apparat. Le bedel avait une robe noire et une cappa large comme un manteau. Il tenait en main des enveloppes solennelles qu'il allait distribuer aux professeurs de l'Université, les senores del claustra, docteurs, maîtres et licenciés.

- Pouvez-vous nous dire, lui demanda un étudiant, si c'est enfin demain qu'a lieu la toma de boria, la prise du bonnet de docteur? (Le doctorat avait pour insigne un bonnet carré à houppe de soie).

- Certainement, dit le senor bedel, et je vais en ce moment même distri­buer l'invitation ante diem, et je vais en donner avis à la cathédrale (la iglesia mayor), où l'on doit élever l'estrade nécessaire pour la cérémonie. Ce soir, vous entendrez la sonnerie traditionnelle à l'église du couvent de Saint-Pierre martyr, qui tient ce privilège des décrets pontificaux et royaux.

Ce fut une grande joie parmi les étudiants, qui attendaient depuis long­temps cette élévation au doctorat d'un des plus aimés de leurs compagnons et d'un de ceux qui depuis le plus longtemps fréquentaient les écoles de Tolède.

La nouvelle circula dans les corridors de l'Université et tous les étudiants qui étaient là se portèrent vers la petite place appelée Cubillo de San Vicente, où habitait celui qui allait tout à l'heure entrer en séance à l'Université. Le licencié descendit pour saluer ses vieux compagnons et tous, précédés d'une musique alerte et gaie, se dirigèrent vers l'Université, du coté où allait se tenir l'examen préparatoire pour obtenir le bonnet convoité.

Tout le monde s'arrêtait sur la rue ou se tenait aux balcons et aux fenêtres pour voir passer ce cortège qui sans avoir l'éclat de celui qui conduirait le lendemain un catéchumène au baptême, avait plus de spontanéité, plus d'entrain, plus de pittoresque, et surtout plus d'allégresse juvénile, étant com­posé uniquement de la jeune clientèle des cours de l'Université.

La splendeur de ces fêtes était proverbiale à Tolède. Elle ne le cédait en rien aux fêtes des universités de Salamanque, de Compostelle ou de Valladolid; mais dans cette occasion elle allait avoir un luxe et un éclat inaccoutumé, parce que le candidat était d'une famille noble et riche et qu'il était très aimé de ses maîtres et de ses compagnons, ayant toujours été un étudiant exemplaire. Le soir avait donc lieu l'acte préparatoire. Le candidat avait à défendre une thèse choisie sur une liste. Les professeurs faisaient des objections. Par­venus au lieu désigné, les étudiants acclamèrent leur compagnon et lui souhai­tèrent la victoire avant qu'il n'entrât pour l'examen secret.

Cependant, la cloche du couvent de saint Pierre martyr annonçait à toute la ville, par sa sonnerie joyeuse, la grande assemblée du jour suivant et l'honneur qu'aurait le candidat d'être admis à porter le bonnet de docteur.

Les étudiants, répandus dans toute la cité, ne cessèrent pas pendant toute la nuit de faire retentir l'air de leurs cris joyeux et de leurs airs de musique, pour célébrer un si heureux événement universitaire.

A quatre heures du soir le lendemain, toute la gent universitaire était réunie pour se rendre à la cathédrale. On se tenait sous les beaux portiques aux colonnes de marbre blanc du palais universitaire. Les docteurs et profes­seurs avaient tous leurs insignes, leurs robes académiques et les bonnets ornés de houppes de diverses couleurs, selon la faculté à laquelle ils appartenaient. Les mosettes de soie brillante étaient de la même couleur que la houppe des bonnets; elles étaient complétées par un petit capuchon qui tombait sur les épaules.

On s'impatientait d'attendre, quand on entendit un léger murmure. C'était le chanoine écolâtre, à qui revenait le droit de diriger le cortège. On se mit en marche peu à peu.

En tête marchaient les massiers de l'Université, puis le clairon et les cymbales, suivis par les bedeaux. Venaient ensuite les étudiants de toutes les facultés, droit canon, droit civil, médecine, philosophie, puis le collège de Sainte-Catherine, celui de Saint-Bernardin, le Vieux collège et celui des Infants.

Après eux, c'était le candidat accompagné de son parrain et de l'écolâtre, puis c'étaient les professeurs, les docteurs, les licenciés, les bacheliers, tous avec leurs insignes, et enfin les chevaliers et la noblesse de la ville.

On traversa dans cet ordre la belle et large porte du palais universitaire et par les rues principales on se dirigea vers le Zoco ou marché pour entrer ensuite à la cathédrale.

Les rues et places étaient remplies de monde qui voulait voir ce brillant cortège. Les jeunes gens contemplaient le candidat avec un regard d'envie. Les pères le montraient à leurs fils pour les stimuler au travail.

On entre dans le même ordre au cloître de la cathédrale. C'est là qu'avait lieu la cérémonie. Une vaste estrade était dressée au fond pour recevoir l'écolâtre, les doyens des facultés, les docteurs, et une représentation de licenciés, de bacheliers et d'étudiants élus par leurs égaux.

L'aspect que présentait la réunion était on ne peut plus grandiose. La majesté et l'élégance du cloître de la cathédrale, les voûtes élevées, les larges espaces, l'élégante plate-forme richement décorée où se tenaient debout, sauf les professeurs et docteurs, tous les représentants de la science, noblesse particu­lière qui peut se comparer à celle du sang; en bas l'aristocratie de Tolède et la foule des étudiants, les uns vêtus de noir, les autres rayés de diverses couleurs; à l'entrée, le peuple qui se poussait pour entrer et pour voir; c'était un tableau imposant.

Il fallut quelques moments pour obtenir le silence. Alors s'avança le candidat avec l'écolâtre et son parrain. Les bedeaux distribuèrent aux docteurs la propina ou collation qui consiste en quelques maravédis et des gants qu'on met sur-le-champ.

Sur la table du président se trouvait un crucifix artistique et le livre des Evangiles. Il y avait aussi les insignes qu'allait revêtir le candidat, son bonnet carré à houppe rouge, des gants et un livre.

L'écolâtre interrogea le candidat. Celui-ci déclara se nommer Francisco del Cerro (en français du Mont), de noble race et licencié in utroque jure. Il fait alors profession de foi catholique, la promesse solennelle de défendre le mystère de l'Immaculée Conception et le serment traditionnel devant l'image du Christ et la main sur l'Evangile.

L'écolâtre se lève alors et un silence profond se fait pour entendre le discours éloquent et ému où il fait l'éloge du doctorat et de celui qui va le recevoir. Il conclut en proposant, suivant l'usage et les constitutions, une question de droit romain à laquelle le candidat répond d'une voix haute et claire et avec une science profonde. Alors l'écolâtre lui confère le grade de docteur in utroque jure avec la mention nemine discrepante, ce qui veut dire à l'unanimité.

Cette déclaration faite, le doyen se lève, et le néophyte ayant mis un genou en terre, il lui impose la barrette, lui remet les gants, lui donne le livre, symbole de la science, et le présente ensuite aux assistants pour qu'on l'admette ad osculum pacis. Effectivement, il passe des deux côtés de l'estrade et tous les docteurs l'embrassent en signe de fraternité. L'écolâtre et le doyen lui donnent aussi le baiser de paix. Il va alors occuper son siège, le dernier à gauche, parce qu'il est le plus jeune des gradés.

Le doyen jette des gants à la foule pour indiquer que l'acte est fini, puis le cortège se remet en marche pour retourner à l'Université dans l'ordre où on est venu, à la différence que le docteur François del Cerro occupe le rang qui correspond à son grade. Là on félicite le protagoniste et l'assemblée se dissout. La nuit suivante, sur l'invitation du nouveau docteur, ses anciens com­pagnons firent grande fête et grand festin.

XXVI. – Ségovie

Après un jour de repos à Madrid à notre hôtel de Rome, nous partions pour Ségovie où nous arrivions le soir.

Ségovie ne le cède guère à Tolède. Elle aussi s'élève sur un immense rocher isolé entre deux torrents. C'est aussi une ancienne cité romaine, capitale de province au temps de la domination arabe, résidence de plusieurs rois chrétiens. Elle compte 15.000 âmes. Elle est située à 1.000 mètres d'alti­tude sur une élévation rocheuse qui se rattache à la chaîne du Guadarrama. Elle est entourée de murailles crénelées, presque intactes, avec 86 tours et des portes imposantes.

Son grand aqueduc romain, attribué à Trajan, peut rivaliser de majesté avec le pont du Gard. Il traverse la vallée, porté par 118 arches sur une longueur de 800 mètres. Certaines arches ont 30 mètres de hauteur. Sur une longueur de 300 mètres, elles sont distribuées en deux étages avec une hardiesse et une légèreté admirables. La perspective de l'aqueduc, au pied de la ville et près de la gare est saisissante. Les Romains l'avaient dédié à Hercule. La statue d'Hercule, placée dans une niche en haut du plus haut pilier, a été rem­placée au XVIe siècle par celles de Notre-Dame et de saint Sébastien.

L'Alcazar, en haut de la ville, a été construit sous Alphonse VI au XVe siècle, à l'imitation de celui de Tolède. C'est un château féodal avec une - enceinte de tours à hauts pignons du milieu desquelles surgit un énorme donjon carré, le Castillo.

La cathédrale est du XVIe siècle; elle est presque entièrement gothique avec quelque mélange de renaissance. Elle a 105 mètres de longueur. Elle ne le cède guère à celle de Tolède pour l'importance de son chœur et de ses chapelles. Elle est fière aussi de ses rétables d'autel: l'un d'eux, assez finement sculpté au XVIe siècle par Juni de Valladolid représente une descente de croix d'un grand effet. La sacristie a des ornements brodés des XIVe et XVe siècles et de belles tapisseries espagnoles et flamandes. Le beau cloître ogival a des tombes nombreuses. L'une d'elles rappelle un trait touchant, c'est la tombe de Maria Saltos. Cette femme était juive; accusée d'adultère par son mari, elle fut précipitée du haut des rochers de la citadelle; mais dans sa chute, elle invoqua la sainte Vierge et elle fut sauvée miraculeusement. Elle mourut en 1237.

La cathédrale, ce fut tout ce que je pus visiter de Ségovie; il fallait partir avant la chaleur du jour pour la Granja, afin de ne pas griller suc- le chemin. Le soleil nous faisait subir en Espagne le supplice de saint Vincent. Mais je n'oubliais pas que Ségovie a été le témoin des grandes vertus de saint Jean de la Croix et qu'elle possède ses précieux restes chez les Carmes. J'invoquais le cher saint en célébrant la messe à la cathédrale. Saint Jean a été comme sainte Thérèse un grand réparateur et une victime pour le salut de la chrétienté. Son nom lui convient admirablement; il a vécu sur la croix, tant par ses mortifi­cations volontaires que par les épreuves intérieures qu'il a décrites dans son livre de la Nuit obscure.

Comme sainte Thérèse, comme toute l'école du Carmel, il a été l'apôtre de l'oraison et de la vie intérieure. Je citerai à ce propos quelques lignes de son livre sur le Cantique spirituel

«Que les hommes dévorés d'activité, qui se figurent pouvoir remuer le monde par leurs prédications et leurs autres œuvres extérieures, réfléchissent ici un instant; ils comprendront sans peine qu'ils seraient beaucoup plus utiles à l'Eglise, plus agréables au Seigneur, sans parler du bon exemple qu'ils donneraient autour d'eux, s'ils consacraient la moitié de leur temps à l'oraison. Ils feraient par une seule œuvre un plus grand bien, et avec beaucoup moins de peine, qu'ils n'en font par mille autres auxquelles ils dépensent leur vie. L'oraison leur mériterait cette grâce, et leur obtiendrait les forces spirituelles, dont ils ont besoin pour produire de tels fruits. Sans elle, tout se réduit à un grand fracas; c'est le marteau qui, en tombant sur l'enclume, fait résonner tous les échos d'alentour. On fait un peu plus que rien, souvent absolument rien, ou même du mal.»

Nous étions logés à Ségovie à l'hôtel del Comercio, le seul du reste, avec quelques fondas espagnoles. Il est en haut, dans la vieille ville, non loin de l'Ayuntamiento et de l'Alcazar. Derrière l'hôtel, à quelques pas, se trouve la gorge de l'Eresma, un des deux torrents qui enserrent la ville. Sur le coteau, de l'autre côté du torrent se dressent deux monastères imposants et pittoresques, celui de Vera Cruz et celui de El Parral. Le vieux couvent del Parral a de beaux jardins qui descendent jusqu'au torrent et qui contrastent par leur riche végétation avec l'aridité de la plaine qui les entoure. Ces jardins offrent un tel charme aux Ségoviens, surtout dans les chaudes soirées d'été, qu'ils leur ont donné le nom de Paradis terrestre. «Las Huertas del Parral, paraiso terrenal.»

Ségovie a gardé les vieilles coutumes du moyen âge. La ronde de nuit y crie encore les heures, pour attester à toute la ville qu'elle veille sur son repos. Les habitants du lieu y sont habitués sans doute et ne s'en retournent plus; pour moi, j'entendis à chaque heure ces cris qui venaient de loin, s'accentuaient, puis s'éloignaient et disparaissaient. Le crieur met une solennité imposante à dire son «una de notche - dos de notche - tres de notche,» etc. Ce cri des heures dans le silence de la nuit fait faire une bonne méditation dans ce pays de saint Jean de la Croix.

Beaucoup de villes d'Espagne ont la même coutume. A Pontevedra, un vœu a fait ajouter au cri de l'heure une salutation à la Vierge Marie: Ave Maria purissima. Rien n'est plus touchant et plus propre à entretenir la piété envers la Mère de Dieu.

A cette occasion, je citerai encore un autre acte de foi publique qui est assez général en Espagne, c'est la répression des blasphèmes et des paroles contraires aux bonnes mœurs. Les journaux reproduisaient récemment l'ordon­nance suivante de l'Alcade de Saragosse

Habitants de Saragosse. Le blasphème est un des vices sociaux qui offensent le plus Dieu, avilissent le plus l'homme et font le plus de tort à la civilisation des peuples. C'est évidemment pour cette raison que les lois de presque tous les peuples l'ont réprimé avec plus ou moins de rigueur. Les lois pénales qui nous régissent actuellement le punissent sévèrement et infligent aux coupables l'amende et la prison.

«J'ai assez de confiance dans votre bon sens pour espérer que vous écouterez mes conseils et que vous vous abstiendrez d'un délit si révoltant, que je suis décidé à poursuivre avec la plus grande rigueur possible. Cependant, si des gens mal conseillés ne voulaient pas tenir compte de ce que je leur dis, voici ce que je leur fais savoir:

1° Ceux qui blasphémeraient sur la voie publique en prononçant des formules et en exprimant des idées contre la Divinité ou contre la Religion et ses ministres, seront passibles d'une amende de une à quinze pesetas.

2° Encourront la même pénalité, ceux qui prononceraient des paroles offensant les bonnes mœurs.

3° En outre, le délit sera déféré aux tribunaux, quand les infractions seront du genre de celles qui sont visées par le code pénal.

Dans l'intérêt du bon renom de notre ville, qui doit être un modèle pour l'esprit religieux, et qui a l'honneur de se trouver sous la protection de la sainte Vierge del Pilar, je prie instamment tous les habitants de me prêter leur concours le plus énergique pour que je réussisse à déraciner un vice aussi odieux, en donnant connaissance aux autorités des manquements qui seraient commis.

La garde municipale, le corps des veilleurs de nuit et tous ceux qui dépendent de mon autorité, sont chargés sous leur responsabilité la plus stricte, de tenir la main,' l'exécution la plus parfaite de ces dispositions, en dénonçant toutes les infractions qui seraient commises en la matière.»

On dira que cela entrave la liberté, soit! Est-ce que les lois contre les voleurs et les assassins ne l'entravent pas aussi.

Nous quittions Ségovie dans la matinée et nous nous acheminions en landau vers La Granja, qui est à 12 kilomètres de distance et à 1.200 mètres d'altitude au pied du pic de Pénalara.

En quittant Ségovie, on aperçoit longtemps son majestueux alcazar, grand castel crénelé, campé sur la croupe du plateau rocheux qui porte la ville. C'était un des plus intéressants palais mauresques de l'Espagne avant l'incendie de 1862. Il avait des mosaïques du XI' siècle, qui rappelaient celles de Palerme et une curieuse collection de 52 statues du XVI' siècle en bois doré, repré­sentant la série des anciens rois d'Oviédo, de Léon et de Castille, depuis Pélage jusqu'à la reine Jeanne, avec celles du Cid et du comte Fernand Gonzalès. L'Alcazar a été restauré, mais il ne lui reste rien de ses richesses historiques.

XXVII. – La Granja

Les rois d'Espagne sont riches en villas et châteaux de campagne. Dans la région de Madrid, ils ont le Pardo (Prado ???), Aranjuez, la Granja et l'Escorial. Je n'ai visité que les deux derniers.

La Granja est comme le Saint-Cloud de l'Espagne, et l'Escorial est son Versailles.

Le nom des palais a souvent une origine vulgaire; comme les Tuileries rappellent une fabrique de tuiles et de briques, l'Escorial rappelle les scories de fer d'une fonderie, et la Granja une grange ou ferme de monastère.

Comme les Apennins d'Italie, les chaînes de montagnes espagnoles et notamment la belle chaîne du Guadarrama ont de loin en loin des vallons arrosés où poussent des forêts touffues et luxuriantes. Les rois et les princes cherchent là de belles chasses, les moines y trouvent des solitudes propres à la vie contemplative. Tels sont dans les Apennins les sites de Camaldoli et de Vallombrosa, telle est la Granja dans le Guadarrama sur les pentes du pic de Pénalara. Les rois de Castille y allaient chasser, les moines Hiéronymites de Ségovie y fondèrent un ermitage dédié à saint Ildefonse.

Le roi Philippe V, au commencement du XVIIP siècle, trouva le site à son goût. Il fit de l'ermitage une belle collégiale desservie par des chanoines, et il y ajouta un palais avec un parc superbe. Les palais appellent un entourage: des maisons de service, des hôtels, de là est venue la bourgade de San Ildefonso. C'est d'ailleurs sur les pentes de la même chaîne de Guadarrama qu'est l'Escorial, mais sur l'autre versant et plus près de Madrid.

Nous arrivâmes à San Ildefonso en traversant une partie de la forêt qui fait le charme de ce site. Nous devions passer là trois bonnes journées de repos. Le domaine de la Granja va s'étageant dans la vallée. Le palais est adossé à la basilique. Au-dessous du palais, un gracieux parterre tout fleuri, avec quelques beaux arbres, s'étend entre deux lignes de bâtiments qui contiennent les communs du château. Au-dessus du palais sont les grands jardins, avec leurs bassins, leurs cascades et leurs beaux ombrages. Le parc a 150 hectares et la forêt s'étend loin au delà.

Le palais et les jardins ont été dessinés par des Français, René Carlier et Etienne Boutelet. C'est dans le style Louis XV, avec un aspect de grandeur et de dignité qui accuse le savoir-faire et la richesse plus que l'art véritable. Nos XVIIe et XVIIIe siècles en Occident, comme le temps de l'empire à Rome, ont un art de parvenus: on n'y sent plus la simplicité, la naïveté, la poésie, l'inspi­ration des époques dites primitives, telles que le siècle de Périclès, le XIIP siècle ogival et la première renaissance. La foi seule peut inspirer l'art véritable, et quelle foi pouvait inspirer les architectes de Versailles et de la Granja, qui dédiaient leurs parcs, leurs bosquets, leurs jardins et leurs fontaines à Neptune, à Vénus, à Diane, à Cupidon.

Le charme de la Granja, ce sont ses eaux. On a capté, en haut de la vallée, les eaux d'un petit torrent, affluent de l'Eresma, dans un grand bassin qu'on appelle, par hyperbole, la mer (el mar). De là, les eaux descendent et alimentent des cascades, des bassins, des fontaines, et arrosent des parterres et des potagers.

Il n'y a pas moins de 26 fontaines monumentales et de 140 jets d'eaux. Versailles et Saint-Cloud faisaient rêver tous les souverains d'Europe. Devant la façade principale du palais descend la Grande Cascade surmontée de la fontaine des Trois Grâces. Sur le côté du palais est le bassin de Neptune. D'autres fontaines sont dédiées à Amphitrite, Apollon, les Vents, la Forêt, les Dragons, etc. Partout des statues qui ne s'élèvent pas au-dessus de la valeur de l'art industriel.

Le parc a des peupliers et des châtaigners superbes, apportés de Hollande et de France.

Le palais était habité par la princesse Isabelle, tante du roi. On nous le laissa visiter à l'heure de sa promenade. Les statues antiques et les tableaux artistiques ont été transportés à Madrid. Il ne reste à voir que des meubles Louis XV, Louis XVI et Empire: tentures de soie, pendules de tout genre, consoles, etc.

La collégiale ressemble à toutes les églises du XVIIIe siècle. Sa coupole a des fresques de Maella et Bayeu. Ces peintres peignaient des saints comme ils auraient peint autre chose; ils ne pensaient pas à faire prier, ils pensaient à montrer leur science anatomique, leur talent de coloristes et la hardiesse de leurs dessins. La crypte a les tombeaux de Philippe V et d'Élisabeth Farnèse, la princesse qui, par son mariage, fit, passer les duchés de Parme et de Plaisance aux Bourbons d'Espagne.

Nous finies une belle excursion dans la forêt, mais les journées étaient terriblement chaudes. On ne pouvait guère sortir qu'à l'heure où se lève la brise du soir, et j'eus le regret de ne pas aller jusqu'à la chartreuse de Paular, à 10 kilomètres de la Granja, où il y a, dit-on, une belle église du XVe siècle, bâtie par l'architecte maure, Abd-er-Rahman.

XXVIII. – L’Escorial

L'Escorial avait pour nous un intérêt particulier, parce qu'il est tout rempli du souvenir de Saint-Quentin. C'est après la victoire remportée par lui et le prince Philibert-Emmanuel de Savoie, que Philippe II fit construire ce palais­-abbaye en souvenir de cette victoire.

Philippe II était pieux, c'était un mystique; il avait été formé par Charles­-Quint vieilli, et il avait plus ou moins profité de l'influence de sainte Thérèse, qui était immense en Espagne. A titre de roi catholique, il se regardait comme le lieutenant de l'Église et il intervint souvent dans les affaires de l'Europe. Son armée le suivait avec la même passion religieuse.

Charles-Quint avait conclu avec Henri II de France la trêve de Vantelles en 1556, avant de se retirer au monastère de San-Yuste. Philippe II rompit la trêve et reprit la guerre. Il prit Saint-Quentin, défendu par le duc de Montmorency et Coligny. Les Espagnols allaient là comme à la croisade, sans doute par habitude, et quand on lit leurs histoires, il semble qu'à Saint-Quentin ils aient sauvé la religion, pourquoi? j e ne le sais pas. Henri II était bon catholique et allié du Pape Paul IV. Montmorency, qui défendait la place, était un des champions de la cause catholique en France. Coligny n'était pas encore passé au protestantisme. Serait-ce parce que précédemment Henri II avait été l'allié des princes protestants d'Allemagne contre Charles-Quint? C'est possible.

Philippe II avait donc, avant la bataille, prié et fait des promesses à Dieu. L'assaut fut livré le 10 août 1557, jour de la fête de saint Laurent. Les Saint-Quentinois se défendirent héroïquement: soldats, bourgeois et moines eux-mêmes se firent tuer par esprit de patriotisme. Néanmoins la ville fut prise. La belle défense de Saint-Quentin a été chantée en une belle ode latine par Santeuil. Philippe II crut devoir son succès à saint Laurent qu'il avait invoqué. Il lui avait promis un monastère s'il triomphait. De plus, il lui devait une réparation parce que ses troupes dans l'ardeur du combat avaient bombardé et incendié une église dédiée à saint Laurent au faubourg de Saint-Quentin.

Philippe II fit donc bâtir le monastère de Saint-Laurent près le village de l'Escorial, sur les pentes du Guadarrama, auprès d'une forêt agréable, et il ajouta au monastère un palais royal. La construction dura de 1563 à 1584. Les architectes Jean de Tolède et Jean de Herrera se plurent à donner à leur plan général l'aspect d'un gril en souvenir de saint Laurent. L'église et son portique sont au centre. Le couvent est au Midi, le palais et un collège au Nord. L'édifice est en granit, avec une grande sobriété de détails et d'ornements. Il y a de la grandeur mais un aspect un peu sombre et austère. C'est bien ce qui convenait à Philippe II.

Le portique de l'église s'appelle la cour des rois: la façade de l'église a en effet sur ses hautes colonnes doriques six statues colossales des rois de Judas David, Salomon, Josaphat, Ezéchies, Josias et Manassès. L'intérieur de l'église est imposant, la coupole s'élève à 95 mètres. Le chœur des religieux Augustins est élevé au-dessus d'une large voûte à l'entrée de l'église, là où nous mettons les grandes orgues dans nos églises françaises. Il a des stalles en bois précieux, mais d'une grande simplicité de dessin. On voit au fond la stalle où Philippe II venait assister aux offices.

Les voûtes des nefs ont de grandes fresques peintes par Luca Giordano sous le règne de Charles II. On y voit divers sujets de la vie de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge; puis la victoire des Israélites sur les Amalécites, le voyage des Israélites dans le désert et le triomphe de l'Eglise militante, pour figurer sans doute les victoires de l'Eglise et celles de la catholique Espagne sur leurs ennemis.

L'église compte quarante-huit autels ayant pour retables des tableaux du XVIIe siècle qui ont de la grandeur et du coloris mais peu de sentiment reli­gieux. Ils sont attribués à Navarrete, Zuccaro, Tibaldi, etc.

La chapelle majeure (Capilla Mayor) contient le maître-autel et les tribunes princières. Le maître-autel a un retable haut de 30 mètres en marbres divers avec trois ordres d'architecture et des statues de Saints en bronze. C'est l'œuvre de Trezzo de Milan. Les tribunes royales ont des groupes de statues en bronze doré représentant la famille de Charles-Quint et celle de Philippe II.

De chaque côté du grand autel sont les chapelles des reliques. Philippe II avait une pieuse passion pour les reliques. Il en demandait partout et rapportait celles des villes conquises. Notre vieux trésor de Saint-Quentin est là parmi les 7.500 reliques que Philippe II et ses successeurs ont accumulées. Le corps même de notre grand martyr saint Quentin devait y aller; il avait déjà été emporté à Cambrai, mais après la prise de Saint-Quentin, Philippe II et ses généraux furent battus à Calais, à Dunkerque, à Thionville, à Arlon, à Nieuport. La paix fut signée au Cateau-Cambrésis en 1559, et une des clauses du traité fut la restitution du corps de saint Quentin.

Sous le chœur sont les tombes royales, ce qu'on appelle le Panthéon. C'est une vaste crypte d'une grande richesse. Une grande pièce octogone contient les tombes des rois; une longue galerie, partagée en plusieurs salles, contient celles des reines et des infants.

La salle des rois est revêtue entièrement de marbres précieux, de jaspes et de porphyres, relevés par des ornements en bronze doré. On y compte 26 tombes de rois ou de reines-mères. Les cippes en marbre noir sont étagés les uns au-dessus des autres. On y lit les noms de Charles-Quint et d'Elisabeth, sa femme, de Philippe II et d'Anne, sa femme, de Philippe III et de la reine Marguerite, de Philippe IV et de la reine Elisabeth de Bourbon, de Charles II, Charles III, Charles IV, Ferdinand VII, etc.

La galerie des infants et des reines est plus simple; les revêtements y sont en stuc. Les tombes sont rangées le long des murs et marquées par des armoiries et des devises latines. Un curieux monument en forme de ruche renferme les tombes des infants.

La sacristie est digne de la basilique. Ses meubles sont en bois variés d'une grande richesse. Elle a une superbe collection d'ornements brodés des XVIe et XVIIe siècles et quelques pièces plus anciennes. Elle conserve une précieuse relique, une hostie miraculeuse (la Santa Forma) donnée à Philippe II par Rodolphe II d'Autriche et provenant des hosties profanées, miraculeusement sauvées aux Pays-Bas. La Santa Forma a son sanctuaire spécial au fond de la sacristie: le reliquaire n'est visible qu'aux grands jours; l'autel a de beaux reliefs de marbre blanc et un grand table au de Coello qui représente la translation et l'adoration de l'hostie de miracle.

Au couvent, on visite le cloître, le grand escalier, la salle du chapitre et la bibliothèque. Le cloître, â arcades cintrées, a de mauvaises fresques et un jardin élégant de style français avec bosquets, bassins et fontaines: rien n'y rappelle le caractère mystique et gracieux de nos cloîtres du moyen âge.

Le grand escalier a été peint par Luca Giordano: la frise représente la bataille, le siège et la reddition de Saint-Quentin. Les mêmes sujets sont mieux traités dans les salles du palais et les fresques y sont mieux conservées. La salle du chapitre a quelques belles toiles espagnoles, vénitiennes et flamandes. Les plus importantes cependant ont été transportées au Musée de' Madrid.

La bibliothèque est une magnifique salle voûtée de 52 mètres de long, décorée de peintures par Carducci et Tibaldi. Celui-ci a représenté à la voûte les arts libéraux. C'est de l'art facile du XVIIe siècle, auquel manquent le soin, le fini et le sentiment naïf et religieux de la première renaissance. Les miniatures exposées dans les vitrines sont en grande partie du XVIe siècle et combien elles sont inférieures aux enluminures plus anciennes de nos écoles italienne, française et flamande! C'est qu'aux XIIe, XIIIe et XIVe siècles en Espagne on ne peignait pas, on se battait pour la foi.

Entre temps, visitez aussi à l'Escorial la Casita, sorte de. Trianon, où le XVIIP siècle a accumulé tout ce qu'il savait faire de gracieux: des soieries de Valence et de Barcelone, qui ont conservé toute leur fraîcheur sous les tableaux qu'on y a suspendus; des porcelaines de Madrid, des ivoires, des miniatures; des meubles en marquetterie et des marbres de toute couleur.

Il nous reste à voir le palais. Il y a les grands appartements et l'appar­tement privé de Philippe II. Dans les grands appartements, il y a une série de pièces garnies de tapisseries et la salle des batailles. Les tapisseries sont espagnoles et flamandes, d'après les dessins de Rubens, Téniers, Wouvermans, Goya et Bayeu. Que de petites scènes délicates de chasse, de pêche, de jardi­nage, etc., par Goya et Bayeu! Cette école ressemble à notre école du XVIIle siècle et rappelle Wateau, Boucher et Chardin.

La salle des batailles est en grande partie consacrée à la gloire de Philippe II. On y voit seulement deux batailles anciennes contre les Maures; le reste repré­sente les campagnes de Philippe II: bataille de Saint-Quentin, prise du Connétable de Montmorency, siège et prise de la ville, bataille de Gravelines, revue de l'armée d'invasion du Portugal, l'expédition maritime aux îles Açores.

Les fresques relatives à Saint-Quentin sont dans le style de nos estampes du XVIe siècle. La perspective y est toute fantaisiste. Le dessin n'avait pas encore été aidé par la photographie. Ce sont des vues à vol d'oiseau, plus intéressantes pour l'archéologie que pour l'art. On y voit très bien le vieux Saint-Quentin avec son enceinte, ses portes, ses clochers, sa grande basilique, les moulins à vent et les vignes des coteaux voisins. On y peut aussi faire une étude des costumes militaires si variés de toutes ces troupes venues de partout, de Flandre, d Espagne, d'Allemagne et de Savoie.

L'Escorial avait aussi nos belles tapisseries de Flandre et d'Arras prises à la basilique de Saint-Quentin, mais elles ont été reportées au palais de Madrid. Les rois d'Espagne ont la plus belle collection de tapisseries anciennes qui soit au monde. Elle compte, dit-on, 2.000 pièces. Malheureusement elles restent entassées pour la plupart au palais de Madrid. On en voit seulement une partie exposée dans les galeries du palais aux jours de grandes processions: 2 février et Fête-Dieu. Il y a surtout deux collections merveilleuses: l'Histoire de la Vierge, d'après Van Eyck, et la Passion de Notre-Seigneur, d'après Van der Weyden. Quel beau musée de tapisseries Madrid pourrait organiser! Il serait unique au monde.

L'appartement privé de Philippe II offre un grand intérêt. Il nous révèle tout le caractère de ce roi. Il y a peu de pièces: la salle des ambassadeurs et trois cabinets. Le tout est simple comme les salles les plus modestes d'un castel féodal: murs peints à la chaux, meubles de chêne: un bureau, un reliquaire, un globe céleste, hauts fauteuils et tabourets, quelques sièges de campagne. L'alcôve a une fenêtre qui donne sur l'église. C'est là que le roi assistait à l'office quand la maladie l'empêchait d'aller au choeur; c'est là qu'il mourut. C'est bien l'appartement d'un roi austère et soucieux, guerroyeur et mystique.

XXIX. – Les fastes de l’Éspagne

Après avoir visité les capitales anciennes et modernes de l'Éspagne, Tolède, Ségovie, Madrid et ses principales demeures royales, l'Escorial et la Granja, j'aime à jeter un regard d'ensemble sur l'histoire de l'Espagne. C'est le moment de condenser en quelques pages les fastes glorieux du royaume catholique, pour mieux comprendre les desseins de la Providence et la généreuse fidélité de ce peuple chevaleresque.

Prenant en sens inverse les paroles de Bonaparte en Egypte, je dirai: du haut de ces palais je contemple quarante siècles de l'histoire d'Espagne.

Je vois venir d'abord les Ibères par le détroit de Cadix ou les colonnes d'Hercule, et les Celtes par les Pyrénées. Je vois les Pélasges et les Phéniciens aborder aux côtes orientales par mer et y fonder leurs colonies. Les Pélasges ont laissé la marque de leur séjour clans les restes de murs cyclopéens de Gerona et de Barcelone.

Plus tard viennent les Carthaginois. Ils soumettent presque tout le pays

et y fondent une Carthage nouvelle, Carthagène. Hannibal passe et s'empare de Sagonte (Sagonta), la plus forte place des Romains. Les Carthaginois sont arrêtés par les Romains sur les bords de l'Ebre en 227. Pendant la deuxième guerre punique (219-204), ils se voient arracher leur conquête. Après la prise de Numance, aujourd'hui Soria, entre Burgos et Saragosse, les Romains sont entièrement maîtres de l'Espagne; ils la possèdent en paix jusqu'au Ve siècle de notre ère. Je les vois élever çà et là des aqueducs, des amphithéâtres, des temples, des forums.

L'Espagne s'était vite latinisée; elle s'assimila la civilisation et les coutumes de ses vainqueurs; si bien que Sénèque, Martial, Lucien et Quintilien, tous nés en Espagne, étaient de vrais Romains par le caractère et le style.

Les empereurs Trajan, Hadrien et Théodose étaient espagnols aussi et ils firent leur carrière à Rome comme de vrais Romains. Trajan, officier heureux, avait été tribun, prêteur et consul à Rome avant d'être adopté par Nerva. Hadrien avait reçu aussi une haute culture romaine.

L'évangélisation de l'Espagne semble avoir été commencée par saint Paul lui-même et par saint Jacques le majeur. Saint Paul, d'après la tradition, après avoir établi son disciple Sergius Paulus, évêque de Narbonne, aurait prêché dans le Nord de l'Espagne. Saint Jacques passe, il laisse à Saragosse la dévotion à la madone du Pilar; à Burgos, la dévotion au Santo Cristo, puis il porte la foi jusqu'aux rivages de l'Océan.

La persécution de Dioclétien au IIIe siècle trouve des chrétientés floris­santes du Nord au Sud de l'Espagne. Le proconsul Dacien exerce froidement sa cruauté.

J'aime à contempler le courage surnaturel de sainte Eulalie à Mérida, de saint Vincent â Saragosse, des saints enfants Juste et Pastor à Alcala, et de tant d'autres martyrs de la foi chrétienne.

Bientôt débordent des Pyrénées les barbares qui ont déjà dévasté la France: ce sont les Suèves, les Vandales, les Goths.

Les Visigoths prennent le dessus. En 428, ils se trouvent maîtres de la France méridionale et de l'Espagne entière, sauf le petit royaume des Suèves au Nord-Ouest, dont ils font même la conquête en 585.

Les Grecs de Bysance ont repris pied en Espagne et occupé les côtes du Midi sous 1e règne de Justinien, mais ils sont de nouveau évincés par les Goths en 611.

L'Espagne a donc à peu près le même sort que la Gaule. Sa race est comme la nôtre mêlée de sang celtique, romain et visigoth, mais elle a en plus le sang des Ibères qui lui donne son caractère propre.

Les rois goths, Ataulf et ses successeurs, se regardent longtemps comme vassaux des empereurs de Bysance. Ils prennent Tolède pour capitale, l'embellissent et y réunissent plusieurs conciles auxquels l'Espagne dut son organisation sociale.

En 708, le comte Julien, gouverneur de Ceuta, dont le roi goth Roderic, avait outragé la fille, appelle pour se venger les Musulmans d'Afrique.

Les Arabes viennent donc à leur tour en 710. Tarik, lieutenant du Vali d'Afrique, s'avance victorieusement. Son nom est resté à Djebel-Tarik (Gibraltar). En peu d'années, les Arabes refoulent les Visigoths vers le Nord et les renferment dans les montagnes des Asturies.

Pélage, descendant de Roderic, rallie les Goths et forme le petit royaume des Asturies, qui prend plus tard les noms de royaume d'Oviedo et royaume de Léon.

Garcia Ximénès constitue, de son côté, le petit état de Sobrarbe, qui sera le noyau du royaume d'Aragon.

Abd-er-Rahman (728-732) avait étendu son pouvoir jusqu'à Poitiers où il fut battu par Charles-Martel. Là encore je m'arrête volontiers et je suis heureux que la gloire d'arrêter le flot de l'Islam revienne à un paladin français.

Abd-er-Rahman II, descendant des califes Ommiades dépossédés à Damas, vient en Espagne avec ses partisans et s'empare du pouvoir. Il se montre libéral pour les chrétiens. Emir de Cordoue en 756, il apporte en Espagne la civilisation de l'Orient, fait faire de grands travaux, et bâtit la merveilleuse Mosquée de Cordoue. Il développe l'instruction publique et s'entoure de savants. Il lutte contre Charlemagne qui, après avoir pris Pampelune et assiégé Saragosse en 778, voit son arrière-garde battue à Roncevaux, deuil national pour nous et thème de nos plus chrétiennes poésies.

Le Xe siècle sous Abd-er-Rahman III et Hakam, est le grand siècle de la civilisation arabe. Gerbert, qui sera plus tard le pape Sylvestre, vient étudier les sciences à Cordoue.

L'Espagne arabe fut d'abord une province du grand empire des califes de Damas; mais en 756, elle forme un empire à part, connu sous le nom de Califat de Cordoue, du nom de la capitale, ou califat Ommiade, du nom de la dynastie. Le califat de Cordoue cesse d'exister en 1031, après 275 ans d'existence et se démembre en plusieurs principautés indépendantes. On en compte jusqu'à 19 Cordoue, Séville, Jaen, Carmone, Niebla, l'Algarve, Algésiras, Murcie, Orihuela, Valence, Denia, Tortose, Lérida, Saragosse, Huesca, Tolède, Badajoz, Lisbonne, Majorque.

Pendant ces trois siècles, le petit royaume Goth du Nord s'était accru aux dépens des Califes. Des comtes chrétiens, vassaux du roi de Léon, avaient repris la vieille Castille; d'un autre côté, Pépin et Charlemagne avaient conquis la Septimanie et tout le pays compris entre les Pyrénées et l'Ebre, dont ils avaient fait la Marche d'Espagne.

En 831, un lieutenant de Pépin, Aznar, roi d'Aquitaine, s'est rendu indépendant dans l'Ouest de la Marche d'Espagne et a fondé le royaume de Navarre, tandis qu'à l'Est se formait le comté de Barcelone, qui resta feudataire de la France jusqu'en 1258.

La maison de Navarre finit par absorber les autres maisons royales en 1037, mais elle s'était divisée en trois lignes pourvues chacune d'un royaume: 1° Castille (dite aussi Castille et Léon); 2° Aragon; 3° Navarre. Ces trois lignes s'éteignirent successivement en 1109, 1134, 1234, mais les trois royaumes rien subsistèrent pas moins; seulement, ils passèrent à trois dynasties françaises (dites de Bourgogne, de Barcelone et de Champagne), et l'Aragon se trouva alors aux mêmes mains que le Comté de Barcelone; de plus, il s'était formé, de 1095 à 1139, un 4e état chrétien, le comté, puis le royaume de Portugal, appartenant à une ligne bâtarde de Bourgogne. Ces quatre états étaient sans cesse en guerre avec les Maures qui avaient succédé à la puissance des Arabes.

Des règnes de Ferdinand Ier, roi de Castille, et de son fils Alphonse VI au XIe siècle, date le grand mouvement de la croisade chrétienne. Princes et chevaliers rivalisent d'héroïsme et de foi. Ils portent l'étendard de la Croix et de la Vierge Marie; le char eucharistique les accompagne. C'est un spectacle sublime. J'aime à relire ici les belles pages de Corneille sur le Cid.

Ferdinand Ier s'empare de Coïmbra et prend de nombreuses villes aux émirs de Tolède, de Séville, de Valence.

Le Cid prend Tolède et Valence. Alphonse VI transporte sa capitale à Tolède; il s'empare de Madrid, de Calatrava et de tout le cours du Tage de Cuenca à Alcantara.

La lutte est à son paroxysme, le pape Innocent III appelle toute l'Europe chrétienne au secours de l'Espagne. Des Français, des Allemands, des Italiens viennent se joindre aux soldats de Castille, d'Aragon et de Navarre. En 1212, le coup décisif est porté et les Musulmans sont écrasés à Las Navas de Tolosa, près de Jaen.

Saint Ferdinand III continue la lutte (1217-1252). Il prend Séville et Cordoue et ne laisse aux Maures que Grenade et la province des Algarves. C'est Ferdinand II d'Aragon et Isabelle de Castille, les Rois catholiques qui, après dix ans de lutte, mettent le couronnement à la grande croisade en s'emparant de Grenade, en 1492.

La même année, Christophe Colomb mettait le comble à la gloire de l'Espagne, en découvrant le Nouveau-Monde.

Il faut signaler le concours que prêtaient aux princes dans toutes ces croisades, les nobles et vaillants chevaliers des Ordres militaires - Chevaliers de Saint-Jacques, chevaliers de Calatrava, chevaliers d'Alcantara.

Serviteurs de Dieu et de la patrie, ces chevaliers étaient à la fois des religieux et des soldats. La croix brillait sur leur écusson, et ils allaient au combat avec l'ardeur et l'esprit de sacrifice que la foi inspire.

L'Espagne est aussi la terre classique des Ordres rédempteurs, des Trini­taires et des Mercédaires, qui réunissaient des aumônes pour aller au péril de leur vie racheter les esclaves chrétiens.

L'Espagne se trouva un jour être à la tête du monde. Le mariage de Ferdinand et d'Isabelle avait réuni la Castille et l'Aragon. Jeanne de Castille, fille d'Isabelle et son héritière, épousa Philippe-le-Beau, comte de Flandre, fils de Maximilien d'Autriche. Son fils, Charles-Quint, se trouva héritier de l'Espagne par sa mère, des Flandres et de l'Allemagne par son père. Colomb et d'autres glorieux navigateurs lui avaient donné l'Amérique: le soleil ne se couchait plus sur les possessions espagnoles.

Rassasié de cette gloire, Charles-Quint déposait la couronne et se retirait au monastère de Juste, en 1556.

Sous Philippe Il, en 1571, la flotte espagnole commandée par don Juan, frère du roi, battait les Turcs à Lépante.

Dans ce même XVIe siècle, la gloire de l'Espagne était portée à son apogée par la grande influence religieuse de sainte Thérèse et par les succès aposto­liques des premiers compagnons de saint Ignace et particulièrement de saint François Xavier. Au XVIP siècle, elle excellait dans les arts avec Murillo et Vélasquez.

Comme je l'ai dit plus haut, de l'avènement de Charles V, petit-fils de Ferdinand, en 1516, date la réunion de toute l'Espagne en un même état: cette réunion, la possession de la Sicile, de la Sardaigne, du royaume de Naples, de la Franche-Comté, des Pays-Bas et un peu plus tard, l'acquisition du Milanais, la découverte et la conquête du Mexique, du Pérou, de la Nouvelle-Grenade, du Chili, de Buenos-Ayres, enfin l'acquisition du Portugal en 1580, firent de l'Espagne au XVIe siècle la puissance prépondérante de l'Europe. Mais des fautes de tout genre et les guerres continuelles amenèrent bientôt sa ruine elle se vit enlever successivement: en 1609, sept des dix-huit provinces des Pays-Bas; en 1640, le Portugal; en 1659, le Roussillon et l'Artois; la Franche-Comté, en 1679.

La guerre de la succession d'Espagne (1701-1714), qui plaça sur le trône un petit-fils de Louis XIV, donna aux puissances jalouses l'occasion de lui enlever toutes ses possessions européennes hors de la péninsule.

En 1808, Napoléon, profitant des dissensions de la famille royale, plaça sur le trône d'Espagne son frère Joseph. Il en résulta une guerre acharnée avec la France (1808-1814), qui fut une des causes de la chute de l'empereur.

Le 22 mars 1814, les Bourbons rentrèrent en Espagne: Ferdinand VII y rétablit le pouvoir absolu (il rey netto). Une révolution qui éclata en 1830 établit un gouvernement constitutionnel, sous le nom de gouvernement des Cortès; mais une armée française appelée par Ferdinand et commandée par le duc d'Angoulème renversa le gouvernement des Cortès pour rétablir le pouvoir absolu. La campagne française se termina au Trocadero, près de Cadix.

C'est sous Ferdinand VII, en 1817, qu'éclatèrent en Amérique les révoltes qui ont enlevé successivement à l'Espagne toutes les colonies qu'elle possédait sur ce vaste continent.

Ferdinand VII mourut en 1833, léguant, par une Pragmatique-sanction, son trône à sa fille Isabelle, encore enfant, sous la tutelle de la reine Christine. Celle-ci, après une longue guerre contre les Carlistes et la révolution, dut abdiquer la régence qui fut confiée au général Espartero en 1840.

En 1843, Isabelle fut déclarée majeure; en 1846, elle épousa son cousin, don François d'Assise; en 1868, elle a été déclarée déchue par un pronuncia­mento. Des Cortès constituantes appelèrent au trône Amédée, duc d'Aoste. Il abdiqua en 1873.

Les Cortès établirent la république, mais un pronunciamento rétablit Alphonse XII en 1875.

Il mourut en 1886 et son fils puîné Alphonse XIII lui succéda sous la régence de sa mère.

Au commencement de ce siècle, l'Espagne avait encore un empire colonial, grand deux fois comme l'Europe et qui comprenait la moitié du Nouveau-Monde. Mais dans ses colonies, elle s'est montrée souvent dure et cupide. Elle a eu aussi le tort d'y persécuter les ordres religieux qui étaient son principal appui. Elle a perdu l'an dernier les dix millions de sujets qui lui restaient au-delà des mers. Puisse la nation honorée par l'Église du nom glorieux de nation catholique, se relever avec l'aide de Dieu et remplir encore un grand rôle dans la conquête du monde à Jésus-Christ et clans l'établissement définitif du règne du Sacré-Cœur!

XXX. – Avila et sainte Thérèse

Avila est la patrie de sainte Thérèse et le berceau de sa réforme. J'admirai les vieux remparts arabes parfaitement conservés; la cathédrale, dans le beau style simple et sévère da XIIIe siècle, avec ses grilles de Jean de France, ses rétables de Jean de Bourgogne et de Berruguete; la grande église romane de Saint-Vincent, avec les tombes si précieuses du Saint et de ses quatre sœurs; mais c'étaient surtout les souvenirs de sainte Thérèse qui m'attiraient. J'eus le bonheur de célébrer la sainte messe dans la maison et dans la chambre où Thérèse de Jésus naquit, et qui fait aujourd'hui partie du sanctuaire de Sainte-Thérèse, desservi par les Carmes. J'eus aussi la joie de prier dans le monastère de l'Incarnation où elle passa la plus grande partie de sa vie reli­gieuse et dans celui de Saint-Joseph, qu'elle fonda pour sa réforme.

Maint objet, qu'on montre au pèlerin dans ces monastères, aide à faire revivre le souvenir de sainte Thérèse. Le couvent des Carmes possède un doigt, et celui de Saint-Joseph une clavicule de la Sainte. On a aussi chez les Carmes une de ses sandales; à Saint-Joseph, une lettre écrite par elle, un vase à son usage et des instruments de musique fort rustiques, une flutte et un tambourin qu'elle avait donnés à ses sœurs pour célébrer le mystère de Noël en souvenir des bergers de Bethléem. Au couvent de l'Incarnation: un linge brodé par elle, un crucifix peint par saint Jean de la Croix pour l'usage de la Sainte, un autel construit avec les bois de la cellule où elle habita 27 ans, le guichet de com­munion où eurent lieu ses épousailles mystiques, une coiffe et un suaire.

Plusieurs monastères conservent des croix ou des crucifix qui ont appartenu à sainte Thérèse: les Carmélites de Boulogne possèdent la croix qui fut remise entre ses mains avant de la mettre au tombeau; celles de Madrid et celles de Valladolid ont une croix qui avait été donnée par sainte Thérèse à sa famille; celles de Bruxelles ont une petite croix qu'elle a portée de son vivant, le crucifix qu'elle embrassait en mourant a passé par des circonstances diverses et dont on a le détail très authentique, chez les Clarisses de Perpignan. C'est une relique bien précieuse.

Mais la cité d'Avila est tout entière comme un reliquaire de sainte Thérèse. Elle y a vécu la plus grande partie de sa vie.

L'influence de Thérèse sur les esprits et sur le monde a été. incalculable et se perpétuera jusqu'à la fin. Toute l'Eglise l'a proclamée une grande théo­logienne. L'Espagne l'appelle la doctoresse mystique (doctora mistica). La ville universitaire de Salamanque aime à la représenter avec un bonnet de docteur sur la tête.

Pour animer mon récit d'une visite à Avila, je ne vois rien de plus à propos que de rappeler brièvement la vie apostolique de sainte Thérèse, sa doctrine et son action sur les âmes.

Sainte Thérèse de Jésus n'a-t-elle pas exercé un véritable apostolat, par ses prières et ses austérités, par ses fondations et ses écrits, par ses fils et ses filles, les Carmes et les Carmélites de sa réforme? Elle a mérité que les Pontifes romains lui élevassent, à l'entrée de la basilique Saint-Pierre du Vatican, une magnifique statue qui porte cette inscription: Mater spiritualium, la mère spirituelle, la mère et la maîtresse des âmes en ce qui concerne la vie intérieure, la vie surnaturelle, religieuse et contemplative. Que demandent les prêtres de tout l'univers catholique dans la première oraison de sa messe? Ils demandent pour eux et les fidèles, la grâce d'être nourris du pain de sa céleste doctrine, coelestis ejus doctrinoe pabulo nutriamur.

L'ardeur de son apostolat a fait rayonner au loin la vérité divine. Le but qu'elle se proposait et qu'elle atteignit dans la réforme du Carmel était vraiment apostolique, comme on le voit au premier chapitre de son livre Le Chemin de la perfection, où elle déclare qu'elle pensait principalement à la France, alors ravagée par les hérétiques.

Près de Salamanque, sur une montagne élevée et isolée s'élève une statue colossale de la sainte Vierge qu'on appelle Notre-Dame du Puy de France, Nuestra Senora de la Pena de Francia, souvenir de nos pèlerins ou de nos croisés.

Sainte Thérèse avait l'image de Notre-Dame du Puy de France dans le couvent qu'elle habita à Salamanque. C'est qu'elle aimait à prier pour la France, et c'est pour la sauver qu'elle fit pratiquer tant d'austérités aux Sœurs de sa réforme: «Lorsqu'on jeta les premiers fondements de ce monastère de Saint­-Joseph d'Avila, écrit-elle, mon dessein n'était pas qu'on y menât une vie si austère ni qu'il fût sans revenus… Mais ayant appris vers ce même temps les coups portés à la foi catholique en France, les ravages que ces malheureux luthériens y avaient déjà faits, et les rapides accroissements que prenait de jour en jour cette secte désastreuse, j'en eus l'âme navrée de douleur. Dès ce moment, comme si j'eusse pu ou que j'eusse été quelque chose, je répandais des larmes aux pieds de Notre-Seigneur, et je le suppliais de porter remède à un si grand mal. J'aurais donné volontiers mille vies, pour sauver une seule de ces âmes, que je voyais se perdre en si grand nombre dans ce royaume.» (Chemin de la perfection, ch. 1.)

Son zèle apostolique embrassait d'ailleurs l'Église entière.

Ne dit-elle pas, au chapitre premier des Fondations, en parlant de ses compagnes d'Avila: K Je cherchais à allumer en elles une sainte passion pour le salut des âmes et l'accroissement de l'Église. Cette soif du salut des âmes est l'attrait que Notre-Seigneur m'a donné. Aussi, quand je lis la vie des Saints, le récit des travaux apostoliques de ceux qui ont conquis des adorateurs à Dieu et peuplé le ciel, excite bien plus ma dévotion, mes larmes, mon envie, que le tableau de tous les tourments endurés par les martyrs….. Elle eut la consolation de voir ses frères et ses sœurs du Carmel se répandre par le monde, s'embarquer même pour ce Congo vers lequel se portent de nouveau les missionnaires.

Nul n'a plus travaillé à répandre le feu sacré de l'oraison mentale, d'où jaillit une lumière qui éclaire l'esprit sur la vanité des choses d'ici-bas, d'où rayonne une chaleur qui dilate le cœur,,jusqu'à le rendre capable des plus durs sacrifices et des plus grandes générosités… Obtenez d'une âme qu'elle fasse oraison, bientôt elle sentira l'empire de la chair s'affaiblir, les nuages se dissiper; la lumière de la révélation arrivera plus pure et plus vive, à ses yeux.

Sainte Thérèse embrassait dans son zèle la vie sociale tout entière. Elle aurait voulu que les chefs des peuples s'élevassent jusqu'à un état sublime d'oraison. «Combien il vaudrait mieux pour eus, disait-elle, de travailler à l'acquérir, que de chercher à conquérir de nouvelles provinces! - Le sacrifice de ma vie, ajoutait-elle, me paraîtrait bien peu de chose, au prix d'une seule de ces vérités communiquée aux hommes… Je sens, pour dire des vérités si salutaires à ceux qui gouvernent, un zèle qui me tue… Volontiers, Seigneur, pourvu que je pusse vivre sans vous offenser, je me dessaisirais des faveurs dont vous m'avez comblée pour les transporter sur la tête des rois!» (Sa Vie écrite par elle-même.)

Les gouvernants qui ne prient pas plus Dieu qu'ils ne l'étudient, finiront toujours par conduire les peuples aux abîmes, parce qu'ils n'ont pour guide que la nature et non la grâce, parce qu'ils sont incapables d'instruire et d'accoutumer les sujets à se vaincre, à se gêner pour devenir meilleurs, pour se plier à la discipline sociale, pour admettre la différence des rangs et des fortunes, pour respecter tous les droits et pratiquer tous les devoirs.

Au contraire, s'ils priaient et faisaient oraison, on pourrait dire avec le mystique docteur: «Dès lors, je le sais, ils ne pourraient plus consentir à tant de choses qu'ils autorisent… Quel ordre et quelle justice on verrait fleurir dans leurs états! Que de maux seraient évités!» (Ibid.)

Mais le foyer de l'oraison mentale rallumé par sainte Thérèse, n'est pas seulement une lumière qui éclaire, il est aussi un feu qui échauffe, qui fait fondre toutes lés glaces de l'égoïsme, qui rend le cœur ardent à expier les iniquités de ses contemporains, à sacrifier et à donner ce qu'il possède.

La séraphique réformatrice fut suscitée de Dieu au sein de la nation, qui venait dé découvrir le Nouveau Monde, et peu après que la conquête de ces pays immenses eut donné à l'humanité une activité sans trêve, multiplié sans fin les relations, les voyages, les affaires, excité partout les convoitises, lâché le frein aux passions. Que fut la vie des fils et des filles de l'héroïque contem­plative? Une guerre incessante aux appétits, un complet assujettissement de la nature, une magnanime expiation des excès commis par les Espagnols sur un autre continent. Aujourd'hui, de même, qu'est-ce que la vie d'une Carmélite, si ce n'est une expiation continuelle? N'est-ce pas du Carmel de Tours que l'humble Sueur Saint-Pierre, confidente du vénérable M. Dupont, a répandu ces exercices de réparation et cette dévotion à la sainte Face, que Notre-Seigneur lui avait enseignée pour mieux expier nos fautes!

- C'est au monastère de l'Incarnation d'Avila à la grille du chœur, au moment de la sainte communion, que la Sainte reçut l'éclatant bienfait du mariage spirituel, dont elle nous a elle-même transmis les détails et expliqué les effets.

Lorsque nous ne sentons qu'en passant l'alliance de Dieu avec notre âme, quand la conscience que nous en avons est passagère, c'est l'union simple, si elle laisse l'âme maîtresse d'elle-même, et c'est l'union extatique si elle la jette dans un transport qui suspend l'exercice de ses sens et la liberté de ses puis­sances. Mais quand cette conscience devient stable ou du moins habituelle, c'est le mariage spirituel, état sublime et spécial, qui consomme l'ascension mystique et peut se définir: Un sentiment surnaturel et permanent de la présence de Dieu dans l'âme et de son union avec elle.

Le mariage humain n'en est que la figure; il a moins de grandeur et de mérite, moins d'allégresse et de fécondité. Le mariage spirituel se conclut dans la grâce sanctifiante, ne voit pas ses liens se relâcher par les épreuves de la vie, ni son terme arriver par la mort: il se continue au delà du tombeau, se con­somme dans la gloire et n'obtient la plénitude de ses jouissances que dans le ciel.

Cet honneur fut accordé à sainte Gertrude, à la bienheureuse Angèle de Foligno, à sainte Catherine de Sienne et à d'autres Saintes. Un jour dans une apparition, Notre-Seigneur dit à sainte Catherine de Sienne: «Je suis résolu à célébrer solennellement la fête du mariage de ton âme, et je veux t'épouser dans la foi que tu conserveras sans tache, jusqu'à ce que tu célèbres tes noces éter­nelles avec moi dans les cieux.» En parlant ainsi, il lui avait passé au doigt annulaire de la main droite un anneau, enrichi de quatre pierres précieuses et d'un très beau diamant. Cet anneau fut visible pour elle seule durant sa vie; mais après sa mort, le doigt opéra de nombreuses guérisons, et plusieurs personnes en venant le vénérer aperçurent l'anneau miraculeux. (Sa Vie, par le B. Raymond.) L'anneau de sainte Catherine de Ricci fut de son vivant visible pour ses sœurs. (Sa Vie, par le R. P. Bayonne.)

Sainte Thérèse fut admise aussi à l'honneur du mariage spirituel en 1572, dix années avant de quitter la terre. Le fait est attesté par l'Eglise, qui l'admire et le chante dans la préface de la messe propre au Carmel. Mieux que personne la mistica doctora nous en a décrit le prélude, la célébration et les effets.

Le prélude, c'est la manifestation intellectuelle de l'auguste Trinité et la conscience de son habitation au centre même de l'âme. «Les trois personnes de la sainte Trinité se montrent à elle, avec un rayonnement de flammes, comme une nué très éclatante… A la faveur d'une connaissance admirable qui lui est alors donnée, elle voit ces trois personnes distinctes et entend avec une souveraine vérité qu'elles ne sont toutes trois qu'une même substance, une même puissance, une même sagesse et un seul Dieu… Là les trois adorables personnes se communiquent à l'âme, lui parlent, et lui donnent l'intelligence de ces paroles de l'Evangile (Jean, xiv): Si quelqu'un m'aime, il gardera mes commandements, et mon Père l'aimera et nous viendrons à lui, et nous ferons en lui notre demeure.» (Château intérieur, 7e demeure.)

La célébration ne se fait qu'avec la seconde personne, parce qu'il est dans la nature du mariage d'associer deux êtres semblables, et que le Verbe, intel­ligende et parole du Père, est l'époux le mieux assorti à la créature, intelligente et parlante, et parce qu'il est uni à l'humanité. Pour se distinguer de l'union commune qui se fait par la grâce habituelle, le mariage spirituel suppose toujours une manifestation spéciale du Verbe incarné, qui vient déclarer à l'âme qu'il la prend pour épouse et qu'il est son époux. Voici comment sainte Thérèse décrit cette faveur: «Se montrant à moi dans le plus intime de mon âme par vision imaginaire, comme il l'avait souvent fait, Notre-Seigneur me donna sa main droite et me dit: Regarde ce clou, c'est la marque et le gage que dès ce jour tu seras mon épouse; jusqu'à présent tu ne l'avais point mérité; désormais tu auras soin de mon bonheur, ne voyant pas seulement en moi ton Créateur, ton Roi et ton Dieu, mais encore te regardant toi-même comme ma véritable épouse; dès ce moment, mon bonheur est le tien et ton bonheur est le mien.»

Et quels sont les effets de ce mariage spirituel? Ils sont nombreux et magnifiques.

C'est d'abord la stabilité, une sorte d'indissolubilité. Malgré sa majesté infinie, Dieu daigne s'unir de telle sorte à une faible créature, qu'à l'exemple de ceux que le sacrement de mariage unit d'un lien indissoluble, il ne veut plus se séparer d'elle. Les simples fiançailles ne jouissent pas de ce privilège; l'union qu'elles forment entre l'âme et Dieu n'est point permanente.

Vient ensuite l'intimité. «L'union des fiançailles spirituelles peut se comparer â celle de deux flambeaux, tellement rapprochés qu'ils ne donnent qu'une seule lumière, mais qui peuvent être séparés l'un de l'autre… L'union du mariage spirituel est plus intime: c'est comme l'eau qui tombant du ciel dans une rivière ou une fontaine, s'y confond tellement qu'on ne peut plus séparer une eau de l'autre.»

Quel est le troisième effet? Une espèce d'impeccabilité ou de confirmation dans la grâce. «Ne pensez pas que malgré ces grands désirs et cette résolution si ferme de ne commettre pour rien au monde une imperfection, il n'arrive point à ces âmes d'en commettre plusieurs et même des péchés; j'entends des péchés véniels, mais non commis de propos délibéré, parce que le Seigneur leur donne sans doute un secours très spécial pour s'en préserver. Quant aux mortels commis avec vue, elles en sont exemptes.» On croit même que le mariage spirituel produit, non seulement la certitude de l'état de grâce, mais encore l'assurance de la prédestination à la gloire.

Quel est le quatrième effet? Une paix au-dessus de tout sentiment, un calme et un silence intérieur que cette assurance entretient et augmente. «Il n'y a presque jamais de sécheresse; l'âme jouit presque toujours du calme le plus pur… Notre-Seigneur enrichit l'âme de ses dons et de ses lumières, au milieu d'une paix si profonde et d'un si grand silence, que cela me rappelle la construction du temple de Salomon où l'on ne devait entendre aucun bruit.»

Enfin le cinquième effet est une parfaite communauté de biens, qui complète le don du cœur et en développe les conséquences. Ecoutons encore la Sainte: «Pendant que j'étais à la fondation du monastère de Séville (en 1575), Notre-Seigneur me dit: Tu sais le mariage spirituel qui existe entre toi et moi; par ce lien, ce que je possède est à toi, et ainsi je te donne toutes les douleurs et tous les travaux que j'ai endurés. En vertu de ce don, tu peux demander à mon Père, comme si tu demandais ton bien propre.»

Notre-Seigneur avait dit de même à sainte Gertrude: «De même qu'un fidèle serviteur est toujours à la volonté de son maître, ainsi mon Cœur sera désormais toujours à ta disposition, pour réparer à toute heure toutes tes négligences.»

- C'est à Alba qu'est morte la chère Sainte. Nous retrouvons là encore ce souvenir. C'est en cette pieuse compagnie que je terminais mon premier tour en Espagne.

XXXI – Barcelone

J'étais entré en Espagne la première fois par Saint-Sébastien, je com­mençai mon second voyage à Barcelone. Quel contraste! La race, le climat, les mœurs, tout diffère profondément. Le pays basque où l'on entre par Saint-Sébastien rappelle notre Normandie. La Catalogne, où l'on entre par Barcelone ressemble à notre Provence. D'un côté, c'est le climat de l'Océan, de l'autre, celui de la Méditerranée. A l'Ouest, c'est une province montagneuse où pous­sent le chêne, le pommier, les céréales. A l'Est, ce sont des vallées inclinées vers la mer, où règnent la vigne et l'olivier.

La région de Barcelone a beaucoup de rapports avec l'Italie, qu'elle regarde à travers la Méditerranée.

Tout de suite après la frontière, c'est le massif du Montsény, non pas celui des Alpes, mais un Montsény méridional, qui diffère de l'autre par sa constitution, son aspect et sa végétation, autant que par son orthographe.

De ces montagnes descendent vers la mer des lits de torrents souvent desséchés, que les Espagnols appellent des ramblas. A mi-côte, règnent les chênes-lièges et les genêts; plus bas ce sont des vignes soutenues par des roseaux comme en Italie. La plaine a des champs de fèves, de chanvre et de maïs, bordés par des figuiers et des amandiers, et semés de quelques caroubiers et de quelques pins parasols. On voit descendre des montagnes des ânes chargés de charbon de bois. Les torrents sont souvent encadrés de peupliers blancs.

Les maisons ont leurs toitures peu inclinées. La plaine a des puits d'arrosage, puits à bascule ou mus par la force du vent. La charrue primitive et sans roues suffît encore à cultiver ces terres légères.

Les paysans aiment le bonnet rouge, qui n'a sans doute pas chez eux de symbolisme politique.

Au tout vieux temps, Barcelone était une colonie phénicienne. Deux vieilles tours en grand appareil en sont encore les témoins.

En l'an deux cent trente avant le Christ, Amilcar Barca en prit possession au nom de Carthage et lui donna son nom, Barcino.

Les Romains, vainqueurs de Carthage, développèrent Barcino et y implantèrent comme partout leur culte et leur civilisation. La colline porta un temple de Jupiter. On l'appela Mons Jovis; le temps en a fait Monjuich. La ville avait un grand temple d'Hercule. On sait que ce dieu était censé avoir visité toute la Méditerranée. Il reste de ce temple trois belles colonnes corin­thiennes hautes de quinze mètres, enclavées dans une maison qui sert à des réunions archéologiques, non pas au numéro dix-huit, comme disent les guides, mais au numéro dix de la petite rue Calle de Paradis, qui n'a pas dix-huit numéros.

Selon toute vraisemblance, c'est saint Paul qui porta l'Evangile à Barce­lone. Les Pères de l'Eglise rapportent unanimement la tradition d'après laquelle saint Paul a évangélisé l'Espagne. Il partit de Rome par le midi de la Gaule et la grande voie qui conduisait dans la Bétique. Il était accompagné de Sergius Paulus, ancien gouverneur de Chypre, qu'il devait laisser au retour comme évêque à Narbonne. Il fonda les églises de Barcelone, de Tolède, de Tortose. Aussi le culte de saint Paul est resté très vivant dans tout l'Est de l'Espagne et les plus anciennes églises lui sont dédiées.

Au Ve siècle, Barcelone fut le premier siège de la monarchie des Visigoths. Enlevée à ces derniers par les Maures en 712, la Catalogne ne tarda pas à être réunie au vaste empire de Charlemagne; mais le nom des Goths lui est resté, puisque Catalogne est dérivé de Ghotalania.

En 847, au traité de partage conclu à Verdun entre les fils de Louis-le­débonnaire, le comté de Barcelone fut attribué â la France. Il devint hérédi­taire en 888 en faveur de la famille du comte français Geoffroy.

Un des descendants de Geoffroy, le comte Raymond Béranger, en 1137, unit la Catalogne à l'Aragon en épousant Pétronille héritière de la couronne d'Aragon. Barcelone partagea avec Saragosse le titre de capitale du royaume d'Aragon. Cet honneur lui resta jusqu'au XVI siècle.

Barcelone était alors le séjour ordinaire des rois, qui habitaient le gra­cieux palais ogival bâti par les comtes de Barcelone, et qui subsiste encore en partie avec son élégante chapelle. Barcelone régnait alors non seulement sur l'Aragon, mais sur les Baléares, la Sardaigne et les deux Siciles. Le mariage de Ferdinand le Catholique et d'Isabelle de Castille amena la concentration du gouvernement de l'Espagne à Tolède en 1469.

Barcelone est maintenant très grande ville. Elle compte six cent mille âmes. On a remplacé ses vieux remparts par des boulevards ou rondas et sa citadelle par un beau parc. On ne peut plus lui appliquer ce que disait Théophile Gautier en 1840: «Malgré sa Rambla plantée d'arbres, ses belles rues alignées, Barcelone a un air un peu guindé et un peu raide, comme toutes les villes lacées trop dru dans un justaucorps de fortifications.»

Mais on peut dire encore ce qu'ajoutait Gautier: «L'aspect de Barcelone ressemble à Marseille, et le type espagnol n'y est presque plus sensible; les édifices sont grands, réguliers, et, sans les immenses pantalons de velours bleu et les grands bonnets rouges des Catalans, l'on pourrait se croire dans une ville de France.» On y parle d'ailleurs beaucoup le français.

C'est la plus importante des villes commerçantes et industrielles de l'Espagne. Elle est située à la même latitude que Rome. Son climat est excellent. Elle rivaliserait avec Nice et Cannes, si elle n'avait un peu trop de vent.

Les nouveaux quartiers ont de larges rues bordées de platanes avec de riches habitations que les Italiens appelleraient des palais. Un arrière-plan de collines porte des maisons de campagne (torres), des églises (ermitas) et des villages.

La Rambla est le grand boulevard de Barcelone. C'est là que sont les cafés, les théâtres, les grands magasins. Un marché aux fleurs y entretient un gracieux aspect. C'est â la Rambla que la population fait sa promenade du soir et la foule y est si grande qu'on a dû réserver un côté du terre-plein pour l'aller et l'autre pour le retour des voitures. La rue de Ferdinand VII (talle Fernando septimo) rivalise avec la Rambla par ses riches magasins. «La rue de la Plaieria (de l'Orfèvrerie,) dit Gautier, éblouit les yeux par ses devantures et ses verrines éclatantes de bijoux, et surtout d'énormes boucles d'oreilles grosses comme des grappes, d'une richesse lourde et massive, un peu barbare, mais d'un effet assez majestueux, qui sont achetées principalement par les paysannes aisées.» Barcelone vend aussi des dentelles, qu'elle appelle pumas ou blondas, et de gracieux éventails de toutes formes et à tous prix.

Son commerce en gros comprend les vins, les huiles, les soieries, le liège, le riz, les oranges, le sel, le plomb, l'antimoine, le jaspe.

La langue courante est le Catalan qui ressemble à notre langue d'oc. «La cathédrale est fort belle, dit Gautier; surtout à l'intérieur, qui est sombre, mystérieux, presque effrayant. Les orgues sont de facture gothique et se ferment avec de grands panneaux couverts de peintures: une tête de Sarrasin grimace affreusement sous le pendentif qui les supporte. De charmants lustres du XVIe siècle, brochés à jour comme des reliquaires, tombent des nervures de la voûte.»

La façade principale est moderne mais dans le style ogival. L'intérieur est très sombre, grâce au chœur des chanoines qui coupe la nef et à l'exiguité des fenêtres qui sont garnies de riches verrières du XVIe siècle. Une belle coupole octogonale, cimborio, s'élève sur la première travée de la nef.

Cette église est très riche en reliques et souvenirs. La crypte possède le corps de sainte Eulalie, la jeune martyre patronne de Barcelone. Le maître­autel renferme le corps de saint Sévère, évêque de Barcelone; la chapelle du Saint-Sacrement, celui du saint évêque Olegarius; une chapelle latérale, celui de saint Raymond de Pennafort, le grand canoniste qui a composé les Décré­tales sous les auspices du Pape Grégoire IX.

La vie de saint Raymond de Pennafort a un trait charmant. Il avait été supérieur général des dominicains et s'était démis de cette fonction par humi­lité. Rentré à Barcelone, il se remit à la prédication et s'appliqua à faire de nouvelles conquêtes à Jésus-Christ, surtout parmi les Sarrasins. Il y réussit tellement bien qu'en 1256 il écrivait à son général que dix mille infidèles avaient reçu le baptême. Un voyage qu'il fit à Majorque avec dom Jacques, roi d'Aragon, lui permit d'affermir l'Eglise fondée depuis peu dans cette île.

Peu après il fit au roi d'Aragon de vives remontrances sur des relations illicites qu'il entretenait avec une personne de la cour. Le roi promit de renvoyer cette personne, mais il ne tint pas sa parole; alors le saint demanda la permission de retourner à Barcelone; elle lui fut refusée, et défense fut faite, sous peine de mort, de le laisser s'embarquer. «Un roi de la terre, dit Raymond, me ferme le passage, mais le roi du ciel y suppléera.» Et il étendit sa chape, sur les flots, s'assit dessus, et arriva ainsi à Barcelone après un trajet de soixante lieues. Touché de ce miracle, Jacques rentra en lui-même et suivit toujours dans la suite les avis de Raymond. Le saint mourut dans sa centième année, le 6 janvier 1275. Les rois de Castille et d'Aragon l'avaient visité dans sa maladie et avaient reçu sa bénédiction; ils assistèrent à ses funérailles avec les princes de leurs familles. Un grand nombre de miracles se firent au tombeau du saint.

Mais revenons â notre cathédrale. Le cloître en est imposant. «En sortant de l'église, dit Gautier, on entre dans un beau cloître de la même époque, plein de rêverie et de silence, dont les arcades demi-ruinées prennent les tons grisâtres des vieilles architectures du Nord.» Le jardin du cloître a des arbres séculaires, parmi lesquels des palmiers, des araucarias et des magnolias gigan­tesques. Une fontaine de la renaissance y entretient la fraîcheur: c'est le cheval de saint Georges qui lance l'eau par la bouche et les narines.

A l'intérieur, il faut encore signaler les belles stalles du XVIe siècle. L'Espagne a beaucoup de stalles admirables. Ce qui caractérise celles-ci, ce sont les écussons en marquetterie des membres du chapitre de la Toison d'or, qui se tint là sous Charles-Quint.

Enfin une des chapelles intérieures est dédiée au Christ de Lépante, au Santo Cristo de Lepanto. Il y a là un crucifix qui se trouvait à la poupe de la galère de don Juan d'Autriche à la bataille de Lépante. L'image du Christ a baissé la tête pour éviter un boulet turc et la tête est restée inclinée. C'est ainsi qu'au carmel de Naples un Christ a baissé la tête pour éviter un boulet lors du siège de la ville par les troupes d'Aragon.

Barcelone a d'autres églises intéressantes. Près du port est Notre-Dame de la Mer, Santa Maria del Mar. Elle a été construite au XIVe siècle dans le style gothique fleuri. Sur les battants de la porte deux figures de portefaix en bronze rappellent le concours gratuit apporté à la construction par les classes populaires.

L'intérieur est plus imposant que celui de la cathédrale. Autour de Santa Maria del Mar est le vieux Barcelone, le quartier populaire avec ses boutiques en plein vent et un reste de cachet arabe.

L'église Saint-Paul, San Pablo del campo, avec sa coupole octogone, est dans le style mauresque. Elle a été construite au Xe siècle pour un couvent de bénédictins. Son cloître a des arcs en fer à cheval dans le style arabe.

L'ancienne église des Jésuites, Nuestra Senora de Belen, sur la Rambla, possède une relique bien caractéristique, c'est l'épée d'officier que saint Ignace déposa jadis sur l'autel de la Madone du Montserrat. Le brillant chevalier ne voulait plus combattre qu'avec les armes spirituelles.

Les principaux édifices civils sont sur la place de la Constitution. D'un côté, c'est l'hôtel de ville, Casa consistorial, et de l'autre l'hôtel de la province, Casa de la Diputacion avec la cour d'appel ou Audiencia.

La Casa consistorial a une façade moderne, mais sur le côté elle a gardé l'ancienne façade ogivale, dont l'irrégularité rappelle le réalisme du XVI siècle. L'ancienne salle du conseil, salle des cents ou Salon de Ciento a une inscription qui rappelle son inauguration au 14 août 1373. Aux archives, une belle peinture sur bois de 1445 marque bien l'union de la vie civile et de la vie religieuse; saint André et sainte Eulalie présentent à la sainte Vierge les conseillers de la ville.

La Casa de la Diputacion a une belle façade du XVIe siècle. Ce palais possède quelques bons tableaux de Fortuny, le grand coloriste de l'Espagne contemporaine et notamment une grande composition qui représente la bataille de Tétuan.

L'Audiencia, derrière la Diputacion est plus intéressante encore. Sa cour intérieure est une évocation du XVe siècle le plus délicat. Elle rappelle la maison de Jacques Cœur à Bourges et l'hôtel de Cluny. Un gracieux escalier de pierre monte à la galerie qui forme un cloître supérieur autour de la cour. Les salles du tribunal ont de beaux plafonds à caissons de chêne. Sur la galerie, s'ouvre la chapelle de Saint-Georges, le patron de la Catalogne. La petite chapelle a une porte ogivale du XVe siècle et une coupole renaissance. Elle est ornée de grandes tapisseries flamandes. Elle a un beau reliquaire d'argent qui contient un bras de saint Georges et un devant d'autel en argent repoussé.

Les Catalans ont une grande dévotion à leur grand patron, saint Georges. Le palais de l'Audiencia a aussi sa salle des Jeux Floraux, comme le Capitole de Toulouse. Les heureux versificateurs y deviennent Mestre en gay saber. La Catalogne et le Languedoc ont de grandes similitudes de mœurs.

Je remarque à l'Audiencia comme aux maisons privées un trait de la piété des Espagnols: les balcons y sont ornés de palmes bénites qu'on renouvelle à la fête des Rameaux.

L'ancien palais royal a une précieuse collection d'archives; l'agencement et le classement en sont remarquables. Je n'ai vu nulle part une telle quantité de parchemins, de sceaux et de diplômes. C'est un trésor pour l'histoire. On y trouve toutes les archives du comté de Barcelone depuis le VIII° siècle. On y a aussi réuni les archives des grands monastères de la région, en particulier de ceux de Ripoll, de saint Cucufas et de Montserrat. C'est en 1835 que l'Espagne a cru devoir imiter nos sauvageries de 1793 en saccageant tous les couvents.

Dans les quartiers neufs, on élève de belles églises. Celle des Salésiennes ou Visitandines est dans le style ogival classique. Celle de la Sainte-Famille n'a encore que sa crypte mais son plan est conçu dans des proportions gran­dioses. Les pieux fidèles de Barcelone en veulent faire une église réparatrice, comme celle du Sacré-Cœur à Montmartre et celle du Sauveur ou du Sacré-Cœur à Saint-Sébastien. On l'appelle Iglesia expiatoria de la Sacrada Familia.

Il nous reste à parler des promenades, qui sont superbes. Au bord de la mer le Paseo de Colon avec ses belles allées de palmiers rappelle la Promenade des Anglais de Nice. Il est terminé à ses extrémités par le monument de Colomb et par celui d'Antonio Lopez, fondateur de la compagnie trans­atlantique de Barcelone. Le monument de Colomb porte la statue du grand navigateur sur une haute colonne de fer où l'on monte par un ascenseur. Au pied de la colonne, des médaillons de bronze représentent la vie du héros, et des statues allégoriques figurant les anciens royaumes espagnols alternent avec des lions. Quel beau panorama on a du haut de ce monument! C'est un belvédère unique pour contempler cette ville immense, son beau port et le cirque de collines qui portent ses maisons de campagne.

Le parc a remplacé l'ancienne citadelle. On y a fait en 1888 une exposition internationale. Il a un arc de triomphe, des serres, de belles avenues, des musées d'histoire naturelle et d'archéologie, une cascade avec des naïades, une colline artificielle. Barcelone a voulu rivaliser avec le Parque de Madrid.

Comme toute grande ville industrielle et commerçante, Barcelone a sa question ouvrière. Les journaux ont tous les jours la rubrique «Mouvement ouvrier, «Movimento obrero. Barcelone a ses syndicats, sa Maison ouvrière, son parti socialiste et ses grèves. Elle n'a rien à envier aux autres grandes cités. J'aimerais mieux y voir revivre ses anciennes corporations en les rajeu­nissant. Le souvenir en est conservé dans plusieurs anciennes maisons et notamment dans la curieuse maison commune des cordonniers, la Casa gremial de las Zapateros, bâtie en 1545 dans le style élégant de la renaissance.

Nous étions au 3 mars, le carême était commencé, ce n'est pas commode en voyage, mais il y a des accommodements en Espagne. Longtemps les nobles cabelleros espagnols luttèrent contre les Sarrasins. On ne jeûne pas à la guerre. Les papes leur donnèrent des Bulles qui les dispensaient. Mais ce qui est bon à tenir est bon à garder. On ne se bat plus, mais à défaut de son sang on donne un peu de son argent pour les couvres et pour la Propagation de la Foi et on jouit encore du privilège de la Bulle, qui dispense du jeûne et de l'abstinence toute l'année, sauf les vendredis de carême et les derniers jours de la semaine Sainte. Je ne manquai pas d'aller â l'évêché pour prendre la croix comme on la prend aujourd'hui et pour recevoir la Bulle. Ces concessions sont renouvelées par les Papes de douze en douze ans depuis Grégoire XIV, qui régnait au XVIe siècle. Outre les dispenses d'abstinence, les Bulles accordent une indulgence en forme de jubilé et les indulgences des Stations de Rome. Les aumônes sont actuellement appliquées aux séminaires.

Avant de quitter Barcelone, je veux saluer et honorer les saints dont elle est la patrie. Elle n'a pas seulement ses saints évêques, Sévère et Olegarius, et son grand docteur saint Raymond; la petite sainte martyre Eulalie est sa patronne principale. C'était une enfant de quatorze ans, comme l'autre Eulalie, la martyre de Mérida. Toutes les deux sont allées d'elles-mêmes au devant de la persécution, au temps de l'empereur Dioclétien et du gouverneur Dacien. La hardiesse et la beauté de la jeune Eulalie de Barcelone, impressionnèrent le proconsul. «Qui es-tu, lui dit-il d'un ton doucereux, et que veux-tu?» - «Je veux te reprocher ta conduite cruelle envers d'innocentes victimes.» - «Mais qui donc es-tu pour me parler ainsi?» - «Je suis chrétienne.» - «N'insulte pas en moi l'autorité des divins empereurs.» - «Je suis chrétienne et je méprise les idoles.» - «Il faut offrir de l'encens à nos dieux immortels.» - «J'adore le vrai Dieu, moi, et je hais tes dieux misérables.»

Il la fit fouetter en public espérant l'intimider, mais quand il vit sa fermeté, outré de colère, il la fit mettre au chevalet, déchirer avec des ongles de fer et brûler avec des torches.

Comme l'intrépide jeune fille, aidée de la grâce d'en haut, riait de l'impuis­sance de ses bourreaux, le tyran la fit jeter dans l'eau bouillante et fit verser du plomb fondu sur ses membres délicats. Enfin, comme l'allégresse surnaturelle continuait à régner sur son visage, il la fit attacher à la croix, où elle expira doucement le 12 février 304. La reine Brunehaut apporta une partie de ses reliques au diocèse de Châlons, à la paroisse de Corrober.

Le bienheureux Salvator d'Orta, franciscain, vivait à Barcelone au XVP siècle. Il eut le don des miracles et guérit un grand nombre de malades. On le représente entouré d'infirmes de tous genres. Il mourut à Cagliari, en Sardaigne.

Le bienheureux Joseph Oriol était prêtre, il vécut à Barcelone dans la pauvreté et la mortification. Sa vie rappelle beaucoup celle du curé d'Ars. Les miracles se multiplièrent sur ses pas, si bien que son confesseur lui interdit d'en faire, pour faire cesser l'agitation qui régnait dans toute la ville. Mais ce confesseur s'étant cassé la jambe par accident, rendit au saint la liberté de le guérir. Il mourut le 23 mars 1702 et il a été béatifié par Pie VII en 1806.

Sainte-Marie du Secours a été ainsi appelée à cause de sa générosité pour les pauvres et pour tous ceux qui réclamaient son concours. C'est la fondatrice du Tiers-Ordre régulier des Mercédaires. Sa vie a été toute extraordinaire et d'innombrables miracles se sont accomplis à son tombeau. Son corps est parfaitement conservé. On le voit dans une châsse à l'église des Mercédaires. Sainte Marie de Cervellione est la fondatrice du second Ordre de la Merci. Elle était contemporaine de sainte Marie du Secours. Dieu la combla de faveurs. Elle eut le don des prophéties et le don des miracles. Elle rendit son âme à Dieu le 19 septembre 1290. Un siècle après, Pierre IV d'Aragon fit ouvrir son tombeau. Son corps fut trouvé sans corruption, comme si la vie venait de le quitter.

Barcelone ne le cède donc pas aux autres villes d'Espagne par le grand rôle qu'elle a joué dans l'histoire et par la gloire de ses saints.

XXXII. – Barcelone et la rédemption des captifs

Barcelone a un grand souvenir, c'est la fondation de l'Ordre de la Merci pour la rédemption des captifs. C'est au palais royal, dont il reste de si beaux débris, que le roi Raymond IV et son page Pierre Nolasque eurent la vision de la sainte Vierge qui les invitait à faire cette fondation. C'est au vieux couvent des Dominicains que vivait saint Raymond de Pennafort qui eut la même vision et qui contribua si puissamment à cette fondation.

C'est de Barcelone qu'a pris son essor cette grande œuvre des Mercédaires qui racheta des millions d'esclaves et qui évangélisa une grande partie de l'Amérique du Sud.

Mais cette fondation mérite d'être racontée plus amplement.

Saint Pierre Nolasque n'était Agé que de quinze ans lorsqu'il perdit son père: heureusement il avait une mère pieuse, qui, par ses exemples autant que par ses exhortations, l'entretint et l'affermit dans ses sentiments religieux. Ce fut en vain qu'on essaya de le déterminer à s'engager dans le mariage. Cet état ne pouvait s'harmoniser avec le désir qu'il avait d'être entièrement dégagé du siècle. Une nuit qu'il s'était levé l'esprit tout préoccupé par ces pensées, il se prosterna pour faire sa prière, qui dura jusqu'au matin. Dans la ferveur de son oraison, il s'obligea, par vœu, à garder une continence perpétuelle, et à consacrer ses biens à des œuvres dont la gloire de Dieu serait l'unique fin; mais en attendant que le ciel s'expliquât ouvertement sur la route qu'il devait tenir, il se mit à la suite de Simon, comte de Montfort, général de la croisade des catholiques contre les albigeois dont les cruautés inouïes avaient causé une désolation affreuse dans le Languedoc. Le comte vainquit ces hérétiques, et donna quelque temps après des preuves non équi­voques de son estime pour notre saint. Pierre, roi d'Aragon, ayant perdu la bataille et la vie dans la fameuse journée de Muret, Jacques son fils fut fait prisonnier par Simon de Montfort. Celui-ci, touché du malheur du jeune prince, qui n'avait que six ans, en eut un soin tout particulier; et comme une excellente éducation est le plus précieux de tous les biens, il le mit sous la conduite de Pierre Nolasque, et les envoya l'un et l'autre en Espagne. Le saint, qui avait alors vingt-cinq ans, parut un modèle de toutes les vertus à la cour de Barcelone. Il y pratiquait tous les exercices et toutes les austérités des cloîtres. Détaché des plaisirs et des vanités du monde, il ne les envisageait que comme des pièges tendus â son innocence, et dont la fuite seule pouvait le sauver. La prière, la méditation et la lecture des bons livres partageaient tous les moments libres que lui laissaient les fonctions de sa charge.

Un grand nombre de chrétiens gémissaient alors dans l'esclavage sous la domination des Maures d'Espagne et d'Afrique. La dureté de leur état, et les dangers que couraient leur vertu et leur foi, firent la plus vive impression sur le cœur de notre saint. Il forma aussitôt le beau projet d'employer tous ses biens à leur rachat. «Voilà, disait-il toutes les fois qu'il voyait des chré­tiens esclaves des mahométans, voilà de quoi amasser des trésors qui ne périront jamais.» Il ne tarissait point quand il était sur cette matière, et ses discours avaient quelque chose de si touchant et de si persuasif, que plusieurs personnes donnèrent des sommes considérables pour coopérer à la bonne œuvre dont le ciel lui avait inspiré la pensée: mais il fallait perpétuer cet esprit de charité, et le faire passer aux siècles suivants; ce fut ce qui engagea le saint à proposer l'établissement d'un ordre religieux, qui se dévouerait par état à la rédemption des captifs. Quoique la charité fût l'unique objet de cet établissement, il ne laissa pas d'éprouver des contradictions: mais les diffi­cultés furent enfin levées par une vision qu'eurent dans la même nuit saint Pierre Nolasque, saint Raymond de Pennafort et le roi d'Aragon. La sainte Vierge leur ayant apparu à tous les trois et les ayant exhortés à presser l'exécution d'un projet qui serait si glorieux à la religion, saint Raymond crut qu'il n'était plus permis de différer, et son sentiment prévalut. Le roi promit de loger le nouvel ordre dans son palais, et déclara qu'il en serait le protecteur. Enfin le jour de saint Laurent de l'année 1223, Pierre Nolasque fut conduit à l'église cathédrale par le roi et par saint Raymond; il y fit les trois vœux de religion entre les mains de Bérenger, évêque de Barcelone, et en ajouta un quatrième, par lequel il s'obligeait à engager ses biens et sa liberté même, s'il était nécessaire, pour la rédemption des captifs. Saint Raymond monta en chaire et prononça un discours ému. Il y parla de la manière dont Dieu avait révélé à trois personnes différentes que sa volonté était que l'on fondât un ordre pour la rédemption des captifs chez les infi­dèles. Le peuple applaudit à l'établissement du nouvel institut, et ne douta point qu'il n'eût les plus grands succès. Saint Raymond donna ensuite l'habit religieux à Pierre Nolasque, et le déclara premier général de son ordre, dont il avait lui-même dressé les constitutions. Deux gentilshommes firent pro­fession le même jour que notre saint; ils choisirent l'habit blanc, comme plus propre à leur rappeler l'innocence dans laquelle ils devaient vivre, et y ajoutèrent un scapulaire de la même couleur. Le roi voulut qu'ils portassent encore les armes d'Aragon sur le devant de leur habit, afin qu'elles fussent un monument durable de la protection qu'il accordait aux nouveaux religieux.

Cependant la congrégation de notre saint acquérait tous les jours des sujets excellents, et le nombre en devint si considérable, qu'il ne savait plus où les loger. Le roi leur fit donc bâtir un magnifique couvent en 1232. Trois ans après, saint Raymond étant â Rome, obtint du pape Grégoire IX la confirmation du nouvel ordre connu sous le nom de la Merci, et l'approbation de ses constitutions. Le roi d'Aragon, qui reconnaissait de plus en plus l'utilité des religieux de la Merci, leur donna plusieurs maisons dans le royaume de Valence: celle d'Uneza, la plus célèbre de toutes, qui porte aujourd'hui le nom de Notre-Dame de la Merci del Puche, fut bâtie à l'endroit où l'on avait trouvé cette image de la sainte Vierge, que l'on y voit encore dans l'église; c'est pour cette raison qu'elle est extrêmement fréquentée par le peuple fidèle. Le roi fonda ce monastère en mémoire de ce qu'il avait pris la ville de Valence par la vertu des prières de notre saint. Il était si convaincu de leur efficacité, qu'il leur attribuait les victoires qu'il avait remportées sur les mahométans, ainsi que la conquête des royaumes de Valence et de Murcie…

Le saint fit divers voyages de missions sur les côtes d'Espagne et toujours avec le même succès. Il eut beaucoup à souffrir dans celui d'Alger, où on le chargea même de fers pour la foi de Jésus-Christ: mais rien ne pouvait lier sa langue; il continuait, malgré la défense qu'on lui en avait faite, d'éclairer les infidèles sur leurs erreurs aussi impies qu'extravagantes. Son courage était d'autant plus invincible, que le martyre était l'objet de ses désirs les plus ardents.

Saint Louis, roi de France, avait une estime singulière pour notre saint, et il lui écrivit plusieurs lettres pour l'engager à venir le voir.

Il mourut le jour de Noël, l'an de Jésus-Christ 1256, et le soixante-sep­tième de son âge. Les miracles opérés par la vertu de ses reliques, que l'on garde à Barcelone chez les pères de la Merci, l'ont fait mettre au nombre des saints par Urbain VIII, en 1628; sa fête est célébrée le 31 janvier.

XXXIII. – Barcelone: Pascal Baylon et Pierre Claver

Deux autres saints caractérisent hautement la piété de l'Aragon et le zèle chevaleresque de ses missionnaires, c'est Pascal Baylon, le pieux francis­cain dont Léon XIII a fait le protecteur des œuvres eucharistiques, et Pierre Claver, un second François Xavier, apôtre des nègres et le plus grand des mis­sionnaires de l'Amérique.

* * *

Pascal Baylon est né à Torre-Hermosa, en Aragon. Simple frère convers chez les franciscains, il gagnait les âmes par son affabilité et sa douceur. L'Eucharistie avait captivé son cœur. Il ne pensait qu'à elle, il se tournait vers l'autel dans ses travaux, quand il le pouvait. Il fredonnait sans cesse des psaumes et des cantiques à l'Eucharistie. Il acquit dans la contemplation une profonde sagesse, à laquelle recouraient les hommes les plus doctes. Il reçut de Dieu le don des miracles et guérit beaucoup de malades par le signe de la croix. On le représente toujours adorant l'hostie dans l'ostensoir.

* * *

Saint Pierre Claver est la preuve vivante de la sollicitude de l'Eglise pour les humbles et pour la liberté. Il naquit dans le bourg de Verdu en Catalogne. Ses parents avaient promis que si Dieu leur donnait un fils ils le lui consacreraient. Le petit Pierre fut donc élevé dans les sentiments de la plus tendre piété. Quand il fut en âge d'étudier, on l'envoya à Barcelone. Là le pieux écolier, pour éviter les pièges qui sont semés sous les pas du jeune homme dans les grandes villes, passait tout son temps de repos et de délassement dans le collège des jésuites; c'est là qu'il étudiait les modèles de la perfection à laquelle il se sentait appelé. Etant entré dans la Compagnie de Jésus, il fit son noviciat à Tarragone où il édifia tous ses confrères par sa régularité et sa ferveur angélique. Ensuite, selon l'usage, on lui fit achever ses études, à Girone d'abord, puis à Majorque où il se lia d'une sainte amitié avec le frère Alphonse Rodriguez, qui exerçait au collège l'office de portier. Celui-ci ayant connu par révélation que Pierre Claver était destiné à gagner une multitude d'âmes à Jésus-Christ dans les Indes occidentales, il alla le trouver et lui dit:

«Mon cher frère, je ne puis assez vous exprimer la douleur de mon cœur à la pensée que Dieu est ignoré de la plus grande partie de la terre, parce que ses ministres manquent pour ces missions lointaines. On redoute la fatigue qu'il y aurait à chercher les âmes, et on ne craint pas le péril et le crime qu'il y a de les abandonner… O saint frère de mon âme! quel vaste champ à votre zèle! Si la gloire de la maison de Dieu vous touche, allez aux Indes!»

Pierre Claver suivit les conseils de son saint ami. Il s'embarqua à Séville, et pendant la traversée, il se chargea du soin des malades de l'équipage. Arrivé à Carthagène, dans la Nouvelle-Grenade, où l'on faisait un grand mar­ché des pauvres esclaves nègres, il se mit aussitôt à les évangéliser et à les secourir. Au moyen d'aumônes, qu'il va quêter de porte en porte, il se procure des interprètes, se rend avec eux sur le rivage dès qu'il apprend l'arrivée d'un bâtiment négrier; alors il s'informe des enfants nés pendant le voyage, il les baptise, puis il s'occupe des plus malades qu'il dispose à recevoir les sacre­ments, s'ils sont chrétiens, où à recevoir le baptême s'ils ne l'ont pas reçu. Il passe ensuite aux autres, et donne à tous des soins maternels. Il n'est point d'industrie que sa charité n'employât pour gagner ces pauvres âmes à Notre­ Seigneur. Il quêtait pour aider ses pauvres noirs. Plus tard il voulut s'occuper aussi des prisons de Carthagène, et là encore il fit à Dieu d'admirables con­quêtes. Il rachetait et libérait les esclaves quand il le pouvait.

Après avoir pratiqué pendant quarante-quatre ans les vertus les plus héroïques au milieu de ses chers nègres, notre saint alla recevoir la couronne de gloire dans la patrie céleste.

On dit qu'il baptisa plus de 300.000 nègres. Il exprimait son zèle pour le salut des pauvres noirs en ajoutant à son nom cette qualification: K esclave des pauvres nègres pour toujours.»

XXXIV. – Montserrat

Les souvenirs d'une bonne journée, dit un psaume, sont comme des reliques. On les conserve avec soin et c'est encore une fête de s'y reporter.1) Ainsi en est-il pour notre beau pèlerinage de Montserrat. C'est avec un vrai bonheur que j'en renouvelle le souvenir.

Nous partons de bonne heure le matin. A peine sortis de la ville, nous passons près des gracieux villages de Sardanola et de Ripollet, où les maisons de campagne se mêlent avec les fermes qui cultivent le chanvre, la vigne et le maïs. Nous laissons à droite la route de Ripoll, non sans regret de ne pas voir le vieux monastère roman fondé au IXe siècle par Wilfrid-le-Barbu, le vieux comte carlovingien.

Le paysage prend vite un aspect grandiose. La chaîne du Monseny apparaît à droite et lés découpures du Montserrat à gauche. Nous allons par monts et par vaux, en franchissant plusieurs fois la vallée du Llobrégat et les torrents qui y descendent.

Deux villes industrielles se sont développées là. Sabadell a 30.000 âmes, Tarrasa en a 20.000. On compare ces centres ouvriers à Roubaix et même à Manchester. «Si parva licel…» C'est les flatter un peu. Sabadell a 80 fabri­ques de drap avec 20 cotonneries et des filatures. Elle compte plus de 10,000 ouvriers et elle estime sa production à 15.000.000 de pesetas par an. La maison Harmel du Val-des-Bois a une filature à Sabadell et je fus charmé d'y saluer au passage un petit-fils du Bon Père.

Cette vallée est encore foncièrement religieuse, elle se ressent du voisi­nage du grand sanctuaire de Montserrat. Rien qu'en traversant Sabadell j'ai aperçu plusieurs maisons d'œuvres catholiques, cercles, patronages et écoles Academia catolica, Esbayo dominical, Scuolas obreras San José. Aussi dans la dernière crise ouvrière de la Catalogne, les autres centres industriels, Manlleu et Ripoll ont vu des jours difficiles, mais Sabadell, où l'esprit est meilleur, a gardé son calme habituel.

Après Sabadell, nous laissons à gauche la gracieuse vallée du Paradis, Valle del Paraiso se dressent les ruines du château des Caballeras d'Egara. Puis c'est Tarrasa où l'on voit deux églises romanes, San Pedro et Santa Maria, et un baptistère avec des colonnes romaines.

Après de beaux travaux d'art, tunnels et viaducs, nous atteignons Monistrol, à 200 mètres d'altitude. Nous sommes au pied du Montserrat où va nous conduire un chemin de fer à crémaillère.

Monistrol, ce nom veut dire «petit monastère» (monasteriolum.) La bourgade doit son origine à une dépendance du grand monastère de Montserrat. C'était la maison de ressources du monastère. Là étaient ses vignes, ses jardins, sa basse-cour.

Le Montserrat (Montagne de la scie) est aussi appelé le Montsagrat ou Mont sacré des Catalans. C'est un énorme massif de montagnes, presque isolé et qui domine la vallée du Llobregat et la plaine de la Catalogne. Découpé de tous côtés en d'innombrables dents et flanqué de ces rochers fantastiques, de ces «colonnes coiffées» que les Arabes nomment djâsoûs (sentinelles), il ressemble de loin à quelque immense château-fort.

De la gare de Monistrol la vue embrasse presque tout le massif. Cette gare est située sur une hauteur au bord du Llobrégat, à quatre kilomètres de la bourgade de Monistrol. C'est le meilleur belvédère pour contempler l'ensemble du Montserrat. Le massif est couronné par ses pics ou pénascas, au milieu desquels sont semés une vingtaine de chapelles ou d'ermitages. Un vallon plus profond que les autres forme entaille dans le massif, c'est le Valle Malo, par lequel descend le Torrente de Santa Maria. Il se serait ouvert, d'après la légende, au moment où le Christ mourut sur la croix.

En haut de ce torrent et aux deux tiers de la montagne s'élève le monastère, sur une terrasse abritée et verdoyante. On le voit peu de Monistrol, mais on découvre plusieurs des petits sanctuaires semés sur la montagne et une infinité de ces pénascas ou sentinelles de pierre, sortes d'aiguilles ou de tourelles qui s'élèvent jusqu'à 100 mètres de haut et qui ont les noms les plus fantastiques: le gigante encantado, géant enchanté; la Calavera, tête de mort; les dedos, doigts; les Flautas, flutes; la Procesion de Monjes, Procession de Moines… Au sommet se dresse le Turo de San Jeronimo, à 1240 mètres d'altitude.

Avant de quitter la gare de Monistrol, saluons les gardes provinciaux qui en font la police. Ils sont superbes dans leur costume XVIIIe siècle. Ils ont aux pieds les espadrilles des montagnards. Leur veste est richement brodée et porte au col l'écusson de Catalogne, leur manteau a un revers de pourpre, leur chapeau a un bord relevé et galonné. Ils ont avec tout cela un air paterne et pas du tout effrayant.

Le funiculaire nous emporte. Il descend d'abord la vallée et franchit le Llobrégat sur un beau pont de 120 mètres de long pour arriver à la gracieuse et pittoresque bourgade de Monistrol. De là, il gravit le versant du Val Sainte­Marie et les terrasses du Montserrat. Il monte vers le col des aigles, les roches des hirondelles et l'aiguille ou Roche de onze heures, qui sert de cadran solaire aux habitants de Monistrol. Il franchit le haut de la vallée par un grand lacet, traverse par un tunnel le contrefort qui porte la chapelle des Apôtres et débouche auprès du monastère à la source du Miracle. Dans son parcours, il laisse miroiter, comme un diorama, des vues splendides et trop rapides sur la vallée du Llobrégat et des Pyrénées.

Le massif montagneux est fait d'un schiste argileux rougeâtre, propre à cette région. Les conglomérats calcaires du sommet rappellent les nagelflues ou poudingues du Rigi. Toute la chaîne n'a que 22 kilomètres de circonférence. Ses gigantesques parois verticales paraissent d'abord inaccessibles, mais la route et le funiculaire ont profité des gradins en saillie de la montagne pour atteindre le monastère par une grande courbe. Sur les autres côtés, on peut escalader le sommet par des ravins escarpés et profonds, nommés canales. Une énorme fissure, le Valle Malo ou Val Mauvais creuse le flanc de la montagne à l'Est. C'est là qu'est le monastère, suspendu sur une plate-forme comme sur un balcon, près du Torrent de Sainte-Marie.

Nous voici donc au monastère. L'ancienne abbaye a été en grande partie détruite par les Français en 1811 et par les luttes de la guerre carliste en 1835. Elle se relève de ses ruines. Elle est précédée de vastes hôtelleries. Mais avant de la visiter rappelons ses origines.

Les bénédicti, s'étaient retirés là au temps de l'invasion des Arabes et y avaient transporté une pieuse image qui était vénérée auparavant dans l'église des saints Just et Pasteur â Barcelone. Ils s'étaient éteints là-haut et y avaient laissé la Madone, qu'on y retrouva miraculeusement en 1080. Voici le gracieux récit de cette invention.

Des enfants du village du Monistrol, allant faire paître leurs moutons sur la montagne, en revenaient souvent assez tard le soir en été. Il arriva plusieurs samedis de suite, à la chute du jour, qu'ils virent au loin une grotte de la montagne resplendir comme si elle était illuminée. Ils entendaient aussi des chants mélodieux accompagnés par des instruments de musique dans la direction de cette grotte au-dessous des grands rochers qui regardaient la chapelle Saint-Michel et le cours du Llobrégat.

Ces enfants racontèrent cela à leurs parents et à d'autres personnes. Quelques curieux voulurent s'assurer si c'était vrai et ils accompagnèrent les enfants le samedi. Ils furent témoins du môme prodige. Ils en firent part au curé de Monistrol, qui voulut, avant de se prononcer, voir la chose par lui-môme pendant quatre samedis consécutifs. Il constata le prodige, il pria et jugea plus sage d'en référer à l'évêque que d'aller lui-môme voir ce qu'il y avait dans la grotte. L'évêque de Manresa vint lui-même le samedi suivant avec des clercs et des notables. Il fut témoin des mêmes faits extraordinaires. Des traînées de lumière descendaient du ciel vers la grotte et des voix suaves faisaient entendre des chants mélodieux qui duraient jusqu'à minuit. Le dimanche il voulut qu'on grimpât pour arriver jusqu'à la grotte. On y parvint, on s'aperçut que de la grotte s'échappaient les parfums les plus délicats et en y pénétrant on y trouva la belle statue de Marie qui est encore aujourd'hui honorée au monastère.

L'évêque, nommé Gondemar, voulut faire transporter la statue à Manresa. On organisa une procession comme on put, en taillant un sentier à la hache. Mais quand on fut arrivé au lieu où se trouve aujourd'hui le monastère, une force surnaturelle arrêta tout le monde et il fut impossible d'aller plus loin. Les pieds étaient comme cloués au sol. C'est là que la sainte Vierge voulait être honorée. On se mit à genoux et on chanta le premier Salve Regina dans ce lieu où il devait retentir si souvent.

Elle est bien belle la chère image de Marie. Elle est noire mais d'un beau dessin. Elle est assise et porte l'Enfant Jésus sur ses genoux. On peut la voir de près et lui baiser la main. Elle a une grande majesté et surpasse en beauté la plupart des images vénérées.

Mais comment cette sainte image est-elle parvenue là-haut? Comme nous l'avons dit, quelques religieux ou quelques ermites l'avaient transportée là pour la soustraire aux déprédations des Sarrasins, puis après eux elle avait été oubliée.

La légende raconte que cette statue avait été sculptée par saint Luc et apportée en Espagne par saint Pierre. On trouve ce récit dans une chronique latine du VIII' siècle, écrite par le moine Luitprand. L'an 718, y est-il dit, aux Calendes de mai, l'évêque Pierre, et le capitaine des Goths Eurigonne ont soustrait à la fureur des Arabes une image vénérée de la Vierge Marie et ils l'ont cachée au Montserrat. Saint Pierre, le prince des apôtres, ajoute la chro­nique, avait laissé cette image à Barcelone quand il prêcha en Espagne et l'évêque Pacien avait consacré à la Vierge Marie une église qui contenait cette image appelée la Vierge de Jérusalem.

De l'ancien monastère il reste un portail roman chargé de sculptures et une partie d'un joli cloître ogival à deux étages du XVe siècle.

Le nouveau monastère a été relevé sous Ferdinand VII en 1830.

L'église conventuelle a été rebâtie sous Philippe II en 1560, dans le style de la Renaissance. L'abside romane date de 1880. L'intérieur n'a qu'une seule nef, large et majestueuse, et six chapelles de chaque côté.

La chapelle des reliques possède les corps de quatre martyrs, saint Just, saint Tranquillin, saint Faustin et saint Benoît. La chapelle de l'Immaculée­Conception a été témoin d'un fait historique qui atteste la foi traditionnelle de l'Espagne à l'Immaculée-Conception. Don Juan d'Autriche, venu là en pèlerin en 1623, fit le vœu de défendre toujours le privilège de l'Immaculée-Conception de Marie. Le maître-autel a de riches marbres des Pyrénées. Au-dessus de l'autel apparaît la statue vénérée. On y accède par un sanctuaire supérieur qu'on appelle Camarin.

La statue a été couronnée solennellement en 1880 aux fêtes du millénaire de son invention. La couronne d'or en style roman est couverte de pierreries et d'émaux. Les deux couronnes, celle de Marie et celle de l'Enfant Jésus n'ont pas moins de 3500 pierres précieuses. Beaucoup proviennent de l'ancien trésor et avaient été sauvées à la Révolution.

Cet ancien trésor était d'une richesse inouïe. Il contenait les. dons les plus précieux d'une infinité de rois, de princes et de riches pèlerins. Les soldats de Napoléon ont tout pillé. On a sauvé une épée de Philippe IV avec la poignée ornée de brillants. Des dons nouveaux, dus en partie à la famille royale ont reconstitué un trésor. On y remarque un calice byzantin, un riche reliquaire contenant deux épines de la sainte couronne, une vierge byzantine en ivoire, un reliquaire en cristal de roche contenant un doigt de saint Jean-Baptiste, une robe de soie brodée d'or donnée parla reine Isabelle.

Le monastère a des inscriptions qui rappellent les visites de saint Ignace et de saint Pierre Nolasque. C'est là, en effet, que saint Ignace déposa et consacra à Marie son épée d'officier qui est maintenant conservée à Barcelone. Nous en reparlerons à propos de Manresa. Le monastère compte aujourd'hui une vingtaine de religieux. On y reçoit environ 60.000 pèlerins par an.

Une particularité de ce monastère, c'est sa maîtrise ou Escolania. Elle a toujours existé, en souvenir des anges qui chantaient la gloire de Marie dans la grotte miraculeuse. Elle compte 24 élèves. Les musiciens les plus distingués d'Espagne sont sortis de là. On y enseigne le chant avec un soin extrême. Les élèves apprennent aussi l'orgue, la composition et quelque autre instrument à leur choix. On les appelle les Pages de la Mère de Dieu. Leurs chants rehaussent les offices du sanctuaire. Ils ont encore des fêtes naïves dont l'origine remonte au moyen âge. A la saint Nicolas, l'un d'eux est élu évêque par ses condisciples. Il prend le costume épiscopal, il choisit ses vicaires généraux et il donne une grande fête à son petit diocèse.

La Madone de Montserrat est ordinairement représentée, dans l'imagerie, entourée de son Escolania qui chante ses louanges.

Les Sanctuaires. - La montagne en est semée. De vieux souvenirs s'y rattachent. Quelques religieux y vivaient jadis de la vie érémitique. A présent, les bénédictins y vont seulement dire la messe à certains jours de fête. La plupart de ces sanctuaires couronnent des saillies de la montagne, d'où on jouit de vues splendides. Le jardin du couvent lui-même s'étage sur les rochers; il a une terrasse qu'on appelle le Balcon des Moines, el Mirador de los Monjes, et il offre une vue magnifique sur la vallée du Llobrégat et les Pyrénées. Tout près de l'église à l'Ouest, sur un éperon de la montagne, se trouve la Capilla de San Acisclo y de Santa Victoria. De là deux chemins descendent, l'un à la source de los Degottalls, l'autre à la chapelle des Apôtres. Le Camino de los Degottals, le chemin des Gouttes, est la plus belle promenade du Montserrat. On y trouve une végétation luxuriante. L'arbousier, le genévrier, le chêne-vert et le buis alternent dans les rochers; le thym, le romarin, les violettes, les narcisses, les oeillets embaument l'air. Une vue illimitée s'étend sur la Cata­logne et l'Aragon, ainsi que sur toute la channe des Pyrénées, de la Maladetta au Canigou; en bas, Monistrol semble tout près; au sud, c'est la Méditerranée.

La vue est à peu près la même de la chapelle des Apôtres, près de laquelle nous sommes passés avec le funiculaire.

A l'Est du monastère, un sanctuaire offre un intérêt spécial, c'est la grotte de la Vierge, la Cueva della Virgen. C'est là qu'a été trouvée la statue mira­culeuse. Le chemin qui y conduit a 2 kilomètres de long et on l'a surnommé le Chemin d'argent, Camino de plata, tant il a coûté de dépenses. Il a été fait aux frais de la marquise de Tamarit au XVIIe siècle. Il a fallu réaliser des efforts gigantesques pour perforer des roches énormes, construire des murs très épais avec des contreforts. Sur ce chemin, quinze monuments, œuvre des meilleurs sculpteurs modernes représentent les mystères du Rosaire. La chapelle de style roman est accrochée à la montagne et comme suspendue sous les rochers. Elle a été restaurée en 1857 aux frais du duc de Montpensier. La coupole a des peintures sur fond d'or. L'autel porte une copie de la statue miraculeuse. Des reliefs représentent l'invention de la statue par l'évêque Gondemar, l'apparition des lumières aux bergers et la procession qui transporta la statue. Les moines du couvent habitent là tour à tour pour desservir la pieuse chapelle.

Il y aurait une douzaine d'ermitages à visiter et tous offriraient quelque intérêt surtout par la variété des panoramas dont on y jouit. Pendant des siècles, chacun de ces sanctuaires était habité par des ermites. La plupart n'étaient pas prêtres. L'ermitage de Sainte-Anne servait de paroisse pour les autres. Les ermites faisaient leur noviciat au monastère. Ils avaient un jardin et vivaient dans la solitude et la prière. Ils entretenaient les routes et sculp­taient des images et des chapelets en buis pour les pèlerins. Plusieurs furent de noble extraction. Quelques-uns se livrèrent à l'étude, comme le docte écrivain Fray Alonso de Burgos, que Philippe II vint plusieurs fois consulter. Les ermites sonnaient tous les exercices comme au monastère, même les matines à deux heures de la nuit. Quand une clochette ne sonnait pas la nuit, le voisin allait voir le lendemain si son confrère était malade et il le ramenait au besoin à l'infirmerie du couvent.

Je n'ai visité que l'ermitage de Saint-Michel et la grotte de Juan Garin. Saint-Michel est à 20 minutes à l'Est du monastère, sur le chemin qui conduit à Barcelone par Collbato. C'est le plus ancien sanctuaire du Montserrat, il a succédé à un temple de Vénus et il a préparé la venue de la Vierge. A quelques pas de Saint-Michel, la montagne forme un balcon, Mirador, qui porte une croix. On a de là une vue étendue sur le Montserrat et son monastère, sur le Montseny, les Pyrénées et sur la vallée du Llobrégat jusqu'à Tarrasa.

Je grimpai jusqu'à la grotte de Juan Garin par un sentier abrupt. La légende de Juan Garin est la plus populaire de celles du Montserrat. Le souvenir de l'anachorète Garin est intimement lié avec le prestige du Mont­serrat. Sa vie, son crime, sa pénitence ont tant de rapports avec l'histoire du sanctuaire que le récit n'en peut pas être omis dans une description du Montserrat.

Après la visite du monastère, il est de rigueur de faire une visite à la grotte où le fameux pénitent traîna son existence. Vue du monastère, elle semble un nid d'aigle au-dessus des rochers qui dominent la Fontaine du Portail. La grotte est ouverte dans ce rocher, elle est petite et à travers la grille on voit deux figures de pierre, une ancienne image de la Vierge de Montserrat et une statue de l'anachorète agenouillé et incliné vers le sol. De la petite esplanade qui précède la grotte, non seulement on découvre admira­blement le monastère, vu à vol d'oiseau, mais on entend la voix de ceux qui parlent à ses balcons ou sur la place, et l'écho se reproduit plusieurs fois entre les rochers d'en face.

Légende de Jean Garin. - Histoire ou légende, la vie de Jean Garin est

d'un intérêt dramatique. Elle est rapportée dans un très ancien manuscrit, conservé au Camarin et dont le duc de Montpensier se fit donner copie en 1857. Au temps du comte Wilfrid-le-Barbu, vivait dans ces déserts un anachorète nommé Jean Garin. Il menait une vie sainte et pénitente et habitait la pauvre grotte. Garin avait une si sainte renommée que dans ses voyages à Rome, les cloches s'agitaient d'elles-mêmes, dit la légende, quand il pénétrait dans la capitale du monde catholique. L'ancien trésor du monastère possédait aussi une cloche appelée Cloche du miracle qui existait au temps de Garin près de sa grotte et qui le saluait d'elle-même quand il passait devant elle en signe de la complaisance que Dieu prenait dans la pénitence de l'ermite.

Il arriva que la fille du comte Wilfrid, nommée Richilde, fut obsédée par le démon. Le comte résolut de la conduire au saint ermite pour qu'il obtint de Dieu sa guérison. Il fit préparer une riche cavalcade et accompagné de sa cour et d'hommes d'armes il conduisit au Montserrat la jeune princesse qui montait un superbe alezan. On devine aisément combien l'ermite fut étonné de voir arriver tout ce cortège. Wilfrid s'arrêta près de la grotte et contempla un moment cet homme à la barbe longue et épaisse, vêtu d'une bure grossière, le corps entouré d'une corde qui lui servait de ceinture. Il comprit que cet homme austère était bien le saint qui devait sauver sa fille.

«La renommée de sainteté, lui dit-il, que vous a acquise votre vie pénitente, nous a attirés vers vous pour vous supplier d'avoir pitié de cette infortunée qui est tourmentée par le démon. Au nom de Dieu, je vous demande que vous l'en délivriez et que vous lui sauviez la vie et l'âme.» Le saint pénitent ému de compassion et de charité se mit en prières, et bientôt un grand bruit se fit entendre, la montagne trembla et le démon s'éloigna. Le comte et sa suite étaient dans la joie. Ils rendirent grâce à Dieu, puis le comte fit au saint ermite l'étrange proposition de laisser là-haut la jeune fille pendant quelques jours pour qu'elle s'affermit dans l'union avec Dieu et qu'elle devint plus forte contre le démon. Le saint pénitent regardait cela comme impossible pour beaucoup de bons motifs. Mais le comte finit par l'exiger au nom de son autorité et il fallut obéir. Il laissa là Richilde et descendit à Monistrol. Le démon eut beau jeu. Après plusieurs jours de lutte, le pauvre ermite succomba à la tentation. Et quand il eut manqué de respect à la jeune fille, le démon lui conseilla pour cacher sa faute de la mettre à mort, de l'ensevelir et de s'enfuir. Le repentir ne tarda pas â l'accabler. Il fondit en larmes et s'en alla et la cloche miraculeuse ne sonna plus sur son passage, et il se dirigea vers Rome pour confesser sa faute au vicaire de Jésus-Christ.

Le neuvième jour le comte Wilfrid gravit la montagne pour reprendre sa fille qu'il comptait retrouver toute joyeuse et parfaitement guérie. On peut juger de sa surprise quand il trouva la grotte vide. Il fit parcourir toute la montagne par ses gens, mais ce fut en vain, et il se retira à Barcelone accablé de chagrin.

Jean Garin arriva à Rome après bien des souffrances et toujours pleurant comme David. Il se jeta aux pieds du pape, qui était alors Etienne VI et lui confessa l'horrible péché dont le poids l'accablait. Le pape l'écouta avec étonne­ment, mais en reconnaissant la sincérité et la profondeur de son repentir il l'absout, en lui infligeant pour pénitence salutaire de retourner à sa grotte marchant sur les genoux à quatre pattes comme les bêtes, sans jamais relever le visage vers le ciel et de vivre ainsi jusqu'à ce qu'un enfant de quatre ou cinq mois lui parlât et lui dit: «Lève-toi, Dieu t'a pardonné.» Garin accepta avec une sainte résignation la pénitence que le pape lui imposa et confiant en Dieu il sortit de Rome au grand étonnement du peuple et employa beaucoup de temps pour son voyage. Il marcha ainsi plusieurs mois jusqu'à ce qu'il arrivât à la grotte où il vécut sept ans dans cette rude pénitence ne mangeant que des racines. A la longue ses chairs se desséchaient, ses cheveux et sa barbe s'allongeaient et lui donnaient l'aspect d'un sauvage.

Après ce long espace de temps, le comte Wilfrid qui avait toujours gardé le deuil, prépara une partie de chasse au Montserrat.

Allant avec les veneurs sur les bords du Llobrégat, ils lâchèrent les chiens pour qu'ils fissent descendre des bois quelque bête sauvage. Les chiens arri­vèrent à la grotte et se mirent à aboyer en voyant cet être étrange. A l'aboie­ment des chiens, les chasseurs accoururent et restèrent stupéfaits sans oser entrer dans la grotte. Ils avertirent le comte qui ordonna qu'on s'emparât de ce singulier animal sans lui faire de mal. Les plus hardis entrèrent dans la grotte et voyant qu'il ne résistait pas et se laissait prendre doucement, ils lui passèrent une corde au cou et le conduisirent au comte. Celui-ci. le fit conduire à Barcelone et le fit mettre dans une étable où tout le peuple venait le voir.

Quelques jours après, le comte donnait une fête pour se réjouir de la naissance d'un fils, que lui avait donné trois mois auparavant la comtesse Gunénilde. Pendant le repas, un des invités pria le comte de faire monter le sauvage pour amuser les convives. Le comte s'y prêta. On amena le pauvre ermite la corde au cou et les convives lui jetaient quelques os à ronger. Au même moment entra la nourrice qui portait le petit enfant de trois mois. Celui-ci, au lieu de prendre peur, regarda le pénitent avec compassion puis, ouvrant ses petites lèvres, il dit d'une voix bien claire: «Lève-toi, frère Jean Garin, car Dieu t'a pardonné tes péchés.» Le pénitent comprit que par ce miracle Dieu voulait mettre fin à ses souffrances. Il s'agenouilla, leva les yeux au ciel et au gr ad ébahissement de tous, il rendit grâce à Dieu qui lui avait fait miséricorde.

L'étonnement grandit encore quand on vit Garin se jeter aux genoux du comte, lui avouer son crime et demander à être puni comme il le méritait. Mais le comte qui était profondément religieux répondit que «puisque Dieu l'avait pardonné, lui aussi le pardonnait.» Puis il organisa un convoi de toute la cour pour aller rechercher l'endroit où la jeune princesse avait été enterrée. Porte-étendards, hommes d'armes, nobles et chevaliers suivirent le comte et la comtesse à cheval.

Le pénitent vêtu de bure marchait â pied, il n'avait pas accepté la mule que le comte lui avait offerte. On emmenait aussi une chaise royale portée par des pages et des écuyers pour rapporter le corps de la princesse à la Seo de Barcelone. Le comte se proposait aussi de visiter et de doter richement la chapelle qu'on était en train de construire au Montserrat pour la statue récem­ment découverte.

Arrivé là haut le cortège pria quelque temps la Madone, puis Jean Garin indiqua le lieu du tombeau qui était précisément tout près de la chapelle. Le comte fit creuser la terre, quand, 8 prodige! on découvrit la jeune princesse toute vive et comme endormie; seulement à sa gorge une trace semblable à un fil rouge rappelait le couteau qui l'avait égorgée. Après le premier émoi, le comte interrogea sa fille qui répondit qu'ayant une grande dévotion à Marie elle avait été conservée vivante miraculeusement. Le comte et la comtesse serrèrent dans leurs bras leur fille bien-aimée qui leur était rendue. Ils voulaient la reconduire à Barcelone et la marier brillamment, mais elle s'y refusa et voulut rester au service de la chapelle, pour y servir la Vierge Immaculée sa protectrice. Le comte et la comtesse y consentirent, ils appelèrent des reli­gieuses bénédictines au service de la chapelle, ils leur firent construire un beau monastère et Richilde, l'infante ressuscitée, fut leur première abbesse.

Jean Garin acheva sa vie pénitente dans la montagne. Il fut enterré à l'entrée de l'église où son tombeau était marqué par deux dalles de jaspe. En 1608 ses restes avaient été exhumés et placés dans un coffre précieux revêtu de velours au trésor de l'église. Il y resta jusqu'à la Révolution française. Le peuple a toujours vénéré le pauvre pénitent et l'appelle encore saint Jean Garin.

Telle est la légende; quelle part peut en revendiquer la véritable histoire? Dieu le sait. Il y eut sans doute là un pieux pénitent du nom de Jean Garin qui expia dans une longue et rude pénitence des péchés de jeunesse. Sa vie a été embellie par la poésie du moyen âge.

Les Catalans rapportent aussi quelques faits providentiels relatifs à l'invasion des Français.

Là comme partout les soldats de la grande Révolution ne se montrèrent ni bien religieux ni bien civilisés. Ils détruisirent les œuvres d'art que les siècles avaient amassées. Tableaux, statues, reliquaires et vases sacrés, tout y passa. Les soldats remplirent leurs sacs des pierreries et des objets d'or et d'argent qu'ils trouvèrent au trésor. Ils mirent le feu au monastère et firent sauter avec la poudre ce qui résista à l'incendie.

C'est le général Mathieu qui ordonna le pillage, il en fut puni par la Providence. Comme un autre général lui reprochait de déshonorer l'armée française par ses actes de barbarie, ils se prirent de querelle et se battirent en duel prés de Martorell. Le général Mathieu fut mortellement blessé, on le transporta, au moulin de Gomis où il mourut.

On raconte aussi qu'un soldat sortait du jardin avec une chasuble par dessus son uniforme et un calice â la main. A peine avait-il fait deux pas qu'il tombait frappé par une balle. Quelque patriote caché dans les broussailles avait été l'instrument de la Providence.

Morale: Il faut faire longtemps pénitence quand on a offensé Dieu, et il faut respecter les sanctuaires et les objets consacrés au culte de Dieu et à l'honneur de la Vierge Marie et des Saints.

XXXV. – Tarragone

Tarragone est une très vieille ville, ses murs pélasgiques en font foi. Les Pélasges y avaient apporté le culte primitif, le culte d'un Dieu suprême, pater Zeus (en latin Jupiter).

Elle a un de ces sites qu'aimaient les anciens: un port protégé par une ville haute, une acropole.

Elle a 25.000 âmes. Au temps des Romains, elle était plus importante que Barcelone. Auguste en avait fait la capitale d'une des trois grandes pro­vinces de l'Espagne, la Tarraconaise. Il y séjourna lui-même tout un hiver au retour de son expédition contre les Cantabres. Les Visigoths s'y installèrent en 467, les Arabes en 714. Le roi d'Aragon, Alphonse le Batailleur, la reprit aux Maures en 1120.

Ses principaux monuments se trouvent dans la ville supérieure.

On y monte par un chemin en lacet que les habitants appellent le zigzag. On aboutit là-haut à la belle terrasse de Santa-Clara, au sommet des rochers qui dominent la mer et d'où l'on a une vue admirable sur la Méditerranée et sur les côtes.

Pour voir la ville avec méthode, on peut commencer par l'enceinte pélasgique ou cyclopéenne dont on retrouve des restes imposants près de la porte du Rosaire. Ces murs aux assises irrégulières et colossales rappellent les vieux remparts de Mycènes et d'Argos et de quelques villes de l'Italie centrale.

A la campagne on retrouve le modeste tombeau des Scipion, car les Scipion aussi avaient lutté ici contre les Carthaginois.

La muraille romaine de circonvallation s'appuie sur celle des Pélasges. Le palais épiscopal en haut de la ville remplace l'ancien Capitole. Il en a utilisé les murailles. Un angle de la citadelle, arx romana se retrouve aussi dans ce cloître.

Au centre de la ville était le Forum. On y retrouve un beau puits romain, profond de cinquante mètres, où l'on descend par un escalier.

Du temps d'Auguste, il reste une tour du palais impérial, Torréon de Pilatos et un bel aqueduc à deux étages d'arcades, qui rappelle notre Pont du Gard.

L'époque musulmane n'a rien laissé qu'un modeste mihrab, débris d'une mosquée.

L'ancienne cathédrale, dédiée à sainte Thècle, a été conservée, c'est une modeste église du XIIme siècle près de l'évêché.

La cathédrale actuelle est grandiose. Elle est du XIIIe siècle. Elle justi­fierait à elle seule une visite à Tarragone.

Elle s'élève majestueusement en haut d'un large escalier. Sa porte prin­cipale a de curieuses ferrures et des vantaux sculptés du XIIIme siècle. Au trumeau est une belle Vierge-Mère; au tympan le Rédempteur avec de petites scènes du jugement dernier; sur les côtés, vingt-quatre statues des Apôtres et des prophètes. On attribue ces sculptures assez expressives et un peu hiératiques à un artiste du XIII` siècle, maître Bartolomé.

Le portail nord a aussi des sculptures qui représentent l'adoration des Rois. Une grande rose s'épanouit au-dessus du portique.

Un grave et honnête bedeau nous fit les honneurs de l'intérieur. L'ensemble rappelle notre gothique du midi. Les nefs sont un peu lourdes et peu élevées. Le transept est plus svelte et plus gracieux. II est dominé par un cimborio ou coupole octogonale et éclairé par deux belles verrières du XV le siècle. Cet intérieur a bien son aspect espagnol, avec son coro encombrant, son maître-autel à rétables, ses chapelles nombreuses avec des mausolées d'époques diverses.

Le rétable du maître-autel représente la vie de sainte Thècle. Cette sainte est vraiment très chère aux Tarragonais. Elle est la patronne de la ville. Elle a sa chapelle dans la cathédrale, richement ornée de marbres du XVIIP siècle. On y vénère un bras de la sainte.

On comprend que les Tarragonais se soient attachés à la pieuse disciple de saint Paul, eux qui ont été, suivant la tradition, évangélisés par le grand apôtre lui-même.

Le coro est fermé par une belle grille. Les stalles sont assez simples mais le siège épiscopal a toute la richesse de la première renaissance.

Derrière le chœur est le tombeau de Jacques Ier ou Jaime et Conquistador. C'est un beau monument du XVe siècle rapporté de l'abbaye de Poblet.

Les chapelles sont un musée de tombeaux: sarcophages romains, monu­ments gothiques, mausolées de la renaissance et e la décadence, tous les genres y sont représentés. Là reposent des princes d'Aragon, des évêques, des seigneurs féodaux. Le moyen âge représente ses défunts dans l'attitude de la prière; la renaissance orne ses sarcophages de symboles profanes, comme ceux des sciences ou de la guerre. ,

Un curieux portail conduit de l'église au cloître. Ce portail a des sculp­tures romanes et même un Esculape qui date des Romains.

Le cloître est d'une grande élégance. L'Espagne en a de plus riches mais guère de plus corrects pour le style. Quels curieux chapiteaux! L'un d'eux repré­sente la procession des rats ou l'enterrement du chat qui joue le mort. C'est du La Fontaine en sculpture.

Plusieurs chapelles donnent sur le cloître. L'une d'elles a une Madone byzantine: la Virgen de la Guya, ou la Vierge du guide.

Il faudrait voir aux environs de Tarragone les beaux restes de l'abbaye de Poblet. Ce beau monastère cistercien, fondé au XIIIe siècle par le comte de Barcelone, Raymond Bérenger, avait été constamment embelli par les rois d'Aragon, dont il était le Panthéon ou le lieu de sépulture. C'était une des plus riches abbayes de l'Espagne. Elle a été mise â sac et incendiée pendant les troubles de 1835.

Le musée provincial de Tarragone en a recueilli les plus beaux morceaux de sculpture, des statues, des chapiteaux et deux magnifiques tombeaux, celui du comte de Santa Coloma, et le monument de don Jaime tout entouré de reliefs en marbre d'une grande finesse.

XXVI. – Valence et le Cid

Valence est une grande et belle ville, elle a 150.000 habitants. Les Arabes en ont fait une capitale de royaume. Le Cid la leur prit une première fois et Jacques d'Aragon une seconde. A Valence commence le midi de l'Espagne. De Valence à Gibraltar règnent l'oranger et le palmier. C'est comme une province d'Afrique.

Valence n'a pas, comme Cordoue, Séville et Grenade, conservé ses monuments arabes, mais elle est riche en édifices de l'art ogival et de la renaissance.

Son nom rappelle le Cid qui l'a conquise et Chimène qui l'a défendue héroï­quement. Elle est la patrie des Borgia, elle est aussi celle du grand thauma­turge Vincent Ferrier.

La Huerta ou plaine de Valence avec ses beaux orangers est un pendant de la Conque d'or de Palerme.

Ce sont ses beaux fruits d'or que vendent les marchands de Paris, qui crient tout le jour pendant l'hiver: «Valence! Valence! la belle Valence!

C'est la beauté de la campagne de Valence qui à provoqué ce dicton: «Cœlum hic cecidisse putes, on croirait voir ici un coin du Ciel!»

Nous sommes arrivés à Valence dans des conditions défavorables, il y avait une grève des tramways. C'est que l'Espagne pour les grèves, est à la hauteur des grandes nations. Il fallut donc faire toutes nos courses en tartana. La tartana c'est le fiacre de Valence. Théophile Gautier, qui sortait des galeras ou charettes de la campagne, trouvait les tartanas passables. Pour nous, nous les avons trouvées détestables. La tartana ressemble à nos voitures de bouchers. Si au moins elle en avait la vitesse! Elle est peu ou point suspendue, elle n'a que deux roues et va plus souvent au pas qu'au trot. Sa longue capote noire lui donne l'aspect d'un catafalque. Bref, elle n'est ni gaie, ni commode et serait bien nommée aussi galera.

Un mot de l'histoire de Valence. Son site était trop beau pour ne pas tenter tous les peuples anciens de la Méditerranée. Les Grecs, les Carthaginois et les Romains y eurent successivement des colonies, Pompée y battit Sertorius. Les Goths y dominèrent trois siècles et les Maures quatre siècles, jusqu'a la conquête définitive par Don Jaime et conquistador, roi d'Aragon.

Un trait bien espagnol, c'est que de 1808 à 1812, ayant secoué le joug français, Valence fut gouvernée par un moine, le P. Rico, avec le concours de la junte insurrectionnelle.

C'est près de Valence qu'est le lac d'Albuféra, dont Napoléon fit un fief pour le général Suchet.

Valence a un bon aspect, elle n'est pas encore modernisée. Sa grande tour de la Miquelete la domine. Elle a encore ses murailles crénelées, ses tours, ses portes du moyen âge. Ses coupoles revêtues de faïence azulejos rappellent ses accointances avec l'Orient. Ses rues se couvrent de toiles en été, comme les bazars de Damas et du Caire.

J'avais hâte de monter â la Miquelete et je fus récompensé de mes 46 mètres d'ascension par la vue splendide dont on y jouit. La mer est tout près. La huerta est encore toute dorée par les cédrats et les dernières oranges. La richesse de la plaine et la culture des collines en terrasses montrent que les Valenciens sont un peuple de gai et fécond labeur. Ils exploitent aussi les veines métallifères des environs et les marais salants de la côte.

Il me fallait le visa de l'archevêché pour célébrer la messe. Je montai respectueusement au grand palais sanctifié par saint Thomas de Villeneuve, le Vincent de Paul de l'Espagne. Sa statue orne la cour du palais, gracieux patio où s'épanouit une belle végétation africaine. Je trouvai là haut, au milieu d'un secrétariat imposant, un bon chanoine causant français, qui expédiait les affaires en grillant une cigarette. Il se montra d'une amabilité parfaite et me fit donner un Celebret en règle pour l'année, ce qui me faisait pour un temps prêtre Valencien. Cela me servit fort avantageusement pour me procurer un bon accueil dans toutes les églises pendant tout mon voyage d'Espagne.

Valence ne parle pas castillan, son dialecte est un provençal assez pur, c'est la langue de nos anciens troubadours.

La belle rue de Valence est celle de Saint-Vincent Calle San Vincente; c'est que Valence se glorifie d'avoir possédé deux grands saints de ce nom, le diacre Vincent, martyr des premiers siècles et le grand missionnaire Vincent Ferrier.

Je commence ma visite par la cathédrale. Naturellement, il y eut là un temple romain, puis une église visigothe, puis une mosquée. Le Cid dédia la mosquée à saint Pierre, Don Jaime la dédia à la sainte Vierge. Elle a été reconstruite au XIIIe siècle et achevée seulement au XVIIIe. Elle est imposante et riche en détails intéressants. Elle a un gracieux portail roman, un autre ogival très orné, le grand portail est du XVIIIe siècle.

L'intérieur est à trois nefs, la croisée du transept a une coupole octogonale, un cimborio du _XIVe Siècle.

Le Coro a ses riches boiseries de la renaissance et sa belle grille dorée; le trascoro a des bas-reliefs en albâtre qui représentent quelques scènes de l'Ancien Testament. La Capilla Mayor a une chaire de saint Vincent Ferrier, et comme ex-voto des éperons et une bride offerts par Don Jaime d'Aragon.

Le maître-autel est richement orné. Il a une Vierge entourée de rétables d'argent, le tout fermé par des volets à douze compartiments peints par des élèves de Léonard de Vinci.

L'ancienne salle capitulaire possède les chaînes du port de Marseille, enlevées par les catalans en 1423.

La deuxième chapelle à droite est dédiée à saint François de Borgia, on y voit plusieurs tombeaux de sa famille. L'autel a un beau tableau historique de Goya, représentant le saint qui prend congé de sa famille. La quatrième chapelle est dédiée à saint Thomas de Villeneuve, le grand archevêque de Valence. Elle est ornée de peintures expressives du XVe siècle. L'autel possède quelques reliques du saint, dont le corps est conservé à l'église Saint-Augustin.

La sacristie a quelques peintures de Juanes (un Valencien) et de Goya, et de splendides ornements finement brodés au XVe siècle: chasubles, dalma­tiques et devants d'autel (frontales).

Le trésor ou relicario est merveilleux de richesses. Les rois d'Aragon y ont accumulé les reliques précieuses qu'ils ont obtenues du Saint-Siège ou rapportées de la Palestine. J'en veux donner le catalogue, il intéressera nos

lecteurs. Trois grandes armoires contiennent ces reliques. Celles de l'armoire centrale sont les plus importantes et on les vénère à genoux, parce que la plupart ont eu un contact immédiat avec la sainte Humanité de Notre-Seigneur.

Armoire centrale

Une hostie consacrée et les corporaux de l'église d'Avinon dans le royaume d'Aragon, qui demeurèrent miraculeusement intacts lorsque l'église fut brûlée. Un morceau de la robe de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

La chemisette que la très sainte Vierge fit de ses propres mains et qu'elle mit à l'Enfant-Jésus à Bethléem.

Dans un reliquaire d'or émaillé, des cheveux de la très sainte Vierge. Ces trois dernières reliques sont des présents des rois catholiques d'Aragon. Un peu de myrrhe que les Rois Mages offrirent au petit Enfant-Jésus à Bethléem: don du pape Calixte III.

Un morceau de la robe de la sainte Vierge.

Deux des trente pièces de monnaie que Judas reçut en récompense de la sacrilège trahison de son divin Maître.

Un morceau de l'éponge avec laquelle on donna à Notre-Seigneur du fiel et du vinaigre.

Un morceau de la vraie croix.

Six épines de la couronne de Notre-Seigneur Jésus-Christ, trois entières et trois brisées; et aussi un morceau de la branche de la même couronne. Une croix donnée par le bienheureux patriarche D. Jean de Ribera, lorsqu'il était archevêque de cette église, et dans laquelle il y a un morceau de la vraie croix et de la poussière du même bois sacré.

Une autre des soixante-douze épines de la couronne que l'on mit sur la tête de Notre-Seigneur. Elle fut envoyée à cette église par saint Louis roi de France. Un morceau de la vraie croix dans un reliquaire qui contient aussi à l'extrémité une des épines de la couronne de Notre-Seigneur, rougie encore (le sang.

Armoire de droite

Reliques de sainte Cécile vierge et martyre, de saint Blaise, de saint Dominique confesseur et de saint Cléophas.

Un morceau de la bannière de saint Georges martyr.

Un bras et une main du même saint Georges, envoyés par la reine de Chypre.

Une relique de sainte Ursule, Vierge et Martyre.

Deux reliques de saint Vincent martyr, patron de la ville. Un os du pied de saint Mathias, apôtre.

Une relique de saint Pierre Pascal, enfant de la ville. Une relique de saint Mathieu, apôtre et évangéliste.

Une relique de saint Maur martyr, dont le corps repose dans le collège du bienheureux patriarche, Jean de Ribera, à Valence.

Une relique de saint Sébastien, et une des flèches qui le transpercèrent don du pape Calixte III, originaire de Valence.

Une relique de saint André, apôtre. Une relique de saint Pascal Baylon.

Une vertèbre de l'épine dorsale de saint Louis évêque de Toulouse, dont le corps est conservé à la cathédrale.

Une relique de saint Pierre d'Arbues.

La statuette de l'Enfant-Jésus que portait le vénérable François, carme déchaussé, et qu'on expose à la vénération publique en temps de peste, à cause de la confiance qu'inspire le même vénérable.

Reliques des saints martyrs Abdon et Sennen.

Un petit morceau de la peau et un os de saint Barthélemy apôtre. don du pape Calixte III.

Une relique de saint Bruno.

Le bras de saint Luc évangéliste, et sa main droite avec laquelle il écrivit le saint évangile et peignit la sainte image de Notre-Dame.

Image de Notre-Dame, peinte par saint Luc.

Dans un buste de saint Pierre apôtre, le noeud de la gorge du même. saint don du pape Calixte III.

Reliques de saint Ignace de Loyola, de saint François Xavier, de saint Louis de Gonzague, de saint Stanislas Kostka et de saint François de Hiéronimo, saints jésuites.

Une lettre autographe de saint Ignace de Loyola, adressée à Don Jean III, roi de Portugal.

Armoire de gauche

Une relique de saint Vincent Ferrier, enfant de la ville et patron du royaume. Reliques de sainte Catherine, de sainte Apollonie et de sainte Barbe, vierges et martyres.

Une relique de saint Léonard, martyr.

Les sermons de saint Thomas de Villeneuve, écrits de sa propre main. Une relique des saints Gaudente et Innocent, martyrs.

Un morceau du manteau de saint Joseph. Une relique de saint Grégoire-le Grand. Un os de saint Thomas d'Aquin dont le corps se vénère à Toulouse. Une relique de saint François de Borgia.

Un os du bras de saint Valère évêque de Saragosse; deux os de la main gauche de saint Luc évangéliste; et une dent de saint Etienne premier martyr don que fit à cette église la reine Marguerite, épouse du roi Don Martin d'Aragon.

Une relique du bienheureux Jean de Ribera, archevêque de Valence. Reliques des bienheureux martyrs Jean de Pérouse et Pierre de Sassoferrato.

Un doigt de saint Thomas de Villeneuve.

Des reliques des saints martyrs Cosme et Damien. Une barette que porta saint Philippe de Néri.

Des reliques de saint Roch confesseur, de saint Augustin, de saint Bernard martyr, de saint Joseph de Calasanz, de saint François Caracciolo et de saint Pierre d'Alcantara.

Des reliques de saint François de Paule.

Un morceau de tibia du bienheureux André Hibernon.

Le manteau de saint Vincent Ferrier très bien conservé, et la Bible que le saint portait dans ses missions, laquelle contient quelques notes en marge écrites de sa propre main.

Des cheveux, un vêtement et des bas de saint Vincent Ferrier.

Des langes de l'Enfant-Jésus: une relique de la grotte de l'allaitement de Bethléem.

Une épaule du bienheureux Jean de Ribera.

Une lettre autographe de saint Vincent Ferrier adressée au roi Don Martin d'Aragon.

Un petit Innocent de ceux que le roi Hérode fit égorger: don du roi Don Jean de Castille et d'Aragon.

Un peu de chair et des cheveux de saint François de Sales. Cinq doigts de saint Louis Bertrand.

Un peu de chair et une soutane de saint Philippe de Néri.

En dehors des armoires

Une partie de la crosse de saint Augustin évêque d'Hippone. Une partie de la mitre du même saint Augustin.

Ce n'est pas tout. encore. Le trésor de Valence possède un beau calice en sardoine, qui a, comme la coupe de Gênes, la prétention d'avoir servi à la sainte Cène. Ce serait le saint graal, célébré par les romans de chevalerie.

En voici l'historique, tel que le donne le catalogue de la cathédrale.

«Le maître de la maison dans laquelle Notre-Seigneur célébra la Cène, était Chusa, majordome et trésorier du Tétrarque de Galilée, Hérode Antipas. Jeanne, sa femme, était une des saintes femmes signalées par saint Luc et qui suivait Notre-Seigneur dans ses courses évangéliques.

C'est dans la même maison que les apôtres célébrèrent le premier Concile et qu'ils écrivirent le Symbole. Ils se partagèrent ensuite les souvenirs du Sauveur et le saint calice échut à saint Pierre, qui l'emporta à Rome où il fut vénéré par les fidèles jusqu'à l'an 258 de notre rédemption. Sixte II gouvernait alors l'Eglise. Son diacre saint Laurent, voyant que la persécution s'aggravait, envoya le saint calice, pour le sauver de la confiscation, à Huesca, en Espagne, sa patrie d'origine.

A l'époque de l'invasion sarrasine, en 712, Audebert, évêque de Huesca, se retira vers le Nord en emportant le saint calice à la grotte de saint Jean de la Pena dans les Pyrénées. La précieuse relique fut vénérée là pendant 686 ans, jusqu'à ce que Don Martin le pieux, roi d'Aragon, exprimât au Frère Bernard, abbé de la Pena, le désir de posséder le saint calice dans son palais d'Aljaferia à Saragosse. Saint Vincent Ferrier appuya la demande du roi et le saint calice fut porté à Saragosse le 26 septembre 1399. Il n'y resta que 23 ans. Après la mort de Don Martin le pieux, Don Alphonse le magnanime, qui aimait beaucoup Valence et qui y séjournait souvent, y fit déposer le saint calice dans un riche oratoire du palais. Quelques années plus tard, au moment de quitter Valence, il le confia au chapitre de la cathédrale, le 18 mars 1437. Il a donc été vénéré là depuis le temps d'Alphonse Borgia, pape sous le nom de Calixte III, jusqu'à nos jours.

Le saint calice est d'agate orientale. Sa couleur a des reflets divers. La coupe a les dimensions d'une grande demi-orange. Le pied qui paraît être une coquille est enrichi d'ornements d'or, de vingt-huit perles fines et d'autres pierres précieuses. L'ensemble n'a pas plus d'une palme de haut.

Tous les ans, le 14 septembre, une fête solennelle est célébrée en l'honneur du saint calice, avec une belle procession dans les cloîtres.

* * *

Près de la cathédrale est la chapelle de Notre-Dame des Abandonnés, Nuestra Senora de los Desamparados. Les Espagnols aiment cette dévotion. Juanes y a représenté la Vierge bénissant les enfants abandonnés.

Un des édifices les plus intéressants de Valence est l'Audiencia, le tribunal, beau palais de la renaissance, qui a servi de siège aux Etats du royaume. Valence n'a plus de monuments arabes, mais son Audiencia a, dans ses plafonds surtout, un cachet arabe bien marqué. La Segreteria et le Salon de Cortes ont de splendides plafonds à caissons dorés, (Artesonado.) Le Salon de Cortes a une gracieuse loggia intérieure ou galerie à colonnettes. Des fresques de Peralta représentent l'assemblée des Etats de Valence au XVIe siècle. Les trois classes sociales y siègent séparément, le clergé, la noblesse et la bourgeoisie. La chapelle du palais, car autrefois tout palais public avait sa chapelle, possède une belle Vierge de Zurbaran.

Un autre monument civil est la Bourse, la Lonja de la Seda, ou la Halle à la soie. C'est un grand édifice, bâti par maître Pierre Compte à la fin du XVe siècle. La belle façade gothique est dominée par une galerie dont les créneaux se terminent en couronnes royales. Le vaste hall est par­tagé en trois nefs par vingt-quatre colonnes élégantes. Un autre corps de bâtiment à gauche de la façade a une gracieuse frise de médaillons. C'est le tribunal de commerce, Pabelon del Consulado. Il a sa chapelle comme le tribunal civil.

Le Museo de Bellas Artes a des toiles intéressantes de l'école valencienne. Il est installé dans un ancien carmel. Juanes, Ribalta, Ribéra et Espinosa sont les maîtres les plus saillants. Leur genre se rapproche de celui des maîtres napo­litains. De Juanes, je remarquai une belle Assomption et le gracieux tableau dit des Innocents, qui représente la Vierge Mère, avec le petit saint Jean-Baptiste, deux innocents et sainte Inès ou Agnès qui contracte son alliance mystique avec l'Enfant Jésus.

Il y a un saint Sébastien, vigoureux et sombre, de Ribéra; la Cène et le couronnement de la Vierge de Ribalta, dans le goût du Titien; la messe de saint Pierre Nolasque, d'un chaud coloris, par Espinosa.

Comme curiosité locale, il y a, de Pinturicchio, la Vierge Mère avec le cardinal Rodrigo Borja (depuis Alexandre VI). J'ai revu son portrait à Subiaco et au Vatican, il a toujours l'air un peu sombre et soucieux.

C'était vendredi, nous assistâmes à un exercice de dévotion propre aux valenciens. Ils chantent ce jour-là un miserere de réparation à l'église du Corpus Christi. Vers la fin de cette prière le tableau d'autel s'élève et laisse voir un crucifix très vénéré. C'est le bienheureux Juan de Ribéra, archevêque de Valence, qui a fondé cette dévotion. Après l'adoration du crucifix on vénère les innombrables reliques de cette chapelle. J'en donne la liste

Reliques de l’église du collège royal du «Corpus Christi» à Valence

Premier gradin

Le corps de saint Diodore, martyr.

Un os de saint Braulion, archevêque de Saragosse. Le corps de saint Urbain, martyr.

Un os de saint Maurice.

Le corps de saint Regule, martyr.

La tête de saint Maur, martyr romain, patron du collége royal; son corps repose dans une chapelle de l'église.

Le corps de saint Désiré, martyr. Un-os de saint Zénon.

Le corps de saint Géminien.

Un os de saint Cassien, martyr.

Deuxième gradin

Plusieurs morceaux (le la vraie Croix.

Dans un buste de l'apôtre saint Pierre, un de ses os.

Une croix faite avec le bois de celle sur laquelle l'apôtre saint André souffrit le martyre.

Un bras de saint André, apôtre.

Un doigt de saint Jacques le Mineur. Un bras de saint Barnabé, apôtre. Un doigt de saint Paul, apôtre.

Un bras de saint Sylvestre, pape. Un os de saint Procope.

Une côte de saint Grégoire, prêtre.

La tête de sainte Maxime, vierge et martyre. Un bras de sainte Tenella, vierge et martyre. Une mâchoire de saint Anaclet, pape et martyr. Un bras d'un des saints martyrs du cimetière de Calixte. La tête de sainte Eleuthéria, vierge et martyre.

Une côte de saint Jean Chrysostome. Une molaire de sainte Acace.

Un bras et un doigt de saint Jean l'aumônier. Un peu de chair de sainte Thérèse de Jésus.

Troisième gradin

Des cheveux de Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Un rameau de la couronne de Notre-Seigneur, avec cinq épines et deux morceaux de pierre du Saint-Sépulcre.

Des cheveux de la très Sainte et Immaculée Vierge Marie.

Un manteau de saint Joseph, dans lequel fut enveloppé l'Enfant-Jésus aussitôt après sa naissance.

Un os du patriarche saint Joachim, père de la très sainte Vierge. Un os de la main de saint Jean-Baptiste.

Un tibia de saint Thomas de Villeneuve, archevêque de Valence. Un os de saint Boniface.

Un os de sainte Catherine de Sienne. Un bras de saint Bradan, abbé.

Un os de saint Théodore, martyr.

Un bras de sainte Ursule, vierge et martyre.

Une molaire de saint Pierre et une autre de sainte Apollonie. Un livre de sermons écrits de la main de saint Vincent Ferrier. Un peu de chair de la bienheureuse Catherine Thomas.

Des ossements du docteur angélique, saint Thomas d'Aquin, de sainte Claire, de saint Sébastien, martyr, de saint Lucius, pape et martyr, de saint Publius, martyr, d'un des saints martyrs de Trèves, de saint Christophe, martyr, de sainte Marie-Madeleine, de saint Sixte, pape et martyr.

Quatrième gradin

Une des plus longues épines de la couronne de Notre-Seigneur Jésus­Christ.

Une partie de la nappe de la Cène et du Suaire de Notre-Seigneur Jésus­Christ.

Du voile de la très Sainte et Immaculée Vierge Marie notre Mère, et des langes de son Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ.

Un os de sainte Anne, mère de la très sainte Vierge.

Un os de saint Barthélemy, apôtre.

Un os du grand docteur de l'Eglise, saint Jérôme.

Un os du docteur séraphique, saint Bonaventure.

Un os de saint Vincent, martyr.

Une côte de sainte Cécile, vierge et martyre.

Un os de saint Diègue d'Alcala.

Deux os du bienheureux Nicolas Factor.

Un os de saint Blaise.

Un bras de sainte Cordule, vierge et martyre.

Un tibia de saint Vincent Ferrier, patron du royaume.

Un os de sainte Agnès.

Deux os de saint Laurent, martyr.

Un os de sainte Hélène et un de sainte Lucie.

De la chair et des os du bienheureux Gaspard de Bono.

Un os de saint Gratien et un autre de sainte Euphénie, vierge et martyre.

Un bras de saint Bernard d'Alzire, martyr.

Une ceinture de saint Louis Bertrand.

Un os de saint Némèse, tribun.

Un os de saint Alexis.

Un os de saint Antoine, abbé.

Une partie du manteau de saint Louis Bertrand.

Un os de saint Cosme.

Un os du bienheureux André Hibernon.

Une tête de l'un des saints Innocents.

Un bras de sainte Barbe, vierge et martyre.

Un os de saint Nicodème.

Le bienheureux fondateur du sanctuaire regardait aussi comme une relique la précieuse image de Notre-Seigneur Jésus-Christ crucifié qui est au maître­autel et devant laquelle on chante dévotement le miserere tous les vendredis. Il disait: «Qu'elle est d'un art admirable et que la tête passe pour avoir été faite de la main des anges.

Avant de quitter l'église du Corpus Cliristi, admirons son bedeau. Il est beau comme un massier de la cour de Henri II. Il a un joli pourpoint et un manteau de velours, une belle perruque blanche et une toque gracieuse.

Nous aurons achevé de voir Valence en visitant ses belles promenades, la Glorieta et l'Alameda. Là était l'ancienne citadelle de Charles-Quint. Il y a maintenant de belles avenues de platanes le long de la rivière Turia, et les Valenciens y vont prendre le frais à l'heure de la promenade. C'est de là qu'on prend le tramway pour aller au Grao, au port de Valence. Mais comme les tramways étaient en grève et que les tartanes marchaient fort mal, nous renonçâmes au Grao.

Valence a élevé une statue équestre à Don Jaime, c'est bien juste, mais je n'y ai pas vu celle du Cid.

Un trait de moeurs: tous les jeudis, devant une porte de la cathédrale se tient le tribunal des eaux, Corte de las aguas. Des syndics élus par les agri­culteurs tranchent d'après le droit coutumier les différents relatifs à l'irri­gation de la plaine. C'est une coutume arabe qui a persévéré. On fait ainsi en Egypte.

Nous avons voulu rendre un hommage tout particulier à saint Vincent Ferrier, le grand missionnaire dominicain, dont nous possédons les reliques à Nantes. Nous sommes allés prier à sa maison natale près de la Glorieta. C'était une habitation modeste, avec sa petite cour, son puits et quelques chambres. On y voit des ex-voto innombrables et bien originaux. Comme le saint a beaucoup prêché contre les vanités du monde, les jeunes filles continuent à faire sous ses auspices le sacrifice de leur chevelure, et dans l'oratoire du saint on voit beaucoup de belles tresses de cheveux suspendues là comme autant de trophées de la modestie.

* * *

Valence rappelle le Cid. On lui donne souvent le nom de Valencia del Cid. Le Cid rappelle Corneille.

Mais le poète, enchaîné par les règles étroites de la tragédie classique, a placé toutes les scènes de son drame à Séville parce que cela concordait mieux avec l'intrigue de la tragédie. Périsse la géographie plutôt que l'unité de lieu! C'est aux portes de Séville qu'il met le Cid aux prises avec les sarrazins qui débarquent.

Rectifions la géographie de Corneille et lisons à Valence l'épisode de cette lutte qui eut lieu près de Valence au Grao. Cette page est digne d'Homère. C'est le Cid lui-même qui parle:

Don Rodrigue

… Sous moi donc cette troupe s'avance,

Et porte sur le front une mâle assurance.

Nous partîmes cinq cents; mais, par un prompt renfort,

Nous nous vimes trois mille en arrivant au port,

Tant, à nous voir marcher avec un tel visage,

Les plus épouvantés reprenaient de courage!

J'en cache les deux tiers, aussitôt qu'arrivés,

Dans le fond des vaisseaux qui lors furent trouvés

Le reste, dont le nombre augmentait à toute heure,

Brûlant d'impatience, autour de moi demeure,

Se couche contre terre, et, sans faire aucun bruit,

Passe une bonne part d'une si belle nuit….

Cette obscure clarté qui tombe des étoiles

Enfin avec le flux nous fit voir trente voiles;

L'onde s'enfle dessous, et d'un commun effort

Les Maures et lamer montent jusques au port.

On les laisse passer; tout leur paraît tranquille;

Point de soldats au port, point aux murs de la ville.

Notre profond silence abusant leurs esprits,

Ils n'osent plus douter de nous avoir surpris;

Ils abordent sans peur, ils ancrent, ils descendent,

Et courent se livrer aux mains qui les attendent.

Nous nous levons alors, et tous en même temps

Poussons jusques au ciel mille cris éclatants;

Les nôtres à ces cris, de nos vaisseaux répondent,

Ils se lèvent armés, les Maures se confondent,

L'épouvante les prend à demi descendus;

Avant que de combattre ils s'estiment perdus.

Ils couraient au pillage, et rencontrent la guerre;

Nous les pressons sur l'eau, nous les pressons sur terre,

Et nous faisons couler des ruisseaux de leur sang,

Avant qu'aucun résiste ou reprenne son rang

Mais bientôt, malgré nous, leurs princes les rallient,

Leur courage renaît, et leurs terreurs s'oublient

La honte de mourir sans avoir combattu

Arrête leur désordre et leur rend la vertu.

Contre nous de pied ferme ils tirent leurs alfanges,

De notre sang au leur font d'horribles mélanges;

Et la terre et le fleuve, et leur flotte, et le port,

Sont des champs de carnage où triomphe la mort.

Oh! combien d'actions, combien d'exploits célèbres

Sont demeurés sans gloire au milieu des ténèbres,

Où chacun, seul témoin des grands coups qu'il donnait,

Ne pouvait discerner où le sort inclinait!

J'allais de tous côtés encourager les nôtres,

Faire avancer les uns, et soutenir les autres,

Ranger ceux qui venaient, les pousser à leur tour,

Sans voir qui l'emportait jusques au point du jour.

Mais enfin sa clarté montre notre avantage,

Le Maure voit sa perte, et perd soudain courage,

Et, voyant un renfort qui nous vient secourir,

L'ardeur de vaincre cède à la peur de mourir.

Ils gagnent leurs vaisseaux, ils en coupent les càbles,

Nous laissent pour adieux des cris épouvantables,

Font retraite en tumulte, et sans considérer

Si leurs rois avec eux peuvent se retirer.

Pour souffrir ce devoir leur frayeur est trop forte;

Le flux les apporta, le reflux les remporte;

Cependant que leurs rois, engagés parmi nous,

Et quelque peu des leurs, tous percés de nos coups,

Disputent vaillamment et vendent bien leur vie.

A se rendre, moi-même en vain je les convie;

Le cimeterre au poing ils ne m'écoutent pas

Mais voyant à leurs pieds tomber tous leurs soldats,

Et que seuls désormais en vain ils se défendent,

Ils demandent le chef; je me nomme, ils se rendent.

Je vous les envoyai tous deux en même temps;

Et le combat cessa faute de combattants.

Cette lecture nous aide bien à faire revivre un des plus beaux souvenirs de Valence.

XXXVII. – Alicante et Elche

Toute la côte d'Alicante à Malaga est belle et riche. Les Arabes l'appe­laient le paradis terrestre. La température y est toujours douce, elle varie de six à trente degrés. La végétation y est toute africaine. On y cultive les palmiers, les orangers, le coton. Dans peu d'années sans doute quelque syndicat anglais établira là des casinos et des parcs pour faire concurrence à Nice et à Cannes.

Déjà la municipalité d'Alicante commence à paver ses rues en bois pour combattre la poussière qu'on y respirait jusqu'à présent.

Victor Hugo a poétisé Alicante dans ses Orientales

Alicante aux clochers mêle les minarets.

Il n'y a pas de minarets du tout et les clochers y sont peu poétiques.

C'est une grosse ville de 50.000 âmes. Elle se présente bien, vue du mole avec son quai bien planté de palmiers et son acropole de Santa Barbara. L'église de Saint-Nicolas est dans le style sévère et froid d'Herrera, l'architecte de l'Escorial, Nous trouvâmes une bonne hospitalité à l'hôtel Yborra. Le port est animé. Je pris plaisir à causer italien avec des marins génois. Ils apportent là les beaux marbres de carrare et ils emportent des vins muscat, ces bons vins de la huerta d'Alicante, que l'on appelle le Aloque, le Belmete, le Fondellot, etc.

A quelques kilomètres d'Alicante, au couvent de Santa Clara est un des grands pèlerinages d'Espagne. La Santa Faz, la sainte Face. C'est un des linges dont se servit sainte Véronique pour étancher la sueur qui couvrait le visage du Christ. Cette relique fut apportée de Rome au XVI' siècle et on cons­truisit le couvent pour la recevoir. Les bonnes soeurs nous la laissèrent visiter et nous donnèrent des images et des souvenirs.

* * *

Nous allâmes d'Alicante à Murcie par Elche. La route suit d'abord le rivage, puis elle pénètre dans les terres plantées de vignes et d'oliviers et bor­dées de caroubiers, avec des haies de figuiers de barbarie et des puits ou norias pour l'irrigation.

Après Santa Pola, la campagne change d'aspect; les grenadiers aux fleurs de pourpre succèdent aux oliviers et les palmiers commencent à apparaître. Elche est l'ancienne Augusta Illici des Romains, devenue chrétienne, dit la tradition, grâce à l'apostolat de saint Jacques. Nous y trouvâmes une bonne hospitalité à la Fonda de la Confianza.

No hay mas que Elche en Espana, il n'y a qu'un Elche en Espagne, dit le proverbe. Il est bien vrai que la forêt de palmiers d'Elche est unique en Europe. Il faut aller jusqu'en Egypte pour en trouver de si belles.

La petite ville elle-même a un aspect oriental avec ses maisons à terrasses et quelques coupoles blanches.

Je ne saurais dire combien la forêt a de palmiers, peut-être 120.000.

L'irrigation est établie avec un grand art par une retenue d'eau du torrent Vinalopo. Les palmiers sont plantés le long des canaux. Entre leurs lignes on cultive les grenadiers et les cotonniers. Beaucoup de ces palmiers sont sécu­laires, ils ont 20 ou 25 mètres de hauteur.

Nous visitâmes deux propriétés, entre autres la villa Miramar, où l'on nous reçut avec beaucoup de courtoisie. On nous fit voir quelques palmiers particu­lièrement intéressants. L'un d'eux a 35 mètres de haut, un autre a produit, je ne sais par quel procédé, sept branches latérales qui lui font une couronne, ce qu'on ne voit jamais dans les palmiers. La belle villa appelée Miramar, a un belvédère d'où l'on embrasse toute cette forêt orientale. De beaux grenadiers se mêlent aux palmiers dans les jardins de Miramar.

Les palmiers d'Elche ne produisent pas seulement des dattes, on en tire aussi ces belles palmes que l'on bénit dans toute l'Espagne au jour des Rameaux et que l'on attache aux balcons des maisons comme un pieux talisman. Une partie des palmiers est chaque année destinée à cela. Dix mille environ ont leurs palmes relevées et liées ensemble, pour qu'elles prennent une belle teinte dorée à l'abri de l'air et de la lumière.

Les dattes d'Elche se mangent dans toute l'Espagne. Elles ont cependant une valeur de second ordre. Quand on veut manger en Espagne de belles dattes bien confites, on fait venir de Marseille des boites de dattes algériennes.

XXXVIII. – Murcie et Albacete

Murcie est une grande ville, elle a 100.000 âmes. Elle doit sa prospérité à la riche plaine qui l'entoure, coupée d'irrigations depuis le temps des Arabes et plantée d'orangers, de mûriers et de citronniers. Son climat est très doux en hiver. Elle a conservé un cachet mauresque, avec ses façades modestes, ses patios dallés et fleuris dans l'intérieur de ses maisons, et son bazar ou rue de la plaieria, couverte de toiles en été.

Elle n'a de remarquable que sa cathédrale et ses statues de procession.

La cathédrale, édifice imposant en belles pierres d'un calcaire rose est en grande partie ogivale, mais elle n'a été terminée qu'au XVIIIe siècle. La façade principale est corinthienne, la tour est dans le goût de Berruguete, la coupole est de la renaissance.

L'intérieur a bien des détails intéressants, de belles grilles, des chapelles richement ornées dans le style plateresque, un mausolée élégant du roi Alphonse X. La sacristie a de magnifiques boiseries du XVIe siècle attribuées à Berruguete, de belles broderies et de fines dentelles. Le cloître est dans le style sobre et pur du XIIIe siècle.

La collection des statues de procession est la plus remarquable de toute l'Espagne. On les voit à la chapelle de la Ermita de Jésus près du couvent des Augustines. Elles ont été sculptées par Salcillo. Elles rappellent notre école de Bourgogne. La Cène est grandiose, le Christ portant la croix exprime admira­blement la douleur.

Murcie est une des villes qui représentent le mieux en semaine sainte le grand drame de la Passion.

Dans peu d'années, on ira en chemin de fer directement de Murcie à Grenade et Cordoue, an lieu de faire un grand tour par la province de la Manche.

Quelques mots de l'histoire de Murcie. Elle passa tour à tour sous l'auto­rité des califes de Damas, de Bagdad et de Cordoue. Lors du démembrement du califat de Cordoue en 1224, elle devint la capitale d'un royaume particulier qui dura peu de temps et fut annexé dès 1243 à la couronne de Castille dont il suivit la fortune.

Quelques années plus tard, Alphonse X peupla Murcie de Catalans, d'Aragonais et même de Français. Il existe encore aujourd'hui quelques vieilles familles dont les noms indiquent une origine française.

Un trait de mœurs. Au XVIIIe siècle à la suite de l'avènement de Philippe V, Murcie avait fermé ses portes à l'approche de l'archiduc Charles d'Autriche prétendant à la couronne d'Espagne; mais elle n'avait pour défen­seurs qu'une troupe indisciplinée de paysans. Ce fut l'évêque Louis de Belluga qui en faisant ouvrir les digues pour inonder la campagne à plusieurs lieues à la ronde, arrêta la marche de l'archiduc et laissa à Philippe V le temps de s'affermir.

* * *

Nous étions le soir à Albacete, le pays des grandes et bonnes lames. Théophile Gautier en parle avec esprit, comme il savait faire.

A Santa-Çruz, dit-il, on nous offrit à vendre toutes sortes de petits cou­teaux et de navajas; Santa-Cruz et Albacete sont renommés pour cette coutellerie de fantaisie. Ces navajas, d'un goût arabe et barbare très caractéristique, ont des manches de cuivre découpé dont les jours laissent voir des paillons rouges, verts ou bleus; des niellures grossières, mais enlevées vivement, enjolivent la lame faite en forme de poisson et toujours très aiguë; la plupart portent des devises comme celle-ci: Soy de uno solo (je n'appartiens qu'à un seul, ou Cuando esta vivora pica, no hay remedio en la botica (quand cette vipère pique, il n'y a pas de remède à la pharmacie.) Quelquefois la lame est rayée de trois lignes parallèles, dont le creux est peint en rouge, ce qui lui donne une apparence tout à fait formidable. La dimension de ces navajas varie depuis trois pouces jusqu'à trois pieds; quelques majas (paysan du bel air) en ont qui, ouvertes, sont aussi longues qu'un sabre; un ressort articulé ou un anneau qu'on tourne assure et maintient le fer. La navaja est l'arme favorite des Espagnols, surtout des gens du peuple; ils la manient avec une dextérité incroyable et se font un bouclier de leur cape roulée autour de leur bras gauche. C'est un art qui a ses principes comme l'escrime, et les maîtres de cou­teau sont aussi nombreux en Andalousie que les maîtres d'armes à Paris. Chaque joueur de couteau a ses bottes secrètes et ses coups particuliers; les adeptes, dit-on, à la vue de la blessure, reconnaissent l'artiste qui a fait l'ouvrage, comme nous reconnaissons un peintre â sa touche.

XXXIX. – La Manche

Alcazar de San Juan est l'Alces des Celtibères, occupée plus tard par les Maures qui lui donnèrent le nom d'Alkasr, le château, petite ville située à 650 mètres d'altitude, au centre de la Manche, région de grandes plaines des­séchées et sans bornes que le roman de Cervantès a rendues célèbres.

A 30 kilomètres au nord est le bourg de Toboso, la patrie de Dulcinée.

A 12 kilomètres d'Alcazar est Campo de Criptana, sur une colline appelée pompeusement la Sierra de Los Molinos. Là se trouvent une trentaine de mou­lins, qui seraient ceux contre lesquels combattit Don Quichotte.

A 25 kilomètres d'Alcazar est Argamasilla. C'est le village dont Cervantès ne voulait pas se rappeler le nom. C'est là qu'il fut détenu et qu'il écrivit ses premiers chapitres. On y montre sa maison. C'est là aussi que vécut et mourut Don Quichotte. Ce pays triste et désert est au moins animé par les souvenirs de cette grande histoire, dont les divers incidents sont acceptés par la tradition comme s'ils avaient appartenu à la réalité. Les gens du pays croient à Don Quichotte. On désigne comme étant positivement l'hôtellerie où se fit la veillée des armes, une Venta, la Venta de Quesada, où passe la route de terre à quel­ques kilomètres sur la droite dans la plaine. Puerto Lapiche, dont parle le IIe chapitre du roman est un peu plus au nord, et les moulins sont à Criptana.

Gautier a traversé la Manche en galera, il l'a caractérisée en quelques traits. C'est à lire.

Puerto Lapiche, dit-il, consiste en quelques masures plus qu'à demi rui­nées, accroupies et juchées sur le penchant d'un côteau lézardé, éraillé, friable à force de sécheresse, et qui s'éboule en déchirures bizarres. C'est le comble de l'aridité et de la désolation. Tout est couleur de liège et de pierre ponce. Le feu du ciel semble avoir passé par là; une poussière grise, fine comme du grès pilé, enfarine encore le tableau. Cette misère est d'autant plus navrante, que l'éclat d'un ciel implacable en fait ressortir toutes les pauvretés. La mélan­colie nuageuse du nord n'est rien à côté de la lumineuse tristesse des pays chauds.

En voyant d'aussi misérables cahutes, l'on se prend de pitié pour les voleurs obligés de vivre de maraude dans un pays où l'on ne trouverait pas de quoi faire cuire un oeuf à la coque à dix lieues à la ronde… Ces pauvres bri­gands qui croisent dans la Manche doivent se contenter souvent pour leur souper d'une poignée de ces glands doux qui faisaient les délices de Sancho Pança…

Nous ne fatiguerons pas nos lecteurs par la description de cette route monotone à travers un pays plat, pierreux et poudreux, pommelé de loin en loin d'oliviers au feuillage d'un vert glauque et malade, où l'on ne rencontre que des paysans hâves, fauves, momifiés, avec des chapeaux roussis, des culottes courtes et des guêtres de gros drap noirâtre, poussant devant eux quelque âne galeux au poil blanc de vieillesse, aux oreilles énervées, à la mine piteuse; où l'on ne voit à l'entrée des villages que des enfants demi-nus, bruns comme des mulâtres, qui vous regardent passer d'une mine étonnée et farouche. Lisons seulement pour nous distraire dans ce désert une page de Cervantès:

Du beau succès qu'eut le valeureux Don Quichotte

dans l'épouvantable et inimaginable aventure des moulins à vent.

En ce moment ils découvrirent trente ou quarante moulins à vent qu'il y a dans cette plaine, et dès que Don Quichotte les vit il dit à son écuyer

- La fortune conduit nos affaires mieux que ne pourrait y réussir notre désir même. Regarde, ami Sancho, voilà devant nous au moins trente déme­surés géants, auxquels je pense livrer bataille et ôter la vie à tous tant qu'ils sont. Avec leurs dépouilles, nous commencerons à nous enrichir; car c'est prise de bonne guerre, et c'est grandement servir Dieu que de faire disparaître si mau­vaise engeance de la face de la terre.

- Quels géants? demanda Sancho Panza.

- Ceux que tu vois là-bas, lui répondit son maître, avec leurs grands bras, car il y en a qui les ont de presque deux lieues de long.

- Prenez donc garde, répliqua Sancho; ce que nous voyons là-bas ne sont pas des géants, mais des moulins à vent, et ce qui parait leurs bras, ce sont leurs ailes, qui, tournées par le vent, font tourner à leur tour la meule du moulin.

- On voit bien, répondit don Quichotte, que tu n'es pas expert en fait d'aventures: ce sont des géants, te dis-je; si tu as peur, ôte-toi de la, et va te mettre en oraison pendant que je leur livrerai une inégale et terrible bataille.

En parlant ainsi, il donne de l'éperon à son cheval Rossinante, sans prendre garde aux avis de son écuyer qui lui criait qu'à coup sûr c'étaient des moulins à vent et non des géants qu'il allait attaquer. Pour lui, il s'était si bien mis dans la tête que c'étaient des géants, que non seulement il n'entendait pas les cris de son écuyer Sancho, mais qu'il ne parvenait pas, même en appro­chant tout près, à reconnaître la vérité. Au contraire, et tout en courant, il disait à grands cris

- Ne fuyez pas, lâches et viles créatures, c'est un seul chevalier qui vous attaque.

Un peu de vent s'étant alors levé, les grandes siles commencèrent à se mouvoir; ce que voyant don Quichotte, il s'écria

- Quand même vous remueriez plus de bras que le géant Briarée, vous allez me le payer.

En disant ces mots, il se recommande du profond de son cœur à la dame Dulcinée, la priant de le secourir en un tel péril; puis, bien couvert de son écu, et la lance en arrêt, il se précipite, au plus grand trot de Rossinante, contre le premier moulin qui se trouvait devant lui; mais, au moment où il perçait l'aile d'un grand coup de lance, le vent la chasse avec tant de furie qu'elle met la lance en pièces, et qu'elle emporte après elle le cheval et le che­valier, qui s'en alla rouler sur la poussière en fort mauvais état.

Sancho Panza accourut à son secours de tout le trot de son âne, et trouva, en arrivant près de lui, qu'il ne pouvait plus remuer, tant le coup et la chute avaient été rudes.

- Miséricorde! s'écria Sancho, n'avais-je pas bien dit à Votre grâce qu'elle prît garde à ce qu'elle faisait, que ce n'était pas autre chose que des moulins à vent, et qu'il fallait, pour s'y tromper, en avoir d'autres dans la tête?

- Paix, paix, ami Sancho, répondit don Quichotte: les choses de la guerre sont plus que toute autre sujettes à des chances continuelles; d'autant plus que je pense, et ce doit être la vérité, que ce sage Freston, qui m'a volé les livres et le cabinet, a changé ces géants en moulins, pour m'enlever la gloire de les vaincre; tant est grande l'inimitié qu'il me porte. Mais en fin de compte son art maudit ne prévaudra pas contra la bonté de mon épée.

- Dieu le veuille, comme il le peut! répondit Sancho Panza.

Et il aida son maître à remonter sur Rossinante, qui avait les épaules à demi déboitées.

LX. – Cordoue

Cordoue, ce nom saisit notre imagination comme les noms fameux de Babylone, de Ninive, de Carthage, de Rome. C'est l'ancienne résidence des grands Emirs d'Occident.

Les traditions populaires la grandissent étrangement. Cordoue, dit-on, avait au temps des Maures deux cent mille maisons, quatre-vingt mille palais et neuf cents bains. Douze mille villages lui servaient de faubourgs et lui apportaient leurs récoltes.

Aujourd'hui Cordoue est une préfecture de province qui compte 40.000 âmes. Rappelons en quelques mots son histoire.

Cordoba n'était d'abord qu'une modeste station phénicienne, un moulin à l'huile (Corteb), un pressoir à olives installé par les Phéniciens auprès des vastes plantations qui occupaient la vallée, de Bétis.

Elle devint après la conquête une riche colonie romaine. Auguste la développa.

Les Goths favorisèrent plutôt Tolède, qu'ils avaient choisie pour capitale. Les Maures installés d'abord à Séville, lui préférèrent bientôt Cordoue. Ayoub-ben-flamid en fit sa capitale. Vingt émirs après lui se succédèrent à Cordoue de 715 à 756, dirigeant l'organisation de l'Empire et levant ces légions qui, successivement, franchirent les Pyrénées, envahirent la Narbon­naise, assiégèrent Poitiers, et y tombèrent sous l'armée formidable de Charles-Martel.

En 756, quatre-vingts cheiks de tribus syriaques et égyptiennes réunis à Cordoue, résolurent de s'affranchir de la dépendance du calife de Damas. Ils prirent pour chef un Ommiade, Abd-er-Rahman.

Sous l'autorité d'Abri-er-Rahman et de ses successeurs, s'ouvrit pour Cordoue une ère incomparable de grandeur, de richesse et d'éclat. De riches monuments s'y élevaient, son université était florissante. Ses bijoux et ses beaux cuirs maroquinés se vendaient sur tous les grands marchés de l'Europe.

Mai en 1212, à la suite de la grande bataille de Las Navas de Tolosa, Cordoue fut abandonnée par ses habitants qui se réfugièrent en Afrique avec l'émir. Saint Ferdinand de Castille y entra en grande pompe. Ses successeurs, Alphonse X, Ferdinand IV et Pierre le cruel s'y installèrent.

Christophe Colomb y vint, en 1486, solliciter l'appui de Ferdinand et d'Isabelle pour l'exécution de ses vastes projets.

Après Ferdinand et Isabelle, c'est Tolède qui eut la faveur des rois.

Cordoue, comme le remarque Théophile Gautier, a l'aspect plus africain que toutes les autres villes d'Andalousie; ses rues ou plutôt ses ruelles, dont le pavé tumultueux ressemble au lit de torrents à sec, n'ont rien qui rappelle les mœurs et les habitudes de l'Europe. L'on y marche entre d'interminables murailles couleur de craie, aux rares fenêtres treillissées de grilles et de barreaux, et l'on n'y rencontre que quelque mendiant à figure rébarbative, quel­que dévote encapuchonnée de noir, ou quelque majo qui passe avec la rapidité de l'éclair sur son cheval brun, harnaché de blanc, arrachant des milliers d'étincelles aux cailloux du pavé.

Les Maures, s'ils pouvaient y revenir, n'auraient pas grand chose à faire pour s'y réinstaller.

De sa grandeur passée, Cordoue n'a guère conservé que sa célèbre mosquée. Il y avait eu là un autel de Janus, un temple d'Auguste, puis une église dédiée à saint Georges.

Abdérame Ier (Abd-er-Rahman) fit raser l'église et jeta les fondements de la mosquée en 785.

Il voulait faire de la mosquée de Cordoue un but de pèlerinage, une Mecque occidentale, le premier temple de l'islamisme après celui où repose le corps du prophète. La grande mosquée fut achevée en vingt ans. Onydéposa l'un des origi­naux du Coran et une relique plus précieuse encore, un os du bras de Mahomet. Elle n'avait d'abord que 11 rangées de colonnes de l'Est à l'Ouest et 22 du Nord au Sud. Hakem II, au Xe siècle, augmenta la profondeur de la mosquée de 14 rangées de colonnes vers le Sud. Sous Hakem III, son ministre El-Mansour y ajouta encore 8 rangées de colonnes à l'Est.

En 1286, lorsque le roi saint Ferdinand eut conquis Cordoue, la mosquée fut consacrée au Christ sous l'invocation de la Vierge Marie.

On y trouva les cloches de la cathédrale de Santiago en Galice, qu'El­Mansour avait fait apporter sur les épaules des prisonniers chrétiens; le roi les fit reporter à Santiago par des captifs musulmans. Les dernières arcades des nefs furent transformées en chapelles.

L'extérieur de la cathédrale est peu séduisant. Ce sont de longues murailles nues et jaunies. Il faut entrer pour apprécier l'exclamation de Victor Hugo:

Cordoue aux maisons vieilles,

A sa mosquée, où l'œil se perd dans les merveilles.

L'impression que l'on éprouve en entrant dans cet antique sanctuaire de l'islamisme est indéfinissable.

Il vous semble marcher dans une forêt pétrifiée. De quelque côté que vous vous tourniez, votre oeil s'égare à travers des allées de colonnes qui se croisent et s'allongent à perte de vue, comme une végétation de marbre spontanément jaillie du sol: le mystérieux demi-jour qui règne dans cette futaie ajoute encore à l'illusion.

L'on compte 19 rangées de colonnes dans la largeur et 36 dans la lon­gueur. Cela fait 860 colonnes, et ce n'est, dit-on, que la moitié de la mosquée primitive. Ces colonnes sont de marbres rares, de porphyre, de jaspe, de brèche verte et violette. Abdérame fit apporter là un grand nombre de colonnes enlevées aux ruines romaines de Séville, de Tarragone, de Nimes, de Narbonne et de Carthage; d'autres lui furent données par l'empereur Léon de Constantinople.

Au temps des califes, huit cents lampes d'argent remplies d'huiles aroma­tiques éclairaient ces longues nefs, faisaient miroiter le porphyre et le jaspe poli des colonnes, constellaient le ciel de marbre peint en couleur d'azur, faisaient étinceler les mosaïques de cristal et laissaient lire les légendes du coran semées dans les arabesques et les fleurs.

Les arcades n'étaient pas closes alors à leurs extrémités et du fond de ces colonnades le regard se reposait au loin sur les orangers en fleurs et les fontaines jaillissantes de la cour d'entrée où la lumière éblouissante contrastait avec le demi-jour de l'intérieur.

Malheureusement les bons chanoines du XVIe siècle ont voulu avoir là toutes leurs aises, avec un coro, une capilla mayor et le reste. Rien n'était plus simple que de bâtir cela à côté de la merveilleuse mosquée, mais ils eurent l'idée barbare de porter le marteau au milieu du fantastique Quinconce arabe. L'administration municipale s'émut à juste titre, en appela à Charles-Quint, et, comme le chapitre persistait, elle menaça de la peine de mort, tout maçon, tailleur de pierre, charpentier ou manœuvre, qui prendrait part à la démolition de la mosquée, alléguant avec raison «que ce qu'on voulait défaire ne serait jamais remplacé par quelque chose qui arrivât à semblable perfection.» Charles-­Quint était médiocrement artiste. Il faisait lui-même abîmer l'Alhambra de Grenade et l'Alcazar de Tolède pour s'y tailler des palais. Le conseil royal donna tort à l'ayuntamiento, lui prescrivit de lever ses défenses et l'œuvre parasite commença.

Lorsque Charles-Quint vint à Cordoue trois ans après, il comprit son erreur. K Si j'avais su, dit-il aux chanoines, ce que vous vouliez faire, vous ne l'auriez pas fait, car ce que vous faites-là se trouve partout et ce que vous aviez auparavant n'existe nulle part dans le monde.»

La nouvelle cathédrale s'éleva au milieu de la forêt de colonnes et la défigura étrangement.

Reconnaissons cependant que ce chœur, œuvre de Fernand Ruiz est beau en lui-même. C'est un bel édifice de la renaissance plateresque.

Il y a des stalles du XVIIIe siècle en bois d'acajou massif, où sont déli­catement sculptées de nombreuses scènes de l'ancien et du nouveau Testament. Jusqu'au milieu du XVIIIe siècle, l'ancien plafond d'Abdérame, au bois de cèdre et de mélèze, s'était conservé avec ses caissons, ses soffites, ses losanges et toutes ses magnificences orientales; on l'a remplacé par des voûtes et des demi-coupoles bien vulgaires. L'ancien dallage a disparu aussi sous un pavé de briques qui a exhaussé le sol, noyé les bases des colonnes et rendu plus sensible encore le défaut général de l'édifice, trop bas pour son étendue.

Toutes ces profanations n'empêchent pas la mosquée de Cordoue d'être encore un des plus merveilleux monuments du monde, et comme pour nous faire sentir plus amèrement les mutilations du reste, une petite portion a été conservée comme par miracle dans une intégrité scrupuleuse.

Cette partie conservée comprend la kebla ou sanctuaire des reliques de Mahomet; la Maksurah, sorte de chœur où se tenaient l'iman et les ulémas, et la chapelle de Villaviciosa qui était sans doute la tribune de l'émir et de la cour.

La Kebla est le sanctuaire où les fidèles mahométans faisaient la prière, tournés vers le Mihrab, dans la direction de la Mecque. Sa coupole, en bois sculpté, à nervures élégantes, et couverte d'arabesques et de mosaïques d'une délicatesse infinie, est d'un effet magique. C'est une calotte gracieuse, une medianaranja, constellée d'étoiles. Des fenêtres découpées et garnies de grillages y tamisent doucement le jour. Les mosaïques en verres de couleur et les versets du coran en lettres de cristal doré, qui serpentent à travers les ornements et les arabesques les plus gracieusement compliqués, forment un ensemble d'une richesse que les récits des Mille et une nuits pouvaient seuls faire concevoir.

De cette chapelle, on pénètre dans un petit sanctuaire très orné, le Mihrab, dont la calotte est faite d'un seul bloc de marbre creusé en conque et ciselé avec une délicatesse infinie. C'était là le saint des saints. On y conservait le Coran, le livre sacré, entièrement écrit de la main d'Othman, couvert d'or, orné de perles et de rubis, fixé sur un pupitre de bois d'aloès et recouvert d'un tapis de soie.

Les pèlerins admis dans ce lieu solennel devaient, comme à la Kasba de la Mecque, en faire le tour sept fois à genoux. J'ai constaté que les dalles du sol sont usées circulairement, par suite de ce frottement continuel, et que les lambris de marbre sont aussi creusés et polis.

A gauche de la Kebla, la Maksurah, chœur réservé aux ulémas, a la même richesse de sculptures, mais ses peintures ont disparu.

La chapelle dite de Villaviciosa, qui était sans doute la tribune princière, a été rajeunie dans ces dernières années, elle nous représente la richesse de décoration de l'ancienne mosquée.

Il faut encore visiter â la mosquée la sacristie et le chapitre, qui sont un vrai musée d'art chrétien. J'y admirai un ostensoir d'un prix immense, des calices émaillés, des châsses bysantines et ogivales, des chandeliers et crucifix d'or, de vieux ivoires, des chapes et des chasubles brodées de perles et de pierreries. Et cependant la révolution a décimé tout cela!

Comme toutes les villes espagnoles, Cordoue a ses légendes. Une croix gravée dans une colonne de porphyre y aurait été creusée par les ongles d'un esclave chrétien…

Près de la cathédrale s'élève une colonne votive qui porte l'archange Raphaël, le patron de Cordoue.

L'archange aurait apparu le 7 mai 1578 â don Andrès Roëlos, gentil­homme et prêtre de Cordoue et lui aurait promis sa protection pour la ville. Quelques paroles de l'ange sont gravées sur le piédestal du monument.

Yo te juro por Jesu por Jesu Cristo cruzificado

Que soy Rafael angel, a quien dios tiene puesto

Por guarda de esta Ciudad.

Ce monument s'appelle le Triunfo.

Près de là sont les jardins de l'ancien Alcazar avec de vastes bassins, des cascades et une végétation tropicale.

Un peu plus bas est le vieux pont demi-romain et demi-mauresque qui couvre le Guadalquivir. Ce pont est un des meilleurs observatoires pour voir l'ensemble de Cordoue et surtout sa mosquée et son vieil Alcazar.

Notons en terminant que Cordoue a vu naître le poète Lucain, les deux Senèque, le philosophe arabe Averroès, commentateur d'Aristote, le poète Luiz de Gongora, aumônier de Philippe III, qui créa le style ampoulé dit gongorisme, le peintre Paul de Cespedés, le grand capitaine Gonzalve de Cordoue, et plusieurs saints: saint Euloge, le bienheureux Alvarez, saint Rodrigue, etc.

XLI. – Un aimable petit saint de Cordoue

Pour compléter la description d'une ville, je l'ai déjà dit, il faudrait raconter la vie de tous ses Saints. Ils constituent comme la flore spirituelle du pays où ils ont pratiqué la sainteté.

Il faudrait dire, à propos de Cordoue, l'histoire de ses martyrs du temps des Maures: Saint Euloge, saint Rodrigue, saint Amator, etc., etc., et l'histoire de ses saints moines des siècles chrétiens, comme les deux bienheureux domini­cains, Alvarez de Cordoue et François de Posadas.

Je cueillerai seulement dans ce parterre une gracieuse fleur, un lys empourpré de sang; je raconterai l'histoire du petit martyr saint Pélage, le protecteur de la pureté des enfants.

Saint Pélage est né en Galice au IXe siècle, non loin de Compostelle. Il était le neveu du vénérable Ermoge, évêque de Tuy. Le pieux prélat l'avait élevé saintement et il ne s'en séparait jamais.

Le calife de Cordoue, Abdérame II, ayant porté la guerre jusque dans le Nord, le roi des Asturies, Ramire Ier, lui livra bataille. Les évêques de Tuy et de Salamanque accompagnaient le roi. L'évêque de Tuy fut fait prisonnier avec son neveu et ils furent emmenés à Cordoue.

Abdérame consentit à libérer l'évêque mais il garda l'enfant en otage. L'enfant portait le beau nom du vénérable Pélage, le fondateur du royaume des Asturies et le vainqueur des Maures à Covadonga. Il avait dix ans.

Le pauvre enfant passa trois ans en prison â Cordoue. C'était alors la ville la plus cultivée de l'Europe. Abdérame y avait appelé les savants de l'Orient et de l'Occident. Il protégeait les lettres et les sciences, mais il menait une vie fort dissolue.

Le petit Pélage vivait saintement dans sa prison. C'était un enfant aimable et gracieux. Il avait une copie des épîtres de saint Paul et en faisait l'aliment quotidien de son âme. Il en imposait aux jeunes gens légers et railleurs. On le respectait. Le reflet de sa belle âme sur ses traits nobles et réguliers lui donnait une beauté tout angélique. Les geôliers le remarquèrent et le proposèrent au Calife pour le mettre parmi les jeunes pages dont la vertu n'était pas respectée au palais. Ce fut pour cet enfant une épreuve indicible. On remplaça ses vête­ments de prisonnier par une robe de soie et on le conduisit au Calife qui commença à le caresser, mais l'enfant le repoussa fièrement pour conserver la délicatesse de sa chasteté.

Le Calife était exaspéré de se voir vaincu par un enfant. Il essaya encore de l'amener à de mauvaises habitudes par l'influence d'autres enfants, et n'y arrivant pas, il jura de se venger. La persécution commença. Pélage allait être martyr de sa chasteté. On lui fit subir les supplices les plus cruels. On le jetait en l'air avec une fourche; on le projetait avec une baliste, et comme il restait ferme dans ses pieuses résolutions, on lui coupa les bras et les jambes avec des cisailles. Enfin on lui trancha la tête et on jeta son corps dans le Guadalquivir.

Les chrétiens de Cordoue retrouvèrent ses restes et les ensevelirent dans le sanctuaire de Saint-Cyprien et de Saint-Genès.

Le récit de son martyre fut connu dans toute l'Espagne. On commença à l'honorer partout et son nom opérait des miracles. Un prêtre contemporain nommé Raguel écrivit les actes de son martyre. L'illustre bénédictine allemande Rosvita, qui vivait dans ce temps-là au couvent dé Gandersheim raconta son histoire en beaux vers latins.

Un siècle plus tard, le roi Sanche Ier de Léon fit racheter à Cordoue les reliques du cher petit saint. Elles arrivèrent à Léon en 967. Sanche était mort. Le jeune roi Ramire II fit déposer les reliques dans un beau sanctuaire dédié à saint Jean-Baptiste et à saint Pélage. Mais vingt ans plus tard, en 985 les Maures vinrent jusqu'à Léon, et le petit martyr, avec les autres pieux trésors que Léon possédait, fut transporté à Oviedo dans l'église de Sainte-Marie.

En 1023, le roi Ferdinand Ier voulut à son tour honorer le jeune martyr. Il lui fit élever un autel somptueux et donna une chasse d'argent. On fit une translation très solennelle en présence de la famille royale et de toute la noblesse.

Saint Pélage est honoré à Oviedo et dans toute l'Espagne comme le der­nier des martyrs. Avec lui cessa la persécution à Cordoue. Abdérame s'était adouci, il avait autorisé le culte des chrétiens mozarabes et il tolérait l'évêché de Tolède et ses six suffragants.

Saint Pélage a un bel office dans le rite mozarabe. On le fête le 26 juin.

C'est le protecteur de la pureté des adolescents.

XLII. – Grenade

Hiberri et Garnatta, c'étaient les noms de deux bourgades voisines aux temps des Ibères. Le nom d'Hiberri domina sous la colonisation romaine; Municipium Hiberritanum. C'est là que se tint au IIIe siècle le concile d'Illé­beris. Les arabes préfèrent le nom de Granatta.

Ce nom est probablement d'origine ibérique ou phénicienne, mais le moyen âge, ami des symboles, y voulut voir une allusion à la position de la ville dont les maisons s'étagent sur les flancs intérieurs de trois collines, comme les beaux grains rouges de la grenade sur son écorce ouverte.

Les dynasties des Almoravides et des Almohades au XIIe siècle dévelop­pèrent Grenade. Mais elle ne prit vraiment de l'importance, qu'après la chute de Cordoue. Les débris de la puissance musulmane se concentrèrent à Grenade.

En 1230, Mohamed abn-et-haman monta sur le trône. Il repeupla la ville, releva ses murs, appela à lui les savants et les artistes dispersés et posa les premières assises de l'Alhambra. Ses successeurs continuèrent son œuvre. Gre­nade eut deux siècles et demi de gloire. En 1460 elle dut reconnaître la suze­raineté des rois de Castille, et en 1492 Ferdinand et Isabelle s'en emparèrent et reçurent la soumission de l'émir Boabdel.

Le joyau de Grenade, c'est évidemment l'Alhambra.

Du dehors ce n'est rien qu'un amas de murailles vieillies et sans orne­ments, mais l'intérieur offre une série de salles, de cours et de galeries qui réunissent tout ce que l'art arabe a imaginé de plus délicat et de plus riche.

On monte à l'Alhambra par un joli parc ou alaméda planté d'ormes magni­fiques et sillonné de ruisseaux d'eau courante.

L'ensemble de l'Alhambra est comme une ville entière qui comprend des édifices de l'époque arabe et des édifices modernes. Mais la merveille de l'Alhambra, c'est le palais arabe. C'est là que sont la cour des Myrtes, la cour des Lions, la salle des ambassadeurs, la salle des deux sœurs et la salle du tri­bunal, qui ont été popularisées par tant de récits et d'illustrations. Je me garderai bien de copier ici toute la description détaillée donnée par les guides.

J'y prendrai quelques renseignements et j'emprunterai à Théophile Gautier quelques réflexions saillantes.

Et d'abord je ferai remarquer que le plan de la maison arabe est, à peu près le même que celui de la maison romaine. Il y a une première cour, Atrium, avec un bassin de marbre Impluvium, et ses salles de réception. C'est là que se concentrait la vie publique. On y joignait à Rome l'oratoire privé, Lararium, et chez les princes arabes la mosquée. - Il y a ensuite une seconde cour, Peristylium, qui a sa fontaine jaillissante et ses fleurs et sur laquelle s'ouvrent tous les appartements destinés à la vie privée, les chambres à coucher, Cubicula, la salle à manger, Triclinium, le salon de famille (Ecus. La maison Romaine avait souvent aussi une partie plus intime pour les femmes, le Gyné­cée, avec les bains privés.

Tout cela se retrouve au palais arabe de l'Alhambra. La Cour des Myrtes et l'Atrium, avec ses bassins et ses plates-bandes; sur cette cour s'ouvraient la mosquée, la salle des ambassadeurs, la salle du conseil, les appartements des hôtes et des gens de service.

La cour des Liens, c'est le Péristyle avec les appartements intérieurs. Sur le côté, s'ouvrait le gynécée, les appartements des sultanes, que Charles-Quint fit remplacer par des appartements modernes.

Gautier a bien décrit l'impression que produit la cour des Myrtes.

En pénétrant, dit-il, par un couloir obscur dans cette large enceinte inon­dée de lumière, l'on éprouve un effet analogue à celui du diorama.

Il vous semble que le coup de baguette d'un enchanteur vous a transporté en plein Orient, à quatre ou cinq siècles en arrière. Le temps qui change tout dans sa marche n'a modifié en rien l'aspect de ces lieux, où l'apparition de la sultane Chaîne des cœurs et du More Tarfé, dans son manteau blanc ne cau­serait pas la moindre surprise.

L'antichambre de la salle des ambassadeurs, nommée la Barca à cause de sa forme, est digne de sa destination: la hardiesse de ses arcades, la variété, l'enlacement de ses arabesques, les mosaïques de ses murailles, le travail de sa voûte de stuc, fouillée comme un plafond de grotte à stalactites, peinte d'azur, de vert et de rouge, forment un ensemble d'une originalité et d'une bizarrerie charmantes…

La salle des ambassadeurs, une des plus grandes de l'Alhambra, remplit tout l'intérieur de la tour de Comares. Le plafond de bois de cèdre, offre les combinaisons géométriques si familières aux architectes arabes: tous les mor­ceaux sont ajustés de façon à ce que leurs côtés forment une variété infinie de dessins. Les murailles disparaissent sous un réseau d'ornements serrés et inex­tricablement enlacés. C'est une sorte de guipure ou de tapisserie, où l'écriture joue un grand rôle comme décoration. C'est que l'écriture arabe avec ses formes contour es et mystérieuses se prête merveilleusement à cet usage. Les inscrip­tions, qui sont presque toujours des suras du Coran ou des éloges aux différents princes qui ont bâti et décoré les salles, se déroulent le long des frises, sur les jambages des portes, autour de l'arc des fenêtres, entremêlées de fleurs, de rinceaux, de lacs et de toutes les richesses de la calligraphie arabe. Celles de la salle des ambassadeurs signifient Gloire à Dieu, puissances et richesses aux croyants et contiennent les louanges hyperboliques d'Abu-Nazar qui, s'il eut été transporté tout vif au ciel, eut effacé l'éclat des étoiles et des planètes.

Des fenêtres de la salle on jouit d'une vue merveilleuse sur les ravins du Dono et sur le palais du généralife.

Il faut bien ici, au risque de causer une déception au lecteur lui dire que ces fins et délicieux reliefs des frises et des corniches ne sont ni en marbre ni en pierre. Ils sont en plâtre, mais nul peuple n'a poussé si loin que les arabes l'art de mouler, de durcir et de ciseler le plâtre qui acquiert entre leurs mains la dureté du stuc sans en avoir le vernis désagréable.

La plupart de ces ornements sont donc faits avec des moules et répétés autant de fois que la symétrie l'exige. - La Cour des lions, le plus précieux monument de l'art arabe que possède l'Espagne, a été commencée en 1377. Elle a environ 30 mètres de longueur sur 16 de largeur. Elle est entourée de galeries avec 128 colonnes de marbre blanc dont les frits élancés s'élèvent à 6 mètres de haut et supportent des arcs d'une grande élégance.

A l'Est et à l'Ouest, deux portiques gracieux s'avancent sur la cour. Le sol est dallé de marbre blanc. Les plafonds sont ouvragés comme des ruches d'abeilles. Chaque portique à un bassin avec jet d'eau. Au centre de la cour s'élève la fameuse fontaine des lions: un grand bassin (la mar) porté par douze lions de marbre assez primitifs. Un plus petit bassin (la taza) s'élève an centre porté par un pilier et lance un jet d'eau élevé. Les lions crachent l'eau dans le bassin. Cette cour est vraiment idéale de fraîcheur et de grâce. Parmi les salles et appartements qui s'ouvrent sur cette cour, signalons seulement la salle du tribunal et la salle des deux sœurs.

La salle du tribunal, richement décorée comme les autres, a cela d'unique, c'est qu'elle porte des peintures. «Ce sont des peintures arabes, dit Théophile Gautier, les seules peut-être qui sont parvenues jusqu'à nous.» Malheureuse­ment ces peintures ne nous révèlent pas du tout le talent des Arabes, parce qu'elles sont l'œuvre d'un peintre florentin du XVIe siècle. Les Maures se sont relachés de la rigueur de leurs lois qui défendent la représentation d'êtres animés jusqu'à faire faire quelques peintures mais pas jusqu'à en faire eux-mêmes. Elles représentent à gauche un paysage fantastique, une fontaine des lions et une chasse à l'ours; à droite, une dame assistant à un duel de deux chevaliers, une autre gardée par un lion et vers laquelle se dirige pour la déli­vrer sans doute un enchanteur et un chevalier; au centre, un divan où se trou­vent rassemblés les rois maures de Grenade vêtus de leurs burnous blancs.

La salle des deux sœurs est la plus belle du palais. Elle faisait partie de l'appartement des femmes. Elle a des lambris de faïences (azulejos). Son nom lui vient de deux immenses dalles de marbre blanc. On y a déposé le fameux vase de l'Alhambra. C'est tout ce qui nous reste de l'Ancien mobilier. Ce vase est en faïence hispano-mauresque; il a 1m 36 de haut et 2m 25 de tour. Il est couvert d'ornements et d'inscriptions de couleur bleue rehaussée d'or sur un fond de couleur de paille. C'est beau sans doute, mais cela ne surpasse pas nos belles faïences d'Italie et encore moins les vases anciens de l'Etrurie et de la Grèce.

La voûte ou coupole de cette salle dans la forme que les Espagnols appel­lent fort expressivement media naranja (demie-orange) est un miracle de travail et de patience. C'est quelque chose comme les gâteaux d'une ruche et les stalac­tites d'une grotte. Ces centaines de petites calottes qui naissent les unes des autres, entrecroisant et brisant leurs arêtes, semblent plutôt le produit d'une cristallisation fortuite que d'un travail humain. Le bleu, le rouge et le vert brillent encore dans le creux des moulures d'un éclat presque aussi vif que s'ils venaient d'être posés. Les murailles, comme celles de la salle des ambassadeurs sont couvertes, au-dessus des lambris de faïences jusqu'à la voûte, de vertes frises en forme de broderies de stuc d'une délicatesse et d'une complication incroyables.

La salle des Abencérages ressemble à celle des deux sueurs. Elle rappelle un trait historique ou une légende qu'il faut lire dans Chateaubriand. C'est dans le bassin de la fontaine des lions que tombèrent les têtes des trente-six Abencé­rages, attirés dans un piège par les Jégris. Les autres Abencérages auraient tous éprouvé le même sort sans le dévouement d'un petit page qui courut préve­nir, au risque de sa vie, les survivants, et les empêcher d'entrer dans la fatale cour. On montre au fond du bassin des Lions de larges taches de sang, accusa­tion indélébile laissée par les victimes contre la cruauté de leurs bourreaux.

Je ne décrirai pas les autres salles. Un récit de voyage n'est pas un guide Baedeker et la surabondance des détails fatiguerait le lecteur.

Après cela, je ne dirai pas comme Théophile Gautier que je regrette pour l'Espagne qu'elle ne soit plus mauresque. J'ai admiré certainement les gra­cieuses décorations de l'art arabe, mais pas jusqu'à en être grisé à ce point. Si la pauvre Espagne était restée mauresque elle serait ce qu'est aujourd'hui le Maroc, le pays le plus barbare, le plus ignoble du monde entier.

Sans doute, les Arabes ont merveilleusement manié le stuc et en ont tiré d'étonnants effets de caléidoscopes. Mais après? Comme architecture? Ils ont de belles œuvres au Caire. En Espagne la mosquée de Cordoue n'a su que planter debout 800 colonnes romaines.

Comme peinture, les arabes ne se sont même pas essayés. Comme sculpture, ils ont produit les fameux lions. Et pour confondre Gautier je lui oppose sa propre description de ces Lions.

«Je dois avouer, dit-il, qu'il est difficile de trouver quelque chose qui ressemble moins à des lions que ces produits de la fantaisie africaine: les pattes sont de simples piquets pareils à ces morceaux de bois à peine dégrossis qu'on enfonce dans le ventre des chiens de carton pour les faire tenir en équilibre; les mufles rayés de barres transversales, sans doute pour figurer les moustaches, ressemblent parfaitement à des museaux d'hippopotames; les yeux sont d'un dessin par trop primitif qui rappelle les informes essais des enfants!…»

Et cependant les Arabes ont trouvé cela incomparable de réalisme, si on croit l'inscription emphatique de la coupe qui commence ainsi: «O toi qui regardes ces lions fixés à leur place, remarque qu'il ne leur manque que la vie pour être parfaits!!!

Espagne, console-toi! Tu ne sais peut-être pas, comme les arabes, donner au plâtre et au bois mille formes géométriques, mais tu as tes cathédrales de Burgos, de Tolède et de Séville et les peintures de Murillo et de Vélasquez!

* * *

Plus haut que l'Alhambra sur la colline, est le généralife (Djennat-al-Arif, jardin de l'architecte) maison de campagne des sultans de Grenade.

Ce qui en fait le charme, ce sont ses eaux, ses fontaines qui se reprodui­sent à chaque pas, ses pins séculaires, ses lauriers-roses monstrueux.

Gautier a bien décrit les eaux du généralife et son panorama:

«Un canal revêtu de marbre occupe toute la longueur de l'enclos et roule ses flots abondants et rapides sous une suite d'arcades de feuillages formés par des ifs contournés et taillés bizarrement. Des orangers, des cyprès sont plantés sur chaque bord…; plus haut, à chaque palier, des jets abondants partent du milieu de petits bassins et poussent leur aigrette de cristal jusque dans l'épais feuillage du bois de lauriers, dont les branches se croissent au dessus d'eux. La montagne ruisselle de toutes parts: à chaque pas jaillit une source, et tou­jours l'on entend murmurer à côté de soi quelque onde détournée de son cours, qui va alimenter une fontaine ou porter la fraîcheur au pied d'un arbre…»

Du belvédère du généralife, on aperçoit nettement la configuration de l'Alhambra avec son enceinte de tours rougeâtres à demi ruinées, et ses pans de murs qui montent et descendent en suivant les ondulations de la montagne. Le palais de Charles-Quint dessine sa masse robuste et carrée que le soleil dore d'un reflet blond, sur le fond lointain de la Sierra-Nevada, dont l'échine blanche de neige entaille bizarrement le ciel bleu. Quelques cyprès poussent à travers les crevasses des murailles leurs noires soupirs de feuillage au milieu de toute cette lumière et de tout cet azur comme une pensée triste dans la joie d'une fête…

Pour finir avec les souvenirs des arabes, visitons brièvement le quartier d'Albaycin. C'est là que virent les arabes devenus chrétiens, les Mozarabes. Ils ont plusieurs églises d'un style appelé mudéjar, avec de beaux plafonds de bois.

Le grand intérêt de ce quartier, ce sont les Gitanos qui habitent des grottes creusées dans le roc le long du Darro.

L'entrée de ces cavernes est blanchie â la chaux, un tapis éraillé glissant sur une corde leur tient lieu de porte. C'est là que grouille et pullule la sauvage famille. Ses enfants au teint fauve et demi-nus, jouent sur le seuil des tannières.

Les Gitanos sont ordinairement forgerons, tondeurs de mules, vétérinaires et surtout maquignons. Ils ont des recettes pour donner du feu et de la vigueur aux bêtes les plus poussives et les plus fourbues. Un gitano, dit Gautier, eut fait galopper Rossinante et caracoler le grison de don Sancho. Leur vrai métier au fond est celui de voleur.

Les Gitanos vendent des allumettes, disent la bonne aventure et pratiquent les industries suspectes habituelles aux femmes de leur race.

Leur type accuse leur origine commune avec les tziganes de Valachie et de Bohême et tous les enfants de ce peuple bizarre qui a traversé, sous le nom générique d'Egyptiens (c'est le sens de gitanos), la société du moyen âge et dont tant de siècles n'ont pu interrompre la filiation énigmatique. Ils ont dans leur port et leur attitude, les femmes surtout, une majesté naturelle, malgré leurs haillons. Ils semblent avoir conscience de l'antiquité et de la pureté de leur race, vierge de tout mélange, car les bohémiens ne se marient qu'entre eux. Une des prétentions des Gitanos est d'être bons Castillans et bons catholiques et ils se défendent d'être musulmans, d'autant mieux qu'ils se souviennent sans doute des rigueurs de l'inquisition. Parmi eux quelques familles plus aisées et moins nomades habitent certaines rues de l'Albaycin.

Plus haut sur le Monte Lagrada, on a découvert en 1594, les restes de saint Cecilio et de ses compagnons martyrisés par les musulmans. On y a érigé une collégiale et un séminaire. Les souterrains ont été transformés en chapelles. Le roi des Gitanos, car cette jolie corporation a un roi, est un fan­toche fort peu distingué. Il se promène chaque jour à l'Alhambra pour recevoir une bonne main des touristes. Il a la majesté d'un suisse d'église de campagne.

J'aime la cathédrale de Grenade. Elle n'est pas dans le style ogival comme les cathédrales de Burgos et de Tolède, parce que Grenade n'a été con­quise qu'en 1412, mais c'est une des plus belles églises de la Renaissance que je connaisse.

Commencée en 1513 par Enrique de Egas elle a été continuée par Diego de Siloé, Alonso Cano et José Granadas. Sa façade est imposante. Les bas­reliefs des trois portes, l'Annonciation, la Visitation et l'Assomption annoncent que l'église est dédiée à la sainte Vierge. L'intérieur a 117 mètres de long. Les voûtes sont portées par 20 faisceaux de colonnes. La Capilla-major est une des plus somptueuses d'Espagne. Elle est en forme de coupole. Elle est ornée de six tableaux d'Alonso Cano (scènes de la vie de la sainte Vierge) et de beaux vitraux du XVIIe siècle. Sous le grand arc, sont les statues agenouillées de Ferdinand et d'Isabelle, les principaux bienfaiteurs de l'église. Je ne dirai pas tous les détails de cette cathédrale. Je signalerai â l'autel de Jésus Nazaréen un beau groupe de tableaux: un saint Augustin par Alonso Cano, dans le style sombre des Napolitains, le martyre de saint Laurent par l'Espagnolet, la Vierge par Alonso Cano, la voie douloureuse aussi par Cano, l'apparition de l'Enfant Jésus à saint Antoine par Ribera, un saint François par le Greco.

En face de ces toiles, je comprends une plainte de Gautier: Pourquoi les peintres espagnols ont-ils si fort rembruni leurs tableaux et se sont-ils jetés presque exclusivement dans l'imitation du Caravage et des maîtres sombres?

Le coloris de Marilhat et de Décamps nos peintres de scènes algériennes conviendrait mieux au soleil de l'Espagne.

La Capilla real, attenante à la cathédrale est dans le style ogival fleuri. Elle a été construite de 1506 à 1517 par Enrique de Egas, pour recevoir les dépouilles mortelles de Ferdinand et d'Isabelle. Si Enrique de Egas avait eu le temps de batir toute la cathédrale, il nous eut donné une seconde édition de Burgos.

Une grille d'une grande richesse ferme la travée où se trouvent le maître-autel et les mausolées: Le maître-autel a un retable grandiose sculpté par Philippe de Bourgogne, où l'on peut étudier les costumes de la renaissance. Deux grands tombeaux sont là devant l'autel; à droite celui de Ferdinand et d'Isabelle; à gauche, celui de Philippe-le-beau et de Jeanne-la-folle. Le pre­mier est l'œuvre du florentin Fancelli. Il porte les statues couchées du roi et de la reine en habits royaux; sur les côtés, des médaillons et les statues des apôtres; aux angles, de belles statues des docteurs de l'Eglise.

L'autre tombeau est l'œuvre de Barthélemy Ordonez. Il porte aussi les statues couchées du roi et de la reine. Ces monuments sont un ressouvenir des tombeaux de Dijon et de Bruges, mais ils leur sont bien inférieurs. On ne peut pas voir sans émotion dans cette chapelle la couronne et le sceptre d'Isabelle qui a été si grande reine, et l'épée de Ferdinand qui a été si vaillant général. Il y a partout en Espagne des souvenirs de prouesses légendaires. La cha­pelle paroissiale attenante à la cathédrale a le tombeau d'un de ces vaillants chevaliers qui risquaient leur vie dans un acte de foi et de patriotisme. C'est Ferdinand Perez, surnommé del Pulgar ou du pouce parce que pendant le siège de Grenade il pénétra hardiment dans la ville pendant la nuit et vint avec son pouce tracer l'Ave Maria sur la porte de la mosquée qui était à cet endroit.

Près de la cathédrale encore il y a une petite place dont l'aspect a dû sou­vent tenter les peintres, c'est la place de la Lonja. Elle a d'un côté le portail oriental de la cathédrale, d'un autre la bourse en style ogival très orné, d'un autre encore l'ancien Hôtel de Ville en style mudejar; c'est le petit coin de Grenade qui rappelle davantage le moyen âge chrétien.

L'église de San-Jeronimo a un grand souvenir. Elle a été érigée par Diego de Siloé, l'architecte de la cathédrale, pour recevoir les restes de Gon­zalve de Cordoue et de sa femme Maria Manrique. Leurs statues agenouillées sont là près du maître-autel. L'Espagne a été reconnaissante envers celui qui a été la terreur des Musulmans et que le peuple a surnommé le grand capitaine. Saint Jean de Dieu, lé grand ami des souffrants, est né en Portugal, mais il a vécu et il est mort à Grenade. En passant devant le bel Hôpital royal, on est impressionné à la pensée que l'extrême charité du Saint qui paraissait désordonnée, l'avait fait enfermer là comme fou. Mais, après sa mort, on lui a rendu justice. Un autre hôpital desservi par ses fils spirituels a été érigé sous son nom un peu plus loin et on y conserve son corps dans une chasse finement ciselée en argent et en or, au milieu d'autres reliques précieuses, dans un petit sanctuaire qu'on appelle le Camarin.

Dans le même quartier où se trouvent l'église de San Jeronimo et l'hôpital de San Juan de Dios, il y a un modeste palais, un hôtel de famille féodale qui a vu naître notre impératrice Eugénie de Montijo. Sa noble famille habitait Grenade, mais ses vastes propriétés de Montijo et de Téba sont du côté de Badajoz, à la frontière portugaise.

Il faut voir aussi à Grenade l'ancienne chartreuse, la Cartuj a. Comme celles de Pavie, de Florence, de Naples et d'autres encore, elle avait épuisé les richesses de l'art, à une époque malheureusement décadente. Le sanctuaire de la chapelle est tout en marbre jaspé de porphyre, avec des peintures préten­tieuses de Palomino et de Boccanegra. La sacristie est d'une richesse de déco­ration inouïe. Ses meubles sont en bois des îles massif, tout incrusté de nacre, d'écaille et d'argent. Aux côtés de l'autel de cette sacristie deux agathes énor­mes sont enchassées dans la marbre. Le frère José Manuel Vasquez a travaillé 34 ans pour exécuter les portes et le mobilier. Le frère Francisco Morales y a peint six grandes scènes de la vie du Christ. On peut trouver ce luxe exagéré, mais on excuse l'intention en pensant que c'est l'œuvre d'artistes qui avaient pour eux-mêmes embrassé la vie austère des chartreux et qui ornaient avec amour ce sanctuaire où leur âme fatiguée du monde, avait trouvé la paix.

* * *

Avant de nous éloigner de Grenade, jetons un dernier regard sur les mon­tagnes blanches de neige qui bornent son horizon. Le revers de ces montagnes vers la mer s'appelle l'Alpujarra. Avec ses cimes de trois mille mètres de hau­teur, où vole l'énorme vautour fauve et où bondit la chèvre sauvage, avec son sol où abondent les gisements de fer et de plomb et les marbres précieux, avec son climat si varié que l'humble plante des régions polaires y croît à quelques lieues à peine de l'arbre majestueux des tropiques, avec ses torrents qui gron­dent dans les abîmes et dont l'industrie se prépare à utiliser les forces colos­sales, l'Alpujarra est d'un pittoresque incomparable. Cependant ce ne sont pas ces beautés que j'admire le plus en elle. Ce que j'admire, ce sont les trois mille martyrs, immolés par les Maures irrités de leurs défaites au XVP siècle, et dont le sang a empourpré ces montagnes. Ils attendent encore que l'Eglise leur décerne le suprême honneur dû à leur constance. Saluons leur héroïsme et glorifions Dieu avec eux.

XLIII. – Prise de Grenade par les rois catholiques

Il faut relire à Grenade le récit de la prise de cette ville.

Si vous allez à Grenade, emportez ces pages, et là, en vous asseyant à quelque balcon de l'Alhambra, relisez ces exploits des chevaliers chrétiens.

* * *

La bataille de Las Navas de Tolosa avait porté un coup terrible à la puissance des Maures. Il fallut encore près de trois siècles, cependant, pour que la chrétienté pût arracher définitivement à la barbarie musulmane le beau royaume d'Espagne.

C'est l'histoire de cette délivrance, couronnée par la capitulation de Gre­nade, le 6 janvier 1492, et la retraite du dernier des Abencérages, que nous voulons raconter.

Glorieuse page pour l'Espagne, que cette lutte acharnée, incessante, mêlée de succès et de revers, et aboutissant enfin à la victoire et à la liberté! Glorieuse page aussi pour la Papauté, qui ne cesse pas un seul jour d'exciter les ardeurs, de réveiller les courages, de rappeler à tous la noblesse du but poursuivi, d'appeler à l'aide les Etats catholiques, d'envoyer des subsides, de prêter des vaisseaux, de faire entendre de siècle en siècle sa grande voix qui promettait le triomphe final! Glorieuse page enfin pour les héros morts pour les causes de Dieu et de la patrie dans les plaines de Las Navas, de Tarifa ou de Grenade.

La nation qui a de telles annales et qui a rendu de tels services à l'Eglise ne périra pas, elle se relèvera un jour.

* * *

C'est aux deux Rois catholiques, comme les appela le pape Innocent VIII après la prise de Grenade, qu'était réservé l'honneur d'affranchir définitivement l'Espagne d'un joug qu'elle subissait depuis sept siècles. Honneur impérissable, que rien ne diminuera jamais.

Isabelle épousa Ferdinand V en 1469, et ce mariage prépara l'union de la Castille et de l'Aragon et la grandeur future de (Espagne; pendant les pre­mières années de son union, la reine dut lutter à main armée pour assurer sa couronne; mais, à peine victorieuse, en 1476, et en paisible possession de ses Etats, elle engagea aussitôt son mari à combattre les Maures. Cette femme admirable, une des gloires les plus pures de la chrétienté, fut l'âme de toutes les expéditions dirigées par Ferdinand. Sa foi était digne de son courage et de son génie. En la voyant revêtue du casque et de la cuirasse, au siège de Gre­nade, l'armée espagnole tressaillait d'enthousiasme, comme les armées fran­çaises à la vue de Jeanne d'Arc, qui dans le même siècle, délivrait la France de la domination anglaise.

La guerre de Grenade dura dix ans, avant d'aboutir à la grande journée du 6 janvier 1492. Il ne restait plus à conquérir que la capitale du royaume maure et les plaines et les montagnes qui environnaient Grenade.

Ferdinand et Isabelle se préparèrent pieusement à cette lutte suprême. Ils écrivirent au Pape pour obtenir par son entremise les secours et les prières de la chrétienté.

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Les historiens et les voyageurs nous ont laissé d'admirables descriptions de la ville et des environs de Grenade à cette époque-là.

Grenade, dit l'un d'eux, est bâtie sur deux collines séparées par une rivière qui coupe la ville et la plaine par moitié. Ses remparts, solidement bâtis, étaient flanqués, au temps de Boabdil, de mille trente tours. Il n'y avait que sept portes aux murailles. Il était impossible de bloquer entièrement la ville en raison du grand nombre d'ouvrages et de fortifications qui la défendaient. La place publique, longue de six cents pieds, large de deux cents, tout entourée de belles maisons de même symétrie et de même architecture, formait son principal ornement.

Deux fortes citadelles défendaient la ville. La plus grande, du côté du midi, était entourée d'une muraille particulière. C'était l'Alhambra, fondé par Mahomet le Merveilleux et achevé par Joseph Bulhagix en 1346. L'autre cita­delle était l'Albaïcin, située au nord, entre les collines. On comptait alors dans Grenade soixante mille maisons, au dire des ambassadeurs de Jacques II, roi d'Aragon, au concile de Vienne, et deux cent mille habitants, sur lesquels il y avait au moins 50.000 chrétiens renégats et 30.000 chrétiens esclaves. Tous les citoyens de la ville étaient divisés en vingt-trois classes. Les revenus des rois maures tirés de Grenade et de la province entière s'élevaient à 710.000 écus d'or, sans parler des impôts et de la taxe du septième prélevée pour le trésor royal.

Chateaubriand, dans les Aventures du dernier Abencérage, fait de Grenade un tableau encore plus enchanteur

Grenade, dit-il, est bâtie au pied de la Sierra Nevada sur deux hautes collines que sépare une profonde vallée. Les maisons placées sur la pente des coteaux, dans cet enfoncement de la vallée, donnent à la ville l'air et la forme d'une grenade entr'ouverte, d'où lui est venu son nom. Deux rivières, le Xénil et le Douro, dont l'un roule des paillettes d'or et l'autre des sables d'argent, lavent le pied des collines, se réunissent et serpentent ensuite au milieu d'une plaine charmante appelée la Véga. Cette plaine, qui s'étend au dessous de Gre­nade, est couverte de vignes, de grenadiers, de figuiers, de mûriers, d'oran­gers; elle est entourée par des montagnes d'une forme et d'une couleur admi­rables. Un ciel enchanteur, un air pur et délicieux, portent dans l'âme une langueur secrète dont le voyageur qui ne fait que passer a même de la peine à se défendre.

Les fortifications élevées par les Maures faisaient passer Grenade pour imprenable.

Ajoutons qu'une nombreuse garnison, formée de tous les débris des armées maures, fantassins et cavaliers, défendaient la place, et l'on com­prendra les difficultés matérielles de l'entreprise que les rois catholiques allaient tenter.

Avant de donner le signal du départ, Ferdinand essaya de la persuasion. Il envoya aux Grenadins et à leur roi Boabdil des ambassadeurs chargés de leur offrir une capitulation honorable s'ils voulaient lui ouvrir leurs portes. Cette seule proposition enflamma le courage des Maures, réveilla leur ardeur et calma leurs querelles intestines. On eût dit que leurs yeux s'étaient ouverts tout à coup et avaient aperçu l'abîme dans lequel ils étaient prés de tomber. Les derviches exhortèrent tous les guerriers à prendre les armes, tous les habitants à s'unir contre l'ennemi de Mahomet, et Boabdil fit répondre au roi catholique qu'il défendrait sa capitale et ne céderait qu'à la force. Il fit plus: se mettant à la tête de son armée, il s'élança sur le territoire conquis récemment par les Espagnols et reprit et rasa de fond en comble la ville d'Alhendine. Au même moment, le vieux roi Abohardilles, lassé de vivre sous la protection des chrétiens, quittait l'Espagne et retournait pour toujours en Afrique, avec ses trésors. Boabdil restait l'unique maître de son royaume, délivré de tout rival, et relevé aux yeux de ses compatriotes par le fait d'armes qu'il venait d'accomplir.

Isabelle et Ferdinand comprirent qu'il n'y avait plus une minute à perdre en négociations inutiles. Séville fut indiqué comme lieu de réunion. L'armée se forma aussitôt; les seigneurs accoururent pour combattre sous les yeux du roi, la croisade fut prêchée dans toutes les provinces; des guerriers étrangers, pleins d'ardeur et de foi chrétienne, vinrent de tous côtés, et, quand tout fut prêt, les croisés se mirent en marche.

Le 22 avril de l'année 1491, l'armée chrétienne saluait de loin les mille trente tours de Grenade la Belle, et campait dans la plaine en face des murailles. Ferdinand avait sous ses ordres cinquante mille hommes de pied et dix mille chevaux; mais ce qui donnait à son armée une force invincible, c'était la confiance tirée des succès antérieurs, la conviction assurée de la victoire, et l'enthousiasme que communiquait aux chevaliers et aux soldats la pieuse reine, qui passait à cheval, belle et souriante sous son casque d'or relevé, animée d'une foi indomptable, et surexcitée par l'approche du triomphe final. C'était le moment où la reine accueillait dans le camp Christophe Colomb, et plus vaillante, plus confiante que son mari et que les rois d'Angleterre et de France, donnait au grand navigateur chrétien les trois vaisseaux destinés à découvrir de nouveaux mondes et à appeler de nouveaux peuples à la connais­sance de la religion. Isabelle la Catholique était le bon génie de l'Espagne. Heureuses les nations qui ont de tels souverains!

Cependant comme il était à croire que le siège serait long, le camp fut organisé avec le plus grand soin et l'on éleva en face de Grenade comme une nouvelle ville que la reine baptisa du nom de Santa-Fé. «Les tentes, dit Mariana, étaient divisées par bataillons, avec un ordre merveilleux et une grande commodité, d'espace en espace. Tout le camp ressemblait à une ville, propre et bien ordonnée.»

Le roi Ferdinand reprit alors la tactique qui lui avait si bien réussi les années précédentes. Il envoya les généraux, et particulièrement son fils aîné qui faisait alors ses premières armes, avec le marquis de Villena, ravager les montagnes voisines de la ville dans lesquelles se trouvait une population aguerrie qui pouvait à tout instant tomber sur les assiégeants et porter secours à la place. L'opération réussit mieux encore qu'on ne l'espérait. Le marquis de Villena battit les montagnards et refoula les Maures sortis de Grenade pour l'inquiéter.

Quand le fils du roi revint au camp, Ferdinand assembla la cour, et devant tous les guerriers il arma le jeune prince chevalier en récompense du courage qu'il avait montré et pour l'engager à mieux faire encore à l'avenir.

Plusieurs expéditions semblables à celle du marquis de Villena furent dirigées de différents côtés pour isoler complètement la ville et la prendre par la famine. Les canons, dont les Maures n'avaient pas encore l'usage, épouvan­taient l'ennemi et l'obligeaient à se mettre à couvert derrière les remparts. On approcha à la fin les batteries fort près des murailles de la ville, après avoir pris des tours qui servaient de corps de garde aux assiégés.

Vers l'automne, la faim commença à se faire sentir dans Grenade où s'étaient réfugiés en grand nombre les habitants des campagnes. Aussi les Maures, animés par leur désespoir, firent-ils tous leurs efforts pour amener Ferdinand à accepter une bataille rangée. Ils sortirent de la ville, et employèrent toutes sortes de ruses pour attirer les chrétiens hors de leurs retranchements. Mais Ferdinand était trop habile pour tomber dans le piège, et il était tellement assuré que la famine ne tarderait pas à obliger les ennemis à se rendre u discrétion qu'il ne voulut ni répandre le sang de ses soldats ni risquer le sort d'une bataille.

Il y avait déjà sept ou huit mois que le siège durait et les Maures ne se rendaient pas. Ils se défendaient toujours avec courage, sans se rebuter de leurs mauvais succès ni de l'état déplorable où leur ville était réduite. Ils firent même plusieurs tentatives pour forcer le camp des Espagnols; mais ils furent chaque fois repoussés. Tous leurs guerriers mouraient en vain dans la plaine. Quelques tournois singuliers mirent alors aux prises, dans les vallons de Santa-Fé ou sur les penchants des collines de la Sierra, les plus illustres chevaliers maures et chrétiens. Ces épisodes, ornés par les légendes andalouses, vivent encore dans la mémoire des peuples, et longtemps on montra aux étran­gers qui visitaient la ville et les environs de Grenade le vieux pin sous lequel le grand maître de Calatrava tua le valeureux Abayados, qui reçut à la fois la mort et le baptême de la main de son vainqueur, et le frêne énorme aux bran­ches duquel les chevaliers victorieux attachaient les armes de leurs ennemis vaincus.

A la fin, Boabdil, ayant perdu toute espérance, voyant ses plus vaillants chevaliers morts et le peuple horriblement tourmenté par la faim, demanda à capituler et envoya des ambassadeurs à Ferdinand et à Isabelle. Les rois catholiques allaient enfin recueillir le fruit de leur persévérance et de leur énergie.

La négociation fut longue. Elle dura près de deux mois.

Il l'ut enfin réglé de part et d'autre que l'Emir et les habitants de Grenade remettraient la ville aux rois de Castille et d'Aragon, avec la forteresse de l'Alhambra, et qu'à l'avenir les Maures répandus dans toute l'étendue du royaume d'Espagne ne reconnaîtraient point d'autres souverains que la reine Isabelle et ses successeurs. Pour sûreté de cette convention, cinq cents per­sonnes choisies entre les enfants et les frères des notables de Grenade devaient être remises aux mains de Ferdinand et d'Isabelle jusqu'à la prise de possession de la ville et des forteresses.

En retour, les rois catholiques s'engageaient, tant pour eux que pour leurs successeurs, à protéger les Maures et leurs descendants, à les traiter comme les autres Espagnols, à les juger selon les règles de la justice ordinaire, à leur laisser la libre jouissance de leurs biens, privilèges et libertés. Ceux qui ne voudraient pas rester en Espagne, après le renversement de leur patrie, furent d'avance autorisés à repasser la mer avec tous leurs meubles, et Ferdinand et Isabelle promirent de leur fournir des vaisseaux pour la traversée.

Quand ce projet de capitulation fut connu, il excita à Grenade la fureur d'une partie de la garnison qui voulait s'ensevelir sous les ruines de la patrie ou tout au moins combattre jusqu'au dernier jour. Un Maure fanatique souleva la population, en lui disant que les promesses des rois catholiques étaient autant de mensonges, et Boabdil, épouvanté, s'enferma dans l'Alhambra. Mais dès le lendemain les Maures firent réflexion qu'ils ne pouvaient plus rien contre leur destinée, qu'il valait mieux accepter des conditions honorables que de se rendre à discrétion et de subir les horreurs d'un pillage inévitable, et le tumulte s'apaisa. Boabdil écrivit aussitôt à Ferdinand des lettres pressantes, en l'infor­mant de ce qui venait d'arriver et en l'engageant à user de diligence pour s'emparer dès le lendemain de la forteresse. Il lui envoyait en même temps un sabre enrichi de pierreries, et deux magnifiques chevaux avec leurs harnais mauresques.

* * *

Les lettres du roi maure furent remises à Ferdinand et à Isabelle le premier janvier 1492. Joyeuses étrennes pour l'Espagne et pour la chrétienté! La domination maure allait prendre fin, l'Espagne était affranchie, la Croix rayonnait sur toute la péninsule!

Il est aisé, dit Mariana, de juger la joie que ressentit Ferdinand en apprenant une nouvelle aussi agréable qui mettait fin aux inquiétudes et aux travaux de la guerre et le rendait maître d'un grand royaume que les barbares possédaient depuis tant de siècles! On disposa tout ce qui était nécessaire pour la cérémonie du lendemain. La cour portait alors le deuil pour la mort du roi de Portugal; mais on le quitta pour prendre des habits magnifiques et con­formes à la joie d'une telle fête. Toute l'armée fut rangée en bataille comme pour aller au combat, et elle prit sa marche vers la citadelle et la ville; la reine et les princes ses enfants suivaient à une courte distance. Tous les cour­tisans, vêtus d'habits brodés d'or et de soie, étalaient en grande pompe la magnificence et le luxe de la Castille.

Lorsque le roi Ferdinand, à la tête de son armée, approcha de la cita­delle, Boabdil en sortit pour venir au-devant de lui, accompagné de cinquante cavaliers. Il descendit de cheval et voulut baiser la main du roi, qui le refusa par égard pour l'infortune. La tristesse était répandue sur le visage du prince maure qui songeait à sa situation présente et qui dit en peu de mots à Ferdinand: «Grand roi, nous sommes maintenant assujettis à votre domina­tion, nous vous abandonnons la ville avec le reste du royaume, nous espérons que vous nous traiterez avec douceur et modération. «Boabdil remit alors les clefs de la ville à Ferdinand.

Ces préliminaires terminés, Ferdinand et Isabelle franchirent les portes et entrèrent à l'Alhambra avec une nombreuse cavalerie, suivis d'un grand cortège de seigneurs et d'un grand nombre d'ecclésiastiques.

On récita d'abord les prières accoutumées pour rendre à Dieu de très humbles actions de grâces de cette grande conquête; puis on plaça sur le haut du donjon la croix que l'archevêque de Tolède portait à la main avec deux étendards, l'un royal, l'autre de Saint-Jacques. A cette vue, l'armée entière poussa de grands cris de joie et le clergé entonna le Te Deum pendant lequel le roi, humblement agenouillé, remerciait Dieu qui s'était servi de lui pour ôter un royaume chrétien des mains et de la tyrannie des infidèles et pour relever en Espagne le nom du Christ.

La croix fut ensuite arborée dans tous les lieux où était auparavant le croissant.

Après la cérémonie, tous les seigneurs de la cour vinrent se présenter devant le roi pour le féliciter de sa conquête. Ils lui baisèrent la main, chacun à son rang, un genou en terre. Le même honneur fut rendu à la reine et au prince, son fils. Un grand repas eut lieu ensuite et, le soir, les rois catholiques reprirent le chemin du camp.

Le même jour, cinq cents prisonniers furent délivrés sans rançon et vinrent remercier Ferdinand de la liberté qu'il leur avait procurée. Ferdinand, toutefois, ne jugea pas à propos d'entrer dans la ville de Grenade avant de pouvoir le faire en toute sûreté. On prit donc possession tout d'abord des portes, des tours, des bastions, des grandes places, et l'on mit partout des corps de garde.

Enfin, le 6 janvier 1492, le roi, la reine, les princes, les grands et toute la cour entrèrent dans Grenade avec le même ordre et la même pompe qu'à l'Alhambra. L'armée tout entière se rendit d'abord à l'église que l'on avait purifiée et disposée pour la circonstance, afin de rendre à Dieu de solennelles actions de grâces pour tant de victoires remportées par l'assistance divine. Ferdinand et Isabelle, ajoute Mariana, parurent en cette cérémonie et cette espèce de triomphe plus augustes et plus brillants que jamais, dans le fort de leur âge, après avoir terminé avec tant de gloire une guerre si longue et si difficile qui augmentait leurs états d'un nouveau royaume.

Ce fut une joie universelle dans toute l'Espagne de voir l'impiété bannie et la véritable religion restaurée comme elle était avant l'usurpation des Maures. Les princes de l'Europe envoyèrent leurs ambassadeurs féliciter les rois de Castille et d'Aragon et aussi le Souverain Pontife Innocent VIII qui avait tant fait pour le succès de cette longue croisade. Les provinces d'Espagne firent de grandes réjouissances, des fêtes et des tournois, et donnèrent des jeux et des spectacles. Les hommes et les femmes de toute condition allaient en foule dans les églises faire des offrandes en actions de grâces et remercier Dieu de cette grande victoire, surtout dans l'église si populaire de Saint-Jacques en Galice. Et Boabdil? Que devint-il? Ferdinand lui avait donné en propriété la vallée de Purchena, située dans le royaume de Murcie, avec une pension consi­dérable. Mais bientôt, poursuivi de remords et ne pouvant plus vivre sur les lieux où avaient régné ses ancêtres, le dernier des Abencérages repassa en Afrique. En quelques lignes Chateaubriand a rendu cette scène dramatique

«Lorsque Boabdil, dernier roi de Grenade, fut obligé d'abandonner le royaume de ses pères, il s'arrêta au sommet du mont Padul. De ce lieu élevé, on découvrait la mer où l'infortuné monarque allait s'embarquer pour l'Afrique; on apercevait aussi Grenade, la Vega et le Xénil, au bora duquel s'élevaient les tentes de Ferdinand et d'Isabelle. A la vue de ce beau pays et des cyprès qui marquaient encore çà et là les tombeaux des musulmans, Boabdil se prit à verser des larmes. La sultane Aïxa, sa mère, qui l'accompagnait dans son exil, avec les grands qui composaient jadis sa cour, lui dit: „Pleure main­tenant comme une femme un royaume que tu n'as pas su défendre comme un homme.” Ils descendirent de la montagne, et Grenade disparut à leurs yeux pour toujours!»

XLIV. – Ronda

Les guides louent beaucoup Ronda. Je n'en ai pas été très impressionné. Il est vrai que la pluie nous a taquinés très désagréablement ce jour-là. Ronda est donc une petite ville, de 12.000 âmes environ, qui a un cachet oriental par ses maisons aux fenêtres grillagées avec de jolies cours ou patios ornés de fontaines et de fleurs. Mais ce qui la distingue surtout, c'est sa situation en haut d'un cirque de montagnes et sur les bords d'une crevasse creusée par un torrent. Elle a quelque chose de notre Rocamadour. Elle rappelle Luxembourg, mais elle est perchée plus hardiment sur son côteau rocheux, à 200 mètres au-dessus de la vallée. L'entaille qui coupe la ville en deux a 160 mètres de profondeur. La ville vue d'en bas est un nid d'aigle; le ravin vu d'en haut est un gouffre qui donne le vertige.

Ronda sur son rocher est presque inexpugnable. Naturellement, elle fut une des dernières forteresses des Goths, au temps de l'invasion arabe, et une des dernières retraites des Arabes au temps de la conquête chrétienne.

Ses habitants sont de la vieille race des montagnards andalous. Ils excel­lent à dompter et à dresser les chevaux et ils en tiennent un grand marché tous les ans au printemps.

Ronda a quelques jolies maisons, en particulier un délicieux petit hôtel de la renaissance, la casa de Mondragon qui ferait bonne figure même à Florence. Sur les flancs du Tajo, des moulins sont suspendus comme des nids d'oiseaux, pour profiter des eaux du torrent, et d'autres moulins dans le bas s'étalent au milieu de la verdure.

Ronda a souvent la visite des Anglais qui séjournent à Gibraltar, aussi le buffet-hôtel de la gare est-il devenu un magasin d'antiquités plus ou moins authentiques.

XLV. – Gibraltar

Gibraltar m'a plu davantage que je ne l'espérais. Je croyais ne trouver là qu'une place forte maussade sur un rocher. Il faut rendre justice aux Anglais, ils ont bien tiré parti du petit territoire que la politique leur a donné là, et ils y ont planté des jardins qui surpassent tous ceux de l'Espagne.

Quel bon souvenir j'ai gardé de ces polygalas aux fleurs de pourpre, qui tapissent les murailles, de ces dragonniers aux puissantes racines et aux troncs majestueux qui rappellent les grands sycomores de l'Egypte, de ces iris blancs semés partout qui rivaliseraient avec nos lis, de ces arômes, qui poussent là comme l'herbe, et des grands aloès et des bosquets de camélias en fleurs! C'est sur l'Alameda et au cimetière de Trafalgar que la végétation est la plus luxuriante.

Je croyais aussi trouver là une ville anglaise, mais pas du tout, c'est une ville espagnole d'une vingtaine de mille âmes, conquise, occupée et gouvernée par les Anglais, mais restée espagnole dans sa langue et dans ses mœurs.

Les Anglais n'y sont pas trop désagréables. Ils nous ont laissé visiter gentiment les fameuses galeries où ils abritent leurs canons.

Ils ont à Gibraltar six mille hommes de garnison, et leurs costumes d'un rouge écarlate ne font pas mal dans ce pays qui aime la couleur. Ils étaient en train de hisser et d'installer des canons d'un nouveau modèle et de longue portée dans les galeries du rocher.

De monuments, il n'y en a guère. La bourse avec son portique a quelque prétention et la porte féodale de Charles III a un bon aspect.

Le marché a un grand cachet. Les Maures de Tanger y apportent des fruits. On y voit des Berbères et des Juifs, c'est un point de contact du Maroc avec l'Espagne. - On y vendait déjà de très belles et bonnes fraises le 19 mars

J'ai fait de Gibraltar toutes les excursions que l'on peut faire: la Pointe d'Europe, la Caleta, la Conception. Celle de la Pointe d'Europe est de beaucoup la plus intéressante. En passant, par l'Alameda, on va par une belle route jusqu'à l'extrémité de la presqu'île. C'est la promenade fashionable de Gibraltar. Le rocher a sur ses flancs quelques bosquets d'yeuses, d'aloès et de youkas et quelques villas. La route s'arrête à la Pointe d'Europe, l'autre côté de la presqu'île étant absolument à pic, avec quelques anfractuosités où les singes seuls trouvent un chemin et défient les chasseurs.

Le charme de la Pointe d'Europe, c'est la vue. On est là aux Colonnes d'Hercule. Le rocher de Gibraltar lui-même, ou de Calpe, c'est la colonne d'Europe. En face, le massif du Djebel-Mouça, au-dessus de Ceuta, c'est la colonne d'Afrique, l'ancienne Abyla. Le détroit a ici 20 kilomètres, entre la Pointe d'Europe et la Pointe blanche. Plus à l'Ouest, à la Pointe Marroqui, il n'a plus que 13 kilomètres. Les canons d'aujourd'hui peuvent donc facilement fermer le passage d'un continent à l'autre.

De la Pointe d'Europe, on voit très bien la côte et les montagnes du Maroc. Le Djebel-Mouça n'a que 840 mètres d'élévation, mais derrière lui les montagnes du Rif s'élèvent jusqu'à 2.200 mètres. Il y a toujours quelques navires qui passent le détroit dans l'un ou l'autre sens. On voit au loin le jeu des voiles ou le panache de la fumée.

Treize kilomètres! Dans quelques années un tunnel passera là, et l'on prendra à Paris son billet de chemin de fer pour Tombouctou ou même pour le Cap de Bonne-Espérance.

Une autre excursion est celle de Caleta. C'est un petit port de pèche derrière la presqu'île. L'intérêt de cette promenade, est de voir la masse de la montagne qui descend jusqu'à pic dans la mer. Les Anglais n'ont pas eu beaucoup de frais de défense à faire de ce côté là.

Je suis allé aussi en excursion à Concepcion, la première ville espagnole, à 2 kilomètres de Gibraltar. C'est un pauvre village de 8.000 âmes, sale, pauvre, mendiant, vivant de contrebande. Si j'étais espagnol, j'aurais honte de la comparaison que les Anglais peuvent faire et font quotidiennement entre Gibraltar et Concepcion: Gibraltar, ville de bon ton, propre, bien adminis­trée et de tous points confortable; Conception, village infect et misérable. Si j'étais au gouvernement de l'Espagne, je ferais des frais pour Concepcion. J'y paverais au moins les rues, j'y élèverais quelques monuments, j'y ferais un parc, et les Anglais y apporteraient leurs livres sterling.

C'est le 20 que je quittai Gibraltar pour Tanger. C'est au départ, sur le pont du bateau qui s'éloigne lentement que l'on apprécie mieux l'ensemble de Gibraltar.

L'aspect de Gibraltar, dit exactement Gautier, dépasse l'imagination. (Il y arrivait par mer, venant de Cadix.) On ne sait plus où l'on est, ni ce que l'on voit. Figurez-vous un immense rocher ou plutôt une montagne de quinze cents pieds de haut qui surgit subitement, brusquement, du milieu de la mer, sur une terre si plate et si basse qu'à peine l'aperçoit-on. Rien ne la prépare, rien ne la motive, elle ne se relie à aucune chaîne; c'est un monolithe mons­trueux lancé du ciel, un morceau de planète écornée tombée là pendant une bataille d'astres, un fragment du monde cassé. Qui l'a posé à cette place? Dieu seul et l'éternité le savent. Ce qui ajoute encore à l'effet de ce rocher inexpli­cable, c'est sa forme: l'on dirait un sphinx de granit énorme, démesuré, gigan­tesque, comme pourraient en tailler des Titans qui seraient sculpteurs, et auprès duquel les monstres camards de Karnak et de Giséh sont dans la proportion d'une souris à un éléphant. L'allongement des pattes forme ce que l'on appelle la Pointe d'Europe; la tête un peu tronquée, est terminée vers l'Afrique qu'elle semble regarder avec une attention rêveuse et profonde… Les reins et la croupe s'étendent vers l'Espagne, en lignes onduleuses comme celles des lions au repos. La ville est en bas, presque imperceptible, comme un détail perdu dans la masse. Les vaisseaux à trois ponts ancrés dans la baie paraissent des jouets d'Allemagne, de petits modèles de navires en miniature, comme on en vend dans les ports de mer; les barques, des mouches qui se noient dans du lait; les forti­fications même ne sont pas apparentes. Cependant la montagne est creusée, minée, fouillée dans tous les sens; elle a le ventre plein de canons, d'obusiers et de mortiers; elle regorge de munitions de guerre… Mais l'œil aperçoit à peine quelques trous au rocher par lesquels les pièces d'artillerie passent furtivement leurs gueules de bronze. Au moyen âge, Gibraltar eût été hérissé de donjons, de tours, de tourelles, de remparts crénelés; au lieu de se tenir en bas, la forteresse eut escaladé la montagne et se fut posée comme un nid d'aigle sur la crête la plus aiguë. (C'était ainsi en effet, comme quelques tours en témoignent.) Les batteries actuelles rasent la mer en se cachant dans les flancs du rocher et rendent le passage impossible.

Au temps du voyage de Gautier, en 1840, l'Espagne avait encore ses costumes, dont je n'ai plus vu que quelques spécimens aux jours où les marchés attirent à la ville les paysans fidèles aux traditions. L'Andalou, en 1840, portait encore couramment le chapeau pointu à rebords de velours, orné de touffes de soin, la veste orientale, enjolivée de broderies et d'application de draps de toutes sortes de couleurs aux coudes, au parement, au collet; la ceinture rouge ou jaune; la culotte à revers retenu par des boutons de filigrane; les guêtres de cuir ouvertes sur le côté et laissant voir la jambe. On aimait à porter l'habit de chasseur (vestido de cazador), en cuir de Cordoue et en velours bleu ou vert, rehaussé d'aiguillettes. On portait à la main une vara, ou bâton blanc haut de quatre pieds et bifurqué à l'extrémité, sur lequel on s'appuyait noncha­lamment lorsque l'on s'arrêtait pour causer. Tout mafia (jeune homme de bon ton) ne sortait qu'avec la vara. Deux foulards dont les bouts sortaient des poches, et une grande épée ou navaga au côté complétaient ces costumes éclatants et fleuris.

Aussi l'impression de Gautier fut profonde quand en venant de Séville et de Tanger, il tomba au milieu des coutumes anglaises de Gibraltar.

L'effet produit par la physionomie de la ville au débarquement est des plus bizarres, dit-il. En faisant un pas, vous faites cinq cents lieues. Tout à l'heure vous étiez en Andalousie, vous êtes en Angleterre. Des villes mauresques du royaume de Grenade ou de Murcie, vous tombez subitement à Ramsgate. Voici les maisons de briques, avec leurs fosses et leurs fenêtres à guillotine comme à Twickenham ou à Richmond. Allez un peu plus loin, vous trouverez des cottages aux grilles et barrières peintes… Les Anglais ont une individualité si prononcée, qu'ils sont les mêmes partout, et je ne sais vraiment pas pourquoi ils voyagent, car ils emportent avec eux toutes leurs habitudes, et charrient leur intérieur sur leurs dos, comme des colimaçons. En quelque endroit qu'un Anglais se trouve, il vit exactement comme s'il était à Londres; il lui faut son thé, ses rumpsteaks, ses tartes de rhubarbe, son porter et son sherry s'il se porte bien, et son calomel s'il se porte mal. Au moyen des innombrables boites qu'il traîne après lui, l'Anglais se procure en tous lieux le at home et le comfort nécessaires à son existence… Depuis bien longtemps je n'avais vu sur la tête des femmes ces horribles galettes, ces odieux cornets de carton recouverts d'un lambeau d'étoffe, qui se désignent sous le nom de chapeaux… Nos lecteurs achèveront de se représenter la comparaison ou plutôt le contraste…

Après ce parallèle, Gautier conclut avec raison. «On comprend que la présence des Anglais ici est due à une surprise, à une usurpation. Ils occu­pent, mais ils n'habitent pas leur ville.»

* * *

Le bateau nous emporta vers Algésiras où nous primes quelques passagers. Il y a là une belle baie, large de 6 kilomètres, qui tente fortement les Anglais. Ils y fondent. des maisons de commerce, et ils ont bien l'intention d'y dominer un jour, par le même droit qu'ils invoquent au Transvaal et ailleurs, parce qu'ils sont les plus forts. Depuis Machiavel, il n'y a plus de justice internationale.

Nous avancions, les montagnes du Maroc s'accentuaient. Nous apercevions la ville de Tarifa et la pointe Marroqui, du côté de l'Europe, et sur la côte africaine, la pointe d'Alcazar-el-Serer, dominée par la masse calcaire du Djebel-Mouça. Le détroit s'élargissait. Tanger nous révélait son splendide panorama. Nous y arrivions de bonne heure et nous descendions à l'Hôtel Continental.

XLVI. – Tanger

C'est l'Afrique avec toute son originalité. On va en deux heures de Gibraltar à Tanger, et on ne trouve plus rien de l'Europe, plus rien de la civi­lisation moderne. Pardon, il y a les hôtels et les consulats, mais ce n'est pas là Tanger. Tanger, c'est une ville africaine, étrange, qui n'a pas changé depuis cinq cents ans.

Faites abstraction des hôtels, et vous êtes là au XIVe siècle. La ville est marocaine ou mauresque, mais elle a des colonies berbères, nègres, juives et syriennes.

Il y a là deux races fières, les Maures et les Kabyles; les autres sont des races avilies par l'esclavage, par la condition sociale ou par l'odieuse pratique de l'usure.

Les Maures, c'est la race dominante. Ils ont le gouvernement et les emplois. Ils ont gardé quelque chose de la fierté qui convenait aux maîtres de Grenade et de Cordoue. Ils portent le turban, la robe fine et le burnous blanc. Ils marchent noblement et se sentent chez eux. C'est une belle race, surtout chez les enfants.

Les Kabyles sont fiers aussi. C'est une race vaincue et à peine soumise.

Ils viennent de l'intérieur, à cheval ou à dos de chameau. Ils apportent les pro­duits de leurs campements, ils amènent des animaux à vendre. Ils sont grands, altiers, au regard dur, vêtus du caftan de poil de chameau et d'un burnous grossier.

Le syrien est mahométan aussi, mais il est peu estimé par les autres. On l'appelle levantin ou mercanti. Il n'a rien de la fierté de la race arabe. Il tient le petit commerce dans les bazars. Il marche la tête un peu inclinée. Il est bien vêtu et porte souvent la robe de soie. Il n'est ni cavalier, ni homme de guerre. Un mercanti, fi! quelle race efféminée.

Le nègre est esclave ou affranchi. Le nègre esclave de bonne maison est assez cultivé, il est bien mis, a bonne mine et parait heureux. Le nègre affran­chi est plus misérable. Il est maçon, boulanger, porteur d'eau.

Le Juif est antipathique à tous. Il est riche, quoique souvent sale et mal mis. Il porte la lévite crasseuse et la culotte noire. Vous croyez les reconnaître, tant ils ressemblent à ceux que vous avez vus sur les toiles de Rembrand. Quelques-uns cependant s'habillent en mercantis, avec les vestes brodées, les culottes larges et courtes et les guêtres.

Mais pardon! je vous ai décrit les races et je ne vous ai pas encore parlé de mon arrivée et de l'aspect de la ville.

Ce qu'on appelle le quai est un petit débarcadère, encombré de marchan­dises que de solides gaillards, de races diverses, chargent sur des barques ou transportent à terre.

On entre immédiatement en ville par la Porte de mer. Voyez sur ce divan ces hommes vêtues de blanc, ce sont les préposés à l'octroi et à la douane. Ce sont des Maures dont la dignité vous dit qu'ils sont là les maîtres et qu'ils vous reçoivent comme on reçoit des tributaires.

Avancez quelques pas, c'est la Grands-rue, qui escalade la colline pour tra­verser la ville. Vous passerez difficilement, vous serez heurté, poussé, arrêté. C'est toute une population, de toutes races et de toutes couleurs, qui s'agite là, monte, descend, qui à pied, qui sur un cheval ou un âne; beaucoup portent des charges ou poussent des bêtes de somme.

Ne cherchez pas de voitures, c'est inconnu à Tanger.

Pour le moment, laissez à gauche la Grande Mosquée, avec ses murailles blanches et son joli minaret recouvert de faïences vertes; tournez à droite et installez-vous à l'Hôtel Continental, où vous trouverez quelques Anglais.

L'hôtel domine le port. Ouvrez vos fenêtres et vous verrez que la porte où vous êtes passé est dominée par des canons, oh, mais! pas bien terribles, vingt-cinq vieux canons bien rouillés et sans affûts avec des boulets qui peut-être ne sont pas de dimension. Tanger est suffisamment défendue par la rivalité des puissances européennes.

Etes-vous reposé? reprenez la visite de la ville, en commençant par la Grande-rue. Voici les magasins marocains, de petites boutiques de parfums, de nattes et de sparterie, de ceintures de soie, de pantoufles, de chasse-mouches, d'orfèvrerie, de coussins de cuir historiés, de plats en laiton à dessins géomé­triques, et autres menues industries barbaresques. Entrez, et vous êtes enve­loppés d'un nuage d'arômes orientaux: le parfum doux et pénétrant de l'eau de rose vous monte au cerveau. Le commerçant marocain a la mine étoffée et majestueuse d'un roi mage. Ses fils l'aident au magasin ou attendent le client, assis près de la porte. Ils ont la pureté de traits, la noblesse nonchalante et la mélancolie pensive des races orientales.

Voulez-vous faire des achats plus importants, examiner de beaux tapis de Rabat ou des antiquités arabes? allez dans quelque grand magasin juif. Ces gens ne sont pas sympathiques, mais ils sont très commerçants. Ils sont groupés principalement dans une rue à gauche en montant vers la synagogue, mais ils ont aussi quelques magasins à droite vers les bazars.

Vous rencontrez au milieu de la Grande-rue l'église catholique. Quelques bons franciscains la desservent. Ils sont aimables et hospitaliers. Ils vous diront qu'ils ont une huitaine de stations au Maroc pour s'occuper de quelques euro­péens et de quelques chrétiens du levant ou d'Algérie; quant aux musulmans, ils ne mordent pas à l'Evangile, ils sont trop convaincus de la supériorité du Coran.

Avancez encore. En haut de la Grande-rue à droite, vous apercevez la léga­tion de France, elle a bon air et en impose suffisamment.

Nous approchons du grand marché, mais avant lui deux cours d'une grande originalité lui servent de dépendance ou de complément. L'une est la cour des maréchaux-ferrants, il s'y fait un joli tapage. C'est que beaucoup des montagnards qui ont amené des provisions au marché ont besoin de faire ferrer leurs montures.

L'autre cour est bordée de boutiques où se vendent étoffes et outils, et de cuisines en plein air. Il y a là des relents de friture et d'huile qui vous engagent à passer rapidement.

Enfin vous voici au grand marché, au Grand Zocco. En Orient, on dit les souks, c'est la même chose. C'est tout un monde qui grouille là, surtout le jeudi et le dimanche. Sous des tentes ou en plein vent, des marchands, hommes et femmes, souvent accroupis, vendent des poulets, des pigeons, des agneaux, des légumes, des fruits, du charbon de terre, etc; des caravanes de chameaux apportent leur chargement. Des cavaliers arrivent avec leur long fusil sur l'épaule. Quelques juifs assis à de petites tables changent les vieilles monnaies, des nègres vendent de l'eau qu'ils portent dans des outres.

Le marché a son côté récréatif. Voici des jongleurs, des charmeurs de serpents, des musiciens, des saltimbanques. Un vieux nègre joue du Gembri, viole à deux cordes; un autre bat les castagnettes et amuse les passants par un rire étrange qui lui fait ouvrir une bouche où l'on mettrait facilement une orange.

Des ménestrels racontent les exploits des vieux Maures et la foule applaudit.

Nous nous sommes fait donner une séance par un charmeur de serpents. C'est vraiment impressionnant. Cet homme a un sac plein de gros serpents. Il se fait piquer à la langue et n'en paraît pas plus malade. Il allume de la paille et s'en remplit la bouche. Il a des trucs étonnants, et il doit passer pour un sorcier puissant.

Le marché grossit, la masse devient plus intense vers 10 heures. C'est que Tanger a 30.000 âmes, et les environs sont peuplés. Les femmes portent leurs enfants sans être embarrassées, elles se les attachent sur le dos, comme nos soldats portent leurs sacs.

Il faut encore signaler au marché des Aïssouas; ce sont des Maures qui appartiennent à une secte religieuse du Soudan, secte demi-païenne et demi­musulmane. Ils se rasent la tête et portent seulement deux petites tresses sur les côtés. Ils offrent des sacrifices de poules et d'autres animaux. Ils sont nom­breux dans l'intérieur de l'Algérie.

Au marché de Tanger, on ne vend plus d'esclaves. La présence des léga­tions européennes donne aux Maures quelque respect humain, mais toutes les villes de l'intérieur ont le marché aux esclaves. Un être humain, homme ou femme, valide et bien bâti vaut de 200 à 400 francs.

C'est la honte des nations européennes de laisser subsister le Maroc et la Turquie.

Les écoles à Tanger sont les mêmes que dans les autres pays musulmans. Les bons-hommes accroupis apprennent un peu à lire et à prier en se dandinant tout le jour. Nous sommes loin de la vieille université de Cordoue!

Les pachas des provinces habitent volontiers Tanger, comme nos ducs et nos marquis vivaient à Versailles et délaissaient leurs provinces.

Le pacha d'Andjera passe pour être riche et puissant. Il a dans une rue étroite de Tanger ce qu'on peut appeler son hôtel. Gardes et portiers en soi­gnent les entrées. On permet aux dames européennes de visiter le harem et les dames du Harem acceptent volontiers gâteaux et friandises.

Montons maintenant à la Kasba. C'est le quartier du vieux Tanger, et il y a quelques restes artistiques. Il y a là l'ancien palais des sultans, à. demi ruiné. Il y a une belle cour avec des arcades d'une ogive très pure. La justice se rend là en plein air sous un portique Ce qu'on appelle la trésorerie a de belles arcades, un vestibule et une salle à plafond sculpté. C'est un spécimen de l'art mauresque des beaux siècles.

Allons enfin faire une promenade sur la plage, une belle plage de sable avec des vues ravissantes sur Tanger. Ces villes méridionales doivent être vues du dehors. De loin on ne soupçonne pas la saleté de leurs rues.

Tanger, vu de la mer ou de la plage, a un aspect charmant avec ses mai­sons blanches à terrasses, ses minarets multicolores, sa Kasba, qui se dresse sur le point le plus élevé, et sa ceinture de vieilles murailles.

Sur la plage, des Maures et quelques européens font des promenades à cheval. Tanger a une belle race de chevaux, une race pure, élégante et rapide, et on dit que le prix en est peu élevé.

De la plage, on aperçoit les premiers villages de l'intérieur, les tentes et les gourbis des Kabyles. Cela ne donne pas le désir de s'aventurer par là sans une escorte.

Deux jours sont bientôt passés et il faut partir. Sur le bateau, au départ, vues ravissantes sur Tanger et la côte.

* * *

Sous le soleil éblouissant, Tanger a la variété de couleurs d'un tapis oriental. Le cadre est formé par le vert pâle des cultures et le vert foncé des lointains boisés. Les maisons de la ville sont des cubes blanchis. La Kasba et les mosquées ont des teintes bleues; quelques maisons neuves près du port ont des tuiles vernies. Les barques sombres se balancent dans le port sur un fond d'azur mêlé de vert sous le soleil et comme sur un étang de plomb dans les coins d'ombre.

Nous disons adieu à l'Afrique.

On s'avance vers le Cap Spartel, l'ancien promontoire Ampelusia.

La traversée dure cinq heures pour Cadix, et le passage de la Méditerranée à l'Océan est assez agité, il faut avoir l'estomac solide.

Voici bientôt à droite la pointe de Trafalgar. On relit ici le récit de la bataille dont les Anglais se glorifient presque à l'égal de Waterloo.

C'était le 21 octobre 1805. Les flottes française et espagnole furent vaincues dans un combat désespéré. L'amiral Villeneuve avait sous ses ordres 32 vaisseaux; les anglais n'en avaient que 22, mais ils étaient plus forts et mieux armés. Villeneuve fit la faute d'éparpiller sa flotte sur une ligne d'une lieue de longueur. Nelson qui avait rangé ses vaisseaux en deux colonnes com­pactes, parvint à rompre la ligne de bataille de Villeneuve. Villeneuve fut pris sur le Bucentaure. Nelson fut tué frappé d'une balle, et l'amiral Gravinx blessé à mort. Cinq vaisseaux français seulement et six vaisseaux espagnols rentrèrent à Cadix. Les Anglais perdirent douze des leurs.

Après Tralfagar, la côte s'abaisse et l'on aperçoit la ligne blanche des maisons de Cadix sous un ciel bleu foncé. C'est un contraste qu'il faut lire dans Gautier.

Deux teintes uniques, dit-il, vous saisissent le regard: du bleu et du blanc; mais du bleu aussi vif que la turquoise, le saphir, le cobalt, et tout ce que vous pourrez imaginer en fait d'azur; mais du blanc aussi pur que l'argent, le lait, la neige, le marbre et le sucre des îles le mieux cristallisé! Le bleu, c'est le ciel, reflété par la mer, le blanc, c'est la ville. On ne saurait rien ima­giner de plus radieux, de plus étincelant, d'une lumière plus diffuse et plus intense à la fois. Vraiment, ce que nous appelons chez nous le soleil n'est à côté de cela qu'une pâle veilleuse à l'agonie sur la table de nuit d'un malade…

XLVII. – Cadix

Oh! ces villes méridionales, avec leur chaud soleil et leur doux farniente! Il fallut attendre plus d'une heure à la douane, quand l'estomac criait famine. Messieurs les douaniers étaient allés dîner et prendre leur récréation. Si au moins ils allaient dîner à une autre heure que celle de l'arrivée du bateau, ou s'ils avaient deux escouades pour faire le service tour à tour l Je me fâchai bien un peu et leur dis que cette mauvaise organisation faisait tort à l'Espagne et la mettait bien en retard sur les pays-civilisés, mais ma philippique ne parut pas les émouvoir profondément!

Le port est bien gardé. Deux saints, deux martyrs des premiers siècles, les saints Fernandus et Hermanus sont là debout sur de hautes colonnes regardant la mer. J'eus le temps de méditer sur l'exemple de patience qu'ils nous ont donné dans leur martyre. Enfin nous pûmes nous installer à l'hôtel. J'aime assez en visitant une ville à l'embrasser d'abord d'un coup d'œil en montant sur quelque point élevé. Je m'oriente ensuite plus facilement. A Cadix, je gravis la tour de la Vigie, qui s'élève au centre de la ville à 41 mètres au-dessus de la mer.

Cadix est une grande ville, elle a 60.000 âmes. Elle est tout entière sur une presqu'île reliée à la côte par une langue de terre. Elle a une rade magni­fique, sur les bords de laquelle sont semées plusieurs bourgades gracieuses et le fort historique du Trocadéro. Le succès qu'y remporta le duc d'Angoulême en 1823, lui permit de restaurer l'autorité de Ferdinand VII.

Les maisons de Cadix sont beaucoup plus hautes que celles des autres villes d Espagne, ce qui s'explique par la situation de la ville sur un étroit flot rattaché au continent par un mince filet de terre. Chacun désire avoir une perspective sur la mer.

Chaque maison, dit Gautier, se hausse curieusement sur la pointe du pied pour regarder par-dessus l'épaule de sa voisine, et passer sa tête au-dessus de l'épaisse ceinture des remparts. Comme cela ne suffit pas toujours, presque toutes les terrasses portent à leur angle une tourelle, un belvédère quelquefois coiffé d'une petite coupole; ces miradores aériens enrichissent d'innombrables dentelures la silhouette de la ville et produisent l'effet le plus pittoresque. Tout cela est crêpé à la chaux et la blancheur des façades est encore avivée par de longues lignes de vermillon qui séparent les maisons et en marquent les étages: les balcons, très saillants, sent enveloppés d'une grande cage en verre, garnis de rideaux rouges et remplis de fleurs. Quelques-unes des rues trans­versales se terminent sur le vide et paraissent aboutir au ciel. Ces échappées d'azur sont d'un inattendu charmant. A part cet aspect gai, vivant et lumi­neux, Cadix n'offre pas beaucoup d'intérêt. Visitons cependant ce qu'elle a de monuments.

La cathédrale est une réduction de celle de Grenade. Elle est imposante et assez harmonieuse, mais ces monuments de la renaissance n'ont pas le cachet mystique et religieux dés églises ogivales. Les peintures et ornements y abon­dent. J'y remarquai surtout un petit martyr de sept ans crucifié, sculpture en bois peint très expressive et délicate. La foi, la douleur et la joie du martyr se mêlent d'une manière inexprimable sur ce doux visage enfantin.

Cadix a une chapelle qui est un vrai musée de Murillo, c'est la chapelle de Sainte-Catherine ou des capucins. Au maître-autel, c'est le mariage mysti­que de sainte Catherine, grande toile riche de couleur; à droite, l'Ange gardien et saint François; à gauche, saint Michel et saint Joseph; dans la nef, deux autres tableaux, saint François en extase et la Conception.

Le saint François en extase n'a pas de prétention, il a une couleur un peu sombre, à la Zurbaran, mais quelle expression mystique dans ce regard et dans cette attitude! C'est la perle de cette petite collection.

J'ai vu dans cette chapelle ce que j'ai retrouvé souvent en Espagne, l'autel de la divine Bergère. Marie est habillée en bergère, avec le chapeau de paille, la robe courte et la houlette. Le petit Jésus-enfant à côté d'elle est habillé aussi en petit berger castillan, avec veston, gilet, chapeau et un bâton à la main. Des moutons sont à leurs pieds. C'est charmant de naïveté.

Le climat à Cadix est d'une douceur exceptionnelle. La température oscille entre 6 et 26 degrés. Ce serait une station d'hiver délicieuse s'il y avait des promenades. Mais Cadix n'a que ses squares, gracieusement plantés d'arbres et la promenade de ses remparts.

Cadix tient à rattacher son origine à Hercule. Elle a dans ses armes un Hercule domptant deux lions. Le fort de Saint-Sébastien au bout de la ville est bâti sur des enrochements qui ont porté, dit-on, un temple phénicien d'Hercule.

Pline a parlé de Cadix. Son rocher serait, dit-il, un débris échappé à l'immersion de l'Atlantide.

Cadix, vieille cité phénicienne, puis romaine, n'a vraiment pris de l'importance que lorsque Christophe Colomb eût apporté à la couronne de Castille les terres du Nouveau-Monde. Elle est bien exposée à déchoir après la perte des colonies espagnoles.

Nous allons en chemin de fer de Cadix à Séville. Nous passons à Jérez ou Xérès, la ville qui envoie par toute l'Europe et surtout en Angleterre ses vins liquoreux. Xérès est prospère, elle a des chais immenses comme Reims. Un seul de ses grands magasins (Gonzalès et Cie) a un stock moyen de 100.000 hec­tolitres de vins.

Nous laissons à gauche la région minière de Tharsis et Rio Tinto, qui occupe tant nos capitalistes et spéculateurs, et nous arrivons le 23 à Séville.

XLVIII. – Séville

Quien no ha visto Sevilla

No ha visto maravilla.

Qui n'a pas vu Séville n'a pas vu de merveille, dit le proverbe espagnol. Le proverbe est vrai si on l'applique à la cathédrale, qui est incontestable­ment une des merveilles du monde.

La belle cathédrale a été malheureusement ébranlée et en partie ruinée par le tremblement de terre de 1888, mais elle se relève et bientôt elle aura retrouvé toute sa splendeur.

Les Espagnols ont ainsi caractérisé leurs cathédrales

Toledo: la rica,

Salamanca: la fuerte,

Léon: la bella,

Oviedo: la sacra,

Sevilla: la grande.

Celle de Tolède l'emporte sur toutes les autres par la richesse de ses ornements et de son trésor.

Celle de Salamanque a l'aspect d'un château fort; celle de Léon est belle par la pureté de son style; celle d'Oviedo est sainte par les reliques qu'elle possède; mais celle de Séville, c'est la grande.

Elle a été commencée en 1401 et terminée en 1519. Elle est donc dans le style du gothique avancé. Je lui trouve de la ressemblance avec celle de Milan. Elle est plutôt une chasse dessinée par un orfèvre qu'une cathédrale conçue par un architecte.

Le Chapitre de Séville voulant «qu'aucune autre ne put en être l'égale,» appela les plus habiles architectes, les sculpteurs et les ornemanistes les plus renommés.

J'ai souvent blâmé les chanoines parce qu'ils ont gâté dans les derniers siècles ce que leurs prédécesseurs avaient élevé avec tant d'art au moyen âge. Mais je ne puis que louer ceux de Séville, ils ont été héroïques. Ils disaient Elevons un monument qui fasse croire à la postérité que nous étions fous. C'était une sainte folie. Ils abandonnèrent leurs riches revenus pour hâter la construction de l'édifice et ne se réservèrent que le strict nécessaire. Les artistes, avec de pareils maîtres, firent des prodiges.

Vraiment cette cathédrale est colossale, elle est énorme, elle est bien appelée la grande. Son immensité a inspiré à Gautier une page qu'il faut lire. Les pagodes indoues les plus effrénées et les plus monstrueusement pro­digieuses, dit-il, n'approchent pas de la cathédrale de Séville. C'est une mon­tagne creuse, une vallée renversée; Notre-Dame de Paris se promènerait la tête haute dans la nef du milieu, qui est d'une élévation épouvantable; des piliers gros comme des tours, et qui paraissent frôles à faire frémir, s'élancent du sol ou retombent des voûtes comme les stalactites d'une grotte de géants. Les quatre nefs latérales, quoique moins hautes, pourraient abriter des églises avec leur clocher. Le retablo, ou maître-autel, avec ses escaliers, ses superpo­sitions d'architectures, ses piles de statues entassées par étages, est à lui seul un édifice immense; il monte presque jusqu'à la voûte. Le cierge pascal, grand comme un mât de vaisseau, pèse deux mille cinquante livres. Le chandelier de bronze qui le porte est une espèce de colonne Vendôme; il est copié sur le chandelier du temple de Jérusalem, ainsi qu'on le voit figurer sur les bas-reliefs de l'arc de Titus; tout est dans cette proportion grandiose. Il se brûle par an dans la cathédrale, vingt mille livres de cire et autant d'huile; le vin qui sert à la consommation du saint sacrifice s'élève à la quantité effrayante de dix-huit mille sept cent cinquante litres. Il est vrai que l'on dit chaque jour cinq cents messes aux quatre-vingts autels. Le catafalque qui sert pendant la semaine sainte, et qu'on appelle le monument a près de cent pieds de haut.

Les orgues, d'une proportion gigantesque, ont l'air des colonnes basaltiques de la grotte de Fingal, et pourtant les ouragans et les tonnerres qui s'échap­pent de leurs tuyaux, gros comme des canons de siège, semblent des murmures mélodieux, des gazouillements d'oiseaux et de séraphins sous ces ogives colossales.

On compte quatre-vingt-trois fenêtres à vitraux de couleurs, peints d'après des cartons de Michel-Ange, de Raphaël, de Dürer, de Peregrino, de Tibaldi et de Lucas Cambiaso; les plus anciens et les plus beaux ont été exécutés par Arnold de Flandre, un des plus célèbres peintres verriers. Les derniers, qui datent de 1819, montrent combien l'art a dégénéré depuis ce glorieux seizième siècle, époque climatérique du monde, où la plante-homme a porté ses plus belles fleurs et ses fruits les plus savoureux.

Le coco, de style gothique, est enjolivé de tourelles, de flèches, de niches découpées à jour, de figurines, de feuillages, immense et minutieux travail qui confond l'imagination et ne peut plus se comprendre de nos jours L'on reste vraiment atterré en présence de pareilles œuvres, et l'on se demande avec inquiétude si la vitalité se retire chaque siècle du monde vieillissant. Ce pro­dige de talent, de patience et de génie, porte du moins le nom de son auteur, et l'admiration trouve sur qui se fixer. Sur l'un des panneaux du côté de l'Évangile est tracée cette inscription: Este coro fizo Nufro Sanchez entallador, que Dios haya, ano de 1475: «Nufro Sanchez, sculpteur, que Dieu ait en sa garde, fit ce chœur en 1475.»

Il y a de l'hyperbole dans cette page, mais elle ne choque pas, l'enthou­siasme appelle l'hyperbole, et puis en fréquentant les Castillans et les Andalous, on finit par se mettre à leur diapason.

Le beau chœur, hélas! a été broyé en 1888 par l'effondrement des voûtes, mais il se relève: les débris des belles stalles ogivales et du pourtour renais­sance ont servi de modèle pour tout reconstituer-.

La nef centrale a 43 mètres d'élévation. Notre-Dame de Paris n'en a que 28. La longueur de la cathédrale est de 145 mètres, en y comprenant la Capilla réal, sa largeur est de 76 mètres.

Comment décrire tout l'intérieur? Ecoutons encore Gautier

Essayer, dit-il, de décrire l'une après l'autre les richesses de la cathédrale serait une insigne folie: il faudrait une année tout entière pour la visiter à fond, et l'on n'aurait pas encore tout vu; des volumes ne suffiraient pas à en faire seulement le catalogue. Les sculptures en pierre, en bois, en argent, de Juan de Arfé, de Juan Millan, de Montanes, de Roldan; les peintures de Murillo, de Zurbaran, de Pierre Campana, de Roëlas, de don Luiz de Villegos, des Herrera vieux et jeune, de Juan Valdès, de Goya, encombrent les-chapelles, les sacristies, les salles capitulaires. L'on est écrasé de magnificence,. rebuté et saoûl de chefs-d'œuvre, on ne sait plus où donner de la tête; le désir et l'impos­sibilité de tout voir vous causent des espèces de vertiges fébriles; l'on ne veut rien oublier et l'on sent à chaque minute un nom qui vous échappe, un linéament qui se trouble dans votre cerveau, un tableau qui en remplace un autre. On fait à sa mémoire des appels désespérés…

Six ou sept cicerones se dévouent à vous faire parcourir tout cela. L'un vous montre une chapelle, l'autre une autre, d'autres encore vous font voir les sacristies et le chapitre.

Il faut cependant décrire quelques détails.

Commençons par la Capilla réal. C'est comme un édifice à part, en style renaissance, ajouté derrière le chœur pour la sépulture des rois.

Devant l'autel, une belle châsse du XVIIIe siècle renferme le corps de saint Ferdinand, mort en 1252. Il repose dans son armure de combat et couvert du manteau royal. Quatre fois l'an, le 14 et le 30 mai, le 22 août et le 23 novembre, les fidèles sont admis à contempler les restes du roi; les troupes de la garnison assistent alors à une messe solennelle et défilent devant la châsse. Prés de saint Ferdinand reposent la reine Beatrix sa femme et Alphonse le sage, son fils.

Sur l'autel et sous un dais d'argent, la Virgen de los Reyes, la patronne de Séville, en robe de satin blanc et couverte de bijoux; cette image du XIII, siècle fut donnée par saint Louis, roi de France, à saint Ferdinand. Dans la crypte, sur l'autel, petite image de la Virgen de las Batallas, que saint Ferdinand portait à l'arçon de sa selle; à côté, bannière et épée que portait le saint roi lors de son entrée à Séville. On le voit, la Capilla réal est vraiment la chapelle du triomphe des rois de Castille.

Plusieurs chapelles de la cathédrale ont des chefs d'œuvre de l'école espagnole, mais le saint Antoine de Murillo de la chapelle du Baptistère les surpasse tous. Jamais, dit fort bien Gautier, la magie de la peinture n'a été portée plus loin. Le saint en extase est à genoux au milieu de sa cellule, dont tous les pauvres détails sont rendus avec cette réalité vigoureuse qui caractérise l'école espagnole. A travers la porte entr'ouverte, l'on aperçoit un de ces longs cloîtres blancs en arcades si favorables à la rêverie. Le haut du tableau noyé d'une lumière blonde, transparente, vaporeuse, est occupé par des groupes d'anges d'une beauté vraiment idéale. Attiré par la force de la prière, l'Enfant Jésus descend de nuée en nuée et va se placer entre les bras du saint personnage, dont la tête est baignée d'effluves rayonnantes et se renverse dans un spasme de volupté céleste. Je mets ce tableau divin au-dessus de la Sainte Elisabeth de Hongrie pansant un teigneux, que l'on voit à l'Académie de Madrid, au-dessus de toutes les Vierges et des enfants du maître, si beaux et si purs qu'ils soient. Qui n'a pas vu le Saint Antoine de Padoue ne connaît pas le dernier mot du peintre de Séville; c'est comme ceux qui s'imaginent connaître Rubens et qui n'ont pas vu la Madeleine d'Anvers. - Evidemment Murillo a peint Saint Antoine avec amour.

A l'autel du Nacimiento est le chef-d'œuvre de Luis de Vargas. C'est un rétable qui représente les mystères de la Vierge, dans un style expressif et mystique, comme celui des primitifs italiens.

La sacristie des calices est un vrai musée où se voient des œuvres remar­quables de Murillo, de Zurbaran, de Cano, de Goya. J'y ai remarqué le Christ à la colonne, de Cano, et l'Ecce Homo de Moralès, tous deux exprimant admira­blement la douleur du Christ; de Goya, sainte Justa et sainte Rufine, d'un style trop moderne; de Zurbaran, la mort de Saint Pierre Nolasque, très expressif: de Murillo, sainte Françoise-Dorothée, jeune et réaliste; sur l'autel, un Christ en croix, sculpté par Montanès. Vingt églises de Séville ont de belles œuvres de Montanès, le Michel-Ange de l'Espagne.

Dans la Sacristia Mayor, on voit la Cusiodia, merveille d'orfèvrerie, des­sinée et sculptée par Juan de Arfé en 1580. Elle a la forme d'un temple de style renaissance à quatre étages. Au premier, est une statue de la Vierge Immaculée, au second l'ostensoir destiné à recevoir la sainte Hostie, au troi­sième l'agneau symbolique et le livre aux sept seaux, au quatrième une statue de la foi. La hauteur de cet ostensoir merveilleux est de trois mètres vingt-cinq.

Là aussi est le Tenebrario, chandelier triangulaire en bronze pour l'office des Ténèbres, haut de six mètres soixante, avec quinze figurines représentant le Sauveur, les apôtres et les évangélistes.

La sacristie possède encore 200 magnifiques chasubles brodées de tous les styles, du XIVe au XVIIIe siècles, des calices d'or, d'innombrables vases d'argent. Sur l'autel, nombreuses reliques: un morceau de la Vraie Croix, trouvée dans le tombeau de l'empereur Constantin, une sainte Epine de la Couronne du Sauveur, des fragments de vêtements de la Sainte Vierge, etc. On y remarque les clefs que l'émir remit au roi saint Ferdinand lorsqu'il entra à Séville: sur les gardes sont gravées des inscriptions en lettres arabes: Dieu ouvrira et le roi entrera; Dieu permette que dure éternellement sur cette ville l'empire de l'Islam!

Ce n'est pas fini encore: la Salle Capitulaire, une belle salle de la renais­sance avec deux ordres de colonnes et des sièges de cuir ouvragés, a plusieurs peintures de Murillo: une Vierge au fond et les saints et saintes de Séville dans des médaillons ovales.

C'est assez pour la cathédrale. Répétons le dicton espagnol:

Quien no ha visto a Sevilla

No ha visto a Maravilla.

Gautier ajoute cette note triste et trop véridique: du côté de la cour de las Naranjeros, au sommet du portail inachevé s'élève la-grue de fer, symbole indiquant que l'édifice n'est pas terminé et sera repris plus tard. Cette potence figure aussi au faîte de l'église de Beauvais… mais le mouvement ascensionnel du catholicisme s'est arrêté, et la sève qui faisait pousser de terre cette floraison de cathédrales ne monte plus du tronc aux rameaux. La foi, qui ne doute de rien, avait écrit les premières strophes de tous ces grands poèmes de pierre et de granit; la raison, qui doute de tout, n'a pas osé les achever. Les architectes du moyen âge sont des espèces de Titans religieux qui entassent Pélion sur Ossa, non pas pour détrôner le dieu tonnant mais pour admirer de plus près la Vierge Mère souriant à l'Enfant-Dieu. De notre temps, où tout est sacrifié à je ne sais quel bien-être grossier et stupide, l'on ne comprend plus ces sublimes élancements de l'âme vers l'infini, traduits en aiguilles, en flèches, en clochetons, en ogives, tendant au ciel leurs bras de pierre, et se joignant, par-dessus la té te du peuple prosterné, comme de gigantesques mains qui supplient. Tous ces trésors enfouis sans rien rapporter font hausser de pitié les épaules aux écono­mistes. Le peuple lui-même commence à s'éloigner de l'église… L'Espagne elle-même n'est plus catholique!

Ces réflexions, hélas! n'ont pas perdu toute leur actualité depuis 1840. Il y a eu cependant depuis lors un réveil et nous assistons à une lutte gigan­tesque. Ayons confiance: Dieu ne meurt pas!

La Giralda sert de campanile à la cathédrale. Elle domine tous les clochers de la ville. C'est une ancienne tour mauresque élevée par un architecte arabe, Geber, inventeur de l'algèbre, à laquelle il a donné son nom, A1 Geber. La partie supérieure a été ajoutée au XVIe siècle, pour surélever la tour de 20 mètres. La Giralda, telle qu'elle est aujourd'hui, n'a pas moins de trois cent cinquante pieds de haut et cinquante de large. Elle est en briques avec quelques ornements de pierre. Sa largeur diminue à mesure qu'elle s'élève, ce qui la rend plus élancée. Les murailles sont lisses jusqu'à une certaine élévation où commencent des étages de fenêtres mauresques avec balcons, trèfles et colon­nettes de marbre blanc, encadrés dans de grands panneaux de briques en losanges. Une balustrade au sommet porte sur chacune des faces cette inscrip­tion en lettres colossales: turris fortissima, nomen Domini: la plus sûre pro­tection est le nom du Seigneur. Le tout est couronné par une gigantesque statue de la Foi en bronze doré, qui tourne selon le vent, ce qui a valu à la tour son nom de Giralda (girouette).

Je suis monté là-haut. Comme au campanile de Venise, à la tour penchée

de Pise et â Saint Pierre du Vatican, on monte par une rampe douce où passerait un cheval. De là-haut, Séville est à vos pieds, étincelante de blancheur, avec ses clochers et ses tours, qui font d'impuissants efforts pour se hausser jusqu'à la ceinture de briques roses de la Giralda.

Plus loin s'étend la plaine où le Guadalquivir promène la moire de son cours. Au dernier plan apparaît la chaîne de la Sierra Morena aux dentelures nettement découpées, tant est grande la transparence de l'air dans cet admirable pays. De l'autre côté se hérissent les sierras de Gibraïn, de Zaara et de Moron, qui se nuancent vers le soir des plus riches teintes du lapis-lazuli et de l'amé­thyste; admirable panorama, criblé de lumière, inondé de soleil et d'une splendeur éblouissante (Gautier).

Une autre dépendance de la cathédrale est la bibliothèque colombienne, édifice de la renaissance, élevé dans la Cour des Orangers et qui contient tous les documents relatifs à Christophe Colomb; c'est un legs de Fernand Colomb, fils de Christophe, dont la tombe se voit à la cathédrale. J'y ai vu avec intérêt quelques manuscrits de Christophe. Colomb et de précieux livres d'heures, livres de chœur et missels des XIII° et XIV° siècles.

Une chapelle, qui serait â elle seule une cathédrale, le Sagrario, de style renaissance, fait pendant â la bibliothèque Colombienne sur la Cour des Orangers, et sert de paroisse. J'ai eu le plaisir d'y entendre prêcher le cardinal de Séville, que je comprenais passablement, il parlait de la fête du jour, l'Annonciation.

Le bedeau est superbe, avec sa perruque poudrée et son manteau de velours; les enfants de chœur ont des tuniques blanches avec liseré rouge.

Séville a 25 paroisses et de nombreux couvents. Beaucoup de ces églises seraient à visiter. Plusieurs sont d'anciennes mosquées ou synagogues. La plupart ont des œuvres d'art, des statues de Montanès, des tableaux de Murillo, de Zurbaran, de Roelas. Mais qui pourrait retenir tant d'objets divers?

J'ai salué à l'église de San Lorenzo notre vieille dévotion nationale à Notre-Dame de Roca-Amador.

J'ai visité aussi San Salvador où se préparait une procession du Christ des Abandonnés (desemparados).

Séville a une infinité de confréries, hermandad, confradia, attachées à diverses dévotions et à diverses paroisses. C'est â ces confréries aux costumes archaïques, qu'est dù le grand intérêt des processions de Séville, où elles portent avec dévotion les saintes images qu'elles ont coutume d'honorer.

Nous passions souvent devant l'Ayuntamiento, Maison de ville, qui a une riche façade de style plateresque avec deux ordres de colonnes composites et qui contient toutes les archives de l'Amérique espagnole, témoins impression­nants d'une gloire passée.

Le musée de Séville est le second de l'Espagne, il ne le cède qu'à celui du Prado de Madrid. Quatre Murillo y sont de premier ordre: Le saint Félix de Cantalice tenant l'Enfant Jésus dans ses bras; le saint Thomas de Villeneuve, que Murillo appelait son chef-d'œuvre; le saint François et la Vierge à la serviette. De Zurbaran, il y a là une grande œuvre: l'apothéose de saint Thomas d'Aquin.

Séville a deux palais arabes, tous deux vastes et riches, mais moins purs de style que l'Alhambra de Grenade.

Ce sont toujours les petites colonnes de marbre blanc, les chapiteaux peints et dorés, les arcades en fer à cheval, les panneaux d'arabesques entrelacées de légendes du Coran, les lambris de faïence, les fontaines jaillissantes, les portes de cèdre et de mélèze, les coupoles à stalactites.

Charles-Quint, comme à l'Alhambra de Grenade a laissé à l'Alcazar de Séville de trop nombreuses traces de son passage. Quelle étrange manie de bâtir un palais dans un autre, comme si la terre n'offrait plus d'espace pour élever un monument sans en détruire ou gâter un autre!

La Salle des Ambassadeurs, avec ses belles portes ouvragées et sa coupole en media naranja est peut-être plus belle que celle de Grenade. On y a mis la série des portraits des rois d'Espagne; passe encore pour les vieux rois encui­rassés, mais les reines du XVIIIe siècle en costume Pompadour, paraissent bien dépaysées dans ce palais arabe.

Trois salles constituent les appartements de Marie de Padilla. Une plaque de marbre rappelle que la Comtesse de Paris y est née en 1848. Le duc de Montpensier habitait là.

Le Patio de las doncellas est une jolie cour entourée d'une colonnade de marbre blanc. Les rois Maures recevaient là, dit-on, dans un des salons, le tribut de cent jeunes filles imposé aux Leonnais, de là le nom de cette cour.

Les Bains de Marie de Padilla ont gardé leur ancien aspect. Les jardins sont dans le goût de Versailles. Le premier étage a des meubles modernes, des tapisseries flamandes et jusqu'à un billard.

Un autre palais arabe s'appelle la Maison de Pilate, Casa de Pilatos. Il été construit au XVIe siècle, par le duc d Alcala, qui croyait reproduire la maison de Pilate de Jérusalem. C'est du style mauresque de fantaisie. On y voit le prétoire, la salle du Tribunal, le cabinet de Pilate, le balcon de l'Ecce Homo, voir même un coq en peinture qui rappelle le coq de saint Pierre et une table en mosaïque, qui représente celle sur laquelle Judas toucha les trente deniers.

Le peuple voit dans ce palais un monument religieux, et des processions s'y rendent à la Semaine Sainte. Il appartient aujourd'hui au duc de Medina-Cœli.

Il nous reste encore un monument à voir, l'hôpital de la Caritad, qui est lui aussi comme un musée de Murillo. Il y en a là six qu'on ne se lasserait pas de contempler. Deux représentent la soif et la faim, (la sed, et Pan y peces;) la soif c'est Moïse qui tire l'eau du rocher, la faim c'est le Christ qui multiplie les poissons. Murillo a donné là une grande vie aux foules et il a révélé tout son talent de peintre réaliste. Le Moïse est un des plus merveilleux chefs-d'œuvre du maître. Mais j'aime aussi l'Annonciation, et ces deux enfants ravissants, Jésus et Jean-Baptiste qui jouent innocemment, et saint Jean de Dieu soignant et transportant les malades. - Séville est aussi riche que Madrid en œuvres de Murillo.

Séville a ses jolies promenades, le Pasco de Cristina et las delicias. Les Espagnols ont planté là des arbres du Nord qui leur paraissent bien extraor­dinaires. Ils admirent les peupliers, les saules, les frênes et les cyprès, comme les Parisiens s'extasient devant les palmiers et les aloès de leurs serres.

Le temps devint pluvieux et nous ôta tout désir de faire des excursions. Je me contentai d'apercevoir du haut de la Giralda les ruines insignifiantes du vieux Séville des Romains, de la cité d'Italica, fondée par Scipion. C'est la patrie du poète Silius Italicus et des empereurs Trajan, Adrien et Théodose. La campagne de ce côté apparaît verdoyante et couverte d'orangers, de citron­niers et d'oliviers.

Séville a encore ses vieux remparts. Une de ses anciennes portes, celle de Jérès a une inscription qui résume toute l'histoire de la ville

Hercules me edifico,

Julio Cesar me cerco

Le muros y torres allas

El rey santo me gano

Con Garci Perez de Vargas.

C'est-à-dire: «Hercule me bàtit, Jules César m'entoura de murs et de tours élevées, et le saint roi (Ferdinand III) me prit avec (l'aide de) Garci Perez de Vargas.»

C'est dans la rue des Serpents, Calle de las Sierpes, que la vie publique est la plus intense. A vrai dire, la Calte de las Sierpes est plus un bazar qu'une rue. Les voitures n'y passent pas. On la couvre de toiles en été. C'est le forum, le souk, le marché. Là sont les magasins et les cafés. C'est là qu'on se rencontre et qu'on fait de la politique.

Séville a ses jeux sportiques, les combats de coqs et de taureaux, mais on les laisse chômer en carême. Elle a aussi ses salles de bal qui ne sont pas faites pour édifier la jeunesse.

On préparait déjà les processions de la Semaine Sainte, et nous ne fûmes pas tentés d'y rester. On nous dit qu'elles étaient peu édifiantes et qu'elles avaient perdu leur vrai cachet religieux. Ce n'est plus qu'une exhibition tradi­tionnelle. Nous nous réservions pour passer les grands jours de la Semaine Sainte dans quelque ville où l'esprit religieux serait mieux conservé.

* * *

Nous partions le 25 pour faire tout d'un trait le voyage de Lisbonne, en nous arrêtant seulement deux heures à Mérida. En s'éloignant, on juge mieux de la grandeur de la cathédrale. Par un magnifique effet d'optique, comme dit Gautier, à mesure que les toits de la ville semblaient rentrer en terre pour se confondre avec les lignes horizontales du lointain, la cathédrale grandissait et prenait des proportions énormes, comme un éléphant debout au milieu d'un troupeau de moutons couchés. Les plus hauts clochers ne dépassaient pas sa nef, et ce n'est qu'alors que je compris bien toute son immensité…

Il en est ainsi à Rome, à Milan et même dans notre modeste ville de Saint-Quentin, où la maison de Dieu domine les maisons des hommes, comme «l'éléphant debout au milieu des moutons couchés.»

XLIX. – Figaro à Séville

Séville avec sa vieille cour royale, ses gracieux costumes d'autrefois et sa gaieté andalouse, devait fournir souvent des sujets au théâtre.

Lope de Véga, au grand siècle, place à Séville la scène de son drame l'Etoile de Séville, où il met en action le roi Pierre le cruel. Mais c'est Beau­marchais qui devait populariser davantage Séville, sans la connaître et sans l'avoir jamais vue. Il avait pris quelque idée des choses d'Espagne dans la lecture du Gil Blas de Lesage, et il plaça à Séville l'histoire de Figaro. A vrai dire, les types qu'il a vulgarisés, Figaro, Basile et Rosine, n'étaient ni nouveaux ni espagnols. Il eût pu les appeler aussi bien Scapin, Tartuffe et Lucinde. Mais l'Espagne était à la mode, les costumes andalous étaient gracieux, et pour semer ses pièces de critiques contre la société contemporaine, il était plus commode de s'abriter sous une sorte d'alibi.

Les deux pièces les plus heureuses de Beaumarchais, le Barbier de Séville

et le Mariage de Figaro, avaient tant de verve joyeuse et d'esprit délicat, qu'elles semblaient faites pour être chantées, aussi le sujet qu'elles traitaient a-t-il tenté les compositeurs. Mozart a emprunté à Beaumarchais les Noces de Figaro, et Rossini lui a pris le Barbier de Séville.

Mozart a placé aussi à Séville la scène de son Don Juan, et Bizet celle de Carmen.

En visitant Séville, on songe donc spontanément à Figaro. On cherche son salon de coiffure, qui n'a jamais existé. Rossini le plaçait au n', 15 de la rue des Sierpes. Mais les coiffeurs andalous, vêtus de leur modeste blouse grise, n'ont rien de plus dramatique, ni de plus malicieux que ceux de Madrid ou d'ailleurs. Figaro est donc un type conventionnel, bien composé d'ailleurs. C'est un garçon d'esprit, remuant et changeant, déclassé, intrigant, jugeant et criti­quant les grands et la société, assez libre de ses moeurs et peu scrupuleux dans ses procédés. C'est bien l'homme de son temps, le joyeux compagnon, qui apporte sa petite part de critique pour démolir l'ancien régime.

Ecoutons-le se dépeindre lui-même

Figaro. - Voyant à Madrid que la république des lettres était celle des loups, toujours armés les uns contre les autres, et que, livrés au mépris où ce visible acharnement les conduit, tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maringouins, les envieux, les feuillistes, les libraires, les censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux gens de lettres, achevait de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restait; fatigué d'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d'argent; à la fin convaincu que l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j'ai quitté Madrid, et mon bagage en sautoir, parcourant philoso­phiquement les deux Castilles, la Manche, l'Estramadure, la Sierra-Morena, l'Andalousie; accueilli dans une ville, emprisonné dans l'autre, et partout supérieur aux événements; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là; aidant au bon temps, supportant le mauvais; me moquant des sots, bravant les méchants; riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde; vous me voyez enfin établi dans Séville, et prêt à servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qu'il lui plaira de m'ordonner.

Le Comte. - Qui t'a donné une philosophie aussi gaie?

Figaro. - L'habitude du malheur. Je me presse de rire de tout, de peur d'être obligé d'en pleurer.

- Chemin faisant, il sème ses appréciations qui ont coûté quelque guigne à Beaumarchais.

La noblesse n'est pas épargnée.

Les gens de justice y passent, et les avocats aussi.

La question sociale est déjà soulevée. Les femmes se plaignent que leur travail est fait par les hommes et môme par les prisonniers.

La censure est finement critiquée et la liberté de la presse réclamée avec esprit.

- Toutes ces idées régnaient alors plus à Paris qu'à Séville, mais elles tendaient d'ailleurs à faire le tour de l'Europe.

Je ne sais pas, par exemple, pourquoi Beaumarchais a fait de son Basile un homme d'église.

Basile est le type parfait du franc-maçon, hypocrite, agent secret des loges, dénonçant les honnêtes gens, calomniant et persécutant les hommes de bien, surtout les gens d'église. On en jugera, il décrit lui-même ses procédés.

Basile. - La calomnie, monsieur! Vous ne savez guère ce que vous dédai­gnez; j'ai vu les plus honnêtes gens, prés d'en être accablés. Croyez qu'il n'y a pas de plate méchanceté, pas d'horreurs, pas de contes absurdes, qu'on ne fasse adopter aux oisifs d'une grande ville, en s'y prenant bien et nous avons ici des gens d'une adresse!… d'abord un bruit léger rasant le sol comme une hirondelle avant l'orage, pianissimo murmure et file, et sème en courant le trait empoisonné. Telle bouche le recueille et piano, piano, vous le glisse sur l'oreille adroitement. Le mal est fait, il germe, il rampe, il chemine et rinfor­zando de bouche en bouche il va le diable; puis tout à coup, ne sais comment, vous voyez calomnie se dresser,. siffler, s'enfler, grandir à vue d'oeil. Elle s'élance, étend son vol, tourbillonne, enveloppe, arrache, entraîne, éclate et tourne et devient grâce au ciel, un cri général, un crescendo public, un chorus universel de haine et de proscription. Qui diable y résisterait?

- C'est toute l'histoire contemporaine.

L. – Mérida et sa petite sainte.

Nous avions deux heures à passer à Mérida, c'est assez. C'est l'antique Augusta Emerita des Romains. Ceux-ci en avaient fait une ville considérable, une sorte de capitale, avec un forum, de beaux temples, un théâtre, un amphi­théâtre, des bains, des aqueducs et un pont superbe sur la Guadiana.

Le pont est tout entier debout, il a 64 arches de granit et 910 mètres de long. C'est un des plus beaux que les Romains aient construit. Les uns l'attri­buent à Crassus, qui a gouverné cette région, et les autres à Trajan.

De longs aqueducs dans la campagne rappellent la banlieue de Rome.

L'arc de Trajan est debout aussi. Mais je m'intéressai surtout à l'église de Sainte-Eulalie. Le moyen âge a dédié à la jeune martyre les restes d'un temple de Mars. La petite église remaniée à toutes les époques a un beau portique de six colonnes et une architrave qui proviennent du temple.

Sainte Eulalie est populaire en Espagne comme sainte Agnès et sainte Cécile à Rome, comme sainte Geneviève en France. J'étais heureux de la saluer au lieu de son martyre.

* * *

Cette illustre vierge naquit à Mérida de parents nobles et chrétiens. Son père, apprenant que Dacien était arrivé en Espagne pour y persécuter les chrétiens et voyant l'ardeur que sa fille témoignait d'endurer le martyre, dans la crainte qu'elle n'allât d'elle-même devant le juge pour donner son sang à Jésus-Christ, comme elle lui avait déjà consacré son corps par le vœu de virginité, l'envoya avec quelques domestiques et le prêtre Félix à une maison de campagne qu'il avait à trente milles de la ville.

Cependant Dacien vint à Mérida et y laissa Calpurnien pour tourmenter les fidèles. Eulalie, en ayant été informée, se déroba de la maison où elle était et s'en revint trouver le tyran.

«Pourquoi êtes-vous venu ici, lui dit-elle d'abord, et pourquoi persécutez-vous les chrétiens? - Que dites-vous, petite fille, et comment osez-vous me parler ainsi? lui répondit Calpurnien. - Il est vrai, répliqua la Sainte, que je suis encore petite, car je n'ai que douze ans, mais je ne crains point, pour cela, vos menaces ni vos supplices, et j'ai déjà assez vécu sur la terre pour souhaiter d'aller vivre éternellement dans le ciel. «Le juge tâcha de la gagner par la douceur; mais, voyant qu'il perdait sa peine, il la livra à des bourreaux pour la fouetter cruellement.

Ramenée devant le juge, elle lui dit, avec une nouvelle vigueur, qu'il était inutile de la tourmenter, parce que son pouvoir, qui s'étendait sur son corps, ne pouvait avoir aucune prise sur son âme. Elle fut conduite en prison, et, le lendemain, elle fut de nouveau fouettée, on lui versa du plomb fondu sur tout le corps; enfin, Calpurnien, voyant qu'elle restait inébranlable, ordonna qu'on la menât hors de la ville pour la brûler vive.

Son corps fut enterré avec beaucoup d'honneur par les chrétiens. Il se trouve maintenant à Oviédo.

LI. – Les deux petits moinillons blancs de Santarem

Ces deux petits n'ont pas encore été élevés à l'honneur des autels, et ils attendent de l'Eglise la gloire de l'auréole; mais leur vie si courte est pleine de tant de simplicité enfantine, leur histoire est si rayonnante d'une poésie ingénue que nous nous plaisons à la raconter. Elle est toute entière un sourire et un parfum, de même qu'une belle matinée de printemps où tout est beauté, gaieté, douceur infinie.

Il y a bien des siècles, en Portugal, deux petits enfants âgés de 8 à 10 ans habitaient une pauvre maisonnette faisant partie d'un groupe de maisons rustiques qui s'élevaient sur un côteau, le long des rives riantes du Tage. Ils étaient fils de paysans pauvres mais bons, qui les élevaient avec beaucoup de soin et d'une manière très chrétienne, ne les laissant pas grandir comme les bêtes sauvages et courir toute la journée, avec les gamins de leur âge, sur les routes et dans les champs, grimper sur les arbres pour dénicher les nids, ou aller voler les fruits des voisins. On ne sait pas leur nom. Nous savons seule­ment par la tradition et par les vieux souvenirs de ces siècles reculés que leurs parents, bons et religieux, se proposaient de faire de leurs deux enfants deux petits moines Dominicains.

L'Espagnol saint Dominique de Gusman avait fondé son Ordre depuis quelques années seulement, et il comptait déjà en Portugal plusieurs couvents. L'un de ceux-ci se trouvait dans la petite ville de Santarem à 2 kilomètres à peine d'Alfange. Dans ce couvent vivait alors un saint religieux, le bienheureux Bernard de Morlaas, qui était en grande vénération dans les environs, à cause de ses vertus., Les parents des deux petits Portugais s'adressèrent à lui et le prièrent de vouloir bien prendre soin de l'éducation de leurs fils, en les formant à la piété et à l'étude, afin d'en faire deux religieux.

Le Bienheureux Bernard y consentit, car il connaissait la loyauté et l'honnêteté du père et de la mère qui moururent plus tard en odeur de sainteté; les deux petits y consentirent aussi, tout heureux de laisser leurs misérables habits de villageois pour prendre une petite robe de laine blanche avec un petit capuchon, dans lequel disparaissaient leurs petites têtes brunes et frisées, et qui faisait encore mieux ressortir le teint de leurs figures bronzées par l'ardent soleil du midi.

Les voilà revêtus de l'habit de l'Ordre, avec toutes les cérémonies

prescrites; voyez les petits moines blancs se mettant en route tous les matins, descendant allègrement le coteau d'Alfange pour aller au couvent de Santarem afin de s'y livrer à l'étude et à la prière: voyez-les retourner chaque soir à la pauvre maison paternelle, dans la douce tranquillité du soleil couchant.

Ils s'entretiennent doucement, affectueusement: ils parlent de leur maître qui les aime tant et qui est si pieux; ils parlent de l'église, des fonctions sacrées auxquelles ils ont assisté ou pris part comme petits clercs. 11s parlent de la belle statue de la Madone avec le petit Enfant Jésus dans les bras, qui se trouve juste au fond de la grande allée du jardin dans une petite chapelle tapissée de roses grimpantes et de jasmins; la Vierge sourit sous ce ciel toujours bleu, au milieu de ces roses toujours en fleur qui semblent lui offrir leurs parfums délicats.

Les jours succèdent aux jours.

De grand matin, avant que les premiers rayons du soleil aient empourpré l'horizon, les deux petits moines sont debout. Leur tendre mère a déjà préparé le petit panier où se trouve leur nourriture pour la journée. C'est l'aîné qui le porte, et sur le seuil de la pauvre maisonnette, ils redisent le pieux salut du départ: «Deo gratias!» Leurs parents les accompagnent du regard à travers le sentier tortueux qui descend à Santarem.

La cloche du couvent retentit déjà au loin dans le silence matinal, et semble dire doucement: «Venez vite, petits moines blancs! L'église du couvent est ouverte; les Pères sont à la sacristie prêts à dire la Messe et vous attendent pour que vous la serviez: vite, vite, venez!…»

Et les enfants silencieux se hâtent.

Au couvent ils servent les messes avec attention et piété, assistent aux vêpres, et dans la cellule du B. Bernard, suspendus à ses lèvres, ils apprennent avec rapidité les premiers éléments de la science. Ils commencent à écrire et à l'ire dans le psautier. Le maître est très content de leurs progrès dans la piété et dans l'étude, et leur innocence, leur modestie, leur application remplis­sent son cœur de joie. Il s'imagine déjà qu'ils deviendront plus tard l'ornement de l'Ordre dominicain.

A midi, quand la cloche appelle les religieux au réfectoire, les deux petits frères prennent leur panier de provisions et vont dîner sous les grands por­tiques du couvent ou dans le jardin. C'était ordinairement du bon pain noir, de beaux fruits savoureux, des pommes, des poires sucrées, des oranges douces et juteuses, ou quelque autre portion du repas de leur famille que les deux enfants se partageaient et mangeaient joyeusement. Un jour ils prirent leur petit panier, s'en allèrent au jardin en courant, et se placèrent juste aux pieds de la belle statue de la Très Sainte Vierge. Ils s'agenouillèrent d'abord devant elle et récitèrent pieusement l'Ave Maria; puis ils s'assirent sur l'herbe, au-dessous de la tonnelle, et tirèrent leurs petites provisions. Tout à coup, le plus petit se tourna vers l'Enfant Jésus que Marie tenait dans ses bras, et lui dit affectueusement dans sa simplicité enfantine: Seigneur Jésus, pourquoi ne venez-vous pas manger avec nous? Voyez quelles belles cerises, ce sont les premières de notre jardin! - et il lui en présentait quelques-unes en élevant ses petites mains vers lui - voici du pain que notre maman a fait et du beurre de notre vache. Venez, Seigneur Jésus!

Et Jésus, qui aime les simples et les humbles de cœur, répond à l'invitation. Les mémoires antiques racontent que la statue du Divin Enfant s'anima, il descendit des bras de Marie, s'approcha des deux petits moines blancs ravis de joie, et prit part au banquet dont ils lui faisaient les honneurs avec une si grande cordialité.

Et les trois petits enfants mangèrent avec une douce allégresse. Quand ils eurent fini, les deux petits retournèrent à leurs occupations, pendant que leur Hôte Divin allait se replacer entre les bras de sa Mère.

La condescendance du divin Enfant encourage ses petits amis à renouveler l'invitation le jour suivant, et de nouveau elle est acceptée. Alors ils ne l'omettent plus: tous les jours ils courent à la chapelle du jardin, toute enguirlandée de roses et de jasmins; ils font d'abord leur prière, puis invitent leur divin com­mensal à descendre. Jésus ne leur refuse jamais ce plaisir; il devient tous les jours leur convive et sa présence les remplit d'une immense joie. De son côté il leur fait comprendre qu'il se plaît aussi à être au milieu d'eux. Le roi des Anges ne trouve-t-il pas en effet dans les deux petits moines blancs de saint Dominique deux petits anges terrestres?

Plusieurs fois les deux enfants avaient ingénument raconté à leurs parents ce qui était arrivé, mais ceux-ci, croyant que c'était une ruse inventée pour avoir des provisions plus abondantes, n'y faisaient pas attention, et dans le petit panier les portions n'augmentaient pas. Finalement, après beaucoup de ces petits repas offerts à l'Enfant Divin et acceptés toujours avec empressement, les deux enfants allèrent un jour chez leur maître, et le plus grand lui dit Père Bernard, depuis bien longtemps l'Enfant Jésus vient manger avec nous, mais il n'apporte jamais rien Lui!…

Le Bienheureux, surpris à cette étrange nouvelle, ne répondit pas une parole, mais il résolut en lui-même de s'assurer du fait et de voir de ses propres yeux comment les choses se passaient. Et le jour suivant, s'étant dissimulé, il vit en effet, au milieu de ses deux écoliers, le petit Enfant Jésus qui prenait part à leur dîner comme un véritable enfant.

Après avoir bien réfléchi et prié, - racontent encore les mémoires de ce temps - le Bienheureux Bernard appela ses deux disciples et leur dit: «Mes enfants, la prochaine fois que le Saint Enfant reviendra manger avec vous, demandez-lui qu'il vous invite une fois Lui aussi. Il ne vous refusera pas cette satisfaction; mais, s'il vous invite, dites-lui qu'il ne m'oublie pas. Je suis votre maître, et vous ne devez aller nulle part sans moi.

Le lendemain, lundi des rogations de l'année 1277, Jésus étant venu comme de coutume, les deux petits frères un peu embarrassés d'abord, prennent de l'assurance, et lui adressent modestement mais résolument leur demande.

- C'est juste, répond le divin Enfant, et je vous exaucerai. Je vous attends dans trois jours, vous et le Père Bernard, dans la maison de mon Père. Vous y trouverez un beau banquet!

Leur convive à peine disparu, les deux petits courent à toutes jambes chez leur maître, pour lui dire la bonne nouvelle: «Père Bernard, Père Bernard! crient-ils tout joyeux, en battant des mains, Jésus nous a invités, Il nous attend dans trois jours à sa maison! Et vous aussi, Père Bernard, vous aussi!»

Et pleins de joie, ils ne cessent de répéter: «Dans trois jours, dans trois jours, nous irons dîner dans la maison de Jésus!»

Le saint précepteur avait bien compris le sans de l'invitation faite à ses chers petits écoliers. La maison du Père n'est-ce pas le ciel lui-même? et à quel banquet peut-on prendre part au ciel, si ce n'est à celui qui consiste à jouir de la félicité même de Dieu, communiquée éternellement à ses enfants! Il dit donc aux deux petits moines blancs: Vous avez donné bien peu de choses et il vous restitue beaucoup, beaucoup. Admirez donc la générosité de votre convive.

Les deux petits enfants d'Alfange, si jeunes encore, n'avaient pas encore été admis à la première communion. Le bon Père Bernard les y prépare. Le temps est court, mais leurs âmes sont si bien disposées, et ils connaissent d'ailleurs, d'une manière déjà suffisante l'importance de cet acte. Les trois jours se passent dans une attente anxieuse du grand événement.

Il arrive enfin le jour désiré. Avec quelle ardeur, le jour de l'Ascension, les deux petits frères partent d'Alfange dès que le jour commence à poindre!

«Nous allons dîner avec Jésus, aujourd'hui!» disent-ils à leurs parents, et ils refusent absolument de prendre comme de coutume, le petit panier de provisions. Et vite, vite, ils s'éloignent en toute hâte. Ils se demandent en chemin ce que pourra bien leur donner le divin Compagnon de leurs modestes repas. «Qui sait quels beaux fruits! se disent-ils, qui sait combien de choses excellentes!»

Les voilà au couvent de Santarem où ils emploient toute la matinée à servir la messe; le bienheureux Bernard assiste à toutes. Après la messe solen­nelle chantée par le père Prieur, pendant que les religieux se retirent dans leurs cellules, le bienheureux Bernard se revêt des ornements sacrés, et suivi de ses deux écoliers, il se rend à l'autel de la sainte Vierge, où elle est représentée tenant l'Enfant Jésus dans ses bras. Il commence la messe et les deux petits moines blancs rayonnants de bonheur, la lui servent. Avant d'entre­prendre le grand voyage qui les introduira dans la maison du Père, ils vont se munir tous les trois du viatique sacré. Le Bienheureux après s'être communié lui-même, donne aussi la sainte Hostie aux deux petits enfants qui la reçoivent avec une ferveur toute céleste.

La messe terminée, ils ne retournent pas à la sacristie, ils s'agenouillent tous les trois sur les gradins de l'autel, et les yeux fixés sur la divine Mère et sur l'Enfant Jésus, ils attendent en silence dans le recueillement et dans une extase suprême.

Leurs yeux se ferment doucement, leurs corps se prosternent lentement à terre, et les trois âmes, candides et pures comme des colombes, s'envolent au milieu des chœurs angéliques à l'éternel banquet de l'amour…

Les Pères, en venant à l'église, sont dans la plus profonde stupéfaction devant les trois cadavres entourés d'une vive lumière. Mais le bienheureux Bernard avait tout raconté à son confesseur, et celui-ci explique alors à ses confrères le miraculeux événement; et les Dominicains de Santarem, tombant à genoux, loin de s'attrister, font retentir sous les voûtes de leur église le joyeux cantique: Laudate, pueri, Dominum; laudate nomen Domini!

Plus de 600 ans se sont écoulés depuis ce jour; cependant le souvenir du miracle est encore très vivant parmi les Portuguais, et les deux petits enfants sont en grande vénération.

Les deux petits moines blancs n'ont pas encore l'honneur des autels, mais la Sainte Eglise instruit en ce moment leur procès de béatification et bientôt, nous l'espérons, on pourra les honorer d'un culte public dans tout l'univers catholique.

LII. – Lisbonne

Nous débarquions le 26 au matin à Lisbonne et nous nous installions à l'Hôtel Central.

Lisbonne est tout à fait grande ville, elle compte plus de 300.000 habi­tants. Elle est merveilleusement située sur la rive droite du Tage, à l'endroit où le fleuve, qui vient de former l'estuaire appelé la mer de Paille, se rétrécit pour aller se jeter dans la mer par un canal de trois kilomètres. Bâtie en amphithéâtre sur sept collines dont quelques-unes ont cent mètres de hauteur, et située sur les bords d'un fleuve superbe, sous un ciel admirable, elle est vraiment une des plus belles villes de l'Europe. Elle est la reine de la pénin­sule ibérique, comme Naples est la reine de l'Italie. On l'a aussi comparée à Constantinople, et sa rade est une des plus belles du monde entier.

Nous montâmes de suite au château de Saint-Georges dans la vieille ville, à l'Est, pour voir l'ensemble de Lisbonne.

Toute la ville basse avait été détruite par le tremblement de terre de 1755, mais le marquis de Pombal en a refait une ville superbe, bien tracée en damier, avec la place du commerce, près du port et dans le haut la place de don Pedro IV ou du Rocio, qui se continue par la grande Avenue de la Liberté. En montant à Saint-Georges, nous visitons la vieille cathédrale, qui a conservé sa façade ogivale assez lourde et son abside gothique. On y vénère un crucifix miraculeux. Le crucifix est une des grandes dévotions des Portugais. On y honore aussi le corps de l'illustre diacre saint Vincent, martyrisé à Valence en 304, qui a été transporté au cap Saint-Vincent puis à Lisbonne au temps des Maures.

Le navire accompagné par deux oiseaux dans les armes de la ville, rappelle la translation du corps, de saint Vincent. Les oiseaux, dit la tradition, escortèrent le navire pour honorer le saint.

La cathédrale est le siège d'un patriarcat, car la primauté de l'archevêque s'étend sur tout le Portugal, les îles Açores, les îles du Cap Vert et une partie des Indes.

Nous visitons plus haut l'ancien monastère de Saint-Vincent, qui sert aujourd'hui de séminaire et de résidence au cardinal. Quel merveilleux cloître il y a là avec des faïences ou azulejos, qui représentent des fabliaux et des chasses!

Le château de Saint-Georges est le vieil alcazar mauresque, habité plus tard par les rois de Portugal. Il est situé dans un quartier pauvre et pitto­resque et n'a d'intéressant que la belle vue dont on y jouit sur tout Lisbonne.

Là était sûrement l'acropole de la vieille ville phénicienne et romaine. Une tour du château s'appelle la tour d'Ulysse. Vraiment si Ulysse avait eu quelque part à la fondation de Lisbonne, comme le veut la tradition populaire, c'est là qu'il eut placé sa citadelle. Mais la critique prétend que le vieux nom de Lisbonne, Olisippo, ne vient pas d'Ulysse, mais qu'il vient de la langue phénicienne, Alis Ubbo, baie délicieuse. Les Romains l'appelèrent félicitas Julia, en l'honneur de Jules César.

Les Maures, pendant quatre siècles, de 716 à 1147, établirent leur alcazar sur le rocher qui avait porté l'acropole de la ville antique.

Nous allons plus haut encore à Notre-Dame de Grâce. Là aussi, il y a une vue merveilleuse non seulement sur Lisbonne, mais sur la vallée du Tage jusqu'à la mer. L'église a une statue très touchante du Christ à l'agonie. C'est un paso, une statue de procession.

En descendant, nous prions saint Antoine de Padoue dans l'église élevée sur l'emplacement de sa maison natale près de la cathédrale. Le peuple y manifeste une grande dévotion.

Nous revîmes plusieurs fois la ville centrale, avec sa belle place du Rocio, aux pavés ondulés, dont le reflet donne le mal de mer et avec ses grandes rues commerçantes très intéressantes à visiter à cause des magasins d'orfèvrerie et de faïences qui ont un caractère tout à fait local.

La belle Place du Commerce est entourée d'édifices symétriques du siècle dernier; avec des arcades au rez-de-chaussée. Au centre s'élève la statue équestre de Joseph Ier. Du côté du Tage, elle a un magnifique décor, c'est le panorama des collines verdoyantes qui bordent le fleuve et qui portent de gracieux villages et des maisons de campagne.

La place du Rocio a la statue du roi don Pedro IV sur une colonne monolithe.

Plus haut, la place dos Restauradores a un monument élevé en l'honneur des restaurateurs de l'autonomie du Portugal en 1640. C'est que les Portugais tiennent beaucoup à leur indépendance, quoique le parti républicain songe à une fédération de toute la péninsule.

Près du Rocio est l'église de Saint-Roch, la plus riche de Lisbonne. Elle a deux chapelles surtout fort remarquables: celle de Saint Roch avec une élégante ornementation de carreaux de faïence, et celle de Saint Jean-Baptiste, d'une richesse extrême, dans le genre de la chartreuse de Naples. Le rci Jean V la fit construire et orner sur les plans de Vanvitelli. Les mosaïques et les marbres ont été travaillés à Rome pour être ensuite transportés à Lisbonne. L'autel est fait des pierres les plus riches, la balustrade et le pavé sont de vraies tapisseries de marbre.

Non loin de Saint-Roch est la place de Camoëns avec un monument qui porte une belle statue du grand poète, entourée des statues de huit portugais célèbres.

Le quartier de l'Ouest offre un grand intérêt par les belles vues dont on y jouit, soit de la place d'Estrella, soit du cimetière des Anglais.

La belle église d'Estrella est dédiée au Sacré-Cœur de Jésus. C'est une église à coupole, un petit Saint-Pierre. Elle a été érigée de 1779 à 1796. L'intérieur est richement orné. La reine Marie Ire a largement contribué à l'érection de cette église votive au Sacré-Cœur. Elle est elle-même représentée au tableau qui orne le maître-autel. Les cinq parties du monde sont là en adoration devant le Christ; c'est la reine Marie qui représente l'Europe.

Plus loin à l'Ouest que l'église d'Estrella et un peu hors de la ville, est le palais royal, appelé palais das Necessidades. Il est bien modeste comme monu­ment, mais il a un parc superbe. J'en vis sortir la jeune reine, Marie-Amélie d'Orléans, à cheval en costume d'amazone, suivie d'un officier et d'un écuyer.

Dans le même quartier de l'Ouest, mais vers le Nord, est le jardin bota­nique. Il a de belles plantes tropicales qui sont inconnues en France ou qui s'y développent maigrement, tandis que là-bas elles ont des proportions majes­tueuses, comme les Araucarias, les Wellingtonias, les Dracoenas, les Yukas, les Palmiers, les Agaves.

* * *

Pour bien voir Lisbonne, il faut aller sur l'autre rive du Tage. C'est ce que nous avons fait. Un bateau à vapeur conduit au petit port de Carilhas et de là on monte facilement en voiture au bourg d'Almada, d'où l'on jouit d'un panorama splendide.

A droite, c'est le vaste estuaire de la Mer de Paille, qui a 25.000 hec­tares; vis-à-vis, c'est Lisbonne avec ses collines, son vieil alcazar de Saint­Georges, ses églises nombreuses, ses quartiers neufs largement percés, ses quais, son vaste palais des cortés et la belle église de l'Estrella. A gauche c'est le cours du Tage vers Belem et la mer.

* * *

Belem, c'est le but d'une des plus belles excursions de Lisbonne.

Belem, c'est Bethléem. Là est le splendide couvent des Jeronymos, la perle des édifices de Lisbonne et du Portugal. II a été construit au XVIe siècle et il est le plus beau spécimen d'un style propre au Portugal, le style manue-lesque. Ce style a pris naissance sous le règne d'Emmanuel Ier (1495 à 1521). Il a pour fondement le style ogival fleuri, mais il y mêle les pilastres ornés du style plateresque, les fioritures du style arabe et quelques ornements indiens. Les inventeurs, Boutaca et Jean de Castilho, méritent que leurs noms soient conservés.

C'est un style composé, comme ceux qu'on a essayés de notre temps au palais de justice de Bruxelles et à l'église de Fourvières. J'aime mieux le stylé manuelesque, quoique l'intérieur de Fourvières soit vraiment ravissant.

L'ensemble du couvent de Belem comprend l'église Santa Maria, le cloître et la longue galerie des dortoirs.

L'église Santa Maria est bâtie, comme le cloître, dans cette pierre calcaire qui acquiert sous le ciel méridional un si beau ton doré. Elle a une très riche décoration extérieure. Le portail du Sud, à deux baies, est orné de statues et de fleurons; c'est l'œuvre d'un français, maître Nicolas, et de Jean de Castilho. Le portail de l'Ouest est moins grand, mais non moins orné.

L'intérieur est à trois nefs, formées par six colonnes octogonales, élancées et légères. A l'entrée du choeur sont deux chaires richement sculptées.

La Capilla môr (nous disons en France: le chœur), renferme les tombeaux de la reine Marie et d'Emmanuel-le-Grand à gauche, ceux de Jean III et de Catherine d'Autriche à droite; fantaisie étrange, ces tombeaux sont portés par des éléphants 1 La chapelle du transept Sud a les sépultures de Vasco de Gama et de Camoëns. Leurs restes ont été reportés là en 1880.

Le chœur est à la tribune, c'est ce que les Espagnols et Portugais appellent Coro alto. On y accède par le cloître supérieur. Il y a de belles stalles de la renaissance.

Le cloître est merveilleux de richesse et d'élégance. C'est le chef-d'œuvre de Jean de Castilho. Il est formé de deux galeries superposées. Les colonnettes sont fouillées comme de la dentelle.

Le cloître donne entrée au grand réfectoire, à la salle capitulaire et à la sacristie. Le réfectoire a des lambris de vieilles faïences en camaïeu du XVIIIe siècle; la sacristie a des voûtes élégantes soutenues par un pilier central; dans la salle capitulaire, on a élevé récemment, en 1888, un tombeau énorme et absolument disproportionné au poète moderne Alexandre Herculano. C'est bien d'honorer les poètes, mais encore faut-il qu'un tombeau ne remplisse pas toute une salle.

La galerie des dortoirs a sa belle façade sur le quai. Elle a quelques arcades effondrées, le Portugal tiendra à honneur de les restaurer.

L'abbaye royale est devenue un orphelinat, c'est un maître laïque qui nous en fit les honneurs.

C'est que le Portugal est avancé dans l'anticléricalisme.

Il a eu pour ministre le grand (?) Pombal, et le pombalisme y règne toujours. Toutes les grandes abbayes, qui comptaient parmi les plus belles de l'Europe, sont désertes et sans vie. Je disais la messe tous les matins chez les Dominicains irlandais à l'église du Corpo Santo, et ils me disaient que l'exis­tence des maisons religieuses était bien précaire au Portugal, on l'a vu depuis, elles ont été lestement balayées.

* * *

Les bons Lusitaniens sont Celtes d'origine, ce sont nos frères. Ils ont été parfaitement latinisés par les Romains qui dominèrent là pendant cinq siècles et demi. Leur langue est restée latine, plus latine même que l'espagnol. Je me demande comment les Romains ont pu latiniser tant de peuples, sans avoir les moyens qu'on a aujourd'hui, l'école obligatoire, le journal quotidien et les voies innombrables de communication. C'est dû, sans doute, au prestige de leur civilisation.

C'est sous la dynastie de Bourgogne, de 1139 à 1385, que le Portugal se constitua et repoussa les musulmans. Sous la branche d'Aviz et de Vizeu, de 1385 à 1580, le Portugal se couvrit de gloire et conquit le Brésil et les Indes.

La dynastie de Bragance donna dans le régalisme, persécuta l'Eglise et prépara la décadence.

La dynastie actuelle de Cobourg a fait du Portugal un fief de l'Angleterre. Lisbonne a eu des citoyens glorieux: Antoine de Padoue, Jean de Dieu, Camoëns, Vasco de Gama, Henri le Navigateur.

Elle a une petite colonie française et une église française de Saint-Louis, comme Rome, comme Madrid, comme toutes les capitales.

Elle a aussi son mouvement ouvrier, ses syndicats, ses groupes socialistes et républicains.

Le Portugal a eu le bon sens de ne pas honorer comme nous chaque jour dans le calendrier les dieux du paganisme, la Lune, Mars, Mercure, Jupiter et Vénus; il a adopté le calendrier ecclésiastique et il appelle les jours de la semaine: férie ler, 28, 3e… sabbat et dimanche.

Nous emportons de Lisbonne un bon souvenir. Elle a comme les villes d'Espagne sa devise un peu emphatique

Quem naô tem visto Lisboa,

Nâo tem visto causa boa.

Qui n'a pas vu Lisbonne

N'a rien vu de beau.

C'est beaucoup dire, mais Lisbonne avec ses environs a vraiment un grand charme.

LIII. – Cintra

Cintra est le Versailles, le Fontainebleau, le Windsor du Portugal.

Les rois de Portugal ne manquent pas de palais, ils ont ceux de Neces­sitades, d'Ayuda, de Caxias, de Thomar, etc.; mais Cintra l'emporte sur tous par sa merveilleuse situation, sa végétation tropicale, son cachet pittoresque.

Cintra est une fantaisie d'un roi artiste, le roi Ferdinand, comme les châteaux de Bavière sont une fantaisie du roi Louis.

Cintra a deux résidences royales, le palais et le château. Le palais est assez bourgeois, il est dans la petite ville; le château est un nid d'aigle, un castel féodal sur une montagne de rochers prés de la mer.

La petite ville de Cintra est vers l'embouchure du Tage, à 200 mètres d'altitude, sur les dernières pentes de la Serra de Cintra, une petite chaîne de montagnes volcaniques.

Elle est située au milieu d'une forêt de chênes lièges, de pins, de cyprès, d'eucalyptus d'une merveilleuse végétation.

Allons de suite visiter le Palacio Real, nous monterons après au château de la Pena. Avant d'entrer au palais, voici un vieux souvenir, c'est une colonne de pilori, ancien instrument de pénalité, qu'on a transformée en une fontaine bizarre. Nous sonnons, c'est un nègre du Mozambique qui est concierge et cicerone. Ses enfants mulâtres jouent dans la cour. Il a le sentiment de sa dignité, il sait qu'il est concierge royal.

Le palais n'est pas imposant, c'est un ensemble de constructions hétéro­gènes, qui datent du XIVe au XVIIe siècle. Le gothique s'y môle au mauresque. Ce qu'il y a de plus saisissant, ce sont deux grandes cheminées de cuisine qui dominent le palais comme des tours et qui seraient dignes de Gargantua. Nous en avons une de ce genre là à Vézelay en France.

Entrons: nous commençons par une salle de la renaissance, avec une belle cheminée, sculptée par Sansovino. - Voici la salle des Cygnes, ainsi nommée à cause des cygnes à couronne royale représentés au plafond, symbole sans doute de cette dynastie de navigateurs. Cette salie a des lambris d'azulejos, des meubles et des ferronneries du XVe siècle. - Voici la petite salle du Conseil du roi dom Sébastien, avec des azulejos blancs. - Voici la salle des Pies, ou des Pegas, elle a des pies peintes au plafond. Le roi Jean Ier a voulu, dit-on, stigmatiser par là les bavardages de ses courtisans. - La Salle à manger a une décoration d'azulejos; la Chapelle, un plafond ouvragé, artesonado.

Au deuxième étage, voici une modeste chambre à dallage historié, qui servit de prison au roi Alphonse VI. - Voici la salle des Armoiries ou des Cerfs, la plus belle du palais. Elle a une voûte en coupole, ornée des écussons des principales familles nobles du Portugal. Aux murs, des faïences bleues représentent de grandes chasses et des batailles. Des fenêtres, on a une vue splendide sur la petite ville de Mafra et sur l'Océan.

Ce palais réveille maint souvenir historique. Les rois habitaient là plus souvent qu'à Lisbonne. C'est ici que les anciens rois recevaient les navigateurs portugais qui partaient pour leurs expéditions hardies ou qui revenaient, rapportant des présents de grand prix et racontant leurs conquêtes. C'est ici qu'Alphonse VI, déclaré déchu en 1665, passa en prison les dernières années de sa vie. C'est encore ici que l'infortuné roi dom Sébastien conçut et prépara la fatale expédition contre les Maures du Maroc qui lui coûta la vie. Nous voici mis en appétit de belles choses, allons maintenant à la Pena. A peine sortis de Cintra, nous montons au milieu d'une verdure luxuriante. Nous gravissons la colline, hérissée de rochers énormes, dont les deux pics sont couronnés l'un par les ruines imposantes du vieux château des Maures, l'autre par le merveilleux château moderne de la Pena. Partout les magnolias, les eucalyptus, les grevillea se mêlent aux pins et aux chênes lièges. Bientôt nous commençons à voir l'Océan et les villages de, la côte. A nos pieds, des plaques de pervenches nous captivent et reposent par leur douce teinte mauve nos regards éblouis et fatigués.

Nous arrivons au château des Maures, sur une des pointes de la Pena. Il reste de ce nid d'aigle des débris de tours et de donjons, une mosquée, un bain arabe, mais ce qui surpasse tout, c'est la vue. Cette mer est si vaste et ses flots agités viennent s'accrocher au rivage pour le désagréger. La côte est si gaie avec ses bourgades et ses villes; le Tage est si majestueux. Lisbonne apparaît au loin et le regard s'enfonce dans la province et devine, par delà les belles forêts et les campagnes cultivées, quelques villes lointaines…

Montons encore et nous voici au castel féodal bâti par le roi Ferdinand. Il est demi-gothique et demi-mauresque. Voici un pont-levis, une galerie voûtée. Voici la cour avec sa loggia. La gracieuse chapelle a un rétable en albâtre, sculpté par Sansovino. Le château nous étale ses tours, ses créneaux, ses fenêtres à meneaux, son plan irrégulier, contrarié par les rochers. Ç'est bien cela qu'il fallait là-haut, dans un des sites les plus pittoresques du monde.

Nous montons sur le donjon, et la vue est plus étendue encore que celle du Castello dos Moros. Nous parcourons les jardins, quelle forêt de camélias et d'azalées! Quels beaux orangers et citronniers où sont restés malgré l'hiver quelques fruits d'or!

Le roi Ferdinand a fait élever là sur une pointe de rocher une statue à Vasco de Gama. Le grand navigateur regarde la mer sur laquelle il a promené l'honneur portugais.

Mais la nature nous réservait encore des surprises. Nous allons à huit kilomètres plus loin, et nous trouvons la villa de Monserrate, qu'on peut appeler le jardin de l'Europe. Nulle part notre continent n'a aucune végétation qui le rapproche plus des régions tropicales.

Il y a là un revers de colline abrité. Un anglais naturalisé portugais, un vicomte Cook de Monserrate a deviné la puissance de végétation de ce petit coin en voyant les énormes chênes lièges qu'il donnait sans culture. Il y a fait apporter des plantes africaines et il nous présente là un coin du paradis perdu. Autour d'un palais oriental, d'un kiosque digne d'un pacha de Damas et meublé de bibelots arabes et persans, s'étend un jardin ou plutôt un parc enchanteur.

L'eau y coule à plaisir et y murmure en cascades. Les fougères ont les pro­portions des palmiers; les aloès sont des buissons; les camélias sont de grands arbres; les cocotiers poussent comme au Congo; les yukas ont des tiges élevées; les lianes couvrent les ruisseaux; les orangers et les grenadiers riva­lisent de hauteur et de ramure; et il tombe tant de fleurs de ces camélias et de ces azalées, que c'en est un tapis épais.

Les moments passent vite dans un site aussi enchanteur, et puis il faut quitter la belle villa, la Quinta de Monserrate; mais c'est, dans un voyage si riche en merveilles, une des choses dont on garde le plus vivant souvenir.

LIV. – Les Abbayes

Nous avons vu déjà Belem. Nous ne verrons pas Thomar et sa belle abbaye royale des Chevaliers du Christ; le temps passe trop vite. Mais nous partons pour Alcobaça et Batalha. Oh! cette fois c'est bien un voyage portugais. Il y aura des courses en voitures peu suspendues, des nuits d'auberge et une cuisine à l'huile rance, qui font payer la joie de voir les merveilles de l'art chrétien.

Nous passons sans nous arrêter à la petite ville de Mafra que nous avons déjà aperçue du haut de nos belvédères de Cintra. Mafra a son abbaye aussi, mais une abbaye XVIIIe siècle, lourde, énorme, colossale et peu intéressante. Il y a là, dit-on, un édifice gigantesque dont les quatre façades ont chacune 245 mètres de longueur. On y compte 870 appartements, 5.200 fenêtres, 300 cellules et 3 églises, dont la principale est une imitation fastueuse de Saint-Pierre de Rome. Les clochers renferment 128 cloches, fondues à Paris et à Gênes. Le carillon provient des Pays-Bas. C'est aujourd'hui… une Ecole militaire. Les rois de Portugal auraient bien fait de réserver pour le XIXe et le XXII siècle un peu des faveurs qu'ils ont autrefois prodiguées aux moines.

Nous passons. Nous traversons tantôt des champs fertiles, tantôt des plaines de bruyères, tantôt des forêts de pins. Nous apercevons à droite et à gauche sur les sommets des castels sarrazins ou gothiques.

La ligne passe à Caldas da Rainha, les Bains de la Reine, c'est le Vichy du Portugal; c'est là aussi qu'est une fabrique de faïences qui conserve les vieux procédés mauresques.

Nous voici à Vallado, c'est là que nous quittons le chemin de fer pour nous hasarder dans la campagne. Ce qu'on appelle là-bas un omnibus, on dirait mieux une patache, nous conduit à Alcobaça. Là une petite auberge de cam­pagne nous donne l'hospitalité pour la nuit. J'ai pour ma part une chambre à trois lits. J'aimerais mieux qu'il n'y en eut qu'un et qu'il ressemblât moins à une planche, pour me reposer des fatigues du voyage. On nous sert la soupe à l'huile, la morue et l'omelette immangeable. Cependant en face de nous un voyageur portugais ou un pensionnaire, qui forme avec nous toute la clientèle de l'hôtel, dévore de tout comme quatre et paraît se délecter sans réserve.

Mais tout cela s'oublie quand on voit de belles choses.

Labelle abbaye de Santa Maria a été fondée en 1148 par le roi Alfonse Henriques, en reconnaissance de la victoire du Campo d'Ourique, qui assura la fondation de la monarchie portugaise. C'étaient des ex-voto de rois, toutes ces abbayes portugaises.

Le monastère de Santa Maria me rappelle nos grandes abbayes cister­ciennes, comme celles de Paray-le-Monial, de Saint-Benoit-sur-Loire. Le style est sobre et simple. Nous avons bien fait de commencer par Alcobaça, cette visite ne nous dirait rien après les splendeurs de Batalha.

L'église, achevée en 1222, est remarquable, à l'intérieur, par la beauté et la simplicité de son style gothique primitif. Les nefs latérales ont peu de largeur. L'ensemble du vaisseau est bien imposant.

Les rétables des autels sont ornés de statues en terre cuite coloriée de grandeur naturelle et d'une expression étonnante. Des tombes royales gar­nissent l'abside et les transepts. Il y a là les monuments funèbres d'Alphonse, frère du roi Henri, d'Alphonse II, d'Alphonse III, de leurs femmes et du roi Denis.

Près du porche une belle chapelle tumulaire, aux voûtes hardies, la Capella dos lumulos, contient les mausolées d'Inès de Castro et de dom Pedro. Ils sont l'un en face de l'autre. Malheureusement il faut entendre dire là comme en Italie, comme en Belgique, comme partout, que les soldats français ont gâté les monuments, comme ils ont pillé les trésors les plus sacrés. L'abbaye a deux cloîtres. Celui du milieu, ou du roi Denis, est dans le pur style du XIIe siècle. Un escalier gracieux s'élève dans le coin du cloître. En haut est la salle des rois, avec toute une épopée de faïences. On y voit le roi Alphonse au siège de Santarem, puis une vision de saint Bernard, la visite des lieux et le choix de l'emplacement de l'abbaye par saint Bernard et par le prince, la fondation et la construction de l'abbaye. A signaler encore une chapelle funèbre dans le cimetière de l'abbaye. Elle est dédiée à Notre-Dame del destino. Elle a de jolies faïences qui représentent le massacre des Innocents et la fuite en Egypte.

Quinze kilomètres plus loin qu'Alcobaca c'est Batalha.

Encore une abbaye qui est un ex-voto royal. Le Mosteiro de Santa Maria da Victoria, ou de Batalha, fut commencé en 1388, par Jean ler, en souvenir de la victoire d'Aljubarrota, et donné par ce prince à l'ordre de saint Dominique. Le principal architecte de ce chef-d'œuvre, le plus beau monument de l'art gothique en Portugal, fut Alphonse Dominguès de Lisbonne.

Le portail et la façade sont d'une grande richesse de décoration. Au portail, Jésus-Christ, assis sur son trône, dicte l'Evangile. La façade, c'est l'Eglise triomphante, elle porte une centaine de figures en relief, représentant Moïse et les prophètes, des Saints, des Anges, des Apôtres, des Papes, des Rois, des Martyrs.

L'intérieur de l'église, d'une simplicité grandiose, est éclairé par de hautes fenêtres ogivales; décorées de beaux vitraux.

L'intérêt principal est dans les annexes de l'église: la chapelle du fonda­teur, les chapelles imparfaites, la salle capitulaire, le cloître.

La chapelle du fondateur est à droite du portail. Elle est carrée, mais au centre s'élève une lanterne octogonale portée par des piliers.

Au milieu s'élèvent les sarcophages de Jean 1er, mort en 1433, et de sa femme Philippine de Lancastre. Quatre niches dans la muraille contiennent les sarcophages des fils de Jean Je,; Henri le navigateur est étendu sur son mausolée, la poitrine et la figure à découvert. Les trois frères, Ferdinand, grand maître d'Aviz, Jean, grand maître de Santiago, et Pierre, duc de Coïmbre, reposent à côté de lui, à demi cachés sous leurs boucliers. Devant le maître-autel repose le roi Edouard, mort en 1438 et sa femme Léonor d'Aragon.

A droite du maître-autel de l'église principale, un passage de style manue­lesque conduit à une autre chapelle royale qui n'a jamais été terminée et qu'on appelle las Capellas imperfeitas. C'eût été le bijou du Portugal, si elle eût été achevée. Rien n'est gracieux comme ses arceaux ciselés, ses balcons fleuris, ses pilastres décorés. Le gouvernement y fait faire des restaurations intelligentes. Cette chapelle a été bâtie sous le roi Emmanuel par son architecte Matthieu Fernandès pour servir de sépulture à des princes de la maison royale. Elle possède aussi de belles verrières du XVe siècle. On y remarque les sphères qui servaient d'armes parlantes à Emmanuel.

A gauche du maître-autel de la grande église et en pendant aux chapelles imparfaites est la salle du Chapitre, Casa do Capitulo. C'est une des parties les plus intéressantes du Couvent. Cette salle, aux proportions hardies, forme un carré de 17 mètres de côté et se termine par une voûte en coupole en pierre de taille qui semble suspendue, et dont les nervures se réunissent en une large rosace d'un admirable travail. L'unique fenêtre, bijou de sculpture en dehors, est garnie de vitraux splendides, représentant la Passion en personnages de grandeur naturelle. Cette salle renferme les tombeaux d'Alphonse V, mort en 1482, de dona Isabelle sa femme et de l'infant Alphonse, fils de Jean II. On raconte que la voûte s'étant écroulée deux fois, lors de la construction, des condamnés à mort furent choisis pour achever ce périlleux travail.

Près de la salle du Chapitre, le cloître principal, claustro real, rappelle la magnificence de celui de Belem. A l'angle du cloître un joli pavillon abrite une fontaine.

Le monastère a deux autres cloîtres, un cloître ogival du XVIe siècle et un autre plus moderne.

Ici aussi, hélas! il faut entendre dire que la plus grande partie du couvent a été incendiée par les Français en 1810.

Après cette visite, une comparaison me vient spontanément à l'esprit. Alcobaça représente l'esprit monastique de saint Bernard, la grandeur dans la simplicité et l'austérité. Batalha, c'est l'apogée de l'art chrétien après la grande culture intellectuelle provoquée par saint Thomas d'Aquin et les Dominicains. San Roque à Lisbonne, c'est le style des Jésuites. Cédant au goût de l'époque et entraînés par leur riche clientèle, ils ont essayé de christianiser l'humanisme et ils ont été dans l'art jusqu'à la richesse extravagante…

Nous rejoignons le chemin de fer et nous retrouvons la. civilisation à Leiria, petite ville de 4.000 habitants. II y a même là un maître d'hôtel qui parle français.

La petite ville est dominée par un fier château féodal qui a été bâti et habité par le roi Denis. Elle a aussi quelques belles maisons du moyen âge. Nous allons de là à Coïmbre, la vieille ville universitaire, où nous descendons à l'hôtel de Bragance.

LV. – Coïmbre et sainte Elisabeth

Coïmbre, comme Lisbonne et Porto, est située en amphithéâtre sur la rive élevée d'un fleuve. A Lisbonne, c'est le Tage; à Porto c'est le Douro; à Coïmbre, c'est le Mondego, qui est moins abondant et plus éloigné de la mer.

Coïmbre n'a que 15.000 âmes, mais elle est fière de son glorieux passé et de sa vieille Université. Elle a été la première capitale du Portugal.

Elle remonte jusqu'aux Ibères, et le Castello marque l'emplacement de l'ancienne acropole.

Coïmbre a eu ses beaux jours comme ville universitaire et religieuse. Elle rivalisait avec Salamanque. On la comparait à Oxford, à Louvain, à Bologne. Elle avait ses nombreux collèges et ses grands monastères. Son beau torrent, le Mondego, était chanté par les poètes sous le nom de Rivière des Muses, Rio das Musas. Mais le despotisme régalien a passé par là.. Les grands ordres monastiques qui donnaient de la vie à l'Université ont été expulsés. Le beau collège des Bénédictins est devenu un pauvre lycée peu fréquenté. Le collège des Carmes est désert, celui des Dominicains est en ruine. Voltaire et Pombal ont triomphé, Coïmbre est à demi-morte, que leur importe?

L'Athènes du Portugal est aujourd'hui bien mesquine.

L'Université a 1.400 élèves, en y comprenant les collégiens. Elle a toujours ses vieux règlements royaux. Les étudiants portent un costume obli­gatoire: soutane noire, manteau noir léger, bonnet noir de forme phrygienne ou sicilienne, nommé Gorre. Mais comme le bonnet dérange les frisures de ces messieurs, ils le portent… dans leur poche.

Il y a des étudiants excellents, j'en ai vu quelques-uns communier pieu­sement à la cathédrale (une petite congrégation). Beaucoup sont légers, vaniteux, très amis de la vie, de la musique et du plaisir.

Les doctes professeurs, cathedraticos, sont généralement libéraux et dans les idées pombaliennes.

On ne parait pas se fouler à l'Université. Les cours ont lieu du mois de novembre au mois de mai et il y a beaucoup de congés. Cependant ce monde là se croit encore aux beaux temps d'autrefois. Ils sont fiers de leur cinq facultés et ils font encore les cérémonies théâtrales du bon vieux temps pour la collation du grade de docteur ou doutor.

Aucune ville dans toute la péninsule ne nous a paru aussi arriérée et mal élevée. Je suppose qu'aucun étranger ne la visite. Les étudiants et les habitants nous regardaient et nous suivaient, comme nous regardons les Chinois.

Malgré cela, Coïmbre est intéressante à visiter. Outre son beau site, sa végétation tropicale, ses jardins plantés de palmiers, d'agaves et d'orangers, elle a ses vieilles églises et ses vieux monastères.

Le monastère de Santa Cruz est la perle de Coïmbre, c'est l'ancien couvent des chanoines réguliers de Saint Augustin, Conegos regrantes de santo Agostinho. Il a été construit au XII,, siècle et renouvelé au XVIe, sous Emmanuel-le-Grand, avec l'aide de sculpteurs français de Rouen et de Gaillon. Le couvent sert maintenant d'hôtel de ville, Camara municipal. Il a deux cloîtres: le premier, claustro de Manga, ainsi nommé parce que le roi Jean III en dessina le plan sur sa manche, est simple et austère. Il a au centre une chapelle à coupole. Le second cloître, Claustro do silencio, est dans le beau style manuelesque, il a des ogives au rez-de-chaussée et des arcs déprimés à

l'étage supérieur. Il est orné de beaux reliefs de la première renaissance, repré­sentant le Christ devant Pilate, le Portement de Croix et la Mise au tombeau. Il a plusieurs chapelles intéressantes: celle des cinq franciscains martyrisés au Maroc; celle du Santo Christo, qui renferme les tombeaux des chevaliers du Christ tués au champ d'Urrique en 1139; la chapelle de Sao Théotonio, de l'ordre des chanoines réguliers, avec une statue du prieur Velho, célébré par le Camoëns.

L'église a une belle façade manuelesque dessinée par Diego de Castillo et par maître Nicolas-le-français. L'intérieur a une nef assez simple et une chaire extrêmement curieuse. C'est un bijou de l'art demi-païen de la renaissance. Elle

a été sculptée par Jean de Rouen. Avec des sybilles, des prophéties et les docteurs de l'Eglise, on y voit des centaures et des figures indécentes. C'est là un indice: l'humanisme des moines et des religieux a préparé le pombalisme et le reste.

Dans le chœur, les mausolées des deux premiers rois du Portugal Alphonse Henriques et Sanche Ier. Les statues couchées sur les sarcophages et celles qui ornent les dais et représentent des saints sont attribuées à maître Nicolas. Nos maîtres sculpteurs de Rouen, Dijon, Nantes, Tours et Nancy étaient appréciés de toute l'Europe au XVIe siècle.

Dans la sacristie, qui a de beaux lambris de faïences, trois tableaux Ecce homo, Pentecôte et Invention de la Croix, par Velasco, un bon peintre du XVIe siècle, que les Portugais appellent le grand Velasco.

La belle rue de Sophia s'élève de là sur la colline avec les plus beaux collèges monastiques: le collège des Carmes, devenu une maison de rapport; le collège des Dominicains, une carrosserie; le collège des Jésuites, il n'en reste que le cloître.

Le couvent des bénédictins, nous l'avons dit, est devenu un lycée; le collège Saint-Paul, un musée. Le Portugal n'a pas gagné à ces actes de barbarie, il est démoralisé, pauvre, annihilé et bien près d'être assujetti à l'Angleterre. Les nations vont à la décadence quand elles perdent le souffle religieux.

Pombal et compagnie ont réalisé une fois de plus la prophétie faite par Notre-Seigneur aux religieux: «Vous qui avez tout quitté pour moi, vous retrouverez le centuple, des familles, des frères, des maisons, mais aussi des persécutions: accipient… domos et fratres et agros cum persecutionibus.»

* * *

Visitons maintenant les cathédrales et l'Université.

J'ai dit les cathédrales, parce qu'il y en a deux, la vieille et la nouvelle. A Coïmbre comme à Salamanque, quand la renaissance a bâti une nouvelle cathédrale, elle a eu le bon sens de conserver l'ancienne comme un témoignage de l'art primitif. Comme nous serions riches en monuments des premiers siècles chrétiens, si toutes nos villes avaient montré la même intelligence!

La Sé Velha, ou vieille cathédrale, est dans le style roman du XIIe siècle. Ses murs hérissés de créneaux la font ressembler â un castel féodal. La porta Especiosa, du côté nord, est dûe au sculpteur français, maître Nicolas. Elle a trois étages dans le goût de la première renaissance, avec de gracieux orne­ments et une madone en relief au fronton. On trouverait là des réminiscences du château de Gaillon. L'intérieur est une basilique à trois nefs avec des piliers couronnés de chapiteaux romans et trois absides en hémicycle. Il y a plusieurs beaux rétables et tombeaux du XVIe siècle. Le grand rétable du maître-autel est attribué à Olivel de Gand, il est dans le style gothique fleuri.

Un peu plus haut est la nouvelle cathédrale, Sé Nova. Elle est ample et imposante, mais dans le style insignifiant de la seconde renaissance. Le seul intérêt qu'elle présente est son trésor, riche en chasubles brodées, en vases sacrés et en reliquaires bysantins et gothiques.

Le palais épiscopal a un beau cloître orné de faïences, et il jouit d'une vue merveilleuse sur la ville et sur la vallée du Mondego.

Visitons maintenant la célèbre Université. On l'appelle modestement les Palais royaux des Ecoles, Paços Reaes das Escolas. Ses bâtiments entourent une grande cour rectangulaire égayée par quelques plates-bandes. Une colon­nade qui sert de promenoir s'appelle naturellement la Via latina. La grande Sala dos Ados a de belles faïences aux murailles et un plafond artesonado. On y observe encore pour la collation des grades les cérémonies archaïques pres­crites par Jean Ier en 1431. L'église de l'Université est l'ancienne chapelle du château royal. Il faut dire que l'Université a succédé au château. Quand la capitale eut été transférée à Lisbonne, le roi Denis dédommagea Coïmbre en lui donnant le château pour en faire l'Université.

La bibliothèque est riche, elle a 150.000 volumes qui ne lui ont pas coûté cher, car ce sont les livres des Augustins, des Carmes, des Dominicains et des Jésuites qu'elle s'est appropriés.

Devant l'Université s'élève un monument â Camoëns, c'est là en effet qu'il a puisé le goût littéraire qui fait sa gloire.

Passons maintenant le pont de Mondego, d'où on jouit d'une belle vue sur la ville et sur la vallée. Voici deux souvenirs bien différents qui appellent notre attention, celui d'Inès de Castro et celui de la grande sainte Elisabeth. Commençons par Inès de Castro. Nous finirons par sainte Elisabeth, pour rester sur la bonne bouche.

Sur la rive gauche, â quelques minutes du pont est la Villa des Larmes, Quinta das Lagrimas. C'est là que séjournait Inès de Castro, lorsqu'elle tomba sous le poignard de ses assassins le 7 janvier 1355. La villa a un beau parc et une fontaine classique qui a le nom de Fonte dos Amores. Ce sont les beaux vers de Camoens au troisième livre des Lusiades qui ont rendu populaires ces souvenirs d'Inès de Castro et de la Quinta das Lagrimas.

Inès de Castro, fille du comte Pedro de Castro, cousin du roi de Castille, était venue à la cour de Portugal avec la jeune duchesse Constance de Penafiel qui avait épousé l'infant dom Pedro, héritier du trône. Inès était dame d'hon­neur de la princesse. Sa beauté séduisit le jeune prince qui en eut plusieurs enfants. Quelques années après, la princesse Constance mourut et le prince répara ses faiblesses en épousant Inès secrètement. Les nobles portugais craignaient l'influence de la belle espagnole et de ses parents de la cour de Castille sur l'esprit du prince. Ils persuadèrent le roi, le faible Alphonse IV de consentir au meurtre d'Inès. Le roi se rendit lui-même du château de Montemor à Coïmbre pour annoncer à Inès le sort qui l'attendait. Inès, entourée de ses enfants, ébranla la résolution du roi par ses prières, mais elle fut quand même assassinée par les courtisans.

Quand dom Pedro apprit ce meurtre, il se révolta contre son père et ne se réconcilia avec lui qu'à grande peine par l'entremise de l'archevêque de Braga. A la mort du roi, en 1367, il conclut un traité avec le roi de Castille qui lui remit les meurtriers, émigrés en Espagne. Il en livra deux, Alvaro Gonzalès et Pedro Coeltro, à de cruels supplices à Santarem; le troisième, Lopez Pacheco, s'était enfui. Puis il confirma par serment, devant une assemblée nationale à Cantanhède, la légitimité de son mariage avec Inès, et il la fit exhumer. La morte, placée sur un trône et la couronne au front, reçut l'hom­mage royal du baise-main. Camoens y a fait allusion par ces mots: Que, despois de ser morta foi Rainha: elle ne fut reine qu'après sa mort. Le corps de la prin­cesse fut mis dans une litière et transporté, à la lueur des torches, par les nobles du royaume à Alcobaça où nous avons vu son tombeau. Les âmes sensibles vont là en pèlerinage. J'aime mieux aller au tombeau de la sainte reine Isabelle.

Celle que nous appelons sainte Elisabeth de Portugal s'appelle là-bas la sainte reine Isabelle. Il faudrait redire ici toute la vie de cette admirable amie des pauvres, mais déjà nos pages se multiplient et s'allongent.

Après la mort de son mari, elle vivait au vieux couvent de Santa Clara, sur les bords du Mondego. Le vieux couvent est aujourd'hui honteusement abandonné, à demi-ruiné et ensablé par les alluvions du torrent. La Porte des roses, Porta da rosa, où eut lieu le miracle traditionnel du changement des monnaies en roses, est elle-même sans honneur. Il faut descendre par un sentier infect pour en approcher.

Le nouveau couvent, construit en haut de la colline a succédé à l'ancien. Le corps de la sainte reine repose là dans un reliquaire d'argent sur un beau mausolée ogival.

La jeune reine Marie-Amélie a pris en pitié ce grand couvent abandonné où reposait la glorieuse princesse, elle y a appelé les Sœurs de Saint-Joseph de Cluny pour former une cour à la Sainte Reine. Ces bonnes sueurs occupent une partie du grand couvent et y font quelques œuvres. Elles nous ont raconté la confiance un peu supertitieuse des gens du peuple envers la Sainte Reine. Ces braves gens apportent à la Sainte Reine l'offrande d'une poule blanche quand ils ont besoin d'une grâce. Ils donnent la poule aux bonnes sueurs qui l'acceptent comme aumône pour nourrir leurs vieillards et leurs orphelines.

Espérons que la reine Marie-Amélie protégera contre la franc-maçonnerie régnante cette communauté qu'elle a fait venir.

Il faut signaler le trésor de cette église. Ou y voit des ornements et des vases sacrés qui remontent jusqu'au XIIIe siècle. Quelques terres-cuites vernies rappellent les œuvres des della Robbia. La statue de la chère sainte a des robes de rechange qui sont toutes brodées de pierreries.

Je retournai le matin là-haut pour célébrer la messe à l'autel de la Sainte Reine.

Puis nous partions, en admirant encore à la gare quelques jolies costumes de campagnards et les attelages de bœufs avec de grands jougs délicatement sculptés et ornés de croix.

Nous allions directement à Porto sans nous effrayer de la peste qui y avait régné récemment. Les quarantaines étaient levées. Nous arrivions le soir et nous descendions par erreur dans une gare de faubourg. Après un peu d'embarras et de fatigue, nous trouvions une bonne hospitalité à l'hôtel de Paris dont les patrons sont français.

* * *

Le miracle des roses est attribué aussi à sainte Elisabeth de Hongrie. Il a été chanté par un gracieux poète, M. Edward Moutier de Rouen, dans son beau livre: «l'Idéale jeunesse.

Je lui emprunte quelques strophes en y mettant le roi Danis de Portugal au lieu du duc Louis de Hesse.

Et le bon roi Denis, bien que très charitable,

D'une aumône parfois la blâmait doucement,

En voyant apporter pour elle, sur la table,

Des légumes grossiers sans assaisonnement.

Or, un jour que le Roi, dans les forêts voisines,

Avec tous ses vassaux courait le sanglier,

La Princesse, emportant des pains de ses cuisines,

Dans sa robe les mit comme en un tablier.

Et n'ayant que sa grâce affable pour compagne,

Elle franchit sans bruit la herse du château;

Nourrissant d'une main les vieux de la montagne,

De l'autre, retenant sa robe et son manteau.

Mais voici que le Roi revenant de la chasse,

Avec ses escuyers, la rencontra soudain,

Ployant sous le fardeau, parmi la populace,

Et les pages tournaient la tête avec dédain.

Et le bon Roi lui dit, un peu railleur: «Ma mie !

Comme vous voilà, loin; vous faites peine à voir

Ça, que portez-vous donc, ainsi lasse et blémie,

Sans vous déplaire trop, pourrait-on le savoir?»

Et de son dextrier, vers la Sainte il se penche…

Un peu confuse alors, mais d'un air calme et doux,

Elle laissa tomber sa longue robe blanche

Et lui dit: «Mon Seigneur, ce sont des fleurs pour vous!»

En effet, des grands plis de sa robe, des roses

Tombèrent à ses pieds en bouquet doux-fleurant,

Les unes, en bouton, d'autres toutes écloses

Et le bon roi Denis en prit une en pleurant.

«Elisabeth, dit-il, la foi n'a point d'obstacle.

De ces roses, Dieu même a fondu les couleurs;

Pour plaire à ses élus, il peut faire un miracle,

Vous semiez les bienfaits, vous récoltez des fleurs!

Et le bon roi Denis avec la châtelaine

Des roses dans les bras, regagnait le manoir,

Et les parfums divins épandus sur la plaine

Venaient baiser leur front sur les brises du soir…

LVI. – Porto

Porto est la seconde ville du Portugal et comme sa seconde capitale. Elle compte prés de 200.000 habitants. Elle est située sur la rive droite du Douro, à cinq kilomètres de son embouchure, comme Lisbonne est située sur la rive droite du Tage.

Porto est étagée sur deux collines de granit, le Monte da Sé et le Monte da Victoria. Au delà, sur les hauteurs, sont éparpillées au milieu de beaux jar­dins un grand nombre de villas ou quinias, la plupart en terrasses d'un effet gracieux.

La cathédrale et l'évêché dominent la ville, qui est reliée de ce côté-là à la rive gauche par un magnifique pont suspendu, le pont de Dom Luiz-Primero. Cette colline de la Sé portait le vieil acropole de la cité romaine.

Au-dessus de la ville, un autre pont plus hardi encore, le pont de Dona Maria, qui sert au chemin de fer de Lisbonne, est une des plus belles œuvres de l'ingénieur Eifel.

L'aspect de Porto ne le cède guère à celui de Lisbonne par son caractère grandiose et imposant.

Porto a aussi son Rocio, sa place de Dom Pedro IV, sa place des Restau­rateurs (Campo de Regeneraçao) et une belle avenue, l'Almada, qui correspond à la grande Avenida de liberdade de Lisbonne.

Comme à Lisbonne, la colline de l'Est porte la cathédrale et la vieille ville; celle de l'Ouest a des quartiers plus modernes et des jardins publics. Montons à l'Est, voici la Sé, la cathédrale, c'est une église bysantine du XIe siècle, maladroitement modernisée. Sa chapelle du Saint-Sacrement a un autel en argent d'une grande richesse. Son cloître du XIIe siècle a de beaux lambris en faïences, où sont représentées avec une grande finesse de nombreuses scènes du Cantique des cantiques. C'est vraiment un travail merveilleux.

A côté l'évêché élève sa masse imposante.

Le Pont de Dom Luiz Ier avec sa belle arche en fer de 155 mètres d'ouverture conduit au faubourg de Villa-Nova au pied de la colline où s'élève au milieu d'un bosquet d'eucalyptus l'ancien couvent de Notre-Dame de Serra do Pilar, dominé par une coupole majestueuse.

Allons maintenant à l'Ouest, voici l'église des Clerigos, bâtie par les souscriptions du clergé. Sa tour, haute de 75 mètres, est très ornée dans le goût du XVIIIe siècle. Elle sert, dit-on, de point de repaire aux navires qui viennent du large et qui veulent s'engager dans le Douro.

Auprès de cette église se tient le matin un marché très animé. C'est là qu'on peut apprécier les usages et les coutumes du vieux Porto. On vend des costumes anciens pour les touristes. Le peuple en porte encore quelques parties, comme les grands pendants d'oreilles, les réticules ou poches brodées. Plus haut, la place appelée Campo dos martyros est bien plantée et entourée d'édifices modernes imposants: hôpital, académie, école polytechnique.

Mais le clou de Porto, c'est le Palais de Cristal et son parc sur le haut de la ville à l'Ouest. C'est de là que la vue a son plus merveilleux développement. Elle s'étend sur toute la ville, sur les riches vignobles de la rive gauche et sur le cours majestueux du fleuve jusqu'à la mer.

Il nous reste à voir deux églises, celle de Saint-Martin et celle de Saint­François. La première est la plus ancienne de Porto et du Portugal. C'est une petite basilique bysantine, construite au VI,, siècle par le roi suève Théodomir.

L'église de Saint-François date du XVIe siècle. C'est une belle église gothique à trois nefs, avec de riches autels où l'on a prodigué les dorures. J'allai célébrer la messe le matin chez les Pères du Saint-Esprit. Ils tiennent un collège en haut de la ville. Ils ont de belles œuvres au Portugal, à Lisbonne, à Cintra, à Braga. On les tolèrera à cause des services qu'ils rendent dans la colonie d'Angola.

C'est à Villa-Nova de Goya en face de Porto qu'est l'entrepôt des vins du Haut-Douro, connus à l'étranger sous le nom de vins de Porto. Vingt grandes maisons anglaises et deux cents maisons portugaises ont là de vastes magasins et des caves qui rivalisent avec celles de Reims. Ces entrepôts peuvent contenir plus de 300.000 hectolitres de vin. La plus grande partie est consommée par l'Angleterre.

* * *

Le voisinage de la mer ajoute un grand charme à Porto. Il y a là une belle promenade que nous n'avons pas manqué de faire. Le tramway suit la rive du fleuve. Il passe à Saint-Jean-de-Foz, petite ville de bains de mer avec un vieux castel féodal. Plus loin la rive rocheuse est battue par la mer et comme le vent était vif ce jour-là, de superbes vagues déferlaient sur les rochers et se brisaient en écume.

Après Saint-Jean, c'est la plage, la Praia, toute semée de villas et de maisons de campagne.

A Leixoes, un port a été créé dans ces dernières années pour éviter à beaucoup de navires la peine de remonter jusqu'à Porto.

Nous allâmes jusqu'à Mattosinhos. C'est un pèlerinage. Il y a là un sanctuaire du Crucifix ou du Bom Jésus avec une allée de petites chapelles où sont représentés en relief les mystères de la Passion.

C'est une imitation des sanctuaires de Braga, qui sont, dit-on, plus impo­sants, mais nous n'avions pas le temps d'aller jusque-là.

Le Christ de Mattosinhos date, dit la tradition, des temps apostoliques. Il aurait était apporté là par miracle depuis la Palestine sur les flots en l'an 117 de l'ère chrétienne.

* * *

Le Portugal, pays des grands navigateurs, devait avoir aussi de grands missionnaires. Signalons-en quelques-uns.

Dès le XIIP siècle, saint François d'Assise envoie un groupe de ses pre­miers disciples, tout brûlants de l'amour de Jésus-Christ, pour aller prêcher les Maures en passant par le Portugal. Ils sont six au départ d'Assise. L'un deux meurt en Aragon. Le frère Bérard poursuit sa route avec ses quatre compagnons.

A Coïmbre, la reine Uraca les reçoit comme des envoyés du ciel. Ils s'arrêtent au couvent d'Alemquer, que saint François lui-même avait fondé lors de sa mission en Espagne.

De là ils se rendent à Cordoue, où régnait l'émir des musulmans. Ils ont soif du martyre. Ils vont prêcher à la mosquée, on les chasse comme des fous. Ils osent aller prêcher l'émir lui-même, il les fait enfermer dans une tour.

Quand on les relâche, ils passent au Maroc et y renouvellent leurs saintes imprudences. Le frère Bérard, monté sur un char, prêche sur le pas­sage du Sultan. On les enferme encore, mais la sécheresse et d'autres fléaux avertissent le Sultan qu'ils sont les protégés de Dieu.

Dans une expédition qu'il accompagne, frère Bérard fait jaillir de l'eau du sol comme Moïse pour désaltérer l'armée. Malgré ce prodige, on veut réprimer leur hardiesse. On leur fait subir mille tortures. On les roule sur du verre cassé et on verse du vinaigre sur leurs plaies. Un rayon lumineux des­cend du ciel pour les encourager.

Le Sultan lui-même essaie de les gagner par l'appât de l'or et des plaisirs. Irrité de leur mépris, il leur fend lui-même la tête avec son cimeterre. Leurs corps, recueillis par les chrétiens, ont été reportés à Coïmbre. C'est leur exemple qui poussa saint Antoine de Padoue à chercher aussi le martyre en Afrique, mais la Providence le réservait pour une autre destinée.

Au XVIe siècle, c'est le bienheureux Ignace de Azévedo qui va évangé­liser le Brésil. C'est un jeune chevalier, disciple de saint Ignace. Après avoir prêché au Brésil, il revient chercher des compagnons.

Il en emmène trente-neuf avec lui, mais en mer, près des îles Canaries, le bateau portugais est attaqué par des corsaires calvinistes. C'était, hélas! un français, Jacques Sourie, qui commandait au nom de la reine Jeanne d'Albret. Sourie, vainqueur, fit massacrer cruellement les quarante Jésuites. Sainte Thérèse les vit monter au ciel de son couvent d'Avila. Pie IX les a béatifiés.

Au XVIIe siècle, c'est un autre jésuite, saint Jean de Britto, émule de saint François Xavier qui va prêcher aux Indes et y mourir pour la foi. II était de grande famille et avait été page du roi Jean IV. Il travailla pendant vingt années au Maduré, se dévouant surtout aux pauvres parias. Il avait bap­tisé des princes et des rois quand il obtint enfin la grâce tant désirée du mar­tyre. Les brahmes le dénoncèrent au roi. Il fut condamné à avoir la tête tranchée. Des miracles se multiplièrent à son tombeau. Sa mort glorieuse fut fêtée à Lisbonne par des réjouissances publiques ordonnées par la cour et auxquelles sa pieuse mère elle-même eut le courage de prendre part. La mère du martyr fut honorée pendant quelques jours au palais comme une reine.

Jean de Britto a aussi été béatifié par Pie IX en 1852.

LVII. – Badajoz

De Porto, nous partions tout d'un trait pour Badajoz. Sur le chemin, nous apercevions au sommet d'une colline le puissant château féodal de Pombal. Badajoz n'a rien d'intéressant que les ruines de son château devenu une prison. Les pauvres détenus laissent comprendre par leurs signes de détresse aux grilles du château qu'ils sont misérablement nourris, et la police paternelle de l'Espagne permet qu'on leur passe des aliments.

La cathédrale du XIIIe siècle, a un aspect de forteresse. Elle a de belles stalles de la renaissance.

Badajoz rappelle un épisode émouvant de la guerre d'Espagne en 1811. Les Français avaient pris Badajoz au mois de mars, mais presque aussitôt, le maréchal Béresford qui commandait une division anglo-portugaise, était venu avec le concours d'une division espagnole pour investir la place. «Rien, a dit Thiers, rien dans la guerre des sièges, si féconde chez les Français en faits admirables, ne surpasse la conduite de la garnison de Badajoz durant les mois d'avril, de mai et de juin 1811.» Plusieurs assauts furent repoussés, et l'approche d'une armée de secours, sous les ordres des maréchaux Soult et Marmont, décida les assiégeants à se retirer. Le 16 mars 1812, Wellington revint avec 90.000 hommes et, après un assaut terrible, livré le 6 avril, livra sans pitié Badajoz au pillage.

Cette ville de médiocre importance a donc été, avec la plaine des Arapiles près d'Alba un des foyers de la lutte gigantesque de Napoléon contre l'Angle­terre et ses alliés en Espagne.

Après Badajoz, nous remontions vers Tolède par les grandes plaines où se trouvent les propriétés des Montijos. Il semble que le départ des Maures a laissé ces plaines désertes. On les appelle les champs dépeuplés, Campos des­poblados. Et cependant cette province pourrait produire de belles récoltes et des vins excellents. On n'y voit que des troupeaux de chevaux, de moutons et de bêtes à. cornes comme dans la campagne romaine. La propriété n'y est pas assez divisée. Les bras y manquent. La race espagnole, comme la race fran­çaise, est devenue inféconde. Les troupeaux de mérinos des Asturies descendent dans ces plaines pendant l'hiver et y trouvent assez de gazon pour s'y entretenir.

LXVIII. – Madrid au retour: la presse en Espagne

Je revois Tolède et Madrid à mon retour. Je n'en veux rien décrire. C'est fait plus haut et ce serait une répétition.

Mais à propos de Madrid, je donnerai une courte étude sur la presse en Espagne et la description d'un office religieux à la chapelle du Palais.

* * *

Ce n'est pas une statistique que je veux donner ici, mais un simple aperçu, une idée générale

La presse reflète assez exactement l'état social et l'état moral d'un pays. Elle indique les courants d'opinion.

L'arc-en-ciel de la presse espagnole a cinq ou six couleurs caractérisées. Toutes les grandes villes ont un ou plusieurs journaux libéraux, dans le genre des Débats et du Temps de Paris. Madrid a dans ce genre El Impartial et El liberal. Ce sont les journaux des politiciens, des parlementaires, des moder­nistes, du monde des affaires. On y suit passablement le mouvement politique et financier international. La franc-maçonnerie et l'hébréïsme ont là leur quartier général, quoiqu'ils ne dédaignent pas d'agir aussi dans les autres organes de la presse. Sous le couvert du progrès et de l'affairisme on travaille là sour­noisement à déchristianiser l'Espagne.

Un autre groupe est celui des journaux conservateurs, genre Gaulois et Figaro. Ce sont les organes de la haute bourgeoisie. On y est religieux et mon­dain. El Heraldo de Madrid est dans ces eaux. Il rapporte fidèlement ce qui regarde la cour, les grandes réunions mondaines, les grandes fêtes religieuses; il est aussi bien informé sur les faits extérieurs.

L'Espagne a aussi ses organes réactionnaires ou traditionnalistes, genre Gazette de France. Tel est El Correo espagnol de Madrid. On est partisan, là, de la monarchie pure, du roi tout net et sans partage, et rey neto. On y donne, bien entendu, une bonne part aux choses religieuses, et on y parle avec amer­tume de tout le mouvement de la politique contemporaine.

Un autre groupe de journaux exprime volontiers les tendances républicaines. On y agit plutôt par insinuation que par une controverse ardente. Le moment n'est pas venu d'agir, et il faut ménager les transitions. El Porvenir de Séville, le doyen de la presse castillanne, est de ceux qui ne cachent pas, à l'occasion, l'expression de leur sympathie pour la cause républicaine.

Il y a aussi, bien entendu, une presse socialiste, déjà nombreuse, ardente, exubérante, pleine de confiance en l'avenir et fière de ses progrès quotidiens. Ce n'est pas à Madrid que le socialisme sévit le plus, c'est à Barcelone, à Bilbao, à Valence, a Séville, à Valladolid, à Saragosse, partout où le prolé­tariat industriel souffre des conditions actuelles du travail. Un des types de cette catégorie est La Lucha de clases (la lutte des classes) de Bilbao.

Enfin, il y a une série de journaux qui ont un cachet bien espagnol et qui correspondent à toutes nos feuilles de sport, ce sont les journaux spéciaux à ce qu'on peut appeler le sport national de l'Espagne, les combats de taureaux. Tel est, par exemple, La Fiesta national de Barcelone. Vous trouvez là chaque semaine le compte-rendu des fêtes passées, le programme des fêtes prochaines, le portrait des toreadors aimés du public, leurs succès, le détail de leurs luttes, parfois aussi leur mauvaise réussite, et l'expression des plaintes et de la colère du public.

* * *

Mais les choses concrètes font mieux comprendre une thèse que toutes les théories. Un portrait, une photographie en disent plus sur un homme ou sur un paysage que toutes les descriptions. Je vais analyser deux numéros de journaux, mes lecteurs les auront pour ainsi dire sous les yeux.

Voici d'abord El Porvenir de Séville du 26 mars 1900. J'y trouve trois séries principales d'articles, je ne parle pas des faits divers.

La première série se rapporte aux questions sociales, c'est à la mode; la seconde nous renseigne sur les fêtes religieuses, c'est une grande part de la vie espagnole; la troisième est relative aux diverses formes de sport chères au peuple espagnol: les combats de taureaux, les combats de coqs, le tir au pigeon. Si nous étions dans le Nord de l'Espagne, il y aurait aussi, les jeux de paume ou de pelota.

I. Les questions sociales. - L'article de fond est sur la dépopulation. Il constate que l'Espagne et la France restent à peu près stationnaires pendant que toutes les autres nations grandissent. En France, le mal vient du petit nombre des naissances et en Espagne du grand nombre des décès. - Conclu­sion: il faut mettre à l'étude les mesures hygiéniques à prendre pour l'Espagne, et spécialement procurer de l'eau potable à beaucoup de grandes villes qui en manquent.

2e article. - Récit de la pose d'une première pierre pour une école d'enfants pauvres à l'ancien monastère de la Trinité. L'archevêque préside. Le gouverneur et l'alcade étaient là aussi, et la fête s'est terminée par une séance académique. - Admirons là le bon accord des autorités civiles et religieuses. _

3e article. - Etude sur les restaurants populaires de la Cité de Londres, à propos d'une visite qu'y firent le Prince et la Princesse de Galles.

4e article. - Souscription annuelle de l'Association Castillane de Charité offrandes faites en une fois, offrandes mensuelles.

5e article. - Analyse sympathique d'une conférence rationaliste sur l'Origine du langage par un Sénor Guichot dans les salons du Centro Republi­cano Social.

II. Fêtes religieuses: description de trois processions. - La première est celle du Christ de Saint Augustin, de la paroisse Saint-Roch. La procession est sortie à 6 1/2 h. du soir et rentrée seulement à 9 heures. La confrérie a transporté le Christ vénéré au Calvaire del Campo, à la Maison de Pilate et à diverses églises.

La seconde est celle du Crucifix et de la Madone des Abandonnés (de las desamparados). J'en avais admiré la piété et le bon ordre.

La troisième est celle du crucifix de saint Barthélémy. On le voit, les processions sont un élément important de la vie sociale à Séville.

III. Chronique du Sport. - Voici d'abord le Tir aux pigeons (Tiro de Pichones). Il y a eu onze tirés. Le journal vous décrit toute la noble assistance et vous nomme les vainqueurs de chaque tiré.

Voici maintenant la chronique du Cercle des combats de coqs (Circo Gallistico), car ce genre de sport est cultivé par un cercle aristocratique. La séance d'hier a commencé avant midi et s'est terminée vers cinq heures. Le Cercle était rempli à ne pouvoir s'y remuer. Le journal vous signale d'abord les personnages les plus distingués de l'assistance, puis il vous raconte en détail les douze assauts du jour.

Vous saurez le poids et la taille de chacun des combattants et les couleurs de son plumage, teint souvent selon les couleurs héraldiques du propriétaire. On fait lutter ensemble les coqs d'un même poids. On vous dira aussi quelles ont été les belles luttes et quel combattant a donné les plus beaux coups de bec. Les prix sont ordinairement de 25 piécettes.

Vient ensuite le récit fort détaillé et transmis par télégramme des dernières courses de taureaux de Madrid. Il y a eu six courses. Chaque taureau vous est présenté. On vous dira sa couleur, sa fière entrée en scène, ses luttes. Vous verrez paraître successivement les Banderilleros qui plantent leurs dards ornés de banderoles dans le cuir de la bête, puis les Picadores, cavaliers habiles qui luttent avec l'épée contre la bête affolée. On vous dira combien il y a eu de chevaux crevés, de cavaliers renversés et blessés. Enfin, quand le public l'a jugé bon, les Matadors sont entrés pour donner aux taureaux le dernier coup bien frappé entre les cornes. S'ils ont fait cela en maîtres, ils ont été applaudis, acclamés, couverts de gloire et de présents. S'ils ont mal réussi, ils ont été honteusement sifflés.

Ne trouvez-vous pas que ce journal a une vraie couleur locale?

* * *

Voici un autre spécimen: La Lucha de clases, de Bilbao, du 14 avril 1900. ler article. - Accroissement (Esanchamiento). Il n'y a qu'un an que les forces ouvrières se sont organisées à Madrid et déjà il faut chercher un local plus grand pour les réunions du Centro de Sociédades Obreras. Il en est de même à Bilbao et en d'autres villes. «Qu'est-ce que cela prouve? C'est que les travailleurs espagnols prennent conscience de leur valeur et de leur puissance en entrant dans la voie de l'organisation, avec la conviction que c'est l'unique moyen d'améliorer la triste situation à laquelle ils sont réduits. C'est un conso­lant spectacle que donnent les ouvriers espagnols. Leurs robustes organi­sations, leurs grèves bien conduites, leur union inaltérable, leurs victoires successives, leur solidité toujours plus manifeste prouvent qu'ils seront bientôt prêts pour de plus grandes entreprises… Et, pendant ce temps-là la bour­geoisie, toujours engourdie et stupide, ne comprend pas le grand mouvement qui se prépare!.. Que la classe des travailleurs poursuive son action et elle arrivera promptement à imposer sa volonté pour détruire tous les privilèges de la classe bourgeoise!»

2e article. - Chronique de la semaine, qui ne manque pas de sel.

3e article. - Le but du socialisme, par Paul Lafargue. - C'est un article que nous avons lu cent fois. Résumons-le. «Pour résoudre la question sociale et remédier à l'oppression capitaliste, le socialisme réclame la socialisation de tous les instruments de travail, comme les chemins de fer, les usines, les mines, la propriété territoriale, la banque, etc. Les travailleurs organisés les feront produire non pas au profit des capitalistes fainéants et voleurs, mais au profit de toute la société. C'est dans ce but que les socialistes veulent s'emparer du pouvoir. Ils mettront les instruments de travail à la disposition des travailleurs organisés en sociétés de production qui comprendront les capacités intellectuelles et manuelles indispensables pour une bonne exploi­tation. Cette transformation de la propriété capitaliste en propriété collective conduira au bien-être social…. etc., etc.»

4e article. - Les fêtes pascales. - «Les fêtes sont finies. Nous avons vu entrer dans les églises l'usurier qui prête à 100 pour 100, le patron qui vit en exploitant ses ouvriers, le commerçant qui altère et sophistique les produits alimentaires et trompe le peuple sur le poids et la mesure, l'homme public qui vit de subornation et la dévote qui se soulage par la médisance, et tous paraissaient compatir aux douleurs du Christ. En les voyant, nous nous rappelons que l'Homme-Dieu, cédant à un mouvement de juste indignation, a chassé les vendeurs du temple â coups de fouet.»

5e article. - Etude sur la loi relative au travail des femmes et des enfants.

6e article. - La Régénération positive. - «Ce n'est pas le parti des politiciens arrivé au pouvoir par la corruption électorale qui nous relèvera, c'est le parti populaire qui est resté étranger à toutes les fautes passées et qui sera aidé par les ouvriers de la pensée qui viendront à lui…»

7e article. - Luttes du travail. - Félicitations aux typographes de la Biscaye et aux menuisiers qui ont obtenu gain de cause par leurs grèves. - Encouragement aux ferblantiers et aux tailleurs qui se constituent en sociétés de résistance, aux ébénistes qui luttent déjà depuis cinq semaines pour obtenir la réduction de la journée de travail à neuf heures.» Guerre aux exploiteurs! Vive l'union des opprimés!»

Le reste du numéro donne la chronique du travail et de l'organisation socialiste dans les autres centres de la province et annonce les prochaines réunions des divers groupes.

Tout cela n'est-il pas bien suggestif?

Et chaque ville d'Espagne a un organe de ce genre!

Qu'est-ce que les conservateurs opposent de sérieux à ces utopies?

- Les groupements politiques sont en rapport avec la presse. Chaque ville importante a des cercles variés pour toutes les opinions

Circulo conservador; Union republicana; Union traditionalista.

LIX. – Madrid: la Chapelle royale

J'ai assisté à la cérémonie des Rameaux à la chapelle du palais. La Reine tenait chapelle, c'est-à-dire que l'office avait un caractère officiel et public. Les princes du sang étaient là, avec les Ministres, les Ambassadeurs, les Grands d'Espagne. La Reine se tient avec une grande dignité en même temps qu'avec une modestie toute chrétienne. Quelques ambassadeurs ont l'air plutôt gêné de porter leurs longues palmes et de faire leurs révérences à la française.

Mon impression est qu'une partie de ce monde n'a pas une foi à la hauteur du mystère qui est là rappelé et représenté.

Je serais mauvais reporter pour décrire les détails de la cérémonie. J'aime mieux, pour en donner l'idée, traduire un article du Heraldo relatif aux fonctions du jeudi saint.

- Le lavatorio (lavement des pieds). - Comme de coutume, on a célébré au palais les saints offices, le lavatorio et la cène des pauvres. La reine était en costume de cour, de couleur héliotrope, avec des dentelles blanches et de larges bordures de broderies d'argent et de guirlandes de fleurs; Leurs Altesses la princesse des Asturies et l'infante Marie-Thérèse étaient vêtues de blanc, et Son Altesse l'infante dopa Isabelle avait un costume jaune pâle.

Le chœur a chanté la messe pour voix de basses de Eslava. - A l'offer­toire, l'artiste Mirecki a exécuté sur le violoncelle le «Pieta, Signore» et à l'élévation on a joué la mélodie de Schumann.

L'office divin s'est terminé à une heure et demie après midi. A la Cène figurèrent quarante plats. (?)

A la cérémonie assistaient les dames de la cour: la comtesse de Sastago, Camaera mayor, Grande Camérière du palais; la comtesse de Pinohermoso, au service de la Reine; la comtesse de Via-Manuel, au service de la Princesse; la marquise de Perales, au service de l'infante dona Maria Teresa; la comtesse veuve de Toreno, attachée à l'infante dona Isabelle; les duchesses d'Albe, de Bailen, de Santo-Mauro, de San Carlos y Ahumada; les marquises de Aguilar de Campo, Castelar, Santa Cristina et de Monistrol; les comtesses de Villagonzalo et veuve de Torrejon.

Parmi les Grands d'Espagne se trouvaient les ducs de Medinaceli, Tamames, Baena, Montellano, Sanlucar, Luna, et Aliaga; les marquis de la Laguna, Bedmar, Aranda, Torrecilla, Castelar et Santa Cruz; et les comtes de Aguilar, Via-Manuel, Atarès et Pinohermoso.

Aux postes marqués par l'étiquette se trouvaient: le majordome de Leurs Majestés, duc de Sotomayor; le commandant général des hallebardiers, marquis de Pacheco; le chef du quartier militaire, les aides de camp, les officiers majeurs des hallebardiers, les majordomes de semaine et les gentilshommes de cour et de service (de casa y boca).

Le Vendredi saint

L'office commença â neuf heures.

La Reine avait un costume de soie noire avec un pardessus de velours, la mantille sur la tête, et de superbes pendants de grosses perles noires. L'assistance était â peu près la même.

On interpréta la Passion du maestro Torres.

Pendant l'office eut lieu l'adoration de la croix. Sur le coussin était déposé le Lignum Crucis du palais, précieuse relique de la Vraie Croix dans un reli­quaire de grand prix en filigrane d'or et pierres précieuses, don du Pape Léon X au Cardinal Ximénès de Cisneros; et la Reine alla faire son adoration avec trois génuflexions.

L’indult

Avant que la Reine s'agenouillât, l'évêque de Sion, grand aumônier, s'approcha d'elle et lui présenta dans un bassin d'argent un paquet contenant l'expédition des indults réunis par un large ruban de soie noire, et il dit â haute voix:

- Votre Majesté pardonne-t-elle aux coupables que la justice humaine a condamnés â mort?

La Reine, visiblement émue, mit la main droite sur les indults en disant:

- Je leur pardonne pour que Dieu me pardonne.

On enleva de suite les sentences liées par les rubans noirs et qui recou­vraient les indults de pardon entourés par des rubans de soie blanche.

Les graciés étaient au nombre de douze.

* * *

Avant que la Reine régente fût au pouvoir, on ne pardonnait qu'à un des coupables, celui dont le Souverain touchait la condamnation. La première année, la régente demanda pourquoi on ne pardonnait pas â tous. On lui dit qu'elle ne touchait qu'un indult.

- Alors, dit-elle, je les toucherai tous et elle les souleva tous en même temps.

* * *

La Reine fit son adoration et déposa une once d'or dans le bassin qui était au pied de la relique.

La princesse et les infantes firent ensuite leur adoration et déposèrent chacune une demi-once d'or.

Ce fut ensuite le tour des fils du comte de Caserte, duc de Calabre et prince don Carlos, qui déposèrent chacun une monnaie d'or de quatre duros (quatre piastres).

Chacun des assistants vint ensuite à l'adoration et déposa une monnaie de cinq pesetas (cinq francs).

La Reine retourna dans ses appartements, accompagnée jusqu'à sa porte par toute la cour pendant que la musique des hallebardiers jouait une marche de Marti.

On reporta ensuite processionnellement à la chapelle particulière de la Reine les reliques du Lignum Crucis et du saint Clou, portées respectivement par le nonce apostolique et l'évêque de Sion.

L'office se termina à onze heures. A midi eut lieu le sermon des sept paroles du Christ, prononcé par le doyen du chapitre de Tarragone.

Le chœur interpréta les sept paroles de Haydn.

A quatre heures on célébrait les matines à la chapelle royale.

* * *

Les journaux louent les processions de Murcie et de Séville et les offices de ces deux villes avec des chants supérieurement exécutés et des illuminations brillantes.

Les autorités civiles et militaires assistent aux processions. A Séville, un général représente le Roi. - L'Espagne n'est pas encore entièrement laïcisée.

LX. – La petite sainte de l’Escorial

J'ai revu l'Escorial, le grand monastère sombre et maussade qui contient d'ailleurs mille choses intéressantes à visiter. Je ne veux pas le décrire une seconde fois, mais j'y ai retrouvé un souvenir de Saint-Quentin, qui m'avait échappé à mon premier voyage. Je veux en parler ici.

* * *

Un des trophées emportés de Saint-Quentin à l'Escorial par Philippe II est le corps de sainte Pécinne.

Il a plu à la divine Providence de transporter ces reliques en divers régions pour qu'elles portent partout des grâces de sanctification.

Le nom gracieux Pécinne veut dire petite, pequena en espagnol. C'est une petite sainte, aimable et gracieuse.

Pécinne est née en Espagne, dans la Biscaye, le pays à la foi ardente et aux caractères vigoureux. C'était au VII' siècle, au temps où les Sarrasins, conduits par Abdérame, montaient jusqu'en Aquitaine.

La petite sainte, pour fuir ces hardis barbares et pour mener en paix la vie de prière, partit avec deux compagnes, sainte Colombe et sainte Macrine, et vint fonder avec elles un monastère de vierges près de Niort en Poitou.

La vertu est éprouvée partout. Là un seigneur du nom d'Olivier ou d'Olaf, que la légende nous présente comme païen, s'abandonnait à ses caprices passionnés et sanguinaires. Les Normands avaient-ils déjà commencé là leurs incursions, ou restait-il quelque seigneur gaulois encore païen? Olivier voulut posséder ces vierges dont la beauté était rehaussée par la vertu, et il voulait aussi, dit la légende, les contraindre à abjurer leur foi. Colombe résista jusqu'au martyre. Pécinne, par la permission de Dieu, mourut sur le chemin en se rendant chez le tyran. La crainte d'une souillure même involontaire lui avait arraché la vie.

Les chrétiens l'ensevelirent près de Niort et beaucoup de beaux miracles s'accomplirent à son tombeau.

La bourgade qui eut l'honneur de posséder ses restes porte encore le nom de Sainte-Pezaine.

Mais au XIe siècle, Hugues le Grand, Comte de Vermandois, prenant part à la guerre que le Roi soutenait contre le Comte d'Anjou, alla avec ses hommes d'armes jusqu'à Niort et, comme c'était l'usage alors, il emportait les reliques précieuses qu'il trouvait dans le pays conquis.

Il rapporta les reliques de Sainte Pécinne à Saint-Quentin. Il les déposa dans la basilique du saint martyr en attendant qu'il eut fait bâtir un sanctuaire spécial. L'église de Sainte Pécinne s'éleva bientôt et devint à la fois une paroisse et une collégiale.

Une bulle du Pape Célestin III, en 1190, confirma la fondation du chapitre. Les Saint-Quentinois étaient fort dévots à Sainte Pécinne. Mais en 1557, ils se virent déposséder de tous leurs précieux trésors, reliques, vases sacrés et objets d'art, par le roi Philippe II qui avait pris la ville. Le corps même de saint Quentin fut emporté. Il fut rendu après le traité du Cateau. Mais la petite sainte ne revint pas. Elle retourna dans son beau pays de Castille.

Elle est honorée à l'Escorial, à Madrid, à Sion, à Oviedo, en beaucoup de villes d'Espagne, qui possèdent quelque chose de ses reliques.

A Saint-Quentin, son église a disparu à la Révolution. Une rue porte encore son nom, et dans ces dernières années, M. l'archiprêtre Mathieu, qui voulait perpétuer le souvenir des anciennes paroisses de la ville et en honorer les titulaires a fait mettre dans le transept de la basilique une statue de la chère sainte.

LXI. – Alba de Tormès et sainte Thérèse.

Nous avions voyagé toute la nuit pour atteindre Alba, la blanche ville du Tormès, la cité où sainte Thérèse séjourna longtemps et où elle reçut ses plus grandes grâces.

Alba est la seigneurie des ducs d'Albe et leur donjon énorme est encore là à demi-ruiné, comme notre colosse de Coucy. Mais combien l'humble couvent du Carmel parle plus à l'âme que la tour féodale de l'illustre général!

Deus monastères sont là, celui des Pères Carmes et celui des Soeurs Carmélites, tous deux assez modestes. Nous filmes reçus avec une aimable hospitalité et je célébrai la messe à l'autel majeur, auprès du cœur et de la main de la grande doctoresse mystique.

Après la messe on nous permit de visiter tous les trésors pieux du sanctuaire.

Le tombeau de la sainte est là dans la petite chapelle où on l'a déposée après sa mort. On sait que les habitants d'Avila réclamèrent son corps, mais les ducs d'Albe obtinrent du roi et des évêques qu'on le laisserait à Alba.

Là est le sanctuaire où elle priait, la grille où elle recevait Notre-Seigneur, son époux divin.

Les religieuses nous montrèrent une croix qu'elle a portée et une lettre écrite de sa main. Mais deux objets surtout retinrent notre attention: son bras et son cœur, son cœur qui a été blessé par la flèche mystérieuse de l'amour divin, son bras qui a écrit ses pensées sublimes.

Voir et prier ne suffit pas, il faudrait méditer là longuement et y relire quelques pages choisies de la chère sainte.

On a souvent parlé des épines qui formaient une étrange végétation autour de ce cœur. Les fidèles les regardaient comme une excroissance miraculeuse qui exprimait la tristesse mystique de la sainte à la vue des impiétés contem­poraines. L'évêque actuel les a enlevées. J'étais heureux de voir ce cœur dans sa forme naturelle avec la trace de la plaie symbolique marquée par l'ange. Je prie encore la grande sainte de m'obtenir un fervent amour pour Notre-Seigneur.

Je relirai avec plus d'intérêt et, j'espère, avec plus de profit, ses merveilleux écrits.

Elle est la docteur de la vie mystique. Elle en a donné les règles et fixé la langue. Ses écrits et spécialement le Chemin de la perfection et le Château intérieur forment la Somme de la théologie mystique comme les écrits de saint Thomas ont donné la Somme de la théologie dogmatique et de la philosophie aristotélicienne.

* * *

C'est à Alba qu'est morte la chère Sainte. Son enterrement, dit l'histoire, a moins ressemblé à une pompe funèbre qu'à une fête triomphale. Il a excité plus de joie sainte que de lugubre tristesse. Son corps, qui fut le vêtement de son âme, exhalait un merveilleux parfum et embaumait tous ceux qui l'appro­chaient. On criait tout autour: K Venez sentir la sainte! Ce sont des parfums du ciel! Jamais les orangers et les jasmins ne sentirent aussi bon. «C'étaient des transports d'admiration et des cris de joie. Chacun voulait baiser les vêtements, les pieds et les mains de la célèbre fondatrice.

La messe fut chantée avec une solennité extraordinaire. Les plus nobles personnages étaient accourus pour y assister: la duchesse d'Albe, le duc de Huescar, l'évêque de Salamanque, une foule de gentilshommes et de chevaliers. Tous contemplaient le visage de la vierge séraphique. Les rides de la vieillesse avaient disparu…

Après l'office, pour satisfaire la pieuse avidité des assistants, qui voulaient tous emporter quelque relique de la vénérable défunte, on coupa en morceaux et on distribua son voile, ses manches, ses coiffes, sa corde. Ces petits fragments continuaient d'exhaler un parfum délicieux, et ils opérèrent un grand nombre de guérisons miraculeuses.

J'emporte aussi quelques petits souvenirs, grâce à l'humble bienveillance des pieuses carmélites qui gardent le tombeau de leur mère.

LXII. – Salamanque, la reine du Tormès

Salamanque est une des grandes cités universitaires du moyen âge. Son nom résonne glorieusement comme ceux de Bologne, de Padoue et d'Oxford. Elle est située dans l'ancien royaume de Léon, à 800 mètres d'altitude, sur la rivière du Tormès. Les Espagnols, toujours amis de l'emphase comme tous les peuples méridionaux, l'appellent la reine du Tormès.

Ils n'ont pas manqué d'attribuer à leur grande ville savante des origines fabuleuses. Ils la disent fondée par Hercule, comme Tolède, ou par le héros Teucer, neveu d'Ajax et roi de Salamine en Chypre, d'où lui viendrait son nom qui veut dire «Colonie de Salamine.»

La première fois que Salamanque apparaît dans l'histoire, c'est comme une forteresse, capable d'arrêter le triomphateur de Cannes et le conquérant de Sagonte. Plutarque, dans ses Vies des hommes illustres, consacre une belle page au siège de Salamanque par Annibal. «Comme Annibal, dit Plutarque, avant d'engager la guerre contre les Romains, avait mis le siège devant Sala­manque, grande ville espagnole, les habitants effrayés lui promirent de se soumettre, de lui donner trois cents talents d'argent et trois cents citoyens comme otages. Mais quand Annibal eut levé le siège, ils changèrent d'avis et ne tinrent pas leurs promesses. Annibal revint et promit à ses troupes le pillage de la ville. Les habitants saisis de nouveau par la crainte demandèrent à rendre la ville en abandonnant leurs armes, leurs biens et leurs esclaves, avec la seule faveur de sortir en hommes libres avec leurs tuniques de citoyens. Les femmes, pensant avec raison qu'on ne s'inquiéterait pas d'elles, sortirent avec leurs maris en emportant des armes cachées sous leurs vêtements. Annibal confia la garde des prisonniers à un corps de Marseillais, dans un fort près de la ville et il livra la cité au pillage. Les Marseillais voyant cela et ne pouvant plus se contenir, abandonnèrent en grand nombre la garde des captifs et cou­rurent au pillage. Les femmes tirèrent alors leurs épées et, avec l'aide de leurs maris, tuèrent ou chassèrent ce qui restait de garde et s'enfuirent vers la mon­tagne. Annibal les fit poursuivre, mais beaucoup échappèrent, et plus tard, ayant demandé leur grâce par des messagers, ils furent autorisés à rentrer dans la ville.»

La fondation de l'Université peut être regardée comme l'événement qui a eu la plus grande influence sur le développement de la ville. On la doit au roi Alphonse IX, descendant du comte Raymond de Bourgogne, qui régna de 1155 à 1214.

Cette fondation fat confirmée par le grand roi saint Ferdinand, fils d'Alphonse IX, dont la cédule se voit encore sous verre dans la chapelle de l'Université.

Ce ne fut dans le principe que le développement des écoles épiscopales fondées par le comte Raymond et son illustre collaborateur, l'évêque Jérôme Visquio.

L'Université de Salamanque rivalisa bientôt avec celle de Palencia où les rois de Navarre avaient appelé les maîtres les plus brillants de France et d'Italie.

Alphonse X l'Astronome et le Sage contribua beaucoup à ses progrès. On sait qu'il était le prince le plus instruit de son siècle. Il avait étudié les sciences des Arabes. Il fit rédiger un recueil des lois, une chronique d'Espagne et les tables astronomiques, qu'on a appelées tables alphonsines.

Le pape Alexandre IV avait confirmé, en 1253, les statuts de l'Université, qu'il proclamait une des quatre lumières du monde.

LXIII. – Salamanque: la vieille cathédrale

Un adage latin du XIVe siècle caractérise la vieille cathédrale de Sala­manque par son aspect de forteresse.

Sancta Ovetentis, (Sainte est celle d'Oviedo);

Dives Toletana, (Riche, celle de Tolède);

Pulchra Leonina, (Belle, celle de Léon);

Fortis Salamantina, (Forte, celle de Salamanque).

Aujourd'hui encore ses épaisses murailles, les créneaux qui la couronnent, sa coupole entourée de tourelles coniques, tout rappelle cet âge de fer où la religion était unie à l'action militaire. Elle a perdu cependant sa vieille façade romane flanquée de tours.

Gâtée par les adjonctions du XVIe siècle, la vieille cathédrale a encore un grand aspect. Elle est encore un des principaux monuments de la cité qu'on a souvent appelée la petite Rome et la nouvelle Athènes, Roma la chica, pequena Atenas.

La vieille cathédrale, selon la tradition, fut construite au temps du comte Raymond par un français Cassandre et un navarrais, Florin de Pontuenga. On y célébra la première messe en l'an 1100. C'est un temple à trois nefs, en forme de croix latine, avec un haut ciborium sur la croisée des nefs et trois absides semicirculaires à l'Est. Le mélange du plein ceintre et de l'arc légère­ment ogival montre qu'elle appartient à l'époque de transition. Les éléments décoratifs sont dans le style néo-grec.

A l'extérieur, ce qui attire le plus l'attention est le groupe des trois absides, avec le ciborium qu'on appelle la tour du coq, torre del gallo, à cause de la girouette qui la surmonte.

Pour bien apprécier cet ensemble, il faut se tenir sur la petite place, Patio Chico, qui est derrière le monument. Quel gracieux coup d'œil! quelle élégance de formes 1 quelle pureté d'orientalisme! L'abside centrale a trois élégantes fenêtres ornées de meneaux finement sculptés. Les autres absides n'ont qu'une fenêtre. Des colonnes séparent les absides; leurs chapiteaux et ceux des fenêtres ont des sculptures romanes qui reproduisent la flore et la faune du pays. Une corniche légère, coupée par les gargouilles, entoure les trois absides.

Si beau que soit cet ensemble, il le cède encore au ciborium ou lanterne, qui est la perle de l'art roman en Espagne. Vingt-quatre petites fenêtres l'entourent, ornées de fines colonnettes et de gracieux frontons.

Le ciborium est flanqué de quatre tourelles coniques, comme une citadelle, et la pyramide centrale porte fièrement dans les airs le coq qui lui donne son nom. A l'Occident, la porte romane et ses tours ont été malheu­reusement remplacées par un portail en style néo-classique.

L'intérieur du temple proprement dit a été débarrassé du chœur qui l'obstruait. Dix fenêtres romanes lui donnent la lumière, cinq de chaque côté, douze piliers avec des colonnes engagées séparent la nef centrale des nefs latérales. Les chapiteaux sont élégants et variés. Les uns ont des feuillages, les autres des animaux fantastiques et ailés, des personnages nus, des scènes de chasse ou de lutte. Les sculpteurs ont sûrement été abandonnés à leurs caprices.

Le ciborium aérien est parfaitement conservé. Trente-deux petites fenêtres l'éclairent.

L'abside centrale a un très curieux retable, qui comprend cinquante-cinq tableaux répartis en cinq étages et représentant toute la Passion de Notre­Seigneur, avec un coloris toujours vif et une expression mystique.

A la voûte est représenté le jugement dernier. Le juge suprême est entouré d'anges qui par leurs trompettes appellent les morts au jugement: à droite sont les justes, vêtus de robes blanches; à gauche les damnés, précipités en enfer par les démons.

Aux archives du Chapitre, on conserve un acte original daté du 15 décembre 1445, dans lequel Nicolas de Florence s'engage à peindre, pour la somme de 75.000 maravédis de monnaie blanche courante de Castille, la voûte de l'autel majeur selon le modèle convenu. C'est un des plus anciens et des plus importants monuments de la peinture chrétienne en Espagne.

La vieille cathédrale, si riche en souvenirs, témoin de réunions conci­liaires, honorée de visites royales, ne pouvait pas manquer d'être choisie pour la sépulture des grands. Elle, a entre autres, le monument commémoratif du comte fondateur Raymond de Bourgogne, le tombeau du fameux évêque qui accompagnait le Cid, don Jeronimo Visquio, et celui de l'illustre musicien et poète Juan de la Encina.

Dans le dernier quart du XIIe siècle, vers 1177, a été commencée la construction du cloître après la concession au Chapitre des maisons confisquées à un certain Flaino, convaincu de sacrilège. Ce ne fut d'abord qu'une simple cour à l'usage de cimetière. Ses arcades en style pseudo-classique ont été faites au XVIIIe siècle. Son intérêt vient des tombeaux et des chapelles que les siècles y ont accumulés.

Au levant, une porte romane donne entrée à la chapelle de Talavera. Don Rodrigo Arias de Talavera y a fondé en 1510 douze chapellenies pour y célébrer le culte dans le rite mozarabe.

Après la chapelle de Talavera, sous le cloître, se voit un autel de l'Ado­ration des rois, près duquel une inscription indique les thèses que les docteurs avaient à soutenir dans la chapelle voisine de Sainte-Barbe.

Cette chapelle de Sainte-Barbe a son entrée près de cet autel. Elle est couronnée d'une coupole octogone. Elle a été fondée par le belliqueux évêque don Juan Lucero, serviteur complaisant de Pierre-le-Cruel. Le tombeau de marbre du fondateur est au centre de la chapelle. Il est recouvert en entier par la grande table qui a servi pendant des siècles au jury académique pour la réception des jeunes docteurs après qu'on les avait enfermés là pour leur préparation pendant vingt-quatre longues heures marquées par le son des cloches. C'est là qu'ont passé et fait valoir leurs talents tant d'illustres savants de l'Université de Salamanque.

Plus loin est une statue colossale de Marie devant laquelle priaient les étudiants pendant que le jury appréciait leurs compositions.

Enfin près de la porte une grande figure de saint Christophe est attribuée à Gallego, le peintre salamentin.

Nos lecteurs peuvent juger par cette description de l'importance de la vieille cathédrale.

La visite de tout cet ensemble fait revivre la vieille ville et son illustre chapitre de chanoines. Ces vénérables ecclésiastiques, issus souvent des meilleures familles du pays, ont passé là leur vie en servant Dieu et en couvrant la ville de fondations de tout genre: chapelles, collèges, bibliothèques, lits d'hôpitaux et pensions d'étudiants.

LXIV. – Salamanque: la nouvelle cathédrale

En 1491, les Rois Catholiques, Ferdinand et Isabelle, écrivaient au Cardinal d'Angers

Mon Révérend Père et notre cher ami, nous vous saluons avec respect et nous prions Dieu qu'il vous donne longue vie. Nous vous faisons savoir que la ville de Salamanque, une des plus importantes de notre royaume, trouve sa cathédrale trop petite. On ne peut pas y célébrer convenablement les offices pour la population toujours croissante. Le doyen et le chapitre demandent à en faire une plus grande. Mais comme les ressources de cette église sont minimes, veuillez prier le saint Père d'accorder quelques faveurs et indulgences aux bienfaiteurs qui vous aideront. Les évêques de Badajoz et Astorga, nos procureurs et ambassadeurs à la cour pontificale, s'entendront avec vous. Nous n'avons en vue que l'accroissement du culte divin… Que Dieu Notre-Seigneur vous ait en sa sainte garde! - De Séville le 17 février 1491.

La vieille cathédrale, temple grandiose au temps où on la construisit, paraissait petite et sombre à la fin du XVe siècle, à l'aube de la Renaissance. Le peuple se trouvait à l'étroit à Sainte Marie de la Sede, dont le style sévère contrastait avec les tendances contemporaines. Heureusement la pensée de détruire la basilique séculaire pour en élever une autre sur ses ruines fut abandonnée et c'est grâce à cette sage détermination, dont on a trop peu d'exemples, que nous devons l'avantage de pouvoir contempler la robuste construction du XIIe siècle à côté du brillant édifice du XVIe.

Vingt-deux ans s'écoulèrent entre la lettre du roi et le commencement des travaux. La première pierre fut posée le 12 mai 1513, comme l'atteste une inscription commémorative, à l'Est de la façade. Les travaux furent poussés avec avidité. En 1560, les trois nefs étaient déjà élevées jusqu'au transept, et elles furent livrées au culte.

En 1585, il fallut interrompre les travaux faute de ressources, mais on put les reprendre en 1588.

L'art gothique était déjà en pleine déroute et le style classique envahissait

tout. Des conférences eurent lieu entre les principaux maîtres architectes du royaume, pour décider quel style on donnerait à ce qui restait à faire. On dit que tous, y compris Juan de Herrera, le renaissant, furent d'avis qu'il fallait s'en tenir au style gothique.

On célébra par des fêtes publiques la reprise des travaux, et ils se conti­nuèrent sans interruption jusqu'en 1733, époque de l'inauguration solennelle. Malheureusement la direction était tombée dans les dernières années aux mains de Churriguera, qui donna son cachet baroque à la coupole et au chœur. Elle est bien imposante cette immense basilique! Elle présente avec fierté les grandes lignes de ses nefs, percées de 72 fenêtres, avec ses soixante arcs-boutants et ses quatre cents pinacles qui forment comme une forêt de pierre. Il est facile de distinguer dans ce grandiose ensemble les différentes époques de sa construction. On reconnaît la première période à la façade occidentale et dans les nefs jusqu'au transept. Le plan primitif de style ogival a été parfaitement conservé jusque-là.

Le transept a gardé encore les tendances ogivales, mais la coupole, le chœur, la grande touret la sacristie sont dans le style baroque du XVIIIe siècle. Mais reprenons la visite par le détail et admirons d'abord la façade occidentale, un des joyaux les plus précieux de l'art gothique plateresque. La grande tour qui couvre à droite la nef des chapelles dérange cependant l'uni­formité de la façade. Quatre grandes arcades séparées par des contreforts saillants marquent les trois nefs centrales et la nef des chapelles de gauche. 88 statues, 30 écussons et 5 grands reliefs ornent cette façade et lui donnent un aspect de richesse qui saisit le spectateur.

La porte du Nord s'appelle porte des Rameaux ou de l'Atelier, comme on disait pendant la construction de la basilique. Quoique plus petite elle n'est ni moins belle ni moins fastueuse que celle de l'Occident. Au tympan de son grand arc ogival est sculptée la scène qui lui donne son nom, l'entrée de Notre-Seigneur à Jérusalem. Le Sauveur monté sur un âne est suivi de ses disciples, le peuple vêtu de costumes moyen âge s'avance à sa rencontre. Ce relief est encadré de fleurs, d'animaux, de blasons et d'inscriptions latines. Au-dessus, court une imposte sculptée comme une marquetterie, puis une rose à claire-voie entre les statues de saint Pierre et saint Paul. Le haut du pignon a trois arcatures richement ornées.

Du même côté, à la croisée des nefs, il y a un autre portail établi pour la symétrie, mais sans usage. Il est presque aussi riche que le précédent, et il présente les statues de saint Roch, de saint Ildefonse et de saint Ferdinand.

Au midi, à la croisée, en harmonie avec le portail précédent, se présente celui del Patio chico ou de la petite place. Il est sculpté avec une délicatesse égale à celle du grand portail, mais plusieurs de ses niches sont veuves de leurs statues. J'y ai remarqué seulement celles de saint Jean de Sahagun et de saint Stanislas Kostka. Les plats de cette façade, comme ceux des autres, sont ornés par les écussons du chapitre qui portent des vases de lis.

Sur ce bel édifice gothique, la grande coupole Renaissance est comme une dissonance dans un concert.

Cependant elle est belle en elle-même. Elle porte fièrement dans les nues la croix de son pinacle. Elle fait honneur à son inspirateur Sachetti. Son tambour élégant et léger est entouré d'une balustrade. Quatre petites coupolettes sont comme des sentinelles à ses flancs. Les huit fenêtres ceintrées sont séparées par seize colonnes corinthiennes d'un bon effet, qui supportent l'entablement classique couronné par une autre balustrade. La coupole gracieuse porte une lanterne octogone et au sommet la croix s'élève sur un globe à 66 mètres de hauteur. Sachetti avait du talent, mais il commit un déplorable anachronisme en plaçant la coupole de saint Pierre sur une nef ogivale.

La gigantesque tour enfin, qui annonce au voyageur à plusieurs lieues de distance l'approche de Salamanque, est aussi un hors-d'œuvre auprès de la basilique ogivale, mais en elle-même elle est assez majestueuse. Cette immense masse a 400 pieds d'élévation. Sa partie inférieure est carrée et n'a pas moins de 16 mètres de côté. Elle est peu ornée. Ses fenêtres sont rectangulaires. La partie supérieure est octogone. Une coupole hémisphérique la couronne. Celle-ci porte elle-môme une lanterne octogone qui n'a pas moins de 70 pieds de haut.

L'intérieur de la cathédrale n'est pas moins grandiose que l'extérieur, mais le chœur et l'autel de style baroque en coupent la perspective. Trente-huit piliers ou faisceaux de colonnes supportent les voûtes. Il semble une forêt d'arbres gigantesques, qui développe sa ramure légère dans les nervures des voûtes.

Les arcs de la nef et ceux des chapelles accusent la période du gothique tertiaire. Une galerie toute brodée de fleurs, de feuillages, et de scènes repré­sentant les travaux de constructions, contourne les nefs latérales et le transept. Des armoiries et des médaillons avec bustes polychromés décorent les angles formés par les arcs des chapelles et par les ogives des fenêtres. Vingt grandes fenêtres ont des verrières de couleur.

La coupole dans le style étrange de Churriguera contraste avec le reste. Elle est ornée de niches en coquilles et d'angelets. Au tambour, huit grands reliefs représentent la vie de la Vierge. Au-dessus, huit grandes fenêtres sont couronnées de frontons recourbés. La coupole est toute en couleurs criantes où dominent l'azur et l'or.

Le même style se continue à l'abside. Les colonnes et les murailles sont ornées de moulures bizarres, de guirlandes, de fleurs et d'oiseaux. C'est une profusion de mauvais goût. Derrière l'autel, au trascoro, comme disent les Espagnols, le Père éternel entouré d'anges apparaît dans une gloire de rayons et de nuées. Au-dessous, des reliefs représentent la Vierge Mère, les apôtres Pierre et Paul, les rois David et Salomon, sainte Anne et l'évangéliste saint Jean. Ces deux dernières sculptures sont attribuées à Juan de Juni.

Les stalles du chœur, de Churriguera, ont le même cachet de bizarrerie. Quel contraste avec celles de saint Marc de Léon ou de la cathédrale de Tolède Toutefois, si l'on tient compte de la différence des temps et de la diversité de l'idéal artistique, on leur trouve encore du mérite. Le corps inférieur a 47 sièges ornés de têtes de saintes martyres et séparés par des enfants nus dont les pieds se prolongent en feuillages. Le corps supérieur, comprenant 57 stalles est plus beau et plus luxueux. Le dos des sièges porte des figures de saints bien sculptées et séparées par des pilastres assez gracieux. Au-dessus de chaque siège un écusson est porté par des enfants nus.

La chapelle majeure (capilla mayor) est reliée au chœur par d'élégantes ferrures qui portent des tentures de velours cramoisi. L'autel est simple, il provient de la paroisse Saint-Sébastien. Il porte un tableau représentant l'Ascension et attribué à Juan de Juanes. A ses côtés des urnes d'argent contiennent les corps de saint Jean de Sahagun et de saint Thomas de Villeneuve. La quatrième chapelle à gauche doit son titre de Notre-Dame de la Vérité, Nuestra senora della Verdad, à une pieuse légende, d'après laquelle l'image de la Vierge aurait remué la tête un jour où un chrétien qui reniait sa dette envers un Juif l'avait prise à témoin de ses serments.

La dixième est consacrée au Christ des Batailles. Au fond est le crucifix historique que portait à la guerre le célèbre compagnon du Cid, l'évêque Jeromino Visquio, dont la tombe est aussi dans cette chapelle. Le Christ mira­culeux donnait la victoire au Cid, dont l'illustre évêque était le confesseur et le conseiller.

LXV. – Salamanque: San esteban et autres églises

Il y aurait encore dix églises à citer à Salamanque. Nous ne parlerons plus que de la belle église monacale de San Esteban, élevée au XVIe siècle par les Dominicains, dans le style fleuri de la renaissance plateresque.

L'ordre de saint Dominique était alors dans tout son éclat. La maison de

Salamanque avait à sa tête le frère Jean de Tolède, de l'illustre maison d'Albe, qui devint cardinal évêque de Tusculum, et le frère Dominique Soto, une des lumières du Concile de Trente. Elle compta aussi parmi ses habitants les illus­tres théologiens: Francisco Vitoria, Melchior Cano, Medina, Banez, et parmi ses hôtes: saint Vincent Ferrier, saint Ignace de Loyola et Christophe Colomb.

La construction de l'église fut confiée à Juan de Alava et commencée en 1524. Monument de transition, comme la cathédrale, l'église de San Esteban nous montre les styles gothiques et plateresques gracieusement harmonisés. Des arcs-boutants soutiennent les voûtes â l'extérieur. Les fenêtres sont légère­ment ogivales. L'abside est polygonale. Une coupole hardie s'élève sur la croisée des nefs.

Ce qu'il y a de vraiment admirable à San Esteban, c'est sa façade plate­resque, modèle précieux du genre qui fait la gloire des Salamentins et saisit tous les visiteurs d'admiration. C'est un vrai travail d'orfèvrerie. Tout y est sculpture et ciselure de pierre.

Deux contreforts très ornés marquent la largeur de la nef majeure. Plu­sieurs séries de statues garnissent des niches élégantes. Les trois ordres super­posés rivalisent de richesses dans leurs colonnettes, leurs frises, leurs chapitaux et leurs attiques. Les pinacles des niches présentent un vrai travail de filigrane. Au centre du second ordre se voit le magnifique relief du martyre de saint Etienne, sculpté par le milanais Ceroni en 1610. Au troisième ordre, sous le fronton est représenté le calvaire. L'intérieur est ample et majestueux. Six berceaux de voûte aux claveaux dorés couvrent la nef. Deux séries de chapelles l'accompagnent.

Le gigantesque rétable de l'autel majeur est l'œuvre de don José Churri­guera. Il fut terminé en 1693. Il fallut, dit-on, quatre mille pins pour en fournir le bois. Six colonnes torses le partagent. Un petit temple au centre abrite la statue miraculeuse de la Vierge de la Véga. Des deux côtés se dres­sent les belles statues de saint Dominique, saint François, saint Etienne et saint Laurent. Au-dessus du petit temple central est le fameux tableau de Coello qui représente le martyre de saint Etienne.

Il y aurait encore plus de soixante tableaux à signaler, la plupart de l'école de Florence. Citons seulement la grande fresque de l'abside, œuvre de Palo­mino qui représente le triomphe de l'Eglise et qui rappelle l'ouvre analogue de Rubens.

LXVI. – Salamanque: l’université

«Le nom de Salamanque est uni inséparablement à celui de son Univer­sité. Quand on cite Salamanque, on pense à son enseignement fameux, et quand on parle des études supérieures en Espagne, le nom de Salamanque vous vient sur les lèvres. L'Université est l'âme de Salamanque, son sang, sa sève, son orgueil. S'il arrivait, même aujourd'hui, après la décadence qui résulte de la multiplication des Universités, que l'on commit l'infâme attentat de supprimer l'Ecole salamantine, ce serait la même chose que d'arracher à Salamanque son cœur, de la décapiter, de l'assassiner, de la priver de ce qu'elle aime et estime le plus, comme si on prenait à une mère son fils qui fait son honneur.»

Ainsi parle un écrivain salamentin. Il ajoute cependant: «Il est certain que l'Université n'est plus qu'une ombre de ce qu'elle a été, et il ne pouvait pas en être autrement après la décentralisation de l'enseignement. Autrefois l'Espagne n'avait que deux Universités: Salamanque et Complutum (Alcala de Bénarès); aujourd'hui elle en a dix, établies généralement dans les grandes villes, où il y a plus de mouvement et de vie, plus d'éléments de distraction et de plaisir, ce qui attire invinciblement la gent écolière, souvent plus avide de s'amuser et de faire du bruit que de travailler et de s'instruire… L'université de Salamanque a donc moins de vogue et moins d'étudiants qu'autrefois, mais on peut dire que ses études ont gagné en gravité et en profondeur. Elle a la fleur des étudiants, ceux qui ne cherchent pas à s'amuser mais à travailler, aussi sa renommée est toujours grande en Espagne et ses grades sont très appréciés. Dans les concours de l'Etat, les étudiants sortis de Salamanque portent toujours bien haut le glorieux pavillon salamentin…»

L'édifice universitaire de Salamanque a trois parties: les Ecoles Majeures, les Ecoles Mineures et l'Hospice des étudiants.

Les Ecoles Majeures. - Les Escuelas mayores constituent ce qu'on appelle strictement l'Université. Rien n'est beau comme sa magnifique façade de l'Occident qui date des Rois Catholiques et de Charles-Quint. Au centre des ornements infinis de cette façade se détachent les grands écussons de Ferdinand et Isabelle et de leur auguste petit-fils, l'empereur Charles. Le style plateresque a développé là toute sa richesse. Ses délicates arabesques sont admirablement conservées. Leur élégance et leur richesse font songer aux descriptions poéti­ques du livre des Mille et une nuits.

La façade a quatre étages dans lesquels l'architecte a ménagé habilement la perspective. Les ornements des étages supérieurs sont moins délicats parce qu'ils doivent être vus de loin. L'ensemble de la façade est comme un immense tapis de feuillages sur lequel se détachent quelques écussons et médaillons.

Les murs du cloître ont des médaillons noirs qui représentent les rois protecteurs de l'Université. Chacun des médaillons est accompagné d'une courte inscription latine, qui exalte les mérites royaux. D'autres médaillons symbolisent les sciences: (éloquence, la théologie, le droit, la médecine, la grammaire. D'autres inscriptions les accompagnent. J'en citerai une comme spécimen

Eloquentiae

Ut animi arcana sensa facundioe subsidio

Ornate ac luculenter efferri queant

Utque amceniori eultu temperentur

Severiores Musoe,

Senatus ludum aperuit.

Traduction

A l’éloquence

Pour que les conceptions de l'esprit puissent avec le secours de la rhéto­rique s'exprimer d'une manière plus ornée et plus abondante et pour que la sévérité des Muses soit tempérée par la grâce du langage, le Sénat a fondé cette chaire.

A l'intérieur, on visite la salle ornée de tapisseries où professa l'illustre augustin Frère Luis de Léon. Ces tapisseries servent à orner les cloîtres pour les processions de la Semaine Sainte.

La grande Salle des Actes s'appelle le Paraninfo. Elle est ornée de por­traits royaux et de médaillons qui représentent les plus célèbres docteurs de Salamanque: Vasquez, Cardoso, Suarez, Bobadilla, Soto, Victoria, Medina, etc., etc.

En haut des arcades qui ornent les murs une série de courtes inscriptions en lettres d'or reproduit des aphorismes de toutes les écoles. J'en citerai quelques-uns

Scribendi reste sapere est et principium et Tons: Pour bien écrire, il faut commencer par bien savoir. Horace.

Juris prœcepta sunt hoec: honeste vivere, alterum non loedere, suum cuique tribuere: Les principes du droit sont: vivre honnêtement, ne faire tort à personne, rendre à chacun ce qui lui est dû. Ulpien.

Non satielas, non fames, neque aliud quidquam quod modum naturae exces­serit, bonum: Ni la satiété, ni la faim, ni rien qui excède la mesure de la nature n'est bon. Hippocrate.

Les maximes chrétiennes n'y manquent pas. Celle-ci couronne le tout Jésus Christus heri et hodie: ipse et in saecula: Le Christ était hier, il est aujourd'hui, il sera toujours. Saint Paul.

La chapelle universitaire, élevée dans le style ogival, a été défigurée au XVIIIe siècle par une profusion de marbres et d'ornements pseudo-classiques. Elle a perdu lors de la guerre de l'Indépendance son magnifique tabernacle d'argent.

Il lui reste un beau retable de marbre à trois étages dans lequel sont encadrés des tableaux représentant saint Jean de Sahagun, saint Thomas de Villeneuve, saint Augustin, saint Thomas d'Aquin et le serment des docteurs en faveur de l'Immaculée-Conception.

La chapelle possède aussi le modeste tombeau du Frère Luis de Léon.

La bibliothèque est au premier étage. La grande salle ogivale a été défi­gurée par Churriguera. Cette bibliothèque possède 80,000 volumes. Elle a été fondée par le roi Alphonse le Sage. Elle s'est accrue par l'adjonction des livres provenant des couvents supprimés.

Escuelas menores. - Les Ecoles mineures sont un collège d'humanités. Elles dépendaient autrefois de l'Université, elles sont devenues en 1845 un institut provincial. La façade en est plus simple que celle des Ecoles majeures, mais dans le même goût plateresque. Sa double porte ceintrée conduit à un cloître ou patio sur lequel s'ouvrent les classes.

Hospital del Estudio. A côté des Ecoles se trouve l'hospice des étudiants, fondé en 1413 par le dominicain Lope Barrientos. Il occupe l'emplacement de l'ancien Prétoire romain, qui servit de palais à Dona Urraca et à Don Ramon de Borgona. Jean II le céda à son confesseur Barrientos qui en fit une maison de famille d'étudiants pauvres. Cet édifice d'ailleurs peu orné sert aujourd'hui pour les Archives et le Secrétariat de l'Université. Les boiseries de sa petite chapelle ont des peintures qui représentent des scènes académiques où l'on remarque sur les bancs des amphithéâtres des visages de femmes mêlés à ceux des étudiants.

Collèges et séminaires. - A l'ombre de l'Université, dès ses commence­ments, naquirent et se développèrent une multitude de collèges. Quatre d'entre eux éclipsaient tous les autres par la somptuosité de leurs édifices, l'importance de leurs revenus, la dignité de leurs fondateurs, la célébrité de leurs élèves. On les appelait les Collèges Majeurs: Colegios mayores. C'étaient ceux de San Bartolomé, de Santiago, d'Oviedo et de Cuenca. Les deux derniers ont disparu à la guerre de l'Indépendance. Les deux autres sont encore debout, quoiqu'ils aient changé de destination. Le Colegio de San Bartolomé sert aujourd'hui de résidence au gouverneur civil et de lieu de réunion au conseil provincial.

Celui de Santiago, un bel édifice de la renaissance plateresque, est devenu un collège irlandais.

LXVII. – Salamanque: palais et maisons notables

Salamanque était le séjour préféré de la noblesse des royaumes de Léon et de Castille, aussi avait-elle une foule de palais et hôtels seigneuriaux. Bon nombre de ces habitations sont encore ornées de leurs écussons. Quelques-unes sont particulièrement remarquables.

La torre del Clavero. - Ce donjon appartenait à la famille des Soto­mayor, dont un membre fut trésorier ou clavero de l'ordre d'Alcantara. Il fut bâti en 1480 sur la place de Los Minores. Sa base est carrée, mais aux deux tiers de sa hauteur il devient octogone avec de petites tourelles rondes ornées d'écussons dans les angles et qui ressemblent à des échoguettes.

La casa de los Muertes, la maison des mortes, près de l'église Sainte-Marie des Chevaliers. - On ne sait pas d'où lui vient ce nom sinistre. D'aucuns disent que c'est parce qu'elle fut longtemps inhabitée, ne trouvant pas de locataire ou d'acheteur qui eût assez de fortune pour vivre dans un si vaste et si luxueux palais. C'est en effet la plus importante des maisons seigneuriales de Sala­manque. Elle a été construite au XVIe siècle, pour le fameux Alphonse de Fonseca, patriarche d'Alexandrie. Sa façade est plateresque. Au-dessus de sa belle porte à linteau se voit un grand écusson entre deux médaillons avec bustes de femmes. Au-dessus du balcon, un buste représente le grand cardinal en habits pontificaux, avec l'inscription: et serenisimo Fonseca, patriarca ale­andrino. Le second étage a deux autres balcons très ornés avec candélabres et feuillages et deux autres bustes de chevaliers dans des médaillons. La corniche porte des têtes d'anges au milieu de feuillages gracieux.

El palacio de Monterey. - Cet hôtel des comtes de Monterey a toute l'ampleur et la beauté d'une demeure royale. Il est de la meilleure époque de la Renaissance. Il appartient maintenant à la noble famille des ducs d'Albe. C'est un grand palais à trois étages, avec une tour carrée à l'angle et une autre au centre. Le second étage a une belle galerie de quatorze arcades d'une tour à l'autre, et onze arcades de la tour centrale jusqu'à l'autre angle. Ces arcades ont d'élégantes colonnettes avec des chapiteaux variés et une frise de croix de Saint-Jacques et de roses. Les tours devraient être au nombre de quatre. Deux seulement ont été faites. Ces tours ont des fenêtres ornées et des écussons. Quatre élégantes cheminées plateresques couronnent l'édifice.

La casa de las Conchas. Celle-ci est bien originale. Elle a été construite par la famille des Maldonados qui avait encore deux autres hôtels à Sala­manque. Elle est dans le styla de transition du gothique à la Renaissance. Ce qui la caractérise, c'est un semis de coquilles sculptées qui orne ses murailles. On en compte 275 à la façade, 68 à la tour et 26 au côté oriental. Les 40 clous de la porte monumentale sont aussi des coquilles en fer forgé. La façade a aussi d'élégants balcons. Le tympan du portail a un relief qui repré­sente l'Annonciation. Les fenêtres sont à meneaux et bien ornées.

L'intérieur est aussi fort remarquable. La cour ou patio est une des plus belles de Salamanque. Elle rappelle par sa variété l'hôtel de Jacques Cœur à Bourges. Elle a deux étages séparés par un rinceau qui figure un enroulage de cordes. Les deux étages ont des arceaux portés par d'élégantes colonnettes dont les chapiteaux sont ornés de feuillages, de coquilles et de griffons. La balustrade supérieure a ses fûts cylindriques entrelacés de câbles. La corniche porte des antéfixes en forme de grandes fleurs de lis. L'escalier, plus ouvragé encore que le reste, est voûté en caissons peints et dorés. Cette maison est en somme un des monuments les plus intéressants de Salamanque.

La casa de la Salina. - C'est aujourd'hui le palais de la députation pro­vinciale. II ne le cède pas en élégance à la maison des Conchas. Il a été fondé au XVIe siècle par la famille des Fonsecas, comme l'indiquent les écussons à cinq étoiles souvent reproduits dans ses ornements.

Le rez-de-chaussée a quatre arcades élégantes portées par des colonnes de granit, avec des bustes dans les tympans selon le style de Berruguete. Le pre­mier étage a trois balcons très ouvragés, surmontés d'autres bustes de chevaleries et de dames. Une galerie de huit arcs décore le second étage avec des chapiteaux ornés de figures d'anges et d'animaux.

Le patio intérieur est très remarquable. Ses quatre côtés ont une grande variété. Le côté de l'entrée a une galerie de trois arcades et un pavillon en saillie qui porte une horloge. Les autres côtés ont ensemble 19 arcades ogi­vales; 16 consoles portent des sujets de fantaisie: figures de satires, monstres bizarres de toutes formes, vieux et jeunes, glabres et barbus. Ces sculptures de grandeur naturelle produisent une impression étrange. C'est un ensemble des plus pittoresques. Le travail est très fin et accuse la main de Berruguete ou de ses élèves.

La Plaza Mayor. - A la fin du XVIIe siècle, Salamanque était à son apogée. Les grands et les évêques, les moines et les rois rivalisaient, pour construire églises et palais, collèges et couvents. On songea à doter la ville d'une grande place digne de sa renommée.

C'était une entreprise difficile à cause des expropriations à faire. Mais en 1710 la visite de Philippe V mit un terme aux hésitations. Le petit-fils de Louis XIV parla des embellissements qui transformaient la France et en parti­culier Paris et Versailles, Salamanque ne voulut pas rester en arrière.

Les travaux commencèrent en 1720. Ils durèrent 70 ans. L'architecte Don Andrés Garcia de Quinones était de l'école de Borromini, il évita cepen­dant les étrangetés du style baroque. Sans être entièrement classique, la Plaza Mayor ne manque pas de dignité et de noblesse.

Cette place majestueuse impressionne tous les visiteurs par sa grandeur, sa régularité et sa beauté; nous n'irions pas cependant comme les Salamantins jusqu'à la comparer à la place Saint-Pierre de Rome. Elle est la plus belle de l'Espagne quoiqu'elle ait trouvé des rivales dans celles d'Avila, de la Corogne et de Saint-Sébastien.

Elle est carrée en apparence, cependant ses côtés varient de 74 à 82 mètres. Elle a des arcades sous lesquelles s'ouvrent des magasins. Ses mai­sons ont trois étages qui manquent un peu de hauteur. Au-dessus des arcs, des médaillons représentent toutes les célébrités de l'Espagne, les rois, les con­quérants, les savants, les artistes: Alphonse de Castille, Pierre-le-cruel, Ferdinand et Isabelle, Charles-Quint et Philippe II, Le Cid, Ponce de Léon, Fernand Cortez, Christophe Colomb, François Pizarro, etc., etc.

Sur un des côtés est le pavillon royal, sur un autre la Casa de Ayunta­miento ou Hôtel-de-Ville.

L'Ayuntamiento a été construit en dernier lieu par Churriguera. L'archi­tecte a heureusement respecté l'aspect général de la place tout en laissant percer dans les détails son goût baroque, surtout dans les balcons et leurs ornements. Sa façade porte les statues de l'Agriculture, de l'Industrie, des Sciences et de l'Astronomie.

Le centre de la place a un jardin et une fontaine.

Les magasins sous les arcades centralisent le commerce élégant à Sala­manque. Ils ont la prétention de rivaliser avec le Palais royal de Paris.

LXVIII. – Valladolid

Valladolid est assez grande ville, elle a 25.000 âmes. Elle se met au commerce et à l'industrie. Elle tisse la soie, les rubans, l'étamine. Les Romains l'appelaient Pintia. Elle fait partie du royaume de Léon. Sa belle cathédrale du XIVe siècle est restée inachevée. Elle a un beau collège de Santa Cruz, avec une grande façade dans ce style plateresque qui marque plutôt le génie de l'orfèvre que celui de l'architecte.

Mais ce qu'on retient, quand on a visité Valladolid, c'est le souvenir de son musée de sculptures. Sa collection de sculptures de bois est unique au monde. L'Espagne a excellé dans cet art, du XVIe au XVIIIe siècle. L'Italie sculptait le marbre, la France sculptait la pierre, et l'Espagne le bois. Aux stalles, qui forment à elles seules tout un monde de sujets divers, il faut joindre les statues d'autels et les groupes de processions.

Valladolid rivalisait avec Tolède comme centre de culture littéraire et artistique. Charles-Quint y séjourna souvent. Philippe II y est né et y tint sa cour pendant un temps. Il n'est pas étonnant que les œuvres d'art se soient accumulées à Valladolid.

Sa collection de sculptures en bois est certainement la plus importante du monde. C'est comme un Musée de Cluny espagnol.

Toutes les écoles y sont représentées, car cette sculpture en bois avait ses écoles, comme la sculpture en marbre en Italie. Il y a là tout un monde de statues, de groupes, de reliefs, de panneaux, de stalles, d'autels, etc.

Quatre chefs d'écoles sont là bien représentés par des œuvres nombreuses. Hernandes est pieux et se rapproche de la première renaissance qui savait unir les formes classiques et l'expression du moyen âge.

Vigarny, le sculpteur des belles stalles de Burgos a plus d'ampleur. C'est un renaissant.

Juni excelle â représenter les scènes de la Passion, les pasos; il est tendre et expressif.

Berruguete est plein de verve et de hardiesse. Il rappelle le Bernin. C'est un décadent, mais avec un talent de grande allure.

Amateurs du passé, artistes, collectionneurs, allez à Valladolid si vous voulez voir de belles sculptures en bois, et à Palencia si vous voulez admirer une belle collection de tapisseries.

Valladolid est fière d'avoir donné le jour à Ramon Nocedal, le bras droit de l'Eglise en Espagne, catholique intégriste et intransigeant.

LXIX. – léon

Léon n'est qu'une petite ville de 6.000 à mes, mais elle a un nom glorieux parce qu'elle a été capitale du royaume de Léon qui rivalisait par son impor­tance et par la bravoure de ses princes avec ceux de Castille et d'Aragon.

Léon a été fondée ou au moins développée par les Romains qui en firent le chef-lieu d'une province militaire. Legio septima.

Après avoir obéi aux Romains, aux Wisigoths, aux Maures, la région de Léon fut enlevée à ces derniers par les rois d'Oviedo ou des Asturies successeurs de Pélage.

Oviedo et Léon sont donc les vieilles villes catholiques de l'Espagne. Seules elles ont des cathédrales du XIIIe siècle. Celle d'Oviedo, est la plus riche en reliques; celle de Léon est la plus pure de style. En la voyant, on se croirait dans l'île de France. Elle rappelle la basilique de Saint-Denis. Elle est aussi un panthéon de Rois. Trente-huit rois et reines y ont leurs tombeaux qui sont d'ailleurs fort modestes. On la restaure avec goût.

Nous y avons assisté à la cérémonie liturgique de la bénédiction des saintes huiles le Jeudi-Saint. Cela se faisait avec pompe, mais le cadre était bien étroit, parce que, à cause des travaux de la cathédrale, l'office pontifical se faisait dans la chapelle du Saint-Sacrement.

Un des architectes de la cathédrale se nommait Guillen de Rohan.

Le Coro a de belles stalles en noyer dûes à Jean de Malines et à Copin de Hollande. La série supérieure représente des saints; celle d'en bas se rapporte à l'Ancien Testament. Ces stalles rappellent d'ailleurs celles du couvent de San Marcos et celles de Zamora.

L'église a plusieurs beaux tombeaux, mais le plus remarquable est celui du roi Ordono II. Il date du XVe siècle. Les sculptures sont légèrement déco­rées. La statue du roi est couchée avec un chien à ses pieds. Des deux côtés de la niche, un moine et un héraut indiquent l'épitaphe. Un guerrier, à droite, défend l'écusson aux armes de Léon, devant lequel les Maures prennent la fuite. La chapelle de Santiago a de nombreuses reliques, notamment de saint Pélage, le cher petit martyr de Cordoue.

La chapelle de Notre-Dame du Dé rappelle une pieuse légende. On y voit une belle statue du XIVe siècle. Un joueur, qui avait imploré en vain l'assis­tance de la Vierge, jeta, dit-on, les dés contre la statue qui se mit à saigner. Ce miracle n'est pas fait pour encourager les superstitions des joueurs.

La collégiale de Saint Isidore date des XII, et XIIe siècles. Elle rappelle la cathédrale de Compostelle. Elle a été fondée par Ferdinand Ier de Castille pour recevoir les reliques de saint Isidore et d'autres saints. Elle a la statue équestre du saint en haut de la façade. Les arcs dentelés de son transept rappellent l'influence mauresque. Cette église a eu le rare privilège d'avoir le Saint-Sacrement perpétuellement exposé depuis plusieurs siècles. On sait qu'il en est de même de la cathédrale de Lugo ou le Saint-Sacrement est aussi exposé tous les jours (de manifiesto).

Le couvent de San Marcos a une grande façade de style plateresque qui rappelle par sa richesse la chartreuse de Pavie. Elle date du temps de Charles-Quint. J'y trouve quelque ressemblance avec notre style Henri II.

LXX. – Zamora

Ce sont les processions du Vendredi-Saint qui nous attiraient à Zamora. Elles rivalisent d'importance avec celles de Séville, et elles sont plus pieuses. Zamora est d'ailleurs une vieille ville intéressante située sur une colline rocheuse dominant le Duero. C'était jadis une forteresse de la frontière. Elle est souvent mentionnée dans les chroniques des guerres contre les Maures. Elle est riche en souvenirs du Cid. Sa petite cathédrale romane du XIII, siècle a une lanterne ou coupole dans le genre des églises bénédictines des grands ordres de Cluny et de Citeaux.

Le dimanche des Rameaux, Zamora a la procession populaire du Bour­riquet. On y porte un seul groupe (paso) qui représente l'entrée triomphante de Jésus à Jérusalem. Le Sauveur est monté sur une ânesse suivie de son ânon. Quatre figures représentent des gens du peuple portant des palmes ou étendant leurs manteaux.

La procession du Jeudi-Saint est beaucoup plus importante. Elle a six groupes: la Sainte Cène, la Prière au jardin, la Flagellation, la Sainte Croix, le Sauveur, la Vierge douloureuse.

Je n'ai assisté qu'aux processions du Vendredi. Elles remplissent presque

toute la journée. A deux heures du matin, résonnent déjà le clairon et le tam­bour pour appeler la Confrérie de Jésus de Nazareth. Cette confrérie est chargée de la procession de (agonie. Ses membres nombreux portent la tunique et le chaperon noirs; la plupart marchent nu-pieds en signe de pénitence. A cinq heures du matin, après le sermon, la procession sort de l'église Saint-Jean, dans l'ordre suivant:

1° Jésus portant sa Croix. Dans ce groupe, le Rédempteur est accompagné de trois soldats romains et d'un bourreau.

2° La chute. Ce groupe représente le moment où le Sauveur se tourne vers les saintes femmes qui le suivent en pleurant, et leur annonce la destruction de Jérusalem, en leur disant: «Ne pleurez pas sur moi, mais sur vous et vos enfants.»

Un bourreau qui va en avant, tire la corde attachée au cou du Sauveur; la Vierge angoissée regarde son Fils. Saint Jean la secourt; d'autres bourreaux et un enfant qui porte une corbeille avec des clous et des marteaux, complètent ce groupe.

C'est une belle œuvre du sculpteur Alvarez qui s'est inspiré du fameux Spasme de Sicile, de Raphaël, au musée du Prado.

La Véronique. Figure artistique, œuvre du même Alvarez, don du com­merce de Zamora. La Véronique porte l'image de la sainte face du Rédempteur.

Jésus dépouillé de ses vêtements. C'est un groupe ancien qui représente Jésus dépouillé de sa tunique par deux bourreaux.

La crucifixion. Œuvre moderne de don Alvarez: les mêmes person­nages que dans le paso de la chute. Le Christ est cloué à la croix.

Elévation de la Croix. Beau groupe moderne. Quatre bourreaux ou sayous élèvent la croix: la Vierge Marie, sainte Madeleine et saint Jean sont en larmes.

L'Agonie. Le Sauveur suspendu à la croix prononce le Consummatum est; les saintes femmes, au pied de la croix, dans l'expression de la plus grande douleur, contemplent un si triste spectacle.

Dans tous ces groupes, les personnages sont de grandeur naturelle, et même un peu plus. Chaque groupe forme un ensemble fixé sur une table que des confrères portent sur les épaules, en se remplaçant successivement. Ces tables sont garnies de tentures qui tombent jusqu'à terre. L'ensemble a un grand aspect. Les tambours et clairons sonnent aux champs. Plusieurs sociétés de musique jouent alternativement des morceaux de circonstance. Les grandes lignes de confrères au noir costume, ont un aspect funèbre. Une population immense suit la procession.

Beaucoup de campagnards au costume pittoresque sont venus de pied, pendant la nuit, ou arrivent par les trains du matin.

Pendant que cette longue procession s'avance à travers les rues, une autre, composée surtout de femmes, porte par d'autres rues le groupe de la Mère de douleurs. Les deux processions se rencontrent hors de la ville près d'un grand calvaire. On représente ainsi la rencontre de Marie avec son Fils bien-aimé, au chemin du Calvaire. Il y a là une cérémonie bien touchante et qui arrache des larmes à toute l'assistance. Les porteurs font en sorte que les statues du Sauveur et de la Vierge douloureuse, s'inclinent trois fois l'une vers l'autre; et en même temps toute l'immense population qui est là, fait pieusement trois génuflexions. La foi naïve de ces populations est profondément édifiante. Elle contraste avec le caractère un peu théâtral que l'affluence des touristes a donné aux processions de Séville.

La procession de l'après-midi est plus solennelle encore. L'évêque avec son clergé, les magistrats et les officiers y assistent.

Après le sermon sur les sept paroles de Jésus en croix, la procession sort de l'église de Sainte-Claire. On appelle cette cérémonie le saint enterrement (el Santo Entierro). Voici l'ordre du défilé.

1° Un piquet de la garde civile.

2° Le traditionnel Barandal: c'est un bedeau dont la robe noire porte une grande croix rouge et qui agite une sonnette de chaque main.

3° Les croix paroissiales, avec des groupes d'enfants de choeur.

La Madeleine, une belle statue artistique, d'un grand effet avec une robe de velours violet.

Le Calvaire au Longin. Dans ce groupe, Jésus cloué sur la croix entre les deux larrons, reçoit le cruel coup de lance, que lui porte le centurion Longin. La sainte Vierge, la Madeleine, et Marie Salomé, saisies d'horreur, cherchent à parer le coup.

La descente de croix. Nicodème et Joseph d'Arimathie, montés sur des échelles qui s'appuient sur la croix, descendent le corps de Jésus, que saint Jean et les saintes femmes reçoivent dans leurs bras.

Ce Paso et le précédent comptent parmi les meilleures couvres de don Alvarez. 7° Jésus descendu de la croix. Ce beau groupe est l'œuvre du grand sculp­teur valencien Mariano Benlliure.

La Vierge Marie plongée dans la plus grande angoisse, soutient dans ses bras le corps inanimé de son Fils. Saint Jean, Nicodème et Joseph d'Arimathie le contemplent avec douleur; Madeleine et les saintes femmes embrassent ses pieds et ses mains.

Le sépulcre. Le Sauveur est porté dans un riche cercueil. La face décou­verte est l'œuvre du sculpteur zamorin don Guttierez.

La Mère de douleur. Cette image précieuse est vêtue d'une tunique noire, brodée d'or et d'un manteau de soie également brodé.

La procession est présidée par Mgr l'Evêque. Il est suivi du chapitre, du séminaire, des confrères du Saint Enterrement, vêtus de beaux costumes en velours noir, de toutes les confréries de la ville, et des autorités civiles et mili­taires. Le cortège est fermé par la garnison de la ville. Le général en grande tenue se tient auprès de l'Evêque.

Cette procession est à peine finie que la troisième commence. Elle part de l'église Saint-Vincent, après le sermon sur la Compassion de Marie. Elle est dirigée par la confrérie de Notre-Dame des douleurs.

Elle n'a que trois pasos.

La statue de saint Vincent Ferrier pour rappeler que c'est ce grand saint qui a institué cette procession, lorsqu'il prêchait une mission à Zamora en 1410.

Notre-Dame des Angoisses, Marie tenant son Fils sur son sein: belle sculpture de don Alvarez avec un riche manteau de velours et d'or.

La Vierge des glaives, Notre-Dame des sept douleurs. La procession parcourt la ville au milieu d'un grand recueillement.

Nulle part, peut-être, les grands souvenirs du Vendredi-Saint ne sont honorés avec autant de pompe et de piété.

Le soir, méprisant la fatigue nous reprenions le train pour arriver le samedi soir à Compostelle.

LXXI. – Santiago de Compostelle

Santiago! je ne puis me défendre d'une impression profonde, en arrivant à la ville sainte, à la seconde Rome, à cette ville que tant de millions de pèle­rins de toute l'Europe sont venus chercher au fond de la Galice, pour y vénérer les reliques du grand apôtre et pour y gagner les indulgences dont le Saint-Siège a comblé ce sanctuaire.

J'oublie les prétentions de la critique, je me prosterne et je prie avec les pèlerins de tous les siècles. Quand le lieu ne serait pas saint par lui-même, les pèlerins l'ont fait saint en y répandant un océan de prières.

Dès le IXe siècle, il se forma là une cité, qui reçut le nom de Compos­telle, ou champ de l'étoile, campo della estrella, parce que, disait-on, une étoile y avait apparu et avait révélé à l'évêque Théodomir le trésor sacré, le tombeau du saint apôtre. Aussi les armes de la ville portent d'un côté un calice surmonté de l'Hostie, pour rappeler l'écusson du royaume de Galice, et de l'autre une étoile ou comète d'or au-dessus d'un tombeau de marbre.2) Compostelle compte 46 églises et 72 chapelles! On y distingue 23 coupoles et 53 tours. Elle a une université, un grand séminaire, des écoles de médecine et de pharmacie, un collège de sourds-muets, des écoles de commerce, de musi­que, d'arts et métiers, etc… Elle compte 25.000 habitants. Elle était autrefois un fief de ses archevêques. C'était une place forte avec une couronne de murailles crénelées et de tours imposantes.

La Basilique. - Ce temple grandiose domine toute la cité. Il s'élève sur une éminence où l'on monte par 40 marches, à l'Occident. Au centre de l'église est le tombeau de l'apôtre, découvert par l'évêque Théodomir. Le portique appelé de la Gloria à l'ouest, appartenait à l'ancienne basilique. Il est dans le style roman primitif; l'église elle-même est du style romano-byzantin; elle remonte au XIe siècle. Le cloître, de style gothique, est du XVIe siècle.

Les principales richesses de la basilique sont ses tombes royales, ses riches statues, ses tapis, la croix historique d'Alphonse 111 (874), un ostensoir monumental, et des archives d'un grand intérêt.

Le Chapitre compte plus de 60 chanoines et autant de chapelains. Portique dé la Gloria. - Ce portique est considéré, comme le plus mer­veilleux monument iconographique du monde, et il est dût à la piété du roi Ferdinand II de Léon. L'architecte Mateo le commença en 1168 et le termina en vingt années. Les sculptures ont gardé quelque chose de leur décoration primitive en or et en couleurs.

Il est tout en pierres de taille excepté les fûts de quatre colonnes historiées qui proviennent du temple primitif. Celle du centre est en onyx, et ses reliefs représentent l'arbre de Jessé et la Trinité; les trois autres sont en marbre: on y voit les sacrifices d'Abel, d'Abraham et de Melchisédech et la lutte entre le christianisme et les fausses religions.

Le grand arc central représente la Gloria c'est-à-dire le ciel avec le Sau­veur, les anges et les saints. Les autres arcs représentent le purgatoire, les limbes et l'enfer.

A l'arc central, le Sauveur, d'une grandeur colossale, est entouré par les Evangélistes avec des anges qui portent les symboles de la Passion, d'autres anges portant des encensoirs et les 24 vieillards de l'Apocalypse. Du purgatoire, des âmes rangées le long d'un cordon paraissent conduites par les anges vers la Gloria. - En enfer, des âmes sont tourmentées par des serpents et dévorées par les vers et par les démons. On y remarque un roi avec sa couronne. Sur le cha­piteau on voit la tentation de Notre-Seigneur, le châtiment du blasphème. Des statues de grandeur naturelle, adossées aux colonnes, représentent les prophètes et les apôtres. Au centre une statue fort dégradée représente Adam, suivant les uns - et Ferdinand II suivant les autres. - A ses pieds est l'architecte Mateo avec un cartouche qui porte ce nom. Tel est ce portique qui rappelle la grande épopée du Dante.

Façade principale. - La façade occidentale qui recouvre le portique de la Gloria a été élevée en 1738 par l'architecte galicien Fernando de las Casas, dans le style très orné de cette époque.

Cette façade a 76 mètres de haut Une des tours contient 13 belles cloches, l'autre contient une énorme crécelle de bois qui produit un bruit infernal pour remplacer les cloches durant le deuil de la semaine sainte.

Les quatre grandes portes de cette façade sont en bois de cèdre et ornées de ferrures de la renaissance. Elles ne s'ouvrent que pour donner passage au roi ou aux autorités communales. A droite de la façade sont les bâtiments du cloître et du chapitre, à gauche est le palais épiscopal.

Façade de las Platerias ou de l'Argenterie. - La façade méridionale est la plus ancienne, elle date de l'année 1078, comme c'est marqué sur un jambage de la porte de droite. La curieuse collection de sculptures rattachées à cette façade par des ferrements, provient d'un temple ancien de Minerve et de la cathédrale primitive. On y voit le Père Eternel, Adam et Ève, le sacrifice d'Abraham, David, Moïse, Aaron, des scènes de la Passion, et des apôtres, avec des feuil­lages, des bêtes fauves, des syrènes, le tout placé sans ordre.

Les colonnes sont remarquables: les unes sont torses, les autres sont sculptées, les chapiteaux sont ornés de figures.

Tour de la Trinité ou de l'horloge. - Le bas est un ancien donjon avec fenêtres ogivales, sur lequel on a élevé au XVIIe siècle un couronnement dans le style renaissance avec une lanterne, des balcons, de, gracieuses tourelles. L'ensemble a 80 mètres de haut. La tour a deux cloches anciennes, données en ex-voto par le roi de France Louis XI, en 1483, et un bourdon de 3 mètres de diamètre qui sonne les heures. La grande horloge renouvelée en 1831 porte cette devise: «Comme cet instrument marque et précipite les heures avec ses mouvements continus et réguliers, ainsi le temps court, et la vie des hommes s'écoule jusqu'à ce que l'inexorable Parque la tranche avec sa faux. Apprenez, mortels, à régler vos mœurs, afin que le dernier jour ne vous surprenne pas sans que vous soyez prêts.»

La Porte Sainte. - L'église de Compostelle, grâce au corps de l'apôtre saint Jacques, avait un tel prestige au XIIe siècle, qu'on appelait cette ville la Rome de l'Occident.

Les archevêques accomplissaient les solennités avec une pompe et un faste qui rappelaient les papes eux-mêmes. Les souverains pontifes, à cause de l'impor­tance de ce sanctuaire, l'élevèrent à la même dignité que la basilique des apôtres à Rome, spécialement Calixte II en 1122, et Alexandre III dans la bulle du jubilé de 1173. Le culte de l'apôtre saint Jacques fut élevé au plus haut rang. On prescrivit le jeûne de sa vigile pour toute la chrétienté, on interdit pour le jour de la fête non seulement la chasse, mais même les jeux privés. On en vint à célébrer le jubilé dans cette église plus fréquemment qu'à Rome, où il n'a lieu que tous les 25 ans. A Santiago, on le répéta jusqu'à 14 fois dans un siècle, (toutes les fois que la lettre dominicale de l'année est le C).

Le cérémonial adopté pour l'ouverture de la porte sainte, comme manifes­tation symbolique de l'ouverture de la porte du ciel pour les fidèles qui gagnent les indulgences octroyées, est le même que celui qu'on emploie à Rome dans les mêmes circonstances. Comme à Rome, le pontife entouré du clergé se rend en procession solennelle, par l'extérieur de l'église, devant la porte symbolique, qui a été murée après le jubilé précédent. Il frappe trois coups d'un marteau d'or; il entre par la porte qu'on enfonce. On chante les paroles symboliques «Aperite mihi portas justitiae, ingressus in eas confitebor Domino.»

Les menues pierres qui fermaient cette porte et qui tombent avec fracas au troisième coup de marteau sont recueillies avec empressement par les dévots et les pèlerins. Le lavement de la porte qui est fait à Rome par les pénitenciers du Vatican, est fait à Santiago par deux chapelains revêtus de chasubles. Cette porte se trouve près de l'abside de l'église. Elle est de petite dimension, avec des statues byzantines sur ses piliers, et au-dessus, une grande verrière moderne. Des deux côtés de la porte qui a été refaite au XVIIP siècle, on a replacé 24 statues antiques de la porte primitive du pardon (puerta del pardon). Ces statues remontent au Xe siècle. Les trois arcs au-dessus de la porte contien­nent les statues de l'apôtre saint Jacques et de ses deux disciples, saint Atha­nase et saint Théodose.

Intérieur de la cathédrale. - L'intérieur de la basilique produit une grande impression, surtout quand on y entre par la porte de la Plateria. C'est une vaste église romane à trois nefs qui rappelle beaucoup Saint-Sernin de Toulouse et qui parait être l'œuvre d'un architecte français. Il y a un grand buffet d'orgue, avec une riche façade où l'on suspend à la fête de Saint-Jacques le grand pavillon principal pris par Don Juan d'Autriche à Lépante.

Dans la coupole, au-dessus dé la croisée, se voit un appareil qui sert à balancer aux jours de fêtes le grand encensoir d'argent haut de deux mètres, et comme j'étais là le jour de Pâques, je vis avec émotion ce grand foyer aérien semer ses parfums devant le trône de l'Eucharistie.

La Capilla mayor s'élève au-dessus du tombeau de l'apôtre. Le rétable du maître-autel, grand échafaudage en jaspe, en albâtre, en argent et en bois doré, est un spécimen du style baroque le plus riche. L'autel lui-môme est en argent. On y a employé 500 kilogrammes de ce précieux métal. Les lampes et les candélabres sont aussi en argent. Dans une niche au-dessus de l'autel, la statue assise de l'apôtre est richement ornée d'argent et de pierres précieuses. Dans le haut de cet énorme rétable, que les Italiens appelleraient du mot pitto­resque de machina, des anges ou génies portent des étendards, dont quelques-uns proviennent de la prise de Ciudad-Rodrigo en 1707; d'autres sont des bannières anglaises prises à Panzacola. On y voit un aigle impérial pris aux Français en 1811. La lampe qui brûle constamment près de la statue du saint est une fondation du grand capitaine Gonzalve de Cordoue. Les grands lustres d'argent qui ont trois mètres de haut et autant de diamètre, sont d'un travail fort délicat exécuté à Rome en 1674 par Louis Balladier. Les torchères d'argent qui valent chacune 7.000 piastres sont un don du roi Philippe III. Les grands pupitres de bronze doré sont finement ciselés.

Devant l'autel sont deux grandes chaires en bronze à reliefs dorés. Les 85 stalles du chœur sont richement sculptées en style gréco-romain. Elles sont destinées aux chanoines, aux grands d'Espagne et aux chevaliers de Saint-Jacques.

Chapelle des Reliques. -Cette chapelle renferme plusieurs tombes royales celles des rois Ferdinand II et Alphonse IX de Léon, de Jeanne de Castro, femme de Pierre le Cruel et d'autres personnages princiers. Un grand rétable contient les joyaux et les reliques dont on donne la liste aux pèlerins.

On y remarque particulièrement la croix d'Alphonse III en style mau­resque, un calice de saint Rosendus du XVe siècle, une grande custodia (énorme ostensoir), sculptée comme celles de Cordoue, de Tolède, de Séville, etc., par une famille d'artistes, les Arfé, de l'école de Nuremberg.

Je reproduis ici la liste des reliques.

Outre les corps précieux de l'apôtre saint Jacques et de ses deux com­pagnons, qui reposent sous le maître-autel, le trésor de Compostelle s'honore de posséder les reliques suivantes

Dans une croix d'or, un beau morceau de la Croix adorable de Notre­Seigneur, une épine de sa couronne, un fragment de sa robe et de son tombeau. Dans une statuette de la sainte Vierge, un morceau de ses vêtements. Reliques de saint Jean-Baptiste et des saints apôtres Pierre, Paul et André.

La tête de saint Jacques-le-Mineur, avec plusieurs autres reliques du môme saint, et notamment une dent, qui avait été enlevée et qui se retrouva par miracle près de la tête.

Reliques de saint Barthélemy et de saint Mathias.

Reliques de saint Luc, évangéliste; de saint Clément, pape et martyr.

Un grand os de saint Torquat, martyr, disciple de saint Jacques et évêque de Cadix.

Reliques de saint Cecilio, disciple du même apôtre, et de ses compagnons martyrs, qui furent brûlés vifs â Grenade.

Un grand os de saint Rosende, évêque de Compostelle.

Le corps de sainte Suzanne, vierge et martyre, patronne de la ville, et celui de saint Victorius, martyr.

Celui de saint Fructueux, archevêque de Braga.

Ceux de saint Sylvestre et de saint Cucufat, martyrs.

Ceux de saint Quentin et de saint Crescence, martyrs.

Ceux de saint Antoine et des saints Candide et Vincent, martyrs.

Relique de saint Laurent, dans un ciboire.

Plusieurs ossements de saint Janvier et de ses compagnons, martyrs.

Relique de saint Maxime, évêque et martyr.

La tête d'un des deux cents martyrs de Cardegne.

La moitié d'un bras de saint Christophe, martyr.

La tête de saint Victor, martyr.

Plusieurs ossements de saint Julien, martyr.

Reliques de saint Campio, martyr; de saint Félix, de saint Félicissime, martyrs; de saint Brice, archevêque de Tours en France; de saint Martin et de saint Fructueux; de saint Antoine de Padoue, confesseur; de saint Vincent Ferrier et de saint Philippe de Néri.

Reliques de saint Christophe et dé saint Julien; de saint Fructueux et de saint Théodore; de saint Libérat et de saint Lauréat; de sainte Agnès, vierge et martyre.

Huit têtes de vierges et martyres.

La tête de sainte Pauline, vierge et martyre.

Une relique de sainte Barbe, vierge et martyre.

La moitié d'un bras de sainte Marguerite.

Un grand os de sainte Sévérine, vierge et martyre.

Reliques de sainte Julienne, martyre; de sainte Léocadie, vierge et mar­tyre; de sainte Martine; de sainte Lucrèce et de sainte Lucie; de sainte Rufine et de sainte Justine; de sainte Vincente.

Des cendres et du sang de sainte Eulalie de Mérida. Une dent de sainte Thérèse.

Enfin plusieurs autres reliques de saints et saintes dont on ignore les noms. Quelle richesse! Toutes nos cathédrales et abbayes de France en étaient là, mais l'ouragan révolutionnaire a passé!

La plaza Mayor. - Cette place majestueuse n'a pas de maisons privées. Ses côtés sont formés par la cathédrale, le collège de Saint-Jérôme, le palais consistorial, et l'hôpital des rois catholiques. On a remarqué avec raison que ces monuments représentent quatre grandes forces sociales: la religion et la justice, la science et la charité. Les tribunaux en effet ont leur siège au palais consistorial.

Le collège de Saint-Jérôme a été fondé pour recevoir 24 jeunes gens pauvres. Il sert maintenant d'école normale.

Le palais consistorial est un bel édifice gréco-romain, construit de 1760 à 1772, par l'archevêque Rajoy, pour servir de séminaire et de maison consistoriale.

Il a trois pavillons d'ordre ionique, son fronton représente la bataille de Clavijo, une gloire nationale.

L'hôpital des rois catholiques a été construit sous les ordres des grands rois Ferdinand et Isabelle. Commencé en 1501, il fut terminé en dix ans. Sa façade est simple. Elle a au centre un beau portail renaissance avec les statues du Sauveur, de la sainte Vierge et de quelques saints, dans des niches gra­cieuses surmontées de pinacles. Deux grands écussons de Castille et d'Aragon encadrent ce portail.

L'intérieur de l'établissement a quatre grands cloîtres de la renaissance. La chapelle est dans le style ogival très orné du XVIe siècle. Ce grand édifice qui sert aujourd'hui d'hôpital provincial, était primitivement un hospice de pèlerins.

Le monastère de Saint-Martin. - Cette ancienne abbaye bénédictine est située derrière le collège de Saint-Jérôme. Sa façade est grandiose. C'est plutôt la façade d'un palais royal que celle d'un monastère. Elle est dans le style gréco-romain. Cet ancien couvent sert aujourd'hui de séminaire provin­cial. J'y ai rencontré des professeurs fort aimables et intelligents, qui m'en ont fait visiter gracieusement les cloîtres, les amphithéâtres, les cabinets de physique et les collections anatomiques et minéralogiques.

Le séminaire a 250 élèves. Ils font trois ans de latin, deux ans de philo­sophie et trois ans de théologie.

L'église de Saint-Martin, attenante au monastère, a un gracieux portail du XVIe siècle encadré dans une façade plus grande du XVIIIe. Le maître-autel a un grand aspect. Il porte dans le haut la statue équestre de saint Martin. Un chœur de\84 stalles en noyer a des reliefs sculptés à chaque siège. L'Université. - C'est un vaste édifice d'ordre ionique. Une statue de Minerve couronne son fronton. Un beau cloître porte sur ses murs les noms des élèves les plus illustres de l'Université. Dans les salles: collections diverses d'antiquités, de minéralogie et de zoologie. Un millier de modèles de cristallographie proviennent du célèbre abbé Hauy.

La fontaine de Cervantès. - Mentionnons pour finir cette fontaine dédiée au grand écrivain, dont la mère était galicienne. C'était auparavant la fontaine del Campo, où les pèlerins trouvaient une eau excellente, amenée par un aqueduc de pierre des montagnes de la Corogne.

Sur la place où se trouve cette fontaine, se célébraient autrefois les fêtes publiques. On y voit encore une belle maison ogivale du XlV° siècle, l'ancien hôtel des comtes d'Altamira.

C'est là aussi qu'on exécutait les auto-da-fé de l'inquisition du royaume de Galice.

LXXII. – Palencia

Palencia se met aussi à l'industrie, elle file et tisse la laine. Elle fabrique des faïences et des chapeaux. Elle a 12.000 âmes.

Elle possède aussi un évêché ancien et une belle cathédrale en style gothique fleuri, un diminutif de celle de Burgos. Mais ce qu'il y a de plus original â Palencia, ce sont ses belles tapisseries, conservées dans le cloître de la cathédrale. Elle en a de quoi orner tout le cloître et toute la cathédrale pour les processions.

Beaucoup sont fabriquées en Flandre ou à Madrid. Quelques-unes même viennent des Gobelins; en particulier celles qui forment le trône de l'évêque. Le cloître et la salle du chapitre forment un vrai musée de tapisseries, et cela vaut autant qu'un musée de tableaux. La plupart représentent des sujets religieux. Quelques-unes offrent des paysages.

Palencia n'est pas éloigné du lieu de naissance de saint Dominique, (Calahora, dans la vieille Castille). Saint Dominique a étudié à Palencia, puis il y enseigna la théologie. C'est là que l'évêque d'Osma le prit pour lui donner un canonicat et en faire son compagnon dans une négociation pour laquelle il était délégué par le roi de Castille auprès du roi de France.

C'est au retour de Paris que saint Dominique se mit à la tête de quelques missionnaires pour convertir les Albigeois en Languedoc. Il fonda son institut à Toulouse. Il voulut bientôt en établir une maison à Palencia, et il y fonda le couvent de San Pablo. La vieille église ogivale est encore là, avec la chaire où prêcha saint Dominique. Je ne manquai pas d'y aller faire mon pèlerinage.

LXXIII. – Pampelune

C'est une vieille citadelle ibérique que Pompée a développée et honorée de son nom. Elle a 15.000 âmes. Longtemps capitale de toute la Navarre, elle resta capitale de la Navarre espagnole après la séparation en 1512. Charle­magne s'en empara en 778. C'est à cette campagne du grand empereur que se rapporte le cycle héroïque de Rolland. Elle a été prise aussi en 1521 par André de Foix, frère de Lautrec, lieutenant-général de François 1er. Ce siège est resté célèbre par la blessure d'Ignace de Loyola. C'est à cet incident qu'est due la conversion d'Ignace, puis sa grande résolution de fonder la Compagnie de Jésus. Le capitaine des rois de Navarre allait devenir le capitaine du Christ.

Pampelune a gardé le souvenir de la blessure providentielle d'Ignace. Une petite chapelle en marque le lieu historique près des remparts. La cathé­drale de Pampelune mérite une visite. Elle est inégale et construite en plusieurs siècles, du XIIIe au XVe, mais elle a le caractère imposant et sobre de nos cathédrales françaises. Sous son cloître majestueux s'ouvre la belle salle des Etats de Navarre. La grande salle ogivale a gardé ses vieilles armoiries. Les représentants des Etats se réunissaient là sous le regard de Dieu et sous la protection de Marie patronne de la Navarre.

LXXIV. – Saragosse

C'est l'ancienne acropole phénicienne de Salduba. Les Romains l'agran­dirent et l'embellirent au temps de César, d'où son nom de Caesarea-Augusta et par corruption Zaragoza.

Elle est bien située, sur les bords de l'Ebre, dans un pays de culture et de pâturage. Le fleuve est bordé de saules où chantent les rossignols au prin­temps. Elle compte 50.000 âmes. Elle a été longtemps la capitale de la couronne d'Aragon. Comme Grenade, elle a un quartier de Gitanos, ces Egyptiens étranges et dépaysés, qui sont sans doute les restes de quelque légion auxiliaire des Romains. Le roi des Gitanos y avait sa résidence au moyen âge. Les princes d'Aragon le toléraient. Aujourd'hui, ce roi de comédie foraine n'est plus qu'un vieux mendiant de Grenade qui sert à divertir les touristes.

Les Goths s'emparèrent de Saragosse en 470 et les Sarrasins en 712. Charlemagne en faisait le siège quand il fut rappelé dans le Nord par une révolte des Saxons, et c'est à son retour qu'il perdit une petite partie de son armée au défilé de Roncevaux. Elle fut rendue au Christ par Alphonse-le­batailleur, roi d'Aragon, en 1118. Saragosse soutint contre les français, en 1808 et 1809, deux sièges qui sont célèbres par l'héroïque défense des habi­tants. Palafox était à la tête de la ville. Noble aragonais, il avait accompagné à Bayonne, en 1808, comme officier des gardes, la famille royale d'Espagne. Voyant Ferdinand VII retenu prisonnier, il s'évada, souleva l'Aragon, fut pro­clamé par le peuple gouverneur de Saragosse, et, secondé par son père Francisco, il organisa dans cette ville une vigoureuse résistance. Après un siège de deux mois, il força les Français à s'éloigner, le 14 août 1808. Mais ceux-ci revinrent à la charge et Saragosse eut à soutenir un siège encore plus meurtrier que le premier, dans lequel chaque rue, chaque maison fut disputée. La ville épuisée et en proie à une épidémie violente dut capituler le 20 février 1809. Palafox avait eu successivement à combattre les généraux Lefebvre, Moncey, Mortier et Lannes. Il fut retenu prisonnier en France jusqu'en 1814. Il contribua puissamment à rétablir sur le trône Ferdinand VII, qui le nomma capitaine général de l'Aragon et duc de Saragosse.

Caesarea-Augusta se glorifie d'avoir été évangélisée par l'apôtre saint Jacques.

Saint Jacques le Majeur, était passé en Espagne pour y porter le flambeau de la foi. Il venait y déposer, avec la semence de l'Evangile, le germe de l'amour de Marie, auquel le royaume catholique fut toujours fidèle. Le fait est attesté par une gracieuse légende souvent reproduite dans les enluminures de nos vieux livres et dans les verrières de nos cathédrales.

L'apôtre est représenté sous les traits d'un vieillard portant le bâton et la pannetière du pèlerin; il est agenouillé, enveloppé dans un manteau d'azur; sa barbe blanche descend à flots sur sa poitrine; ses pieds, messagers de la bonne nouvelle sont chaussés des légères sandales de l'Orient; l'expression de sa figure est radieuse. Il vient d'aborder sur la terre antique de l'Ibérie, dernier asile d'où l'ambition romaine avait chassé la liberté. Mais le vrai conquérant de l'Espagne, c'est cet étranger pauvre et inconnu, qui prie Dieu dans la ferveur de l'extase. Une vision céleste vient encourager sa foi. Il lui semblait voir se dresser devant lui une colonne de marbre qui portait à son faîte un chapiteau couvert de roses et de feuillage. Les fleurs de la corbeille forment un trône sur lequel apparaît la Vierge tenant dans ses bras son divin Fils. Elle indique à l'apôtre la place où il doit élever la première église chrétienne sur le sol privilégié de l'Espagne.

Les traditions populaires racontent en effet que saint Jacques, ayant visité Oviédo, Padron et d'autres lieux, s'était arrêté plus longuement à Sara­gosse, où il avait gagné plusieurs disciples. Il les réunissait tous les soirs en un lieu agreste sur les bords de l'Ebre; là il les instruisait et les entretenait du royaume de Dieu. Un soir, aux approches de minuit, les fidèles qui entouraient le saint apôtre entendirent les chœurs des anges chantant sur un rythme divin Ave Maria, gratia plena, et virent aussitôt au milieu des esprits célestes, éclatants de splendeur, la figure d'une dame radieuse de beauté, posée sur un pilier de marbre. Saint Jacques reconnut la Mère de son Sauveur qu'il avait laissée à Jérusalem et se prosterna. Elle lui demanda de construire une église à la place où elle apparaissait et laissa le pilier de marbre comme témoignage du prodige qui venait d'avoir lieu. L'apôtre obéit, une chapelle s'éleva; une image de la Vierge fut installée sur le pilier merveilleux. De là le titre de Notre-Dame del Pilar que porte la Madone si vénérée de Saragosse.

La petite chapelle plusieurs fois reconstruite est devenue un petit temple de style décadent, riche de marbre et d'or, et ce petit temple est recouvert d'une immense cathédrale de style gréco-romain, qui s'achève à peine après trois siècles de travaux. La colonne merveilleuse est toujours là, surmontée de la statue de la Mère de Dieu. Les pieux fidèles tout pénétrés de foi se traînent à genoux devant l'image vénérée. C'est plaisir de voir prier à Saragosse. C'est le pendant de Lourdes de l'autre côté des Pyrénées.

La grande cathédrale domine tout l'horizon, avec ses nombreuses coupoles. Sa construction est un grand acte de foi. Le trésor de la Madone est merveil­leux. Elle a des ex-voto à l'infini, mais ce qu'on y voit de plus original, ce sont les riches manteaux de cette Reine céleste, tout couverts de pierreries, de perles, de diamants. Elle en a pour toutes les fêtes de l'année. La plupart sont des dons royaux.

Saragosse a d'ailleurs relativement à saint Jacques des traditions très précises. Une église de Santiago, dans la grande rue de don Jaime, serait bâtie sur le lieu où séjourna saint Jacques, et la rue qu'il suivit de cette église au lieu de la vision du pilier s'appelle rue de Santiago.

Saragosse a un souvenir plus moderne fort intéressant particulièrement pour les français. Saint Vincent de Paul y a terminé ses études de théologie commencées à Toulouse. L'Université qui est encore assez vivante est située non loin de la Seo.

A côté du grand sanctuaire de Notre-Dame del Pilar, s'élève la vieille cathédrale de style gothique primitif. Elle offre plus d'intérêt pour l'art et l'archéologie. Elle a été construite sur l'emplacement d'une ancienne mosquée et son intérieur à cinq nefs égales garde un peu l'aspect des sanctuaires arabes. Elle a aussi ses souvenirs et ses légendes. Elle possède le corps de saint Pierre d'Arbues, le vénérable chanoine inquisiteur assassiné là dans la cathé­drale en 1664 et canonisé par Pie IX en 1867. Elle a un Christ qui a parlé au pieux chanoine Funès en 1661 pour l'exhorter à un plus grand zèle

Vous, disait le Christ, qui me conservez ici, que faites-vous pour moi?

Y vos che me teneis aqui

Che haceis por mi?

Elle a enfin le corps du cher petit martyr saint Dominguito, dont l'histoire est si touchante.

L'ancien palais mauresque d'Aljaféria, adopté et agrandi par les rois d'Aragon, offre aussi un grand intérêt. Il a encore son vieux donjon ogival et plusieurs salles mauresques avec de beaux plafonds ouvragés (artesonado).

Ce palais a ses histoires et ses légendes. C'est là qu'est née la sainte reine du Portugal, Isabelle ou Elisabeth d'Aragon.

C'est là que la poésie a placé la scène du Trouvère immortalisée par le drame du poète Garcia Gutierrez et par l'opéra de Verdi.

Près de là aussi était la porte Notre-Dame qui fut défendue en 1809 par l'héroïne qu'a chanté lord Byron dans son poème de Childe Harold.

Deux vieux hôtels sont encore à signaler. Le premier est l'Audiencia ou tribunal, ancien palais des comtes de Luna, noble famille à laquelle appartenait l'antipape Benoît XIII et le Trouvère de Verdi. En 1809, Palafox y établit son quartier général. Le peuple donne à ce palais le nom de Casa de los Gigantes, à cause des deux figures colossales qui en gardent la porte. Le relief au-dessus de la porte représente l'entrée dans Saragosse de l'antipape Benoît. L'écusson de la famille, une lune, est souvent répété sur la façade. Le patio intérieur a une belle galerie de colonnes ioniques. Les salles d'audience ont encore leur beau plafond lambrissé.

L'autre vieil hôtel est la Casa de la Infanta. Il a été construit dans le style plateresque en 1550. Son patio est superbe. Il est entouré de deux galeries superposées. En bas, de grosses colonnes sont renforcées d'atlantes et de cariatides grotesques. En haut ce sont des colonnes légères et gracieuses avec des arcades. Une profusion de sculptures orne les parois et les arceaux. C'est une œuvre de décadence, avec beaucoup d'élégance et de finesse.

Ce style plateresque correspond à notre style Henri II, dont il est d'ailleurs le contemporain.

LXXV. – Le Trouvère a Saragosse

Verdi et son librettiste se sont plu à mettre à Saragosse, au palais de l'Aljaféria, la scène du Trouvère. Aussi les concierges, en faisant visiter le vieux palais arabe, ne manquent pas de montrer le jardin où chantait le trou­vère et la fenêtre grillée par laquelle le trouvère enfermé écoutait les plaintes de Léonore.

On sait le sujet de cet opéra, admirablement dramatisé, et qui valut à Verdi tant de succès.

Le ton général en est plus italien qu'espagnol. C'est un mélange d'amour, de vendetta et de prière.

Çomplots et danses de bohémiens, refrains militaires et scènes de siège, chants d'amour et préparatifs d'exécution capitale, toutes les émotions et toutes les passions apportent leur concours au compositeur pour le mettre en verve.

Le fond du drame est vraisemblable. Le comte de Luna est gouverneur de Saragosse. Les Luna avaient leur château à quelques kilomètres de la ville. Ils étaient influents à la cour d'Aragon comme à celle de Castille. L'un d'eux, Pierre de Luna, se fit même élire Pape à Avignon.

Saragosse, comme les principales villes d'Espagne, avait au XVe siècle des bohémiens, des gitanos, et ils étaient capables de soustraire des enfants et de recourir au poison.

On tonnait le drame: le comte de Luna aime Eléonore, mais celle-ci aime un trouvère. Luna poursuit le trouvère de sa haine, il le prend au siège de Castellar et l'enferme à l'Aljaféria. Eléonore feint de se donner au comte pour sauver le trouvère, mais elle s'est empoisonnée, et le comte n'obtient qu'un cadavre. Il fait donner la mort au trouvère, et il apprend ensuite que ce trouvère était son propre frère que les Bohémiens avaient emporté quand il était enfant.

Morale: le comte est doublement puni pour s'être opposé au légitime amour d'Eléonore pour le trouvère.

Le drame a quelques accents religieux. Eléonore prie. Elle espère retrouver au ciel celui qu'elle aime.

«Je lui donnai mon âme toute entière,

Je l'aimerai jusqu'à l'heure dernière.

Si je ne puis être à lui sur la terre;

Heureuse au ciel du moins je le suivrai.»

Mais il y a le suicide. Peut-on le supposer de bonne foi dans la catholique Espagne? Du moins, Eléonore en demande pardon à Dieu avant de mourir.

«II faut prier pour moi, mon heure sonne…

Plutôt que vivre et te trahir,

Pure j'ai voulu mourir!…

Pardon, mon Dieu, si mon amour t'offense!»

C'est de la morale à gros grains.

Il faudrait, à Aljaféria, entendre les mélodies de Verdi, le chant du Miserere qui accompagna l'exécution capitale, et les dialogues touchants d'Eléonore et du trouvère.

LXXVI. – Le petit clerc de la cathédrale de Saragosse

Saragosse a donné bien des saints â l'Eglise. Nous pourrions redire les vies de ses grands évêques, saint Valère et saint Braulion, et celles des martyrs de la persécution de Dacien, parmi lesquels une jeune fille de noble condition, Engracia, montra un courage surhumain, en allant d'elle-même braver le tyran et lui reprocher ses crimes.

Mais les fastes de Saragosse nous offrent quelque chose de plus touchant encore, c'est le martyre du petit clerc de la cathédrale de Saragosse, du petit Dominguito, immolé et crucifié comme son divin Maître par la cruauté des Juifs. Nous en donnerons le récit.

* * *

Voici un petit martyr âgé seulement de 7 ans!

Une gracieuse peinture le représente sous un aspect charmant, il est revêtu d'une soutane écarlate et du blanc surplis des enfants de chœur. Sa petite tête, couronnée de roses, est doucement inclinée; ses mains, ses petits pieds nus sont, hélas! transpercés par des clous qui le tiennent fixé à une croix. C'est saint Dominique de Val, né à Saragosse vers l'année 1243. Son père, issu d'une noble race, était notaire de la cathédrale. Admirateur et grand dévot de saint Dominique, canonisé en 1234 par le Pape Grégoire IX, il avait donné le nom du fondateur des Frères prêcheurs à son fils qu'on appelait familièrement Dominguito, petit Dominique, et qui est vénéré sous ce nom par l'Eglise d'Espagne et par l'Ordre dominicain.

Le petit enfant, plein de grâce et de bonté, croissait comme croit le lis blanc et odoriférant dans la plate-bande du jardin, et n'ayant encore que sept ans il fut admis parmi les petits clercs de la cathédrale de Saragosse pour prêter ses petits services dans les cérémonies du culte.

Contemplez sa gracieuse figure dans les nefs du temple! Sérieux et recueilli, il vague à ses occupations ou prie dévotement à l'autel de Marie. Les anges invisibles de la cathédrale se plaisent à le contempler; les statues de marbre des saints ou leurs images peintes sur toiles paraissent se complaire aussi à le regarder amoureusement! Les graves chanoines n'ont que caresses et sourires pour le petit clerc, et le vieil archevêque pose plus d'une fois sa main tremblante sur la tête brune du petit Dominique en le bénissant.

Le père et toute sa famille ne vivent que pour l'aimer, ils espèrent qu'ils le verront grandir en restant bon et vertueux, et qu'un jour ils fermeront les yeux à cette vie en recevant un baiser amoureux de leur fils chéri.

* * *

C'était le Jeudi-Saint de l'année 1250. Dans la cathédrale, on avait solennellement rappelé le souvenir de la passion de Notre-Seigneur qui, enfermé maintenant dans le tombeau, au milieu des cierges et des fleurs, était adoré par les fidèles. Un accent de tristesse régnait sous les voûtes sacrées, et tous les cœurs des croyants palpitaient au souvenir de la scène déchirante du Calvaire, à la vue du Christ couvert de sang sur la croix, avec sa tête très douce couronnée d'épines et sa poitrine ouverte par la lance. Les cérémonies étaient terminées: l'office des ténèbres ne faisait plus retentir ses notes tristes sous les arceaux aigus; la foule s'écoulait lentement. Le petit Dominique, dont la maison était à peu de distance de l'église, sortit aussi, tout seul, le pauvre petit! pour retourner au milieu des siens où sa maman l'attendait. On était alors dans des temps de luttes et de haines féroces tant religieuses que civiles. Les Juifs, qui haïssaient le nom chrétien, avaient soif de sang et de vengeance. Quelques-uns de ceux-ci, en embuscade près de la cathédrale et guidés par Moïse Albayn, un de leurs chefs les plus acharnés, voient le petit clerc qui se dirige rapidement vers la maison paternelle: ils se jettent sur lui comme des loups rapaces se précipitent sur un jeune agneau; ils le saisissent, l'enveloppent dans leurs manteaux afin que ses cris ne soient pas entendus, et ils s'éloignent sans être vus, se dirigeant vers un lieu solitaire sur les bords de l'Ebre.

Là, le petit enfant est dépouillé de ses vêtements. Tous ses petits membres si gracieux sont tremblants, mais il ne pousse pas un cri. Aux insultes des assassins qui maudissent le Dieu des chrétiens, le Nazaréen crucifié, il ne répond que par le nom de Jésus qui, comme on lui a enseigné, aimait tendrement les petits enfants et les caressait amoureusement quand ils se pressaient autour de lui sur les routes de la Palestine, et le petit Espagnol répétait lui aussi «Jésus!… Jésus!…» Dans la nuit obscure, au milieu du murmure des eaux de l'Ebre, on entendait des coups sinistres et des blasphèmes prononcés à voix basse… Une petite voix d'enfant soupirait toujours plus amoureusement et toujours plus faiblement: «Jésus!… Jésus!…» pendant que les ombres des assassins furieux s'agitaient frémissantes autour du petit martyr, crucifié à un mur qui s'élevait dans ce lieu désert… Les mains du petit clerc et ses pieds transpercés par de longs clous laissaient échapper des ruisseaux de sang innocent: son âme au milieu de ces cruautés inexprimables, était sur le point de quitter ce petit corps déjà contracté par les convulsions de l'agonie.

A ce spectacle atroce, les bourreaux exultent d'une joie infernale; et se souvenant que le côté de Jésus fut transpercé d'un coup de lance, ils ne veulent pas en priver le petit crucifié. Moïse Albayn tire un grand coutelas et le lui plante dans le cœur!

Les anges de la nuit, attristés, se couvrirent de leurs ailes, pendant que les anges protecteurs du petit enfant martyr, leurs frères, entouraient le petit Dominique, l'inondaient des rayons de leur lumière éthérée, le fortifiaient dans les dernières angoisses de la mort, puis recevaient son âme et, ravis de sa beauté, l'accompagnaient au ciel, «couronnée des palmes de la victoire, «

Di palme di victoria incoronata

comme dit le Dante, en parlant des martyrs.

Mais qui pourrait dire dans quelle anxiété, dans quelle terreur se trouvaient le père et la mère du petit Dominique? La nuit était déjà bien avancée et le petit enfant n'était pas encore de retour. On court à la cathédrale; on en rouvre les portes; on cherche dans tous les coins et recoins…. Rien! On cherche dans les rues, sur les places, dans les maisons des parents, des amis… Rien! Personne n'a vu le petit clerc! Et la pauvre mère pleure, elle pleure son fils chéri qui ne revient pas se jeter dans ses bras maternels…

Pendant ce temps les assassins tiennent conseil devant le corps inanimé du tendre enfant. Faut-il le laisser là ou l'emporter? En le laissant là, les chrétiens le trouveront; et ils soupçonneront les juifs, s'ils le voient ainsi crucifié par mépris pour le Crucifié du Golgotha. Ensuite ils en feront une idole de plus; ils le vénéreront sur les autels comme un martyr de la foi!…

- Au fleuve, au fleuve! murmurent-ils à voix basse, en regardant autour d'eux craignant d'être surpris; que les flots impétueux l'entraînent et le fassent disparaître dans la mer; on n'en saura rien.

Et aussitôt, les voilà en train de défaire leur œuvre sanglante. Ils arra­chent les clous, déchirant les chairs encore tièdes; ils détachent du mur le petit cadavre, courent vers le fleuve,.., et un bruit sourd retentit dans le grand silence de la nuit.

Ah! ils respirent les scélérats: tout est consommé! Les eaux se sont refermées sur leur crime, et les eaux sont muettes. Va, maudit chrétien, les poissons de la mer auront bientôt fait de toi!

Miser chi mal oprando si confida

Che ognor star debba il maleficio occulto,

Che, quando ogni altro taccia, intorno grida

L'aria e la terra istessa in ch'é sepulto.3)

Malheur à celui qui, faisant le mal, croit que

Son méfait restera toujours inconnu,

Car, quand tout le monde se tait,

L'air et la terre même du tombeau parlent.

Quelques jours après, des pêcheurs, retirant leurs filets du fleuve, sont attirés par une lumière qui resplendissait étrangement sur les eaux; ils y vont en toute hâte sur leurs barques, et, du milieu des rayons éclatants de cette lumière, ils retirent le beau corps du petit clerc, avec les pieds et les mains transpercés et le côté ouvert par une large blessure.

Quelle fut votre douleur, ô pauvre mère, en recevant dans vos bras votre enfant tant adoré, tant pleuré et que vous aviez cherché en vain,… en le revoyant ainsi couvert de blessures! Mais aussi dans cette angoisse naturelle pour votre cœur maternel, une douce pensée vous confortait et faisait tarir vos larmes. Cette lumière prodigieuse qui entoure la dépouille mortelle, vous révële que dans le ciel il y a un ange de plus et que c'est votre fils; ces blessures vous disent que si celui-ci porte sur son corps l'image du Christ crucifié, il en partage déjà la gloire. Et la pauvre mère est elle-même la première à baiser avec vénération les reliques du petit martyr; elle est des premières à venir s'agenouiller devant l'autel où le corps du petit saint est vénéré par ses concitoyens, sous les voûtes de la cathédrale de Saragosse.

Le petit héros fut bientôt en effet honoré d'un culte religieux, non seule­ment dans sa ville natale, mais dans toute l'Espagne; culte qui s'étendit ensuite jusque dans le nouveau monde quand les Espagnols y portèrent la foi du Christ.

Saint Dominique de Val fut choisi comme Patron par les écoliers, ses contemporains, et spécialement par les petits clercs.

Autrefois, à Saragosse, le 31 août, jour de sa fête, les enfants de la ville avaient le privilège d'orner sa chapelle.

Avec une grande solennité ils offraient aux chanoines, sur un plateau d'argent, quelques fleurs, symbole gracieux de la fleur qui répandait une suave odeur dans les jardins éternels. Graves et imposants, comme de vrais Espagnols, les petits enfants présentaient eux-mêmes les reliques du martyr à la vénération et aux baisers des fidèles, et ils les portaient ensuite en procession avec une grande pompe au palais de l'Archevêque. Sous le soleil splendide d'Espagne, l'urne, qui renfermait les restes du petit Dominique, était portée sur les épaules des petits clercs les plus forts, entourée d'une foule d'enfants fiers des honneurs rendus à quelqu'un de leur age. Les rues jonchées de fleurs, les cantiques, les cierges, les nuages d'encens odoriférant, enfin tout un peuple joyeux, avec ses habits aux couleurs éclatantes, donnaient une note plus gaie encore à cette magnifique fête.

L'Archevêque, entouré de sa cour, accueillait avec vénération les saintes reliques, ensuite il faisait servir un excellent goûter aux enfants qui avaient été choisis pour se rendre chez lui, et en les congédiant il leur donnait encore 50 ducats pour subvenir aux frais de la fête.

C'est ainsi que dans la religion chrétienne les humbles et les simples triomphent. Les faibles et les petits, s'ils ont la bonté et la pureté du cœur que Dieu demande, surpassent dans leur triomphe les grands et les puissants. Les peuples vénèrent la mémoire d'un pauvre petit enfant de 7 ans: les savants comme les ignorants, les rois comme les mendiants se prosternent devant son image et devant sa dépouille mortelle; ils reconnaissent la puissance de l'Etre suprême qui voulut dans l'humble et le faible imprimer comme un reflet plus doux de sa beauté infinie.

* * *

Quelques années après le martyre du petit Dominique, un soir, dans un coin de la cathédrale près de la chapelle du petit Saint, dans l'ombre qui s'étendait déjà dans le temple, un homme enveloppé dans un large manteau de couleur sombre qui le cachait presque complètement, se tenait seul, agenouillé, et paraissait plongé dans la méditation, dans une prière ardente. Priait-il véritablement, méditait-il?… Si on avait levé un coin du manteau qui cachait son visage, on aurait vu que des larmes abondantes l'inondaient et qu'une terrible lutte intérieure y avait laissé des traces non douteuses. Pourquoi cet homme encore dans la fleur de l'âge pleurait-il? qu'avait-il. à confier au petit Saint? Quelle grâce implorait-il par ses gémissements suffoqués et par ses larmes abondantes? Cet homme était Moïse Albayn, le chef des bourreaux du petit Dominique de Val, celui qui avait plongé son grand coutelas dans le côté du petit innocent!

Personne n'avait découvert les vrais assassins, bien qu'on soupçonnât les juifs, mais à partir de la nuit du jeudi saint 1250, Albayn n'avait plus eu de repos. La vision de sa victime, pure, douce, innocente, était continuellement devant ses yeux. Il revoyait toujours les grâces charmantes de cette petite créature, résignée au martyre, offrant sa vie à Dieu en holocauste, sans proférer un cri, sans laisser échapper une plainte. Il revoyait ses grands yeux bruns qui le fixaient comme pour dire à lui et à ses compagnons: «Je ne vous ai rien fait… Pourquoi me crucifiez-vous?… «Il entendait continuellement retentir dans son cœur les coups qui avaient enfoncé les clous dans ces jolies petites mains bien blanches, comme sont celles d'un enfant de sept ans, faites pour recevoir des baisers et distribuer des caresses: il voyait ces petits pieds, gracieux et délicats comme les lis de la vallée, se raidir et se contracter pendant que les longs clous les traversaient. Il sentait alors le sang chaud jaillir sur son visage et sur ses mains, comme au moment où il transperçait de sa propre main la tendre poitrine du petit enfant expirant, et un remords atroce, implacable, le dévorait!

Quelles nuits de terreur, d'angoisse infinie!… Que de sursauts pendant le sommeil agité!… Et maintenant une main, une petite main sanglante, transpercée, l'avait comme conduit là, près de l'autel de sa victime pour demander grâce! pitié!…

Oh! oui, petit Martyr, grâce!… pitié!…

Et le petit Martyr qui, peut-être, pendant qu'on le crucifiait au mur, se souvenant du divin Martyr du Golgotha priant pour ses bourreaux, avait lui aussi murmuré: «Seigneur, pardonnez à ceux qui me tourmentent ainsi, car ils ne savent pas le mal qu'ils font,» le petit Martyr eut pitié de cette douleur, de ce remords si aigu, et fit grâce!…

Albayn confessa ouvertement son crime, il en reconnut l'horreur et le pleura sincèrement, bientôt il se convertit à la foi chrétienne et fut pardonné. Après sa conversion, le bourreau n'eut plus peur de sa victime. La nuit, dans

ses songes, un petit ange, revêtu d'une soutane écarlate et du blanc surplis des petits clercs de la cathédrale de Saragosse, lui souriait; et ses petites mains gracieuses, transpercées il est vrai, mais dont les blessures envoyaient les rayons éclatants d'une lumière de paradis, se tendaient vers lui, en signe de paix et dans un doux acte d'amour!

Prions ce saint enfant pour la conversion des juifs. Nous souffrons du joug qu'ils font peser sur nous. Les moyens humains ne suffiront pas à briser ce joug. Prions pour leur conversion, qui sera le plus beau triomphe de la grâce du Christ. Cette prière nous parait être une des plus urgentes au temps présent.

LXXVII. – Manrésa et saint Ignace.

Saint Ignace descendait de la montagne de Montserrat, le 25 mars 1522. Le noble capitaine, page du roi, glorieux défenseur de Pampelune, était vêtu d'une simple casaque de serge, sous laquelle il portait une chaine qui macérait sa chair. Il avait aux pieds de pauvres sandales de sparterie, et il portait à la main le bourdon avec la coquille de pèlerin. Il avait passé la nuit devant la Madone, comme pour la veillée de ses nouvelles armes. Accompagnons-le à Manrésa, qui fut pour lui ce que le Sinaï avait été pour Moïse et l'Alverne pour saint François.

Arrivé sur la colline qui domine le Cardoner, Ignace vit pour la première fois, sous les rayons du soleil couchant, la cité bénie de Manrésa, qu'il devait immortaliser. C'est une ville gracieuse, sur une colline élevée de près de 500 mètres au-dessus de la mer, où le ciel est presque toujours clair, l'air pur, la température douce et agréable. L'aspect de la ville et la vue de ses belles églises enchantèrent le pèlerin. Il apercevait au bas de la rivière le prieuré de saint Paul; plus loin, le monastère des Clarisses et le couvent des Dominicains; plus loin encore, la paroisse de Saint-Barthélemy, qui est devenue ensuite la chapelle des Capucins. A gauche, c'étaient les chapelles de Sainte-Catherine et de Saint-Christophe, avec le monastère de Sainte-Crudegonde.

Au sommet de la colline, surgissait la masse imposante de la cathédrale. Trois autres églises dominaient les maisons: Saint-André, Saint-Michel et Saint-Dominique. Au fond apparaissait le Carmel.

Manrésa, l'ancienne Minorissa, le berceau du relèvement chrétien de la Catalogne, devait être aussi le berceau de la Compagnie de Jésus. La Reine des Anges y accueillit saint Ignace à bras ouverts, dans son sanctuaire de la Guia.

Notre-Dame de la Guia ou du Guide. - C'est une humble chapelle sur les bords du Cardoner, à l'entrée de la cité. On célébrait sa fête annuelle le 25 mars 1522. Saint Ignace y arrivait le soir, fatigué et mal vêtu. Il entra dans cet ermitage; la sainte Vierge lui apparut, lui montrant du doigt la grotte où elle l'invitait à se retirer. Pendant qu'il priait, l'ermite ou gardien de la chapelle agitait les clefs, pour indiquer au dévôt pèlerin qu'il était temps de sortir, quand il entendit une douce voix, qui disait: «Vas, Ignace, et accomplis ta destinée.» Ignace se leva et se retira à l'hôpital de Sainte-Lucie.

La Croix du Cardoner. - Cette vénérable croix s'élève sur la rive droite du Cardoner, entre le vieux pont et le sanctuaire de la Guia. C'est un lieu vraiment saint. Un jour, entre autres, que saint Ignace se rendait à un ermitage extérieur, il s'arrêta là, y pria et y fut gratifié de sublimes visions. Dieu lui donna des connaissances si élevées qu'il disait encore soixante ans plus tard: «Tout ce que j'ai acquis par l'étude des livres, par l'expérience, et par des révélations divines, n'équivaut pas à ce que le Seigneur m'a commu­niqué en une seule fois, au bord de ce ruisseau.»

Le démon essaya ensuite de l'illusionner par une fausse vision; Ignace le mit en frate, en formant le signe de la croix avec son bâton.

L'Hôpital de Sainte-Lucie. - Ayant passé le vieux pont, et laissé à droite la chapelle de Saint-Marc, jadis hôpital de lépreux, Ignace entra par la porte de Sainte-Lucie, dans la ville alors entourée de murailles. A 40 pas de la porte, se trouvait l'hôpital.

L'église de Sainte-Lucie est encore la môme, dans le pur style du XIIIe siècle. De l'hôpital d'alors il reste la façade du midi. C'était la nuit du 25 mars, Ignace fut accueilli avec charité. Là commença sa pénitence: sept heures d'oraison, trois ou quatre disciplines par jour, le jeûne au pain et à l'eau. Le dimanche, il mangeait des herbes aspergées de cendres. Il couchait sur la terre, avec un tronc d'arbre pour oreiller. Il passait ses, journées à visiter les églises et les sanctuaires, demandant l'aumône aux portes, la distribuant entre les pauvres et gardant pour lui le plus dur morceau de pain. Comme il était bon pour les malades, il balayait leurs salles, faisait leurs lits, leur lavait les pieds, pansait leurs plaies et parfois suçait le pus qui en découlait pour mieux se vaincre lui-même. Il les exhortait à la patience, passant de longues heures à leur chevet. Des curieux l'épiaient et le virent priant la nuit, les mains et les yeux levés au ciel et disant tendrement: «O bon Jésus, si tous les hommes vous aimaient!» Il s'élevait alors de plusieurs coudées au-dessus du sol, et continuait son oraison; son visage était rayonnant de lumière. Deux fois il fut malade pendant son séjour à l'hôpital. Sa réputation de sainteté était telle que les magistrats et les principaux de la cité venaient le servir. Le démon le tenta de vaine gloire. Il gémissait, et priait les personnes présentes de se retirer, en se disant tout haut: «Misérable pécheur, pense aux fautes que tu as commises;» le démon se retira vaincu.

L'Entrée primitive de l'hôpital. - Près de la chapelle de l'extase, à gauche, on conserve, comme un souvenir précieux, l'entrée primitive de l'hôpital et deux pierres qui servaient de bancs. Saint Ignace montait sur ces pierres pour enseigner les mystères de la foi aux mendiants, aux enfants et aux campagnards qui venaient l'écouter. C'est la première chaire de la Compagnie de Jésus. Les pèlerins sont heureux de toucher et d'embrasser ces pierres. Une inscription gravée sur le marbre rappelle le souvenir de cet enseignement.

Un jour le démon, le voyant entouré de gens des plus misérables, lui dit: «Ne rougis-tu pas de tant de bassesse; ne vois-tu pas que tu déshonores ta famille?» En entendant cela, Ignace se rapprocha du plus répugnant des mendiants et le tint embrassé jusqu'à ce que la tentation fut passée.

La chapelle de l'Extase. - Ici eut lieu une des plus admirables extases qu'on ait vues dans l'Eglise de Dieu. Ignace appuyé à la grille de la fenêtre pendant que les confrères de Sainte-Lucie chantaient les complies, fut ravi en esprit; la violence de l'amour divin brisa ses forces et il tomba couché à terre. Au commencement, on crut qu'il s'agissait d'une syncope, mais deux jours se passèrent, puis trois, puis quatre, sans qu'il bougeât et on se demandait s'il était mort. On lui prenait les mains, on lui parlait: il restait insensible. Les habitants de l'hôpital admiraient ce pauvre pénitent, étendu sur le sol, vêtu d'un sac, ceint d'une chaîne, les pieds nus, les yeux ouverts et tournés vers le ciel, le visage rosé, et tout l'ensemble respirant amour et dévotion.

Un autre jour se passa, puis deux, sans qu'il donnât signe de vie: on le tint pour mort et on décida de lui donner la sépulture. Mais Dieu permit qu'un assistant le touchât au cœur et sentit qu'il battait légèrement. Le huitième jour, le samedi veille des Rameaux, 12 avril 1522, il se réveilla doucement, comme sortant d'un songe, et répéta deux fois avec un amoureux soupir «O Jésus, ô Jésus!» Ce lieu a été converti en chapelle en 1625. Des tableaux, des inscriptions, et une statue couchée de saint Ignace, rappellent cette extase.

L'église et le collège de Saint-Ignace. - Non loin de l'hôpital de Sainte­Lucie, se trouvent l'église et le collège de Saint-Ignace construits au XVIIe siècle. L'église a un portail dorique surmonté de la statue du saint Fondateur. Il tient dans la main droite ses constitutions et dans la main gauche un bâton pastoral qui écrase la tête de Luther.

Cette église communique avec la chapelle de l'extase. Elle est riche en reliques. On y conserve un crucifix miraculeux qui tomba sans se briser des mains de la statue du saint, le jour où les Jésuites étaient mis à mort sacrilègement à Madrid.

Tous les ans on célèbre par une octave, dans cette église, le souvenir de l'extase. Cette église a une Congrégation du Sacré-Cœur de Jésus pour les habi­tants de la ville, une autre de la Sainte Vierge pour les étudiants, et une de sainte Agnès pour les ouvrières des fabriques.

Les Jésuites plusieurs fois expulsés ont repris de nouveau le collège en 1877.

Le crucifix de saint Ignace. - On le conserve actuellement au collège de Saint-Ignace sous un riche dais; il est en bois sculpté sans art, mais expressif. Saint Ignace le portait sur la poitrine le jour de sa conversion. A l'hôpital et à la grotte, il priait devant lui; il le portait dans les rues, quand il prêchait la pénitence au peuple. Quand il parlait de la Passion, il fondait en larmes en regardant ce crucifix, et en répétant avec une vive expression: «C'est dans le Christ seul et dans sa croix que se trouvent la vraie joie et la vraie consolation.» Il porta ce crucifix dans son pèlerinage à Jérusalem et le rapporta à Barcelone.

Notre-Dame de Grâce. - Dans la cour d'entrée (le patio) des Dominicains se trouvait une ancienne statue de Marie, qu'on appelait Notre-Dame du Clos. Un jour saint Ignace vint à ses pieds, tout troublé et découragé. Il l'invoquait avec angoisse. Elle lui parla et lui dit: «Entre-là, on te dira ce qu'il faut faire.» Les Dominicains l'accueillirent en effet avec bienveillance, le soignè­rent et le consolèrent. Le Père Gabriel Pellaros l'aida beaucoup de ses pieux conseils. La Vierge miraculeuse fut transportée dans l'église, où on lui éleva un autel, et on l'appela désormais Notre-Dame de Grâce. La statue fut brisée sacrilègement par les libéraux et ensevelie dans la terre en 1335. On la retrouva sept ans après. On put la restaurer et la replacer sur l'autel.

Le puits de la poule. - Qui ne connaît l'histoire de la poule? Une jeune servante pleurait et sanglottait, toute inconsolable d'avoir laissé noyer dans ce puits de Sobrerroca (sous la roche), une poule dont la garde lui avait été recommandée par ses maîtres. La foule sans pitié riait, mais les cris de douleur de la fillette touchèrent le cœur d'Ignace qui passait par là. Alors, s'age­nouillant auprès du puits, il se mit en prière, et voilà que l'eau s'éleva peu à peu jusqu'au bord du puits. Alors Ignace prit dans ses mains la poule retrouvée et la remit à la fillette, toute émue et toute ravie de joie. La poule vivait, c'était deux miracles en un: l'eau s'était élevée jusqu'au bord et la poule noyée était ressuscitée. Le puits a plus de 16 mètres de profondeur.

Au-dessus de la margelle, on lit cette inscription: Saint Ignace de Loyola en 1522 a fait ici son premier miracle.

Un petit oratoire a été élevé près du puits, et sur l'autel un groupe gracieux représente le miracle.

Ce fait a eu tant de retentissement que, en 1603, les Conseillers de Manrésa envoyèrent à Dona Marguerite d'Autriche, femme de Philippe III, trois coqs et trois poules, qui descendaient de la poule du puits.

L'eau du puits a souvent allégé les souffrances des dévots pèlerins.

La Collégiale de la Séo. - On nomme Séo, en Catalan, l'église principale d'une ville. C'est une tradition à Manrésa que saint Ignace ne passait pas de jours sans visiter ses trois églises: la Séo, le Carmel, et Saint-Dominique. Un jour qu'il entrait à la Séo pour assister à la grand messe, il lui sembla entendre ces paroles tentatrices: «Comment est-il possible que tu puisses supporter une vie austère comme celle-là, une vie misérable et pauvre comme celle des sauvages, pendant les longues années qui te restent à vivre? «Ignace reconnut que c'était le démon qui lui parlait, et il le chassa en lui disant: «Et toi, peux-tu donc m'assurer une seule heure de vie? C'est Dieu qui tient en sa main les moments que nous avons à vivre et que seraient soixante ans de pénitence comparés à l'éternité?» La tentation s'évanouit et Ignace entendit la messe avec de grandes consolations. Un siècle après cette rencontre, on célébrait dans cette même église les fêtes de la canonisation de saint Ignace. Elles furent grandioses. Elles commencèrent le 28 septembre 1622 et durèrent huit jours.

Le dimanche précédent, le très noble don Galceran de Figuera sortait de cette église avec le pennon de la cité pour publier les solennités prochaines. Il était accompagné de cinquante cavaliers; devant eux marchaient les méné­triers et les tambours, tous à cheval, et vêtus de cottes de damas cramoisi. La publication se fit dans toute la ville et dans les campagnes environnantes jusqu'à six lieues à la ronde. La ville se décora de tentures, de feuillage et de fleurs. Il y eut des cortèges pompeux, des chars de triomphe, des jeux publics, des concours poétiques, des combats simulés de maures et de chrétiens, des feux d'artifice et des illuminations merveilleuses. On chanta à la Séo messe et vêpres solennelles avec trois choeurs pendant huit jours. Les orateurs les plus fameux se firent entendre. Le dimanche, l'abbé de Ripoll célébra pontificalement les offices et ce qui n'est pas vulgaire, toute cette journée du dimanche une fontaine de vin généreux coula sur la place de Saint-Michel pour la plus grande joie des nombreux pèlerins.

Cette église a aujourd'hui une belle chapelle de Saint-Ignace. C'est d'ailleurs une des églises les plus remarquables de la région. Elle date du XIVe siècle. Elle a de belles stalles de la Renaissance et autour du chœur des écrans de pierre du XVe siècle avec diverses statues de saints. On remarque sous l'orgue, comme en plusieurs églises de la Catalogne, une tête de maure, à l'œil hagard.

La Sainte Grotte: «la Santa Cueva.» - Saint Ignace séjourna longtemps à la sainte grotte, au-dessus de laquelle s'élève aujourd'hui le grand couvent des Jésuites. C'est cette grotte que lui avait montrée la Vierge de la Guia. C'était un lieu solitaire dans les rochers au-dessus de la rivière. Des épines et des chardons en gardaient l'entrée. Saint Ignace en fit son ermitage et bientôt les gens de Manrésa allaient l'épier. On racontait qu'on l'avait vu à genoux, les mains jointes, immobile comme une statue; d'autres fois il se frappait la poitrine avec une pierre, comme saint Jérôme. Il se flagellait les épaules. Les uns l'avaient vu en extase. D'autres le voyaient écrire ou tomber en agonie. Les mères envoyaient leurs enfants écouter les leçons du saint et il leur faisait faire les exercices que la sainte Vierge lui enseignait.

Il les conduisait en promenade, jusqu'aux Calvaires des environs. Les Conseillers de Manrésa firent débroussailler et ouvrir un sentier pour les pèlerins. Le Calvaire du Tart, souvent visité par saint Ignace a été rapporté là; et un miracle s y est accompli le 30 juillet 1627. Du sang frais et abondant coula des plaies du Crucifix en commençant par la plaie du côté. Le sang de Jésus honorait ainsi le sang et la pénitence de saint Ignace. C'était aussi le présage des grandes calamités qui fondirent alors sur l'Espagne.

La sainte grotte a été souvent arrosée par les larmes et le sang d'Ignace. Elle a été sanctifiée par la visite de Jésus et de Marie, des anges et des saints, et souvent illuminée par de vives splendeurs qui en faisaient comme un coin du ciel. Là le cher saint lutta contre le démon; il passait chaque jour sept heures en oraison, à genoux; il se nourrissait de pain et d'eau et passait parfois, trois ou quatre jours dans le jeûne. Il n'avait pour lit que la terre et pour vêtement que son pauvre sac.

La Cueva n'a que trois mètres de long et un mètre et demi de profondeur. Elle ressemble plus à un antre de bête fauve qu'à une habitation humaine. On l'a depuis élargie jusqu'à dix mètres. Tous les pèlerins de Montserrat vont visiter Manrésa et sa grotte. Plusieurs font à pied le chemin qui est de trois lieues. Beaucoup vont de Manrésa à la grotte nu-pieds ou à genoux avec des flambeaux à la main. Bien des miracles ont été obtenus à cette grotte; des malades ont été guéris par un peu de terre de la grotte ou un peu d'huile de la lampe. Marguerite d'Autriche demanda une petite pierre de la grotte. Les habitants de la ville la lui envoyèrent enveloppée de soie. La reine la fit enchasser dans l'or, avec des diamants et des rubis et elle la portait sur sa poitrine dans les fêtes les plus solennelles.

Un beau rétable en marbre blanc représente saint Ignace écrivant ses Exercices sous l'inspiration de la sainte Vierge.

Le livre des Exercices. - C'est là que saint Ignace écrivit le livre incom­parable des Exercices spirituels, qui a rempli les monastères de religieux, enrichi l'Eglise de saints et peuplé le ciel de bienheureux.

Saint Ignace y a condensé la matière de nombreuses méditations. Dans sa méthode de sanctifier les âmes par ces saints exercices, saint Ignace déploie une stratégie toute divine et obtient une efficacité aussi suave qu'irrésistible. Les juges du procès de canonisation ont déclaré qu'Ignace étant illettré au temps où il a écrit ce livre, on y doit reconnaître une inspiration surnaturelle. C'est de plus une tradition qu'Ignace a dû à la sainte Vierge l'inspiration de ses exercices. La noble famille de Amigant a déclaré qu'elle tenait cela de saint Ignace lui-même.

Manrésa et les exercices, voilà deux idées qu'on ne peut plus séparer. On donne le nom de Manrésa aux paraphrases des Exercices et aux maisons où on les fait. Il était donc naturel que la ville de Manrésa possédât elle-même une maison de retraite pour y faire les exercices. Le voisinage de la sainte grotte est pour les retraitants une source de grâces et d'inspirations. On a donc cons­truit dans ces dernières années, près de l'église de Saint-Ignace et de la grotte une maison monumentale avec trois étages pour les retraitants. La maison a des jardins et des galeries pour les promenades. Elle contribuera à procurer la gloire de Dieu et le salut des âmes dans la Catalogne et l'Aragon.

L'église de la Santa Cueva. - La grande maison des Jésuites a en façade une belle église moderne, genre XVIIIe siècle. Vue du Vieux-Pont, elle produit un effet grandiose. Tout le côté méridional est partagé par des pilastres corin­thiens; sa riche balustrade porte des statues d'anges et de saints, des bustes de rois et d'empereurs.

La façade d'entrée est à l'Est, elle ressemble à un grand retable d'autel. La statue de saint Ignace est au centre; d'autres statues représentent les vertus cardinales. L'intérieur est plus riche qu'artistique:

Ce monastère possède deux reliques de saint Ignace: le pouce de sa main droite, qui a contribué à écrire ses merveilleux Exercices, et une modeste coupe de bois d'olivier, qu'il a fabriqué lui-même pour son usage.

On célèbre encore par une procession annuelle, le 30 juillet, le souvenir de la réception du doigt de saint Ignace, que le Supérieur Général envoya de Rome en 1623.

Saint Ignace séjourna une année entière à Manrésa. Il y revint passer quelques jours à son retour de Jérusalem, puis il s'en alla à Barcelone étudier la grammaire. Résumons ici le reste de sa vie on quelques lignes. Il continua ses études à Alcala, puis à Salamanque et à Paris. Il fit ensuite le voyage de Flandre et d'Angleterre. Et de Paris, il retourna à Loyola. Il parcourut, en missionnant, plusieurs provinces d'Espagne; puis il alla à Venise et enfin à Rome, d'où il fonda douze provinces de son Ordre avec plus de cent collèges et maisons. Il mourut le 31 juillet 1556, à l'âge de 65 ans, et 34 ans après son séjour à Manrèse.

LXXVIII. – Barcelone au retour

Pour bien connaître une ville, il faut la voir deux fois. Une seule visite laisse des impressions éphémères, et puis il y a toujours quelque chose d'oublie qu'il faut voir pour compléter sa provision de souvenirs.

Je fus donc heureux de revoir Barcelone. Cette fois, j'y étais comme chez moi et en pays de connaissance. Je me promenais tout à l'aise sur la belle avenue de Colon, au Parc, au boulevard du Rembla. Je revoyais la vieille cathédrale dont les sombres nefs ont un cachet si archaïque.

Pour compléter mon étude de Barcelone, je voulus visiter son pèlerinage populaire de Bonanova et entrevoir au moins l'extérieur d'une course de taureaux.

Notre-Dame de Bononava a son sanctuaire dans le quartier neuf de Gracia, au pied des côteaux arides de la Montagne pelée (Montana Pelada).

L'église est moderne. La statue de Marie est sans art. Elle est vêtue comme toute les madones d'Espagne. Une foule recueillie est toujours là en prière. Mais ce qui donne à ce pèlerinage son cachet exceptionnel, c'est le nombre des ex-voto qui y sont déposés. L'église ne suffit plus à les recevoir. Il a fallu ajouter aux sacristies une salle, puis une autre, puis une autre encore pour y exposer ces ex-voto; car c'est une vraie exposition, curieuse, étrange même et unique en son genre. Il y a là, comme dans nos sanctuaires, des inscriptions, des bijoux, des béquilles, mais il y a surtout des modèles de cire, des bras, des jambes, des têtes, des corps d'enfants, suivant les maladies dont on a demandé ou obtenu la délivrance. Après avoir prié, les pèlerins passent là et tous ces témoignages de foi excitent leur confiance. Est-il étonnant après cela que sain­tement enivrés d'espérance surnaturelle ils touchent le cœur de la Madone et en obtiennent des miracles.

* * *

O contraste! Une autre caractéristique de la Barcelone moderne, c'est son cirque de taureaux. La population presque entière va là tous les dimanches de l'été, mais pendant le carême toute l'Espagne s'abstient des spectacles.

De longues affiches fort suggestives annonçaient la réouverture de la Plaza de toros pour le dimanche de Quasimodo. Les noms des plus brillantes épées de l'Espagne y brillaient en vedette.

Je ne pouvais pas décemment aller à la Plaza, mais je savais que le cortège des valeureux lutteurs s'y rendait en grand apparat, et j'allai me promener sur le paseo de Colon pour assister au défilé.

Nombreux étaient les chevaux et brillants les cavaliers. Toreadors, picadors banderilleros passaient tour à tour. Leurs vestes, brodées comme des chasubles, étincelaient au soleil. La couleur de leurs manches et les nœuds de leurs chapeaux servaient à les reconnaître, comme les jockeys de nos courses.

Je sus le soir que la boucherie n'avait pas été brillante ce jour-là.

Quelques jours après, je lisais dans les journaux cette boutade qui montre que rien du monde ancien n'est à l'abri de la rouille révolutionnaire

«Ceci devait tuer cela. - Qui aurait jamais cru que ce monde des toreros verserait un jour dans le mouvement socialiste? Les toreros au menton glabre, à. la veste de velours, au jarret d'acier, les toreros de Goya, empommadés et fleurdelisés, des bagues aux doigts, des diamants à la chemise, les toreros si chantés, si poétisés, si aimés des femmes pour l'élégance et la robustesse de leurs formes, pour la richesse de leur costume passementé de soie et brodé d'or, ces héros de la piste qui semblaient vivre d'encens et de bouquets, pensent aussi - qui l'aurait cru? - aux intérêts matériels. Les toreros ont le souci de l'estomac et du ventre comme de vulgaires mortels et réclament au patron, comme de simples mineurs, une augmentation de salaire.

Je vous ai déjà conté que les picadors s'étaient formés en syndicat et qu'ils avaient formulé un programme de revendications. Les premières espadas, auxquelles ils se sont adressés, Fuentes et Algabeno, ont carrément repoussé leurs prétentions.

- Nous vivions jadis, s'est écrié Algabeno, comme des frères, et voilà que vous nous divisez. Nous étions une famille, et vous la dissolvez. C'est plus qu'une faute, c'est un crime. Vous prétendez qu'on vous augmente t Voilà qui est bientôt dit. Mais je vous ai payés de tout temps au delà de mes forces. A mes débuts surtout comme espada, je vous payais si cher que je restais toujours au-dessous de mes affaires. Il y a des „épées” qui n'ont pas de chance. Je suis de ceux-là. Je n'ai jamais gagné beaucoup d'argent. Comment voulez-vous que je donne satisfaction à vos demandes? Votre attitude est des plus répréhen­sibles. Allez, éloignez-vous de ma présence, je vous donne congé.

A la suite de cet entretien, les picadors se sont réunis et ont proclamé la grève. Naturellement ils devaient trouver des imitateurs. Les banderilleros viennent, en effet, de provoquer une réunion des leurs en vue de jeter les bases d'un syndicat et de formuler à leur tour un programme de revendications. Les beaux temps de la tauromachie romantique sont décidément passés. La voici désormais dans l'ère du socialisme. Ceci devait tuer cela.»

* * *

Mon beau voyage d'Espagne était fini. Je rentrais en France avec mon butin de doux souvenirs. La mémoire aussi a ses collections de reliques Reliquiae cogitationis diem festum agent tibi. (Psaume 36).

1)
Reliquia; cogitationis diem festum agent tibi, Ps. 75.
2)
D’autres prétendent cependant que ce lieu aurait été appela d abord ad Jacobum apostolum en angue vulgaire Giacomo apostolo et par abréviation Compostelle.
3)
Arioste, Roland furieux.
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