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MILLE LIEUS

dans l'Amérique du Sud

I. – Le départ. – Bordeaux. – Le bateau. – En mer. Premières escales: Marin, Vigo, Lisbonne

Je quitte Paris le 29 août 1906 pour m'embarquer à Bordeaux le 31 sur le Chili, des Messageries Maritimes.

J'ai quatre compagnons de voyage, quatre de mes missionnaires, qui vont travailler là-bas pour le salut des âmes et le règne du Sacré­-Cœur. L'un d'eux, hélas! devait y mourir quelques mois plus tard, victime du climat.

J'ai quelques heures à Bordeaux; je revois avec mes compagnons les beaux quartiers du port et du commerce, les Quinconces, la Bourse, le Palais, de justice avec leur grand air XVIIIe siècle; la cathédrale Saint-André, qui ne 1e cède guère à nos merveilleuses églises du Centre et du Nord.

Deux choses m'intéressent toujours à Bordeaux: l'étrange hypogée de la tour Saint-Michel et les vieux souvenirs de l'église Saint-Seurin.

Quel spectacle impressionnant que celui de toutes ces momies debout dans la crypte de Saint-Michel! Ces squelettes semblent nous dire quels ont été les derniers moments de leur vie. Il y a là des figures crispées et comme fixées dans la lutte contre la mort et contre la volonté divine; mais il y a aussi des visages de prêtres et de gens du monde qui ont conservé l'empreinte du calme, de la résignation, de la suprême prière. Allez à saint Michel, il vous en restera un thème de méditation pour toute votre vie.

Bordeaux, comme toutes nos vieilles villes, ses lieux-saints. A Marseille, c'est la crypte de Saint-Victor, avec les souvenirs de sainte Madeleine et de saint Lazare. A Lyon, c'est l'église de Saint-Nizier, où saint Pothin célébrait les saints mystères; c'est Ainay, où furent marty­risés les saints de Lyon; c'est Saint-Irénée, où reposent ces martyrs. A Bordeaux, c'est l'église Saint-Seurin, avec sa crypte et ses tombeaux vénérés de saint Fort et de sainte Véronique. Je crois toujours, malgré la critique, à nos vieilles traditions, du moins dans l'ensemble. Je crois à l'apostolicité de nos églises des Gaules et à la venue des amis du Sauveur en Provence.

Je vais visiter les Sœurs de la Sainte-Famille, qui ont des maisons au Brésil. Elles aussi sont dépossédées de leurs maisons et campées dans une école provisoire. En cherchant leur retraite sur les collines de la rive droite de la Garonne, je grille au soleil. C'est que Bordeaux et la région ont depuis deux mois une température saharienne. Tout y est desséché. Je rencontre un gros serpent, qui sommeille paisiblement sur la barrière d'Un pré. C'est un avant-goût du Brésil.

Bordeaux a de la grandeur, de la dignité. C'est une matrone qui vieillit. Comme toute la France, elle est arrêtée dans ses progrès, elle sommeille; Elle a diminué de cinq mille âmes dans l'intervalle de 1900 _ à 1906. Elle n'a pas de grands travaux modernes, comme Anvers, Hambourg, et même Gênes: Son port est en retard. Il n'a pas été entre­tenu, il s'ensable. La Garonne n'a plus assez de, profondeur. Le plus souvent, les paquebots des Messageries ne peuvent pas aborder aux quais; ils partent de Pauillac, sur la Gironde.

Il en est de même sur toutes nos côtes: La Rochelle cède son trafic à La Palisse, et Nantes à Saint-Nazaire. La France s'ensable.

Cependant, grâce à une marée favorable nous nous embarquons au quai Carnot, sur le Chili. C'est un des six bateaux des Messageries Mari­times qui font le service de l'Atlantique. Il jauge 6.ooo tonnes;' il a environ 15o mètres de long; il a deux moteurs, deux hélices, et il compte 15o hommes d'équipage.

C'est notre hôtel pour treize jours.

J'ai 10.000 kilomètres, ou 2.500 lieues a faire:

de Bordeaux à Dakar 1.050 lieues
de Dakar à Pernambuco 800
de Pernambuco à Rio 500
de Rio à Desterr 150
Total 2.500 lieues

Les passagers sont nombreux, environ 600. Les troisièmes sont bondées d'émigrants.

Nous avons à bord quelques missionnaires, entre autres le préfet apostolique du Loango.

J'ai une chapelle de mission, nous dirons presque chaque jour la messe, du moins ceux qui seront valides.

Le golfe de Gascogne ne se montre pas méchant. Sauf ses escales, le voyage a peu de variété.

Le temps est couvert et frais sur les côtes d'Espagne. C'est étonnant, il avait fait si chaud à Bordeaux, où tout était desséché par un soleil brûlant:

Nous touchons à Marin, le port extérieur de Pontevedra, chef-lieu de la Galice. Je suis passé là quand j'ai visité Santiago de Compostelle. Marin a un aspect vivant, un marché très animé, des balcons vitrés comme en Castille. Nous sommes là presque chez nous, les Galiciens sont les cousins des Gaulois.

Nous touchons aussi à Vigo. C'est encore l'Espagne et la Galice. C'est une ville en, éveil, avec un quartier neuf, un grand hôtel continental. Les Galiciens viennent nous offrir des fruits, des mantilles en dentelles, des faïences de style arabe, qui sont une spécialité de la ville.

La troisième escale est Lisbonne. Je revois volontiers la Byzance occidentale, que j'ai visitée, il y a six ans, et je la fais voir à mes compagnons.

Quel beau panorama! La grande cité s'élève sur la rive droite du Tage. Au centre, la ville basse, où s'agite le commerce, est resserrée dans un vallon. A l'est, s'élève la vieille ville, l'ancienne acropole des Phéni­ciens, avec la cathédrale et le Castello: à l'ouest, la ville neuve sur le plateau du Bon-Air, (Buenos-Ayres).

Je salue de loin Cintra et son château féodal; Bélem, sa tour et son monastère, une vraie dentelle de pierres.

Lisbonne a bâti de beaux quais, où l'on aborde. Elle devient plus accessible que Bordeaux.

Nous descendons à terre. Je vais revoir la vénérable cathédrale qu'on restaure activement. J'aime à prier aussi dans le pieux sanctuaire élevé sur l'emplacement de la maison où naquit saint Antoine de Padoue.

Un tour en tramway nous fait voir la place du Rocio au pavage ondulé et la belle avenue de la Liberté. Le musée du Carmo nous parait assez pauvre. Nous déjeunons à l'hôtel de Paris, puis il faut repartir.

L'estuaire du Tage est majestueux. Camoens l'a poétisé, il en a invoqué les muses:

Et vous, Muses du Tage, aimables conseillères

De mes premiers travaux, qu'en rimes familières

Je chantai tant de fois; donnez à mes accents

Le grand souffle d'Homère et les accords puissants,

L'image grandiose et le rythme sonore,

Qu'après qu'il a vibré, l'oreille écoute encore;

Qu'on puisse dire un jour que de vos chastes eaux

Hippocrène est jalouse au fond de ses roseaux!

(Traduction des Lusiades en vers français par de Cool, Rie de Janeiro, 1876.)

Tout cela est beau à lire pour ceux qui ont l'estomac en équilibre.

Le 3, après Lisbonne, il y a un gros roulis. Les tables se dégarnissent. Une-bonne secousse renverse sur le pont les dames et leurs fauteuils, qui ont rouler jusqu'au bastingage. On en est quitte pour la peur. On met à table le violon, ces ficelles de mauvais augure, qui retiennent les assiettes, les verres et les bouteilles.

Nous croisons le Magellan, des Messageries. C'est une fête, on se salue. Tout incident prend de l'importance sur ce désert humide et monotone.

Nous passons. à travers l'archipel des Canaries. Longtemps la longue île de Buen-Ventura nous montre ses collines. Quelques oiseaux viennent nous saluer.

La mer est d'un beau bleu foncé là où passe le courant du Gulf-Stream; ailleurs elle prend la teinte sombre du vert de bouteille.

Voici des poissons volants, cela amuse tous les passagers. Ce sont de jolis poissons blancs, qui volent droit et loin. Est-ce nous qui les troublons ou quelque requin qui les poursuit?

Nous croisons, en effet, des requins, qui font le haut dos, et des cachalots, qui crachent en l'air comme nos jets d'eau.

Le soir, nous laissons derrière nous une traînée phosphorescente. Ce sont, je crois, des animalcules que nous avons troublés.

Près de la côte on m'indique l'endroit où gisent les débris de la Méduse, dont le naufrage a été popularisé parle pinceau d'Eugène Delacroix.

Des hirondelles palmées effleurent la surface de l'eau.

II. – Dakar. – Les passagers. – La vie a bord. – réflexions

Quatre jours après Lisbonne, c'est Dakar, la grande ville nègre, la capitale de nos colonies de l'Ouest africain.

Il y a là 25.000 âmes, avec des spécimens de toutes les tribus, de toutes les races, de toutes les langues du Soudan. Les Ouolofs sont des hommes superbes, biens musclés, avec une haute taille et des traits réguliers.

On compte seulement deux mille chrétiens à Dakar.

Le mahométisme gagne encore du terrain au Soudan, comme il en gagne en Asie, aux Indes et à Ceylan. Reverrons-nous un nouvel assaut de Mahomet contre le Christ? L'Apocalypse semble le dire.

L'Etat français a construit une belle mosquée à Dakar, et il a laissé tomber en ruines l'église catholique. Il a fallu l'abandonner. On fait le culte dans la salle du cercle catholique.

Ce sont les Pères du Saint-Esprit qui sont là. Ils espèrent rebâtir l'église, après avoir revendu à la ville le terrain de l'ancienne mission. Nous sommes allés les voir. Ils nous ont reçus avec une charité et une hospitalité toute fraternelles. Monseigneur le Vicaire apostolique était en France. Les Pères qui étaient là connaissaient mes anciens maîtres et mes anciens condisciples de Rome. J'étais en famille.

La maison est commode. Une grande véranda au Nord donne un peu de fraîcheur. Un vaste jardin produit tout ce que l'on veut, moyen­nant un puits d'arrosage.

C'est qu'il fait chaud là-bas! C'était la fin de l'été. L'atmosphère était brûlante. Je ne devais par rencontrer une pareille chaleur au Brésil.

J'ai fait cependant une promenade au dehors de neuf heures à onze heures, avec mon parapluie sous le soleil. La réverbération est terrible, il faudrait ne sortir que le matin de bonne heure ou le soir.

Les rues ont été ravagées par des orages récents. C'est la fin de la saison des pluies.

On construit un palais de plusieurs millions pour le gouverneur. Voilà de l'argent bien employé. C'est à cela que servent nos emprunts coloniaux.

Les blancs ne sortent qu'avec le casque colonial.

Le village noir est curieux: huttes de terre ou de roseaux, couvertes de chaume de maïs ou de palmes. Le ménage se fait devant la maison plus que dedans; les costumes sont très sommaires.

Près des cases, croissent des baobabs, des cocotiers, des manguiers, des mimosas, des bananiers:

Le baobab est le roi des arbres. Il peut rivaliser avec les cèdres du Liban. On peut établir une maisonnette dans ses flancs.

Dans ce pays brûlant, chaque culture doit avoir ses puits. Il faut arroser le sol pendant neuf mois de l'année.

On cultive le mil, le riz, les arachides. Le mil d'Afrique, c'est le sorgho. C'est avec sa farine que les femmes arabes font le couss-couss, le mets national. Les graines de l'arachide se mangent fraîches ou grillées. On en tire aussi une huile douce.

Vers le port, belles avenues fleuries des mimosas, des flamboyants, des lilas du tropique, des caïlcédrats, un grand arbre appelé l'acajou, du Sénégal.

Un Père blanc d'Alger était là avec nous, prêt à partir le lendemain pour Tombouckou (Tombouctou???).

Dakar a supplanté Saint-Louis. On y fait un beau port, protégé par des jetées. Des dragues sont en train de l'approfondir.

L'île de Garée forme au dehors une seconde protection. Garée est la vieille colonie, bien bâtie, étagée sur ses rochers, avec l'ancien palais du gouverneur.

Saint-Louis va décroître. On y passe encore pour rejoindre le che­min, de fer de pénétration, mais on commence la construction d'une ligne directe de Dakar à Kayes.

Je remontai au bateau l'après-midi. Un tas de négrillons, sur des barques et des pirogues presque -hors d'usage, entouraient le bateau pour, gagner quelques francs en amusant les passagers. Ils plongeaient, ils passaient sous le bateau pour rapporter entre leurs dents des pièces de monnaie qu'on leur jetait.

Ce qui est étonnant, disait M. Durand, c'est qu'ils se baignent tant et qu'ils restent si noirs!

D'autres, des Levantins sans doute et peut-être des Juifs, venaient à bord nous vendre des photographies, des oiseaux bleus desséchés, des perruches vivantes, des singes, des dentelles faites aux files Canaries.

Au retour, j'aurais bien acheté des souvenirs, mais j'allais au Brésil! Nous passâmes la ligne le 11. Les brimades d'autrefois sont bien diminuées. Cependant les matelots s'amusent encore à doucher un des novices avec la pompe de nettoyage.

Les passagers se récréent entre eux. Dames et Messieurs s'aspergent d'eau de cologne. Le pont est animé, on rit, on court, on crie. Le menu du jour a des dragées de baptême. Les groupes se paient du champagne.

Le 12, c'est fête à bord, fête de bienfaisance. Le pont est orné de drapeaux, de flammes, de signaux, de feux électriques. On tire une loterie, on fait de la musique, on danse. Nous avions la chance d'avoir à bord d'excellents pianistes et violonistes. La loterie donne 2000 francs pour l'œuvre de l'orphelinat de la marine.

Il y a 6oo passagers à bord. Ces bateaux ont environ 150 hommes d'équipage. Il y a une demi-douzaine d'officiers, des escouades de matelots, de chauffeurs, de cuisiniers, de camériers, de femmes de cham­bre. La plupart sont de Bordeaux ou de Marseille. Il y a de la tenue sur les ponts, mais dans les soutes, qui sait?

Plusieurs officiers sont de bons catholiques.

Il y a bien 150 passagers de première. Quel groupe cosmopolite! Beaucoup sont des Américains du Sud, qui sont venus passer l'été en Europe et qui s'en retournent là-bas. Il y a des parvenus, des hommes d'affaires, quelques agents diplomatiques.

Les Portugais ne nous laissent pas une impression favorable. Ils sont prétentieux et de grand appétit. Les desserts ont disparu de leur table avant que le moment soit venu d'y toucher.

Les Américains du Sud aiment les bijoux. Ils portent des bagues à tous les doigts avec des pierreries. Les dames aiment à sourire pour laisser voir quelques dents en or.

Il y a peu de Français. Nous avons cependant avec nous plusieurs représentants de maisons industrielles françaises.

Tous les bateaux ont quelques juifs. Où n'y en a-t-il pas? Il y a de gros juifs, des banquiers, et de petits juifs, des commis-voyageurs, qui vendent de tout, même des chasubles et des calices.

Un photographe français, de Rio, a un bébé intéressant, (Dédé, le - petit André), qui amuse tout le bateau.

Deux jeunes gens belges se rendent à l'exploitation Cibils à Corumba sur le Paraguay. Ils ont déjà travaillé dans des factoreries belges au Congo. J'aimais à m'entretenir du Congo avec eux. Ils en ont subi toutes les misères, la fièvre, l'hématurie, la dysenterie. Ce sont des gens de bon ton et conservateurs, avec qui l'on peut causer.

Le pont des troisièmes est rempli d'émigrants, italiens, galiciens, portugais. Tout ce monde vit pèle-mêle et assez pauvrement. Ils chas­sent la tristesse en chantant et en dansant. Ils nous donnent le spectacle des danses populaires espagnoles, la gota, la fandanga. La jeunesse s'en tire assez gracieusement. Il y ā des accompagnements d'accordéon, de battements de mains, de chocs de cuillers sur les plats.

Quelle curieuse danse que la gota! Son nom rappelle l'invasion gothique de la péninsule.

Elle peut être interprétée comme une mimique de l'amour honnête et de la préparation au mariage. Danseurs et danseuses se font lace d'abord, plusieurs fois ils s'éloignent et se rapprochent gracieusement, puis finalement ils forment des couples et tournoient comme dans la valse.

La vie à bord. - On passe là des journées, il faut s'y faire. Les cabines ont quatre ou cinq lits. Elles reçoivent, des corridors, un air un peu nauséabond. Il y a des cabines sur le pont, plus agréables, mais plus chères.

Le régime est bon: petit déjeuner le matin, déjeuner à 10 heures, dîner à 4 heures, pour le premier service. Le menu est celui des bons hôtels. Dans les escales, on achète les produits du pays, des poissons frais, des fruits.

Il y a de plus un lunch à deux heures: bouillon, viande froide, riz, pâtisserie, oranges, pastèques, un vrai petit repas.

On prend encore le thé le soir à 9 heures et il y a toute la journée de la limonade à la disposition des passagers. On ne meurt pas de faim à bord.

Les intellectuels ont un cabinet de lecture, avec des revues litté­raires, des journaux de voyages et une bibliothèque de romans à louer. Les autres vont jouer et se rafraîchir à la buvette.

C'est une vie facile, pour qui n'est pas sensible au roulis.

Nous disons la messe chaque jour: au salon de musique le diman­che, à la cabine les autres jours. Une trentaine de passagers y assistaient le dimanche. Il y a là, comme partout, une élite de braves gens. Quel­ques-uns assistaient pieusement aux deux messes qui se succédaient.

Pendant de longues heures, on est étendu sur son fauteuil pliant et l'on songe. Je songeais aux choses de Dieu.

L'océan, pensais-je, est le cœur de la terre. Il en reçoit tous les fleuves avec leurs immondices et il retourne en pluie féconder toute la terre de ses eaux purifiées.

Tel le cœur humain reçoit le sang des veines, le purifie dans les poumons et le renvoie par les artères, pour qu'il entretienne dans tous les membres la force et la vie.

On peut voir dans l'océan un symbole du cœur de Jésus, qui reçoit tous les fleuves de nos péchés dans ses abîmes de réparation et d'expiation et qui nous renvoie. tous les courants de la grâce pour distribuer à toutes les âmes la vie spirituelle, la fécondité, la force et la joie.

Une autre fois, je voyais dans l'océan le symbole d'une œuvre de missions, qui accumule, dans ses maisons de préparation, des réserves de force, de grâce, de science, pour aller ensuite féconder des terres éloignées comme par des sources ou des pluies de grâces, en distribuant les sacrements et la parole de Dieu.

Ces réflexions me font concevoir lé projet, à réaliser plus tard, de faire et d'écrire une retraite sur les leçons de la mer.

======III. – L’arrivée. – Les Jangadas. – La côte. Réception. – Récife.

Les dernières heures, on navigue à peu de distance de la côte.

Nous apercevons l'entrée de la rivière Goyanna, puis le Rio Iguarassù et l'intéressante île de Itamaraca, qui a de beaux champs de cannes et des usines, et qui a été autrefois le siège de la domination hol­landaise au Brésil.

Plusieurs baleines montrent leur dos visqueux.

La mer est couverte de jangadas ou radeaux, sur lesquels nègres et mulâtres s'aventurent hardiment à la pêche.

Le radeau se compose de trois ou quatre poutres à peine équarries et reliées par des traverses. L'une d'elles a une cavité où se plante un long mât, qui porte une voile triangulaire de coton. Il y a une banquette au pied du mât et même une tente-abri très élémentaire. Un clou fixé au mât permet de suspendre le sac de farinha (manioc) et la gourde d'aguardente (alcool).

La jangada est montée par deux ou trois hommes. Les vagues la couvrent souvent. Quand le vent la fait pencher, les hommes se suspen­dent de l'autre côté pour faire contrepoids.

Ces nègres nagent comme des poissons, et si le radeau chavire, ils remontent sur l'autre face et s'y établissent. Ils arrachent le mât et le banc et les replacent sur la partie supérieure. C'est vraiment un radeau à deux faces.

Les jangadas filent avec une rapidité étonnante, je l'ai constaté; et Il n'est pas rare, dit-on, de les voir parcourir dix milles à l'heure.

Elles sont gracieuses à voir, mais elles doivent être dures à monter. Ces pêcheurs prennent beaucoup de poissons appelés cavallas, qui sont excellents et se vendent cher.

Nous arrivions. A droite s'élève la jolie ville d'Olinda, sur ses collines. Les maisons sont semées au milieu des orangers. Quelques cocotiers isolés balancent leur chevelure de palmes en haut de leur longue tige. Un grand palmier entre deux couvents qui couronnent Olinda fait un effet pittoresque.

L'œil suit â distance la longue presqu'île de sable qui relie Olinda à Récife, semblable à un long ruban gris, derrière lequel au loin les montagnes présentent des teintes graduées qui vont en s'atténuant depuis le vert sombre de leur base jusqu'aux nuances plus faibles qui se con­fondent en une' ligne imprécise avec le gris perle; du ciel.

On distingué sur la péninsule lés forts, délabrés de Burano et de Brum, et sur le récif qui encadre le port, le fort de Picao au pied duquel la mer vient se heurter avec violence. Ce sont les anciennes défenses de Pernambuco.

Nous stoppons,en dehors des récifs. Le port attend toujours les grands travaux qui le rendront abordable aux paquebots:

Les officiers de la douane et de la Santé viennent accomplir leur devoir â bord. Chacun des passagers fait un bout dé toilette, prépare sis, valises et salue lés amis d'occasion qu'il a formés dans la traversée et qu'il ne reverra sans doute jamais.

Deux barques d'amis viennent me chercher à bord. Je ne m'atten­dais pas à cette démonstration. Il y a là tous nos Pères, le directeur de l'usine chrétienne dont nous sommes les chapelains et les délégués des Lazaristes, des Salésiens, des Frères Maristes. C'est une joyeuse entrée, où se manifestent la joie de la famille et la solidarité des œuvres.

Nous passons la barré houleuse et nous sommes éclaboussés par s. vagues. Nos' barques à six rameurs filent rapidement.

Nous abordons à la petite place, la Lingueta. La douane est accommodante pour moi. Elle retient les caisses de mes compagnons.

Un rédacteur du Diario de Récife est là pour m'interwieuer. Il veut annoncer l'arrivée «du docteur Dehon, le sociologue connu.»

M. Collier, l'aimable directeur de l'usine de Camaragibe, me propose d'aller à pied à la gare pour prendre une première idée de Récite.

Les trois quartiers de la ville, à savoir: la cité même de Récife sur la presqu'île, l'île de Santo Antonio, et Boa Vista sur le continent, présen­tent une division naturelle et commode pour se reconnaître.

Sur la petite place de la Lingueta nous avons abordé, devant les cafés se tiennent des négociants en costume européen. Ils causent affaire. C'est comme une bourse de commerce.

Le quartier de Récife, le plus ancien et le plus commerçant, est aussi le plus mal bâti et le moins propre. Les fenêtres y sont généralement grillées. Les rues sont étroites. Les maisons ont de deux à quatre étages, avec trois fenêtres de largeur. Elles sont construites en briques badigeon­nées, à (exception des jambages des portes et fenêtres, et des moulures qui sont en grès coquiller bien taillé.

Les boutiques sont assorties de marchandises anglaises. Quelques nègres offrent des étoffes et autres objets qu'ils portent sur la tête dans des corbeilles.

Un petit marché sur une place offre à ma vue des monceaux de bananes, d'ananas, de cajous, de mangues, d'oranges et de racines de manioc. Des marchandes mulâtresses ou noires, succinctement vêtues, quel­ques-unes la pipe à la bouche, préparent au coin des rues des aliments grossiers pour le peuple.

Des nègres, souvent accouplés, portent des fardeaux et s'animent par des chants monotones. J'en ai vu huit portant un piano ensemble sur leurs têtes. Les femmes blanches sortent peu, mais elles regardent curieusement aux fenêtres.

L'île de Santo Antonio a des rues plus larges. C'est l'ancien quartier de Mauritzstadt, tracé par Maurice de Nassau. On y accède par un beau pont, qui avait Jadis ses boutiques, comme le Rialto de Venise et le Ponte Vecchio de Florence.

La ville avait alors moins de ponts qu'aujourd'hui. On y circulait beaucoup en barque et les maisons avaient leurs façades sur les rivières. C'était vraiment une sorte de Venise, et le nom de Venise brési­lienne avait sa raison d'être.

Santo Antonio a un grand marché et des magasins de détail, librai­ries, orfèvreries, magasins de vêtements et de comestibles. Dans ceux-ci, les produits qui dominent sont les fromages de Hollande, les vins de Portugal et les biscuits anglais.

Il y a là des édifices importants, le Trésor provincial, la prison et le palais du gouverneur qui est un ancien collège de Jésuites.

La plupart des maisons de Santo Antonio n'ont qu'un rez-de-chaussée. Elles ont des ouvertures qui se ferment avec des chassis, mais peu de vitres.

Si l'œil pénètre dans les maisons, on y voit peu de meubles, des nattes, des hamacs (rede en portugais), et -quelques. vases de terre. Sou­vent on voit les femmes occupées à faire de la dentelle. Cette industrie leur est venue de Madère.

Ce quartier a de belles églises avec des clochers revêtus de faïences portugaises ou azulejas.

Le quartier de Boa Vista est plus gai et plus moderne. Il a des trottoirs, de riches habitations avec d'élégantes vérandas et des jardins luxuriants. Le pont qui conduit de Santo Antonio à Boa Vista sert de promenade dans les soirées chaudes. Le panorama y est enchanteur. Au nord, c'est la ville et les pittoresques collines d'Olinda; au sud, le rio Capibaribe, le quartier bas des Afogados et l'océan. Les canots indigènes, pirogues con­duites par des nègres et chargées de marchandises, se croisent avec les jangadas des pêcheurs.

Près du pont, nous prenons le chemin de fer pour Varzea. Le train oscille et se balance sur ses chaînes avec de brusques secousses. Les vagons sont mal attelés.

La ville se prolonge indéfiniment par des maisons de campagne. Puis viennent les cases des créoles et des nègres.

Nous traversons Iputinga et Caxanga, deux bourgades de la_ banlieue, et à la brune nous arrivons à Verzea

IV. – Varzea. _ Une paroisse brésilienne. La fête de Notre-Dame des sept-douleurs.

Me voici chez nous. Le presbytère est beau. Il a un premier étage, ce qui est rare là-bas., Il s'élève sur la place communale, en face de la gare. Il y a en bas le parloir, la chambre du supérieur, la salle à manger, la cuisine, la salle de bains:

Au parloir, des fauteuils-balançoires. C'est l'usage au Brésil. En se balançant, on s'évente et on a une impression de fraîcheur.

A la salle à manger, l'urne en terre poreuse. On boit souvent de l'eau dans la journée au Brésil. En la tirant de ces vases poreux, elle a deux ou trois degrés au-dessous de la température de l'air, c'est assez pour rafraîchir sans faire mal. Il y a partout de l'eau à boire, dans les salons, dans es gares, dans le vestibule des églises.

Le bain et la douche sont d'usage quotidien. Chaque maison un peu aisée a sa salle de bains. Sur la cour, nous avons l'écurie des chevaux, la basse-cour, une-case de bois pour les boys.

Le jardin a de beaux arbres, de larges manguiers, des cocotiers affilés, l'arbre à pain avec ses gros fruits savoureux, le caféier aux fleurs blanches et parfumées, le bananier et ses. régimes, l'oranger, le papayer ou mammon et ses fruits digestifs comme la pepsine, le sapoti qui donne une sorte de poire; le cajou, un bel arbre dont les fruits servent à faire des confitures, l'abakati, avec fruits doux comme du beurre; le jaka, dont es gros fruits pendent au tronc et aux branches maîtresses. La Providence savait bien que de pareils fruits suspendus au bout des branches tom­beraient au souffle du vent et casseraient le nez des passants.

Il y a aussi des castagnolas. C'est un des plus beaux arbres du Brésil. Il orne les avenues des villes. C'est une espèce de châtaignier. Il a toujours quelques feuilles rougies par le soleil, qui sont comme des fleurs milieu des feuilles vertes.

On me loge au premier, près de la salle commune, qui est vaste et agréable. Il. y a encore au premier quelques chambres et l'oratoire, où je dirai habituellement la messe.

Le premier n'a pas de plafond, on a plus d'air sous les toits.

Au-dessus des lits, un baldaquin protège contre ce qui pourrait tomber d'en haut: insectes, excréments des chauves-souris, etc.

De ma fenêtre, j'aperçois au loin la forêt vierge sur les collines qui bordent le Capibaribe.

Le 14, je visite Varzea.

C'est une plaine, le nom même le dit. Quelques bonnes familles de Récife y ont leurs villas, d'autres préfèrent les collines.

On a tracé des rues droites, où l'herbe pousse. Les maisons n'ont qu'un rez-de-chaussée, avec un jardin.

Sur la grand'place, il y a trois églises: la Matriz, l'église du Livra­mento et celle du Rosaire. C'est un souvenir du XVIIIe siècle. La Matriz était pour les hommes libres; le Livramento pour les affranchis; le Rosaire, pour l'Irmandade des nègres esclaves.

Le Livramento, c'est Notre-Dame de la délivrance, ou de la rédemp­tion des esclaves. La fête est au 23 janvier, sous les auspices de saint Raymond de Pennafort, fondateur de l'Ordre de la Merci.

Aujourd'hui, la Matriz suffit comme église paroissiale. Les deux autres ont la messe une fois l'an. Ce sont des églises de style baroque, comme presque toutes celles du Brésil. Les jésuites avaient adopté ce style avec tant d'ardeur!

Nos Pères ont restauré et repeint la Matriz. Une belle statue du Christ au tombeau, en bois, est sous le maître-autel. Les autres autels ont des statues habillées, comme au Portugal et en Sicile. Des dames pieuses ornent les autels. Une salle d'œuvres est jointe à la sacristie, on y réunit la conférence de saint Vincent de Paul et l'apostolat de la prière.

De là, je vais à d'asile. Il y a trois Sueurs de Charité et cinquante enfants bien tenus. Le jardin a une pompe d'arrosage. Au Brésil, il faut arroser trois fois le jour pour avoir des légumes et des fleurs.

Plus loin que l'asile, c'est le cimetière. Il y a quelques tombes sous arcades, appelées catacombes.

La plupart des sépultures n'ont qu'une croix de bois. Deux de nos Pères reposent là, Joseph Pergent et Bernardin Johannès. Je prie sur leur tombe, j'ai la confiance qu'ils sont au ciel.

Ce cimetière a des arbres curieux, qu'on appelle là-bas des Vapor. Quel peut bien être leur nom scientifique? Les branches: sont laiteuses. Les arbres sont couverts de larges fleurs roses et n'ont pas de feuilles.

On me sert au repas_ les légumes du pays: les patates douces, les grimons au goût de carotte, les chou-chou (xuxu), petits con­combres doux.

L'après-midi, je vais visiter une maison de pauvres, longue case de bois à compartiments: peu de meubles, des nattes, des caisses de con­serves, des vases de cuisine. Plusieurs générations logent là. Il y a une vieille, presque centenaire.

Le soir, salut de la neuvaine de Notre Dame des Sept-Douleurs. Pétards joyeux devant l'église.

Dans la soirée, plusieurs bons paroissiens viennent me voir M. d'Almeida, aimable patron d'usine; M. Genesios, employé de 'banque; le docteur Rocha, propriétaire.

Le 15, visites à Récife: le vénérable vicaire général (Monseigneur est absent) - M. Machado, le principal financier de la compagnie industrielle pernambucaine - le docteur Brito, directeur de l'usine de Goyanna, très versé dans les questions sociales. Il nous invite aimable­ment à aller à la fête de la corporation à Goyanna. Nous irons.

Visite aux Pères Lazaristes: gracieuse habitation avec de beaux arbres, près de l'hôpital. Un d'eux est hollandais et ami des nôtres. Le vénérable Père supérieur est au Brésil depuis trente ans. Les Lazaristes, venus les premiers avec les Sueurs de Charité, ont eu une grande influence pour la rénovation du clergé, par l'exemple, par les retraites, par le ministère des confessions.

Le soir, le docteur Collier, directeur de la filature de Camaragibe, vient avec son fils, ses deux beaux-frères, fils de M. de Menezes et une députation de six ouvriers, membres de la corporation. Un employé du bureau, fort intelligent, et dont les traits indiquent un mélange de sang noir, traduit mon catéchisme social, dans le journal de la corporation L'União operaria.

Le 16, c'est une belle fête de confrérie à la paroisse, fête de l'irmandade de Nossa senora das dores: Notre-Dame des Sept-Douleurs. Je suis heureux de voir une fête brésilienne. La place est ornée de mats et de guirlandes. Trois sociétés de musique prennent part à la fête: celle de Varzea, une autre de Récife, qui joué et chante à la tribune, et la Banda de l'école de marine avec ses gracieux costumes.

Les pétards et fusées égaient la fête, avant la messe, au gloria, à l'élévation, après la messe.

V. – Camaragibe. – Une corporation chrétienne. L’usine d’Almeida. – Les chapelles d’Iputinga et de Caxanga.

L'après-midi, grande réception à Camaragibe. On vient me chercher en voiture. La route impériale est large, passablement tenue, avec quelques cahots.

Le nom de fabrica est donné là-bas aux filatures et tissages, le nom d'usina aux sucreries modernes. Les vieilles sucreries, avec leur modeste outillage, s'appellent engenho.

Camaragibe est un beau site. L'usine avec le village, les maisons de maîtres et les prairies, occupent un vallon entouré de collines boisées.

Deux grands bassins forment des réserves d'eau vers les bois.

Au couchant de l'usine est le village ouvrier: rues bien tracées et propres, plantées de beaux arbres, avec des fontaines. Maisons et magasins de la corporation: boucherie, boulangerie, épicerie. Hôtellerie pour les célibataires.

L'aumônerie: belle maison à étage avec un horizon superbe. Jardin planté de bananiers, vignes, pastèques, etc. La vigne donne surtout des feuilles, les pastèques croissent en quelques jours.

La musique ouvrière vient me saluer, avec le Conseil de l'Apostolat de la Prière et les Enfants de Marie. Discours. Je réponds en français et M. Collier traduit, je rappelle à ces ouvriers chrétiens que leur usine et leurs œuvres sont unies d'un lien de charité avec nos œuvres du Val des Bois, et qu'on prie pour eux publiquement chaque semaine en France. Le soir, dîner chez le Dr Collier. Les maisons de maîtres sont au levant de l'usine. Simple rez-de-chaussée: un treillage remplace le pla­fond, pour l'aération.

La chapelle est une salle de l'usine, accommodée proprement. J'y donne la bénédiction.

Dîner soigné: la dinde traditionnelle, qui on appelle là-bas le perù; fruits du pays: sapotis, babas de coco, caju (sorte de pommes).

Des milliers d'insectes de toutes formes et de toutes couleurs enga­gent la bataille autour des lampes. Il en tombe dans les assiettes, dans les verres. C'est un effet du climat.

Des toasts chaleureux clôturent la réunion:

Un fait social bien notable à Camaragibe, c'est la corporation. C'est l'œuvre de M. de Menezes, qui était justement épris de la démocratie chrétienne, et qui a fait ce qu'il a pu pour la réaliser à Camaragibe.

Voici ce qu'ont d'original les œuvres du Brésil, la corporation de Camaragibe et celles qui en dérivent à Goyanna et à Paulista. Les patrons ont formé avec les ouvriers une corporation, un syndicat mixte, sous forme légale, non pas pour la direction de l'usine elle-même, mais pour l'administration des services annexes: culte, écoles, secours. mutuels, coopératives, récréations, etc.

La corporation de chaque usine a ses statuts, dont voici les éléments principaux.

La caisse corporative est alimentée par une contribution patronale annuelle et par un apport des, ouvriers:

A Camaragibe, les patrons (la société industrielle) donnent quinze contos, environ vingt mille francs par an. A Goyanna, c'est dix contos.

Les ouvriers et employés abandonnent un demi jour de salaire par mois, six jours sur trois cents, soit 2%; et cela donne à peu près la même somme que la contribution patronale.

La corporation de Camaragibe a de plus un fond de caisse, trente contos, donnés à l'origine par les patrons et qui sont placés en actions de l'usine.

Le conseil d'administration de la corporation a vingt membres: dix sont nommés par les ouvriers et dix par le directeur, qui préside les réunions. Le conseil de Goyanna n'a que dix membres.

Le Conseil a ses réunions mensuelles. Chaque année il vote son budget. 11 entretient le culte, les écoles, la police locale, les associations récréatives (club musical et dramatique), l'édilité et la salubrité dans la cité ouvrière.

Le chapitre des secours mutuels prévoit les soins médicaux, la phar­macie, les sépultures. On y voudrait joindre des retraites aux vieillards, des secours aux blessés, des indemnités aux malades.

La corporation administre aussi des magasins corporatifs, d'où elle tire un boni important.

Les villageois, non ouvriers, peuvent acheter aux magasins sans par­ticiper aux bonis.

A Goyanna, on a préféré demander une remise à des magasins privi­légiés Il y a moins d'alea.

Voilà donc une véritable corporation mixte, limitée, il est vrai, aux services annexes de l'usine. L'ouvrier développe son initiative. Il com­prend l'utilité de tous ces services et le devoir qu'il a d'y contribuer. Il se prépare à participer plus tard à l'administration de l'usine elle-même.

N'y a-t-il pas là une bonne formation démocratique?

Un fait tout particulier s'est produit près de Récife à l'usine Paulista. Cette usine dépend d'une société anonyme. Les gérants changent. Il s'est trouvé qu'on a nommé un gérant protestant anglais. Comment sauve­garder le caractère catholique de la corporation?

La société industrielle de Paulista a obvié au danger. Elle a aban­donné toute l'administration de la corporation aux ouvriers, tout en con­tinuant à leur donner la contribution patronale annuelle. Les résultats sont favorables, les ouvriers maintiennent l'organisation catholique.

Voilà des essais hardis de démocratie chrétienne et les fruits en sont excellents. Le peuple ouvrier de ces usines est religieux, gai et sympa­thique. C'est la race portugaise, un peu mêlée au sang noir et indien.

Les cités ouvrières de ces usines chrétiennes contrastent avec les villages du pays. Elles ont un aspect gracieux et prospère. Les rues y sont propres, alignées et plantées de beaux arbres tropicaux, des fon­taines y sont ménagées.

Des écoles de Frères et de Sœurs élèvent avec soin la jeunesse.

Quand les braves gens de ces usines circulent en vêtements blancs ou pâles le dimanche, ils me font penser aux processions d'antan.

La religion est toujours bienfaisante, elle sait donner à la vie sociale la paix et le bien-être.

VI. – L’usine d’Almeida. – Les chapelles d’Iputinga et de Caxanga.

Le 17, j'ai visité l'usine de M. d'Almeida. C'est un tissage de bonne­terie (bas et tricots de coton). Quelle bonne famille que celle de ces patrons chrétiens! Mais la Providence ne leur a pas donné la joie d'avoir des enfants. M. d'Almeida est actif et ingénieux. C'est lui qui a créé cette usine. Mme d'Almeida est présidente des confréries paroissiales.

J'ai visité les salles d'usine et leurs merveilleuses machines anglaises et américaines. Les ouvriers ont de la tenue. Il y a beaucoup de femmes. Tout le monde est venu me baiser la main.

Lunch dans la famille: fruits et gâteaux du pays, confitures de goyaves, etc.

M. d'Almeida regrette que les ouvriers soient mous et inconstants. Ils apprennent le métier, puis ils quittent. La vie est trop facile au Brésil. L'ouvrier n'est stimulé ni par le besoin d'argent, ni par le goût de l'épar­gne. M. d'Almeida ne connaît qu'un ou deux ouvriers qui fassent des économies.

Le 18, visite solennelle à Iputinga, où la chapelle est desservie par le P. Graaf. On me reçoit en triomphe, avec des fusées, des fleurs, des compliments. La petite chapelle est comble. Les jeunes filles sont en blanc, les communions sont nombreuses.

Le P. Graaf fait bâtir une belle chapelle. Elle s'achève. Elle coûtera 30.000 francs. Le Père s'est beaucoup remué pour trouver cela.

L'après-midi, je visite une petite sucrerie, un engenho. Il y a un petit moteur à pétrole. Les cannes sont pressées entre deux rouleaux, Le jus est distillé par plusieurs ébullitions. On en tire la mélasse, le sucre en briquettes, l'alcool. On nous fait goûter de fins morceaux de cannes et du sucre. Nous étions arrivés après la fin de la journée, on avait eu la gracieuseté de rallumer le moteur et de tout remettre en train pour nous faire voir le travail.

Le 19, visite à la chapelle de Caxanga, qui rivalise avec Iputinga pour me recevoir avec solennité. Une brillante procession vient me chercher à la -gare. Il y a profusion de fusées et de fleurs, chant de can­tiques, offrande de bouquets. Je célèbre la messe et je distribue cinquante communions. Je m'essaie à répondre quelques phrases de portugais aux compliments qui me sont lus.

VII. – Voyage a maceio – Maceio – San José de Lage L’état d’Alagoas.

Le 20, départ pour Maceio. Chemin de fer de Récife à Uniao. C'est une ligne anglaise, les trains y sont rares: deux exprès par semaine. Il faudra coucher en chemin à Uniao, au presbytère.

Voitures genre tramway d'été, avec couloir au milieu. On y devient gris de poussière. Que serait-ce s'il n'avait pas plu un peu pendant ces eux jours?

Des mendiants, aveugles, boiteux, estropiés à toutes les gares. Il faudrait porter un sac de sous.

Nous traversons le faubourg d'Afogados, une vraie cité lacustre, dont le nom veut dire les Noyés: maisonnettes de pêcheurs bâties sur les digues d'un marais salé. Les femmes vêtues de robes claires ont l'air endimanchées.

Plus loin, c'est Boa Viagem et Prazeres (Plaisirs), bourgades aux noms gracieux, rendez-vous de parties de campagne et stations de bains de mer.

Ilhas, forêt de bambous.

Cabo, collines boisées et prairies peuplées d'animaux.

Ipojuca, paroisse franciscaine.

Assu, rochers de granit.

Frexeiras, arbres majestueux, que les Brésiliens appellent leurs cèdres

Aripibu et Ribeiran, fabriques de sucre et cultures de cannes.

Colonia, grand établissement salésien: de Pères sont venus nous saluer à la gare.

Nous montons peu à peu, pour franchir le versant qui sépare les deux Etats.

A Quipapa, nous sommes déjà à 427 mètres d'altitude. Les cultures changent, nous traversons des champs de maïs et de coton.

A Agua Branca, nous sommes à 563 mètres d'altitude, on cultive les orangers.

A la gare de Serra, joyeuse surprise, bruyante démonstration. Le Père Ludovino est venu avec sa fanfare municipale, son chef politique et ses artificiers. La musique nous accompagne dans le train et joue sans arrêt jusqu'à la gare suivante.

Le soir, il faut coucher à Uniao. Le curé nous attendait. C'est un calabrais, de Cosenza. II a sa famille. La bourgade a 3000 âmes, et l'ensemble de la paroisse 30.000. Le curé a trois chevaux à son service. C'est un homme pratique. Il a des épargnes. Il possède une ferme et 200 vaches. L'église est assez vaste. Les maisons sont des chaumières bâties en terre et couvertes de palmes.

Le 21, après avoir dit nos messes de bon matin, nous partons. Il fait frais, il pleut un peu, nous aurons moins de poussière.

Nous longeons les rapides du Canhoto. Le pays est beau, c'est un parc immense. Les forêts de palmiers et de bambous se succèdent, puis les lagunes nous annoncent l'approche de la mer.

Nous sommes de bonne heure à Maceio, ville neuve, largement tracée, propre, chaude au milieu du jour. Les bons frères de Marie (du Père Champagnat) nous donnent l'hospitalité. Ils sont en préparatifs de, première communion. J'aurai un lit, le Père Graaf aura un hamac (rede).

Beaux édifices publics: trésorerie, poste, tribunal.

Visite à l'évêque, Monseigneur Antonio Brandao. Il a son palais en face de la gare. Il nous reçoit avec son amabilité connue et nous remercie du concours que nous donnons à son diocèse.

Le 22, la matinée est fraîche. Nous disons la messe à l'église des Martyrs. Cette église comme la plupart de celles du Brésil, est ans le style portugais du XVIIIe siècle.

Je visite les Sœurs du Saint-Sacrement qui tiennent un beau pen­sionnat dans le haut de la ville, en vue de la mer; les bonnes Sœurs ont payé leur acclimatation en perdant cinq des leurs au début.

Les Sueurs de la Sainte-Famille de Villefranche ont un pensionnat dans la ville basse.

Je visite aussi le séminaire qui est bien installé sur les dunes qui dominent la ville. Il y a deux professeurs italiens, cinquante élèves, y compris la classe préparatoire. Ce séminaire donne un ou deux prêtres par an. Ce grand, diocèse de 700.000 âmes, compte 44 prêtres! Aussi Monseigneur nous prie de lui en donner le plus possible.

Le 23, dimanche, je dis une messe matinale pour le peuple, l'église est pleine. Je rencontre un bon prêtre de Rodez, qui est venu pour prendre l'aumônerie d'une usine des environs. Le patron Van Desmet est de Wateren près de Saint-Omer. C'est encore une usine chrétienne, avec des Soeurs de la Sainte-Famille.

M. Van Desmet veut faire du caoutchouc. Il a, dit-on, planté 400.000 manisoba, une des plantes qui, avec le seringeira et le manga­beira, produisent au Brésil la fameuse gomme.

Je prends le train pour Lage et j'y arrive à 11 heures. Grande réception: musique et fusées à la gare. Je vais à l'église, elle est comble, j'avance péniblement à travers tout ce peuple qui me baise les mains. Il y a là une foi simple et ardente, quoique peu éclairée. De bonnes femmes ont un air illuminé en me baisant les mains.

C'est une grosse paroisse, qui peut avoir 30.000 âmes, et qui est grande comme un diocèse. Il y a six chapelles, dépendantes de l'église matriz.

Les habitants sont des paysans très rustiques, des mattutos (hommes des bois) illettrés, mais robustes et travailleurs. Ils aiment le cheval et le montent habilement

Il y a à Lage 1.700 baptêmes par an, 200 mariages et seulement 200 communions pascales! On pourra obtenir beaucoup mieux que cela.

Les écoles ne comptent pas zoo enfants et le catéchisme 20. Tout est à faire là.

C'était la foire. Une foule de gens sont venus de loin à cheval. On vend des poteries vulgaires, des harnais, des nattes, des fruits, du manioc, de la morue sèche (bacalào).

Le chef politique, Barbosa, est à la tête de la démonstration. La musique vient jouer au presbytère: une quinzaine d'exécutants parmi lesquels des enfants. Tous jouent par cœur.

L'institutrice vient aussi en visite officielle. Il fait relativement frais, 21 degrés.

La bourgade est sur le bord du torrent, le Canhoto. Les maisons sont bâties sur le roc, toujours en rez-de-chaussée. II y a une longue rue d'assez lion aspect, puis des quartiers pauvres.

La grande église blanche manque de pierres d'autel. Elle a de bien pauvres ornements que nous remplacerons.

Le 24, voyage de retour. Les vagons à sièges cannés sont commodes pour ces pays chauds.

Comme il y a peu de culture encore, dans ces régions montagneuses!

Nous avons du retard, il y a eu hier un déraillement à Marayal.

Après la vallée du Canhoto, c'est celle de l'Una.

Nous rentrons le soir de ce long voyage, qui parait petit aux Brésiliens.

L'État d'Alagoas, que je viens de traverser, est un des moins connus du Brésil. II borde l'Océan Atlantique à l'Est, et il s'étend à l'intérieur entre les Etats de Pernambuco et de Bahia.

Il a une superficie de 58.000 kil. carrés, dix fois notre département du Nord, et une population de 728.000 habitants. La densité de la population est donc de 12 habitants par kilomètre carré, c'est-à-dire une des plus élevées du Brésil.

L'aspect du pays se modifie sensiblement à mesure que l'on s'éloigne de la cote. Le littoral, qui est bas et peu accidenté, s'élève gra­duellement et présente une végétation luxuriante- favorisée par un grand nombre de cours d'eau.

Le centre au contraire est montagneux et sec, la végétation y est moins abondante.

Le fleuve le plus important de l'État est le Rio San-Francisco, un des grands fleuves du continent sud américain. Presque tout le système fluvial de l'État d'Alagoas est tributaire du San-Francisco, qui descend de la belle cascade d'Anta dans le Minas Geraes et qui va se jeter dans la mer au sud de l'État d'Alagoas après un circuit de 2.400 kilomètres.

L'État a beaucoup de lacs et de lagunes et il leur emprunte son nom (Alagoas-lagunes).

Son port le plus important est celui de Maceio, ou plutôt de Jaragua, baie voisine de la capitale. Le mouvement du port de Jaragua peut être évalué en moyenne à 1500 navires par an.

Un port intérieur, Porto Calvo, a maintenant sa vaste paroisse de 30.000 âmes desservie par les prêtres du Sacré-Cœur.

Le climat d'Alagoas ressemble beaucoup à celui de Pernambuco: Il est chaud et, humide sur la cote, mais rafraîchi par les brises marines; moins chaud et très sec dans l'intérieur où les nuits sont généralement fraîches. On prétend que les conditions sanitaires de l'Alagoas sont meilleures que celles du Pernambuco et il ne manque pas de gens qui se rendent de Pernambuco à Maceio afin d'y passer quelques mois pour raisons de santé.

Les conditions économiques de l'État sont des plus favorables. Les principaux produits agricoles sont la canne à sucre, cultivée dans les terrains bas et frais; le coton dans les terrains élevés et secs; le manioc et les haricots dans les terrains sablonneux; le riz dans les terrains humides et inondés, principalement sur les bords du Rio San-Francisco; le café, le tabac, le cacao, la gomme de mangabeïra, le froment, la pomme de terre, la noix de coco.

Mais c'est le sucre qui, dans l'État d'Alagoas comme dans celui de Pernambuco, représente la plus importante source de richesse, suivi à peu de distance par le coton. La culture et la fabrication de la canne sont réparties entre sept usines et neuf cents engenhos. Malheureusement les machines agricoles y sont encore peu connues et la culture se fait selon les vieux procédés.

Les conditions du travail y sont défavorables. La grande majorité des ouvriers, dit le docteur Alfonso de Mendonça dans un ouvrage publié récemment à Maceio, est composée d'individus qu'aucun intérêt n'attache à la terre et qui vivent au jour le jour. Ces journaliers ont presque toujours une tendance très prononcée pour la vie nomade et s'éloignent avec grande facilité de l'engenho pour aller travailler autre part en mettant en avant des prétextes pour n'avoir pas à restituer les sommés qui leur ont été avancées. On comprend quelle peut être dans ces conditions la situation du propriétaire, spécialement à l'époque de la récolte, au moment où il serait le plus nécessaire d'avoir un personnel fixe et bien organisé. Il est obligé de fermer les yeux sur bien des abus et des gaspillages pour ne pas perdre son personnel.

La fabrication du sucre est encore faite aussi d'après les méthodes anciennes, bien qu'elle ait progressé davantage que la culture de la canne.

A côté de l'industrie du sucre, il s'est créé dans l'Etat d'Alagoas d'autres industries dont certaines sont assez florissantes. Il y a cinq fabri­ques de tissus, des fonderies, et de grandes plantations de mangabeïra pour le caoutchouc.

Les douanes intérieures d'Etat à Etat nuisent beaucoup au com­merce, mais on espère arriver à leur suppression. (Annales diplomatiques et consulaires).

VIII. – Encore Rêcife. – L’évêché. – Les salésiens. San Juan. – Baptême a Camaragibe

Le 25, visite à Monseigneur. Il est de retour. Il avait été passer un mois dans sa famille, à la campagne, du côté de Para. Il a été reçu à son arrivée avec de grandes démonstrations de joie. Les autorités civiles sont allées lui rendre hommage à son débarquement. C'est ainsi qu'on entend la séparation au Brésil. Elle n'exclut pas la politesse et la courtoisie. Monseigneur nous accueille avec affabilité et nous nous entendons pour les œuvres à faire.

Monseigneur reçoit beaucoup de visites, il secourt bien des misères, nous en sommes témoins. Il nous montre son beau palais, son vaste jardin. Il a une autruche privée, qui répond à son appel. Il tait des essais de culture d'un chanvre brésilien dont on espère des merveilles. Devant le palais se dressent de beaux palmiers royaux. Ces arbres sont vraiment le chef-d'œuvre de la nature. Ils s'élèvent aussi droits et plus majestueux que les colonnes altières des temples de l'Egypte ou de l'Assyrie. Je les retrouverai à Rio, où leurs allées sont une des gloires de la grande capitale:

Visite aux Salésiens. Grand accueil: musique, allocution, baisement de mains. Les coopératrices, présidées par Mme Machado, préparent une vente de charité dans les parloirs.

C'est un superbe collège, où l'on donne un enseignement pratique et professionnel, cher aux Brésiliens.

Le R. P. Jordan, visiteur de la province, m'a connu quand il était secrétaire de Don Bosco. Il rappelle aux jeunes gens que le saint lui a parlé de moi et de notre œuvre avec bienveillance, quand je l'ai visité à Paris. Pour eux, je suis un ami du Saint, un ami du fondateur, de là l'entrain et l'enthousiasme avec lesquels je suis accueilli. Puisse: le Saint m'être propice au ciel et m'y faire accueillir comme il le fait au Brésil!

Les Pères Salésiens ont un grand succès dans l'Amérique du Sud. - Ils y font beaucoup de bien. Leur enseignement pratique et professionnel répond aux besoins de ces peuples nouveaux avides de progrès indus­triel et commercial. Ils ont 21 maisons au Brésil et 104 dans l'Améri­que du Sud.

Le 26, visite à San Juan, non loin de Varzea. Propriété superbe, grande sucrerie, maison de maître qu'on peut appeler un château.

Le castel s'élève sur une colline de 50 mètres d'altitude. Le docteur Juan nous en fait les honneurs. La maison, fondée par le père du docteur est un véritable musée des bois du Brésil. Dans ses escaliers, ses lambris, ses portes et ses meubles, on reconnaît le palissandre, l'acajou, le bois de fer, l'amarello et bien d'autres essences.

Des jardins et terrasses entourent le château. Plus bas est la sucrerie avec ses senzala, les anciennes cases pour les esclaves.

Une seconde villa, qui est comme un autre castel, sert d'habitation à la vénérable mère du docteur.

Le château a sa chapelle.

Ces grands propriétaires sont comme la féodalité du Brésil. Les dames, dans ces habitations seigneuriales, ont une élégance toute aristo­cratique, elles aiment l'or et les bijoux.

Le charme de San Juan, c'est le merveilleux panorama dont on y jouit. C'est une colline qui domine toute la région. La vue s'étend vers le nord jusqu'à. Récife et Olinda à travers toute la plaine semée d'habitations et de beaux arbres. A droite, c'est la mer; à gauche, ce sont les collines que longe le Capibaribe et sur lesquelles se dresse au loin le monument élevé en l'honneur de la Vierge Immaculée au commence­ment du nouveau siècle.

Le châtelain a le titre de docteur. Depuis que la république brési­lienne a supprimé les décorations et les titres nobiliaires, il a bien fallu trouver autre chose, la nature humaine est si avide de distinctions et d'honneurs! Alors, tous ceux qui ont un baccalauréat ou un brevet quelconque s'appellent docteurs. Les autres s'efforcent d'obtenir un grade dans la garde civique et s'honorent du titre de capitaine ou de colonel.

Le 27, c'est fête à Camaragibe. Monseigneur y vient et baptise le dernier enfant du docteur Collier, Carlos Alberto. Le docteur a une belle famille. Le baptême se fait en grande pompe à la chapelle. Les enfants des écoles y assistent, puis ils viennent défiler à la maison et recevoir des mains de Monseigneur un cornet de bonbons. Ces petits sacs élégants sont faits d'une dentelle de bois, qui est retirée du liber des cactus. Monseigneur distribue tout cela avec une bonté patriarcale.

Beau repas de famille; fruits du pays: pinho, papayer, etc. Toast aimable de Monseigneur. Il y a là de beaux exemples de grande vie chrétienne.

IX. – Voyage a Goyanna. – La ville. – L’usine.

Le 28, départ pour Goyanna par le chemin de fer qui monte vers Nazareth et Parahyba.

Après les cultures, forêt et la brousse. Dans les champs, les cannes à sucre, le manioc, le coton; auprès des habitations, les bana­niers, les patates; dans les forêts, les manguiers, les jaqueira, les cajous, qui sont des arbres majestueux; à leur ombre, les goyaves, les calebasses, les aloës; à terre, la pervenche et la mauve.

A midi, après quatre heures de chemin de fer, nous dînons avec nos provisions dans une gare où l'on ne trouve que de l'eau saumâtre. Là une voiture, envoyée par le docteur Brito, nous conduit pendant trois heures dans des chemins qui rien sont guère.

Les ornières nous secouent comme du blé, les branches de la forêt nous caressent les oreilles.

Nous écoutons chanter le Sabia, sorte de sansonnet, que les Brésiliens comparent au rossignol, mais combien il en est loin! Le sabla a une voix assez pleine, mais il n'a qu'une ou deux phrases qui finissent par devenir monotones. _

Pour les derniers kilomètres, nous avons le tramway de l'usine, et le docteur Brito est venu nous chercher lui-même.

Nous traversons ses belles plantations de cannes, dans lesquelles se jouent des volées d'oiseaux bleus.

Arrivée à l'usine. Prière à la chapelle. C'est encore le modeste sanc­tuaire de l'ancien engenho; on le reconstruira prochainement. Visite rapide à l'usine. Elle est en chômage, on la prépare pour la reprise des travaux de la saison. Elle a les meilleurs appareils anglais et américains. C'est une des principales sucreries du Brésil. Elle absorbe le travail de toute la région. Les petits engenhos voisins ne fabriquent- plus et lui envoient leurs cannes.

Le domaine de l'usine est immense, il comprend cinq ou six vallées, où des lignes ferrées, d'un développement de 32 kilomètres, transportent les cannes à sucre. Des trains spéciaux, le matin et le soir, conduisent aussi les ouvriers au travail et les enfants aux écoles.

Cette grande propriété est comme un petit royaume gouverné par le docteur Brito.

Un train spécial nous conduit le soir à Goyanna, résidence de nos missionnaires. C'est la seconde ville de l'Etat de Pernambuco, une vieille ville qui sommeille ou qui se meurt. Les chemins de fer de l'Etat 'n'y passent pas. Il y a neuf églises et un seul prêtre, qui dessert encore une paroisse rurale.

Nous logeons au Carmo, un grand couvent un peu triste qui a passé par des temps de décadence.

C'est vendredi, le peuple vient le soir baiser les pieds de l'Ecce homo. Les gens sont plus fidèles à cela qu'à la messe du dimanche.

Les irmandades, ou confréries, pullulent à Goyanna. Il y en a 15 à la paroisse. Elles ont chacune une fête annuelle. Plusieurs ont leur église particulière.

Le 29, visites diverses:

Aux sœurs de la Sainte Famille, elles tiennent école et asile. Elles ont préparé une jolie séance: chants, dialogues, en portugais et en français. Le préfet, le juge, le délégué de police y assistent auprès de moi, avec quelques familles des élèves.

Détail curieux: une bonne d'enfant, mulâtresse, porte sur les bras un joli petit singe habillé. Cela sert de poupée à un enfant.

Visite à l'hôpital de la miséricorde: Santa casa de Misericordia. Au Brésil, la Misericordia est une institution d'Etat. Elle a son budget, la dîme du budget des Etats; elle a ses hôpitaux, qui recueillent les mala­des, les orphelins, les fous, les pauvres.

Ces œuvres sont administrées par des commissions. Elles ont leurs aumôniers. Nous sommes aumôniers de la Misericordia à Goyanna. Nos Pères ont fait mettre des bancs commodes à la chapelle. Cela plaît au peuple, qui vient volontiers là le dimanche. Les églises du Brésil sont ordinairement nues et sans sièges. On s'agenouille à terre. Un trottoir intérieur était jadis réservé aux gens de condition libre. Les esclaves se tenaient au centre sur un sol plus bas.

Je visite les malades, la sacristie. La plupart des ornements sont mangés par les mites (bicho, insectes). C'est un fléau du Brésil. Il y a uelques vieilles argenteries, de curieuses navettes en forme de caravelles, un grand ostensoir de style rococo.

L'hôpital a un tour pour les enfants trouvés.

Je passe devant la loge maçonnique. C'est une maison prétentieuse, une sorte de mairie avec ses insignes au fronton: un pélican et un tringle, symboles de bienfaisance et d'égalité. La loge est sur la grand'place, non loin de l'église. Le maçons aiment cette publicité au Brésil, ils ne se cachent pas comme les nôtres, ils sont moins sectaires. Mais je crois que s colons italiens leur apporteront l'esprit de là-bas.

Visite au cimetière. C'est un vrai jardin, fort bien tenu. Deux de nos Pères reposent là, sous des arcades appelées catacombes, auprès de deux petits enfants du docteur Brito. En prévision de ma visite, les Sueurs ont gracieusement orné ces tombes de fleurs.

Visite aux sœurs brésiliennes de la Soledad. Ce n'est pas une vraie congrégation; c'est une sorte de béguinage ou de refuge, avec la cohabi­tation, sans vœux. On voit cela en plusieurs villes au Brésil. Ces bonnes filles tiennent une petite école et font de la couture. Elles sont très pauvres et peu lettrées. Leur église est un nid de chauves-souris.

Ces sœurs ont au parloir l'armoire sanctuaire (les dieux lares), avec des statuettes et des images de toute sorte. C'est un usage brésilien. On y a mis un Sacré-Cœur bien original. C'est une statuette de l'Ecce homo, avec un gros cœur très disproportionné sur la poitrine. Je l'ai demandée comme, souvenir.

Goyanna a aussi une filature que je visite. Le gérant parle anglais. Il y a 300 ouvriers. On y travaille le dimanche. Le moteur se chauffe au bois. On fabrique des sacs pour les sucreries. Le docteur Brito n'a pas encore pu introduire là les œuvres catholiques.

Dans la soirée, le gérant de la filature et les sueurs de la Sainte-Famille viennent me rendre visite. On est courtois au Brésil.

Le dimanche 30, je dis la messe au Carmo à cinq heures, et j'y dis­tribue 40 communions.

C'est grande fête à la sucrerie toute la journée. Un train spécial vient nous prendre. Le matin, grand'messe et bénédiction des écoles nouvelles. La compagnie a fait construire des écoles vastes et saines pour les sœurs.

A midi, repas de fête dans cette belle famille où les parents sont entourés d'une lignée digne des patriarches.

Il y a là de grands jeunes gens et de grandes jeunes filles d'une belle santé, et il y a encore des tout petits enfants.

L'après-midi, ce sera la réunion de la Corporation, le compte-rendu annuel et la fête foraine.

Tout est vie, joie et progrès dans cette belle usine, malgré la crise des sucres. On y prépare une autre fête prochaine, la botada ou mise en train de la saison du travail.

On travaille sur une grande échelle à la sucrerie de Goyanna, et il y a des profits, malgré le bas prix des produits. Le docteur Brito domine tout son monde. Il a la prestance de Saül. Il est instruit et organisateur. Il dirige ses vastes propriétés comme un royaume. Il est obéi et aimé.

La maison de famille est simple et sans luxe. C'est un long rez-de-chaussée de construction modeste.

Aujourd'hui toute la population ouvrière est réunie. Les lignes de tramways circulent pour amener les gens à la fête au lieu de chercher des cannes à sucre dans les vallées.

Le docteur Brito a un bon auxiliaire, le docteur Passos (Luiz de Brito) ingénieur, neveu de Monseigneur l'évêque d'Olinda, homme aimable et gracieux. _

Les environs de l'usine ont de beaux arbres. J'ai remarqué quelques palmiers-éventails devant les maisons d'employés. On dit que ces palmiers viennent de l'Inde.

Il y a aussi des plantes à feuilles rouges (lingua de papagaio), qui semblent toujours en fleurs.

Après la bénédiction des nouvelles salles de la corporation, salles de réunion, de jeu et de lecture, la séance de compte-rendu commence.: On exalte M. de Menezes, le fondateur des œuvres et le docteur Brito, et on installe leurs portraits dans la salle.

On me lit des compliments, je réponds par quelques phrases de por­tugais. On m'offre des gerbes de fleurs. Les enfants chantent et déclament en portugais et en français, puis c'est le compte-rendu.

La Corporation est organisée sur le modèle de celle de Camaragibe. Son budget comprend dix contos (quinze mille francs), donnés annuelle­ment par la compagnie, et douze pris sur les salaires.

Les œuvres sont les mêmes ici qu'à l'usine de Camaragibe: culte, écoles, hygiène, récréations, secours mutuels, magasins corporatifs, etc. Après la réunion, grande fête foraine: courses à pied, en sacs, tir aux pigeons, etc. Des enfants font une course sur des moutons peints de diverses couleurs. Cela rappelle les miniatures de Pompéi.

Après le souper, illuminations vénitiennes, tombola, feu d'artifice, montgolfières. L'une d'elles emporte dans les airs des pièces d'artifice qui s'allument à point. Tout est bien réussi, gràce au savoir-faire du docteur Passos. Puis les trains fonctionnent pour reconduire le peuple dans toutes les directions.

======X. – Retour a Varzea. – Olinda. – La ville. La végétation brésilienne.

Le 1er octobre, retour par la forêt. Nous faisons lever des volées de merveilleux oiseaux: des perruches, des oiseaux bleus, des gallos de campinha au plumage varié. Le docteur Brito nous accompagne sur le tramway. Il nous montre avec satisfaction ses beaux champs de cannes. En variant le espèces et l'époque des plantations, on espace la récolte sur quatre ou cinq mois. Cela permet de prolonger le travail de l'usine.

Les ouvriers de la sucrerie de Goyanna sont stables. Suivant la saison. ils travaillent à la culture, aux voies de transport, à la fabrication.

Nous mangeons en chemin des gravata, fruit délicat cueilli sur une sorte d'aloès (Bromelia).

Je note quelques noms d'arbres, de plantes et de fruits rencontrés dans cette excursion.

Le gameleira (ficus coliaria), arbre colossal qui surpasse nos maronniers.

Le sabonete (saponaria), dont le suc contient de la gutta. C'est aussi un bel arbre qu'on plante auprès des habitations.

Le jaca ou jacquier, grand arbre, qui donne des fruits énormes attachés au tronc.

Le cajuero (tricospenum) donne un fruit agréable, le caju.

Le saputi (saputa) donne une espèce de poire.

Le mamoeiro (papaya), grand comme les poiriers de nos jardins, donne le mammon, gros fruit charnu qui contient de la pepsine.

L'abocateiro (laurus persica) donne l'abacati, fruit délicat à gros noyau.

Le pinho (anona squamosa) donne des pommes de pin dont la partie charnue a une saveur agréable.

Il y a aussi de beaux arbres à fleurs: le flamboyant, toujours empourpré; le quiabo (hibiscus) à fleur mauve.

L'abacaxi est une plante épineuse qui donne les délicieux ananas.

Le feijoa (phascolus vulgaris) est la petite fève chère aux Brésiliens.

On mange divers concombres comme légumes ou comme fruits.

Le girimu (cucurbita major) a la saveur de la carotte.

Le xuxu (chouchou, cucurnis flexuosa) est une plante grimpante qui donne de petits fruits très fins, qu'on peut cuire, soit au vinaigre, soit au sucre.

Le 2 et le 3 octobre, nos missionnaires de toute la région sont réunis à Varzea: Nous sommes heureux de nous trouver ensemble. C'est un petit synode avec exhortations, prières communes et nouvelle répartition des fonctions de chacun.

Nous goutons le charme qu'a chanté le psaume: Ecce quam bonum et quam jucundum habitare fratres in unum.

Trois missionnaires resteront à Varzea. Trois iront à San José de Lage, deux à l'usine de Camaragibe, deux à Poço, un à San Laurenço.

Plusieurs partent déjà pour leurs postes dans la journée du 3.

Dîner le soir chez M. d'Almeida. Belle réception à la brésilienne.

Le 4, je vais visiter Olinda. Quelle belle végétation sur la route! On trouve là les vieux jardins d'Olinda et quelques arbres séculaires, vestiges de l'ancienne forêt.

Les manguiers sont les arbres les plus gros e la région. Ils ressem­blent à nos vieux chênes de France.

Les jacquiers sont moins forts, mais ils ont un plus beau feuillage, de belles feuilles larges et glacées. Les fruits du jacquier, attachés au tronc pèsent jusqu'à 24 livres. La Providence s'est bien gardée de les attacher aux petites branches que secoue le vent.

Le cajueiro donne de bons fruits, la pomme-cajou. Ce n'est pas cet arbre-là qui donne le beau bois d'acajou. C'est un autre arbre de l'intérieur et que le peuple appelle mogno.

Le cabaceira donne des calebasses dont on fait des gourdes et des coupes. C'est un arbre de moyenne grandeur, comme le goyavier, qui orme de belles fleurs blanches et d'excellents fruits.

On cultive dans les jardins et les champs qui avoisinent la route, le manioc (mandioca), sorte d'euphorbiacée, dont se nourrissent les sept-huitièmes des habitants. II y en a, dit-on, trente espèces différentes au Brésil.

Les bananiers abondent. Un seul pied peut porter 15o fruits, pesant ensemble 70 livres.

On plante aussi des patates douces et des ignames. Des champs de ricin produisent l'huile à brûler.

Des pervernches d'une belle venue tapissent agréablement les murs.

Les buissons réunissent les orangers épineux, les liserons, les jasmins, lianes, la fleur de la Passion (passiflora) avec une belle fleur rouge et un fruit analoque à nos nèfles.

Le papayer pousse naturellement dans toute la région. C'est un arbre à la sève laiteuse, dont le tronc lisse est couronné au sommet par un bouquet de feuille découpées comme cènes du figuier. Le fruit, semblable à une courge ­jaune, est très digestif. On le mange avec du sucre.

Le bananier n'exige pas de culture non plus. Il donne ses fruits, meurt et repousse au pied. Un arpent de bananier peut nourrir 50 personnes. Coupé au pied, le bananier reproduit des fruits après cinq ou six mois.

- Olinda est une ville morte. Récife s'est développé à ses dépens. I1 en était déja ainsi, il y a un siècle, d'après les mémoires de Tollenaere, publiés récemment.

Olinda a 21 églises et peu de prêtres. I1 y a deux bénédictins dans la grande abbaye. Les franciscains ont trois prêtres qui tiennent la croisse:

Je vais tout droit chez les bénédictins, qui nous reçoivent avec ama­bilité et nous offrent à dîner.

Le monastère de San Bento est une belle abbaye du XVIIIe siècle jardin bien planté, belle vue sur la mer, vaste église de style rococo avec un grand autel de bois doré, qui ne manque pas de beauté dans son genre.

Le monastère se nettoie et se restaure. Il était abandonné, tout Y est mangé aux mites (aux cupim), poutres et livres.

Quels dégats dans la bibliothèque!

Six Pères allemands se sont aventurés dans ce monastère, il y a cinq ans. Ils sont morts en deux ans.

On assainit, on égaie la maison. Les marais environnants sont des­séchés par la ville. Le couvent va se repeupler.

Monseigneur Fabricius dirige le collège que nous avions essayé de reprendre, il y a deux ans. Il a eu l'amabilité de m'accompagner pour visiter tout Olinda. Son collège est bien tenu. Il a pour auxiliaires deux 'prêtres et cinq ou six laïques. Il y a quatre-vingt-dix élèves. On les traite en petits hommes sérieux. Lés locaux sont ceux de l'ancienne école de droit.

Cathédrale modeste et basse du XVIIIe siècle. Beaux azuleios (fayences), représentant les mystères de Notre-Seigneur. La sacristie a des meubles de palissandre. C'est le bois saint (palo santo) du Brésil.

San Francisco, couvent et paroisse. Deux églises, celle des moines et celle du tiers-ordre, azulejos plus fins que ceux de la cathédrale: vie de la sainte Vierge, de saint François; scènes d'engenho dans les couloirs.

En haut de la ville, le séminaire. Grand établissement dans un site superbe. C'est là que nous tenions le collège…

Maison bien tenue: 130 élèves, grands et petits. Plusieurs profes­seurs ont étudié à Rome. Belles vues de tous les balcons sur la mer, les campagnes, la foret, la ville et le port de Récife. A l'ouest, on aperçoit le sanctuaire de Nossa Senora do Monte, un pèlerinage sur la montagne.

Vers la mer, sur un petit cône (un morro) l'ancien couvent des, carmes. On le démolit, sauf l'église.

Il y a encore des bénédictines à la Misericordia et des vincentines belges à l'ancien palais épiscopal.

L'écrivain hollandais, Tollenaere, reçut, il y a un siècle, (hospitalité chez les carmes, comme je la reçois chez les bénédictins. On lui offrit du bon poisson, des fruits, du vin de porto. Il trouva ces moines instruits et avides des nouvelles de France… Il les. fit causer sur l'intérieur du Brésil, qu'ils connaissaient bien. Il défend ces moines, dont l'opinion demandait l'expulsion du Portugal et des colonies. Il constate qu'ils ont encore un grand empire sur le peuple qui les.vénère. Il justifie les jésui­tes qui furent les vrais conquérants du Nouveau Monde et que le Portugal a expulsés.

Les carmes et les bénédictins avaient des esclaves. L'église, dit Tollenaere, était ornée d'oripeaux ridicules, comme les autres églises en général.

Olinda va sans doute reprendre vie. Elle devient une station de bains de mer pour Récife. La plage s'y prête. Le chemin de fer y arrive. On ouvre une avenue, on construit des pavillons et des hôtels. Olinda se relèvera comme servante de Récife, dont elle fut jadis la matrone.

XI. – Repos. – Excursion a Jabatao. – Ecole agricole des salésiens. – Fête du rosaire. – Chez monseigneur.

Le 5, c'est le premier vendredi du mois, jour de retraite et de prière. Des lettres m'arrivent de France et m'annoncent la mort de notre bon évêque, Mgr Deramecourt.

Je me promène l'après-midi à la campagne avec le Père curé. Les paysans,sont simples et aiment à causer. Nous demandions à un jeune homme son age, la date de sa naissance. «Je suis né au mois de sainte Anne, «nous dit-il. Le peuple de ce pays n'a pas comme nous le respect exagéré des noms classiques de Janus, de Mars, de Jules César, d'Auguste, etc. Mez de santa Anna, c'est juillet; mez de san Juan, c'est juin; mez das Dores (de Notre-Dame des sept douleurs), c'est septembre; mez das almas (mois des âmes), c'est novembre; mez da festa (mois de la fète), c'est décembre, parce que Noël est la grande fête, la fête joyeuse par excellence. Mars, c'est mez de san José; mai, c'est mez mariano.

Le 6; excursion à Jabatao, où les salésiens ont leur école d'agri­culture. Jabatao est une des meilleures bourgades de la province, à une heure et demie de chemin de fer de Récife. Grand marché; beau site sur les collines.

La maison salésienne est à la campagne, à quelque distance de la bourgade. Nous aurions pu y aller de Jabatao à cheval ou même en voiture. Le bon Père Jordan a cru bien faire de demander le trolley (vagonnet) du châtelain, du coronel. Nous montons sur le trolley, que deux hommes vont, pousser sur les rails de l'usine. Mais ces hommes ont d'abord des commissions à faire: trois quarts d'heure d'attente. Enfin nous partons. Il y a des réparations à la voie, nous rencontrons un vagon de ballast, comment faire? On parlemente. I l faut décharger le ballast et sortir le wagon des rails pour nous laisser passer. Les ouvriers maugréent et se décident. On arrive enfin. Nous avons mis deux heures, pour faire, sur rails, quatre kilomètres. Le dîner est froid. Le P. Jordan se confond en excuses. Nous prenons cela en bonne humeur.

Il faut entendre la musique, les compliments, prendre le bain d'usage. Enfin l'on dîne.

L'étiquette et le climat veulent qu'on fasse la sieste, mais les insectes Enfin, on visite la propriété. C'est une école d'arboriculture, de floriculture et d'horticulture.

C'est surtout un orphelinat. Les cultures et les plantations y sont magnifiques. Un énorme rocher de granit domine la colline. Les Père élèvent sur ce rocher une grande église. L'originalité du site frappera les imaginations. Cela deviendra un grand pèlerinage à Notre-Dame Auxilia­trice. L'important est que le bien se fasse:

Monseigneur croit que le rocher est un bloc erratique qui descendra sur la pente et entraînera l'église, j'espère que non.

Au retour, nous avons fait la route à pied jusqu'à Jabatao, c'était mieux. Il y a là de beaux arbres:: le jambéiro (jambo de Para) qui a l'aspect de nos cyprès, avec plus d'ampleur; le visgueiro domine les collines, c'est une mimosa, qui ressemble aux pins d'Italie par son branchage en ombelle.

Le 7, dimanche du Rosaire. Grande fête de confrérie à la paroisse. La place est décorée. On me reçoit à la porte de l'église avec toute la pompe des fêtes: fleurs, fusées, discours. Les compliments écrits sont ornés de fines miniatures. On m'offre en souvenir un superbe rocher en dentelles du pays:

La messe est relevée par des fleurs jetées à l'offertoire, des fusées à la consécration et à l'Évangile de saint Jean. Les costumes sont blancs ou pâles.

Quatre-vingt communions montrent que les âmes sont en rapport avec ces symboles de pureté et de joie dont elles se revêtent-. L'après-midi, notre domestique noir nous apporte un grand camé. Léon, espèce de lézard de plus d'un mètre de longueur. Il l'a acheté d'un campagnard pour vingt centimes. Il l'installe sur un arbre du jardin. C'est là que ces bêtes aiment à vivre. Le lendemain, il nous demande â l'emporter, pour faire un festin chez des amis.

Le 8, déjeuner chez Monseigneur en son palais de la Soledad. C'est une réunion de fête. Monseigneur a eu soin de nous offrir des fruits du pays, mammon, saputi, ananas, abacati, que je mange gauchement, ne sachant pas bien comment m'y prendre.

La chapelle intérieure de l'évêché est richement ornée. Les dorures y affluent. Le palais épiscopal est grandiose.

J'admire dans les jardins du voisinage des //cycas, //petit arbuste, genre <sup>p</sup>almier, qui produit le sagou; des //azeitona, //arbre vert analogue à l'oli­vier, des //papola//, sorte de pavots aux fleurs éclatantes.

XII. – Adieux a Camaragibe. – Le coton. – Le sucre. L’Immaculée conception. – Banlieue de Récife.

Le 6, adieux à Camaragibe. Visite aux Sueurs, aux Frères: ces écoles ont toute la tenue et le bon ton de nos bonnes écoles d'Europe.

Dîner dans la famille. Visite à la pieuse mère du docteur Collier, qui supporte avec une grande vertu sa longue maladie.

M. Collier me donne des photographies de l'usine et des documents sur les œuvres et sur l'industrie âu Brésil.

148 usines travaillent le coton au Brésil, avec 715.000 broches et 26.000 métiers à tisser. Elles emploient 37.000 ouvriers et sont action nées par une force motrice totale de 30.000 chevaux. La production annuelle de 234 millions de mètres de tissus' utilise 30 millions de kilos de coton. Le capital engagé est de 273 millions de francs. Tout cela date de peu d'années et montre que le Brésil est susceptible d'un grand développement industriel.

Les 300.000 quintaux de coton qu'utilisent les usines du pays sont à peu près la moitié de la production du coton au Brésil. Le reste est exporté.

- Et le sucre? On le récolte surtout dans les Etats du nord. Il y a environ 4000 petits engenhos et 130 usines à vapeur.

L'Etat de Bahia seul produit 32.000 tonnes de sucre et 12 millions de litres d'eau de vie. C'est trop pour la santé des Brésiliens.

Le 10, visite à la paroisse du Père Maximin. Il habite Monteiro. Il dessert Casa-forte et Poço de Panella. C'est là que s'est décidé le sort de la lutte entre les indigènes et les Hollandais. Ceux-ci étaient mal vus à cause de leur religion calviniste et à cause de leurs exactions. Les indigènes et les colons portugais s'unirent. Les Hollandais furent battus et chassés. Les femmes même furent héroïques et se firent tuer à Casa-forte pour l'indépendance.

Nous fîmes l'ascension du Morro de Monteiro, haute colline où Monseigneur a fait élever en 1900 le mémorial du siècle, sous la forme d'un monument à l'Immaculée-Conception. J'y allai à cheval.

Quelle belle vue de là-haut! la plaine, la mer, la forêt, les villes d'Olinda et de Récife au loin!

Le monument n'est pas réussi. La vierge dorée, de dimensions colos­sales, est belle sur son piédestal, mais pour avoir un autel abrité on a voulu élever après coup un petit sanctuaire à cent mètres de là. Il fallait faire un seul monument et lui donner plus d'ampleur.

Toute la banlieue de Récife est visible de là-haut. Elle est fort peuplée. Une guirlande de villes secondaires et de bourgades entoure la cité; de nombreuses routes carrossables et quatre voies ferrées partent de

Récife, comme les rayons d'un astre. Au nord-ouest, la ligne de Pao d'alho (l'arbre d'ail) met Récife en communication avec les Etats du nord, Parahyba et Rio Grande.

Au sud, une ligne va déjà rejoindre l'Etat d'Alagoas.

A l'ouest, la ligne de Jabatao et Carnaru sera poussée jusqu'au fleuve San Francisco où elle rejoindra la ligne qui vient de Bahia.

Des villes s'égrènent sur les bords sinueux des deux rivières, le Beberibe et le Capibaribe, et sur les coteaux voisins.

Derrière les villes, à l'entrée des bois, sont des cabanes d'indiens métissés et à demi civilisés. Leurs cases sont couvertes de feuilles de palmiers ou de bananiers. Elles n'ont as de foyers. La cuisine se fait dehors. Quelques pierres portent la marmite. Un four sert à cuir le pain de maïs.

L'intérieur de la case est partagé en deux par une demi-cloison. La première pièce sert de salle de travail et de réception, la seconde contient les lits ou filets et nattes et les coffres de vêtements ou de provisions.

Ces gens vivent surtout de manioc, de bananes et de maïs. Ils man gent aussi des ignames et des patates douces. Ils ont souvent quelques poules. Tous sont armés du couteau traditionnel.

XIII. – Notes générales. – Coutumes publiques. – Coutumes privées. – Superstitions. – Péché. – Marches. – Le com­merce extérieur

Avant de quittter Pernambuco, je résume ici quelques notes générales. Pernambuco, Parana-mbuk ou bras de mer, est ainsi nommé d'après le canal qui sépare la côte de la ligne des récifs. C'est là que les traitants français et portugais se rencontrèrent dès la seizième siècle avec les indi­gènes Tupinambo.

La capitale, appelée souvent Pernambuco par les Européens, se nomme officiellement Récif, le nom de Pernambuco étant réservé à l'Etàt.

Olinda est la ville primitive, fondée au XVIe siècle par le conces­sionnaire Duarte Coelho, à qui elle a élevé un modeste monument.

Les Hollandais. ont commencé à développer Récife, la ville basse. Le quartier de Sao Antonio portait même le nom de Mauricea en l'honneur de Maurice de Nassau, qui en a tracé le plan et qui en fit bâtir les premières rues avec plusieurs établissements de l'État.

Le port attend de grands travaux: des brises-lames, des jetées, un canal profond, des quais, des magasins. On fait depuis 1893 des projets magnifiques, mais l'exécution n'est pas commencée.

Pernambuco est le port avancé du Brésil et du Nouveau Monde vers l'Europe; ce devrait être le lieu d'abordage le plus fréquente de l'Amérique du sud, si le port était sur et les lignes de trafic bien établies avec l'intérieur.

Huit cents kilomètres seulement séparent Pernambuco de Dakar. Des navires à grande vitesse pourraient franchir cette partie de l'océan en trois jours.

Après l'achèvement du chemin de fer de Dakar à Oran, avec la ligne de Carthagène à Paris à travers les Pyrénées, il suffira de huit jours pour aller de Paris à Pernambuco, et par les lignes brésiliennes on aboutira à Buenos-Ayres.

Les raccordements de lignes se feront, sans trop tarder, de Pernam­buco à Bahia et de Bahia à Rio de Janeiro.

Trois cables transatlantiques partent de Récif-, les communications télégraphiques avec l'Europe sont faciles.

Douze compagnies de navigation ont choisi Récife pour escale de leurs bateaux à vapeur à service régulier, et des centaines d'autres navires viennent y débarquer des marchandises de l'Europe, et de l'Amérique du nord, et y charger du sucre, du coton, du café, du tabac, des cuirs, des bois de teinture.

Récife vend aussi des objets d'histoire naturelle, oiseaux, papillons, coquillages, plantes et autres produits de la nature.

Elle n'est pas seulement un entrepôt de commerce, elle possède des bibliothèques, des sociétés savantes, un institut de beaux-arts et d'art industriel et une faculté de droit.

Héritiers d'un passé dé lattes et de revendications politiques, les Pernambucains ont un certain esprit d'initiative, rare dans le Brésil du nord.

De mes conversations et de mes propres observations j'ai retenu des renseignements intéressants sur les coutumes publiques et privées de la région.

Pour ce qui est des mœurs politiques, le Brésil a bien le cachet d'un peuple neuf et en voie de formation. Il y a, il' est vrai, des familles d'anciens colons qui ont tonte la dignité de vie et l'éducation de nos bonnes familles d'Europe, mais il y â aussi les masses populaires, illet­trées, à peine sorties de l'esclavage, et puis les colons modernes, parmi lesquels un certain nombre d'aventuriers.

La politique, en général, est menée par des côteries, elle est une affaire. Le groupe qui arrive au pouvoir dans l'État ou dans la commune, profite de tous les avantages que peut donner l'influence administrative.

Les finances sont mal gérées, il y a des concussions fréquentes, la douane est souvent vénale. Beaucoup de communes et d'États sont au-dessous de leurs affaires et des employés attendent de longs arrières de salaire. Il en était ainsi pour les instituteurs à Pernambuco.

Une curieuse institution est celle des Chefs politiques. Le chef poli­tique est l'homme de l'État, le délégué du ministère, le brasseur d'élec­tions. Il n'a pas de rétribution, mais il jouit de tous les avantages que donne une influence dont on peut user et abuser.

Il y a des prêtres qui s'adonnent à la politique. I l y en a au -parle­ment, au sénat. Un prêtre est chef politique à Sergipe. Parahiba a eu un prêtre gouverneur.

Les francs-maçons ne se cachent pas au Brésil. Leurs loges s'affichent sur les grandes places. Ils sont moins sectaires que les nôtre: Ce sont des philanthropes, comme nos maçons de 183o. Mais les calons modernes et les journaux les formeront. Ils deviendront persécuteurs.

L'Etat a sa loterie, comme en Italie. Cela donne des ressources au budget, mais cela détruit l'esprit d'épargne dans le peuple. La fièvre de la loterie est extrême au Brésil; dans toutes les rues, dans les kiosques, dans les gares on vend des billets de loterie. Les gamins et les pauvres dia­bles qui les vendent ont sans doute une remise.

Les particuliers font concurrence à l'Etat. Il y a des entrepreneurs de jeu des 25 bêtes. C'est défendu, dit-on, mais cela se fait partout. Coutumes privées. - Sauf quelques rues de villes, où les maisons sont accommodées à l'européenne, l'habitation brésilienne a gardé son cachet particulier, à la ville comme à la campagne. Il n'y a qu'un rez-de-chaussée. On ménage le courant d'air à travers la maison. Sur le devant est le salon, ordinairement bien tenu, avec un sofa canné et souvent un piano. Derrière, la salle à manger et des chambrettes formées par des cloisons de bois.

La cuisine est presque toujours séparée. Elle est sur le jardin et se relie à la maison par un couloir ou une véranda. On évite ainsi dans la maison 1a chaleur de la cuisine et ses odeurs. Un autre motif était la sépa­ration des esclaves.

Toutes les bonnes maisons ont une salle de bains. Beaucoup ont un jardin avec quelques fleurs et des arbres fruitiers, mais l'abondance et la rapacité des fourmis sont telles qu'on doit le plus souvent protéger les plantes tes des jardins en les entourant d'eau, autrement en quelques heures les fourmis ont dévoré toutes les feuilles et les fleurs. Dans la ville, les fleurs sont dans des vases ou des caisses et ces vases sont posés dans des plateaux soigneusement remplis d'eau. Quand des feuilles tombées font un pont sur l'eau, les fourmis passent et vont tout dévorer.

Il y a des lits dans les maisons, mais les gens aisés couchent souvent dans des hamacs (rede) et les pauvres sur des nattes. Les lits n'ont d'ailleurs jamais de matelas de laine, ce serait trop chaud et malsain, et la laine serait mangée par les mites. On se contente de paillasses, garnies de feuilles de maïs. C'est dur, mais quand on y a fait son trou, on y dort.

On porte souvent les fardeaux sur la tête. Les. femmes ont de ces paniers que nos grands mères appelaient des cabas et qui ont cédé le pas chez nous aux réticules, renouveau des ridicules du XVIIe siècle.

Le Brésilien aime les galons. On a supprimé les décorations, tout le monde en avait et elles n'étaient plus une distinction. On se rejette sur es titres. Tout bachelier s'appelle docteur. Tout bon propriétaire achète un grade de colonel dans la milice. L'aristocratie est donc une floraison naturelle à l'humanité.

Les bijoux sont en grande vogue. Hommes et femmes ont des bagues voyantes avec des pierreries:

L'intérieur du pays s'appelle la forêt (sertao ou matto). Les gens de l'intérieur, les mattutos, mettent leur luxe dans les harnais de leurs chevaux. Les brides et les éperons sont des argenteries de famille, comme chez nos chevaliers de l'âge féodal. Les cravaches ont des ornements de nacre, de corne et d'argent.

Généralement le peuple va nu-pieds. Tous les enfants aussi, même la plupart des riches. Les chaussures seraient souvent l'asile de ces horribles puces pénétrantes, les chiques, qui aiment à se loger sous les ongles et à y déposer leurs oeufs, au risque d'y amener la gangrène.

Le paysan a de belles bottes ou des bottines, qu'on voit d'ordinaire suspendues au mur dans la maison et qui servent de loin en loin pour aller à la ville.

Les maisons sont toujours ouvertes à l'air. Elles ne sont pas vitrées et n'ont pas de plafonds. Elles ont leur sanctuaire, la niche de la Vierge, avec d'autres images, devant lesquelles brûle une lampe la nuit.

Le peuple est crédule. Il n'a pas seulement de la foi, il a des superstitions.

Il y a encore des féticheurs, des curadores et des fascinateurs de serpents. C'est une importation d'Afrique par les nègres. Cela règne surtout à Bahia. Les curadores offrent au mauvais génie le sacrifice d'une poule. Je me souviens qu'au Portugal, pour obtenir une grâce, le peuple porte aussi une poule blanche au couvent. Empêché parfois d'aller jusqu'au malade, le curador envoie son chapeau qui agira à sa place.

Histoire de superstition. - Un curador va chez une malade. Il a eu soin de porter dans un sac des crapauds, lézards, insectes, etc. Il prononce ses incantations. Il fait vomir la malade, il vide adroitement son sac dans le vase et fait croire qu'elle a vomi tout cela… Mais un jour le mari soupçonneux voulut assister à tout, surprit le stratagème et rossa le curador.

- Les gens font des vœux curieux: balayer l'église, porter des pierres à la procession, etc.

Ils aiment à baiser les rubans qui pendent des statues et images. Ils emportent des rubans qui ont touché aux statues.

Le spiritisme a du succès dans les villes. Récife a un journal spirite. Il y a aussi des essais de propagande protestante. A Varzea, elle est menée par un juif allemand, Salomon, devenu protestant. Il a fondé la secte nouvelle, setta nova, mais cela se dissout. Le Père Graaf lui a enlevé une partie de ses ouailles.

Quelques enfants ont la manie de manger de la terre. Cela les rend difformes, ventrus et hébétés. Ils prennent un teint jaunâtre et n'ont pas une longue vie.

Le Brésilien, sur les côtes et près des rivières, vit beaucoup de pois­sons, frais et salés, ou séchés.

A Récife, il y a la pêche maritime: les radeaux, les jangadas, flottent comme des mouettes au dessus des vagues.

Il y a la pêche fluviale, qui se fait en canots (canoa, pirogue). Les pirogues anciennes sont d'une seule pièce, taillées à même dans de gros arbres, des mangliers, des bursères, des palétuviers, des térébinthes (Boswellia). On voit encore des pirogues dans le port de Récife. Il y en a beaucoup dans l'intérieur. L'Amérique du sud, comme l'Afrique, a gardé cette coutume des temps préhistoriques.

Au sud de Récife, les marais des Afodagos (les noyés) sont le refuge de myriades de crabes. Ce quartier de lagunes coupées par des digues, forme comme un bosquet de verdure. Des pêcheurs y habitent dans des cabanes de feuillage. Les femmes y portent des robes claires de mousse­line qui leur donnent un air d'aisance. Les hommes prennent et vendent es crabes et achètent un peu de manioc (3 ou 4 sous pour un jour). Ils vivent ainsi â peu de frais et avec peu de travail.

Cette côte est égayée par des bouquets de cocotiers et de palmiers. Le coqueiro, cocotier, est effilé. C'est le plus grand de cette classe de plantes que les savants appellent les monocotylédones, et dans lesquelles. Ils rangent le blé, le dattier, etc. Le tronc du cocotier s'élève à 18 ou 20 mètres. Il est herbacé et sans consistance. Il n'as pas de branches.

Au sommet, s'épanouit un bouquet de feuilles de 4 à 5 mètres de long. Les plus bassesse courbent élégamment. Du centre des feuilles sortent deux spathes ou grappes, qui portent jusqu'à 20 et 30 cocos. On a vu des cocotiers donner i 50 fruits.

Les dendés, palmiers à huile, sont nombreux au Brésil du nord. Ils ressemblent aux cocotiers, mais ils sont moins élevés. A mesure qu'ils grandissent, leurs feuilles basses tombent et laissent une rugosité. Ils donnent des grappes de fruits semblables à des olives. On en extrait de l'huile.

Les foires et marchés n'offrent pas une grande variété. On y vend des cotonnades, des harnais, des conserves, morue et viande sèche, des fruits, des légumes, des nattes, des poteries, du miel.

Les ruches sont des boîtes longues suspendues aux murs, à l'abri des fourmis.

Victoria, dans l'intérieur de l'Etat de Pernambuco, a de grands marchés de chevaux. On achète là un bon cheval pour 50 milreis, environ 75 francs.

Sur les places publiques vivent des volées d'oiseaux de proie, les urubu, sorte de gros corbeaux. Ils sont respectés et protégés par les lois parce qu'ils débarrassent les champs et les rues des charognes d'animaux et d'autres immondices. Le peuple les appelle les balayeurs: Une amende de 15 milreis frappe ceux qui les tuent.

======XIV. – Climat. – Fêtes populaires. – L’église au Brésil. Le commerce extérieur de l’état de Pernambuco

La chaleur n'est pas aussi terrible qu'on le pense au Brésil. A Récife, il y s ordinairement 28 degrés le jour et 22 la nuit. Une brise du nord-est rafraîchit l'atmosphère régulièrement chaque jour vers neuf heures du matin:

On se sert ici, comme au Portugal et comme en Afrique, de vases poreux pour rafraîchir l'eau que l'on boit. L'eau dans ces vases a 2 ou 3 degrés de moins que l'atmosphère, c'est assez pour donner une impres­sion de fraîcheur sans incommoder. On connaît l'action physique de l'évaporation pour abaisser la température.

C'est seulement le matin, de 8 heures à 10 heures, qu'on est un peu incommodé par la chaleur, avant que la brise de mer se soit levée. Hors de là, on peut aller à ses affaires sans peine, même si le thermomètre marque de 8 à 30 degrés, à l'ombre.

Dans la saison des pluies, les averses sont fréquentes, mais elles ne durent pas tout le jour. Les rayons du soleil dissipent vite l'humidité.

La transpiration habituelle est très salutaire. Les suppressions de transpiration sont dangereuses et peuvent donner la fièvre. Au retour d'une course, il est prudent de changer de linge. On peut aussi boire un verre de vin ou une goutte d'eau-de-vie.

En cas de fièvre, les médecins recommandent le lit et ordonnent des sudorifiques, avec de la quinine et de l'émétique.

L'usage imprudent des fruits et des limonades dérange l'estomac. Certains fruits récemment cueillis, comme la mangue, donnent la fièvre.

La brise si agréable de chaque jour se nomme la viraçao, le change­ment ou virement. Elle s'élève vers 9 heures et demie ou dix heures. L'air dilaté par la chaleur du matin s'élève et la brise de mer vient s'y substi­tuer. Cela maintient la chaleur à 28 ou 30 degrés. Sous la même latitude on a 6 ou 8 degrés de plus en Afrique et aux Indes.

Il y a ici deux saisons seulement: l'été, de novembre à juin où il pleut rarement, l'hiver, saison des pluies.

Le coefficient des décès dans le mois de septembre à Récife corresp­ond à la moyenne annuelle de 28 pour mille, qui est à peu près celle l'Europe.

Une caractéristique remarquable de ce peuple, c'est d'avoir tout con­sacré, par la religion. Ses fêtes populaires sont des fêtes religieuses. Chaque église ou chapelle, chaque irmandade a sa fête solennelle.

Les plus célèbres à Récife sont celles de Poço da Panella (souvenir patriotique de la défaite des Hollandais), et de Notre-Dame du Mont a Olinda. A Poço va la société élégante, à Olinda, le peuple mêlé.

Des négresses, vêtues de couleurs voyantes, vendent aux portes églises, ces jours-là, des rubans, appelés mesures (medidas), sanctifiés par le contact avec les images miraculeuses. Ce sont des porte-bonheur. On les donne, on se les dispute par jeu.

Les fêtés sont accompagnées de musique. Durant tout le jour les fanfares ­(bandas) exécutent des marches et des sonneries Il y a des guir­landes, des décorations extérieures, des processions.

Les principaux moments de la messe sont accompagnés de jets de fleurs et de fusées.

Feux d'artifice le soir. Un transparent illuminé (painel) pour finir.

Il y a parfois un carrousel de fils de famille à Poço

On dansait jadis dans certaines églises, même la nuit. Nos mission­naires ont eu de la peine à interdire cela dans une de leurs chapelles.

Les nègres ont leurs fêtes particulières. Ils dansent avec leur musique primitive et un chant monotone. Ils ont un monocorde et un xylophone a quatre palettes de bois. - Sur un théâtre rustique, ils baptisent le diable, qui fait mille contorsions pour les faire rire. C'est sans doute en souvenir d'un divertissement semblable du moyen-âge que nous est resté le dicton: s'agiter comme le diable dans un bénitier.

Les Brésiliens aiment la guitare et la mandoline. Les créoles ont aussi la musette.

L'Église au Brésil. - Grâce aux couvents européens, la vie religieuse est assez intense à Récife. Au beau monastère de Sao Francisco, il y a des franciscains allemands qui font beaucoup de bien. Il y a là deux églises assez riches, celle des moines et celle du.tiers-ordre.

A Notre-Dame de la Penha, ce sont des capucins italiens; au Carmo, des carmes espagnols. Les Salésiens ont un grand pensionnat; les Sueurs de charité tiennent un vaste hôpital. Les Lazaristes confessent et prêchent des retraites.

La religion est bien libre au Brésil. Il y a séparation de l'église et de l'état, mais c'est une séparation loyale et libérale.

Le Brésil da jamais confisqué les biens ecclésiastiques. Les couvents et les paroisses ont gardé leurs biens. Toutes les fondations ont été respectées.

Le gouvernement donnait un traitement au clergé, c'était purement bénévole. Il ne le donne plus, il n'encourt pas pour cela les censures Il, paie encore d'ailleurs une pension aux prêtres âgés. Les rapports diplomatiques avec le Saint-Siège sont restés plus que pacifiques. Les deux pouvoirs sont en bons fermes. Evêques et prêtres ont des relations cour­toises avec l'état et ses employés.

Les églises ont généralement quelques biens, qui aident â leur entre­tien. Le clergé vit du casuel.

L'évêché reçoit la dîme des quêtes. Les évêques ont des droits de secrétariat avantageux:

10 francs, le celebret, chaque année;

10 francs, les pouvoirs;

5 francs, les dispenses de bans;

10 francs pour le mariage à domicile;

Dispenses de parenté: 2% de la dot;

Droits de confirmation, etc., etc.

Le prêtre a ses messes, souvent un dollar en ville; deux dollars pour les messes annoncées: 7e et 30e jour, anniversaires.

Les baptêmes, souvent un dollar, au moins 2 milreis, offerts par le parrain; et les bonnes paroisses ont de 1000 à 1500 baptêmes.

La fête de Noël est la grande fête populaire: Chaque église ou cha­pelle a une commission qui réunit des fonds pour la fête; Le prêtre reçoit sa part: 100 ou 200 frs. pour chacune de ses trois messes.

Les messes de confréries, les sermons de fêtes ont aussi des hono­raires exceptionnels.

On peut vivre au Brésil, mais le ministère y est fatigant.

Les paroisses là-bas sont grandes comme un diocèse chez nous, et les diocèses sont grands comme une nation en Europe.

Quelques confréries ont dégénéré et sont passées aux mains des francs-maçons.

Le commerce extérieur de l'État de Pernambuco. - Les Annales diplomatiques et consulaires donnaient dernièrement ces renseignements sur l'État de Pernambuco. - Cet État, avec sa prospérité commerciale et industrielle toujours croissante, a donné depuis quelques années un essor considérable à ses échanges commerciaux, non seulement avec l'étranger, mais aussi avec les autres Etats de la Confédération.

Le port de Récife est le plus grand entrepôt de tout le nord du Brésil. Il bénéficie, par sa remarquable position géographique, du passage obligé de tout te la navigation au long cours de cette région. Il est aussi, par le rayonnement des chemins de fer et des routes, le centre forcé pour l'embarquement de tous les produits de l'intérieur d'une très vaste région et pour l'entrée de tous les produits étrangers consommés dans le grand territoire qu'il dessert.

La superficie de cet État est de 128.000 kilomètres carrés, un quart e la France; sa population, qui n'était en 1872 que de 840.000 habitants st passée en 1888 à 1.110.000, pour atteindre au dernier recensement le chiffre de 2.800.000.

L'importation par le port de Récife est montée, dans ces quatre dernières années, de 25 millions à 44 millions de francs. L'exportation s'est élevée de 12 millions à 19 millions.

Parmi les principaux articles exportés à l'étranger, il faut signaler de 10 millions de kilogrammes de coton en rames, un million de kilo­gramme de caoutchouc, 250 mille kilogrammes de bois-Brésil.

Le port de Récife, en dehors de ces articles, exporte dans les divers Etats brésiliens des quantités considérables de sucre, d'eau-de-vie et d'alcool.

L'industrie sucrière, une des principales richesses de l'État, possède 45 usines qui, avec un personnel de plus de 4000 ouvriers, produisent annuellement une moyenne de 700.000 sacs de 75 kilogrammes chacun et trois millions environ de litres d'eau-de-vie et d'alcool.

La France perd du terrain pour les échanges commerciaux avec Pernambuco. Elle est supplantée par l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et le Portugal. Le commerce français manque d'initiative et de hardiesse.

Le Brésil devrait être cependant un des meilleurs clients du com­merce français si nos exportateurs y mettaient moins de mollesse.

Le caoutchouc découvert et propagé par un saint-Quentinois, le jésuite Charlevoix. - Comme je viens de le dire, le commerce du caoutchouc prend son essor à Pernambuco. Il augmentera. On ne verra pas à Récife les masses de caoutchouc qu'on voit à Bélem et dans la région de l'Ama­zone, mais le nord-est du Brésil s'y mettra. Le caoutchouc est un produit si riche d'avenir, qu'il tente les chercheurs et les planteurs.

A ce propos, quel est donc l'ingénieux européen qui a découvert au Nouveau-Monde cette gomme précieuse? Une note récente du Cosmos en attribue l'honneur au jésuite Charlevoix et à l'astronome La Condamine.

Quand les Espagnols arrivèrent en Amérique, dit le Cosmos, ils virent avec curiosité les indigènes se servir de balles rebondissantes fabri­quées avec une résine noirâtre qu'ils appelaient gumana, et qui n'était autre chose que la sève solidifiée de certains arbres. Cette substance leur parut curieuse sans doute, puisqu'ils signalèrent son existence, en faisant au retour le récit de leur voyage, mais elle ne semble pas avoir fixé beau­coup leur attention: ils ne firent en tout cas aucune tentative pour en tirer un parti commercial quelconque.

Vers la fin du règne de Louis XIV seulement, un jésuite français, le P. Charlevoix, qui résida longtemps en Amérique, remarqua l'élasticité de la résine de gumana et la signala dans une de ses lettres, en se deman­dant si quelque application n'en serait pas possible un jour. Le P. Fran­çois-Xavier de Charlevoix, est né Saint-Quentin en 1682. Il a écrit plu­sieurs ouvrages sur le Japon, le Paraguay, le Canada, l'île Saint-Domingue.

Quelques années plus tard, un autre_ de nos compatriotes, l'astronome La Condamine, eut l'occasion de faire un assez long séjour à Quito, où il poursuivit d'importantes études sur la sphéricité de la terre: en 1736, il envoya à l'académie des sciences de Paris, un fragment d'une gomme résineuse, presque noire que, disait-il, les indigènes de l'Amérique centrale appellent caoutchouc et qui n'était autre chose que la gumana du P. Char­levoix. Son envoi était accompagné d'une lettre où il énumérait les ser­vices que le caoutchouc peut rendre

«Les indigènes en font usage pour fabriquer des torches qui brûlent en plein air sans avoir besoin de mèche, et ils en font un enduit dont ils recouvrent leurs vêtements et leurs chaussures pour les rendre imperméa­bles. Ils savent aussi se servir de cette substance pour faire de petites bou­teilles en forme de poire auxquelles ils adaptent un goulot de bois. Il suffit d'exercer avec la paume de la main une pression sur l'appareil pour que le liquide s'échappe avec force.»

M. William Evins, qui vient de faire paraître une importante mono­graphie du caoutchouc, relate cette communication de La Condamine et rend pleine justice aux deux français dont l'esprit d'observation a su mettre en lumière les principales propriétés du caoutchouc en même temps que pressentir, dans une certaine mesure, l'importance de ses futurs emplois.

Le P. Charlevoix et l'astronome La Condamine doivent, d'après lui, être considérés comme les véritables «inventeurs» du caoutchouc.

En 1770, Priestley en étudia la composition chimique, et, par hasard, découvrit que les traits noirs tracés sur le papier avec le crayon de gra­phite pouvaient être effacés avec la plus grande facilité grâce au caout­chouc; ce fut le premier débouché industriel du produit exotique nouveau et, en quelques années, tous les dessinateurs furent pourvus de gomme, qui remplaça avantageusement pour eux la mie de pain rassis dont ils s étaient servis jusque-là.

En 1823, l'anglais Mac-Intoch, cherchant un dissolvant pratique du caoutchouc, eut l'idée féconde d'employer la benzine à cet usage et industrie des vêtements imperméables acquit bientôt un développement et une prospérité extraordinaires.

En 1839, le chimiste américain Charles Goodyear imagina la vulca­nisation, c'est-à-dire détermina dans quelles proportions relatives, dans quelles conditions physiques et à quelle température doit être opérée la combinaison du caoutchouc et du souffre, destinée à former un produit qui ne devienne ni cassant ni visqueux, malgré les variations de chaleur et de poids; il trouva également les moyens de faire varier suivant le mode d'opération employé, la dureté de l'élasticité du produit vulcanisé.

Grâce à cette découverte, le caoutchouc put prendre dans l'industrie moderne la place énorme qu'il a prise aujourd'hui.

«Nous pourrions, à la rigueur, dit M. William Evins, nous passer de vêtements et de chaussures imperméables, mais si nous n'avions plus de caoutchouc, il faudrait renoncer aux freins à air comprimé, et la vie des voyageurs en chemin de fer serait exposée à un surcroît de dangers. La disparition de cette merveilleuse substance serait bien plus désastreuse encore pour l'industrie des bicyclettes et pour celle des automobiles qui, privées de leurs pneus, seraient immobilisées et condamnées à mourir sur place.

Enfin, ce double désastre ne serait rien auprès de la perturbation universelle qui bouleverserait les conditions d'existence les plus essen­tielles des peuples civilisés, si les communications électriques étaient défi­nitivement interrompues sur toute la surface du globe.

Plus de dépêches télégraphiques par fil aérien et par câble sous-marin, plus de téléphone, plus de lumière électrique, plus de trans­mission à grande distance de la force produite par les chutes d'eau, si la substance isolante par excellence qui permet aux courants de circuler sans perdre leur puissance venait à disparaître complètement ou du moins cessait d'être produite en assez grande quantité pour que l'industrie puisse l'acheter à des prix abordables.»

Il est permis d'espérer que cette dangereuse éventualité ne se réali­sera pas, malgré le gaspillage effréné avec lequel est faite la récolte du caoutchouc dans les forêts de l'Amazone et au Congo belge.

Les plantations anglaises de Ceylan, de Malacca et de toute la presqu'île du Gange seront, en effet, intelligemment conduites, dans l'ave­nir: celles que nos nationaux se préparent à tenter dans l'Afrique centrale ne le seront pas moins, et en tout état de cause, une réglementation intel­ligente ne peut manquer d'arrêter bientôt la dévastation systématique des forêts du Brésil et de la région congolaise.

Les plantations du Brésil dans les Etats du nord-est se préparent aussi à suppléer au déficit des forêts de l'Amazone.

Quoi qu'il en soit, il est bien intéressant de rappeler que si le commerce mondial emploie annuellement 63 millions de kilogrammes de caoutchouc, représentant une valeur d'ensemble de 600 à 700 millions de francs, il le doit à ces deux hommes clair voyants, l'astronome La Condamine et le Jésuite Charlevoix de Saint Quentin.

XV. – Un engenho. – Les habitants des campagnes

Avant de quitter Pernambuco, le pays du sucre, je veux encore décrire sommairement l'ancien engenho, la fabrique de sucre d'autrefois, au temps de l'esclavage. Rien ne caractérise mieux l'ancienne vie brésilienne.

J'emprunte cette description aux mémoires de Tollenaere (en langue portugaise), qu'on m'a si gracieusement donnés en hommage à la chapelle de Caxanga. Je traduis.

C'était en 1816. Tollenaere va en excursion à l'engenho Salgado à 15 lieues de Récite. On ne rencontre, dit-il, que le pauvre village de Boa Viagem, trois engenhos, une distillerie et quelques cabanes de torchis et de feuillage.

A l'engenho de Garapu, des femmes viennent du fond des forêts pour entendre là messe.

Les chemins sont des sentiers (corredores) souvent entravés par les lianes.

Dans les cabanes, les gens vivent sans peine d'un peu de manioc et e bananes

Dans les engenhos, on travaille. Ces établissements ressemblent aux grandes fermes de la Beauce. La maison du maître est sur un tertre. Avant d'y arriver, on rencontre la zenzala, la cité ouvrière, le logement des esclaves, long rez-de-chaussée avec une véranda (dans les meilleurs établissements). Dans le jour, on n'y voit que quelques femmes oui atten­dent leur maternité.

Des bandes de nègres et de négresses travaillent aux champs de cannes sous l'ardeur du soleil, excités par la chicote (le fouet) du régisseur. Là, huit nègres vigoureux coupent des cannes, que cinq jeunes filles mettent en faisceaux.

Les chariots attelés de quatre bœufs vont et viennent du champ de cannes à l'engenho. D'autres chars arrivent à l'usine chargés de bois pour alimenter les fourneaux.

Tout est en mouvement.

La pièce principale de l'engenho est le moulin. Huit chevaux, sti­mulés par les cris de quatre jeunes nègres (muléqués), le font tourner. Il y a cent chevaux de réserve dans les environs. Ils viennent volontiers boire l'eau sucrée qui découle des chaudières.

Cinq jeunes négresses présentent les cannes aux cylindres du moulin. On le passer plusieurs fois pour en bien exprimer le jus. Des nègres emportent ensuite les débris de cannes.

Sous le même toit que le moulin sont les chaudières, où se cuit le jus pour faire le sucre.

Le maître raffineur est un homme libre, qui fait travailler 5 hommes près de ces fours, Ils agitent le miel (le sirop de cannes) avec de grandes cuillers et font les transfusions qu'ordonne le maître.

Le feu dure cinq mois jour et nuit. Deux nègres l'entretiennent en y jetant du bois vert. D'autres transportent les formes de sucre à la raffi­nerie, qui est aussi dirigée par un mulâtre libre. Quatre hommes l'aident. Le sucre cristallisé est séché sur des plates-formes, qui se rentrent facilement en cas de mauvais temps. Il est ensuite mis en caisses suivant les qualités.

Il y a près des cuisines de la maison un autre hangar, avec une ins­tallation et des instruments pour raper, presser et sécher le manioc.

La fabrique entière a 120 ou 130 esclaves, qui ne paraissent pas mal­heureux, malgré l'usage des fouets.

L'engenho Salgado, dit Tollenaere, peut gagner de 20 à 25% du capital employé.

1816 était une année de prospérité au Brésil.

Les nègres, pendant la fabrication, qui dure cinq mois de l'année, sont debout 18 heures par jour. On leur donne une livre de farinha (manioc) et sept onces de viande.

Ils sont baptisés, mais ne savent rien de la religion. Dans certains engenhos, le chapelain les marie. Dans d'autres, ils s'unissent suivant leurs caprices. Le patron peut les vendre séparément, sans tenir compte de leur union. Un jeune nègre vaut 200 francs.

Certains maîtres leur font entendre la messe le dimanche. D'autres disent que c'est un exercice au-dessus de leur mentalité.

Une natte, une calebasse, des guenilles, c'est tout leur mobilier Tel était le régime social des nègres avant leur émancipation.

A l'occasion de la même excursion, Tollenaere donne ces notes sur les habitants des campagnes.

On peut les partager en trois classes:

1. Les seigneurs d'engenhos, grands propriétaires terriens;

2. Les lavradores, laboureurs, petits propriétaires appelés aussi ren­tiers, rendeiros.

3. Les moradores, petits colons.

Les grandes propriétés ont été données directement parla couronne. Il y a des seigneurs intelligents et bien élevés, d'autres sont durs et vulgaires. Ils vont jambes nues (1816), vêtus d'une chemise, de caleçons et d'une robe d'indienne, armés d'une chicote.

Ce sont des rois, des seigneurs féodaux sur leurs terres. Ils traitent les nègres comme des animaux, les colons comme des esclaves, les petits pro­priétaires comme des vassaux ennemis.

Ils n'ont ni jardins, ni parcs, ni pavillons de repos, (c'est mieux aujourd'hui).

Les appartements dont pas de plafonds et ne sont séparés que par des cloisons de bois.

Le luxe consiste dans les vaisselles d'argent, la bride, les étriers, les poignées de couteaux. Ils ont parfois des services de porcelaine anglaise. Le dîner comprend une soupe à l'ail, un plat de viande bouillie avec du lard et du manioc, un ragoût de poule au riz; on emplit les verres de vin à moitié et on n'invite pas à boire. Après ces plats, des douceurs, qui excitent à boire de l'eau.

Les grands engenhos ont des scieries pour faire leurs caisses. On utilise grossièrement les cours d'eau. Un système à crémaillière fait avancer les planches sous la scie.

Les lavradores ont une dizaine d'esclaves et du bétail, mais générale­ment ils n'ont pas de terres à eux. Ce sont des métayers. Ils sont à l'année. Ils fournissent des cannes à l'engenho, et ils reçoivent la moitié du sucre. Ils peuvent se faire environ 3000 francs par an.

Il faudrait qu'ils eussent des baux assez longs ou de petites propriétés. Ils se logent mal, mais ils ont des éperons d'argent pour aller à la ville. Nos chevaliers et vassaux du moyen-âge n'aimaient-ils pas aussi les épe­rons d'or et d'argent?

Les moradores sont tolérés sur les terres du seigneur. Ils vivent d'un peu de manioc et ne font rien. C'est la plèbe.

Il n'y a dans ces régions que quelques prêtres ignorants et scanda­leux (1816).

XVI. – Départ. – Pluie. – Lectures. – Bahia

Le 11 octobre, départ précipité. Nous n'attendions le bateau Amazone que pour l'après-midi. Il est venu le matin et il part à deux heures. Je ne suis pas prêt. M. d'Alméida nous téléphone de Récife. Nous pressons la préparation des valises et le dîner.

Il n'y a pas de train favorable. Le docteur Juan nous prête sa voiture. J'arrive juste au bateau un quart d'heure avant le départ. La valise qui contient l'autel est restée en arrière, cela me causera bien des ennuis.

L'Amazone est commode. Le commandant Lidin est un bon catho­lique. Il y a à bord des Pères du tiers-ordre régulier franciscain d'Albi, avec des frères convers. Je profiterai de leur autel pour dire la messe. Le commandant nous laisse l'usage de la salle de lecture chaque matin jusqu'à 7 1/2 heures. Le dimanche, nous célébrons la messe au salon de musique.

Il y a aussi à bord des Sueurs de l'Immaculée-Conception de Castres. Pères et Sœurs vont à Cuyaba au Matto Grosso. Ils doivent aller d'abord Jusqu'à Buenos-Ayres, de là ils remonteront le Paraguay et le rio Cuyaba. C'est un voyage interminable.

Je partage une cabine avec un brésilien qui est d'ailleurs fort discret. Il vient tard à la cabine et en sort tard. Je ne le vois pas.

Le 12, pluie tropicale toute la journée. La côte est monotone. Ce sont des dunes de sable.

Je lis. La salle de lecture est bien garnie de revues diverses, revues littéraires, scientifiques et de voyages.

Revue des deux-mondes du 1er septembre. Article sur notre com­merce extérieur. Il est monté de 8 milliards à 9 milliards et demi en 15 ans (1890-1905). Dans la même période celui de l'Allemagne est monté de 9 à 16 milliards; celui de l'Angleterre, de 17 à 22.

Conclusion: nous sommes à peu près stationnaires, en attendant que nous reculions. L'Angleterre monte lentement. L'Allemagne monte plus vite, elle arrivera au premier rang.

Une autre statistique du journal «la Ligue maritime» (juin 1906) n'est pas plus consolante pour nous.

Tonnage des navires marchands (1906)

Angleterre 16 millions de tonnes
Etats-Unis 4
Allemagne 3.500.000
Norvège 1.780.000
France 1.720.000
Italie 1.200.000
Japon 870.000
Russie de 600.000
à 800.000
Suède
Espagne
Hollande
Danemark
Autriche

Nous avons été longtemps au 2e rang, nous sommes au 5e, en atten­dant mieux.

Le navire Amazone est beau. Il a son grand salon Louis XV, orné de cariatides en bois sculpté et de paysages peints sur toile. - Salon de musique Louis XVI: tentures de soie rouge -aux écoutilles. - Le tillac est vaste, on y peut faire une promenade de cent mètres.

Le matin, la brise caressante nous rafraîchit. Le sillage marque une traînée de lumière agitée. Le soir, au clair de lune, c'est un sillon d'argent qui nous suit.

Nous arrivons à la nuit à Bahia, la Baie du Saint-Sauveur. La ville d'en bas sur la plage et celle d'en haut sur les dunes sont éclairées. Ç'est un magnifique effet de lumière.

Le 13, séjour à Bahia.

Bahia est grande ville, 220.000 âmes. Archevêché, beaux édifices communaux, nombreuses églises, parmi lesquelles celles de saint Benoit et e saint François sont particulièrement riches en dorures et ornements du XVIIIe siècle.

L'église de Bomfim, sur les dunes, est le pèlerinage populaire de Bahia.

Tout le commerce est au port, dans la ville basse. Bahia a exporté en 1903:

21.500.000 kilos de tabac
21.200.000de café
14.000.000de cacao
8.000.000de sucre
1.800.000de cuirs et peaux

L'importation totale, comme l'exportation, monte à environ cin­quante millions de francs:

Le marché est une merveille, non moins par l'abondance et la variété des fruits, que par la diversité des types, blancs, noirs et croisés- à l'infini, qu'on y rencontre en groupes pittoresques.

L'église de la Madone, élevée sur les pentes orientales du coteau, est la plus riche du Brésil. La statue de la sainte Vierge y disparaît sous les diamants.

XVII. – Bahia dans l’histoire. –_Les noirs a Bahia. Lecture sur les ressources naturelles du Brésil et ses mines

Aperçu historique d'après Reclus et le manuel portugais d'histoire du Brésil.

Bahia est l'une des plus vieilles cités du Brésil, quelques traitants s'y étaient établis dès 151 o, mais une ville ne surgit sur la colline du Salvador qu'en 1549, lorsque Thomé de Souza, gouverneur des Capitaineries, y construisit sa résidence.

Bahia, visitée régulièrement par les navires de l'Inde, qui venaient. s'y ravitailler avant de se diriger vers le cap de Bonne-Espérance, garda son titre de capitale jusqu'en 1763, pendant plus de deux siècles, et resta long­temps sans rivale pour: le nombre des habitants et l'importance commer­ciale. En 1585, d'après une information du Vénérable missionnaire Joseph Anchieta près de la moitié des blancs domiciliés au Brésil, soit 12.000 sur 25.000, habitaient Bahia.

Les noirs étaient alors beaucoup plus nombreux à Pernambuco, Mais Bahia monopolisa bientôt la traite d'Afrique et jusqu'au milieu du XIXe siècle, ses commerçants furent, en dépit des lois, les grands pourvoyeurs de bois d'ébène: En certaines années, ils importèrent 60.000 esclaves.

La suppression de la traite africaine manqua ruiner la ville. A grand peine elle se releva du désastre par l'exportation des produits agricoles. La population de couleur prédomine encore à Bahia. La velha mulata, la vieille mûlatresse; tel est le surnom populaire de la cité. Bahia, où s'étaient établis les jésuites lors de la fondation, a gardé jusqu'à nos jours son rang de métropole du Brésil. Près de cent églises et chapelles dont, il est vrai, plusieurs sont-en ruines, élèvent leurs clochers su dessus de l'amphithéâtre des maisons.

Bien des saints ont vécu là, ou y ont passé, notamment le vénérable Joseph Anchiéta, le Père Nobrega son compagnon, le saint martyr Ignace de Azévédo, qui vint là comme visiteur, le vénérable Père Jean d'Almeida et plus tard le Père Vieira. C'est à ces saints jésuites qu'on doit la foi si ferme des Brésiliens.

Bahia a souvenance d'avoir été au XVIIe siècle le centre intellectuel du Portugal américain, mais elle a baissé. Sa bibliothèque, ses musées et ses sociétés savantes n'ont pas l'importance à laquelle on s'attendrait dans une cité si peuplée. Elle a cependant une des deux écoles brésiliennes de médecine et une école libre de droit.

Les Bahianais se distinguent parmi les Brésiliens par leur prestance et leur beau langage, et ils ont toujours eu dans le gouvernement de la nation une part considérable.

Bahia est plus brésilienne que Rio. Elle n'a pas le caractère cosmo­polite de la capitale, et ses maisons, en grand nombre revêtues de faïences vernissées, ressemblent plus que celles des autres cités brésiliennes à celles de Lisbonne.

Le port de Bahia, défendu contre les vents de l'est par la masse péninsulaire où s'élève la ville, est exposé à la houle du sud. On n'a pas encore donné suite au projet qui enclavera, devant les quais, un espace maritime de plus de cent hectares, pour établir un port fermé au moyen de brise-lames, mais cela se fera.

Par les vents du sud, les baleines entrent fréquemment dans le port. On en capturait jadis une cinquantaine par an. Leur huile était utilisée pour l'éclairage de la cité.

Les noirs amenés comme esclaves sur les plateaux miniers n'ont guère laissé de descendance, les familles n'ayant pu se constituer à cause de la rareté des femmes sur les chantiers. Ce qui existait de l'élément nègre sur les plateaux s'est fondu dans la race métissée de l'intérieur. Mais nulle part au Brésil es Africains ne sont mieux représentés que dans les districts du bas San Francisco et dans la cité de Bahia.

Là se trouvait autrefois le centre du commerce des esclaves, les trai­tants n'ayant qu'à traverser l'Atlantique en ligne droite, pour aller cher­cher des noirs sur la côte de Guinée, entre Loanda et Massamedes. Des nègres Minas, de la côte du Dahomey, étaient venus aussi en qualité d'hommes libres, comme matelots et déchargeurs.

Ceux des Minas qui étaient esclaves, réussissaient souvent à s'affran­chir par les produits de leur travail. Encore de nos jours, ils forment à Bahia une sorte de corporation, dont les membres se distinguent par les qualités morales et l'esprit de solidarité, autant que par la haute stature et la vigueur physique. Leur vocabulaire comprend encore des mots nombreux, hérités des langues africaines; des termes d'origine Yoruba et Cabinda se trouvent par centaines dans le parler brésilien.

A Bahia, les noirs chantent des refrains de l'Afrique et se servent du vieux langage pour leurs incantations de sorcellerie.

Lecture: Les ressources naturelles du Brésil et ses mines.

Le Bulletin de la Société de géographie commerciale de Paris nous fournit sur ce thème des renseignements intéressants. Il y a bien des années, des siècles même, que le Brésil doit, auprès du grand public, sa réputation de richesse, à l'or et aux diamants qu'il n'a cessé de fournir depuis la découverte de ces substances précieuses par de hardis et aven­tureux explorateurs lancés, dès le commencement du XVIIe siècle, à l'intérieur des terres, à la recherche de l'argent et des émeraudes ou pierres vertes, objet de leur convoitise.

Les trésors presque fantastiques que les bandes de Cortez et de Pizarro avaient trouvés au Mexique, au Pérou, au milieu des Andes, étaient bien faits pour encourager les chercheurs portugais, moins hardis peut-être, mais plus tenaces et plus persévérants. Déçus de leurs espé­rances pour l'argent et les émeraudes, ils rencontrèrent l'or, puis les dia­mants. Le Brésil acquit alors la réputation d'un nouvel Eldorado. Les masses d'or que la Californie et surtout l'Australie et le Transvaal ont versées et versent encore sur le marché monétaire, l'importance qu'ont prise en Sibérie les exploitations aurifères, les centaines de millions de diamants que le pays des Boers fournit aux lapidaires, ont, depuis le milieu du siècle dernier, fait passer le Brésil à l'arrière plan comme fournisseur de matières précieuses. De là est née l'opinion exagérée que l'industrie minière n'avait plus d'avenir au Brésil.

Le développement énorme de la culture du caféier dans ces vingt dernières années, et surtout les découvertes de plus en plus fréquentes de forêts peuplées d'arbres à caoutchouc aux espèces variées, semblaient donner à cette opinion l'appui du fait accompli.

Dans le colossal bassin amazonique qui couvre plus de six millions de kilomètres carrés, du sommet des Andes au bord de l'Océan, dans les villages comme dans les grandes villes de Para et de Manaos, le mot Borracha (nom d'une plante à caoutchouc) frappera à chaque instant l'oreille du voyageur.

Dans les barques et les bateaux à vapeur qui sillonnent les innom­brables cours d'eau de toute cette région, dans les magasins de tous les centres d'échanges, il verra s'entasser les diverses variétés commerciales du caoutchouc. Pranchad, Sernamby, Caucho, Borracha.

Le Brésil pourrait pourvoir le monde entier de tout ce qu'il consomme actuellement de cette substance si recherchée. Il en fournit déjà plus de 3o millions de kilogrammes par an. Trois ou quatre Etats du sud sont les seuls à ne pas en produire.

On peut même, à Sao Paulo, à Minas Geraes, assister à l'organisation de véritables expéditions de deux cents, trois cents ouvriers partant pour aller exploiter des forêts de syringueiros, dans ces plateaux de l'État de Matto Grosso, où les affluents du Rio de Plata et de l'Amazone se con­fondent presque.

De Pernambuco à Bahia, autre chanson! Les mots Assucar, Algodao (sucre, coton), prennent la plus grande importance dans la conversation des négociants, des hommes d'affaires, des cultivateurs.

A partir de Bahia jusqu'à Santos, le Roi Café, dont la cour brille dans la ville de Sao Paulo, va régner en maître.

Si le voyageur juge d'après cela le Brésil dont il n'a vu qu'une partie de la côte, il ne manquera pas de dire et d'écrire que l'exploitation des mines n'y existe plus, même à l'état de souvenir.

Mais qu'il franchisse maintenant la Serra do Mar et la Mantiqueira, pénétrant dans l'état de Minas Geraes, jusqu'à la ville de Diamantina, chose facile avec la nouvelle grande ligne du chemin de fer central du Brésil, nouveau changement: mines d'or, de manganèse, gisements de diamants, sont, il s'en apercevra bien vite, le sujet ordinaire des conversa­tions, l'objet de nombreuses et vives préoccupations. Sur sa route, il n'est guère de ravins, de cours d'eau où, de la portière même du vagon, il ne puisse voir des travaux d'exploitation ou des fouilles anciennes.

Il est bien difficile, sinon impossible, de fixer avec certitude la quantité totale de l'or fourni par les districts aurifères de Minas Geraes où, depuis plus de deux siècles, la terre en fournit toujours.

En l'estimant pour tout le Brésil à un million de kilogrammes, valant environ trois milliards de francs, on reste, je crois, au-dessous de la vérité. Dans ce chiffre, la part de Minas Geraes est la plus grande.

D'après les documents officiels, en tenant compte seulement du pro­duit de l'impôt de 3% sur l'exportation de l'or, la production des mines de l'Etat de Minas Geraes aurait été en 1903 de près de 4.000 kilo­grammes, A cette quantité, il faut ajouter le poids de ce métal précieux resté dans le pays et transformé soit en bijoux, soit en monnaie et de celui qui, grâce à la contrebande, échappe au fisc.

Ces vieilles mines de Minas Geraes ont donc, il y a cinq ans, fourni près de quinze millions d'or. Ce sont encore de beaux restes!

Pour les diamants, ces calculs sont encore plus incertains par suite de la facilité plus grande pour lui d'être soustrait à tout contrôle fiscal. Il y a environ 150 ans que le trésor du roi de Portugal reçut les premiers diamants provenant de l'Etat de Minas Geraes. Depuis cette époque, le chiffre total de la production de ces placers et de ceux de Bahia, Goyaz et Matto Grosso, serait approximativement de 3.500 kilos. En 1903, la douane accuse l'exportation de 4.000 grammes de diamants bruts. Il faut, comme pour l'or, augmenter ce chiffre de celui des diamants taillés dans le pays où l'industrie de la taille existe depuis plus de trente ans, et sur­tout celui des pierres sortant du Brésil sans être déclarées à la douane, au bas mot un kilogramme. Ce serait donc encore une production annuelle de cinq kilogrammes, bien inférieure à la moyenne des cent premières années et relativement peu de chose à côté de celle des mines du Cap de Bonne-Espérance, mais c'est une preuve suffisante que les mines du Brésil ne sont-pas épuisées.

A côté de ces deux grandes exploitations, or et diamants, grandes surtout par la valeur commerciale de leurs produits, il en est d'autres qui, il y a dix ans, étaient encore dans f enfance, ou même complètement inconnues, et qui pourtant montrent déjà toute l'importance qu'elles peuvent prendre.

Il y a, par exemple, à Minas Geraes; et aussi dans d'autres Etats, des minerais de fer très purs, très faciles à exploiter, qui suffiraient à alimenter pendant de longues années tous les hauts-fourneaux des deux hémisphères!

A côté de ces gisements de minerais se trouvent aussi des couches ou filons d'oxyde de manganèse, que l'on commence à utiliser depuis dix ans. Ceux qu'on exploite actuellement sont groupés autour des villes d'Auro Preto et de Queluz, dans une zone que traverse le chemin de fer central, qui va de Rio Janeiro au point où le Sao Francisco est navigable.

On en connaît bien d'autres dans le même Etat, mais leur exploita­tion ne pourra être fructueusement entreprise qu'au moment où ils pour­ront être facilement reliés au réseau des voies ferrées en construction. Dans les Etats de Matto Grosso et de Bahia, des découvertes de minerais de même nature sont signalées et dans ce dernier Etat, ils donnent déjà lieu à une exploitation régulière.

En 1894, l'Etat de Minas Geraes a exporté 1.430 tonnes de minerais de manganèse; en 1905, ce chiffre s'est élevé à 224.000 tonnes. On sait que le manganèse sert à divers emplois industriels et notamment pour la préparation des couleurs.

On exploite aussi au Brésil depuis quelques années la monazite, phos­phate où se mêlent divers métaux rares, notamment le cérium. La monazite est utilisée pour, la confection des manchons à incandescence du type Auer, ce qui lui donne une grande valeur commerciale.

Jusqu'en 1893, les Etats-Unis de l'Amérique du Nord étaient seuls à fournir la monazite à l'industrie et les sables monazitifères valaient plus de 2.000 francs la tonne. Dès lors les dépôts de la côte du Brésil commencèrent à être exploités, et en 1903 l'exportation de monazite pour le port de Hambourg s'éleva à 3.000.000 de kilos. Le prix de la tonne tomba à 600 francs et les gisements de l'Amérique du Nord cessèrent d'être: représentés sur le marché.

Ces gisements de la côte du Brésil sont des plus curieux. Leur for­mation est due à l'action du flux et du reflua. Les vagues désagrègent certaines falaises, notamment près de Prados, et elles déposent sur le rivage les sables à monazite, en couches de plus en plus pures, prêtes à être chargées à la pelle sur les bateaux qui s'en approchent. On estime à 1.600 tonnes par an les sables que la mer arrache ainsi aux falaises chaque année, près de Prados.

L'Océan se fait donc, sans frais pour, les exploiteurs, trieur de minerais.

Tous les jours on découvre des dépôts nouveaux de cette substance à Minas Geraes, dans les bassins des fleuves Parayba et Rio doce. Il ne serait donc pas téméraire d'affirmer que-pour l'éclairage, à becs à incan­descence, déjà si répandu, le Brésil pourrait être le fournisseur du monde entier.

XVIII. – En mer. – Vents alizés. – Victoria. – Spirito Santo. – Lectures

Le dimanche 14, messe à la salle de musique. Le commandant Lidin et beaucoup de passagers y assistent. Nous avons laissé des voya­geurs à Bahia, j'aurai désormais une cabine pour moi seul.

La côte brésilienne, entre Récife et Rio, se trouve en entier dans la zône des vents alizés méridionaux.

Pendant l'hiver, alors que le soleil chemine dans la partie de son orbite située au nord de l'équateur, le courant atmosphérique maintient sa direction normale: il souffle régulièrement du sud-est, poussant une forte houle sur. les rivages.

Les mois d'été, d'octobre à mars, amènent le vent du nord-est; mais en toute saison des inégalités se produisent dans le va et vient des airs. Des calmes proviennent de la rencontre des deux courants opposés et parfois des remous aériens tournoient sur les côtes, accompagnés de vio­lents orages; c'est ce qui nous arriva. Il fallut subir vents et pluies, mais les orages de cette côte sont heureusement moins violents que les cyclones du nord de l'équateur.

- Nous passons sans nous arrêter devant l'État de Espirito Santo et sa capitale Victoria. Cet Etat est connu en Europe par ses emprunts. Victoria prend une certaine importance commerciale grâce aux tra­vaux qui ont rendu son port accessible aux grands navires. Des colons de nationalités diverses sont venus s'y établir au nombre de 30.000.

C'est là que le vénérable Joseph Anchieta avait réuni plus de 12.000 indiens dans des réductions analogues à celles du Paraguay. Il a vécu à Victoria et dans un petit port voisin appelé aujourd'hui Anchieta. Il y est mort. Son corps a été ensuite transporté à Bahia où il est en vénération.

- Le 15, journée de calme et de lectures: Revue bleue, Quinzaine, etc.

Etude sur Paul Sabatier; ses rêves d'évolution religieuse.

Il y a une évolution vraie, celle du règne de Jésus-Christ, commencé par la création, et qui s'épanouira dans le ciel: Christus heri et hodie, ipse et in soecula. - Adveniat regnum tuum.

Une autre évolution vraie, c'est le développement du dogme toujours mieux compris' et progressivement défini par l'Église, sans que la subs­tance puisse en être changée: fides quaerens intellectum

Il y a une évolution qui d est que faiblesse, ce sont les palinodies de la philosophie humaine, qui est tour à tour déiste, athée ou panthéiste.

Il y a enfin celle des prétendus novateurs (des modernistes), qui est empreinte de rationalisme et de panthéisme. Selon eux, la religion se fait. Elle a passé par des stades: Moïse, Boudha, Jésus. Tout cela était mêlé de légendes. La lumière nous est donnée aujourd'hui par Sabatier et ses amis.

Dieu nous a dit: «Je suis celui qui est» et non pas celui qui sera.

- Étude sur Alfred Fouillée.

Renouvier et Fouillée sont les fortes têtes de la philosophie contempo­raine. Ils ne sont que des plagiaires de Kant et de Spinoza. La philosophie grecque a épuisé tous les systèmes déisme, athéisme, dualisme, pan­théisme. En dehors de la vérité chrétienne, on ne peut que revenir aux vieilleries de l'Attique, en les habillant de neuf.

Spinoza a inventé le monisme; avec ses monades qui évoluent spon­tanément et se développent. C'est au fond du panthéisme. Il n'y a pas autre chose dans les idées-forces de Fouillée. Ces idées-forces évoluent et se développent. Elles existent d'elles-mêmes. Ce sont donc des dieux ou quelque chose de Dieu. C'est le polythéisme ou le panthéisme avec leurs absurdités.

On compare ces messieurs à Platon et à Kant. Ils passeront et bien us vite. Ce sont des sophistes faconds.

- Etude sur l'arbitrage obligatoire pour conjurer les grèves. Projet de loi Millerand. L'arbitrage existe au canton de Genève (loi de 1900) et en Nouvelle-Zélande, le pays sans grèves (lois de 1894-1898). Le projet Mil­lerand est mal accueilli. Les ouvriers veulent garder leur, organisation syndicale séparée: organisation locale par la Bourse du travail, organisa­tion générale par la Fédération du travail. La loi Millerand restreint l'organisation à chaque usine, où les ouvriers éliraient des délégués.

Les patrons ne veulent pas de cette organisation parlementaire dans l'usine, où les délégués deviendraient les maîtres ou les tyrans.

La solution n'est-elle pas dans l'admirable organisation établie par l'archevêque de Québec au Canada et acceptée par les parties? Les comités mixtes de patrons et d'ouvriers sont départagés par un magistrat. Cette entente a déjà donné plusieurs années de paix dans le monde du travail canadien.

La question sociale est-elle une question morale? pas uniquement. La morale est essentielle au bien social, mais elle doit être aidée par les diverses sciences économique, financière, juridique, sociologique.

L'idéal moral enseigne la justice et la charité, mais il ne nous indique pas tous les moyens de parvenir au bien-être social. Les gens vertueux peuvent varier sur, les questions d'organisation politique, de protection­nisme, d'impôts, de réglementation du travail, de système monétaire, de répartition des bénéfices, d'ingérance, de l'Etat dans les assurances, les retraites, l'assistance publique:

Cela dépend aussi des temps, des milieux, des races, des concur­rentes, des oppositions:

Donc la morale ne suffit pas à faire une nation prospère et paisible. (Lire Durkheim: Règles de la méthode sociologique).

Réciproquement, Rousseau et les socialistes français ou russes (Cabet, Fourier, Kropotkine, etc.) sont dans l'utopie quand ils disent qu'une bonne organisation sociale suppléera à la morale. La prospérité sociale n'empêche pas les vices et souvent les favorise.

Il faut à la fois la morale, surtout la morale chrétienne, et une bonne organisation sociale, elles doivent s'entraider.

- Revue bleue du 18 août. Etudes de Georges Cahen sur les taudis parisiens. Cinq mille immeubles en divers quartiers (six régions) sont con­taminés par la phtisie et on n'y porte pas remède. Doue mille victimes sont la rançon annuelle de l'incurie administrative. Il y a là des taudis infects et sans air, notamment dans le vieux Paris, près de Saint-Gervais. Ce sont de vieux quartiers à raser, disait Brouardel en 1903.

J'écrirai là-dessus dans la Chronique du sud-est à mon retour, et je proposerai aux Parisiens l'exemple des travaux herculéens qu'a entrepris Rio Janeiro pour se renouveler et de l'ampleur que les Argentins ont su donner à leur capitale Buenos-Ayres et à leurs nouvelles villes.

Et voilà comment on peut méditer utilement en mer sur les grands problèmes philosophiques et sociaux, quand on peut comme moi défier le mal dé mer et qu'on a un bon bateau comme l'Amazone où le com­mendant Lidin accumule des revues sérieuses.

XIX. – Arrivée a Rio. – La baie. – Rio dans l’histoire. Les races. – L’hygiène _

Nous franchissons le cap Frio, qui porte un beau phare sur un rocher de granit. Ce n'est pas sans. impression que j'aborde à la. capitale du Brésil. C'est pour moi le bout du monde et probablement mon dernier grand voyage.

Je puis m'approprier les vers de Regnard qui, après diverses aventures, aboutissait au nord de l'Europe:

Gallia nos genuit; vidit nos Africa, Gangem

Hausimus, Europamque oculis lustravimus omnem

Casibus et variis acti terraque marique

Stetimus hic tandem nobis ubi defuit orbis.

«Je suis né en France, j'ai vu l'Afrique, j'ai bu de l'eau du Gange, j'ai parcouru toute l'Europe et après maintes aventures sur terre et sur mer, j'arrive ici où finit le monde.»

Je n'ai pas vu le Gange, mais Regnard n'a pas vu l'Amérique.

Quand on approche de la baie, après avoir doublé le formidable rocher du cap Frio, on voit se succéder des ilôts de granit, de forme ronde ou ovale, coupés de falaises sur le pourtour, recouverts d'un gazon court avec quelques bouquets de cocotiers dans les creux abrités.

Sur la côte, un pic superbe frappe la vue, c'est le morne d'Itaipù, appelé aussi le Pico di fora, ou Pic du dehors, parce qu'il se trouve en dehors de la baie.

Des ilôts, le Pae, le Mae, le Menino (le Père, la Mère et l'enfant) se groupent en petite famille aux pieds du pic.

Dès l'entrée de la baie, on est saisi par l'aspect grandiose de la rade et de la ville.

On découvre la couronne de montagnes qui encadre le golfe. On cherche à identifier les divers sommets que signale la carte, Gavea, Tijuca, Corcovado. On en reconnaît les terrasses, les saillies, les préci­pices; mais l'ensemble présente une telle variété de crêtes, de pitons et de cimes, qu'il fait oublier les formes individuelles. (Reclus).

Par un beau temps, une lumière abondante, contrastée par les ambres, éclaire diversement, mais par nuances fondues, les escarpements de roches, les gazons, les forêts. Les plans successifs azurés par l'éloigne­ment vont se confondre avec l'horizon bleu des montagnes de l'intérieur, de la Serra da Estrella. A droite, les saillies graduées de la Chaine des orgues font diversion. L'ensemble offre un tableau ravissant par le charme du coloris et la variété de ses aspects changeants.

La baie merveilleuse, qui. à donné son nom portugais à la cité prin­cipale du Brésil, Rio de Janeiro, était bien mieux nommée par les Indiens, Nichteroy, eau cachée. C'est à la fois un golfe et une lagune. A l'entrée, les roches granitiques se rapprochant ne laissent entre elles qu'une passe de 1500 mètres, avec 30 mètres d'eau sur le seuil.

Des milliers d'embarcations reposent à l'ancre ou cinglent dans la baie.

Avec ses trois cents îles (d'autres disent une centaine) la nappe d'eau recouvre une superficie de 430 kilomètres carrés, dont plus du tiers ont une profondeur suffisante pour les plus forts vaisseaux.

La masse puissante du Pao d'Assucar se dresse à l'ouest, dominant l'entrée du port. La pyramide granitique, haute de 385 mètres, rappelle seulement du côté de l'est la forme pain de sucre, que lui attribue son nom populaire. Au sud, elle ressemble plutôt, avec les croupes qui la prolongent et les renflements de sa base, à un lion ou à un sphinx, cam­brant ses reins et posant ses pattes énormes au bord de la mer. (Reclus).

A l'entrée du golfe, la presqu'île orientale, Santa Cruz, longue terrasse plate, dont les murs extérieurs percés d'embrasures se confondent avec la roche, a été transformée en forteresse. C'est le principal ouvrage défensif de Rio.

Dans l'intérieur de la baie, d'autres batteries arment les promontoires des deux rives, tandis que, en avant de la ville proprement dite, l'ilôt allongé de Villegaignon, également fortifié, sert de caserne aux soldats de marine et de poste avancé à (arsenal.

C'est au nord de Villegaignon que les paquebots jettent l'ancre, entourés aussitôt par une flottile de petits vapeurs et de barques. Il faut poser là deux heures, pour attendre et subir la visite de la douane, de la police et de la santé.

Lent débarquement le 16. Un de nos missionnaires de Santa Catha­rina, le Père Lux, est venu au-devant de moi jusqu'ici. Il vient me chercher à bord. Adieu au commandant Lidin et aux bons franciscains.

Je descends à San Bento, beau monastère bénédictin, qui domine l'arsenal. Il y a là une vingtaine de Pères, belges, allemands, français. Le Père Lefèvre de Tourcoing est sous-prieur, c'est lui qui nous reçoit en l'absence du prieur.

Le monastère ne manque ni de grandeur, ni d'hygiène. L'église a de riches boiseries dorées du XVIIIe siècle. La bibliothèque est bien installée et abondamment fournie. Les offices du chœur se font bien, en bon chant grégorien. Les Pères ont un grand collège gratuit que je visite avec plaisir. Ils ont là des, centaines, d'élèves et ils concourent largement à répandre l'instruction à Rio.

Je salue le vénérable abbé, Monseigneur Van Caloen, qui est titulaire d'une mission dans la province de l'Amazone, mais qui a une santé très précaire.

Visite aux Sœurs de Charité, à la Sueur Eugénie, supérieure du grand collège de l'Immaculée-Conception. C'est au faubourg aristocratique de Botafogo, au pied du Pain de sucre. La bonne supérieure est alerte, malgré ses 75 ans. Elle nous fait tout visiter. La chapelle est un beau spécimen d'art gothique. C'est l'œuvre du Père Clavelin, lazariste, que je, vais visiter aussi et qui nous reçoit aimablement.

Rio a beaucoup d'ouvrés et de communautés. Tout y était en pleine décomposition, il y a un demi-siècle. Les religieux venus d'Europe ont beaucoup aidé au relèvement. Les lazaristes et les Sœurs de charité ont commencé. Les bénédictins belges font revivre l'ancien monastère. Ils ont dû y entrer par la force. Deux ou trois anciens moines brésiliens protestaient.

Le grand couvent de Saint-François est encore aux mains de deux moines brésiliens de l'ancien régime, un prétendu provincial et son com­pagnon, qui veulent rester ce qu'ils sont… Les franciscains allemands ont dû s'établir à Petropolis. C'est aussi à Petropolis et à Nova Friburgo que sont les grands collèges des jésuites, des lazaristes, des dames de Sion, des dames du Sacré-Cœur.

Les Salésiens ont une maison importante à Nichteroy avec plusieurs dépendances.

Les bonnes Sœurs de charité n'ont pas seulement le grand pensionnat de Botafogo, elles ont des œuvres à tous les coins de Rio.

Elles dirigent le grand hospice de don Pedro II, un véritable palais, qui sert d'hôpital des fous. C'est la royauté du pauvre qui se trouve ainsi honorée: 400 malades sont là internés, 22 sœurs en sont chargées. Elles se tirent d'affaire, même avec les fous. C'est le comble du dévouement. Elles font travailler tous ces pauvres êtres dégénérés. On expose au parloir des broderies et des fleurs artificielles exécutées par les femmes.

Les sœurs dirigent dans le même quartier l'orphelinat de sainte Thé­rèse. Il est richement doté et contient sou orphelines de toute nationalité. On les établit, quand elles sont majeures, avec un trousseau et une dot de 2500 francs. Il y a là une belle chapelle et une grotte de Lourdes. _

Un établissement.plus important encore est l'hospice de la Misericordia. C'est un immense palais, Soixante sœurs de charité le desservent. Il y a là 1200 malades. On distribue en outre journellement des médica­ments à plus de 600 malades du dehors.

Les lazaristes tiennent le petit séminaire. Ils ont aussi l'aumônerie de tous les groupes de Sueurs de charité.

Rio a aussi, comme toutes les villes et plusieurs bourgades du Brésil, sa conférence de Saint-Vincent de Paul.

Le grand séminaire est nul. Il y restait trois élèves, le cardinal les a envoyés à Rome au séminaire Pio-latino. C'est cependant un _diocèse d'un million d'habitants.

La cathédrale est modeste. Elle n'est pas digne d'une si belle capi­tale. La plus belle élise est celle de la Candelaria, un petit Saint-Pierre, panthéon où reposent les morts de la famille impériale. C'est là que les grandes familles aiment à faire célébrer leurs services funèbres.

- C'est l'île de Villegaignon, qui fut le point initial de la cité. C'est là que l'aventurier huguenot fonda en 1555 le chef-lieu de la France antarctique défendu par le fort Coligny et destiné à devenir un jour la ville principale de l'immense Brésil.

Quelques années plus tard le portugais Estacio de Sa établit ses troupes victorieuses en terre ferme près du Pao de assucar; aprés sa mort on transféra ce poste militaire sur le promontoire dit Morro do Castilho, et dans la conque ouverte à sa base septentrionale se groupèrent les pre­mières maisons de Sao Sebastiao de Rio de Janeiro, appelé aussi dans quelques documents Sebastianopolis.

L'église de Saint Sébastien, sur le Morro do Castilho est vénérée par les vieux Brésiliens comme le premier sanctuaire de la cité. Elle doit cependant disparattre, si on réalise le projet de raser le Morro.

Aujourd'hui, les-noms courants de la ville sont Rio, ou A capital fédéral.

Le noyau de la vieille ville s'est formé par degrés au dernier siècle, dans l'hémicycle borné au sud par les morros du Castilho et de Santo Antonio et au nord par une autre Crète de coteaux, Sâo Bento et Conceciao.

Mais la ville neuve a débordé de toute parts sur les coteaux, sur les plages et dans les vallées adjacentes.

Les races à Rio. - Les anciens colons portugais forment l'aristo­cratie. Les noirs et les mulâtres sont moins nombreux qu'à Bahia et Récife. Ils travaillent au port et comme gens de service. Les Italiens et les Portugais constituent le gros de l'immigration des hommes de peine et des petits trafiquants, tandis que les professions libérales sont aux mains des Anglais, des Allemands, des Américains' du nord.

Des Maronites, appelés ici Turcs, adonnés au commerce des étoffes, arrivent par leur, habileté et leur solidarité à détenir une part notable du colportage et du commerce de détail à Rio et sur les plateaux. Ils gardent assez bien leurs coutumes chrétiennes du Liban.

Hygiène. - Au lieu d'éviter les courants d'air à Rio, on les recherche. Les magasins sont généralement disposés en longs corridors, où ne pénètrent pas les rayons du soleil et que traverse un vent léger et raffraichissant. Dans les villas des faubourgs, les vastes salles, aux baies largement ouvertes sur la campagne, semblent elles-mêmes, avec leurs fleurs, leurs feuillages, leurs parfums, un prolongement des jardins.

L'eau coule en abondance dans tous les quartiers. Elle vient de la rivière Carrioca. On évalue à 200 litres environ l'approvisionnement quotidien d'eau par habitant.

Les forêts des environs, protectrices naturelles es sources, sont devenues propriété de, l'État, qui en interdit l'exploitation, mais on y a tracé des chemins, entre autres les merveilleuses allées de la Tijuca d'où l'on voit le panorama de la cité _dans toute sa splendeur.

XX. – Description de Rio. – Industrie. – Institutions diverses. – Le nouveau Rio. – Les jardins

Rio n'a pas de monuments anciens. Ses églises sont dans le style riche et maniéré du XVIIIe siècle.

Le Fiscal, palais des douanes, qui dresse ses tourelles dans l'île ancienne des Ratos, est un charmant édifice de granit, admirablement taillé, fouillé même en sculpture, un des rares spécimens d'art gothique au Brésil.

Dans la ville, la cabinet de lecture portugais est construit en maté­riaux apportés de la mère patrie et décoré extérieurement de statues qui rappellent les ouvres du couvent de Batalha au Portugal.

Dans la banlieue et sur les coteaux, où l'on recherche l'air et les fleurs, se voient de nombreuses, demeures élégantes, bien adaptées aux conditions du climat et luxueusement ornées de plâtres, de simili-marbres et de dorures; des corniches prétentieuses dominent la toiture en terrasse.

Rien n'égale les allées de palmiers royaux, fûts de colonnes sans défauts, qui se dressent en beaucoup de jardins et d'avenues, hauts de 20 mètres ou davantage; mais ces merveilleux propylées d'arbres con­duisent souvent à des demeures qui ne répondent pas à de si magnifiques portiques.

Rio de Janeiro a toutes les industries d'une grande ville, mais elle n'a point de spécialité manufacturière. Elle possède des filatures de coton et des fabriques de tissus, des fonderies, des ateliers de menuiserie et de marqueterie, des chantiers de construction.

Rio est une ville modèle pour la facilité des communications. Peu de rues qui ne soient sillonnées de rails pour le passage des omnibus â trac­tion de mules ou à force électrique.

Les voitures de place sont des tilburys anglais, avec un' vasistas der­rière pour le courant d'air.

D'introduction britannique, l'omnibus de Rio a gardé un nom anglais on l'appelle bonde, d'après les bonds ou obligations qu'émit la Compagnie lors de sa fondation.

Rio possède les musées et les institutions principales de la Répu­blique. Elle a une importante école de médecine près du riche hôpital de la Miséricordia. Les Sœurs de charité desservent l'hôpital. Le stupide laï­cisme ne règne pas encore là-bas.

L'école polytechnique forme des ingénieurs. Elle est considérée comme une des fondations remarquables de l'Amérique.

Académie des beaux-arts, conservatoire de musique, collèges de gar­çons et de filles, instituts pour les aveugles et les sourds-muets, Rio pos­sède les établissements divers qu'on s'attend à trouver en toute capitale. Le musée d'histoire naturelle, établi dans l'ancien palais imperial de Boa­vista, de riches collections.

Le géographe Reclus disait, il y a dix ans: «Il faudrait à Rio un préfet Haussmann, pour transformer et assainir la vieille ville.» Le préfet Haussmann est venu, c'est le ministre Müller; avec le concours de l'in­génieur Frontin, il a pour ainsi dire, rasé et rebâti Rio depuis cinq ans. Il en a fait une ville superbe. Il a ouvert ou élargi onze kilomètres de rues, avenues, quais ou boulevards. Plus de onze cents immeubles ont été démolis. Par des emprunts, l'État a fourni. 200 millions et la ville 100 millions.

Toutes les rues neuves. ont de 17 a 33 mètres de largeur. L'avenue de Beiramar a plus de 5 kilomètres de long. C'est un quai large, orné de jar­dinets et bordé d'une belle balustrade le long de la mer. Cela surpasse en ampleur et en, beauté les quais si soignés de Genève et de Lucerne.

L'avenue de Lapa, dans le même genre, a 1500 mètres de long. Mais la plus belle voie est l'Avenue centrale. Plus de 500 immeubles ont été détruits pour son percement. L'État rivalise avec les grandes sociétés de banque et de commerce pour y élever des palais dignes de la plus belle avenue de l'Amérique.

Cette splendide avenue va de la plage de Prainha au Jardin public, c'est-à-dire de la mer à la mer, derrière le promontoire du Castilho, ce qui lui procure l'avantage de la brise quotidienne.

Tous les ruisseaux et les égouts ont été canalisés. Le beau canal du Mangue a été construit pour dessécher le marais des palétuviers. Il est bordé de superbes palmiers royaux.

Rio devient une des plus belles capitales du monde. Elle peut riva­liser avec Naples et Constantinople pour le site, elle les surpasse pour l'agencement intérieur.

On a rasé déjà les mornes du Sénat et de San Diego. Celui du Castilho est entamé. Ce sont des travaux d'Hercule. La brise circulera librement à travers la ville et donnera congé à la fièvre jaune.

J'ai pu visiter le beau jardin botanique, la merveille de Rio.

La splendide flore brésilienne a permis â Rio de se donner d'incomparables jardins, entre autres le Paseo publico au bord de la mer, le Largo da Constituçao, près duquel s'élèvent les théâtres et le Largo da Republica, entre l'ancienne ville et les nouveaux quartiers, qui s'étendent à l'ouest.

Le jardin botanique est situé non loin de la lagune Rodriguez de freitas, à la base des escarpements de la Gavea. Le' domaine appartenant au jardin comprend une surface énorme, plus de six cents hectares; mais les neuf-dixièmes de cette vaste étendue sont encore couverts d'une brousse impénétrable.

Le jardin proprement dit, déjà fort considérable, embrasse une soixantaine d'hectares et s'accroît chaque année aux dépens de la forêt vierge, dont les plus beaux arbres sont respectés. Des eaux captées dans les montagnes voisines ruissellent sous les ombrages. Au milieu d'un fourré de verdure s'élève un palmier oreodoxa de 35 mètres de haut, apporté par des fugitifs portugais de Cayenne et planté par le roi Joao VI en 1806, d'où son nom de palmier royal. C'est de celui-là que descendent tous ceux que le pays possède.

Les belles avenues du jardin comptent 140 palmiers d'environ 30 mètres de haut. Il y a aussi un sumauma de 30 mètres, analogue aux baobabs d'Afrique, avec ses racines en contreforts; des cèdres du Brésil, des gameleiras majestueux comme nos chênes, des avenues de bambous semblables à des cloîtres gothiques, des mimosas de toute espèce, le jequitiba ou couratari, l'arbre géant des forêts vierges du Brésil central, que son branchage abrite comme un dôme de verdure. Il y a aussi de beaux palissandres, des chataigniers du Para, des caféiers et cacaoyers variés.

Il y a encore une belle avenue de camphriers séculaires, des arbres à pain, des avocatiers, des jacquiers et parmi les arbres d'orne­ment, des flamboyants.

A citer encore des cycas; des Victoria regia aux feuilles gigantesques dans les pièces d'eau, des orchidées de cent espèces.

XXI. – Le gouvernement. – L’armée. – La religion. – Les impôts. – L’enseignement. – La littérature. – La presse. – Peuplement et colonisation

La constitution du Brésil date de 1891. Le Président est élu pour quatre ans et n'est pas rééligible.

Sont électeurs tous les citoyens qui savent lire et écrire, et qui ne vivent pas de mendicité. Les soldats n'ont pas droit au vote. En fait, l'abstention des comices est presque générale.

Il y a deux chambres. Le Sénat a 63 membres, trois par Etat, élus pour neuf ans et renouvelables par tiers tous les trois ans. Le corps légis­latif a Zoo membres, i par 7o.ooo habitants, élus pour trois ans.

Le Président possède le droit de veto. Il peut ainsi obliger les cham­bres à discuter les questions à nouveau et à les trancher non plus à une simple majorité, mais par une proportion des deux tiers.

La constitution garantit le droit d'association, la liberté de la parole et de la presse.

La république a supprimé tous les ordres et aboli tous les titres nobi­liaires. La vanité humaine se rejette sur les titres de docteur, de colonel ou de major de la milice.

Les anciennes provinces sont devenues des Etats, sans tenir compte de l'étendue ou des affinités commerciales ou industrielles. Chacun des vingt Etats a ses deux chambres et son governador.

L'Église fut autrefois toute puissante au Brésil. L'Inquisition y sévit rigoureusement. La révolution qui renversa l'empire sépara aussi l'Église de l'État.

L'immense majorité de la nation se réclame de la religion catholique. Dans l'État de Rio, au recensement de 1892, moins d'un centième des habitants ont déclaré appartenir à un autre culte ou ne professer aucun culte.

La franc-maçonnerie acquiert ses adhérents par multitude dans toutes les cités.

Dans l'État de Rio, la proportion des naissances en dehors du mariage s'élève à près de 30%.

Le Brésil a trois archevêchés et 17 évêchés: vingt diocèses pour une région grande dix-sept fois comme la France, cela donne des diocèses presque égaux à la France.

On compte dans tout le Brésil environ 1.900 paroisses ou freguezias. En moyenne, elles occupent une superficie de 4.200 kilomètres carrés, les deux tiers d'un département français.

Tollenaere disait, il y a un siècle: «Les vocations étant plus de con­venance et d'intérêt que de piété, il n'est pas rare que des ministres du culte déshonorent leur caractère religieux par leur conduite.»

«Les bénédictins et les carmes, disait-il, ont des engenhos qu'ils administrent avec douceur. Tous les ans, ils libèrent quelques esclaves…»

L'armée se recrute par engagements volontaires, moyennant une prime que l'État paie pendant six ans, durée du service légal.

«L'armée est sans honneur au Brésil, disait Tollenaere, parce que une des peines correctionnelles est de s'enrôler.» C'est encore comme cela.

Le pays est organisé, au moins théoriquement, en milices, dont les chefs sont les grands propriétaires; de là tant de colonels, majors, capi­taines et lieutenants.

Chaque Etat a l'obligation de pourvoir à ses dépenses, aux nécessités, de son gouvernement et de son administration.

Certains impôts sont réservés à l'Union, les autres vont à l'État.

A l'Union: 1° les impôts sur l'importation étrangère; 2° les droits d'entrée, de sortie et de permanence des navires; 3° la taxe des timbres; 4° la taxe des postes et des télégraphes fédéraux.

Aux Etats: 1° les impôts sur l'exportation des marchandises; 2° sur les propriétés foncières, urbaines et rurales; 3° sur la transmission de la propriété; 4° sur les industries et professions.

La plus forte part des recettes budgétaires de l'Union provient des taxes de la douane, qui augmentent en moyenne de 60°% la valeur des objets importés.

Les progrès de l'instruction publique n'ont pas été rapides en un pays dont les travailleurs étaient encore en grande majorité esclaves, il y a une génération; cependant quelques écoles et des collèges avaient été fondés par les missionnaires jésuites, sous le régime colonial.

En 1834, sept années après la promulgation de la première loi rela­tive à l'enseignement, il n'y avait dans toute la province de Rio que trente écoles avec 1370 élèves des deux sexes.

Au recensement de 1872, on évalua ceux qui savaient lire à 20 hommes et à 13 femmes sur cent parmi les blancs; on comptait un nègre sur mille connaissant l'alphabet.

Vingt ans après, on estimait que plus des trois quarts de la population ignoraient encore les premiers rudiments.

Les hautes écoles sont entretenues par l'État, à l'exception de divers établissements fondés par les religieux: tels les collèges des Jésuites à Itu dans le Sao Paulo, à Nova Friburgo dans l'État de Rio, à Caraça dans les Minas Geraes; ceux des lazaristes à Petropolis, des bénédictins à Rio, à Bahia, à Ceara, à Olinda et à Sao Paulo; des Frères Maristes à Maceio, des Salésiens de divers côtés.

Toutes les villes ont de bons pensionnats de filles tenus par les communautés européennes.

Les belles lettres ont pris un certain essor au Brésil depuis son émancipation en 1808. Deux poètes surtout y sont appréciés, Gonçalves Dias et Magalhaes.

Je copie dans Néry la traduction d'une poésie écrite par Gon­çalves Dias pendant qu'il était étudiant à Coïmbre. Il y chante la patrie:

- Mon pays a des palmiers verts,

Où chantent les sablas1) aimables;

L'oiseau d'ici dans ses concerts

N'a pas de chansons comparables.

- Notre ciel a des feux sans nombre,

Nos prés nous donnent plus de fleurs,

Nos bois ont plus de vie et d'ombre,

L'amour fait mieux battre les cœurs.

- Le soir, seul à ma rêverie,

J'avais plus de bonheur là-bas,

Sous les palmiers de ma patrie,

Où chantent les joyeux sablas.

- Mon pays a de si doux charmes,

Qu'ils m'arrachent ailleurs des larmes,

J'avais plus de bonheur là-bas,

Le soir, seul à ma rêverie,

Sous les palmiers de ma patrie,

Où chantent les joyeux sablas.

- Dieu, ne permets pas que je meure,

Sans retourner encor là-bas,

Sans goûter, ne fût-ce qu'une heure,

Des charmes qu'ici l'on n'a pas;

Sans revoir tout ce que je pleure,

Les palmiers verts et les sablas.

La capitale a de nombreux journaux aux mains des francs-maçons. Ils n'ont guère d'intérêt que pour le commerce, les nouvelles d'Europe y étant d'ordinaire travesties par les agences.

Il y a aussi des revues littéraires, scientifiques, médicales, etc. Parmi les journaux, citons

Jornal do Commercio, 85e année; Gazeta de noticias, 31e année; O Paiz, 21e année; Jornal do Brazil, 15e année; Correio de Manha, 5e année, etc.

Il y a quelques journaux étrangers qui végètent et qui ne sont pas mieux pensants:

L'Etoile du sud, en français; The brazilian review, en anglais; Il bersagliere, en italien; El correo gallego, en espagnol. Ce sont des publi­cations hebdomadaires.

Un journal catholique bien fait, le Sao Paulo, va un peu partout. Il paraît à Saint-Paul.

Sur les projets de peuplement et de colonisation du Brésil. - Ce que j'ai vu de la province de Rio, soit en allant à Petropolis, soit en allant vers Saint-Paul, m'a laissé comprendre tout ce qui reste à faire pour le peuplement, la colonisation et la mise en valeur de l'immense Brésil. Je ne m'étonne pas que le nouveau président Penna ait institué une commis­sion pour donner un nouvel essor à cette mise en valeur. On aurait du le faire plus tôt, on ne verrait pas le désert s'avancer jusqu'aux portes de la capitale.

C'est un des thèmes favoris de la presse brésilienne actuelle. La Revue «Le Brésil», le journal «O paiz» y sont revenus à plusieurs reprises. Je leur emprunte quelques lignes.

«Entre Rio et Saint-Paul, les centres les plus peuplés du Brésil, on rencontre, sur le parcours de la voie ferrée, d'immenses zônes de terres incultes, désertes, qui offrent cependant des champs excellents de culture et d'élevage, bien arrosés, dotés d'un très bon climat et qui au lieu d'un aspect prospère et florissant présentent tous les caractères de l'abandon. Les villes et les bourgs y apparaissent comme des oasis dans le désert. Et cette impression, on l'a à deux pas de Rio, comme à deux pas de Saint-Paul. L'aspect que présentent les environs de Rio est désolant, exception faite de la banlieue desservie par le Chemin de fer Central. Il y a là de vastes étendues désertes et improductives, au milieu desquelles cou­rent cependant deux voies ferrées, propriété de l'Union.

A dix kilomètres de l'Avenue Centrale commence le désert et cepen­dant, sur les marchés de Rio, les fruits, les légumes, les fleurs sont rares et chères. C'est donc aux portes mêmes de Rio qu'il faudrait peupler et coloniser, en y favorisant l'établissement de cultures maraichères et de fermes d'élevage qui seraient assurées d'un rendement excellent, en même temps qu'elles résoudraient le problème de la cherté de la vie à Rio. Pour cela, il faudrait abaisser les,tarifs des chemins de fer, améliorer toute leur exploitation, réparer les quelques routes en mauvais état et les ponts existants, ouvrir de nouvelles voies de roulage et assainir la région des terrains bas entre Rio et Bélem.

Après la transformation de la ville de Rio, c'est celle de ses environs qui s'impose. Ii faut y substituer au désert et à la stérilité de florissantes exploitations capables d'alimenter la capitale, réduite à faire venir de lointains pays, à grands prix, des légumes, des fruits, le pain même qu'elle mange, ce qui est une énormité dans un pays immense, fertile, propre à toutes les cultures, comme l'est le Brésil. Ce pays doit se préoccuper sérieusement de se suffire à lui-même et ne plus se borner au rôle écono­mique oui consiste à verser tous les ans 13 milliards de tasses de café à l'humanité et à lui fournir le caoutchouc de ses industries et les pneus de ses automobiles. L'immense Brésil a plus et: mieux à faire, que cela. Son réseau ferré déjà important lui offre un puissant instrument de peuple­ment et d'exploitation du sol à condition qu'il soit administré avec intelli­gence. Les tarifs sont déraisonnables. Le prix des transports est exor­bitant. N'est-ce pas une sérieuse entrave au peuplement et à l'exploitation que ce fait incroyable qu'il en coûte plus pour transporter par voie ferrée ou par les bateaux du Loyd brésilien un sac de riz ou de haricots entre deux points relativement peu éloignés du Brésil que pour le faire venir d'Europe!»

XXII. – Départ. – Montagnes et vallées. – Apparecida. – Sao Paulo. – La ville. – Les paulistes. – Les jésuites au Brésil

Le 18, départ pour Sao Paulo par le chemin de fer: 500 kilomètres, dix heures de route. Je prends le train de jour pour voir le pays.

Après une vingtaine de kilomètres, c'est la brousse. La chaîne des montagnes, Serra do mar, a de beaux aspects, des sommets imposants, des précipices, des cascades; mais elle est trop déboisée. Il n'y a plus que quelques gorges bien fournies d'arbres.

On passe les montagnes par une série de 18 tunnels, dont l'un a 6 kilo­mètres. Puis on descend dans la vallée du Parahyba pour la suivre long­temps. Tantôt le fleuve coule paisiblement dans un lit large et profond, tantôt il se resserre en bouillonnant, et plus loin baigne une multitude d'îles couvertes de végétation.

Quelques villes: Rezende, sur le bord du fleuve, aspect pittoresque et prospère.

Apparecida, lieu de pèlerinage, où l'on vient de très loin. Grande église, monastère de rédemptoristes avec école et noviciat. Je me pro­cure l'image et la notice sur l'apparition.

La brochure est munie de l'approbation des évêques du Brésil, j'en extrais quelques notes.

Un manuscrit du Père Joseph Alves de Villela, antérieur à l'an 1743, décrit ainsi l'apparition de la sainte image. C'était en 1719. Le gouver­neur de Saint-Paul, le comte de Assumar, passait par là avec son cortège. Il demanda des poissons du Parahyba. Plusieurs pêcheurs de profession jetèrent leurs filets sur une assez longue distance et ne prirent rien. Tout à coup, au port d'Itaguaçu, un d'eux, nommé Jean Alves, retira de son filet une statue en deux morceaux. C'était la Vierge Marie. Il la garda quelques mois, puis il la passa à un des autres pêcheurs, nommé, Pedroso, qui lui éleva un autel et qui, tous les samedis, avec ses voisins, honorait la statué par la récitation du chapelet et le chant de cantiques. Une fois, pendant qu'ils priaient, deux cierges s'allumèrent d'eux-mêmes auprès de la Madone. Ce fut le premier prodige qui se produisit.

La chose se renouvela plusieurs fois et vint à la connaissance du curé de Guaratinguetà. Avec l'aide des fidèles il fit élever là une petite chapelle, qu'on remplaça quelques années plus tard par une plus grande. Les pro­diges furent attestés par des témoignages écrits.

La bénédiction de cette chapelle primitive fut faite le 26 juillet 1745 par le curé Villela, avec l'autorisation de Mgr l'archevêque de Rio de Janeiro.

L'église actuelle fut commencée en 1848. Après une assez longue interruption des travaux, elle fut achevée seulement en 1888. Elle fut bénie par l'évêque, Mgr Rodriguez de Carvalho, qui fonda là aussi une école apostolique en 1894. Il mourut la même année et, peu de temps après, le sanctuaire fut confié aux rédemptoristes bavarois par Mgr Joaquim Arco­verde d'Albuquerque, alors évêque de saint Paul et maintenant arche­vêque de Rio et cardinal.

A l'occasion du jubilé de 1900, le sanctuaire d'Apparecida reçut de nombreux pèlerins, Saint-Paul en envoya 1200 conduits par l'évêque.

De Rio même, l'archevêque vint avec son clergé, des notables et un millier de personnes du peuple.

Le couronnement solennel de la statue eut lieu en 1904. Il y eut des fêtes splendides. Le nonce et tous les évêques du Brésil y assistaient.

Les peintures de l'église représentent plusieurs beaux miracles. Près de l'église une salle, dite des miracles, contient une infinité d'ex-voto.

Les miracles obtenus par les fidèles sont si nombreux, dit la brochure, que des milliers de livres ne suffiraient pas pour les décrire, et la vie des pèlerins serait trop courte pour les lire.

Quelques uns seulement sont racontés en détail, d'après le journal publié par le sanctuaire.

Citons. - Une grâce à Jardinopolis. - «Chez M. le curé s'est pré­senté le sieur Louis Nogueira, cultivateur résidant à Jardinopolis (Etat de Saint-Paul), lequel a demandé quel travail et service il devait faire dans le sanctuaire pendant 30 jours suivant son vœu. Il raconta un fait vrai­ment merveilleux survenu quelques mois auparavant. Comme il passait à cheval devant la fazenda d'un voisin qui lui était hostile pour des ques­tions de chemins, celui-ci lui tira quatre balles qui pénétrèrent dans son côté et la région lombaire. Se souvenant de Notre-Dame de l'Apparition, qu'il aimait beaucoup et dont il portait toujours l'image dans son porte­feuille et à sa chaîne de montre, il invoqua sa protection, et il obtint la grâce de ne pas tomber de cheval, de retourner à sa ferme et de se guérir dans l'espace de deux mois. (Santuario n° 4-1900).

La cure d'un petit paralytique âgé de huit ans. - C'est un enfant de la bourgade de Barra Mansa (État de Rio). Le journal local, A Semana raconte ainsi sa guérison. «Tout le monde connaît dans le pays le jeune Sébastien de Paula, qui mendiait en s'appuyant sur les épaules de son frère. Ces jours passés, il eut l'idée d'aller mendier à Queluz où les rédemp­toristes donnaient une mission. Il demandait l'aumône dans les rues de la ville. Il s'adressa à un missionnaire qui au lieu de lui donner de l'argent lui dit de faire une promesse à Notre-Dame de l'Apparition pour sa gué­rison. L'enfant le fit avec ferveur et trois jours après il commença à mar­cher. Il est maintenant parfaitement guéri. Il avait été traité en vain par les médecins, les spirites et les guérisseurs indiens. Sa promesse était d'aller à Apparecida nu-pieds, d'y balayer l'église de la Vierge et de lui offrir des rubans. Il n'a pas manqué d'accomplir ce vœu naïf».

Guérison d'une personne tuberculeuse. - On connaît beaucoup au Sanctuaire la pieuse famille de M. Astolpho Freire, habitant de Rio, qui est venu souvent en pèlerinage. M. Freire amena un jour sa fille, dona Astolphina, très gravement malade. Elle était tuberculeuse à un degré avancé et adandonnée par cinq médecins de Rio, qui lui avaient conseillé d'aller à Apparecida pour épargner à la famille l'impression de la voir mourir à Rio. Mais sa mère et ses sueurs ne désespérèrent pas et recouraient à Notre-Darne de l'Apparition par des prières, des neuvaines et des communions. La malade n'obtint à Apparecida qu'une légère amé­lioration. Sa famille revint à Rio et continua à prier avec confiance. La malade guérit peu après et alla en pleine santé remercier la sainte Vierge à Apparecida.

Une agonisante. - Une autre guérison bien extraordinaire eut lieu à Jahû, Etat de Saint-Paul. Une jeune personne, Dona Elisa da Silva, atteinte d'hémorragie et de cholérine, se préparait à la mort et le prêtre, à son chevet, récitait les prières des agonisants. Sa mère, se souvenant de Notre-Dame de l'Apparition, fit différents vœux. Une autre dame, amie de la famille, fit vœu de mendier à Jahû pour les pauvres d'Apparecida et demanda à la sainte Vierge de lui inspirer un remède salutaire. Elle eut la pensée de donner à la malade une dose homéopathique. Cela réussit, la malade guérit et la famille alla accomplir ses vœux à Apparecida. (Santuario, n° 20-1900).

Une étonnante conversion. - Il y a cinq mois, écrit Jorge Blum, un de mes amis me donna une médaille de Notre-Dame de l'Apparition. Comme je n'avais pas la foi, j'utilisai la médaille comme breloque et je la mis à ma chaîne de montre. J'avais 25 ans et je n'étais pas baptisé. Jusque-là, j'étais absolument indifférent à la religion catholique. Après que j'eus accepté la médaille, j'éprouvai pour la religion du respect, qui augmentait de jour en jour. Le missionnaire Pedro Doto étant venu chez nous faire les offices de la Semaine Sainte, je m'entretins avec lui, il m'instruisit et je reçus le baptême le 30 mars 1900, en présence de 300 per­sonnes. J'attribue cette gràce à Notre-Dame de l'Apparition. (Santuario, n° 16, 1901).

Guérison du croup. - M. David Goulart, un français, professeur de piano et de chant avait son jeune fils Jean malade du croup à l'âge de six ans. L'état de l'enfant était désespéré. La pharmacie locale n'avait pas de serum Roux. M. Goulart recourut avec confiance à Notre-Dame de l'Apparition, il lui promit d'aller à son sanctuaire et d'y entendre 33 messes en l'honneur des 33 années de Notre-Seigneur. Il envoya quand même chercher du serum à la ville voisine, mais quand le serum arriva, l'enfant était guéri et avait craché les membranes où l'analyse médicale reconnut le bacille mortel. Il accomplit son voeu au sanctuaire. (San­tuario, n° 7, 1902).

Je pourrais encore traduire bien des récits de la protection de Marie dans maint accident de chemin de fer, de cheval, etc., mais ces pages suffisent pour faire connaître la belle dévotion à Notre-Dame de l'Apparition.

Nos lecteurs remarqueront l'originalité des vœux et promesses que ces pieux Brésiliens font à la Sainte Vierge.

- Cependant le train marche à travers des plantations de café à perte de vue.

Nous arrivons à Taubaté. C'est la ville du café, le principal marché du café au Brésil et dans le monde entier. C'est là que se sont réunis plusieurs fois planteurs et marchands pour soutenir le prix du café, qui n'était plus assez rémunérateur. On a assez parlé du convenio, pacte ou contrat, de Taubaté.

Il y a là un beau monastère de la Trappe, qui cultive aussi du café. Je fais la connaissance de son aimable procureur, le P. Ducrey. De çà et de là, beaux groupes d'araucarias, non pas des arau­carias nains du Japon, mais de superbes arbres de vingt mètres de haut.

19 octobre. Sao Paulo. Je suis logé au monastère de Sao Bento. Les bénédictins sont toujours hospitaliers.

Sao Paulo est grande ville: 250.000 âmes. C'est la seconde ville du Brésil. La plupart des maisons n'ont qu'un rez-de-chaussée, ce qui donne à la ville une grande étendue. Beaucoup d'italiens, mais ils perdent leur nationalité et se mêlent aux portugais.

Ecole bénédictine: 50 pensionnaires à 1.500 milreis. Il y a des professeurs laïques qui coûtent jusqu'à 25 milreis par leçon.

Cathédrale modeste, un peu basse.

Grande maison salésienne avec une église dédiée au Sacré-Cœur. La statue élevée sur la tour domine la ville.

Pensionnat des Sœurs de Saint-Joseph d'Annecy et des Chanoinesses belges.

Saint-Paul n'avait que 30.000 âmes, il y a vingt ans.

La capitale de l'Etat le plus commerçant et le plus industrieux de la République, annonce par son aspect la prospérité de la contrée.

Vue de la gare do Norte, la ville que ses fils appellent Paulicea, en langage poétique, prolonge sur une colline le profil imposant de ses maisons blanches dominées par quelques tours et coupoles.

Les premières constructions fondées en 1560 par les jésuites occupent encore le centre de la cité, sur une haute berge, au pied de laquelle coule le ruisseau du Tamanoir.

La ville actuelle couvre une étendue d'au moins 25 kilomètres carrés, le tiers de Paris, avec un certain décousu dans la disposition de ses quartiers, qui se sont formés séparément et qui se prolongent au loin dans les campagnes par des avenues divergentes, bordées de villas et de fermes.

Un pont viaduc superbe, jeté sur le vallon de Saracuro où les oli­vettes et les jardins réjouissent la vue, unit le quartier de l'ouest à la cité primitive. Cela rappelle Luxembourg et Fribourg en Suisse.

A l'ouest, la belle Avenida Paulista est comme une ville haute réservée aux riches villas, aux consulats étrangers, à diverses institutions de bienfaisance. J'y ai visité une clinique dirigée par des sœurs alle­mandes et organisée conformément à tous les progrès modernes.

A l'Est, un autre quartier, peuplé surtout d'italiens, s'étend au loin dans la plaine basse et contraste, par ses usines et ses rues malpropres avec les constructions élégantes des quartiers occidentaux.

Quoique située à 750 mètres d'altitude (820 à l'avenue Paulista) sur le haut plateau que la Serra do Mar sépare de l'océan, Sao Paulo n'est pas complètement saine, à cause de ses marais, qu'il faudrait canaliser.

Un beau jardin public s'étend au nord de la ville, près de la gare anglaise, et l'on travaille à la création d'un jardin botanique à côté du musée d'histoire naturelle.

L'ancien collège des Jésuites a été transformé en palais du gouverne­ment, et la maison qu'ils avaient bâtie pour Tebycira, le cacique des indiens soumis, a été remplacée par le couvent de Sao Bento où je logeais.

Dans le voisinage de ces deux édifices s'élèvent les principaux monu­ments: églises, hôtel des postes, banques, et l'école de droit, nid d'aigles, d'où sortent en nombre les futurs politiciens du Brésil.

Grandissant d'une manière presque vertigineuse depuis trente ans, Sao Paulo n'a pas encore fusionné ses habitants en une société urbaine ayant conscience de sa vie communale.

L'industrie pauliste comprend déjà toutes les manufactures et les usines qui produisent les objets de consommation et d'usage ordinaires. Quelques colonies, Sao Bernardo, Sao Gaetano, Santa Anna, dites nucleus, ou groupements de cultivateurs, fournissent de légumes et de fruits les marchés de la ville, et dans la zone montagneuse, qui au nord domine la cité, les établissements de Carreiras, peuplés de 4.000 ouvriers, taillent les pierres, fabriquent les tuiles, préparent les argiles et autres matériaux de construction, qui servent à élever les quartiers nouveaux.

Cité capitale, Saint-Paul se complète par des lieux de plaisir et d'excursion. Aux jours de fête, la population se porte vers les hippo­dromes ou vers la Penha, chapelle de pèlerinage occupant le sommet d'un rocher à l'orient de la ville.

Elle commence aussi à se diriger vers le beau palais d'Ipiranga, qu'édifia, sur la croupe d'un coteau, l'architecte italien Bezzi, en mémoire du serment d'indépendance que jura l'empereur Pedro I; mais l'édifice imposant, la plus belle œuvre architecturale du Brésil, attend encore le complément de sa décoration, les fresques, tableaux et statues qui en feront un jour le panthéon brésilien.

Avec deux Pères bénédictins, j'allai en excursion jusqu'à leur villa, une belle ferme sur un coteau, d'où l'on a une vue étendue sur la ville et sur la campagne.

Comme Rio, Saint-Paul a des œuvres de tout genre.

A la Casa di Misericordia, les sœurs de Saint-Joseph soignent plus de cent malades. Elles ont une école gratuite.

Les Jésuites ont un beau collège avec 500 élèves à Itu, non loin de Saint-Paul.

Le beau livre d'Ernest Michel «Mon second voyage autour du monde», donne bien des renseignements sur les œuvres du Brésil, mais il date de 1887; les œuvres se sont multipliées depuis ce temps-là.

Les Paulistes. - Les Brésiliens de Sao Paulo se distinguent entre toutes les populations de la République par leur esprit d'initiative: on peut dire qu'à certains égards, c'est là que se trouve le centre de l'Amé­rique portugaise. Saint-Paul est la capitale commerciale du Brésil, comme Milan en Italie, comme Barcelone en Espagne. C'est aussi, historiquement, un des postes les plus anciens.

Déjà lors des premiers temps de la découverte, un colon Joao Ramolho, allié d'amitié avec les indiens, s'était hardiment installé loin de la mer, sur les plateaux de l'intérieur,

Un bourg fortifié s'éleva dès 1532 à Piratininga (ou Poisson sec), non loin de l'emplacement où se construisit ensuite la cité de Saint-Paul, et des métis, parlant le portugais, commencèrent à peupler le pays, en se groupant autour des blancs.

En 1552, les missionnaires jésuites vinrent à leur tour résider au milieu des indigènes 'et bâtirent les premières constructions de Sao Paulo, rivale heureuse de la colonie devancière, Santo Andrès de Piratininga.

Mais entre les deux éléments nouveaux, les colons et les mission­naires jésuites, le conflit éclata bientôt. Les premiers, avides de richesses, asservissaient les indiens pour leur faire cultiver la terre ou chercher de l'or, tandis que les prêtres, tout en formant les indiens au travail, les protégeaient contre les violences des colons et contre l'escla­vage. Après les avoir convertis à la foi catholique, ils n'entendaient pas que ces nouveaux chrétiens, les plus dociles à l'Eglise, fussent molestés par tous les aventuriers…

Il en résulta des luttes incessantes où les missionnaires finirent par succomber, quoique souvent soutenus par le pouvoir central et toujours par l'autorité du Souverain Pontife.

L'historien Muratori évalue à deux millions le nombre d'Indiens asservis par les Paulistes dans l'espace de cent trente années.

Cette indomptable énergie que les Paulistes déployaient à pour­chasser l'homme, ils l'emploient maintenant plus honorablement au travail, et vraiment depuis le milieu du XIXe siècle, ils se distinguent à cet égard parmi tous les autres Brésiliens.

Ils se sont adonnés à la plantation du caféier avec une sorte d'empor­tement, et c'est à eux surtout que le Brésil doit sa prépondérance parmi les nations comme groupe producteur de café.

Mais c'est aussi à cette furia de production qu'est due la crise actuelle de la surabondance du café en magasin et de la débacle des prix de vente.

Les Jésuites au Brésil. - Comme je l'ai dit plus haut, c'est en 1552 que les jésuites ont fondé Sao Paulo. A Sao Vicente, près de Santos, les Pères Nobrega et Anchieta avaient sauvé les colons en demandant la paix aux guerriers indiens, aux Tamayos, qui avaient groupé toutes leurs tribus contre les Portugais.

Les Paulistes, peu reconnaissants, poursuivaient les Indiens, malgré les jésuites. Les indigènes, que les jésuites avaient réunis dans la mission de la Guayra, furent décimés et pourchassés. En vain, leurs pasteurs spi­rituels essayèrent de les défendre contre les chasseurs d'hommes. Ceux-ci, s'attaquant à des tribus paisibles, qui avaient abandonné leurs mœurs guerrières et qui étaient plus habituées à travailler tranquillement en chantant des cantiques qu'à repousser des ennemis armés, revenaient presque toujours chargés de butin et traînant des centaines ou des milliers de captifs

Les premières incursions eurent lieu en 1628 et, en dix années, des paroisses entières furent supprimées. Les jésuites durent se retirer, et, en 1641, le Père Montoya essaya de transporter tout ce qui restait de sa nation de catéchumènes sur les rives du bas Paranà, dans les territoires dits actuellement des Missions. Le terrible exode coûta la vie à plus de la moitié de ses fidèles. Après les massacres, les fatigues et les noyades, ils n'étaient plus que 12.000.

Depuis le XVIIe siècle, un grand recul s'est fait dans les contrées du Paranà: Plus de cent mille Indiens policés se groupaient autour des missionnaires, et des villes, telles que Sao Ignacio mayor, s'élevaient sur les rives du Paranà-Panama.

Une autre mission se trouvait sur les bords du moyen Paranà, à quelque distance en amont de la grande cascade. Mais les chasses à l'homme dépeuplèrent tout ce pays. Et là où la religion avait organisé une nation intéressante et prospère, la forêt et les fauves ont repris leur empire. C'est un crime de lèse-nation, qui pèse sur les aventuriers, avides de richesses, qui ont colonisé l'Amérique.

Mais je me suis éloigné de Sao Paulo par cette digression, j'y reviens.

======XXIII. – La fazenda. – La culture du café. Les colonies italiennes. – Récolte et préparation du café

C'est à Sao Paulo qu'il faut décrire la fazenda ou culture de café et le fazendeiro.

J'aide mes souvenirs par le récit d'un auteur brésilien, Mar­guerite Pereira Pinto, citée_ par Monseigneur Terrien (douze ans dans l'Amérique latine).

Les plus belles fazendas de l'État de Sao Paulo sont situées à l'ouest, dans la partie la plus élevée et la plus fertile du plateau.

Autrefois, le fazeindeiro habitait la plantation toute l'année, aujour­d'hui, grâce à la facilité des moyens de communication, on va à la fazenda comme à une maison de campagne, où l'on passe quelques mois agréables car le confort s'est établi dans les habitations; mais si les perfection­nements apportés à la culture et l'emploi des machines ont facilité les travaux et multiplié la production, ils ont sûrement gâté, comme toutes les inventions modernes, l'aspect pittoresque et champêtre de la fazenda.

Depuis l'abolition de l'esclavage, le 13 mai 1888, les nègres ont peu à peu quitté les fazendas; quelques-uns cependant sont restés fidèles à la terre des maîtres; ils habitent des cases séparées et ne sont plus réunis dans les fameux senzalas.

Parmi eux, plusieurs sont venus tout jeunes de la terre d'Afrique, de l'Angola en particulier; ils s'intitulent malungos ou compagnons.

Ils se souviennent encore de leur pays natal, ils en parlent avec amour et fredonnent quelques chants barbares dont les vibrations, je n'ose pas dire les mélodies, sont restées chères à leur oreille.

Les nègres des fazendas de l'Etat de Sao Paulo ne forment donc plus qu'un petit noyau, débris d'une race qui semble appelée à disparaître. Actuellement, c'est l'immigration italienne, qui constitue l'élément agricole par excellence. Les Italiens ont envahi l'Etat de Sao Paulo, et il n'y a pas de plantation où ils ne se trouvent en majorité.

Ils y constituent ce qu'on appelle la colonie. C'est un véritable village, formé par une agglomération de maisonnettes semblables, groupées par­fois autour d'une église et entourées toutes d'un enclos cultivé qui fait vivre le colon, car il n'est payé que pour la cueillette, et il reçoit alors un salaire proportionnel à la récolte.

Les autres travaux sont faits par les camaradas, ouvriers attachés en permanence au service du maître; ils sont nourris et reçoivent des gages fixes.

L'étendue du cafezal (culture du café) dépend de l'importance de la fazenda.

Dans celle de Santa Cruz, appartenant à la famille Chaves, la super­ficie est de 500 hectares et le nombre de pieds de caféiers s'y élève à 420.000. A Sao Martinho, les plans atteignent le chiffre de deux millions.

Le cafezal est toujours situé sur une élévation, afin de faciliter l'écoulement des eaux. La culture du café se fait dans un terrain rouge foncé, appelé terra roxa, remarquable par sa fertilité. Ce terrain vient de la décomposition de la diorite, d'origine éruptive.

Pendant la cueillette, les colons partent dès l'aurore; ils sont munis d'échelles, de paniers en bambou et conduisent des charrettes traînées par des mulets. La température est fraîche dans cette saison.

On appuie les échelles contre les caféiers, dont la hauteur est d'envi­ron dix mètres; les uns y grimpent et secouent les arbustes, les autres remplissent les hottes que l'on vide dans de grands sacs; puis sous la surveillance attentive des camaradas, les sacs sont placés dans les char­rettes et transportés sur le terreiro, l'aire, vaste emplacement où le café doit être séché.

Le travail se poursuit tout le long du jour. Aux heures du repas, les italiennes, femmes ou filles de colons, apportent sur leurs épaules un arceau en bois, aux extrémités duquel sont accrochées les marmites. La tête ornée d'un mouchoir aux couleurs voyantes, posé en triangle sur les cheveux, elles se dirigent lentement vers la caféière.

Elles traînent après elles leurs marmots, mal vêtus, et fredonnent quelques chansons du pays natal.

Puis, quand le jour baisse, l'armée des travailleurs reprend le che­min du village, qui semble alors se réveiller.

Au silence de la journée succède la joyeuse animation; les lumières brillent aux fenêtres et, dans la chaude atmosphère de la nuit, les chants nasillards et languissants se prolongent.

Le soleil s'éteint en embrasant les nues de reflets éclatants d'abord, puis en teintant délicatement l'azur céleste de nuances roses et violettes. La nuit tombe rapidement, sans crépuscule, comme dans tous les pays des tropiques… toutes les voix s'éteignent… quelques lumières encore percent l'obscurité; puis peu à peu les étoiles s'allument, et dans un ciel profond et chaud la lune s'élève lentement. On entend les derniers chants du sabia…

C'est l'heure du silence et du recueillement de la nature: mais sou­dain le son d'un cor déchire l'air et le fait tressaillir: c'est le veilleur de nuit donnant le signal du repos. Il est dix heures. Au son de ce couvre-feu d'un autre âge les lumières s'éteignent, et demain à l'aube du jour sonnera la cloche du travail.

Tout est réglé, tout est patriarcal dans cette vie simple et tranquille.

Pendant qu'on travaille au cafezal, on n'est pas inactif non plus sur le terreiro.

C'est une aire, un vaste emplacement en briques cimentées, traversé par de nombreuses rigoles où l'eau circule sans cesse.

A mesure que le café arrive du cafezal, on vide les sacs dans ces rigoles où un premier lavage débarrasse le grain des matières étrangères auxquelles il est mêlé. L'eau entraîne peu à peu les fruits dans des sortes de cuves, d'où on les retire en les lançant par pelletées sur le terreiro où ils sèchent bientôt.

Les fruits rouges, avec leur gaine verte, semblent autant d'éme­raudes et de rubis, mais bientôt le soleil les décolore et les noircit. On les transporte au moyen de vagons Decauville dans un bâtiment annexe où une machine mue par l'eau les dépouille de leur écorce.

Le café subit alors un second lavage et à travers les rigoles est ramené sur les grandes aires. On a alors le café décortiqué ou café despolgado, dont le séchage est plus long.

Pendant des semaines, le grain sèche au soleil; des ouvriers armés de racloirs en bois sont sans cesse occupés à le retourner en traçant tout le long de la couche d'étroits sentiers parallèles.

Tous les soirs, le café est remis en tas, que l'on recouvre de toiles imperméables afin que le grain ne soit pas altéré par la pluie ou l'humidité.

Quand le café est bien sec, on l'entasse dans des hangars communi­quant avec la machine du triage que l'on met alors en mouvement. Le café passe successivement dans des tamis cylindriques variés et tombe suivant la grosseur des grains dans des boites différentes.

Les grains sont ensuite mis en sacs suivant leurs marques et envoyés aux maisons de commerce de Sao Paulo et de Santos.

Le café est la grande richesse de l'Etat de Sao Paulo. La produc­tion qui ne dépassait pas 750 kilos en 1800 s'est élevée à 444.000 tonnes en 1892.

Les rivières ont permis d'installer dans le voisinage des terreiros des scieries, où les arbres de la forêt sont transformés en planches ou en grandes roues de bois dont on se sert pour la confection des lourds chariots, qui cheminent lentement, tirés par des bœufs avec un grince­ment monotone.

A côté de la scierie se trouve souvent un moulin pour la farine de maïs, très employée dans l'alimentation et dont les résidus servent aussi de nourriture aux bestiaux.

Quand le café a été expédié, au mois de septembre, le cafezal est nettoyé. Les détritus sont remis comme engrais au pied des arbres.

Un soir, aux dernières voiturées, on orne les têtes des mules de rubans et de feuillages, et les colons, leurs outils sur l'épaule, quittent allégrement le cafezal en chantant en chœur.

Les Brésiliens demandent des colons plus nombreux encore pour étendre les cultures.

Mais si les ouvriers manquent pour travailler la terre, combien plus encore pour éclairer les âmes!

Le Brésil est comme un pays de missions et on y a grand besoin d'ouvriers dans le champ du Père de famille. Mais c'est aussi un pays d'avenir et le bon grain y lèvera.

Espérons que la moisson des âmes y sera un jour abondante et que le Brésil sera digne de son beau nom primitif de Terra de Santa Cruz.

Immigration et colonisation dans l'État de Saint-Paul. - Il vient chaque année dans l'Etat de Saint-Paul beaucoup d'étrangers, environ cent mille par an depuis dix ans. Mais c'est une colonisation qui se fait

par le bas de l'échelle sociale, ce sont de pauvres Italiens qui viennent remplacer les esclaves. -Ils apportent leurs bras et leurs épaules pour gagner leur pain. Ce sont des machines humaines, c'est de la main d'œuvre. Ce n'est pas un grand élément de civilisation et de progrès.

Ces nouveaux venus portent les sacs de café de la gare aux vagons à Santos, ou bien ils vont dans l'intérieur sarcler les champs de café, récolter la précieuse graine ou la préparer.

Je disais à un Italien à Saint-Paul: «Vous êtes de bons colons.» Non, me répondit-il, nous sommes de bonnes bêtes de somme: «Siamo buoni somari.»

Les provinces pauvres des nations latines, Italie, Espagne, Portu­gal, sont les seules qui puissent fournir ce contingent. Les Anglais vien­draient pour le commerce, les Allemands, les Français pour l'agriculture, mais comme chefs d'exploitation et non comme manœuvres.

A l'appui de ces remarques, je donnerai le tableau des immigrants par nationalités dans une de ces dernières années:

Italiens 74.000

Espagnols 14.000

Portugais 13.000

Allemands 265

Belges 2

Français 1

Le Brésil ne sait pas attirer les vrais colons, les agriculteurs. L'Etat n'a guère de terres fertiles et bien placées à donner, elles sont toutes engagées par de vieilles concessions.

Les colons qui sont venus ont été déçus. Ils n'ont trouvé que des terres à louer. Après quelques mois d'ennui, ils sen sont allés.

Cette immigration italienne ressemble beaucoup à la traite des noirs. Les propriétaires ont besoin de bras, ils traitent avec des agents d'émi­gration. Il y a des agences à Gènes, à Naples, etc., avec des bureaux correspondants à Saint-Paul, à Santos.

Ces agents reçoivent, des propriétaires paulistes, 180 francs par tête de travailleur qu'ils fournissent. Le voyage de l'émigrant leur coûte 60 francs, le reste est leur profit. C'est la traite des blancs sur une grande échelle. C'est l'esclavage adouci. Ces blancs ne seront pas, il est vrai, soumis aux lois de l'esclavage, ils auront leur salaire, ils pourront épar­gner et retourner au pays. Ils sont cependant l'objet d'un contrat. C'est la traite des salaires.

On commence à comprendre les inconvénients de cette situation au Brésil. Ce système éloigne les vrais émigrants. La France et d'autres nations ont même prohibé l'émigration au Brésil parce qu'elle ressem­blait à un recrutement d'esclaves.

Un brésilien distingué, le Docteur Jaguaribe, qui s'est beaucoup occupé de la question de l'émigration, s'est nettement posé contre cette introduction des émigrants par contrats à tant par tete. Il a publié dans la Revue agricole un travail qui se résume dans cette déclaration

«Maintenant que l'on a déjà introduit près de 600.000 émigrants sala­riés, presque tous italiens, il serait bon de mettre un terme définitif à ce système, qui constitue un obstacle à l'arrivée d'immigrants européens d'autres nationalités.»

Cette immigration de qualité inférieure amène aussi un grave fléchissement des mœurs. Les prisons et les hôpitaux regorgent d'immigrants.

Le gouvernement brésilien vient de créer tout un organisme de propagande et d'initiative pour l'immigration et le peuplement des régions brésiliennes, il devra donner à cette propagande une nouvelle orientation.

======XXIV. – Santos. – L’exportation du café. Sur mer. – Paranagua. – Le maté. – San-Francisco

Le 20, après-midi, départ pour Santos. Le chemin de fer franchit là Serra do Mar, à travers les plus beaux paysages de la grande nature brésilienne. La descente se fait par des plans inclinés avec des moteurs fixes, comme dans les ascenseurs. Rien n'est au-dessus de la hardiesse et de l'activité des Paulistes. Ils sont aussi en train de faire un port superbe à Santos pour exporter leurs cafés.

La partie du quai déjà construite a 2500 mètres environ; on ira jusqu'à 4700. Douze entrepôts sont déjà installés, il y en aura vingt-quatre.

Les murailles du quai s'élèvent à sept mètres de hauteur à marée basse, des rangées de bateaux de toutes nations s'y accrochent. Deux machines mettent en mouvement 40 grues, qui peuvent élever de 1500 à 5000 kilos. D'autres s'y ajouteront.

Rien ne manque à ces quais: railways, éclairage électrique, etc. Santos a d'ailleurs une rade splendide parfaitement abritée.

L'état de Sao Paulo produit 1o millions de sacs de café par an. Cette année, il en a donné 16 millions. C'est trop et il y a une crise sur les prix.

Le port de Santos exporte pour 70 millions de milreis par an et n'importe que pour 3o millions. De là vient le rapide enrichissement des Paulistes.

Je suis descendu chez Mme Bost, une française, à l'hôtel sportsman. On me dit à Santos que le commerce y est plus vivant que la foi.

Je célèbre la messe à l'église du Rosario. Un vénérable prélat portu­gais parlant français dessert l'église. Il a été missionnaire aux Indes, il a 73 ans. Il a un vicaire.

Santos a des capucins, des jésuites, des carmes, des bénédictins.

Le dimanche y est bien chômé et peu sanctifié. On ne travaille pas au port. Les églises ont peu d'hommes. Il y a un noyau de piété, quelques braves gens prient bien. Ils vont dévotement baiser les rubans des saints après la messe.

Trois jours d'attente. Promenade aux quais. Des centaines de voi­tures semblables, attelées de belles mules, portent les sacs de café aux magasins et aux bateaux. A 9 heures, le travail est interrompu pour le déjeuner. Les femmes des vigoureux porteurs ou leurs enfants ont apporté des paniers de provisions. Le repas est bon: poulet, jambon, côtelettes, bouteilles de café.

Ces gens gagnent de 15 à 20 milreis par jour, 25 à 30 francs. C'est la fortune pendant les 4 ou 5 mois de la saison, mais ils ne savent pas épargner, et le reste de l'année ils s'endettent.

Le bateau Jupiter, du Loyd brésilien, est arrivé à 2 heures. Il par­tira demain. Deo gratias!

Départ le 23, pour arriver seulement le 26 à San Francisco do Sul. Il y a des escales et des chargements en chemin.

Nous passons devant Iguapa, où il y a un pèlerinage à l'image de l'Ecce homo, un des plus populaires du Brésil.

Ce peuple aime les dévotions tristes et sentimentales, la Passion et Notre-Dame des Sept Douleurs. Cela convient à sa nature, et puis on peut penser que les missionnaires ont voulu mettre ces exemples de souf­france résignée et sanctifiée devant les yeux de ces peuples opprimés, qui avaient beaucoup à souffrir.

A bord, jeunes officiers de marine. L'un d'eux va jusqu'à Cuyaba au Matto grosso pour y prendre un baccalauréat facile. Il essaiera de devenir avocat et de se faire une carrière politique. Il a le principal élément, l'argent. Il parle purement le français.

Paranagua. Grande baie, mais sans profondeur. Le bateau y chemine lentement et avec précaution. La quille du navire remue la vase. Village à clocher blanc, caché derrière une presqu'île boisée. Port neuf de don Pedro.

Le chemin de fende Curitiba aboutit là. Je voulais le prendre pour aller voir Monseigneur l'évêque, mais j'apprends qu'il n'y est pas, il est en tournée pastorale.

Chargement de maté, le thé du Brésil, à Paranagua et au port voisin d'Antonina, joli village aux maisons coloriées, étagées sur une colline au fond de la baie.

Nous embarquons 3000 caisses de maté. Nous passons là le jour et la nuit. Ces bateaux attachent plus d'importance aux marchandises qu'aux voyageurs.

Le maté est la richesse de l'Etat de Paranà. Cet Etat produit la plus grande partie des 50 millions de kilos de maté que le Brésil exportechaque année. C'est un thé rustique, connu des Indiens depuis des siècles et très goùté actuellement en Argentine. On le tire d'un arbuste, le congonha, il croît spontanément sur certains coteaux, on ne le cultive pas. On en arrache les feuilles et les jeunes pousses, comme nous faisons pour nos mùriers.

L'industrie du maté au Parana donne lieu à un mouvement de fonds de 25 millions par an.

Si j'avais pu aller à Curitiba, j'aurais visité volontiers la grande usine belge de M. Fontaine qui prépare cette herbe chère aux Américains. J'en trouve la description dans le récit dé voyage d'Etienne de Rancourt.

L'herva-maté (ilex paraguayensis) est un arbuste croissant à l'état sauvage dans les forêts des Etats brésiliens de Paranà, Matto grosso et Santa Catharina, et en grande quantité dans la République du Paraguay, où il a été découvert par les Indiens et utilisé par les Jésuites, qui s'étaient aperçu qu'après lui avoir fait subir une certaine préparation sa feuille donnait une boisson saine, essentiellement tonique et reconstituante, dont la saveur, un peu âcre, avait quelque analogie avec celle du thé. Cet arbre atteint une hauteur maximum de 3 mètres et une grosseur de 12 à 14 centimètres; sa feuille est grosse, peu nervurée et pesante.

C'est l'Etat de Parana qui produit le plus de maté. Il a trente mai­sons de commerce qui le préparent et le vendent, et, d'après les statis­tiques officielles, l'exportation de cette marchandise s'élève, depuis 1895, à une moyenne de 25.000 tonnes par an. L'Etat de Parana ret??? e son, meilleur revenu par un impôt de 30 reis par kilo.

L'herva-maté entre pour 75% dans les exportations du chemin de fer, qui a dépensé environ 62 millions pour la construction de ses voies ferrées, dans le but d'effectuer le transport de cette marchandise aux ports d'embarquement.

Ces quelques lignes étonneront peut-être ceux qui ne savent pas l'emploi presque abusif que font du maté les populations de la Plata. Il est bon de rappeler que la République Argentine contient dans ses immensités du campo cinq millions d'habitants, qui tous prennent le maté, et que ce pays ne produit pas le précieux arbuste et importe la totalité de sa consommation.

Les terres basses ou la Marine du Parana ne produisent pas de maté, il faut le chercher dans les terres hautes ou campos. Il croit surtout dans les bois, à l'ombre des pins paranenses. Il y en a aussi dans la grande forêt intérieure, la forêt vierge inconnue. le sertao desconhecida, mais ce n'est pas là qu'on peut le cueillir, dans ces immensités mysté­rieuses où s'agitent encore quelques rares Indiens sauvages, fantômes errants et malheureux de races disparues.

Il faut chercher la feuille précieuse dans les maquis, dans les boque­teaux des campos, dans les forêts voisines des colonies et déjà visitées par les cultivateurs.

On coupe sur chaque arbuste les petites branches avec leurs feuilles. C'est sur place même qu'on les dessèche en les passant au carijo. Cet appareil primitif consiste tout simplement en une traverse de bois quel­conque soutenue par deux piquets fichés en terre. Sur cette broche improvisée, on place à cheval les -branches d'herva. Au-dessous, on allume un brasier qui sèche la feuille, mais lui donne, parait-il, un goût de fumée désagréable et peu apprécié des amateurs. C'est pourquoi, depuis quelques années, plusieurs exportateurs d'herva-maté ont établi des fourneaux de séchage pour remédier à cet inconvénient; mais le vieux système est encore prédominant.

Après cette première opération, on peut conduire la récolte à Curi­tiba et la vendre là à un exportateur; mais les pauvres paysans ou caboclos, portent leur minime provision au village voisin et la vendent à un premier intermédiaire, qui la mettra dans des sacs de 4 arobas ou 60 kilos. Ces sacs sont en cuir et d'une grande solidité. Il faut cela, car notre branche de maté va être, durant de longues journées, cahotée par les chemins dans un long charriot attelé de cinq ou sept chevaux.

Arrivée à Curitiba, la récolte est vendue à un des exportateurs, qui va lui faire subir une opération spéciale appelée beneficio. Cette prépa­ration consiste à rendre les feuilles plus sèches, à en développer l'arôme et à en faire un thé apprêté sous différentes formes.

Comme le champagne, en effet, ou comme le café, le maté a ses marques et es qualités différentes, pour satisfaire les goûts des consommateurs.

Dans la république de l'Uruguay, le thé préféré est le maté fin ou herva en poudre; en Argentine, on le préfère généralement demi-gros; au Chili, où l'exportation est également importante, on le demande gros et sans poudre. Au Brésil et dans l'Amérique du Nord, c'est l'herva en petites feuilles, mélangées de nervures et de petits brins de bois, qui obtient la plus grande faveur des' buveurs de maté.

Pour arriver à ces quatre qualités principales, qui se subdivisent ensuite en une foule de marques propres à chaque maison, on fait passer l'herva pendant plus ou moins de temps dans des cylindres chauds qui lui enlèvent toute son humidité. Puis elle est pressée sous des pilons qui la brisent, la cassent, la martèlent, la réduisent en poudre. Dans ce travail, les feuilles se réduisent inégalement, le bois des petites branches se casse en minuscules morceaux de différentes grosseurs. Le tout est jeté dans de longs trieurs, puis dans de puissants ventilateurs qui séparent la poussière fine et demi fine, les feuilles grosses et demi-grosses, et enfin le bois.

Quand l'herbe précieuse a atteint les proportions voulues, chaque partie est classée séparément ou mélangée avec d'autres suivant le goût de l'acheteur pour qui elle est préparée.

On dit alors que l'herva-maté est bénéficiée.

Elle est mise dans d'élégantes barriques de différentes grandeurs et expédiée à Paranagua ou Antonina pour être dirigée de là vers les marchés de consommation.

Ce sont ces barriques que j'ai vu embarquer par milliers dans ces ports.

Je leur devrai peut-être quelques bonnes infusions en Argentine.

La mission brésilienne de propagande essaie de populariser le maté en Europe. Elle a publié une brochure intéressante où elle relate les appréciations d'hommes marquants de divers pays.

Citons-en quelques passages:

Du rapport de M. Eugène Seeger, consul général des Etats-Unis, sur son voyage au Parana, on peut extraire ces lignes:

«Pour bien des motifs, on doit favoriser l'introduction du maté aux Etats-Unis. Par ce que j'ai observé et par ma propre expérience, je me crois autorisé à conseiller l'usage de cet excellent stimulant et tonique pour les nerfs. C'est surtout une boisson de tempérance et les sociétés de tempérance des Etats-Unis rendraient un grand service en contribuant à vulgariser sa consommation. Le maté a toutes les qualités stimulantes et fortifiantes du café et du thé et il est beaucoup meilleur marché.

Dans les Républiques de l'Uruguay et de l'Argentine, la plus grande partie de la population, et même les fameux gauchos des vastes plaines, prennent habituellement le maté de préférence à l'eau, au thé et au café et font très rarement usage de stimulants alcooliques. Dans ces pays l'ivrognerie n'existe pas. Il est presque incroyable de voir les travaux que supportent et la vigueur que développent ces personnes qui très souvent, ne se nourrissent que de maté pendant de longs jours consécutifs. J'ai lu il y a peu de temps dans Harpers Weedkly un article intitulé: Que doivent boire nos soldats en pays tropicaux? Je réponds sans hésitation que ce que doivent boire nos soldats, c'est du maté, et il importe peu qu'ils le boivent chaud ou froid, avec ou sans sucre, pourvu qu'ils boivent du maté.»

Le docteur de Magalhàes, de Saint-Paul, exprime son opinion sur le maté en un article publié dans le Journal du Commerce de Rio-de-Janeiro en février 1892 et intitulé: «Aliments d'épargne.»

«Le maté est le véritable aliment d'épargne: pendant que, d'une part, il permet d'économiser les vivres en diminuant la ration, de l'autre, il soutient les forces organiques, permettant un travail actif et plus encore une résistance de quelques jours aux travaux les plus fatigants.

On sait que dans le sud les travailleurs et les conducteurs de troupeaux vivent pendant des jours et des jours sans aliments, unique­ment avec le maté.

Un éminent hygiéniste dit que le maté est le plus fortifiant des aliments d'épargne et celui qui agit le mieux sur la force musculaire, ce qui fait qu'il constitue la vraie boisson alimentaire des climats débilitants.»

L'illustre savant italien Montegazza raconte que, se sentant souvent épuisé par un long exercice sous une chaleur torride, toute sa fatigue disparaissait immédiatement en buvant du maté. Aucune autre boisson, déclare-t-il, ne me faisait autant de bien ni ne me rétablissait aussi promptement que celle-ci.

Selon le même savant, le maté exerce sur l'économie une fonction difficile à définir; en peu de temps il repose de la fatigue et excite au travail; il agit sur l'intelligence, dit-il, beaucoup plus que le café et le thé:

Dans les marches forcées, les soldats, qui prennent de cette délicieuse infusion, supportent les fatigues et trompent leur estomac.

C'est pour ce motif que M. Sherman, dans un rapport présenté au gouvernement des Etats-Unis, dit que le maté est destiné à devenir l'alimentation des armées en bataille dans la zone torride, et nous ajoute­rons: dans n'importe quelle zone.

Cette opinion a déjà été confirmée par une lettre adressée à MM. David Carneiro et Cie, importants producteurs de maté de Curityba, lettre émanant du vaillant général Callado.

Le docteur O' Followeil, de Paris, a fait allusion au maté, dans son livre intitulé: Les Aliments d'Épargne.

«Trois siècles d'usage dans tous les pays de l'Amérique du Sud suffisent à démontrer les heureux effets du maté, au point de vue social, hygiénique et thérapeutique. Nous possédons dans le maté un précieux remède contre les effets funestes que peut produire cette activité incroya­ble, cette sorte de concurrence vitale effrénée qui se manifeste actuelle­ment, plus qu'en aucune autre époque, parmi toutes les classes de la société et à l'insuffisance d'alimentation chez beaucoup d'individus, insuffisance qui peut se suppléer pendant un certain temps et dans une certaine mesure par le maté.

Et à une époque dans laquelle les esprits ont de la propension à ne regarder la vie que par le mauvais côté, bien souvent avec raison mal­heureusement, il est urgent de posséder une boisson qui puisse donner au cerveau la force nécessaire pour aimer la vie et à lame la volonté d'employer cette vigueur à l'exécution de desseins nobles, virils et généreux.»

De la thèse du docteur Doublet (1885), qui est le travail le plus impor­tant qui ait jamais été fait sur le maté, je retiens les passages suivants

M. Doublet ayant essayé sur lui mène et sur des malades de la cli­nique du docteur Dujardin-Baumerz les effets du maté, dit qu'il a remar­qué une augmentation d'appétit, une sensation de bien-être physique et moral, un élan au mouvement. Pour lui, la principale propriété du maté copiste à doubler l'activité sous toutes les formes: intellectuelle, motrice et végétative, en produisant de la facilité pour le travail mental, de l'élasticité et de l'agilité physique, une sensation de force et de bien-être.

Le maté augmente l'activité de l'appareil locomoteur, en stimulant la contraction musculaire et en repoussant la fatigue, il excite le cerveau et le grand nerf sympathique, sans causer d'insomnie.

Les conclusions du docteur Doublet sont les suivantes:

«1° Le maté excite le système nerveux, domine et règle l'effort, qui préside à toute l'activité intellectuelle et musculaire;

2° Joint à une alimentation insuffisante, il rétablit l'équilibre, en diminuant la destruction des tissus organiques, l'autophagie;

3° Il permet, durant un jeune prolongé, un travail musculaire égal â celui qu'on ferait en mangeant, il maintient l'énergie physique et morale, susceptible de faire supporter la fatigue.»

Le docteur Doublet préconise l'usage universel du maté et démontre sa supériorité sur les boissons alcooliques.

«Le maté équivaut à l'alcool comme excitant. En effet, qu'est-ce que l'ouvrier recherche le matin avant de commencer son travail, en avalant un petit verre d'eau-de-vie? Il veut chasser cette lassitude perpétuelle, ori­ginaire de la fatigue accumulée depuis de longs jours et qui résiste même au sommeil; il veut se retremper; justement tous les auteurs sont unani­mes à reconnaître la rapidité avec laquelle l'absorption du maté éveille l'activité musculaire, de telle façon que les effets réconfortants, qui sui­vent l'emploi de cette substance, se manifestent beaucoup plus rapidement qu'à la suite du repos naturel ou sommeil. Le maté est supérieur encore comme excitant intellectuel, non seulement parce qu'il agit sur le cerveau davantage que les boissons alcooliques, mais encore et surtout parce que l'excitation intellectuelle qu'il détermine est plus douce, plus régulière, plus calmé, plus en rapport avec les conditions normales de notre exis­tence, que-celle qui suit l'absorption de breuvages spiritueux. En un mot, l'abus du maté n'a aucun inconvénient.»

- Mais il faut se remettre en route.

Nous arrivons le soir à Sao Francisco. La ville est dans une île qui n'est séparée de la côte que par un simple canal.

Belle rade, port d'avenir. On y commence un chemin de fer, qui ira d'abord à Sao Bento, puis à Curitiba et dans l'intérieur. Il est tracé et commencé jusqu'à Sao Bento et il sera fini, dit-on, dans deux ans. Il passe de l'île au continent sur un pont à Paraty.

Sao Francisco est une belle bourgade, étagée sur la côte. Clocher bleu. Ruines d'un collège inachevé sur la colline.

On sonne le rosaire. Visite au curé Nobrega. Il a un beau nom, le nom d'un des premiers apôtres du Brésil… Ii -nous offre le thé (le cha). Nous couchons à l'hôtel. Notre hôtesse a aussi un nom illustre, c'est la veuve Suarez.

Messe le 26. L'église est grande. Elle a diverses irmandades.

Vieilles argenteries du XVIIIe siècle.

======XXV. – En pirogue. – Paraty. – Joinville. – Sur la route Dona Francisca. – Sao Bento.

Le Père Lindgens est venu au devant de nous. Nous partons en pirogue pour Paraty. Cinq heures de voyage. Cela rappelle le Congo. La pirogue est taillée dans un tronc d'arbre, un palétuvier sans doute. Il faut s'accroupir dans le fond pour la lester, et ne pas bouger. Nous avons deux rameurs. Nous voguons entre deux rives boisées comme au Congo.

Les branches et les lianes descendent dans l'eau. Que d'orchidées sur les arbres! de beaux oiseaux aquatiques, des cigognes, des hérons. Sur la rive, des cardinaux empourprés. Le vent monte et nous inquiète, notre embarcation est si rudimentaire! Nous stationnons une heure à la côte à Larangeiras, où il y a une maisonnette. Cela donne le temps au vent de se calmer.

De grandes îles coupent la rade. Il y a sur les côtes de hauts nids de termites.

Nous sommes le soir chez les nôtres à Paraty, encore dans l'île, un pauvre village qui espère se relever, grâce à la station du chemin de fer, qu'il aura.

Mais ses habitants travaillent si peu! Qu'exporteront-ils! Ils ont été jadis servis par des esclaves et ils n'ont pas été habitués au travail.

La côte abonde en crabes, nous en mangeons d'excellents.

Séjour à Paraty le 27. L'église est grande et date du XVIIIe siècle. Elle a, comme Iguape, une image très vénérée de l'Ecce homo, que les Portugais et les Brésiliens appellent le Bom Jésus. Cette image est l'objet d'un pèlerinage. On en vend des copies bien informes.

Les notables viennent me visiter. Il y a là des irmandades puissantes. On a commencé, puis interrompu, la construction d'un presbytère. Il n'y a pas entente entre le conseil de paroisse et les confréries. Nos Pères habitent une maison louée bien modeste, où pénètrent parfois les serpents. Ils en embellissent les abords par quelques plantes et berceaux de verdure.

L'ancien curé, avant la séparation, avait huit esclaves. Les regis­tres de baptêmes, bien tenus, enregistrent les naissances et baptêmes des enfants nés de ces esclaves.

Le 28, dimanche, messes paroissiales a 7 heures et à 10 heures. On vient de loin à pied et à cheval. Une partie des hommes préfèrent le cabaret à l'église. Sonneries multiples, un carillon. Après la messe, des malades viennent demander une bénédiction. Il y a des gens qui ont gardé une foi vive.

Nous avons loué une pirogue et nous attendons la marée. Nous voulons aller à Joinville et de là dans l'intérieur à Sao Bento. Beaucoup de braves gens assistent curieusement à notre départ. Le secrétaire de l'irmandade a bien voulu me donner ses images du Bom Jésus.

Paraty a un bureau de poste qui a trois courriers par mois. Il y a là un employé de poste et un employé de télégraphe qui ont des loisirs. Nous partons à midi. La pirogue a 1 mètre 40 de large. Nous sommes deux avec nos sacs et il y a trois rameurs. La barquette est pleine et il faudra s'y tenir accroupi sans bouger pendant cinq heures. Ce sont des voyages du style primitif.

Nous trouvons dans la barque une grosse araignée venimeuse. Elle est velue et grande comme la main: rien de plus répugnant.

C'est un fiord, un petit bras de mer, coupé d'îles, qui nous conduit à Joinville. Les rives sont boisées et intéressantes par leur belle végétation.

Joinville, belle colonie, bourgade prospère; bonnes rues, maisons aisées avec balcons, vérandas et jardinets. On y cultive les saules pleureurs pour leur ombrage et les chênes comme souvenir d'Europe. Ceux-ci poussent rapidement, ils ont un beau feuillage, mais leur bois n'a pas la solidité des chênes de nos forêts.

Nous logeons à l'hôtel Müller, demi-brésilien, demi-allemand.

Joinville a beaucoup de protestants, son fondateur est cependant un prêtre, Padre Carlos, qui dirige encore la paroisse2). L'église sur la colline est son œuvre, mais il a cédé un terrain voisin à des malins, qui y ont élevé la loge maçonnique. Le bon curé travaille encore malgré ses 75 ans, il vient de faire une belle première communion.

De Joinville à Sao Bento, voyage en voiture: une tapissière à quatre çhevaux. Route terrible, inhumaine, défoncée, rugueuse, pier­reuse, cahoteuse, et cela s'appelle la route de Dona Francisca, du nom d'une princesse impériale!

Montagnes, lacets, route alpestre: beaux fourrés de forêts vierges: fougères arborescentes, hautes comme des palmiers, maquis de fuchsias et de bégonias.

Les générations d'arbres grimpent les unes sur les autres, des orchidées les décorent, des lianes les revêtent. C'est la lutte pour la vie dans la nature.

Un jeune ingénieur, ami de la France, fait travailler à la route que l'État regarde comme une route stratégique pour la pénétration dans l'intérieur. Il a trente soldats sous ses ordres pour réparer les fondrières de la route. Que peut-il faire? Il nous dit bien que le ministère ne lui donne pas les moyens suffisants pour faire utile besogne. Il espère que le chemin de fer de Sao Bento s'ouvrira dans deux ans.

On y travaille, mais ces jours-ci encore un pont en construction s'est effondré près de San Francisco: de là un train dans la rivière, une machine perdue et des retards incalculables.

Nous rencontrons d'innombrables chariots, genre gaulois, à cinq chevaux, chargés de maté. Cette exportation dure cinq mois de l'année, c'est cela qui arrange la route!

Nous couchons au Kilomètre 40: auberge de bois, chambres à plu­sieurs lits mal closes; paillasses de maïs, repas brésilien indigeste. C'est une auberge de charretiers. Nuit de fatigue.

Le lendemain, orage et pluie diluvienne. Nous partons, le temps se lève. Les gens portent ici le puncho comme à l'Équateur. C'est une cou­verture de laine avec un trou au centre où ils passent la tête. Cela les pro­tège contre la pluie.

Bosquets de catalpas et d'alteas. Le pays est beau, la route atroce. Légion d'araucarias de vingt mètres de haut. L'araucaria est le roi de ces forêts. Il donne son nom à la ville de Curitiba. Les Indiens appellent cet arbre le curi. - Conifères de toute espèce. Bosquets de cactus en fleurs. Je compare ces champs de cactus fleuris avec les maigres cactus que nous cultivons péniblement à nos fenêtres.

Oiseaux merveilleux sur toute la route, spécialement des toucans avec leur cou varié de pourpre et d'or.

Coucher à Campo Allegro, colonie italienne. hôtel Espérance.

Le 31, troisième jour de voiture: même nature tropicale, nombreu­ses côtes à gravir. Nous passons par un village polonais. Les Pères de Sao Bento et quelques laïques sont venus à cheval à notre rencontre. C'est une démonstration.

J'arrive exténué, non sans avoir versé quelques gouttes de sang. Je me souviendrai longtemps de la route Dona Francisca. Il me faudra plu­sieurs jours de repos.

Sao Bento est une belle bourgade dans un vallon assez étroit entouré de collines variées. C'est une colonie allemande où dominent les protestants.

Le presbytère est à l'entrée du pays sur la plus haute colline. La foudre y est tombée dernièrement dans la chambre du vicaire et a laissé sur les murs la trace de son zig-zag.

Une belle église neuve se construit auprès du presbytère. L'église ancienne, à l'autre extrémité de la bourgade était petite et pauvre et ne faisait pas bonne figure en face du temple protestant. Nos Pères se dévouent à la construction de l'église neuve. Ils sont les architectes et les quêteurs, mais les fidèles sont généreux. Modestes colons, ils amènent gratuitement tous les matériaux.

Une bonne école catholique est tenue par un allemand. Les enfants des écoles vont nu-pieds, soit dans les rues, soit à l'église, même ceux des familles aisées. C'est l'usage du pays.

Sao Bento est à 800 mètres d'altitude, aussi le climat y est-il tempéré. Au jardin du presbytère, il y a des pêchers, des pommiers, des légumes de nos pays; sous les fenêtres, des hortensias en fleurs. En octobre, c'est le printemps, les fruits viendront en janvier.

J'aime ce presbytère, on y peut travailler dans le calme. Mais je suis tout moulu de mon voyage et je me traîne péniblement pendant quelques jours. Je lis l'histoire du Brésil, je l'achèverai à Itajahy.

ter novembre, fête de la Toussaint, l'église est pleine à toutes les messes. La bourgade est en majorité protestante, mais plusieurs colonies des environs sont catholiques. La paroisse a quatre chapelles dépendantes à la campagne. Il y a des colons allemands, italiens, polonais. Quelques colons viennent me visiter.

25 pour cent des quêtes vont à l'évêché pour les frais du diocèse, c'est beaucoup.

2 novembre, jour des morts, on peut dire trois messes dans toutes les anciennes colonies, portugaises et espagnoles. Je n'ai pas la force d'en dire plus de deux.

On honore là aussi le Jesù Nazareno, image que j'ai souvent ren­contrée dans les églises d'Espagne, du Portugal et d'Italie. L'origine de cette dévotion est une image miraculeuse, outragée à Fez au Maroc en 1632, rachetée par les Trinitaires et honorée chez eux à Madrid.

Les catholiques de Bohême qui sont assez nombreux à Sao Bento ont la curieuse coutume d'allumer devant eux pendant les messes des morts, de ces bougies minces que nous appelons rats-de-cave. Je crois qu'on fait de même dans le nord de l'Espagne.

Le 3, jour d'attente. Je suis assez souffrant. C'est le premier samedi du mois, je demande à la sainte Vierge de relever un peu mes forces pour que je puisse continuer le voyage et je suis exaucé.

Je m'intéresse à ces charretiers de maté qui couvrent les routes. Leur vie est pénible. Ils vont par groupes de voitures et le soir ils s'arrê­tent comme en un camp. Ils gagnent, dit-on 25 milreis, environ 33 francs, par semaine et par voiture. C'est peu pour un homme et cinq chevaux.

Le dimanche 4, premier dimanche du mois, messe de communion des jeunes filles. Elles viennent nombreuses de dix et douze kilomètres. Nos Pères s'efforcent de raviver la dévotion et de l'éclairer.

======XXVI. – Voyage. – Blumenau. – Les colonies. Les slaves. – Les italiens.

Départ après l'a messe matinale. Le bon Père Meller, curé de Sao Bento nous accompagne. Belle route de montagnes. Les travaux du chemin de fer avancent. Nous les croisons plusieurs fois. Il y a des ponts hardis, des tunnels, ou bien la voie est entaillée sur le flanc des rochers. Ces ouvrages d'art ne le cèdent pas à ceux de l'Europe.

Nous passons par le village polonais. Ces braves gens ne parlent que leur langue. Un de nos Pères s'escrime à apprendre le polonais pour pouvoir exercer le ministère chez eux.

Il y a là une route de voitures faite par la Hansa de Hambourg, société de colonisation.

Dans ce pâté de montagnes, il y a une croupe qui domine et que l'on voit de toute la région, jusqu'à la mer. C'est le Morro de Igréja, morne de l'église. Ce sommet aux formes fantastiques ressemble à une cathédrale gothique.

Sur la route il y a des volées de moineaux dorés. Ils sont beaux comme nos oiseaux des Canaries, mais ils ne chantent pas.

Nous rencontrons quelques serpents, entre autres des Jararacas, qui sont dangereux. J'en ai tué un à Sao Bento près du presbytère.

Hansa est une bourgade, au centre d'un cirque de montagnes, dans la vallée de l'Itapocu. Nous y couchons. Quel sabbat dans cette auberge! enfants, buveurs, servantes crient, chantent, sabottent sur le plancher fort avant dans la nuit. Cloisons de bois: nous sommes trois dans une chambre. Lits informes, garnis de puces. Un ivrogne s'introduit la nuit et dort sur les bancs.

Un sacristain bavard de la petite chapelle catholique de Hansa parle français. Il est de Cologne, il a été peintre à Bruxelles, rue des douze apôtres.

Le 5, départ à 6 heures. Route atroce surtout pour un malade. On est secoué comme le grain dans le van. Enorme serpent, un boa, sur une barrière de prairie. Sites superbes: beaux restes de forêt vierge, où, l'on peut admirer tous les caprices de la nature et ses énergies puissantes. Repas à Jaragua: site alpestre, hôtel confortable, digne de la Suisse. Je supposé que les riches colons de Blumenau viennent là en villégia­ture. Je voudrais avoir un mois à passer là. Dîner avec un ingénieur du chemin de fer, qui nous exprime son espérance de mener l'œuvre â bonne fin en deux ans.

Nous apercevons sur la route des animaux sauvages qui rentrent dans les bois à notre approche, notamment des tapirs, des pécaris, porcos do monte.

Le soir, arrêt citez Hermann Mathias, en un beau site de montagne, au tournant d'une étroite vallée. Il y a là une chute d'eau, un moulin, une scirie. On y met en planches du beau bois rouge. Il y a près de l'auberge des préparatifs de courses de chevaux pour le dimanche.

Le 6 novembre, long voyage: soixante kilomètres en voiture. C'est toujours une belle route de montagnes. Nous passons du versant de l'Itapocu à celui de l'Itajahy.

En approchant de Blumenau, nous rencontrons des fermes plus soignées et mieux aménagées, avec des haies de citronniers et d'orangers.

Au Rio de Testo, cascades et rapides. Près de là nous visitons un propriétaire allemand catholique, bien connu de nos missionnaires. Il a de beaux enfants qui apprécient mes images. On nous reçoit avec affabilité.

Sur la route, un long serpent effilé.

Bonne réception chez les franciscains à Blumenau. Ils ont là une grande maison avec une soixantaine de religieux. La plupart sont alle­mands. Ils ont des scolastiques, une école cléricale, une école profes­sionnelle, c'est leur maison centrale pour la région.

Ils rendent de grands services au diocèse, où ils desservent six ou sept paroisses.

Le P. Celso et le P. José Kaufmann ont été très affables pour nous. Ces Pères trouvent à vivre au Brésil, avec le casuel, les dons et les profits de leurs travaux. Ils ont des ateliers, une imprimerie, un tissage, de la culture.

Ils ont introduit le tissage de laine au Brésil. Ils font leurs vêtements de bure, comme les sueurs italiennes de la paroisse voisine de Nova Trento ont introduit l'élevage des vers à soie, et le tissage de la soie. Ces industries se développeront au Brésil.

Les Pères dirigent le cercle ouvrier de Saint-Joseph.

Des sœurs de la Providence tiennent l'école des filles.

C'est une paroisse bien organisée.

Le centre colonial de Blumenau se développa péniblement à ses débuts. Il fut fondé en 1852 sur les bords de l'Itaiahy, par le colon allemand dont il porte le nom. Il se soutint grâce aux subsides du gou­vernement. Il prospère maintenant et les routes rayonnent aux alentours dans une riche campagne, parsemée de moulins et d'usines.

Des bàteaux à vapeur montent et descendent la rivière Itajahy, mais la colonie utilise aussi le port de Nova Trento, qui a beaucoup d'allemands.

Comme dans toutes les colonies allemandes, les protestants sont nombreux et détiennent le centre de la bourgade.

Les colonies. - L'Etat de santa Catharina est la partie du Brésil qui a le plus profilé de la colonisation dirigée par le gouvernement, et dont la population comprend le plus de natifs étrangers et de fils d'étrangers.

Certains patriotes allemands voyaient avec bonheur naître la Ger­manie future du Nouveau-Monde dans les Etats de Santa Catharina et de Rio grande do Sul. La langue allemande prévaut en maint district, et grâce à l'éducation plus approfondie donnée par les écoles allemandes, l'Etat de Santa Catharina, encore si faiblement peuplé, a pris dans la confédération brésilienne une part d'influence que n'ont pas acquise de grands Etats. Il lui a donné le ministre Müller, qui a tant contribué à l'embellissement et à l'assainissement de Rio.

C'est en 1849 qu'une société commerciale de Hambourg importa les premiers cultivateurs allemands, qui s'établirent aux bords de la rivière Cachoeira.

Le village naissant reçut le nom de Joinville, en l'honneur du prince français auquel un territoire d'environ 152.000 kilomètres carrés avait été concédé, comme douaire de Dona Francisca, sœur de l'Empereur du Brésil. Les colons, plus favorisés que ne le furent beaucoup d'autres dans la suite, reçurent des lots bien choisis, accessibles par de bonnes routes, et bientôt le pays prit l'aspect d'une riche campagne allemande, avec des cultures soignées comme celles de la mère patrie.

Joinville et Blumenau avec leurs rues droites, larges et ombragées, leurs maisons entourées de jardins, où croissent le chêne et le saule pleureur, semblent s'être donné pour modèle le type d'une ville rhénane. La moitié des habitants de ces municipes sont allemands, les autres sont italiens ou polonais Beaucoup sont protestants.

Des brasseries, distilleries, charronneries et d'autres fabriques et ateliers s'y sont établis. Les chariots et les barques transportent aux ports respectifs de Sao Francisco et d'Itajahy le maté surtout, puis le tabac, le mais, le tapioca, le beurre et autres dentées: agricoles.

Les Allemands du Brésil ne font pas de politique, ils sont colons avant tout et deviennent peu à peu brésiliens.

Il y a aussi dans les deux Etats de Santa Catharina et de Parana des groupes slaves, qui viennent de la Pologne autrichienne et prussienne. C'est surtout aux environs de Curitiba et de Palmeira. Aux jours de foire, ces deux villes rappellent les villes galiciennes. On évalue aune centaine de mille, soit au tiers de la population, les colons polonais du Parana. Des lazaristes et rédemptoristes polonais s'occupent d'eux. Ils gardent leur langue et leurs mœurs, ils ont même un journal.

Les colons italiens sont nombreux aussi dans cette région et ils con­tinuent à s'accroître. La moitié de la paroisse de Brusque est italienne. Sao Bento a aussi des chapelles italiennes. Ce sont de bons colons, venus du Bergamasque et du Tyrol. Ils sont laborieux. Ils ont conservé leur foi. Ils sont moins. attachés que les Allemands à leur langue, ils fusion­nent plus vite avec les Brésiliens.

XXVII. – Sur l’Itajahy. – Itajahy. – Voiture

Le 7, départ pour Itajahy, par bateau sur la rivière.

Les eaux sont basses, il faut prendre un petit bateau à roues, le Progresso jusqu'à Gaspar. Là nous prenons le Blumenau, qui est plus grand. Il faudra transborder les marchandises, cela nous donnera des heures de repos… et de retard à Gaspar.

Il y a encore dans ces petits ports beaucoup de pirogues de formes primitives.

La rivière descend entre des rives pittoresques: fond de verdure, bouquets de palmiers, mimosas en fleurs, roches de granit se mirant dans l'eau; quelque ressouvenir d'Ecosse.

Gaspar, église franciscaine sur la hauteur. Belles vues sur la rivière, qui fait là un coude. Les Pères nous offrent gentiment à dîner. Heureu­sement que je commence à parler un peu portugais, pour converser avec tout ce monde.

Détails de mœurs: les cavaliers se servent encore de hauts étriers genre moyen-âge. Ils aiment les cravaches ou chicotes à manches ornés de corne et de filets d'argent.

La vie n'est pas chère dans les colonies: les oeufs; 200 reis la dou­zaine (environ 32 centimes); le beurre 1 milreis et 20 reis, soit 1 franc 65 le kilo; un ananas, 200 reis! cent bananes également 200 reis, ou 32 cen­times; douze oranges, 100 reis ou 16 centimes.

La pension à Sao Bento coute 38 milreis, ou 6o francs pour trois personnes par mois.

Notre rivière s'élargit et devient imposante. A Tainha, on fait sécher des poissons à l'air. Ce sont des bagri. C'est une vieille coutume indienne qui persévère.

Nous arrivons à Itajahy. Deux collines cachent la mer. On ne la voit pas du port. Nous abordons au trapiche, à la jetée.

J'arrive chez les nôtres. Le bon Père Foxius est très hospitalier. Le Père Thoneik l'aide. Ils ont trois paroisses et six chapelles. La popu­lation est brésilienne, quelques maisons de commerce seulement sont allemandes.

On commence au port des travaux pour 50 contos, environ 80.000 francs. Une grande crue en 1880 a détérioré le lieu d'encrage, qui n'est plus guère accessible qu'aux goëlettes. L'entrée du port est difficile. On fait des digues pour rendre la sortie de la rivière plus directe et plus profonde.

Belle bourgade bien tracée. Eglise modeste: nos Pères projettent d'en élever une nouvelle.

La vie chrétienne se ranime. Le nombre des communions pascales est monté de 500 à 1.500. On compte 100 communions par mois.

L'Apostolat de la prière est bien vivant, ainsi que la Irman­dade do Santissimo Sacramento et la conférence de Saint Vincent de Paul. Les chapelles se restaurent, des chœurs embellissent les offices.

Les confréries d'hommes et de femmes de l'Apostolat de la prière sont le bras droit des prêtres au Brésil. Ce sont des groupes apostoliques qui aident à toute la vie paroissiale. Les zélateurs de l'Apostolat se par­tagent les quartiers, s'informent des malades à visiter, des baptêmes à taire. Pour employer une comparaison familière, ce sont des rabatteurs, qui préparent de bonnes chasses.

Le peuple a quelques coutumes superstitieuses. Les gens font vœu d'assister à la messe avec un cierge, avec une couronne, de porter une pierre sur la tête à la procession, etc. Ils demandent à tourner la clef du tabernacle dans la bouche des enfants pour qu'ils parlent plus vite et plus aisément.

Le pays est beau, mais les grands arbres disparaissent. Un petit coin de vieille forêt qui restait à l'entrée du pays est en plein défriche­ment. Cela trouble les serpents qui y vivaient en paix. Ils se répandent dans la bourgade. Un jararaca est venu chercher la mort sur les marches du presbytère, un autre près de l'église.

Dans les champs et les jardins, le Bem-te-be s'élève comme les hirondelles et chante comme elles les louanges de Dieu.

Je reste fatigué de mes, longues journées de voiture.

Le 9, promenade au pharol, vers la mer. Les travaux du port réussiront-ils? Les gens du peuple disent que le fleuve, contrarié dans son cours, se vengera et brisera ses digues…

Le 10, départ à 4 heures du matin pour Brusque, pour éviter la chaleur, 4o kilomètres en voiture. La route est dure en sa seconde partie.

La colonisation fait des progrès le long de la route. On développe les cultures en brillant les arbres. Il y a quelques champs de riz semés dans les défrichés avec des procédés rudimentaires.

Pas un seul village le long de la route. Les oiseaux chantent agréa­blement le matin avant la chaleur.

Nos Pères de Brusque, le Père Stolte et son vicaire, sont venus au devant de nous avec une belle cavalcade: le maire et les conseillers de fabrique.

XXVIII. – Brusque. – Guabiraba. – Azambuja. – Coutumes.

On ne voit Brusque qu'en y arrivant. Elle apparaît au détour d'un vallon. Notre maison et l'église sont sur une colline à l'entrée du pays. Il y a de là un beau panorama sur la bourgade, la vallée cultivée et les collines boisées.

L'église est la meilleure de la région, elle a été bâtie autrefois par l'Etat.

Brusque a 15 chapelles, 10.000 catholiques. Il y eut cette année 13.000 communions et 500 baptêmes. Nos Pères ont beaucoup travaillé. Contrairement aux autres colonies allemandes, les catholiques domi­nent ici dans la bourgade. Il y a un temple protestant, mais pas de pas­teur résidant.

Nous trouverons là près de l'église un bel emplacement pour une maison provinciale.

La nature est belle. Les inga, beaux arbres à fleurs blanches ombra­gent les caféiers, qui redoutent un soleil trop vif ou une pluie trop serrée. Les passiflora (fleurs de la passion) égaient les haies et les bois. Les noyers du Brésil, bien différents des nôtres, donnent des fruits composés: trois ou quatre dans une gousse.

Les fourmis sont redoutables. Elles dépouillent les arbres. Elles font de curieuses processions, portant entre leurs antennes, comme autant de bannières, des fragments de feuilles et de fleurs.

Je reçois des visites: le juge qui parle bien français, des colons, les enfants de Marie.

Il y a quelques riches négociants. Les Bauer, les Renaux sont mil­lionnaires. Ils achètent les produits du pays, maïs, riz, bois, pour les exporter, et ils paient les producteurs en marchandises d'importation. Bauer a un vapeur, le Rudi, qui va à Rio, et plusieurs voiliers.

Le peuple est excellent: Les Italiens sont de Bergame et du Tyrol.

Je prends là quelques jours de repos, j'écris et je lis.

Visite à la chapelle de Guabiraba, où nos Pères vont chaque dimanche. C'est une colonie badoise. La famille Kormann est là toute-puissante. Elle est dévouée à la religion. On agrandit l'église.

Je visite la ferme: cuisine séparée, comme partout au Brésil, four, magasins de bananes, patates, etc.; étable, grenier pour le milho; jardin soigné: fleurs de cire; fleurs cœur de Marie, fleurs de Noël (arbustes à fleurs mauves), prunes du Brésil (ameixas).

Il y a dans la région plusieurs sectes religieuses, des méthodistes bien organisés, des adventistes qui attendent 1e Messie et pratiquent le communisme:

Le 13, bonne réunion des nôtres. Sept Pères sont présents. Arrange­ment pour les placements à faire.

Le 14, pèlerinage à cheval à Notre-Dame de Caravaggio à Azam­buja. Je monte un cheval blanc. Les Italiens ont apporté cette dévotion à la Madone de Caravaggio, qui est populaire dans le Milanais.

Il y a là un hôpital tenu par les Sœurs de la Providence. Un de nos Pères y va tous les jours à cheval pour la messe. Parfois il y séjourne. On y soigne toutes les misères: les malades, les fous, la peste, la gale. Il y a là des alcooliques, usés par le cachera (eau de vie de cannes). Ce vice sévit dans la région. Les hommes s'y usent en un an ou deux. Tel village n'a plus que des veuves.

Des gens pâles et enflés ont la maladie de la terre. Ils ont des vers intestinaux.

L'après-midi, à Brusque, j'écris des lettres. Le sabla me régale de ses chants: Il est moins varié que nos rossignols. Il a la voix moins claire Le 15, il pleut abondamment. J'ai au pied une chique et ses oeufs (la puce pénétrante des tropiques). J'arrache cela et je deviens boiteux pour quelques jours. Fiat! Décidément ce voyage du sud est dur.

Coutumes. - Tous les gens ici, comme au nord, portent le couteau à la ceinture, le facao. J'en achète plusieurs comme souvenirs. Les Pères me donnent aussi des cous de toucans avec leur plumage varié.

Le vénérable Père Anchieta est honoré ici à tous les foyers, comme l'apôtre du Brésil. On le représente parlant aux animaux qu'il subjugue, comme faisait saint François.

La vie est un peu plus chère ici qu'à San Bento. Nos Pères paient 120 milreis ou 192 francs de pension par mois pour six. - Les oeufs, 320 reis ou cinquante centimes la douzaine; une poule, 400 reis ou soixante cinq centimes; le miel, 300 reis ou quarante centimes le kilo; le beurre 1.800 reis ou deux francs quatre-vingt le kilo.

Je reçois la visite de deux français, Démarche et son fils. Ils sont venus, il y a trente ans de la Franche-Comté avec une petite colonie. Les autres sont morts ou retournés. Ceux-ci s'italianisent par des alliances avec les Italiennes.

La famille Brusque, qui a fondé la bourgade était française. Les descendants des fondateurs habitent maintenant à Blumenau.

A la colonie de Cedro Grande, ce sont des Italiens de la province de Mantoue. Ceux de Nova Italia sont de Bergame et du Tyrol. Plusieurs viennent me voir et me remercier du bien que leur font les missionnaires.

Le dimanche 18, jour d'attente. La population est édifiante. Il y a 15.000 communions par an pour 10.000 âmes.

Un vieil allemand, désirant absolument voir le Père Général, est venu de 12 kilomètres. Il disait: «J'ai dit que je le verrais et je l'ai vu.»

Venir à la messe de 12, 15, 18 kilomètres ne leur coûte pas. En Europe, nous voulons une église dans chaque rue et des messes à toute heure.

Il y a ici des papillons splendides. Je vois dans ces insectes le symbole de la résurrection. Les larves et chenilles représentent la vie terrestre, et les papillons ailés la vie céleste.

Le Dante a dit: Noi siamo vermi nati a formar l'angelica farfalla. «Nous sommes des vers destinés à former l'angélique papillon.»

Les colibris, oiseaux-mouches, beja-flores (baise-fleurs) égaient notre jardin. Dans le bois, derrière la maison, des cardinaux; sur la rue, des passeraux dorés. Partout des grillons, des lucioles.

Les Indiens sont ici à nos portes. Les Bugres, c'est ainsi qu'on les appelle, viennent la nuit voler le maïs et les moutons.

L'Amérique ancienne a du être peuplée par tous les côtés: les Phé­niciens et les Ibères, à l'est; les Japonais et Malais à l'ouest; les Norwé­giens et Sibériens au nord.

On retrouve les types phéniciens et syriens avec les coutumes corres­pondantes au Pérou, chez les Quitchouas et les Incas, et au Mexique. Il y a des reliefs du genre assyrien; des momies, des hiéroglyphes au Mexique, et des étoffes du genre oriental au Pérou. .

Les Tupis et les Guaranys, au Brésil, paraissent avoir formé une seule race primitive, à l'âge de la pierre polie. Avant l'arrivée des Européens, ils connaissaient les métaux. Ils appelaient l'or la pierre jaune; le fer, la pierre noire; le bronze, la pierre qui sonne. Ils semblent avoir gardé le souvenir du déluge. Ils avaient des chefs civils appelés caciques et des prêtres féticheurs.

Les tribus Tupis et Guaranys ont généralement le type de la race jaune, avec les yeux plus ou moins obliques. Ces races viennent de la Mongolie, du Japon, de la Malaisie. Reclus signale cette origine dans sa géographie. A propos des Goyazes, une tribu de Tupis, il dit: «Peu d'Indiens présentent un type mongoloïde plus frappant.» Il fait la même remarque pour d'autres tribus. Pour les Guaranys, il dit «qu'ils sont au nombre des indigènes américains qui se rapprochent par le type de celui des Asiatiques orientaux.»

D'autres tribus, au nord-est, doivent descendre des Phéniciens, des Berbères, des Ibères. Elles ont adopté la langue Tupi, mais elles diffèrent des Tupis. La langue leur aura été imposée par la suprématie des Tupis ou bien ils y seront venus par des alliances.

Les Caynas, par exemple, ont un teint plus clair que les autres Indiens. Ils pratiquent la couvade, coutume que Strabon attribue aux Ibères et qui se perpétue chez les Basques. Dans la couvade, le mari se met au lit et reçoit les compliments des visiteurs, quand sa femme a mis un enfant au monde.

La langue des Guaranys et des Tupis est agglutinante, comme beaucoup de langues asiatiques.

Une tribu, celle des Chavantés a le type presque noir. Ils mènent une existence misérable, n'ayant ni cabanes, ni tentes. Ils peuvent être venus de l'Afrique, mais la Malaisie, l'Océanie et Malacca ont aussi des noirs qui ont pu aboutir en Amérique.

Les Patagons rappellent les Australiens et les Papous.

On peut étudier l'origine des Indiens à un autre point de vue, on pourrait dire à priori, d'après nos textes classiques.

II semble que Salomon envoyait ses navires jusque-là. Il fit cons­truire une flotte sur la mer Rouge. Elle était montée surtout par des Phéniciens. Elle allait au loin chercher de l'or, des parfums, des bois précieux. Salomon a dit de lui-même: «Dominus dedit mihi horum quae sunt scientiam veram, ut sciam dispositionem orbis terrarum et virtutes elementorum. - Dieu m'a donné de connaître la disposition du globe terrestre et les forces de la matière.» (Livre de la Sagesse, ch. 7).

Le savant bénédictin et orientaliste Genebrardus (1537-1597), a dit de cette flotte, dont parle le troisième livre des Rois: «Partant de la mer Rouge, elle a du, toucher aux Indes orientales, à Malacca, à Sumatra, puis se diriger directement vers l'ile Saint-Laurent (Mada­gascar), de là au cap de,, Bonne-Espérance et au Brésil, puis à Cuba, à l'île Saint-Dominique et jusqu'au Mexique.»

La flotte de Salomon voyageait 1.200 ans avant notre ère.

Les Phéniciens ont pu, par là, implanter leur race en Amérique et y amener avec eux des Malais de Sumatra et de Madagascar.

Si toute la flotte n'a pas été jusque là, comme le pense Genebrardus, quelques vaisseaux hardis ou imprudents ont pu y être portés. Les courants venant du cap de Bonne-Espérance, conduisent naturellement les voiliers vers le Brésil.

Quelques compagnons d'Enee seraient-ils allés aussi par là? Virgile rapporte ainsi les traditions:

Dìversa exilia et diversas quaerere terras,

Auguriis agimur divum; classemque sub ipsa

Antandro et Phrygia molimur montibus Idae,

Incerti qua fata ferunt, ubi sistere detur.

«Les dieux nous conduisent vers de lointains exils et des terres diverses; nous passons vers Antandros et le mont Ida, ne sachant où le destin nous pousse, où nous pourrons nous arrêter,»

Mais la poésie est suspecte en histoire.

Il paraît bien que les Carthaginois n'ignoraient pas l'Amérique. C'était une race puissante. Strabon raconte qu'ils avaient plus de 300 villes en Afrique et que Carthage comptait 700.000 habitants. Une fois vaincus par les Romains, un siècle et demi avant notre ère, ils cherchèrent un refuge sur d'autres terres.

Mais déjà bien longtemps avant cela, ils avaient parcouru toutes les mers. Ils connaissaient les îles Fortunées, les Canaries, bien proches de l'Amérique par les vents alizés; ils remontaient jusqu'en Angleterre et jusqu'au Jutland pour y chercher de l'étain et d'autres produits. Leurs vaisseaux pouvaient facilement être jetés de l'océan vers l'Amérique. Platon parle d'une ile qui se trouvait dans l'océan, en avant des colonnes d'Hercule, île plus grande que l'Afrique et l'Asie réunies.

Il est vrai qu'il la fait disparaître dans un cataclysme d'un jour et une nuit, mais on sait avec quelle facilité les narrateurs grecs interprètent les faits qu'ils n'ont point vus, (témoin Hérodote). Le déluge dont il parle, qui a submergé l'île d'Atlante, pourrait bien être un souvenir du déluge de Noé.

Ce qui est dit de l'île d'Atlante par les anciens, répond assez bien à l'Amérique. Diodore de Sicile, qui écrivait dans le siècle avant notre ère, et trois cents ans après Platon, raconte que les Phéniciens d'Afrique avaient entrepris de naviguer plusieurs siècles auparavant hors des colonnes d'Hercule et avaient été entraînés vers une terre inconnue, très grande, au milieu de l'océan, terre agréable, fertile, arrosée de grands fleuves, avec des forêts étendues et qu'ils s'y établirent.

Platon n'a-t-il pas dit que ce continent était englouti parce qu'on n'y allait plus, parce que la route en était perdue, parce que les navi­gateurs de son temps étaient moins hardis que les Phéniciens plus anciens?

Ce que nous savons dg la religion, du culte du soleil, des sacrifices d'enfants et d'hommes, de l'écriture, du teint et même du caractère des Indiens, depuis le Mexique jusqu'au Pérou, de leur civilisation marquée par_ les ruines de leurs monuments, nous confirme dans l'opinion que les Phéniciens ont contribué à peupler l'Amérique équatoriale.

Il y a encore près de Récite un haut-lieu sacré, un lieu de sacrifices sur le plateau de Tabatinga, qui domine toute la vallée où est construite l'usine de Camaragibe.

Je le sais, me disait le P. Maximin, parce que le vieux Pantaléao, ancien esclave affranchi, qui passait la centaine d'années, m'avait parlé de ce lieu sacré et de bien d'autres histoires dans un style ineffable. On connaît aussi ces souvenirs du haut-lieu de Tabatinga par des données manuscrites du monastère bénédictin d'Olinda et provenant de José d'Alencar, l'écrivain brésilien qui utilisait ces traditions pour les faire revivre dans ses romans.

A citer encore, comme curiosité, l'interprétation du livre d'Esdras par quelques auteurs,, qui disent que les premiers habitants de l'Amérique furent les Juifs, captifs au temps du prophète Osée (730 ans avant Jésus-Christ), conduits par une force divine vers une région inconnue, ou n'avait jamais habité créature humaine:, par des chemins d'un an et demi de voyage, et peut-être par des bateaux phéniciens.

Le P. Simon de Vasconcellos veut même reconnaître dans les Indiens le caractère des Juifs, lâches,, craintifs, superstitieux, menteurs… Certaines tribus indiennes ont la circoncision, mais cette coutume n'est pas spéciale aux Juifs, elle existait chez les Egyptiens, les Ethiopiens, les Syriens, les Phéniciens.

Des Juifs ont bien pu d'ailleurs être mêlés aux Phéniciens qui s'aventuraient sur l'océan.

Les collections du musée Kircker à Rome montrent qu'il y a une étonnante unité entre toutes les branches de l'humanité.

Flèches en carquois avec pointes de silex, de fer, de bois dentelé, de roseau affilé: on trouve cela en Polynésie, en Afrique, comme au Brésil. Il en est de même des masses et hachettes en pierre polie, des fléchet­tes de pierre taillée, des pirogues, des rames, des filets, des instruments de musique. Le Brésil a la spécialité des jolies coiffures de plumes d'oiseaux, parce que la nature s'y prêtait. Les Africains du sud et de la côte Somali ont les mêmes usages.

La préhistoire en Italie est la même qu'en Afrique et en Amérique. Le Mexique a quelques mosaïques et des verroteries.

Le Pérou rappelle la Phénicie et l'Egypte par ses momies, ses vases à dessins, ses étoffes tissées en couleur.

Le Pérou mettait ses momies accroupies et en sacs. On trouve aussi des corps accroupis au Japon et même en Etrurie.

On sait que cette attitude des momies a un curieux symbolisme. Elle représente l'enfant dans le sein de sa mère, et elle est le témoignage de la foi de ces populations à la résurrection et à une seconde vie.

XXIX. – Itajahy. – Réflexions. – Attente.

De Brusque, je retourne en voiture à Itajahy, où j'espère avoir bientôt un bateau. J'arrive le 20, on attend le bateau pour le 26. Je lis, j'écris, je traduis le volume de Tollenaere sur Pernambuco.

Le 21 novembre, belle fête de la Présentation, souvenir de nos fêtes de Fayet d'autrefois.

J'aurai ici un séjour de repos, j'en ai besoin. Le jardin du presbytère est agréable: beaux caféiers en fleurs, orangers, noyers du Brésil, pru­niers, bananiers, mammons, cannes, manioc, maïs, féjao. Le Père curé soigne son jardin comme il soigne les âmes.

Le 22, je vois en pèlerinage à Notre-Dame des navigateurs, Nossa Senora dos Navigantes. Je lui demande un bon voyage, elle me l'accor­dera. La chapelle est sur le bord du fleuve en face d'Itajahy, On y va en barque. La statue est celle de Notre-Dame du Sacré-Cœur. Plusieurs petits bateaux y ont été offerts en ex-voto par des marins qui avaient échappé au naufrage.

La fête est le 2 février. Elle a un grand caractère. Toutes les embar­cations du port, grandes et petites, sont pavoisées et illuminées. Elles défilent en procession; la plus ornée porte la statue miraculeuse et le clergé. Les fanfares retentissent et alternent avec les fusées, c'est une vraie fête vénitienne.

Le 24, passage de quatre Pères franciscains. Ils vont au définitoire (chapitre provincial) à Petropolis. Nous leur donnons l'hospitalité, ils {nous édifient. Un petit vapeur, le Rudi, les emporte à Rio. Les enfants de Saint François obtiennent facilement partout des conditions modérées.

Quelle belle floraison des caféiers dans le jardin! Les arbres sont tout blancs de fleurs. Les pétales tombent et couvrent le sol comme la neige en Europe, mais quel contraste entre ces tapis qui n'ont de commun que la blancheur!

Les fleurs du caféier ont un parfum plus doux que celles de l'oran­ger. Celles-ci entêtent, celles-là reposent.

Le jardin a aussi des pitanga, arbuste qui donne de petites cerises, des jaboticabeira, pruniers du Brésil, des courges qui croissent à vue d'œil, comme le chou-chou au fruit délicat.

Nous causons des fêtes locales. Ici on aime à couronner les saints que l'on fête. C'est facile pour ceux qui ont une statue, mais c'était un problème pour la confrérie du. Saint-Esprit. Comment couronner le patron? Un jeune homme et une jeune fille élus par les confrères portent la couronne royale. Ils ont ce jour-là des sièges d'honneur à l'église, on les encense, la procession les reconduit chez eux. Ils symbolisent le Saint-Esprit:

Cette coutume vient des Îles Açores, sept Iles dédiées au Saint-Esprit et à ses dons.

Les traditions açoriennes disent aussi que sept évêques, chassés d'Espagne par les Arabes, ont fondé là sept églises.

Les Açores ont été connues et visitées par les Phéniciens, les Arabes, les Normands. Pourquoi pas aussi l'Amérique?

A la chapelle de Penha, une dépendance d'Itajahy, les noirs veulent qu'à Noël on couronne leurs empereurs et impératrices du Rosaire. Ils prétendent danser dans l'église. Le curé a de la peine à les persuader de se contenter de danser sur la place. Pour eux, certaines danses sont des actes de religion.

J'étudie, dans le beau dictionnaire allemand de Brockaus un article sur les sémites (Juifs, Abyssins et Arabes) et les chamites: Egyptiens, Berbères, Libyens, Numides, Gétules; aux îles Canaries, les Guanches; sur la mer Rouge, les Gallas et Somalis; en Espagne, les Ibères, les Basques, les Turdetans, les Lusitaniens, les Cantabres, les Gascons; en Asie, l'Ibérie caucasienne, les Chanaanites.

Plusieurs de ces races diverses ont contribué à peupler l'Amé­rique.

Attente: aucun bateau ne vient du nord. Comment vais-je arranger mon voyage? Le bateau annoncé pour le 26 est ajourné sans date fixe. Le Brésil est le pays de la patience.

Je voudrais cependant. bien descendre jusqu'à Buenos-Ayres. J'ai un moyen; c'est de remonter d'abord jusqu'à Santos, pour prendre là le bateau des Messageries qui va au sud. Il paraît que le Saturno va remonter au nord le 29, c'est mon affaire; à Santos je trouverai l'Amazone ou un autre qui descend,

Le temps est beau. Mon thermomètre marque journellement 22 degrés le matin et 25 à midi. Tous les jours, vers neuf heures et demie du matin la brise s'élève, les rideaux de ma fenêtre me donnent le signal, ils s'agitent. C'est un moment de repos.

Je lis l'histoire du Brésil; j'en note ici un petit résumé, d'après Reclus et le manuel brésilien.

XXX. – Histoire. – Colonisation. – Défense de la colonie. – Formation de la civilisation. – La race lusitanienne, ses conquêtes, sa langue.

Découverte. - Un document attribue la découverte du Brésil à un certain Joao Ramalho, qui mourut à Sao Paulo en 1580, après un séjour prétendu de go ans dans le pays: (Luciano Cordeiro, l'Amérique et les Portugais).

Quoi qu'il en soit, l'histoire oublia ce prédécesseur de Colomb. Mais on sait que, grâce au voisinage relatif de l'Europe, le littoral bré­silien fut découvert au moins huit années après le passage de Christophe Colomb, par une expédition qui ne se dirigeait pas même vers le Nou­veau Monde.

Pedro Alvarez Cabral, cinglant au large pour contourner le con­tinent africain et pour prendre la route des Indes orientales en évitant la zone des calmes, rencontra une terre inattendue, qu'il crut être une île. Un port, qui a gardé son appellation première, Porto Seguro, s'ouvrait à ses navires. Il y laissa deux hommes, et sur une croix plantée près du port, il fit graver les armes de son souverain.

Le nom de Vera Cruz ou de Santa Cruz, qu'il donna à cette terre, ne se maintint que pour une rivière et une ville du voisinage. L'appellation populaire de Brasil, appliquée à la région mysté­rieuse, où croissaient les arbres de teintures, au bois rouge comme la braise, finit par s'attacher à la région nouvelle.

La terre brésilienne fut retrouvée l'année suivante, en 1501, par Amerigo Vespuci, à la baie de Todos os Santos, au bord de laquelle s'élève la moderne Bahia. Une fois connu, ce littoral reçut la visite de nombreux marins, portugais et normands.

Colonisation. - En 1532, Martin Alfonso de Souza fonda les premières colonies, Sao Vicente et Piranitinga, dans la province actuelle de Sao Paulo, non loin de la cité moderne de Santos.

D'autres groupes portugais s'établirent le long de la côte, et dès 1534, l'immense domaine royal était partagé en vastes capitaineries héréditaires.

En 1549, le roi don Joao III établissait un gouvernement général à Bahia.

La colonisation se fit de proche en proche, moins par des traités avec les indigènes, que par des conquêtes à main armée.

Pourtant, dés l'année où l'on fondait Bahia, les missionnaires Jésuites pénétraient dans l'intérieur pour catéchiser les naturels et commençaient le réseau d'explorations qui devaient les mener jusque dans le Paraguay, chez les Guaranys et dans la vallée du haut Amazone.

Mais si les Jésuites, protecteurs naturels des Indiens, appliquaient leurs efforts à défendre leurs missions et à garder leurs catéchumènes disciplinés, d'autre part les colons de Sao Paulo et des autres capi­taineries du sud et de Bahia, les Mamelucos, mêlés de blancs et d'indiennes, qui constituaient le gros de la population.portugaise, ne voyaient dans les indigènes que des esclaves à capturer et les pour­chassaient comme du gibier.

Défense de la colonie. - En même temps que les colons portugais procédaient par la violence à la prise de possession d'un territoire qu'ils eussent pu acquérir par de libres contrats, ils avaient à se défendre contre des rivaux étrangers, qui leur disputaient le riche domaine brésilien.

C'est ainsi qu'en 1557, ils reprirent aux Français la baie de Rio Janeiro, où ils fondèrent la cité qui devint plus tard la capitale des Etats-Unis du Brésil.

En 1615, encore sur les Français, ils reconquirent l'île de Maranhao, à l'est du golfe amazonien.

Il leur fallut aussi repousser maintes fois des corsaires français et anglais, et pendant trente années, de 1624 à 1654, ils virent se constituer à côté d'eux une autre colonie, celle des Hollandais, qui, après avoir capturé temporairement la capitale du Brésil, Bahia, établirent leur pouvoir sur toute la partie du littoral comprise entre le Rio Sao Francisco et le Rio Grande do Norte, avec Pernambuco pour chef-lieu, et possé­dèrent même pendant quelques années le Ceara et le Maranhao.

Les armées portugaises étant impuissantes à récupérer le territoire perdu, l'indépendance fut reconquise par les populations elles-mêmes, blancs, indiens et noirs, qui se révoltèrent contre les Hollandais et les expulsèrent de Pernambuco, après neuf années d'une guerre incessante. En 1661, le Portugal et la Hollande célébrèrent la paix, et depuis cette époque le Brésil n'a plus eu à combattre d'invasion étrangère, les deux expéditions françaises de Duclerc en 1710 et de Dugay-Trouin en 1711, dans la baie de Rio Janeiro, n'ayant été que de simples courses de pillage, qui n'ont pas été soutenues par l'Etat français. Dugay-Trouin prit la ville, qui dut payer une forte rançon. Louis XIV était absorbé par la guerre de la succession d'Espagne.

XXXI. – Formation de la nationalité. – L’élément noir. – La libération. – Les blancs au Brésil

L'intervention des indépendants de Pernambuco contre les domi­nateurs hollandais, avait été, dès le, milieu du 17e siècle, le premier indice de la formation d'une nationalité. Elle s'était alors révélée contre des étrangers d'origine, dé langue et de religion, mais pendant les cent cin­quante années qui suivirent, elle eut mainte occasion de se manifester contre les Portugais eux-mêmes, qualifiés de forains ou forasteiros.

Au commencement du 17e siècle, des insurrections de natifs se pro­duisirent avec des succès divers dans les provinces de Sao Paulo, de Minas Geraes, de Pernambuco.

Après la proclamation de l'indépendance américaine, les mouve­ments nationaux devinrent plus sérieux, et cette même année 1789 qui de l'autre côté de l'océan vit naître la révolution française, marqua au Brésil l'écrasement de la première conjuration républicaine, déjà pré­parée quelques années auparavant par les étudiants brésiliens, qui résidaient en France. Un des conspirateurs, Tiradentes, subit la peine du gibet en 1792. Aujourd'hui son souvenir est en honneur.

Cependant le régime portugais se maintint encore pendant plusieurs années, grâce aux conjonctures nouvelles que produisirent les guerres napoléoniennes. Fuyant le Portugal, le prince régent, don Joao dut émigrer au Brésil et faire de Rio Janeiro le chef-lieu de sa monarchie. Le Brésil prit le titre de royaume et l'on commença à considérer le Portugal lointain comme une dépendance de son ancienne colonie. Aussi l'orgueil de la nation se trouva vivement froissé quand le gouver­nement royal voulut rétablir l'ancien ordre des choses.

En 1817, une insurrection républicaine éclata dans Pernambuco, la ville patriotique par excellence. Puis en 1821, les cortès brésiliennes, s'opposant au départ de don Joao VI, furent dispersées par la force des baïonnettes; mais l'année suivante, le régent don Pedro eut à choisir entre le retour au Portugal et le trône impérial du Brésil indépendant. Il prit le trône.

Ainsi s'accomplit, presque sans lutte, la rupture définitive. La vaste colonie se détacha de la métropole, près de cent fois moins étendue, qui pendant trois siècles lui avait donné sa population, sa langue et ses mœurs: phénomène analogue à celui qui se présenta dans le monde antique, lorsque la puissante Carthage se fit indépendante de Tyr et que les colonies de la Sicile, de la Grande Grèce, des Gaules et de l'Ibérie s'émancipèrent de la tutelle hellénique.

L'élément noir. - Bien plus que les colons espagnols, les Portugais au Brésil se sont croisés de noirs. La proximité des deux côtes parallèles du Brésil et de la Guinée, a produit ce phénomène capital dans l'histoire de la race brésilienne.

Les esclaves noirs ont été importés dans les plantations brésiliennes par millions, et quoique les cargaisons de chair humaine ne comprissent d'ordinaire qu'un petit nombre de femmes, moins utiles que les hommes pour le dur travail des champs, des familles se constituèrent, les nais­sances égalisèrent les sexes et les croisements de race à race devinrent fréquents. On peut dire que la nation brésilienne, prise dans son ensemble, est de sang mêle, quoique la majorité se dise blanche d'origine. Les sentiments de vanité expliquent suffisamment que les familles se récla­ment de leurs ancêtres libres et non de ceux qui furent esclaves.

La libération. - Le Brésil, parmi les pays à civilisation européenne, maintînt le plus longtemps l'esclavage des Africains.

Après avoir proclamé leur indépendance nationale, les Brésiliens pratiquaient encore légalement la traite des nègres. Il fallut, en 1826, la pression menaçante du gouvernement anglais pour que ce commerce fût officiellement aboli. Mais la convention ne fut pas observée et la traite continua en dépit des croisières britanniques…

La certitude de recevoir sur les marchés brésiliens la somme de 400 francs pour chaque «paire de bras», achetée cent francs sur la côte de Guinée, avivait le commerce des négriers, et l'on importait tous les ans de 50.000 à 80.000 esclaves: on évalue à plus d'un million et demi les noirs importés au Brésil de 1826 à 1851, en violation des traités.

Mais le gouvernement lui-même, poussé par la volonté nationale, dut sévir à la fin et interdire cette importation barbare.

Dès lors, le nombre des asservis diminua rapidement par les affran­chissements et par la mortalité qui frappait les travailleurs noirs. En 1851, on évaluait à 2.200.000 la population servile de l'empire: elle n'était plus que de 1.500.000 en 1871.

Sous la pression de l'opinion publique, nationale et étrangère, les affranchissements devenaient de plus en plus nombreux.

En 1860, les couvents bénédictins libéraient leurs seize cents esclaves. Les hôpitaux et diverses administrations les imitaient.

Enfin en 1871 fut promulguée la loi d'émancipation progressive, qui devait amener l'extinction de la servitude dans l'espace d'une géné­ration. On proclamait la «liberté du ventre», c'est-à-dire que tous les enfants à naître étaient déclarés libres, mais sous la tutelle de leurs maîtres, qui pouvaient utiliser les services de l'affranchi jusqu'à ce qu'il eut atteint l'âge de 21 ans. Par la même loi, on libérait tous les esclaves de l'Etat et de la Couronne.

L'ancien régime ne pouvait plus se soutenir longtemps, et malgré la résistance des planteurs, le parlement abolit définitivement la servitude en 1888. L'émancipation proclamée s'étendait à 740.000 individus; en vingt années, le nombre des esclaves avait diminué de moitié.

Les Blancs au Brésil. - Sur environ vingt millions d'hommes que ren­ferme le Brésil, un peu plus du tiers se rangent parmi les Brancos ou Blancs: on les divise naturellement en Brasileiros et Europeos.

Les Brasileiros ou Brésiliens, dont beaucoup sont plus ou moins associés en réalité au sang indien et au sang nègre, descendent des Por­tugais du Portugal et des Portugais des îles. Les Açores, Madère, l'archi­pel du Cap-Vert, petites Lusitanies égarées dans l'Atlantique, ont, toutes réunies, 5oo.ooo âmes à peine, mais elles émigrèrent tant, elles émigrent toujours tellement au Brésil, que leur part à la formation de la nation brésilienne est presque prépondérante.

Des Açores partirent notamment les premiers colons des pays qui sont devenus le Rio-grande-do-Sul et Santa-Catharina.

Avec les Portugais continentaux ou insulaires arrivèrent aussi, dans les années vieilles maintenant de plus de trois siècles qui furent l'aurore du Brésil, un certain nombre de Juifs et des Siganos ou Bohémiens, qui faisaient le métier de maquignons. Ce furent là les éléments dont naquit la nation; et déjà que de brigands chez ces aventuriers, que de vils trompeurs chez ces Juifs et ces Tziganes! D'autres éléments impurs vinrent des cachots portugais, un décret royal ayant fait de Santa-Cruz un asile pour tous les condamnés lusitaniens, hormis ceux qu'on avait 'convaincus d'hérésie, de haute trahison, de fausse monnaie ou de crimes contre nature.

Voilà comment l'énorme empire commença d'être colonisé par le petit Reno de noventa leguas ou royaume de quatre-vingt dix lieues, comme les Brésiliens aiment à surnommer le Portugal; ils l'appellent aussi dérisoirement Terrinha, la petite terre, le petit pays.

Les Europeos ou Européens viennent avant tout du Portugal et, depuis peu d'années, de l'Italie; puis d_ e l'Allemagne et, en moindre nombre, d'Espagne (surtout de Galice), de France, d'Angleterre, puis de tout pays sur la terre habitable.

Ce sont surtout les Portugais, race virile et dure, qui soutiennent le Brésil; ils y retrouvent leur langue, leurs usages. Ils en supportent mieux le climat que les autres enfants de l'Europe, d'ailleurs une partie sort des terres chaudes, des îles du Cap-Vert, de Madère, des Açores, mais le plus grand nombre arrive par Porto et vient du Portugal septen­trional. Les Portugais qui se fixent au Brésil sont en moyenne au nombre de dix à douze mille par an. Les Brésiliens les trouvent lourds et rustiques; ils les appellent pé-dé-Chumbo ou pieds-de-plomb, et se donnent à eux-mémes, par opposition le nom de pé-dé-Cabra ou pieds­de-chèvre.

Par une autre opposition, si les Brasileiros sont des filhos do Terra, fils du pays, les Portugais sont des filhos do Reino, des fils du Royaume. On les surnomme aussi Marinheiros, marins, c'eat-à-dire venus par mer, et avec une intention méchante; Gallegos, Galiciens, en d'autres termes, grossiers, lourdauds, bien que les Galiciens soient des hommes bons, dignes, simples, fidèles, durs à l'ouvrage.

Quelque ressemblants que soient ces deux éléments principaux de la race blanche au Brésil, avec la même langue, la même religion catho­lique et, du moins du coté paternel, les mêmes glorieux ancêtres, Brési­liens et Portugais s'aiment médiocrement, de même qu'avant l'émancipation les Lusitaniens d'Europe tyrannisèrent ceux d'Amérique, ainsi depuis le jour où Don Pedro jeta le cri fameux d' «Independencla o morte!» en 1822, les filhos do Terra ont fait plus d'une fois sentir le poids d'une injuste colère aux filhos do Reino, qui vivent au Brésil. Ainsi les Yankees détestent les Anglais, et les Espagnols ne sont pas aimés dans l'Amérique où résonne le castillan.

L'immigration italienne, d'abord plus faible que celle du Portugal, au temps où écrivait Reclus en 1886, est devenue maintenant beaucoup plus importante; puis vient l'allemande, qui commença par quelques familles en 1825, et qui s'est développée pendant plus d'un demi siècle. Elle vient de la Prusse rhénane, de la Westphalie, de la Poméranie, de Bade et de la Bohème.

Italie et Germanie envoient surtout à la grande république lusitano-nègre des agriculteurs qui font souche de paysans et de bourgeois, chose rare dans ce Brésil qui longtemps n'eut que des fonctionnaires, des soldats, des commerçants, des planteurs, des mineurs, des esclaves. Dans le Rio-grande-do-Sul et le pays de Santa Catharina, les colonies alle­mandes formaient récemment encore une petite nation gardant une fidélité presque entière à son origine, une espèce d'État dans l'État; mais les Italiens envahissent aujourd'hui les mêmes provinces méridionales; ils y viennent beaucoup plus nombreux, paysans et ouvriers aussi, très prolifiques et bien adaptés au climat; ils prennent vite la langue du pays, qui ressemble à la leur.

Les colonies allemandes n'ont prospéré que dans la région méridio­nale; ailleurs elles ont péri, soit par le climat, la fièvre des forêts et des marais, soit par le manque de secours de l'État et la pression du désert, soit encore par l'avidité des compagnies d'émigration et la mauvaise foi des grands propriétaires, qui sont de vrais seigneurs féodaux. La moitié du Brésil appartient à six mille fazendeiros dont les fazendas, cultivées jadis par des esclaves, s'étendent sur des campos sans fin dans un océan de forêts.

Dans les mêmes proportions, la France appartiendrait à 775 propriétaires.

Les Juifs ne manquent pas non plus au Brésil; déjà sous la domi­nation hollandaise, ils étaient puissants à Pernambuco, et si plus tard l'inquisition les poursuivit et les brûla par centaines, la plupart avaient abjuré et s'étaient mêlés au reste de la population; maintenant, ils reviennent plus nombreux qu'autrefois, surtout d'Allemagne et de Russie.

Dans ce cadre si varié, les Brésiliens se distinguent par un caractère original. Physiquement, ils ne sont pas dégénérés, et sur les plateaux Ils se signalent par la haute taille, la vigueur et l'adresse.

On dit les lusitaniens d'Amérique patients, résignés, longanimes, persévérants, doux et pacifiques, malgré les guerres fréquentes dans les­quelles ils ont été entraînés. (Reclus).

La race lusitanienne, ses conquêtes, sa langue. - Les Portugais d'Europe sont issus d'éléments ibères, celtiques, romains et goths, avec un mélange de sang berbère, de sang arabe et même de sang nègre.

On peut dire qu'ils ont fait grand. Comme les marins des vieux Pharaons, ils ont reconnu les côtes d'Afrique et doublé le cap de Bonne­Espérance. Ils ont changé les voies du commerce vers l'Inde et dominé l'Océan.

Alors le grand Camoëns parlait ainsi de ses vaillants compagnons d'armes: «Voyez, ils vont joyeux, par mille routes, pareils aux lions bondissants et aux taureaux sauvages, livrant leur vie à la faim, aux veilles, au fer, au feu, aux flèches, aux boulets, aux régions brulantes, aux plages froides, aux coups des idolâtres et des Maures, à des périls inconnus des hommes, aux naufrages, aux poissons, à la mer profonde.»

Maintenant la puissance du petit royaume lusitanien n'est qu'un souvenir. Son ardeur a disparu, il souffre de la mollesse et de l'anarchie, et l'énergie de la nation s'est portée de l'autre côté de l'Atlantique, au Brésil: là, le Portugal a fondé un nouveau peuple qui compte déjà quatre fois plus d'hommes que la mère patrie, sur un territoire près de cent fois plus vaste, et le plus fécond de la terre!

Il y a déjà quatre ou cinq cents ans que les ambitions du Portugal sont au delà des mers et que ce peuple aventureux vit surtout hors d'Europe. Resserrés entre l'Atlantique et l'Espagne, les Portugais aimèrent mieux tenter les flots que de lutter sans espoir contre les Espagnols; et, constamment ils tendirent vers trois plages étrangères.

D'abord, vers l'Afrique, la patrie des ennemis héréditaires, des Mauros ou infidèles, des vaincus de la grande lutte d'Ourique; et là, s'ils ont du renoncer à soumettre les vallées marocaines (comme l'Espagne l'a dû faire aussi), ils ont dominé longtemps et dominent encore sur de lon­gues plages du pays des Noirs foulées par eux avant toute autre nation de l'Europe; or, il fallait alors un courage éminent pour s'aventurer le long de l'Afrique, les marins craignant de devenir tout à coup des nègres sous ce climat suivant une croyance traditionnelle qui régnait en Europe.

Après l'Afrique, les Lusitaniens soumirent une partie du monde oriental, l'Arabie, l'Inde et labelle île de Ceylan.

Mais le Brésil, tout d'abord, méprisé, s'emplissait d'aventuriers qui s'unissaient aux Indiennes par des unions fécondes, et plus tard avec les négresses qu'on importa d'Afrique. Ce noyau d'enfants perdus, 'de brigands, de marchands, de bàtards, cet entremêlement de bruns, de rouges et de noirs, devint l'un des plus grands empires de la terre, tandis que le Portugal restait l'un de ses plus petits royaumes.

Les immigrants lusitaniens ne prospèrent pas seulement dans les contrées tempérées de l'immense Brésil, sur les plateaux du Sud et dans les hautes plaines des Minas Geraes; ils fondent aussi des familles sur le littoral brûlant, et jusque sous l'Equateur, dans la vallée des Amazones. Le Portugais est bien l'homme d'Europe qui se plie le mieux aux Tro­piques. On attribue sa puissance d'acclimatation aux éléments berbères, arabes et noirs entrés dans la composition de la race.

La langue portugaise se détacha visiblement des autres dialectes romans d'Ibérie vers le milieu du XIIIe siècle. Elle vient du latin, mais un grand nombre de ses mots s'éloignent de leur racine par la perte d'une consonne, surtout l et n; par exemple dor est la contraction de dolor, par suite de la chute de la lettre l; lembrar est un adoucissement de rememorare…

En dehors du Portugal, on parle portugais dans les colonies lusi­taniennes, au Brésil, et sur des plages d'où la domination de Lisbonne a depuis longtemps disparu, comme à Malacca; vingt-cinq millions d'hommes, au moins, l'ont pour idiome national. (Onêsime Reclus: La terre à vol d'oiseau).

Les mamalucos. - A l'arrivée des Conquistadores, les Indiens dominants étaient les Tupis, de la même race que les Guaranis; les autres appartenaient pour la plupart à la famille des Tapuyas.

Ainsi que dans l'Amérique espagnole, les Indiens du Brésil se divi­sent en Indiens soumis et Indios bravos ou Indios do matto, ce qui veut dire Indiens du bois. Dans les solitudes du Minas Geraes errent encore les Botocudos, sauvages hideux qui se passent dans la lèvre inférieure un énorme disque de bois, en portugais, botaque. On pourrait nommer cent autres tribus. Le dénombrement de 1872 comptait 400.000 Indiens soumis, et il supposait un million d'Indiens sauvages.

En s'alliant aux premiers rôdeurs portugais, les Tupis donnèrent naissance à des guerriers sans merci, à des cavaliers rapides qu'on nomma Mamalucos ou Mameloucs, à cause de la cruauté de leurs razzias; peu à peu ce nom gagna tous les sang-mêlé du Blanc et de l'Indien. Ces hommes vaillants explorèrent et conquirent l'intérieur. C'est à eux que la Lusitanie tropicale doit d'être un empire immense au lieu de se borner à un étroit littoral comme le Portugal d'Europe, Ce sont leurs aventures, leurs coups de main, leurs pillages, qui lentement portèrent le Brésil vers le centre et vers le Sud du demi-continent, sur des plateaux, dans des vallées qui semblaient d'abord devoir tomber aux mains des Castillans ou rester aux Indiens Guaranis.

Ravisseurs et pillards, ils firent surtout la chasse à l'homme, et rien qu'en deux ans de 1628 à 1630, ils amenèrent 60.000 Indiens enchaînés au marché de Rio de Janeiro:

Les Paulistes ou gens de Sao Paulo, qui découvrirent tant de mines, reconnurent tant de rivières, fondèrent tant de bourgs et de villes, sont. en majorité Mamalucos d'origine, comme les Mineiros du Minas Geraes, qui ont aussi beaucoup de sang mamelouc dans le cœur. Ils dépassent les autres Brésiliens en activité, souplesse et courage, et ils émigrent facile­ment par bandes dans tout le Brésil.

Les mamalucos se sont amollis avec le temps et particulièrement après le croisement avec les nègres.

Les caboclos. - Le caboclo est le paysan brésilien. Je l'ai rencon­tré partout dans mon voyage. C'est la race issue des croisements entre les Indiens, les nègres et les premiers immigrants- européens (Portugais, Polonais, Allemands et Italiens, surtout les Portugais). Cela forme un type bizarre dont les caractéristiques principales sont une grande non-chalence, le manque de besoins et un enfantillage mêlé de superstitions.

Ils savent rester des heures accroupis au soleil sans faire quoi que ce soit. On ne peut guère les employer comme travailleurs à la journée, à moins de les surveiller sans interruption. Si on les abandonne un instant, au retour on les trouvera tous assis dans un doux farniente.

Ce sont pourtant des bûcherons de premier ordre. Ils manient la hache avec une force et une dextérité incomparables. C'est merveille de les voir mettre à bas en quelques minutes un des gros géants de la forêt vierge.

Ils vivent avec une simplicité primitive. Ils ont souvent de 12 à 15 enfants, et ils habitent dans une pauvre case dont les murs en bois et les toits en feuilles de palmiers les protègent approximativement contre les intempéries. Ils y dorment beaucoup, couchés sur un lit de feuilles sèches' ou dans un hamac en jonc. Ils mangent peu. Leur nourriture se compose de bananes, de farine de manioc bouillie dans l'eau et de fejans. Quand par hasard l'homme a gagné un peu d'argent, il ajoute à ce frugal repas un peu de viande sèche (carne secca) et la plus grande abondance possible de cachaça (l'eau-de-vie de cannes). Autour de la, case, une demi-douzaine de poules et quelquefois un ou deux porcelets se promènent dans leur plantation, si l'on peut appeler ainsi un champ exigu où l'on trouve quelques bananiers et caféiers, un carré de manioc, un autre de féjans et quelques cannes à sucre.

Ces quelques plantes nourriront la famille. Le manioc servira de pain, les féjans formeront le ragoût, on boira le café sucré avec la canne.

On pourrait croire qu'avec cette nourriture ces gens sont incapables de tout travail énergique, il n'en est rien. Quand ils veulent, ils mon­trent une force et une vigueur que nous ne trouverions pas chez beaucoup de nos paysans.

Ils se livrent passionnément à la chasse et y sont habiles. C'est un instinct d'origine.

Ils aiment la danse, comme beaucoup de peuples primitifs. Dans une fête, ils passeront très bien deux nuits et une journée à danser, soutenus seulement par la cachaça et quelques sucreries avariées ven­dues par le négoce voisin.

Ces fêtes dansantes, qu'on nomme battida, fandango ou bailinha sont assez fréquentes. Un caboclo a fini sa récolte de manioc, il donne un bailinha (petit bal); un autre vient de refaire le toit de sa maison ou de lancer une pirogue neuve sur le rio, il donne un fandango; souvent aussi, c'est à l'occasion d'un baptême que ces fêtes ont lieu.

Les baptêmes se font avec une grande solennité au Brésil. On attache là une bien plus grande importance que chez nous au titre de parrain et de marraine Il en est de même au Congo; je ne sais pas d'où vient cette analogie.

Un parrain et une marraine deviennent au Brésil le compadre et la comadre du père et de la mère de l'enfant. Entre eux, ils ne se donneront plus que ce titre et le compadre sera considéré dans la famille à l'égal des plus proches parents. Les parents qui demandent un parrain croient lui faire un grand honneur, et ce serait une injure mortelle de refuser.

Le baptême est suivi d'un repas bien relevé par la cachaça. Le soir on tire des fusées (des foguettes) et l'on danse.

Quelque vieux musicien fait grincer les cordes d'un petit violon. On valse, on polke, on exécute les marches du pays en chantant.

Le caboclo met pour ces grands jours les souliers, qui sont pour lui un vêtement de luxe.

La langue générale. - Nous cherchons en Europe une langue générale. Nous inventons le Volapuk et l'Esperanto; les nègres de l'Afrique et les Indiens de l'Amérique nous ont devancés.

Presque toutes les tribus du centre africain comprennent et parlent le kiswahili, un idiome de la côte du Zanguebar, que les Arabes ont porté dans l'intérieur. C'est là un grand avantage pour l'évangélisation et l'organisation de ces peuplades.

Les Indiens du Brésil ont aussi leur langue générale, c'est le Tupi, qui sert aux relations des tribus entre elles et avec les Portugais dans une grande partie du bassin de l'Amazone.

C'est aux missionnaires que le Tupi doit sa vaste diffusion. Voyant l'impossibilité de prêcher chacune des tribus du Brésil dans son idiome, ils ont cherché une langue indigène qui pùt devenir de proche en proche un organe d'entente sur l'immense terre de Santa-Cruz. Ils choisirent le Tupi, devenu alors le sabir3) du Brésil, en attendant que l'empire perde tous ses patois devant le néo-latin du grand Camoens, tel qu'il se parle au Rio de Janeiro, avec plus de richesse encore qu'au Portugal, grâce à de nombreux mots empruntés aux langues indiennes et aux jargons nègres apportés jadis par les cargaisons vivantes.

En réalité, cette lingoa geral n'est qu'un dialecte du guarani, chose toute naturelle puisque les Guaraniens, aujourd'hui si menacés de mourir, régnaient, il y a quatre cents ans, de l'Uruguay aux Antilles. Elle diffère peu du paraguayen ou du langage indigène du Corrientes et du Sao-Paulo, et pendant la guerre de la Triple Alliance, les officiers brésiliens nés sur l'Amazone et le Rio Negro comprenaient sans peine leurs ennemis les soldats de' Lopez. La lingoa geral a bien reçu des éléments portugais, et le guarani méridional des éléments espagnols, mais ni le lusitanien au nord, ni le castillan au sud, n'ont beaucoup altéré le vieil idiome indien.

XXXII. – Pronostics. – Les chemins de fer. – Le commerce. – La culture. – Les latifundia

Une ère de progrès illimité s'ouvre pour le Brésil. Qu'il égale seule­ment sa mère-patrie, le Portugal, en densité de population, et déjà 400 millions d'hommes en occuperont le sol; qu'il soit peuplé comme les îles britanniques, il aura un milliard d'habitants. Et certes, le Brésil a tous les avantages naturels de la terre, du climat, des produits, pour qu'il puisse suffire amplement aux besoins des foules qui viendront s'y presser un jour.

Tel est le pronostic flatteur de Reclus. Je pense qu'il faut en rabattre un peu. Les forêts actuelles me paraissent un élément nécessaire au Brésil. Quand elles seront trop réduites, par l'accroissement de la population et de la culture, la fraîcheur et les pluies manqueront au Brésil, et certains plateaux y deviendront un sahara torride.

On sait ce que le déboiseraient a produit en Palestine, en Grèce et même en Castille.

Grâce aux différences du relief et des latitudes, les gens de toute ori­gine trouvent au Brésil le milieu qui convient à leur plein développement. Sauf les régions arctiques, les Etats-Unis du Brésil résument la surface entière de la planète. Toutes les formes végétales de la zône torride et des zones tempérées y prospèrent. A la flore brésilienne, déjà si prodigieuse­ment riche, s'ajoutent par l'acclimatation les flores de tout le reste du monde.

Pour les hommes, comme pour les plantes, le Brésil est une terre promise et déjà, plus qu'en aucune autre contrée de la terre, l'humanité, représentée par blancs, jaunes et noirs, s'y est connue et fraternellement réconciliée.

Les chemins de fer. - Au Brésil, comme aux Etats-Unis, les néces­sités du commerce ont obligé les habitants à se construire des voies ferrées avant qu'ils aient pu remplacer leurs pistes par de bonnes routés carrossables.

Les prétendues grandes routes qui réunissent Rio aux Minas, au Goyaz, au Matto Grosso, ne sont que de larges rubans de roche ou de terre, serpentant dans les fonds et sur les collines, rayés d'ornières pro­fondes dans les régions humides.

Sur ces routes poudreuses, boueuses ou rocailleuses, six, huit ou dix paires de bœufs traînent lentement leurs chars aux roues chantantes. Le Brésil inaugura sa première voie ferrée en 1856. Elle s'arrêtait au bas de la Serra do Mar. Mais peu d'années après on triompha de l'obstacle en surmontant par de fortes rampes et seize tunnels, la chaîne qui séparait Rio de la vallée du Parahyba. Désormais on possédait le tronc initial sur lequel viendraient s'embrancher les autres lignes commu­niquant avec la capitale.

Depuis cette époque, les voies ferrées ont déjà franchi le rempart côtier de la Serra do Mar sur cinq points. Elles ont également traversé les chatnes moyennes, la Serra de Mantiguerro e la Serra de Espinhaço.

L'embranchement de Ouro Preto passe à 1362 mètres de hauteur. Maintenant les réseaux de Rio et de Santos sont reliés entre eux par la grande ligne de Sao Paulo.

Plusieurs capitales des États du nord sont aussi reliées entre elles Natal, Parahyba, Récife, Maceio.

Le Réseau de Rio pénètre au loin dans les Minas Geraes et se pro­longe chaque année d'une ou deux étapes. Il ira rejoindre Goyaz.

Celui de Sao Paulo a déjà atteint les cours navigables du Rio Grande, du Pardo, du Tiété. Il ira rejoindre Cuyaba.

On travaille aussi a relier Sao Paulo au sud, jusqu'à Montevideo. Encore cinq ou six ans peut-être et l'on ira par les voies ferrées de Pernambuco à l'Uruguay et de Rio de Janeiro aux frontières du Pérou. Jusqu'ici pour aller de Rio à la province de Matto Grosso, il faut encore descendre par mer à Buenos-Aires et de là remonter le Paraguay et le Sao Laurenço. C'est un voyage infini, et, pour envoyer des troupes, le Brésil a besoin de la permission de l'Argentine. C'est peu commode en cas de révolution:

Parmi les lignes nombreuses qui sont en construction, deux surtout sont des couvres de grande allure: celle qui va relier Saint-Paul aux républiques du Sud en passant par l'état de Rio-Grande; et celle qui va préparer la grande traversée de l'Amérique en allant de Rio de Janeiro à la frontière bolivienne.

Elles sont toutes deux en bonne voie. Celle de Saint-Paul à Rio-Grande et à l'Uruguay est si avancée qu'on peut espérer de la voir terminée en 1909. On ira alors directement de Rio de Janeiro à Montevideo.

C'est une société sérieuse, la Compagnie auxiliaire des chemins de fer (société belge), qui poursuit les travaux de raccordement. Elle a placé en France une bonne part de ses actions, grâce au concours de la Société Générale. Elle a dans son conseil d'administration plusieurs français M. Decrais, ancien ministre de France au Brésil, l'ingénieur Genty, M. Mougeot, vice-président de la Chambre des députés et M. du Chay­lard, ancien consul général à Rio et ministre plénipotentiaire.

Cette ligne contribuera grandement au développement du commerce de tout le Brésil du Sud.

L'autre ligne à grande allure est celle qu'on appelle le Nord-Ouest du Brésil. Elle va relier Rio de Janeiro à la frontière bolivienne. Elle va atteindre bientôt le Rio Parana, frontière de l'état de Matto Grosso. Reste à construire le tronçon important qui traversera tout le Matto Grosso jusqu'à la Colombie, de Itapura à Corumba. La Compagnie vient d'émettre des actions avec le concours de la Société Générale. C'est un millier de kilomètres de voies à construire en un pays neuf et presque inhabité, mais boisé et fertile. On le fera en six sections et on espère y arriver en trois ou quatre ans.

L'Etat de Saint-Paul, traversé en entier par les nouvelles lignes est appelé à prendre un immense essor. Il aura une sorte d'hégémonie sur le commerce de l'Amérique du Sud.

Le réseau ferré de l'Etat de Saint-Paul équivaudra au quart de la totalité des chemins de fer brésiliens. Il comprendra, après l'achèvement des travaux en cours, environ 4.800 kilomètres de lignes.

De Saint-Paul au Matto Grosso, il y a 880 kilomètres, qu'on peut franchir en un jour.

La traversée de l'Etat de Matto Grosso, du Rio Parana à Corumba, représente une distance à peu près pareille; on voit donc qu'une fois le chemin de fer Nord-Ouest terminé, deux jours suffiront pour aller de Saint-Paul à Corumba, point le plus central du continent sud-américain. Lorsqu'on pense que lors de la guerre du Paraguay, la colonne expéditionnaire chargée d'opérer dans le Sud de Matto Grosso, mit plus de deux ans pour aller jusqu'à Miranda, qu'elle n'atteignit qu'après une marche très pénible et après avoir perdu le tiers de son effectif, cela suffit pour démontrer l'importance stratégique et internationale du chemin de fer du Nord-Ouest du Brésil.

Le commerce. - Depuis la fin du régime colonial, le commerce. brésilien a certainement décuplé. Si gênants que soient les tarifs des douanes, du moins les échanges ne sont plus interdits, comme ils l'étaient jusqu'en 1808. Une compagnie financière possédait alors le monopole du commerce du Brésil. Le commerce a prospéré, malgré les révolu­tions, les spéculations effrénées et les malversations de toutes sortes. Il s'élève aujourd'hui à un milliard et demi de francs.

La table des entrées et sorties de navires en un an donnera une idée assez exacte de l'importance relative du commerce des diverses nations avec le Brésil.

Entrée des navires en 1903

Anglais 818

Allemands 388

Français 168

Argentins 125

Norwégiens 77

Italiens 67

La culture. - L'agriculture courante, en dehors des grands domai­nes utilisés pour les plantes industrielles, est un travail tout rudimen­taire, imité des anciens Tupis; il faut y voir le pillage du sol plutôt qu'une industrie régulière. On y gaspille les arbres et on le regrettera plus tard.

Chaque cultivateur obtient en abondance, par la simple routine des travaux agricoles, les denrées nécessaires à son alimentation: le manioc, les haricots noirs, le riz, le maïs, les bananes, les patates, les ignames.

Le plat fondamental des tables brésiliennes, la feijoada, également chère aux Portugais, est un mélange un peu chaotique de manioc, de haricots noirs et de riz, avec de la viande sèche (carne secca), importée du Rio Grande ou des régions platéennes. Les visages des sud-améri­cains s'épanouissaient sur le bateau quand on nous servait de la féijoade; descendaient-ils donc d'Esaü pour aimer tant ces lentilles peu succulentes!

On sait, depuis Humboldt, l'énorme quantité de substance alimen­taire que produit une bananerie de peu détendue. un hectare, compre­nant 320 pieds, à deux régimes par pied, donne en moyenne plus de 38 tonnes, ou trente-huit mille kilos de bananes.

Les latifundia. - Les traditions de l'ancien Brésil monarchique se sont perpétuées pour la division du sol. Les rois avaient d'abord partagé la terre en grands fiefs ou capitaineries, et plus tard, quand la propriété directe de la contrée revint au pouvoir royal, celui-ci distribua ces pro­priétés conformément à son caprice, en concédant des sesmarias ou parties de propriétés généralement fort étendues.

La nation ne possède que très peu de terres libres, tandis que un petit nombre de seigneurs détiennent d'immenses étendues, dont ils ne connaissent pas même les limites.

Le travail se ferait mieux si ces régions fécondes, détenues par un seul, étaient réparties entre les matutos ou petits cultivateurs.

Quant au régime de la parceria ou du métayage, il est mal accueilli par les cultivateurs venus de l'Ancien Monde pour être propriétaires. Là est la grande question pour l'avenir immédiat du Brésil. Les travailleurs réclament la terre, ils la prennent même en certains endroits et la cultivent de force. Les détenteurs ou les titulaires la reprennent ou cherchent à la reprendre.

Des colons reçoivent ou achètent des terres aux bureaux de l'Etat. Il arrive que les propriétaires réclament et reprennent ces terres, des colons ont dû s'en aller sans même être indemnisés.

Bien des Italiens, désappointés par ce régime, ont quitté le Brésil pour aller à l'Argentine où la vente des terres par lots est mieux organisée.

Après l'abolition de l'esclavage, lorsque les planteurs virent s'enfuir presque tous les nègres de leurs ateliers, ils accusaient de paresse ces esclaves d'hier; mais ceux-ci, las de travailler pour un maître, s'étaient retirés dans quelque clairière de la forêt, où ils vivent avec leur famille et quelques animaux domestiques, cultivant leur petit champ de bana­niers, de haricots et de manioc, sans négliger les fleurs auprès de la cabane. Cependant, nombre d'anciens esclaves sont revenus depuis sur les plantations natales.

XXXIII. – Le bois. – Le bétail. – Les mines. – Les diamants

Tous les Etats du littoral sont riches en bois de construction, de teinture, d'ébénisterie. C'est à un arbre de teinture, l'echinata coesalpinia, dont le tissu vasculaire est rouge comme braise, que le Brésil a dû son nom.

Un autre, le Jacaranda, a la fibre noire si belle, qu'on l'appelle le bois saint, palo santo, en français palissandre. On s'en est abondamment servi pour les meubles d'église et de sacristie au Brésil, au Portugal, en Espagne.

Malheureusement le Brésil a trop gaspillé ses bois et déjà il est obligé d'importer des sapins de Norwège pour ses constructions.

Pour le bétail, chevaux et bêtes à corne, le Brésil reste inférieur à l'Argentine, quoique, sur les plateaux du centre et dans les campos du sud, il possède des terrains de pâture en superficie presque égale.

Un de ces Etats, le Rio grande do sul, poursuit l'élevage avec la même activité que les contrées platéennes et fournit à Rio, à Santos et aux autres villes de la région tropicale de petites mules infatigables à la course et d'une merveilleuse force d'endurance.

Le Goyaz, le Matto grosso, le Minas envoient au littoral leurs boiadas ou troupeaux de bœufs, cheminant par courtes étapes et paissant dans la brousse, des deux côtés de la piste accoutumée.

Dans les régions centrales du Brésil, ces animaux appartiennent à deux races régionales, qui sont améliorées par les vaches de Jersey et les taureaux anglais.

On estime à environ 18 millions le nombre des bêtes à cornes au Brésil.

Dans l'Etat de Minas, l'industrie fromagère a pris un grand dévelop­pement. Sur toutes les tables au Brésil on trouve du fromage de Minas.

Les mines. - Au XVIIIe siècle, le travail des mines fournissait une exportation considérable. Comparé au Chili et au Pérou, les pays de l'argent, le Brésil était le pays de l'or.

Dès le premier siècle de l'occupation, les Portugais avaient décou­vert des mines aurifères, notamment à Taubaté, entre Rio et Sao Paulo, et bientôt les Paulistes, poursuivant leurs recherches vers le nord et vers l'ouest, signalèrent des rios de ouro dans presque toutes les parties du territoire immense compris entre les Andes et le littoral de Bahia. La plupart de ces gisements sont aujourd'hui abandonnés.

Les mines de Goyaz, qui fournirent au siècle dernier de très fortes quantités de métal, ne sont plus exploitées que par un petit nombre de faiscadores ou orpailleurs, sans autres instruments que le pic et la battée.

La presque totalité du métal jaune exporté du Brésil provient de Minas Geraes, l'Etat minier par excellence, dont le nom même veut dire «Mines générales».

Le lavage des sables et des graviers ou cascalhos (cailloux), détachés des roches aurifères recouvertes presque partout par le conglomérat ferrugineux de la cangue, commença vers la fin du XVIIe siècle.

Dès 1698, le pic entamait les montagnes d'Ouro Preto (or noir). Les chercheurs d'or s'étaient emparés des indigènes, qu'ils faisaient travailler sous le fouet au creusement et au lavage des terrains; disposant de cette main d'œuvre gratuite, ils firent accomplir des travaux prodigieux avec les moyens industriels les plus primitifs. On fouilla presque partout le sol sur une longueur de 450 kilomètres et une largueur de 220 des deux côtés de la chaîne épinière, Serra do Espinhaço et dans les vallées tributaires du Rio das Velhas, la rivière des Vieilles.

Pendant la période de prospérité, les potentats des Minas Geraes vivaient avec ce faste insolent, qui de tout temps distingua les parvenus enrichis rapidement. Des propriétaires se faisaient bâtir des palais où chaque jour la table était somptueusement servie pour les amis et les passants.

Lorsque le capitaine général visitait un de ces riches mineurs, on lui offrait d'ordinaire un plat de cangica (bouillie de maïs), où les grains de maïs étaient remplacés par des pépites d'or.

Pour la procession du Saint-Sacrement, on employait des chevaux ferrés en or. Les plaideurs appuyaient leur suppliques en offrant des bananes pleines d'or à leurs juges.

La production totale pour l'ensemble du Brésil parait n'avoir été guère inférieure à trois milliards.

Le rendement annuel est évalué de 4 à 8 millions par an; en 1907, 7 millions 200.000 francs environ.

La plupart des compagnies qui exploitent le minerai sont. constituées en Angleterre, et leurs opérations se limitent à la région des Minas. Elles ne font plus exploiter les alluvions des rivières, mais elles attaquent les roches mêmes, en poursuivant les veines pyriteuses jusqu'à de grandes distances et à plusieurs centaines de mètres en profondeur.

Des chemins de fer, des plans inclinés transportent le minerai jusqu'aux bocards (moulins spéciaux), où l'eau des rivières et des canaux permet le lavage et la lévigation des pierres concassées.

La diminution du rendement et le prix croissant de la main d'œuvre ont graduellement ralenti les travaux. Cependant l'industrie rémunère encore les capitaux étrangers.

- La recherche des diamants au Brésil a donné lieu à beaucoup de mécomptes, la découverte des mines de l'Afrique méridionale ayant soudain ruiné l'industrie brésilienne.

Les premiers explorateurs des Minas ne cherchaient que des pierres vertes et ceux qui découvrirent les diamants ne connaissaient pas d'abord la valeur de ces cailloux transparents, qui servaient de jouets aux enfants indiens.

En 1733, le gouvernement, fidèle à son principe de ne voir dans le Brésil que sa vacca de leite (sa vache à lait), se déclara seul propriétaire des terrains diamantifères et fit tracer autour du Diamantina une circon­férence de 42 lieues, indiquant les limites du terrain interdit. On n'y pou­vait pas creuser les fondations d'une maison sans la présence de quatre fonctionnaires.

Sous le régime actuel, la recherche du précieux cristal est devenue libre.

Les garimpeiros ou chercheurs de diamants ont découvert la pierre précieuse non seulement dans les Minas, mais aussi dans le Matto Grosso et dans le Bahia occidental.

Leurs exploitations se font, pour la plupart, sans beaucoup de méthode. Ils détournent les torrents et les ruisselets, presque taris pendant les sécheresses, puis ils tamisent les graviers aussi longtemps que dure la saison favorable. Dès que les pluies s'annoncent, les ateliers disparaissent.

On évalue à 12 millions de carats, soit à près de deux tonnes et demie, représentant un demi-milliard de francs, le total des diamants livrés par le Brésil au commerce du monde.

La production annuelle est encore de 7 à 8 kilogrammes, représen­tant un million de francs.

La formation diamantifère du Brésil se complète par un grand nombre d'autres cristaux: grenats, topazes, corindons, béryls, améthystes.

======XXXIV. – Le climat. – La flore. – La faune. Les ennemis du colon

Les Etats de Sao Paulo, Parana et Santa Catharina ont encore un climat presque tropical sur leur littoral océanique; mais sur les plateaux, le climat est plus varié, avec des saisons plus tranchées.

Les hivers de Sao Paulo et surtout ceux des deux Etats situés plus au sud, sont de véritables hivers caractérisés par un abaissement notable de température, par d'après vents froids d'origine polaire, par la chute du thermomètre au dessous du point de glace et quelquefois même par des neiges.

La zône du littoral, au pied des monts, appartient encore en partie à la zône torride, et se continue vers le sud par des contrées subtropicales, qui rappellent l'Italie, aussi bien par le climat que par les découpures et les hauteurs verdoyantes des côtes.

Une autre zône parallèle, celle de la Serra ou de la montagne, diffère de la zône des rivages par sa température plus basse; elle se trouve encore sous l'influence directe de la mer, qui lui envoie ses brises et ses averses. Presque journellement pendant l'été on ressent à Sao Paulo le vent du sud-est.

La zône de l'intérieur, celle des campos, présente les conditions normales du climat continental avec ses extrêmes de température: dans l'année, les écarts les plus considérables comportent de 30 à 40 degrés. Les gelées sont là fort redoutables pour la culture.

La flore des campos de Sao Paulo est très riche. Suivant les saisons, s'épanouissent des fleurs différentes et prédominent d'autres couleurs, le bleu, le jaune ou le rouge.

Comme arbre forestier, l'araucaria paranensis commence à se montrer sar les hauteurs qui séparent le bassin du Parahyba de celui du Tiété, comme je l'ai signalé plus haut en résumant mon voyage de Rio à Sao Paulo. Il se présente d'abord en arbre d'avant-garde; il devient de plus en plus commun avec la présence du climat tempéré, et déjà dans le Sao Paulo méridional, sur les plateaux onduleux, il caractérise le paysage. De toutes parts on aperçoit les magnifiques candélabres se dressant au-dessus de la ligne uniforme des forêts. Ces beaux araucarias s'appellent dans la langue indienne les curis. Ils ont donné leur nom à la ville de Curitiba.

La faune présente des contrastes analogues à ceux de la flore. Dans le Sao Paulo et le Parana, on voit encore des singes, des coatis, des sarigues, des capivaras ou tapirs, des paresseux, des fourmiliers, des porcs (espèce de loutres), des pecaris (porcs de montagnes).

La forêt a des tigres, des jaguars, des panthères, des boas, des serpents à sonnettes.

Les rivières ont leurs tortues, leurs crocodiles.

Les oiseaux-mouches, les papillons brillants se jouent au milieu des fleurs. On rencontre des volées de perruches et de beaux toucans.

Le nandù, l'autruche platéenne, qui tend à disparaître au Brésil, se retrouve en bandes assez nombreuses dans les campos paranéens.

Les ennemis des colons. - La fortune du Brésil est moins aujourd'hui dans ses mines et ses diamants que dans les fazendas ou fermes qui, prenant la place de la Savane ou des bois vierges, se revêtant de prairies, de tabac, de caféiers, de cotonniers, de cannes à sucre, de céréales, de maïs, de riz, de plantes médicinales ou tinctoriales, en un mot de tout ce que donnent les terres chaudes et les terres tempérées.

Mais en dehors des plateaux frais du sud, quelle lutte contre une nature si vivante, où les brusques sauts de chaleur diurne, de fraîcheur nocturne, de sécheresse, d'humidité, d'électricité, émiettent rapidement les roches de granit, les gneiss, les basaltes, les calcaires et les grès parti­culiers qui couvrent au Brésil des centaines de millions d'hectares! Sur certains chemins de fer, il a fallu vêtir de briques les talus de granit eux-mêmes pour les empêcher de se désagréger et de tomber dans les tranchées.

Que de peines aussi pour. tracer des routes, quels soins pour les conserver, elles et les ponts de tant de rivières, sous un climat qui verse pendant six mois de l'année des pluies pareilles à des torrents! Au pays de Sao Paulo et de Parana, et en général dans le Beiramar, les jours sans pluie sont presque aussi rares que l'est un jour de pluie dans le Sahara.

L'électricité constante, l'excessive et perpétuelle humidité, la chaleur lourde et moite, la fermentation des eaux épanchées sur le campo ruinent presque infailliblement la santé du planteur qui n'a pas élu quelque haut site épuré par des vents salubres.

S'il a bien choisi le lieu de sa demeure, il lui reste encore des adversaires. Dès que la picada (sentier) qui part de sa case atteint la forêt, le colon pénètre avec elle dans le séjour de ses ennemis: là rode l'onça (jaguar), qui lève sa dîme sur les troupeaux de la fazenda; aux branches des arbres gesticulent, avec des hurlements moitié furieux, moitié sarcastiques, les singes barbus qui pillent les champs de maïs; des serpents venimeux, tels que le jararaca et le souroucoucou, des reptiles énormes comme le boa, foulent de leur ventre le tapis élastique de la forêt, fait de terreau, de lianes tombées, de feuilles mortes; dans le sol prospèrent par une sage administration les républiques de fourmis qui chassent parfois le fazendeiro de sa ferme; dans la vase des rios patauge le jacaré, qui est le crocodile brésilien.

Toutefois le sertao recule partout; le sertao, c'est-à-dire le lointain pays, l'intérieur, le bois sauvage, l'asile et l'ébat des fauves, la terre indienne lusitanisée peu à peu. Qu'il soit sertao trop mouillé, sertao trop sec; qu'il s'étende en campos ou en matto, forêt, brousse ou hallier, le Brésilien, le Portugais, l'Italien, aidés par les Allemands dans les pro­vinces du midi, lui ont déclaré la guerre. (Reclus).

======XXXV. – En remontant. – Curitiba. – Santos. Rio de Janeiro – Petropolis.

J'ai attendu en vain un bateau qui allât vers l'Argentine, le 29 je prends le Saturno, qui va vers le nord.

Départ à 10 heures du matin. La barre est difficile, il faut prendre un pilote du port pour sortir par l'étroit passage, où un steamer s'est échoué, il y a quelques semaines.

Sur le bateau, il y a un Père du saint Cœur de Marie, espagnol. Ils ont trois provinces en Espagne et une pour l'Argentine et le Brésil. Ils ont une résidence à Curitiba.

La mer est belle. Nous restons en vue des côtes. Le Père Lux m'accompagne jusqu'à Sao Francisco, où nous arrivons à q. heures. Je reste à bord en face de la gracieuse bourgade au clocher bleu. Les collines sont toutes fleuries de couleur mauve par l'arbre de Noël. Je fais mes adieux au P. Lux, qui va attendre là le bateau de Brème où doivent se trouver deux de nos missionnaires.

Départ le soir à 7 heures, belle nuit en mer.

Le 30, Paranagua et Antonina, dans une baie d'où partent les tramways pour Curitiba. J'ai déjà passé là. La baie manque de profon­deur. Le bateau marche prudemment en remuant la fange.

Antonina est une jolie bourgade au fond de la baie. Ses maisons sont blanches ou pales. Son église matrice trône sur un morro. La ville est encadrée au second plan par les sommets de la Serra.

C'est ici le port de Curitiba, comme Santos est le port de Saint-Paul. Un tramway accidenté conduit à la ville des curis ou des arauca­rias qui s'élève à 900 mètres d'altitude, sur un magnifique plateau.

Curitiba n'a pas comme Sao Paulo le commerce du café, elle vend surtout le maté et le bois d'araucaria. Elle a plusieurs communautés religieuses. Les lazaristes tiennent le séminaire. Les franciscains, les basiliens, les Pères de Steyl, les Fils de Marie, les religieux de San Carlos desservent des paroisses.

Huit communautés de religieuses tiennent des écoles et des pen­sionnats. Les Sœurs de Saint-Joseph ont des asiles et des hospices. Le pieux évêque va être transféré à Sao Paulo et son diocèse sera partagé en deux.

Le bateau prend des chargements de peaux, de maté, de bois ouvragé.

Il y a à bord des voyageurs de commerce allemands parlant plusieurs langues. Ils ont fait le Chili, l'Argentine, l'Uruguay.

La nourriture à bord est très brésilienne: caldo, bacalao, arros, carne secca. Lisez: bouillon, morue, riz, viande séchée.

Départ à 9 heures du soir. Nuit calme.

En mer, un beau voilier: quatorze voiles déployées, c'est une belle œuvre de l'industrie humaine.

Arrivée à Santos le ter décembre à midi. Quel beau port bien abrité, avec des quais et un outillage modèle! C'est un des meilleurs de l'Amérique.

Cercle de collines à l'ouest avec le pèlerinage de Montserrate sur le côteau, dunes à l'est avec mazets ou petites maisons de campagne.

Le «Courrier de l'État de Saint-Paul» de mai dernier, donnait les renseignements suivants sur la ville de Santos, son commerce et ses industries.

Santos occupe le second rang dans l'ensemble des ports brésiliens. C'est le port principal de l'État de Saint-Paul, son trafic commercial est énorme. Ses quais sont les plus étendus et les plus beaux de tout le Brésil.

L'île dans laquelle est située Santos est une large et belle plaine de trois milles de large sur sept de long, coupée par une chaîne de collines de granit. La ville est à la partie méridionale de l'île, sur l'Océan et la baie.

La population s'élève à 80.000 habitants, de races mêlées: les Por­tugais s'y coudoient avec les Italiens,- les Allemands, les Espagnols; les Anglais.

L'hygiène publique y est très surveillée, des égouts bien établis ont assaini la ville. Le climat y est chaud, mais salubre. L'état de santé général est excellent. Les maladies contagieuses y sont presque totalement inconnues.

Les communications de Santos avec l'intérieur de l'État sont assu­rées par de bonnes lignes de chemin de fer. La distance qui sépare Santos de Saint-Paul est de 80 kilomètres. Le trajet se fait en deux heures et un quart, avec un service régulier de quatre trains de voyageurs par jour, deux le matin et deux l'après-midi pour l'aller et le retour. Ces trains donnent la correspondance avec les autres voies ferrées qui relient Saint-Paul à Rio et à l'intérieur de l'État.

Santos a aussi de belles routes qui rayonnent dans l'intérieur.

A Cubatao, faubourg de Santos, on cultive en grand la banane. Ce produit sert de principal objet d'exportation vers les républiques de l'Uruguay et de l'Argentine. Il fait aussi partie des provisions de la plu­part des navires qui se ravitaillent à Santos.

La ville est entourée de plantations d'ananas et d'orangers en pleine prospérité qui laissent de grands profits aux cultivateurs, grâce à la faci­lité de la vente au port de Santos.

Comme industrie, il y a à Santos plusieurs établissements importants, tels que la grande fabrication de sacs pour le café, un moulin à blé pourvu d'appareils perfectionnés tout à fait modernes, une grande entreprise de construction de maisons, qui va édifier deux cents maisons ouvrières d'une valeur de huit mille francs chacune.

Les communications maritimes sont assurées entre Santos et l'Europe par un bon nombre des plus importantes compagnies de navigation européenne.

L'instruction publique fait l'objet de la sollicitude des autorités com­munales, qui joignent leurs subsides à ceux de l'État. Les établissements primaires et secondaires sont gratuits.

A proximité de Santos s'élèvent d'élégants hôtels pour héberger les baigneurs qui se rendent aux plages de la Barra, de Sao Vincente et de Garuja. Toute la haute société de Saint-Paul descend, pendant la saison balnéaire, vers ces lieux enchanteurs, surtout vers Garuja, qui surpasse en élégance toutes les plages du Brésil et qui forme par son luxe et sa belle végétation un cadre magnifique à la riche cité de Santos.

Santos a beaucoup progressé dans ces dernières années. Le tableau qu'en traçait M. de Rancourt en 1901 est absolument différent de celui que je viens de reproduire.

«La ville de Santos, dans laquelle j'ai séjourné le moins long­temps possible, disait-il, a la spécialité de récolter et de multiplier tous les microbes malfaisants du monde. Dernièrement elle a eu la peste; à mon passage, elle avait la fièvre jaune; sans compter les fièvres paludéennes, qui y règnent perpétuellement grâce au voisinage des marais malsains qui l'entourent presque de tous côtés. Les rues sont sales, mal entretenues et sentent mauvais. De loin cependant elle semble une ville coquette, mais il ne faut pas la voir de trop près.»

Santos comme Rio a été transformé.

Je passe quelques heures à terre. L'agent des messageries me ren­seigne mal. Il m'annonce l'Amazone comme devant venir vers le sud, et c'est le Magellan. J'envoie à Récife une dépêche pour qu'on donne ma valise à l'Amazone. Quel embrouillamini!

J'arrive à Rio le 2 à 2 heures, par le beau temps. J'admire à nouveau l'aspect de cette belle rade, la plus belle que nous présentent les rivages des mers.

Le besoin d'air et d'espace va faire raser la colline du Castilho. C'est une œuvre de géants, qui mérite l'admiration, mais c'est regrettable au point de vue de l'histoire. C'est là qu'était la première acropole de Rio, avec l'église primitive de Saint-Sébastien.

J'envoie une nouvelle dépêche pour ma valise à Récife. J'espère la retrouver ici à mon troisième voyage dans un mois.

Les bénédictins me donnent l'hospitalité. Je revois avec plaisir la grande église de Sao Bento avec ses ors qui attestent la richesse du monastère dans les siècles passés.

La nef présente aux regards éblouis ses colonnes torses enguirlandées et ses pilastres ornés de rinceaux et de volutes d'où émergent des anges et des bustes de saints. La sculpture n'est pas fine.

La cathédrale et Notre-Dame du Carmel sont dans le même genre, mais avec moins de richesses.

Je fais l'ascension du Corcovado, en funiculaire. Belle montée en forêt: 711 mètres. Panorama unique: la pleine mer à l'est, la rade au nord avec ses îles, la ville immense, bosselée de morros, égayée par ses palmiers et ses jardins. Au loin,. la chaîne des orgues, les montagnes boisées.

Les panoramas de Suisse ont plus de grandeur avec leurs immenses horizons de neiges, de glaciers, de montagnes et de lacs; celui-ci a plus de charme, plus de variétés, plus de couleur.

Quelle ville pourrait nous offrir cela: un rocher hardi et mince, et cependant accessible pour un funiculaire, et qui s'élève deux fois plus haut que la tour Eiffel à 711 mètres d'altitude?

Je descends par Santa-Thérésa, le quartier des villas et des pen­sions. Toutes ces maisons ont le privilège de jouir de jardins exubérants, de vues panoramiques sur la ville, la rade et les montagnes et de la brise rafraîchissante de chaque matin.

Je rentre en ville par le grand viaduc, les arcos de Sâo Francisco, qui passe d'un morro à l'autre.

Le P. Lefèvre, sous-prieur de Sao Bento, exercera à mon égard pendant quelques jours les charitables fonctions de la grande hospitalité bénédictine. Il est de notre pays du nord, ses parents sont alliés aux meilleures familles de Tourcoing, les Tiberghien, les Flipo.

Le 4 décembre, excursion à Petropolis. Navigation depuis la petite plage de Prainha jusqu'au port de Mana. C'est une promenade dans la rade, au milieu des îles verdoyantes. Cette rade est un monde.

Ascension de la Serra en funiculaire. La chaîne des orgues a un aspect fantastique qui provoque toutes les rêveries de l'imagination. Est-ce un jeu d'orgues à l'usage des géants ou des anges? Est-ce une vieille cité héroïque dont il ne reste que des murs pantelants et des tours échancrées? L'Espagne a quelque chose d'analogue dans la chaîne de Monserrate, sanctifiée par saint Ignace.

Une des flèches de la chaise des orgues, semblable à un puissant index, le Dedo de Deus, le doigt de Dieu, montre le ciel pour éveiller les plus graves méditations.

Du haut de la Serra, splendide panorama de la rade. C'est comme un lac, vu à vol d'oiseau, d'une hauteur de 850 mètres.

La ville est en haut de l'autre versant, elle n'a pas la vue de la rade. C'est une ville de repos et de villégiature, avec des villas et des jardins. Elle a été d'abord une colonie allemande, mais maintenant elle est bien portugaise.

Les franciscains allemands m'ont reçu avec beaucoup d'affabilité. Ils étaient en réunion provinciale, j'ai dîné avec eux. Ils ont là de belles écoles. Il y a aussi un collège tenu par les lazaristes et un grand pen­sionnat des dames de Sion.

Je fais visite à Monseigneur Leoni, secrétaire et chargé d'affaires de la nonciature, prélat aimable, qui aime à tourner des vers _italiens. Promenade en tilbury par les rues plantées de magnolias et bordées de jardins luxuriants.

Le prieur des franciscains use de la formule espagnole et portugaise «Toute la maison est à vous.»

C'est beaucoup dire, mais vraiment les religieux brésiliens, comme les bonnes familles du Brésil, pratiquent une généreuse hospitalité. Chez les bénédictins, par exemple, on ne souffre pas que les hôtes aient aucuns frais.

Un professeur me reconduit jusqu'à Alto da Serra. Les Pères ont là une église neuve, genre italien, bien posée sur un morro. Je converse comme je peux en portugais avec mon cicerone.

Retour en chemin de fer par Penha, sanctuaire sur un morro de granit. Notre-Dame de la Penha ou du sommet a beaucoup de sanc­tuaires au Brésil. Cette dévotion vient d'Espagne: Notre-Dame de la Penha, sanctuaire bâti par les pèlerins de Compostelle en souvenir de Notre-Dame de Rocamadour. Sainte Thérèse avait une grande dévotion à la Madone de la Penha, elle en gardait la statue sur sa table.

Cette dévotion est passée d'Espagne à Lisbonne et de là en Amérique. En approchant de Rio, nous traversons de vastes marais qui atten­dent leur desséchement. Ce sont de tristes abords pour une grande capitale.

XXXVI. – Retraite sur la mer. – Le 8 décembre. – le Majel­lan. – L’œuvre des bénédictins au Brésil. – la constitution brésilienne

Je n'avais pas fait ma retraite annuelle en septembre, je voyageais. Je la fais ici, du 4 au 10 décembre, chez les bons Pères bénédictins. Je m'aide de réflexions sur la mer, que je complèterai pendant mon voyage de retour.

De ma fenêtre, je vois la rade, ses?les et son mouvement de navi­gation. J'en puis tirer des enseignements symboliques et impressionnants. Je fais mes exercices de piété dans la chapelle de l'abbé du monas­tère, délicieux oratoire, tapissé de reliques encastrées dans des boiseries dorées de style Louis XVI. Le tabernacle d'argent est délicatement repoussé.

Réflexions sur la mer

1re Réflexion: Sagesse et providence de Dieu

Comme la sagesse de Dieu éclate dans la disposition des mers!

Dieu a voulu cette masse d'eau. Il l'a placée là, il lui a tracé des limites. Il en a fait le grand chemin du monde, la source de toute fécon­dité, une réserve de force et de lumière.

I. La mer est le chemin du monde

C'est la mer qui a conduit et dispersé les hommes sur les continents et les îles, souvent même contre leur volonté. Dieu voulait peupler la terre. Les vents et les courants ont porté des hommes de toute race sur le continent américain et sur les îles de l'Océanie. Ils ont gardé là-bas suffisamment les traditions primitives pour aider à notre foi.

La mer porte toutes les marchandises. Elle a conduit les flottes de Salomon, celles des Phéniciens, celles de Carthage. Elle reste la grande voie des échanges.

Elle a sur ses côtes les bois pour les navires. Le vent pousse les vaisseaux, les étoiles les dirigent. La Providence a pourvu à tout.

II. La mer est la source de toute fécondité

Ses eaux devenues légères en se vaporisant s'élèvent, forment les nuages, sont portées par les ailes des vents et tombent en pluies fécon­dantes sur les plaines et sur les vallées; ou bien elles se condensent en neiges et en glaciers sur les montagnes, comme des réserves précieuses, pour devenir des sources, des rivières et des fleuves, qui porteront,partout la fraîcheur et la vie.

Louis Racine a bien dit cela:

«La mer, dont le soleil attire les vapeurs,

Par ces eaux qu'elle perd, voit une mer nouvelle

Se former, s'élever et s'étendre sur elle.4))

Des nuages légers cet amas précieux,

Que dispersent au loin les vents officieux,

Tantôt, féconde pluie, arrose nos campagnes,

Tantôt retombe en neige et blanchit nos montagnes.

Sur ces rocs sourcilleux, de frimas couronnés,

Réservoirs des trésors qui nous sont destinés,

Les flots de l'Océan, apportés goutte à goutte,

Réunissent leurs forces et s'ouvrent une route.

Dans le sol de ces monts, lentement répandus,

Dans leurs veines errants, à leurs pieds descendus,

On les en voit enfin sortir à pas timides,

D'abord faibles ruisseaux, bientôt fleuves rapides.

Mais enfin terminant leurs courses vagabondes,

Leur antique séjour redemande leurs ondes;

Ils les rendent aux mers, le soleil tes reprend;

Sur les monts, dans les champs, l'aquilon nous les rend.

Tel est de l'univers la constante harmonie.»

C'est la sagesse de Dieu, qui a conçu ce plan magnifique.

«Celui qui appelle les eaux de la mer (dans les nuées) et les verse sur la surface de la terre (pour l'arroser), c'est le Seigneur.» dit le pro­phète Amos. (V. 8 )

«Dieu, dit le Livre des Rois, fait tomber les eaux des nuées, comme les grains tombent du crible.» (11 Liv. des Rois, XXII. 12.)

«C'est Dieu, dit le Psaume 146, qui couvre le ciel de nuages, qui prépare la pluie fécondante, qui produit sur let montagnes l'herbe et le foin pour les animaux au service de l'homme, qui donne la pâture aux chevaux et le grain aux petits oiseaux qui l'invoquent.»

Et les forces de la nature sont si bien combinées que les eaux lais­sent à la mer le sel qui les rendrait stériles et qu'elles tombent sur les champs en gouttes légères et bienfaisantes, «comme le grain tombe du crible.»

III. Les eaux sont aussi force et lumière

Les eaux qui descendent des montagnes en ruisseaux et en fleuves sont une force. Elles actionnent depuis les temps anciens les moulins qui donnent la farine et l'huile.

Mais la Providence a des bienfaits en réserve pour tous _les siècles. Voici maintenant qu'elle nous apprend à nous servir des chutes d'eau pour produire la force électrique, qui éclaire nos villes, qui fait mouvoir nos usines et qui fait courir nos tramways. Nous appelons l'eau la houille blanche, et, bien sur, le dernier mot des réserves de la mer n'est pas encore dit.

Adorons Dieu, qui nous révèle si manifestement sa sagesse et sa providence.

«Quand Dieu, dit la Sagesse au livre des Proverbes, donnait à la mer ses limites, quand il pesait et mesurait les eaux, quand il imposait des lois aux abîmes de la mer et qu'il en réglait tous les mouvements, j'étais manifestement avec lui pour tout disposer.» (Prov. VIII-28.)

Il faudrait chanter ici tout le beau psaume 103e, disons-en quelques versets:

«O mon âme, bénis le Seigneur; Seigneur mon Dieu, vous êtes magnifique dans vos œuvres.

L'éclat de la lumière est comme votre vêtement.

Vous étendez le ciel comme un rideau d'azur.

Vous montez sur les nuées (pour les conduire) et vous marchez avec les ailes des vents.

Vous avez affermi la terre, les vagues la menacent en-vain.

Elles s'élèvent comme des montagnes et s'affaissent comme des vallées.

Vous faites jaillir les fontaines et couler les rivières.

Les animaux s'y abreuvent; les oiseaux chantent sur leurs rives.

Les pluies fécondent la terre et elles donnent à l'homme le pain qui le fortifie, le vin qui réjouit son cœur et l'huile dont il fait des parfums.

Que Dieu soit loué et glorifié éternellement!»

2e Réflexion: Notre faiblesse et notre néant

«Qu'est-ce que l'homme vis-à-vis de Dieu? s'écrie Job: un grain de sable, un ver de terre.» (25. 6.)

Nulle part mieux que sur mer l'homme ne sent sa faiblesse, sa dépendance de la puissance divine, sa fragilité, son néant.

I. Faiblesse et fragilité

«O mer, terrible mer, quel homme à ton aspect

Ne se sent pas saisi de crainte et de respect?

De quelle impression tu frappas mon enfance!»

Delille.

Quelle étendue! quelle immensité! que je suis petit en face de ces abîmes! La mer me cacherait dans le moindre de ses replis.

Comme un monstre marin avale les faibles proies qu'il rencontre, la mer m'engloutirait dans ses vagues et m'entraînerait dans ses entrailles.

Comme je suis petit en face de ces immensités! La vue de la mer m'humilie plus encore que celle des montagnes. Que suis-je? un infini­ment petit, un grain de sable, un ver de terre.

Ce bateau qui m'emporte est lui-même bien petit. Qu'il soit une pirogue ou un léviathan, la mer se joue de lui. Elle le balance comme l'homme balance sa fronde; elle le jettera d'une vague à l'autre, quand le vent se lèvera. Ce balancement m'impressionne; sil s'accroît, je suis perdu.

Ce bateau sur les flots n'est pas plus qu'une coquille. Et moi, sur ce bateau qui me parait grand, je suis le néant dans le néant.

II. Dépendance

Un coup de mer peut m'emporter. Un récif caché sous les vagues peut briser ce vaisseau. Ma vie est comme suspendue à un fil. Je suis dans les mains de la Providence.

«Reconnaissons au moins Celui de qui nous sommes,

Celui qui fait tout vivre et qui fait tout mouvoir…

D'un Maître souverain redoutant la puissance,

J'ai, malgré ma fierté, senti ma dépendance…»

L. Racine.

Ma faiblesse morale n'est pas moins grande.

«De toi-même, dit l'Imitation, tu tends toujours au néant; tu tombes si vite, tu es si tôt vaincu, si vite troublé, si vite découragé! - Tu n'as rien dont tu puisses te glorifier, mais beaucoup de motifs de t'humilier. Tu es beaucoup plus faible que tu ne peux le croire. (Liv. III, chap. IV.)

III. Néant

Les générations humaines se succèdent comme des vagues de la mer.

Que suis-je, si je n'ai pas de bonnes œuvres qui restent devant Dieu? une vague qui passe, le sillage d'un navire qui disparaît.

«Ainsi tout change, ainsi tout passe;

Ainsi nous-mêmes, nous passons

Hélas! sans laisser plus de trace

Que cette barque où nous glissons

Sur cette mer où tout s'efface.»

Lamartine a emprunté cette pensée aux livres de Job et de la Sagesse.

«Mes jours passent plus rapides qu'un courrier,» dit Job. (IX. 25.) Il fait allusion à ces précurseurs, à ces battistrada, vêtus de blanc, qui courent devant le char des maîtres en Orient.

«Mes jours, dit-il encore, ont passé comme un navire entraîné par le vent, comme l'aigle qui se précipite sur sa proie.»

Le livre de la Sagesse est plus complet, il développe ce thème. C'est le pécheur qui déplore en enfer le vide de sa vie.

Mes jours, consumés dans la recherche du succès et de la richesse, ont passé comme l'ombre, comme le courrier des princes, comme le navire qui fend les flots: il passe et on ne voit plus sa trace; la quille n'a pas marqué son chemin sur les flots.

«Ils ont passé comme l'oiseau qui vole: on entend un instant le battement de ses ailes, puis c'est fini.

Ils ont passé comme une flèche: allez chercher sa trace dans l'air! «Ainsi mes jours, consumés sans actes de vertu, n'ont laissé que le néant derrière eux.

Il n'en est pas de même des justes: ils trouvent auprès de Dieu la - récompense de leurs œuvres.» (Chap. v.)

Nulle part on ne comprend mieux ces comparaisons que sur la mer: les vagues s'élèvent et s'effondrent comme les vies humaines. - Le vaisseau passe, il laisse un sillage d'une minute, puis tout s'efface. Il en est ainsi des vies qui s'écoulent sans vertus. Après la mort, il en reste un souvenir de quelques jours, un léger sillage; puis devant Dieu c'est le néant, la privation du ciel et le châtiment.

Mon Dieu, je suis entre vos mains. Je suis comme soutenu par le fil de votre Providence au-dessus des abîmes du néant et de l'enfer, et j'osais vous offenser! C'était la suprême folie.

Pardonnez-moi, Seigneur! je m'humilie devant vous, je suis indigne de votre indulgence, ayez pitié de moi!

3e Réflexion: La pensée de la mort

Tout nous rappelle sur mer la fragilité de la vie.

I. Les générations humaines se succèdent comme les vagues

Les vagues sont poussées l'une par l'autre, aucune ne peut s'arrêter et se fixer.

«Ainsi toujours poussés vers de nouveaux rivages,

Dans la nuit éternelle emportés sans retour,

Ne pouvons-nous jamais sur l'océan des âges

Jeter l'ancre un seul jour.»

(Lamartine.)

II. Que la vie est frêle sur cette immensité!

Les bateaux sont si faibles! Les vagues sont parfois si énormes! L'aquilon se joue de nos bateaux, comme la brise se joue des feuil­les mortes.

La tempête s'élève souvent à l'improviste. Les écueils sont cachés sous les flots. On se souvient de ce vaisseau coulé récemment près d'Alicante et où périrent tant de passagers.

Le long des côtes, je vois des carcasses de navires échoués.

Je passe le long du Sénégal, c'est là, me dit-on, qu'eut lieu le naufrage dramatique de la Méduse et sa carène se voit encore sur les sables. Partout des souvenirs de morts!

III. La mer est un cimetière et le plus vaste des cimetières

Elle a englouti tant de naufragés! Les fleuves lui apportent tant de cadavres, tant de noyés, tant de suicidés!

On lui jette tant de morts du haut des navires' J'ai assisté à ce spectacle, c'était sinistre.

C'était au milieu de l'Océan, à égale distance du Brésil et du Sénégal.

Un homme est mort la nuit, presque subitement, à la suite d'une hémor­ragie. On n'a pas eu le temps de m'appeler pour lui donner l'absolution, et cependant j'étais à quatre pas de lui dans ma cabine.

On l'a mis dans un cercueil ajouré et lesté de pierres. Le soir, sur le pont, j'ai lu l'absoute. Le cercueil était là, couvert du drapeau national en guise de drap des morts. Après les prières, au signal d'un coup de sifflet du commissaire, le cercueil a été jeté par dessus les bastingages. Il a tour­noyé sur lui-même et s'est enfoncé.

Les passagers de troisième étaient là, vivement émus. On avait choisi l'heure du dîner des premières, pour ne pas troubler ces messieurs et ces dames. Pourquoi? N'ont-ils pas besoin aussi des leçons de la mort?

La sainte Ecriture nous rappelle que la mer est un réservoir de cada­vres. «Au jugement dernier, dit l'Apocalypse, la mer rendra au jour tous les morts qui reposent dans son sein: dédit mare mortuos qui in eo erant.» (Chap. 20, v. 13).

Je vis là, dit saint Jean, des morts grands et petits. Ils ont été de condition différente sur la terre, les uns pauvres et les autres puissants, mais Dieu ne fait pas acception de personnes, ils seront jugés d'après le livre de vie et selon leurs œuvres.

Bossuet commente ainsi ce passage: «Dieu fait un journal de notre vie; une main divine écrit ce que nous avons manqué de faire, elle écrit notre histoire, qui nous sera un jour représentée et sera présentée à tout l'univers. Songeons donc à la faire belle.»

C'est la conclusion de ma méditation, c'est celle de ma retraite. Pensons chaque jour à la mort et préparons-nous un jugement favorable.

- Le 7 du mois, c'est le premier vendredi. Les bénédictins font la retraite du mois. Ils me demandent une conférence sur la dévotion au Sacré-Cœur, je suis heureux de la leur donner: prêcher le Sacré-Cœur et son règne, c'est ma vocation.

Je leur rappelle que la dévotion au Sacré-Cœur a été dans ses com­mencements une grâce de l'ordre bénédictin. Saint Bernard, un des pre­miers, a contemplé le Cœur de Jésus à travers la plaie de son côté. Les pieuses homélies du 'cher saint ont fourni les leçons de l'office du Sacré-Cœur.

Sainte Gertrude et sainte Mechtilde, les grandes vierges bénédictines, ont écrit l'évangile de la dévotion privée au Sacré-Cœur comme la bien­heureuse Marguerite Marie a donné les règles de la dévotion publique au Sacré-Cœur et à son image.

- Le 8 décembre, fête de Marie Immaculée. Belle messe chantée. Les Pères ont apporté en Amérique le chant si parfait de Maredsous. Sermon très patriote d'un jeune diacre brésilien.

Les Pères vont aller passer trois mois à leur belle campagne de Tijuca pendant les grandes chaleurs. Il ont quelques jeunes oblats ou élèves apostoliques. Ils donnent quatre mois de vacances aux élèves de l'école! Cette école de 300 élèves est gratuite.

Je cueille dans mes lectures une belle pensée de Pline: « Patria et si quid carius patria fides.» (1-18). La patrie nous est chère, mais au-dessus d'elle il y a la foi! Pline entend par là le devoir, la conscience. Ces païens avaient pressenti la grande maxime des apôtres: «Il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes.»

Nos modernes politiciens ne s'élèvent pas jusque là, ils veulent mettre la loi au dēssus de la conscience, mais les apôtres et les vrais chré­tiens répondront: Non possumus.

- Le 10, le Majellan arrive, je vais partir pour un mois de naviga­tion, de Rio à l'Argentine et de l'Argentine à Bordeaux.

C'est le troisième bateau des Messageries, que j'essaie: le Majellan, après l'Amazone et le Chili. Je regrette l'Amazone. Le commissaire du Majellan est courtois et bienveillant.

J'emporte un bon souvenir et des grâces précieuses du monastère de Sao Bento. -

Le Majellan a amené deux dominicains, le Père Lacombe et le Père Martin. Il a encore à bord un bon prêtre d'Auch, qui va à Cordoba prendre l'aumônerie des sœurs de Notre-Dame. J'aurai ainsi une com­pagnie jusqu'à Buenos-Aires.

L’œuvre des bénédictins au Brésil

J'ai pu apprécier l'œuvre des bénédictins du Brésil à Rio. A mon retour j'emprunte au Bulletin des ouvres bénédictines quelques notes qui complètent celles que j'ai prises là-bas.

- Le 24 novembre 1907, sous l'antique voûte de l'église bénédictine de Rio de Janeiro, eut lieu la bénédiction de quatre Abbés bénédictins. C'était l'heure que la Providence avait marquée pour couronner cette entreprise de restauration de l'Ordre de saint Benoît, si péniblement menée pendant douze ans; ce fut aussi l'occasion que choisit le peuple Brésilien pour donner à cette œuvre un inoubliable témoignage de sa sympathie.

Tous les grands journaux de la capitale avaient tenu à annoncer la solennité.

Par un décret pontifical du 15 août 1907, le Souverain Pontife confie à la congrégation bénédictine du Brésil l'évangélisation des tribus indiennes dans le territoire du Rio Branco situé au nord du Brésil.

La congrégation du Brésil est donc en plein développement. La période qu'elle vient de traverser fut consacrée à relever des ruines, à refaire des forces épuisées, à ranimer une vie en train de s'éteindre. La période qui s'ouvre, ce sera l'action en avant sous la poussée d'une nouvelle vie.

Douze ans à peine nous séparent du jour où le R. P. Gérard, aujourd'hui Mgr van Caloen, Evéque titulaire de Phocée et Vicaire général de la Congrégation, accompagné de quelques moines de Beuron, s'en allait, à la parole de Léon XIII, ramener à la vie les monastères de, l'immense République du Brésil.

Si courte cependant que fut la durée de cette étape, il serait long de montrer tout le chemin qu'elle embrasse, ou d'énumérer toutes les croix qui l'ont marquée. -

Des diocèses brésiliens, le plus petit équivaut à l'Italie, le plus grand à l'Allemagne, l'Autriche et la Turquie réunies. Quelques-uns d'entr'eux, ne comptent qu'une vingtaine de prêtres, et l'étendue de certaines paroisses n'est guère inférieure au royaume de Belgique!

Education de la jeunesse, direction des classes adultes, adminis­tration des sacrements et enseignement de la doctrine: la Congrégation bénédictine du Brésil a du, autant que Dieu l'en a rendue capable, mettre tout cela à son programme, auquel elle ajoute aujourd'hui l'évangélisation. Des collèges, elle en a à Rio, à S. Paul, à Bahia, au Céara, à Olinda. La jeunesse contemporaine brésilienne a, pour venir étudier à l'école des moines, le même attrait qui amenait sous les murs du moutier les étudiants de l'époque féodale. A Rio, 300 externes viennent chaque jour recevoir une instruction gratuite, équiparée par l' Etat à celle de ses gymnases nationaux. L'ouverture de nouveaux cours y portera bientôt à 500 le nombre des élèves. Le collège de S. Paul compte 280 élèves dont 80 internes. Celui de Bahia n'est guère moins florissant; et celui de Santa Cruz, sur les montagnes du Céara a environ 80 pensionnaires.

Tout récemment l'abbé de Saint-Paul, le R. P. Dom Michel Kruse, appuyé par S. E. le Nonce Apostolique au Brésil et les évêques du Brésil, surtout par S. E. le Cardinal-Archevêque de Rio et S. G. l'évêque de Saint-Paul a conçu le projet d'ériger une chaire libre de philosophie à l'usage de la jeunesse universitaire qui fréquente à Saint-Paul les facultés officielles de Droit et de sciences techniques. Cette fondation répondait à un vœu unanime des religieux qui s'occupent d'enseignement, ainsi que des pères de familles catholiques, désireux de voir leurs élèves ou leurs fils couronner leurs études humanitaires par un enseignement philosophique orthodoxe, et de les prémunir contre les tendances de l'enseignement universitaire officiel. L'abbé de Saint-Paul a compris l'importance du projet et n'a pas hésité à faire un voyage en Europe pour y donner suite.

Il a tourné ses regards vers la Belgique et notamment vers ce centre de la philosophie qu'est l'Ecole Saint-Thomas de Louvain. Il lui a demandé un docteur agrégé qui pût occuper la chaire nouvellement érigée. M. l'abbé Sentrout s'est rendu à son invitation et a accepté de se prêter au projet de l'abbé de Saint-Paul en contractant un engagement de trois ans.

Ce choix est spécialement heureux. Outre de nombreux articles publiés dans la Revue Néo-Scolastique, le jeune professeur de Saint-Paul est l'auteur d'une thèse d'agrégation qui reçut l'accueil le plus favorable des principaux périodiques philosophiques. Son mémoire intitulé «Etude comparative sur la théorie de la connaissance selon Kant et Aristote» fut couronné par la Kantgesellschaft sur l'avis unanime des trois rapporteurs: M. Richl, professeur à Berlin, M. Heinze, professeur à Leipzig et M. Valhinger, professeur à Halle.

Espérons qu'il y a vraiment là l'origine d'une grande diffusion de la saine philosophie dans ce Brésil qui promet beaucoup de progrès dans la voie de la civilisation. Réjouissons-nous de là confiance que les pionniers de cette civilisation ont témoignée à la docte école de philo­sophie, fondée et illustrée par l'éminent Primat de Belgique.

- Le Majellan est un des beaux bateaux des messageries. L'Atlan­tique lui est encore supérieur.

Je fais causer un des lieutenants. Ces grands bateaux coûtent environ six millions. La consommation de charbon s'élève, pour obtenir une mar­che normale, à près de 200 tonnes par vingt-quatre heures; à 40 francs la tonne, coût moyen dans les ports d'escale, cela fait 4.000 francs par jour. C'est plus cher que le vent qui poussait nos vieux bateaux.

La vie à bord est toujours à peu près la même. Le fumoir est assez fréquenté, les Français y jouent à la manille, les Brésiliens au baccara. Les dames aiment la musique. Les jeunes gens ont le jeu de palet.

Les officiers relèvent ordinairement à midi le nombre de milles parcourus depuis la veille et les points de latitude et de longitude où se trouve le bateau. Ces chiffres sont affichés et les passagers vont lire cela, à défaut d'autres nouvelles.

Quand cela va bien, on fait environ 27 kilomètres à l'heure.

Ces bateaux ont deux hélices, actionnées par deux machines déve­loppant 6.000 chevaux et alimentées par dix-huit chaudières. Nous sommes loin des caravelles de Christophe Colomb, qui mirent soixante-dix jours pour aller de Cadix aux Antilles.

- Le 11, belle journée de mer. Il y a à bord de bonnes familles franco-argentines qui ont été revoir leur pays d'origine, le Béarn.

Conversation intéressante sur le capitalisme et le socialisme. Celui-là cherche les gros dividendes, en oubliant parfois la pitié et la justice; celui-ci cherche les gros salaires, (en attendant mieux) sans se soucier toujours des possibilités pratiques. Il est bon que ces deux forces s'équi­librent par les syndicats, avec des moyens d'entente et de conciliation. Le patron et le salarié ont également besoin de la prospérité de l'usine. Ils disposent tous deux d'armes dangereuses, la grève et le lock-out.

Avec la publicité des dividendes, les salariés sauraient quelles limites ont leurs exigences.

- Je vais m'éloigner du Brésil et je navigue vers les républiques du Sud. Je me plais à réfléchir sur la constitution brésilienne et à la mettre en parallèle avec la nôtre.

Au Brésil, sont électeurs tous les citoyens qui savent lire et écrire et qui ne vivent pas de mendicité. Nous sommes au dessous de cela. Chez nous, l'homme sans lettres, qui ne sait pas quel bulletin il porte, est électeur au même degré que l'académicien; le mendiant paresseux, dégradé et achetable pour une obole, choisit le député qui devra juger de l'assiette de l'impôt.

Au Brésil, le corps législatif a 200 membres, un par 70.000 habi­tants; ils ont donc au moins la représentation proportionnée. Chez nous, de petits arrondissements de montagnes ont un député, comme les grands arrondissements industriels, sans tenir compte du nombre des habitants. C'est ainsi que les petits arrondissements pauvres et illettrés du midi envoient à la Chambre une majorité bruyante, qui fait la loi aux grosses populations laborieuses et cultivées du nord, ô égalité!

Au Brésil, le Président possède le droit de veto. Il peut ainsi obliger les Chambres à discuter les questions à nouveau, et les lois ne peuvent être votées, à cette seconde discussion, que par une majorité des deux tiers.

Là au moins le Président n'est pas un soliveau et il sauvegarde sa liberté de conscience en ne signant pas tout ce qu'on lui offre, comme une machine inintelligente.

Au Brésil, la Constitution garantit le droit d'association, la liberté de la presse et de la parole.

Notre Constitution ne garantit rien du tout. Les Chambres ont aboli les meilleures associations, celles qui servaient Dieu. Elles vont achever d'abolir la liberté d'enseignement déjà si entamée. Elles détruiront quand elles voudront la liberté de la presse. Elles ont déjà approuvé le cambriolage de l'imprimerie de la Croix.

Il n y a chez nous aucunes garanties constitutionnelles, aucun tribunal suprême qui tempère l'omnipotence des Chambres.

C'est une oligarchie tyrannique, qui vaut beaucoup moins que le Conseil des dix de Venise.

======XXXVII. – Les saints de l’Amérique Méridionale. Les jésuites au Paraguay – Desterro – Rio grande

Le 12 décembre, navigation monotone. Bonne journée de lecture. Je trouve dans mes livres sur le Brésil quelques notes sur les saints de l'Amérique méridionale.

Saint Pierre Claver brille parmi les autres. C'était un jésuite de Catalogne. Il a exercé presque tout son ministère à Carthagène, le grand port de la Colombie. Son corps y repose. Carthagène était un entrepôt d'esclaves. On y en amenait d'Afrique de 10 à 12 mille par an. Les colons espagnols les achetaient à bas prix et s'en servaient pour cultiver la terre et pour exploiter les mines.

Pierre Claver, se dévoua à ces malheureux, comme le faisait le P. Anchieta au Brésil. Pendant quarante ans, il fut leur serviteur. Il s'efforça de pourvoir à leurs besoins spirituels et temporels.

A chaque arrivée dans le pays d'un bateau chargé d'esclaves, il leur portait des provisions. De pieuses personnes, touchées de son dévoue­ment, le munissaient des ressources nécessaires.

Il rachetait les esclaves les plus maltraités. Il allait à la recherche des nouveau-nés pour les baptiser. Il prodiguait ses soins et ses conso­lations aux malades. S'ils étaient en danger de mort, il les instruisait et leur donnait le baptême.

Les jours de débarquement, il s'offrait à porter lui-même les malades et il les soignait.

Il instruisait les pauvres noirs avec patience et persévérance. Il se servait d'interprètes, s'il le fallait. Il s'aidait par des images qui repré­sentaient les principaux mystères de la religion.

Il allait souvent visiter ces malheureux dans les magasins où ils' étaient entassés par centaines. Il passait là des heures avec eux, malgré l'air fétide qu'on y respirait, et la difficulté de se faire écouter et de se, faire comprendre. Il leur donnait le baptême solennellement. On dit qu'il en donna à Jésus-Christ plusieurs centaines de mille.

Il leur donnait des places convenables à l'Eglise, au risque de mécon­tenter les Espagnols. Il faut savoir que les noirs dans ces pays chauds ont une odeur d'huile rance qui suffoque.

Souvent son manteau servait de couche ou de couverture aux' malades. Ce manteau devint miraculeux et il exhalait une odeur' suave.

Après le temps pascal, il allait visiter ceux qui étaient occupés dans'' les mines, dans les fabriques et les campagnes.

Il avait fait le vœu d'être, sa vie durant, l'esclave des esclaves.

Il avait le don des miracles. Un grand nombre de malades lui durent, une guérison instantanée, et au moins trois morts furent rappelés par lui à la vie.

Pie IX l'a béatifié et Léon XIII l'a canonisé.

Ce que le Père Claver a fait pour les nègres, le Père Anchieta l'a fait pour les Indiens au Brésil.

On l'envoya là-bas en 1553, à l'âge de vingt ans. Il était né à Ténériffe. Il trouva là comme supérieur le Père Emmanuel de Nobréga, un saint religieux aussi, qui était provincial et qui habitait Saint Vincent, près de Santos. En faisant route de Bahia à Saint-Vincent, Joseph Anchieta apaisa une tempête en présentant aux flots l'image de la sainte Vierge.

Il fut pendant sept ans professeur à Piranitinga, près de Saint-Paul; Il commença en 1560 un apostolat qui dura trente-sept ans.

Ayant passé plusieurs mois chez les Indiens pour négocier la paix, il y composa de mémoire un poème latin de quatre mille vers sur la vie de la sainte Vierge.

Appelé à Bahia pour recevoir le sacerdoce, il entra en amitié avec le bienheureux Ignace de Azevedo, qui devait être martyr quatre ana après.

Il exerça ensuite le ministère à Rio, où eurent lieu de beaux miracles,

Un jour le canot qui le portait se renversa. On retrouva notre saint, une heure après, sous l'eau, assis et priant son bréviaire.

Il gouverna plusieurs années le collège de Saint-Vincent, tout en se dévouant aux Indiens du pays. Puis il se consacra au ministère de ces pauvres Indiens dans la colonie de Espirito Santo. Il connut là le véné­rable Jean d'Almeida, et ils y firent tous deux de beaux. miracles.

Un jour, par exemple, qu'une tribu sauvage avait attaqué celle des Carios où prêchait le Père Almeida, celui-ci ressuscita plusieurs enfants tués par les barbares.

Il les baptisa et ils moururent de nouveau.

Le vénérable Anchieta exerçait comme saint François, sur les ani­maux, une autorité miraculeuse. Les oiseaux venaient recevoir ses caresses.

Une fois, il invita les poules d'eau à lui faire une ombrelle avec leurs ailes au-dessus de sa barque.

Il guidait les pécheurs et leur faisait faire des pêches miraculeuses. Les baleines se retiraient à ses ordres. Les singes cessaient leurs larcins.

Les panthères et les tigres venaient recevoir ses caresses. Les ser­pents lui obéissaient. Toute l'Amérique du Sud connaît la tradition d'après laquelle le Vénérable aurait un jour conversé avec des serpents et leur aurait dit,: «Au nom du Seigneur, je vous défends de faire jamais aucun mal aux missionnaires.» Depuis lors, non seulement les mission­naires, mais tous les chrétiens le prient pour obtenir la faveur de ne jamais être piqué par ces horribles animaux.

L'image du cher saint se trouve dans beaucoup de maisons au Brésil. Il est représenté avec des animaux qui lui sont soumis et l'écoutent.

Il fit beaucoup de miracles après sa mort, notamment pour la pro­tection contre les serpents, dans des cas très curieux. Par exemple, le jésuite Falletti, croyant prendre sous son lit une corde de tabac, prit un serpent, qu'il tordait pour le rompre, et le serpent ne lui fit aucun mal.

Anchieta avait béni, en passant à Magé, à huit lieues de Saint-Sébas­tien ou Rio, un puits saumâtre, qui devint un puits clair et salubre. Après sa mort, beaucoup de malades recouvrèrent la santé en buvant à ce puits, qui s'appelle encore Puits de saint Anchieta.

Le décret d'héroïcité des vertus de Joseph Anchieta a été formulé en 1736 par le Pape Clément XII. On va reprendre sa cause de béatification.

Saint François Solano, franciscain n'a, pas missionné au Brésil, mais au Pérou et à l'Argentine. Il s'aidait de son violon pour charmer les Indiens. Cet instrument de son apostolat est conservé au couvent de saint François à la ville de Santiago del Estero en Argentine.

Le corps de Joseph Anchieta est à Bahia.

- C'est encore parler des saints que de parler des jésuites au Paraguay, et ce n'est pas s'éloigner de l'histoire du Brésil, car test au Brésil que les jésuites ont commencé la conversion des Indiens, et c'est avec leurs néophytes du Brésil qu'ils sont passés au Paraguay, pour échapper à l'oppression des Paulistes.

Les jésuites arrivaient dans le Nouveau Monde avec la ferveur d'une jeune et sainte ambition, résolus à faire de grandes choses pour la gloire de Dieu.

Pendant deux siècles, ils travaillèrent à l'établissement et au main­tien de leur société théocratique avec une persévérance inébranlable. Les missionnaires, qui se succédèrent par centaines étaient tous animés de la même foi et de la même volonté. Mais les obstacles étaient nom­breux et ils finirent par être insurmontables.

Les difficultés de l'acclimatement, les maladies, les flèches des Indiens sauvages, le péril des voyages dans les forêts et sur les rapides, la fatigue, la faim, la soif étaient peu de chose pour des hommes aussi dévoués à, leur œuvre; mais ils avaient surtout à redouter les gens de leur, propre race et même de leur religion, colons civils, soldats, etc., venus d'Europe par amour des aventures, de la gloire ou de la fortune.

Le mobile même de leur conduite mettait les jésuites en lutte avec tous les autres émigrants. Ils voulaient convertir les Indiens, fonder avec ces peuplades méprisées une société modèle, qui servirait d'exemple aux sociétés du, vieux monde; et ces hommes, qu'ils essayaient d'assouplir, n'étaient considérés par les autres que comme un gibier.

II est vrai qu'en 1537, le Pape Paul III avait officiellement proclamé que les Indiens étaient des hommes comme nous, capables de com­prendre la foi catholique et de recevoir les sacrements.

Néanmoins on ne les admettait pas aux sacrements dans la plupart des églises, en alléguant leur stupidité native, leur ignorance et leur méchanceté.

Les traitants s'organisèrent en bandes pour capturer des tribus entières, tuant les vieillards, les malades, et poussant devant eux les hommes valides, la lance dans les reins.

Les Jésuites, qui groupaient des communautés d'indigènes, passaient donc pour des accapareurs de la fortune publique et l'on cherchait à leur reprendre ce capital de bétail humain.

On les haïssait aussi comme étrangers, et par leur organisation même, ils s'exposaient à cette accusation; car, citoyens d'une patrie plus vaste que les étroites contrées d'Europe, ils appartenaient avant tout à l'Eglise catholique, c'est-à-dire universelle; Espagnols ou Portugais, Français ou Italiens, Allemands ou Slaves, ils se tenaient au-dessus des divisions politiques introduites dans le Nouveau Monde.

Les autres religieux eux-mêmes, dominicains, franciscains, mercé­daires, leur furent souvent hostiles.

Enfin lorsque, malgré les persécutions, ils eurent réussi à fonder leur théocratie, on s'imagina que le travail des néophytes leur avait valu de grandes quantités d'or. On en voulait à leurs richesses, parmi

lesquelles on comptait les indigènes eux-mêmes, dont on aurait voulu faire des esclaves.

La fortune des missionnaires en cultures et en bétail était réelle, mais elle n'avait de valeur que par la continuité du travail.

Ils avaient commencé leur apostolat auprès des Indiens les plus rapprochés des colonies, à Bahia, sur les bords du Sao Francisco, à Espirito Santo, à Piratininga, à Sao Paulo, mais le grand théâtre de leurs succès s'étendait plus à l'ouest, des deux côtés du haut Parana, sur les limites contestées des possessions portugaises et espagnoles.

Grâce à leur isolement, ils purent détourner de la vie sauvage et policer plus de cent mille indigènes; mais sur leurs traces vinrent les chasseurs d'hommes, et l'on dit qu'en trois années, de 1628 à 1631, les aventuriers paulistes, eux-mêmes presque tous indiens par leurs mères et faisant partie de la classe des mamelucos, captivèrent 60.000 indigènes sur le territoire des missions.

Les tuteurs dès tribus du Guayra comprirent qu'ils devaient pousser plus avant dans l'intérieur et mettre entre eux et les persécuteurs de plus vastes forêts et de plus nombreuses cataractes. (Reclus.).

Dans ce terrible exode, ils perdirent plus de la moitié de leurs fidèles, par les fatigues, les accidents, les épidémies, mais ils réussirent enfin à trouver un refuge en des terres inconnues sur les bords de l'Uruguay et du Parana, loin des lieux habités par les colons espagnols et portugais. C'est là et plus à l'ouest encore que les missionnaires eurent enfin la joie de pouvoir réaliser ce royaume de Dieu parmi les hommes, l'idéal pour lequel ils avaient tant combattu et tant souffert.

Le nom de Réductions, qu'ils donnaient à leurs groupements d'Indiens, explique le but qu'ils poursuivaient. Ils voulaient ramener les indigènes, les soustraire à l'influence de la nature libre et régler leur vie par des rites et des préceptes.

Pour se les attirer, ils usaient de tous les moyens licites, même l'attrait d'une ample nourriture. Ils les séduisaient aussi par la musique et par la pompe des cérémonies.

En descendant les fleuves dans leurs pirogues, en se frayant un sentier dans la forêt, les missionnaires chantaient des cantiques. Derrière eux les sauvages sortaient des fourrés où ils s'étaient cachés, ils saluaient les prêtres avec transport, et ceux-ci profitaient de l'occasion pour les catéchiser.

Lors des processions, on jonchait la terre de fleurs multicolores et d'herbes odoriférantes; des oiseaux attachés par un fil voltigeaient au milieu du feuillage des arcs triomphaux.

Sur le parcours du Saint-Sacrement les Indiens exposaient le produit de leurs chasses et les fruits de leurs jardins. Des musiciens accompagnaient le cortège et des feux d'artifice terminaient la journée, (Voir: Charlevoix et Muratori: Relation des missions du Paraguay).

Le travail lui-même prenait un air de tête. On y allait en commun, au son de la flûte et du tambour, précédé par l'image d'un saint patron. Arrivés au champ, on y faisait. un reposoir en feuillage pour l'image vénérée, puis après la demi-journée de labeur, on revenait au village, en marquant le pas à la cadence de la musique.

De 1610 à 1768, les Pères baptisèrent plus de 700.000 Indiens. En 1730, on comptait, dans les trente bourgades des Réductions, plus de 130.000 Indiens convertis.

La statistique des fidèles étaient soigneusement tenue, car les mission­naires devaient payer au roi annuellement uue piastre par tête d'Indien, et en échange de ce tribut on les laissait gouverner la communauté à leur guise.

Une fois assouplis au régime, les catéchumènes suivaient strictement la règle. Chaque matin, avant le lever du soleil, les enfants se rendaient à l'église pour les exercices de chant et de prière, et toute la population assistait à la messe.

Le soir, les enfants, retournaient au catéchisme, puis tous les parois­siens prenaient part à la prière, et la journée se terminait par la récitation, du chapelet.

Le dimanche, les cérémonies étaient plus nombreuses.

Le travail était strictement réglementé. Chaque famille recevait son lot de terre et la quantité de grain nécessaire à la semence, ainsi qu'une paire de bœufs pour labourer son champ, mais elle répondait aussi du bon état des animaux et des cultures, dont elle ne jouissait qu'en usufruit.

La partie du territoire cultivé en commun était la tupamboë, ou la propriété de Dieu, dont la récolte s'engrangeait en prévision des mau­vaises années et pour l'entretien des infirmes, des orphelins, des artisans.

L'excédent était transporté à Buenos-Aires par la voie des fleuves et on l'échangeait contre des objets de luxe fabriqués en Europe et destinés à l'ornementation des églises.

Sur les côtés de la place centrale s'alignaient les ateliers des artisans, charpentiers, maçons, serruriers, tisserands, fondeurs, fabricants de vio­lons et de flûtes, sculpteurs, architectes, doreurs, graveurs et peintres, qui devaient considérer leur travail comme un acte de foi et mettre leur amour à l'embellissement des églises.

Les fautes publiques étaient punies par des coups de verge. Les sexes étaient toujours soigneusement séparés dans les travaux. Les adolescents se mariaient dès l'âge de puberté, dix ans pour les jeunes filles, treize ans pour les garçons.

Malgré leur répugnance pour la violence, les jésuites avaient dû plu­sieurs fois donner des armes à leurs catéchumènes, pour lutter contre les Paulistes envahisseurs.

De 1538 à 1661, ils remportèrent quatre fois la victoire.

Après la suppression des jésuites, toutes les Réductions se disper­sèrent. En 1801, on ne comptait plus que 14.000 Indiens dans le terri­toire des missions. Des bandits de l'Uruguay envahirent les villages, dépouillant les églises, emmenant les bestiaux; puis les blancs s'introdui­sirent comme traitants ou fermiers. (Voir Martin de Moussy: les Missions des Jésuites.)

En 1814, près de mille étrangers, Argentins ou Orientaux, s'étaient mèlés à 8.000 Indiens dans le territoire des missions.

Actuellement, il ne reste plus rien de l'ancienne organisation des jésuites.

XXXVIII. – Desterro. – Rio-Grande

Nous passons devant la belle ile qu'on appelle le paradis du Brésil.

C'est à Desterro qu'a commencé l'histoire coloniale de la contrée.

Jean de Solis pénétra en 1515 dans le magnifique canal qui sépare l'île de la côte; mais le pays ne se peupla que Lentement. La capitale de l'île, devenue celle de l'Etat, ne prit naissance qu'en 1650. L'exilé Velho Mon­teiro donna à sa fondation le nom de Nossa Senhora de Desterro (Notre­Dame de l'exil), et l'île s'appela Santa Catharina en l'honneur d'une fille de Monteiro.

Desterro, située sur la rive occidentale de l'île, à l'endroit où elle se rapproche le plus de la terre ferme, paraissait appelée à un grand avenir quand le commerce n'employait que des bâtiments d'un faible tirant d'eau, mais elle n'est plus accessible aux vaisseaux d'aujourd'hui. Il fau­drait creuser un canal entre les deux langues de mer du nord et du sud pour ouvrir le passage à la grande navigation.

L'île Santa-Catharina, jadis couverte de caféteries très productives, n'a plus qu'un sol épuisé, et ses collines se sont revêtues de broussailles. Dans l'intérieur de la province de Santa-Catharina, des mines de houille commencent à s'exploiter à 100 kilomètres de la côte sur le rio Tubarâo.

C'est à Desterro que nos missionnaires ont commencé leur mines- tère au Brésil du Sud comme auxiliaires du P. Topp, curé de la ville, avant d'aller dans l'intérieur.

Desterro va devenir le siège de l'évêché que le Saint Siège se propose de fonder en séparant l'Etat, de Santa-Catharina du diocèse de Curitiba.

- Nous passons aussi devant la barre du Rio-Grande. On va faire là un beau port. Le gouvernement fédéral a passé un contrat avec une compagnie de l'Amérique du Nord. Le Brésil retrouvera au centuple les sacrifices qu'il fera pour ses ports.

La proximité de l'Argentine se révèle au Rio-Grande do Sul dans tes travaux et le caractère des habitants. L'industrie de la viande y prévaut, comme dans l'Uruguay et les Pampas, d'immenses troupeaux parcourent les pâturages, et les grands établissements urbains sont des abattoirs.

Le type caractéristique du campagnard Rio-Grande se ressemble à celui du Gaucho argentin. C'est aussi un cavalier infatigable, un homme de force et d'adresse peu communes, prompt à l'aventure, audacieux et rusé, et ne se laissant pas émouvoir par la vue du sang.

Dans les guerres du Brésil, civiles ou étrangères, la cavalerie Rio-Grande se prit une part décisive dans les batailles.

La capitale du Rio-Grande, Porto Alegre est une grosse ville de plus de 90.000 âmes, qui mérite son nom par la gracieuseté de son aspect et de son site. Elle a de belles rues bien alignées, des construc­tions modernes. De la haute ville, sur la place de l'Enfant Dieu, Menino Deus, panorama splendide sur la ville et sur l'immense rade. La ville est animée par des tramways. La cathédrale, l'hôpital, l'école des ingénieurs sont des édifices imposants.

Rio-Grande a 25.000 habitants. Ses lignes de chemin de fer vont la relier avec l'Argentine et l'Uruguay.

Aux prairies de l'intérieur, peuplées d'animaux, se mêlent des champs de céréales. Les côteaux ont des vignes. On y fait du vin. L'État de Rio a de belles colonies allemandes et italiennes avec des bourgades de 10 à 20.000 âmes, comme Jaguari et Guaporè, où la culture et le commerce sont florissants.

Il a aussi une curieuse colonie de Juifs à Philipson, dans un beau site à 450 mètres d'altitude.

L'État de Rio a plus de sympathie pour les républiques du Sud que pour le Brésil. On y parle sous cape d'union avec l'Uruguay, mais ce sont là de vagues rêveries.

Le mouvement commercial de l'État est considérable.

En 1903, 1200 navires sont entrés dans les ports. L'importation s'est élevée à 45 millions de francs et l'exportation à 80 millions environ.

- C'est la nuit que j'achevai cette étape.

Pas commode, le cap de Santa-Maria. Il nous fait passer une mauvaise nuit. Roulis violents: les hélices battent l'air, l'eau pénètre par un hublot démonté. Les ouvriers y remédient avec un tapage trou­blant. Sur mer, il y a souvent occasion de faire des actes de contrition.

======XXXIX. – L’Uruguay. – Montevideo. Aspect général de l’Uruguay

Le 14, arrivée à Montevideo. Le port est en voie d'amélioration, on y construit des quais, des brise-lames, des bassins. On jettera au large une digue d'abri, pour que les paquebots soient protégés contre la houle du Sud.

Montevideo date seulement du 18e siècle. Quelques colons de Galicie et des Canaries la fondèrent en 1726. Elle ne se développa qu'après l'ouverture de son port au commerce libre en 1778.

De 1842 à 1852, elle soutint un long siège contre les Platéens ou Argentins, qui voulaient la conquérir.

Elle avait 3.000 âmes, il y a un siècle; elle en a maintenant 300.000. Elle est bien située, sur une péninsule élevée. Près d'elle, de l'autre côté du port, s'élève le Cerro, le morne de 148 mètres d'altitude qui a été l'occasion du nom de la ville: Monte-video.

C'est une des villes américaines les plus gracieuses d'aspect. Bâtie en pente sur les flancs de la colline péninsulaire, elle domine un bel horizon et jouit des fraîches brises de la mer.

Elle étage en amphithéâtre ses maisons, toutes couvertes en terrasses, d'où on domine le port, la baie, la rade éloignée. Les demeures les plus somptueuses portent des miradores, terrasses cou­vertes qui abritent les spectateurs du soleil et de la pluie.

C'est une ville espagnole. La cour intérieure des maisons ou patio, verdoie d'arbustes humectés par l'eau grésillante des fontaines.

Quelques beaux édifices, les banques, les théâtres, la bourse; s'élèvent dans la partie basse du promontoire urbain.

Les rues sont aussi animées que celles des cités européennes. Par le mouvement de ses omnibus et de ses tramways sur rails, Montevideo rivalise avec Rio et dépasse relativement Paris.

La ville est entourée de belles campagnes et de plages de bains. Les fabriques de conserves de viande sont au pied du Cerro.

Des Basques nombreux s'adonnent aux travaux de jardinage et cultivent d'admirables pépinières.

J'ai visité les Pères de Bétharam, ils ont là un vaste collège et une église publique.

Chez les Oblats de saint François de Sales, j'ai trouvé le Père de Gislain, un dijonnais, qui a connu nos missionnaires à Quito. Il a bien voulu me promener dans toute la ville et jusqu'à Pocito, une jolie plage de bains de mer.

Les Oblats desservent la Visitation où j'ai fait visite. Le séminaire est tenu par les jésuites. Ils ont là une vaste église publique.

La cathédrale, du 18e siècle, est assez imposante.

A l'église Saint-François, dévotion populaire à l'Ecce Homo, à Jésus passo.

L'Uruguay a nos œuvres: cercles catholiques, conférences de saint Vincent de Paul.

Les hôpitaux sont grandioses et richement dotés à Montevideo. L'hôpital général, avec plus de 600 malades, est confié aux sœurs italiennes de N.-D. dell'Orto. Ce sont généralement des génoises. Elles desservent aussi le Manicomio ou hospice des fous, un grand palais avec un parc de 18 hectares.

L'hospice des mendiants est tenu par les Sœurs de charité, qui y ont annexé des écoles.

Montevideo a aussi des Dominicaines enseignantes.

Des Capucins italiens sont venus également travailler là. Ils ont fondé un collège. C'est ce qui donne à vivre dans ce pays.

Les Sœurs du Bon Pasteur tiennent un refuge, et sûrement j'oublie encore quelques œuvres.

Il y a diverses associations de charité, pour les hommes et pour les dames.

Les Sœurs de charité ont des classes gratuites avec des centaines d'élèves.

Les Salésiens de don Bosco ont un vaste collège à Villa Colon, non loin de Montevideo. Ils ont là une grande propriété avec de belles allées d'eucalyptus. Ils dirigent un observatoire qui leur fait honneur. Ils desservent aussi des paroisses et des missions dans les bourgades de la région.

Mes missionnaires du Brésil m'avaient bien dit que les enterrements d'enfants sont des fêtes pour ces familles plutôt que des jours de deuil. C'est l'entrée d'un ange au ciel. L'Eglise fait ces funérailles en blanc et chante la messe des anges.

Ce caractère de notre liturgie est exagéré à l'Uruguay et à l'Argen­tine. Là, les enterrements d'enfants sont des fêtes insensées avec dîners, musique et bals. On réunit la famille, les voisin, les amis lointains 1 Pendant que le petit cadavre vêtu de blanc repose sur sa couchette, on danse et on chante. La fête dure souvent plusieurs jours. Les amis empruntent le petit cadavre pour donner un bal à leur tour. Heureux quand la fête ne se termine pas par des scènes d'ivresse et des rixes sanglantes.

On appelle cette fête le velario ou encore l'enterrement d'un vivant par opposition à l'enterrement d'un mort.

On peut en lire la description dans Ernest Michel, page 129, ou dans Romain d'Aurignac qui a fortement teinté sa description avec son imagination de romancier.

- La capitale de l'Uruguay a bon nombre de francs-maçons et de libres-penseurs.

L'esprit général n'y est pas fameux.

La capitale a un archevêque. Deux évêchés ont été érigés en prin­cipe, mais ils n'ont pas de titulaires, le gouvernement ne se prêtant pas à faire le nécessaire pour leur organisation temporelle.

Le marché de Montevideo a tous nos fruits et légumes: pêches, fraises, cerises, asperges.

Au port, je rencontre un de nos jeunes compatriotes distingués, le fils du général qui commande à Dijon. Il va étudier les grandes cultures de l'Argentine.

L'Uruguay a le même relief que le Brésil du sud, avec lequel il a beaucoup d'affinités.

Ses montagnes ne s'élèvent pas à plus de 600 mètres. Il a plusieurs chaînes parallèles, qui descendent vers lé sud. Les vallées ont des chemins de fer qui se relieront à ceux du Brésil.

Dans le nord, les roches consistent principalement en granits et gneiss, et des couches de matières éruptives se sont épandues au-dessus des autres formations.

En ces régions, se trouvent des gisements aurifères, le plomb, le cuivre et les agathes et améthystes qui alimentent les tailleries de pierres précieuses de la capitale.

Des campos, des plaines irrégulières s'étendent au pied des collines.

======XL. – Le climat. – La flore. – La population. Le gouvernement. – L’agriculture

Montevideo se trouvant à une latitude qui correspond à peu près à celle d'Alger, présente déjà l'alternance normale des saisons; toutefois, l'hiver y est tellement doux que les habitants font seulement la différence entre la moitié chaude de l'année (octobre-avril) et la moitié fraîche (mai-septembre).

Il arrive parfois, mais bien rarement, que le thermomètre descende au-dessous du point de glace, par l'effet du rayonnement qui se produit sous un ciel clair.

Le mois le plus froid, celui de juillet, correspond pour la température à celui d'avril à Paris.

Sur le littoral, le vent du sud-est, qui est l'alizé normal de cette région, souffle presque constamment dans la saison chaude.

Durant la saison fraîche, il est souvent interrompu par le vent du nord ou par le pampero qui souffle violemment du sud-ouest et qui renouvelle et purifie l'atmosphère.

L'Uruguay n'a plus la richesse de flore qui persiste dans les régions méridionales du Brésil.

Les palmiers sauvages se voient encore sur les rives et dans les îles de l'Uruguay, à côté des bambous brésiliens; mais la grande forêt se fait rare dans l'intérieur et ne présente plus cette merveilleuse variété d'essences que l'on remarque dans les mattos du Brésil. Les lianes ne s'enguirlandent plus aux arbres. L'araucaria des campos a même disparu.

Vers le nord, s'étendent des plaines rases, sans végétation arbores­cente, ou dominées, sur quelque renflement du sol, par un ombu soli­taire, l'arbre de la pampa platéenne.

La population de l'Uruguay s'accroît très rapidement. La période de doublement est de 18 ans.

Les Italiens ont le premier rang parmi les immigrants, puis viennent les Espagnols, les Brésiliens, les Argentins et les Basques français.

Pour ce qui est de l'instruction publique, l'Uruguay l'emporte de beaucoup sur ses deux voisins, le Brésil et l'Argentine. Diverses sociétés entretiennent des écoles libres. La capitale a une bonne université et des collèges.

Pour la religion, presque toute la population est catholique, mais la liberté religieuse est complète. Les catholiques craignent pour l'avenir à cause du développement rapide de la franc-maçonnerie. En 1889, au recensement de Montevideo 10.000 habitants se sont déclarés libres-pen­seurs ou sans-religion.

Le gouvernement de l'Uruguay est modelé sur un type commun avec les autres républiques hispano-américaines.

La Constitution est bien supérieure à la nôtre, qu'on peut mettre d'ailleurs au dernier rang de toutes. Elle oblige le gouvernement à sou­tenir la religion catholique tout en permettant à chacun de vivre comme il l'entend. Nous sommes à cent lieues de cela.

Pour être électeur là-bas, il faut savoir lire et écrire, payer l'impôt et n'être ni vagabond, ni ivrogne. Chez nous, les ignorants, les mendiants et les soulards votent à qui mieux mieux.

Dans aucun de ces pays la validation des élections n'est laissée à la majorité du corps législatif. Chez nous, cette majorité est juge en sa propre cause, ce qui est contraire à un des premiers principes du droit. naturel.

L'Uruguay a deux Chambres et un Président.

Malheureusement, dans ces Etats de l'Amérique du sud, la consti­tution, bonne en elle-même, est souvent violée. La force, la ruse, la finance ont souvent décidé du succès des partis. Ce sont des pays neufs dont l'éducation politique n'est pas faite.

Souvent les ressources considérables que procurent les tarifs de douane ont été employés autrement que pour le bien public. Les recettes futures ont été escomptées par des emprunts chargeant le pays de dettes qu'il ne pouvait pas payer.

En moyenne, de 1880 à 1890, les recettes annuelles ont été de 57 millions de francs et les dépenses de 85 millions.

L'agriculture et l'industrie pastorale constituent les richesses de la Bande orientale, c'est le nom que les Uruguayens donnent à leur pays. On y compte cinq millions de bêtes à cornes et 14 millions de moutons.

Chaque année, on tue plus d'un million d'animaux, soit pour la consommation locale, soit pour l'exportation des chairs, des cuirs et autres produits.

Cette exportation s'élève à environ 200 millions de francs. L'abattage des animaux, dans les saladeros (établissements pour saler les viandes), se fait d'une manière méthodique. Une savante division du travail et un outillage parfait règlent toute l'opération.

Les animaux entrent dans le parvis de l'abattoir et sur chacun d'eux successivement s'abat le lao fatal, dont l'extrémité est prise dans un étau mu par la vapeur.

Le bœuf, entraîné dans un passage étroit s'engage sous la traverse où se tient le boucher; sa tête s'arrête un moment contre le bois et le coup s'abat, tranchant la colonne vertébrale.

La masse pantelante tombe sur un charriot de fer, qui roule par élans successifs et par étapes, devant les ouvriers, coupeurs de têtes, écorcheurs, saigneurs, découpeurs, et bientôt la chair, encore frémis­sante, pend aux crochets de l'usine, à moins qu'on ne la plonge dans les chaudières où se fait la séparation de la graisse et des os.

Des opérations chimiques plus délicates servent à doser les divers ingrédients qui entrent dans la composition de l'extrait de viande.

Tout s'utilise dans les grands saladeros, les cuirs, les suifs, les os et les débris de toute nature transformés en guano.

L'Uruguay compte environ vingt-cinq grands établissements de ce genre.

C'est auprès de Montevideo, au pied du Cerro, qu'est l'établissement Cibils, si connu en Europe. Des montagnes de viande sont là séchées, salées et expédiées au Brésil, au Chili et en d'autres régions. Comme dans les autres saladeros, tout y est mis à profit, les peaux, les os, la graisse des animaux.

Plus de 100.000 bœufs par an sont là immolés et dépecés.

Le sel vient de Cadix.

On dépèce facilement 60 boeufs à l'heure.

Plus loin, sur les bords du fleuve à Fray Bentos, est l'établissement Liebig fondé en 1864. C'est le plus grand qui existe. On y occupe plus de mille ouvriers et on y sacrifie chaque année plus de 200.000 têtes de bétail.

On y produit l'extrait de viande, les langues conservées, la farine de viande, etc.

Cet établissement exporte pour dix millions de francs par an. L'ensemble des saladeros de l'Uruguay sacrifie environ 700.000 bêtes à cornes par an, sans compter les moutons.

Le pays produit aussi le vin et l'huile. Ses vins nationaux sont estimés.

- Je me garderais bien de louer l'Uruguay sans réserve, mais ce que je puis en dire est une apologie en comparaison de ce qu'on en écrivait il y a 30 ans.

«Il n'y a qu'un protectorat, disait Verhaeren, qui puisse sauver la république de l'Uruguay. Quand un individu laisse voir manifes­tement qu'il est incapable de gérer ses biens, on l'interdit; quand un peuple qui compte 45 ans d'existence a passé 40 ans en guerre civile, il mérite d'être déclaré incapable de se conduire lui-même et un tuteur doit lui être imposé, c'est le cas du peuple oriental, la terre classique des pronunciamentos, constamment troublée par les luttes sanglantes du parti des blancs ou blancos avec celui des gens de couleurs ou colorados.

Les registres de la dette publique de l'Uruguay fournissent les preuves authentiques du résultat de ces luttes qui ont stérilisé les forces vives de la nation et démontrent l'impossibilité d'en conserver l'auto­nomie. Ainsi en 1800, la valeur nominale de cette dette était de 2 millions de piastres ou dix millions de francs; en 1868, elle atteignait 23 millions de piastres. En 1871, après d'interminables guerres civiles, ce chiffre était plus que doublé, et en 1877, il s'éleva à 66 millions de piastres. Or, il résulte de documents authentiques que, de ces 66 millions de piastres auxquels arrive la dette publique dans un pays de 450.000 habi­tants, 42 millions ont été affectés directement aux frais de la guerre civile. Si on déduit du reste les frais de commissions et d'intérêts, on verra qu'aucune part de l'emprunt n'a servi à des travaux utiles dans un pays où tout est à faire, les routes, les chemins de fer, les ports, la colonisation.

La dette est donc le passif des révoltes que l'on décore du nom pompeux de révolutions. Que dire aussi de la richesse individuelle détruite par la guerre civile, et de la désorganisation générale qui en résulte?

Les révolutions de l'Uruguay n'ont jamais fait que la fortune de ses officiers. Cette république a une armée composée de:

1252fantassins,
474cavaliers,
260artilleurs,
soit 1.986soldats.

pour lesquels il y a

16généraux,
36colonels,
200lieutenants-colonels,
184majors.
771capitaines et lieutenants.
soit 1-107officiers.

La République Orientale s'est évidemment assagie. On parle cepen­dant encore en ce moment même de la probabilité d'une prochaine révolution.

XLI. – L’argentine – Buenos-Aires. – Choses religieuses. – Dimanche. – La Plata.

J'arrive le 15 à Buenos-Aires. Le grand port s'achève, il a de vastes bassins, d'immenses magasins, des quais larges et agréablement plantés. C'est un des plus beaux ports que je connaisse.

Je descends à terre près de la Maison rose, la Casa Rosada, palais du Président. Je prends un tramway et par de belles rues commerçantes, je vais demander l'hospitalité aux Pères Blancs, rue Azcuenaga. Ils sont là quatre. Leur fonction est de recevoir les souscriptions de la Propagation de la foi. Ils me reçoivent très fraternellement et je passerai huit jours avec eux.

Les Pères Blancs et mes confrères sont voisins de missions en Afrique. Ils se rencontrent là et se rendent des services mutuels, c'est assez pour que je sois un peu en famille chez eux.

Buenos-Aires n'avait encore que 20.000 habitants en 1776, quand les territoires platéens se détachèrent du Pérou, pour constituer la vice­-royauté de la Plata. Elle en a aujourd'hui un million.

Le mouvement normal de la population urbaine comporte une augmentation annuelle de 10 à 14.000 individus, par l'excédent de naissances, sans compter l'immigration.

Ainsi, pendant mon séjour, un journal de la ville disait durant le mois de novembre, il y a eu à Buenos-Aires 2941 naissances, 1638 décès et 789 mariages. Cela fait, pour un mois seulement, un excédent de près de 1.300 naissances.

Buenos-Aires est une grande ville tracée en damier.

Le municipe s'étend sur un espace de 182 kilomètres carrés, c'est le double de Paris.

Si notre Paris ne se décide pas à se défaire de ses remparts et à se donner de l'air, il deviendra en beaucoup de points inférieur à ces villes neuves, qui ont des rues larges et droites, des maisons peu élevées, des services faciles de tramways, de l'air pur et de l'hygiène.

Paris resserré dans ses remparts, entasse ses maisons, les élève jusqu'aux nuages, se prive d'air et de lumière et conserve ses vieux quar­tiers étroits, asiles du typhus et de la phtisie.

Buenos-Aires est abondamment pourvue de tramways, et six lignes de chemins de fer partent de ses diverses stations urbaines.

Toutes ses rues peuvent recevoir des rails et les plus larges ont deux voles, une pour l'aller, l'autre pour le retour. On ne voit pas là de lourds omnibus, ni des autobus à l'aspect de mastodontes.

Le quartier primitif a des rues uniformes de 13 mètres 50 de largeur, c'est déjà bien auprès de Paris. Les maisons forment des pâtés uniformes de 130 mètres de côté.

Le quartier neuf a ses rues plus larges et un boulevard planté après chaque carré de quatre rues.

La plupart des maisons n'ont qu'un rez-de-chaussée, sauf dans les rues les plus commerçantes du centre. C'est plus familial et c'est meilleur pour l'hygiène dans les pays chauds.

Le type normal de la maison rappelle Séville et Cadix. Sur la façade, un salon à deux fenêtres, avec un vestibule, qui laisse apercevoir le patio ou cour ornée de plantes et entourée des appartements inté­rieurs, comme dans les maisons romaines,

Des villas élégantes s'élèvent près du parc de Palermo et dans les quartiers élégants de Belgrano.

Le palais du gouvernement. Casa rosada, a été élevé au XVIIIe siècle, sur l'emplacement de l'ancien castel des vice-rois. Il a de l'ampleur, mais il n'a pas de cachet artistique.

La cathédrale a un portique imposant en colonnes corinthiennes et un fronton dont les sculptures représentent le patriarche Joseph recevant ses frères en Egypte. Est-ce une allusion à l'immigration argentine?

Visite à l'église de Saint-François et au cimetière de la Recoleta. Beaucoup de paganisme, Tombes sans symboles chrétiens, quelques noms français:

Messes de funérailles a (église Saint-François. La famille a des fauteuils, comme pour un mariage. Les hommes se tiennent pour la plupart hors de l'église. ils imitent les nôtres.

C'est l'usage de dire plusieurs messes en même temps pour les morts. L'église a de nombreux autels et toutes les dévotions modernes. Buenos-Aires a un collège de Dominicains, un autre des Pères de Bétharam, un pensionnat de Frères. Les Pères de Lourdes avaient aussi un collège, ils l'ont perdu grâce au peu de bonne foi d'un argentin.

Buenos-Aires a encore une maison de Pères du Saint-Sacrement, une résidence de Lazaristes. Les Oblats de Saint-François de Sales sont chapelains des Visitandines. Les Pères allemands du Saint Sauveur ont une paroisse.

Les Franciscains, les Dominicains, les Jésuites ont leurs maisons:dans la ville ancienne, près de la place de Mayo.

La ville est donc bien pourvue de communautés. Il y a aussi de nombreux couvents de femmes

Ces couvents sont cosmopolites comme la ville elle-même.

Les Salésiens de don Bosco ont un beau collège d'arts et métiers, de los artes y officios. La moitié des enfants suivent des classes élémen­taires et secondaires, les autres s'appliquent à apprendre les divers métiers d'imprimeur, menuisier, serrurier, tailleur, etc. On rencontre chez ces enfants les types les plus variés. Il y a des espagnols,. des italiens, des créoles, des indiens, des patagons. La langue commune est l'espagnol.

Les Sœurs de Marie-Auxiliatrice ont plusieurs maisons à Buenos-Aires et dans les provinces. Elles ont même recruté quelques argentines. A la paroisse de la Bocca, à Buenos-Aires, elles ont une école nombreuse et un Oratorio festivo pour 500 jeunes filles.

Les Salésiens ont à leur collège une importante machine à vapeur pour l'imprimerie, la scierie et d'autres instruments. Ils se développent magnifiquement dans toute l'Argentine et la Patagonie.

Les Sœurs de Charité tiennent le collège de la Providence. Elles ont aussi l'hospice des mendiants et d'autres couvres.

Les Jésuites ont le grand collège de San Salvador.

Les Pères de Bétharam ont celui de San José, qui est un vaste palais. Une particularité de l'Argentine est la prison ou Penitencieria. Les prisonniers sont contraints au travail. Ils en sont privés lorsque leur conduite laisse à désirer. Il paraît que l'ennui et l'inaction leur sont une dure punition.

Le Bois de Boulogne de Buenos-Aires, c'est le Palermo, vaste parc d'une superficie de trois cents hectares environ, avec un nombre invrai­semblable d'arbres, arbustes et plantes des espèces les plus rares et les plus variées. L'emphase brésilienne en compte un million.

Ses grandes allées sont encombrées, le soir de cinq heures à six heures, d'équipages et d'automobiles luxueux en files interminables. C'est la promenade de la belle société de Buenos-Aires. On s'y rend par la belle Avenida de Mayo, qui correspond à notre Avenue des Champs-Élysées.

A voir la fierté un peu hautaine de tous ces heureux du monde, on croirait plutôt assister à un cortège de Grands d'Espagne et, de nobles hidalgos, qu'à celui de gens qui ont édifié leur récente fortune dans la culture, l'élevage, la banque ou le commerce.

Buenos-Aires se distingue aussi par le grand nombre de jardins et de squares qu'on y rencontre dans tous les quartiers et où les habitants de tous les quartiers viennent goûter la fraîcheur et se reposer du travail.

A Buenos-Aires, ville cosmopolite par excellence, la langue la plus usitée est naturellement la belle et sonore langue castillane de Cervantès, test celle qui restera. Sur cent cinquante journaux publiés à Buenos-Aires, quotidiens ou périodiques, cent vingt sont rédigés en langue espagnole. Après, viennent les journaux italiens au nombre de onze, les périodiques français au nombre de dix, cinq anglais, trois allemands, un russe, un basque, un suédois et un hébreu.

Parmi les grands journaux argentins se placent au premier rang la Nacion et la Prensa, qui publient chaque jour des nouvelles du monde entier et des extraits des journaux européens, télégraphiés par câble. Grâce à la différence d'heure, on peut lire à Buenos-Aires, à 6 heures du soir, le compte-rendu résumé des séances des Parlements français et anglais qui ont pris fin à la même heure.

La Prensa possède un hôtel qui dépasse en luxe et en confort ceux des grands journaux parisiens. Salons, salles à manger, chambres à coucher, salles de bains, y sont à la disposition des rédacteurs et même des confrères et littérateurs ou artistes européens de marque, de passage à Buenos-Aires.

Les clubs, parfois très riches et très fréquentés, possèdent aussi des immeubles superbes, notamment le Club del Progreso et le Jockey-Club. On compte à Buenos-Aires une vingtaine de théâtres. L'opéra a souvent une troupe italienne. Les dames y exhibent, dit-on, des toilettes brillantes relevées par d'éblouissantes pierreries.

Les colonies étrangères tendent à se rapprocher et à se fusionner. Les mariages sont fréquents entre familles des races latines. Les anglais et les allemands se tiennent plus à l'écart.

Le climat idéal dont jouit Buenos-Aires est d'un grand charme et contribue beaucoup à sa bonne renommée. Son nom est bien choisi quoiqu'il ne soit pas du à sa situation mais au souvenir du sanctuaire de Notre-Dame du Bon-Air de Séville, d'où étaient partis les premiers colons.

La température moyenne de l'année est de 16 degrés; les grandes chaleurs sont rares et les frimas sont inconnus. Ce qui plait surtout aux Européens arrivants de nos contrées au climat pluvieux et humide, c'est la rareté des jours de pluie qui sont au nombre de soixante par an, contre trois cents jours de beau temps. Il y a parfois de fortes pluies à Buenos-Aires, mais elles ne durent qu'un moment.

L'état sanitaire de Buenos-Aires est réellement excellent. Le taux de la natalité pendant ces dernières années, varie de 35 à 38 pour mille, tandis qu'il n'est que de 27 à Londres, 25 à Berlin, 23 à Bruxelles, 22 à Paris. Le taux de la mortalité varie de 15 à 17 pour mille.

La ville est très cosmopolite.

Sur un million d'habitants, il y en a seulement 250.000 qui sont nés dans la ville.

200.000 sont venus des provinces.

Les autres sont étrangers. Il y a environ 200.000 italiens, 100.000 espagnols, 40.000 français, 7.000 anglais, 6.000 allemands.

C'est une babel.

Le dimanche est rigoureusement observé. C'est la loi et elle est presque aussi rigide qu'à Londres. Vous ne trouveriez rien d'ouvert à Buenos-Aires le dimanche.

Promenade à Belgrano, quartier de villas, de quintas: maisons élégantes, de styles variés, avec jardins fleuris.

Jardin botanique. Un grand monument à Garibaldi, a-t-il bien là sa raison d'être?

Le jardin est superbe. Il surpasse celui d'Anvers, pour la beauté du site et la végétation. Il est riche en animaux de tous genres: lions, jaguars, serpents-boas, chèvres de Bolivie, lamas montés par les enfants, ours patinants du nord. - Chemin de fer enfantin et distractions diverses. Un magnifique ombû, l'arbre des pampas, avec ses racines puissantes étalées sur le sol.

L'après-midi, distribution des prix chez les Frères. Belle fête. Monseigneur l'archevêque y assiste. Musique, chants, déclamations, dialogues et saynètes en espagnol, en italien, en français. Des décorations remplacent les livres de prix.

C'est un beau collège de 500 élèves où l'on donne l'enseignement primaire et professionnel. Trois mille personnes assistent à la cérémonie, qui a lieu dans la cour gracieusement décorée.

Le soir, sur la terrasse de la maison, j'admire les belles constellations de l'hémisphère austral: Orion, la Croix du sud, le Grand chien, le Vaisseau, le Centaure et les deux magnifiques étoiles de Sirius et Canopus.

- Le 17, je vais visiter la ville de La Plata, ces églises et son merveil­leux musée.

La Plata, chef-lieu de la province de Buenos-Aires, est une cité improvisée. La loi ayant constitué. Buenos-Aires en district fédéral, dis­tinct de l'Etat du même nom, il fallait donner une nouvelle capitale à l'Etat, et reporter le siège de l'administration provinciale en dehors du municipe.

On eut pu faire choix d'une agglomération déjà existante, mais on préféra créer en pleine zône de pâture une ville dotée, dès ses premiers jours, des avantages de luxe, de confort et d'hygiène, dictés par les hommes de l'art.

La région est salubre, et près de là s'ouvre la baie de Barracos, la meilleure de tout le littoral.

On donna au nouveau municipe une étendue de 150 kilomètres carrés. Paris n'en a que 80.

La croissance de La Plata fut très rapide. On en posa la première pierre en 1882 et, dix-huit mois après, les principales administrations provinciales s'installaient en des palais resplendissants de boiseries, marbres et dorures.

Les recensements se succédant d'année en année indiquaient un accroissement extraordinaire, quelquefois plus d'un millier d'habitants par mois. Puis vint la période de réaction; après l'achèvement des cons­tructions officielles, quand les escouades d'ouvriers, les entrepreneurs et leurs fournisseurs eurent quitté les chantiers et qu'une crise financière coïncida avec l'achèvement des travaux, on constata que l'accroissement réalisé était factice.

Les fonctionnaires regrettaient la capitale voisine. Buenos-Aires, avec son animation, sa vie politique, ses théâtres, exerçait une forte attraction sur les habitants de la jeune cité, et beaucoup la quittent tous les soirs pour aller vivre à la capitale fédérale.

La Plata a des rues uniformes de 18 mètres, des avenues de 30 mètres, des allées diagonales, un boulevard de ceinture et des places rectangulaires distribuées régulièrement.

Mais tout cela est à demi désert. Les rues sont des paturages et la grande cité a un aspect assez triste.

De beaux monuments consacrés à la science et à l'enseignement s'élèvent au milieu des ombrages du parc.

Le musée s'enrichit avec une étonnante rapidité. Toute la série des formations géologiques et les nécropoles de cent tribus diverses lui ont fourni un ensemble d'objets tout à fait exceptionnel.

Nous commençons en Europe des musées préhistoriques après deux mille ans de civilisation, c'est bien tard. En Amérique, la préhis­toire est d'hier et ses reliques remplissent encore le pays.

J'ai noté, dans les galeries d'histoire naturelle, des vampires, des poissons à quatre yeux, des pépites d'or et de platine, des squelettes de singes très variés, des squelettes de toutes les tribus avec diverses défor­mations du crâne, des flèches et hachettes de pierre et de métal, des vases et des fibules.

Les objets préhistoriques ont les mêmes périodes et les mêmes carac­tères que dans nos musées de Saint; Germain, de Copenhague et de Rome. Il n'y a pas plusieurs humanités.

Visite à la curie épiscopale. L'évêché est un superbe hôtel. Monsei­gneur l'évêque est absent, son auxiliaire, Monseigneur Alberti nous reçoit aimablement.

La cathédrale est immense. Elle a la prétention d'imiter Cologne. Elle n'est pas au tiers. S'achèvera-t-elle?

Pensionnat des Bayonnais (Pères de Bétharam) et des Frères des écoles chrétiennes.

La paroisse Saint-Florian a un bel éclairage électrique, qui se prête aux effets d'illumination.

Le palais du gouvernement est un grand hôtel genre Louis XV. La gare est du style moderne bien réussi.

Au retour, tempête, vent de pampeiro. Les arbres et les poteaux télégraphiques se renversent. On n'est pas rassuré dans le train. Que serait-ce sur mer? Mais la bonne Providence permet que je sois à terre dans ces jours difficiles.

XLII. – Lujan. – Tigre. – 20 décembre. – L’ouvre des Cercles ouvriers. – Départ

Beau pèlerinage à la Vierge immaculée, à Lujan, à cinq heures de chemin de fer de Buenos-Aires. C'est le Lourdes de l'Argentine.

Grande basilique gothique, faite aux deux tiers. Elle s'achèvera. Il y a déjà deux millions de pesos de dépenses. Le fond est en briques, les pierres viennent de l'Uruguay, des ornements de jaspe viennent de la Cordillière. Décidément, les Argentins savent faire grand.

Les lazaristes desservent le pèlerinage et s'en tirent bien.

Quelques notes historiques. - L'image miraculeuse de Notre-Dame de Lujan a été couronnée au nom de Léon XIII, le 8 mai 1887.

La Vierge de Lujan est la protectrice de l'Argentine, de l'Uruguay et du Paraguay.

Racontons un peu son histoire.

C'était en 1630. En ce temps-là, le royaume de Portugal était soumis à la couronne de Castille. De sorte que toute l'Amérique du sud, Brésil et terres espagnoles, dépendait du Roi catholique d'Espagne.

Buenos-Aires avait alors des relations commerciales très suivies avec le sud du Brésil.

Un pieux portugais avait établi une ferme non loin de Cordoba.

Désireux d'avoir la messe, il résolut de fonder dans sa propriété une cha­pelle en l'honneur de Marie immaculée.

Son habitation portait le nom de Sumampa. Il était en relations d'affaires avec un de ses compatriotes du Brésil. Il lui écrivit pour lui demander une image de la Vierge immaculée poux sa chapelle de Sumampa.

Son ami lui envoya non pas seulement une image de la Vierge, mais deux, deux gracieuses petites statues. Elles étaient en terre cuite et chacune des deux était bien emballée dans une caisse spéciale.

L'une des deux était bien la Vierge immaculée, l'autre était la Vierge Mère, comme on la: voit encore à Sumampa, dans la région de Cordoba, où elle est honorée sous le vocable de Notre-Dame de Consolation.

Le vaisseau qui apportait les saintes images, avec une cargaison de, marchandises, fut favorisé d'une traversée magnifique.

A Buenos-Aires, le commissionnaire chargé du transport des statues se procura un chariot, il y mit les précieuses caisses et se joignit à un convoi qui allait vers les provinces intérieures.

Le troisième jour, toutes les voitures avaient passé la rivière Lujan, au gué, qui s'appelait alors «passage de l'arbre solitaire» et qui s'appelle aujourd'hui «passage de la Vierge». Le soir, la caravane s'arrêta près d'une humble habitation, où vivait aussi un portugais.

Le jour suivant au lever du soleil, on se préparait à partir. Le conducteur des saintes images, ayant fait pieusement sa prière, attela ses bœufs au char. Mais au moment de se mettre en marche, les pauvres animaux firent de vains efforts pour entraîner le char qui était retenu par' une force miraculeuse.

Le conducteur prit tous les moyens humains. Il frappait ses bêtes, il attela des animaux de renfort, rien n'y fit. Les autres charretiers et les ouvriers de la ferme de Oramas s'attroupaient autour du char. Ils exci­taient eux-mêmes les bœufs et les piquaient cruellement avec leurs bâtons, ou bien ils essayaient de les amadouer par des caresses, mais les pauvres bêtes ne purent pas avancer d'une palme.

Le conducteur voyant l'inutilité de tant d'efforts eut la pieuse inspiration d'adresser à haute voix une prière à Marie: «Vierge Sainte, lui dit-il, vous savez dans quel but je conduis ces images vers Cordoba, c'est pour qu'on leur rende un culte public dans la chapelle qu'on érige en votre honneur. Pourquoi donc me causez-vous tant de peine? Ne comprenant pas les desseins de la Providence, les gens qui étaient là conseillèrent au conducteur de décharger son char pour voir si les bœufs marcheraient. On le fit et les bœufs partirent vivement. Les caisses n'étaient cependant pas bien lourdes. On les chargea de nouveau et les bœufs furent de nouveau impuissants à marcher.

Les discussions recommencèrent. Un des assistants, sans doute ins­piré de Dieu, proposa de laisser seulement sur le char une des deux caisses pour voir ce qui arriverait. On le fit et les bœufs ne marchaient pas, quoique le char fût devenu bien léger. Piqués par ce mystère, les assis­tants changèrent les caisses, ils ôtèrent celle qu'ils avaient chargée d'abord et mirent l'autre sur le chariot. Alors les bœufs se mirent en marche allé­grement et sans avoir besoin de l'aiguillon.

Tout le monde était très impressionné de ces faits étranges, les yeux se mouillèrent de larmes et chacun criait: miracle! miracle! Et comme les Israélites à la vue des miracles de Moïse, on disait: «Le doigt de Dieu est là!»

Un des assistants insinua que ces faits surnaturels indiquaient sans doute la volonté divine de voir honorer en ce lieu même la statue de la sainte Vierge qui ne se laissait pas transporter. Tout le monde fut bientôt du même avis, et on se prépara à répondre à la volonté divine si claire­ment manifestée.

La première impression des assistants avait été la frayeur, mais la joie et l'enthousiasme lui succédèrent. On brûlait d'envie de voir l'image miraculeuse. On ouvrit la caisse avec émotion et l'on admira la gracieuse statue de la Vierge immaculée. Elle est belle, en effet, surtout aujourd'hui avec les rayons d'or dont on l'a entourée.

Pour ces hommes simples et croyants, c'était un délire, c'était plus que la découverte d'une mine d'or, c'était le miracle qui apparaissait à leurs yeux. Ils se félicitaient mutuellement d'avoir été appelés par Dieu à assister à ce prodige. Ils embrassaient la précieuse statue, ils fondaient en larmes et chantaient des cantiques.

Ils décidèrent de porter la statue avec le plus grand respect et en procession jusqu'à la demeure de don Rosendo de Oramas. Arrivés là, ils la déposèrent au lieu le plus décent de la maison sur un trône rustique et ils s'agenouillèrent pour lui rendre hommage. Les charretiers s'arrê­tèrent là plusieurs jours, captivés par les attraits spirituels de la Madone. Quelques-uns coururent aux fermes voisines pour faire connaître les merveilles dont ils avaient été témoins, et de toute la région les paysans simples et religieux accoururent pour rendre hommage à Marie et pour se faire raconter les événements dans tous leurs détails.

Plusieurs allèrent même jusqu'à Buenos-Aires pour y annoncer la grande merveille.

Les pèlerinages commencèrent.

Les charretiers poursuivirent leur chemin en emmenant l'autre statue et ils faisaient partout le récit des prodiges de Lujan, qui furent bientôt connus dans toute la province du Rio de la Plata et dans celle de Tucuman.

Le propriétaire, don Rosendo de Oramas, était ravi du privilège qu'il avait de posséder chez lui la précieuse statue. Il accueillait tous les pèlerins et il songea à construire une chapelle. Les pèlerins du reste l'y excitaient et l'aidaient de leurs offrandes.

Le modeste oratoire fut bientôt érigé. De nombreux malades et infirmes y vinrent demander leur guérison. Les miracles se multiplièrent et toute l'Amérique méridionale en fut émue. Tout le monde voulait venir au moins une fois contempler l'image merveilleuse. Ce fut alors un mouvement de pèlerinages considérable relativement à la population du pays.

Les ex-voto se multiplièrent.

Quarante ans passèrent ainsi et la sainte image était toujours dans son modeste ermitage.

Le plus zélé propagateur de cette dévotion, était un pauvre esclave noir, nommé Manuel et originaire d'Angola. Il avait été arraché tout jeune à sa famille et vendu au Brésil. Il accompagnait comme esclave le conducteur des statues. Frappé par les prodiges dont il avait été le témoin, il avait demandé à son maître et il avait obtenu la faveur de rester au service de Marie. Il n'avait que huit ans et il devint l'esclave de la Vierge immaculée. Don Rosendo prit soin de lui. Le pieux esclave de, Marie vécut au service de l'autel de la Vierge et plus tard du petit ermitage. Il recevait les pèlerins et leur racontait les prodiges accomplis. Il ne laissa jamais le sanctuaire sans lumières et il l'ornait de son mieux. Il passa quarante ans au service de sa bien-aimée reine, vivant habituellement dans les plus douces consolations surnaturelles.

Mais les âmes chères à Dieu sont toujours sanctifiées par l'épreuve. Quand don Rosendo mourut, son héritier qui était prêtre et curé de la cathédrale de Buenos-Aires revendiqua le pauvre esclave. Celui-ci en appela respectueusement à la curie épiscopale. Il soutint qu'il appartenait à Marie et à son sanctuaire et non à don Rosendo. Le procès se prolon­geait, mais une pieuse dame offrit au curé cent pesos pour racheter l'esclave et Manuel retourna à son ermitage plus heureux qu'un roi. Il vécut encore longtemps au service de Marie. La grâce le transformait. Il était doux, aimable et portait sur ses traits la marque de la sainteté. Il avait avec Marie des entretiens surnaturels. Pendant ses veilles dans le sanctuaire, la Vierge descendait de sa niche et venait vers lui. Il l'interpellait doucement: «Notre-Dame, disait-il, que faites-vous? qu'avez-vous besoin pour bénir un pauvre pécheur de descendre jusqu'à lui?»

Sa dévotion était communicative et sa piété souverainement édi­fiante. Il marchait toujours en la présence de Dieu et faisait souvent des oraisons jaculatoires à sa divine maîtresse.

Il exhortait les pèlerins à la confiance et tous les soirs il récitait le rosaire avec eux.

Il pensait à l'érection d'un nouveau sanctuaire. Il quêtait pour cela à l'ermitage et dans les environs, et à sa mort il laissa en dépôt quatorze mille pesos dans ce but.

Il prenait un grand soin des malades qui venaient demander leur guérison à Marie. Il leur faisait des onctions avec l'huile des lampes et souvent il obtint des prodiges, comme il arriva pour don Pedro de Montalbo, le premier chapelain du sanctuaire.

Ce prêtre, malade de phtisie et abandonné des médecins, mit sa confiance en Marie. Il vint à Lujan, attiré par les prodiges dont il avait entendu le récit. C'était en 1682. On l'amena en voiture de Buenos-Aires. Les conducteurs pensaient qu'il n'arriverait pas vivant, mais lui, plein de foi, promettait de vivre au service du sanctuaire si Marie le guérissait. Avant l'arrivée, on le crut mort dans la voiture, mais il restait plein de foi et de confiance en celle qu'on appelle le salut des infirmes.

En arrivant, il s'évanouit, mais c'est au moment où tout parait perdu que Dieu intervient. La Providence le destinait à être un grand propa­gateur de la dévotion à N.-D. de Lujan.

On le déposa devant le sanctuaire. Manuel lui fit respectueusement une onction sur la poitrine avec l'huile du sanctuaire. Il lui dit que la sainte Vierge, sa bien-aimée, voulait le guérir et en faire son premier chapelain.

Don Pedro connaissait la sainteté de Manuel et ses grâces extraordinaires, il eut confiance, et il promit de se dévouer au sanctuaire, s'il guérissait. Manuel lui donna alors à boire de l'eau où il mêla quelques filaments du vêtement de Marie. Don Pedro fut guéri instantanément. Il vécut encore dix-neuf ans et il les consacra tout entiers au service de Marie. Il se fit l'apôtre enthousiaste de son culte, qui s'accrut encore et s'étendit davantage.

Manuel vécut encore quelques années, puis mourut saintement un vendredi, comme il l'avait annoncé, pour aller le samedi chanter la gloire de Marie au ciel. Il est mort en odeur de sainteté et on l'ensevelit dans le sanctuaire derrière l'autel.

En 1670, après la mort de don Rosendo, la maison du pieux cultivateur fut abandonnée, et il était à craindre que l'ermitage ne fut pillé par les Indiens; la pieuse dame dona Ana de Mattos, qui avait racheté Manuel au curé de la cathédrale, fit transporter la sainte image à sa maison, près de la rivière Luian. Mais plusieurs prodiges manifes­tèrent de nouveau l'intervention divine.

Le lendemain de la translation, la statue avait disparu. La pieuse dame versa des torrents de larmes et fit mille recherches. La statue était retournée d'elle-même à son ermitage. Dona Ana la fit reporter chez elle en procession et chargea ses esclaves de la garder la nuit, mais elle disparut encore.

Alors dons Ana eut la sagesse, d'en référer à l'autorité diocésaine et aussi au gouverneur qui était un homme pieux. L'évêque était don Fray Cristobal de Mancha, et le gouverneur don José Martinez de Salazar. Ils résolurent de se rendre sur les lieux. Ils y allèrent avec plusieurs chanoines et conseillers. Beaucoup de fidèles les suivirent.

Mgr. l'évêque fit une enquête, interrogea les témoins et constata le fait prodigieux de la disparition de la statue. Il décida cependant de la rapporter encore solennellement chez la pieuse dame dona Ana. La translation se fit en grande pompe; on récitait le rosaire ou chantait des litanies, des hymnes et des cantiques. L'évêque et le gouverneur marchaient en tête. Manuel suivait cette fois la pieuse image. Ces autres fois, il ne l'avait pas accompagnée, et l'on pensa avec vrai­semblance, que la Vierge était retournée pour avoir les soins de son fidèle serviteur.

On fit cinq lieues de marche: l'évêque, le gouverneur, les chanoines et conseillers allaient à pied. Il fallut passer la nuit dans une ferme et on n'arriva que le lendemain à l'oratoire préparé par dona Ana. On fit là trois jours de fêtes avec des offices pontificaux.

Les pèlerinages se continuèrent.

Dona Ana fit ériger une nouvelle chapelle qu'on inaugura en 1685.

Une bourgade se forma autour du sanctuaire. Un décret du gouverneur, confirmé par le roi Ferdinand VI, en 1759, donna à la bourgade le nom officiel de Notre-Dame de Lujan, «parce que la Vierge miraculeuse fut l'occasion de sa fondation et le principal attrait de ce site.»

L'évêque don Juan de Arregui provoqua une nouvelle recons­truction de l'église en 1737. Il avait une grande dévotion à N.-D. de Lujan, cette église subsista jusqu'à la construction actuelle.

Lujan est le Lourdes de l'Argentine. Les prodiges que nous avons rapportés ont été reconnus par des actes authentiques, et ce résumé historique est extrait d'une brochure espagnole publiée avec l'autorisation de Mgr l'archevêque de Buenos-Aires.

La Vierge Marie se choisit un sanctuaire en chaque pays pour y répandre ses consolations et ses grâces.

Rio de Janeiro a N.-D. de la Penha. - Pernambuco a N.-D. du Mont. - L'Argentine a N.-D. de Lujan et N.-D. de Sumampa.

J'ai passé là quelques bonnes heures chez les Pères Lazaristes. L'un d'eux est un élève d'Hazebrouck, où j'ai étudié jadis. Le monde n'est pas grand et l'on se retrouve partout.

Il y a aussi à Lujan un collège des Petits Frères de Marie. Ils sont en vacances, c'est l'été.

Au retour, le train nous promène entre les villas fleuries et les quintas du beau quartier de Florés au nom poétique.

L'Argentine a d'autres pèlerinages populaires. Presque chaque province a le sien. A Santa Fé, c'est Notre-Dame de Guadalupe; à Cordoba. Notre-Dame du Rosaire; à Catamarca, Notre-Dame del Valle; à Salta, le Christ du Miracle.

Il y a aussi dans la province des Missions une curieuse coutume. Les gens déposent des fruits, des gâteaux, du manioc au pied des calvaires. C'est un souvenir des sacrifices païens. Les missionnaires jésuites ont donné à cette coutume un sens chrétien en disant aux con­vertis d'offrir cela pour les pauvres.

L'Argentine s'est constituée d'ailleurs sous les auspices de la reli­gion. Les généraux de l'indépendance, Belgrano et San Martin avaient proclamé la Vierge de la Merci généralissime de l'armée. Après la victoire, le général Liniers consacra les drapeaux pris aux espagnols à Notre-Dame du Rosaire dans l'église de saint Dominique.

Les anciennes familles, qui forment l'aristocratie argentine, gardent une foi vive et pratique.

Dans mon excursion, j'ai observé ce qu'on appelle là-bas l'almacen. L'almacen, dans les campos argentins, c'est une sorte de magasin général, où l'on trouve l'épicerie, le vin, l'alcool, les nouveautés. Le patron de l'almacen fait aussi la banque pour les estancieros du voisinage, il achète les laines, les cuirs, les peaux, etc. Il vend aussi le maté précieux, dont les gauchos tont une si grande consommation.

Un de mes anciens élèves de Saint-Quentin tient un almacen à l'Argentine, mais c'est du côté de Rosario, c'est trop loin pour aller le voir. J'aime au moins à me rendre compte de ce qu'il fait.

On désigne aussi l'almacen sous le nom de pulperia ou esquina.

Esquina, qui veut dire «coin de rues», indique que ces commer­çants, dans les villes, sont généralement établis à l'angle de deux rues. Dans les campagnes, où leur maison est parfois seule sur un chemin où elle sert d'étape, le mot n'en subsiste pas moins, bien qu'il n'ait plus de raison d'être.

L'almacen sert de banque aux estancieros. C'est une habitude très répandue. Soit par besoin, soit par commodité, l'estanciero paie ses péons en bons sur l'almacen; le magasin, en échange du bon, donne aux ouvriers, aux gauchos, ce dont ils ont besoin: le maté, qui est très sain, et la fâcheuse eau-de-vie de canne, qui l'est moins, et qu'on retrouve partout et toujours dans toute l'Amérique du Sud. Le règlement de comptes entre l'estanciero et le magasin se fait soit en espèces, soit en ventes d'animaux, de laines ou de cuir. On le voit, l'almacenero est un personnage qui a plus d'une flèche à son arc, et qui fait un peu tous les métiers. L'emploi malaisé, mais rémunérateur, est souvent tenu par des Basques ou des Italiens. Le mien est de la Savoie.

Rencontré à Lujan un gaucho authentique, avec le pittoresque costume des gens de la Pampa: un large sombrero de feutre retenu au menton par une courroie, le puncho flottant sur les épaules (cou­verture avec un trou pour la tête), la culotte bouffante ou chiripa, d'où sort en bas le caleçon blanc bordé de dentelles, la camiseta de laine rouge, le tirador ou ceinture en cuir de carpinho (cochon sauvage), avec des patagons ou écus argentins à la boucle; pour chaussures, des bottes de potro ou de cheval. Ces bottes originales sont tout simplement la peau naturelle d'une jambe de cheval, qu'on a évidée de ses os.

Le gaucho a la peau brune et tannée, la barbe rare, les yeux perçants et la mine peu engageante.

Voulez-vous lire des aventures étranges du pays des gauchos et des indiens, prenez le volume sur l'Argentine publiée par Romain d'Au­rignac, le frère de l'illustre Thérèse Humbert, dont les escroqueries sont légendaires. D'Aurignac vous racontera ses prisons, ses luttes, ses courses folles, mais je ne vous garantis pas l'authenticité de ses récits. C'est un roman d'aventures à la Dumas. A-t-il jamais été en Amérique? C'est possible. On en douterait en voyant ses exagérations et ses fantaisies.

Il a vu des centaines de pirogues à Dakar, où les autres voyageurs en comptent à peine deux ou trois douzaines. Ses trois ans d'aventures en Argentine se sont peut-être bornés à un court voyage à Buenos-Aires et aux environs.

Le 19 décembre, visite à quelques églises. L'église de la Merci est celle de l'aristocratie. Tout y est riche, les tapis, les autels, les ors des voûtes et des colonnes. Saint Dominique est dans le même style. L'or y abonde. Ce sont des églises du XVIIIe siècle. Saint Ignace est plus simple et plus sobre de décors.

L'avenue de Mayo est un beau boulevard parisien. Le Chateau d'eau est un des édifices les mieux réussis de Buenos-Aires. Il est en briques bien rehaussées par des ornements de pierre et de terre cuite émaillée.

Le nouveau Parlement s'achève au bout de l'avenue de Mayo. Ce sera le clou de Buenos-Aires. Il est dans le style de la renaissance avec une coupole élancée.

Excursion à Tigré. C'est un lieu boisé, frais et gracieux où l'on va en parties de campagne. Il y a là l'embouchure du Lujan. Grands hôtels, villas fleuries. Le fleuve se prête aux régates et parties de pêche. Les franciscains ont là une chapelle. La végétation n'est plus celle du Brésil. Je retrouve nos peupliers, nos saules pleureurs avec des eucalyptus et des arbres fruitiers de nos climats, des pêchers surtout, qui réussissent bien par ici.

- 20 décembre, mon dernier jour à Buenos-Aires. Visite chez les Pères de Lourdes et causerie avec le Père qui est sous-directeur de l'œuvre des cercles à Buenos-Aires.

Elle est bien vivante dans l'Argentine, cette belle œuvre. Elle n'est pas entravée comme chez nous par un soupçon de monarchisme. Elle est une œuvre catholique et sociale, et c'est tout.

L'œuvre est paroissiale. Buenos-Aires a un cercle central qui se bâtit un magnifique local.

Les cercles ont comme but: les secours mutuels - la fondation d'écoles primaires et de cours du soir - l'organisation de bureaux de placement, de caisses d'épargnes, de fêtes mensuelles, de sociétés musi­cales, de conférences scientifiques et économiques.

Le cercle central prépare les congrès nationaux, qui ont lieu tous les deux ans dans l'une ou l'autre ville de l'Argentine.

Le congrès de 1904 à Buenos-Aires a montré la vitalité des cercles. Il a été nombreux et animé. Il a insisté sur l'action sociale des cercles.

Je traduis quelques-unes de ses résolutions, relatives à l'action sociale:

I. Action des cercles dans la question ouvrière

«Considérant la condition difficile et précaire de la classe ouvrière dans l'Argentine et la nécessité d'y apporter un prompt et efficace remède, le congrès est d'avis que la junte centrale de l'œuvre, appuyée par tous les cercles, travaille à obtenir une législation ouvrière favorable.

Chaque cercle demandera le concours des députés de sa pro­vince pour les lois sur le repos dominical et sur le travail des femmes et des enfants.

On provoquera des pétitions et des manifestations populaires.

On sollicitera l'adhésion des diverses sociétés qui peuvent aider à cette propagande.

On adjoindra aux cercles des patronages d'enfants, des caisses d'épargne, des magasins coopératifs.

Pour s'opposer à la funeste propagande du socialisme et de l'anar­chie, on travaillera à la diffusion de la bonne presse et en particulier de l'organe du cercle central «La démocratie chrétienne.» - On impri­mera et propagera des tracts et feuilles périodiques sur la question ouvrière. - On organisera des conférences sur l'économie sociale chrétienne.

On attachera la plus grande importance aux groupements profes­sionnels, aux syndicats qui sont d'une nécessité urgente.»

II. Action des cercles pour la propagande morale et religieuse

Le congrès conseille de promouvoir des manifestations fréquentes de foi, comme des pèlerinages, des processions ou des réunions publiques.

Chaque cercle devra avoir une bibliothèque de livres honnêtes et utiles à l'ouvrier.

III. Action des cercles en poliztique

Pour conserver leur unité morale, les cercles ne s'engageront pas dans les partis politiques.

Leurs membres exerceront néanmoins leurs droits civiques, dans l'intérêt de la religion et de la patrie.

- Les cercles sont une force à Buenos-Aires et dans les autres villes de l'Argentine. On en compte dix à Buenos-Aires et trente dans les provinces.

Ceux de la capitale comptent en moyenne deux mille membres chacun. Celui du faubourg de Barracos en compte à lui seul quatre mille cinq cents.

Si nous en étions là à Paris!

Le palais qui s'élève pour le cercle central coûtera 300.000 francs.

Les cercles de la capitale assistent, bannière en tête, aux processions de la Fête-Dieu et du Jeudi-Saint. Ils savent se grouper pour des démons­trations pacifiques et présenter au public des défilés de dix mille hommes et des meetings sur la Place de Mai en faveur de tel ou tel projet de loi. Ils ont eu la victoire pour le repos du dimanche.

Chaque année, ils font un beau pèlerinage. Le dernier était à Notre-Dame de Lujan.

La mutualité est la base de ces cercles. On y paie une coti­sation de 2 francs 50 par mois. Les membres honoraires aident à sou­tenir la caisse.

Les malades reçoivent des secours. Chaque cercle entretient une école libre, parce que les écoles de l'Etat sont neutres en religion.

Le cercle central de Buenos-Aires a une école de garçons de 350 élèves.

Chaque cercle a une grande salle, et les réunions mensuelles sont de vraies fêtes, avec une conférence sociale et un programme récréatif.

Chacun des cercles a aussi une commission de propagande, com­posée de membres jeunes et ardents, qui reçoivent une récompense quand ils amènent des membres nouveaux.

L'organisation syndicale est commencée.

Nous aurions beaucoup à apprendre de cette grande œuvre qui a dépassé les nôtres en utilité et en résultats.

Dernières promenades: visite à l'église dédiée au Saint-Esprit et à Notre-Dame de Guadalupe. C'est une paroisse desservie par les pères allemands de Steihl. Ils sont cinquante en Argentine. Leur église, de style roman est vaste. Ils la décorent eux-mêmes et le font bien. Ils installent des vitraux de Bordeaux.

Visite -à l'église des Passionistes: beau gothique anglais; grand chemin de croix en toiles marouflées; chœur des moines au-dessus de l'autel, fermé par un rideau représentant l'agonie du Sauveur.

Jolie chapelle ogivale au pensionnat des Dames de la Sainte-Union des Sacrés-Cœurs.

Buenos-Aires a de nombreux pensionnats de religieuses.

- Le 2t, je remonte sur le Majellan. C'est pour vingt et un jours.

Le Président de la République est à bord, il a l'air plutôt sévère que sympathique. Il vient saluer son beau-frère qui part comme consul général à Paris.

Peu de passagers, la saison n'est pas favorable: trente en premières au lieu de deux cents. J'ai facilement ma cabine pour moi seul.

Il y a un prêtre américain, don Aves, grand voyageur. Il revient d'Italie et de Palestine. Nous causons italien.

Après une mauvaise nuit et un violent roulis, nous passons quelques, heures à Montevideo. Je ne vais pas à terre, j'ai le visage enflé par une fluxion. Le docteur se moque de moi en me disant que je chique du tabac comme ses marins.

Je lis une belle pensée de David: ego in flagella paratus sum… il faut accepter la souffrance pour expier nos fautes (Psaume 37). Maintenant sur mer j'aurai de bonnes journées pour lire quelques livres sur l'Argentine et noter mes impressions et souvenirs.

======XLIII. – Notes sur l’Argentine. – Crise et relèvement. Les troupeaux. – Patrie. – Nationalité

Les rives de la Plata sont la partie du continent américain qui, exerce la plus forte attraction sur l'Europe. Les populations de l'Europe, du sud retrouvent là leur climat, leurs productions, leur genre' de vie.

C'est en 1528 que Sébastien Cabot pénétra dans l'intérieur du golfe de la Plata. Il reconnut le premier que l'estuaire de Solis et le Paraguay pourraient devenir un excellent chemin d'accès pour les régions de l'argent, c'est-à-dire la Bolivie et le Pérou.

De là cette appellation bizarre de la Plata (l'argent) à une contrée i qui ne se distingue nullement par l'importance de ses gisements argentifères. Ce sont les Andes de la Bolivie et du Pérou qui constituent la véritable Argentine.

En 1573 seulement le poste de Buenos-Aires fut fondé et il devint le point de départ des explorations dans l'intérieur.

C'est au XIXe siècle que Buenos-Aires est devenue une grande ville. Les Argentins ont l'intelligence facile et merveilleusement réceptive de l'Espagnol. Ils ont l'audace et le courage. Comparés a leurs voisins du Brésil, ils ont un caractère plus décidé, une volonté plus nette, une force d'exécution plus rapide et plus énergique. Ils se donnent aussi à de grands enthousiasmes collectifs sous l'impulsion de nobles idées.

Pleins d'ambition, ils voudraient faire grand, et réellement ils ont su pendant les jours de prospérité développer leurs ressources matérielles avec un si merveilleux entrain que même les Américains du nord en étaient éblouis.

Leur industrie faisait surgir des villes au milieu des solitudes. Tel campement, habité hier par des sauvages, recevait aujourd'hui des machines à vapeur, des téléphones et des journaux…

Non seulement les grandes villes platéennes pouvaient à maints égards s'égaler aux grandes villes de l'Europe, mais elles cherchaient à les dépasser.

L'Argentine aime à comparer son rôle dans l'histoire du monde à celui des Etats-Unis du nord, et en réalité, malgré les contrastes produits par la différence numérique des habitants, il y a une certaine analogie entre le développement des deux nations.

Mais les mauvais jours sont venus. Les grandes entreprises, lancées avec des capitaux étrangers, sans souci du lendemain, n'ont pas toutes réussi, et celles qui ont donné des revenus n'ont favorisé que des spéculateurs, surtout étrangers, et quelques grands propriétaires de l'Argentine.

L'enrichissement rapide de quelques-uns et l'appauvrissement des autres ont eu la démoralisation publique pour conséquence et, tandis que les spéculateurs se livraient au jeu des actions, les politiciens se ruaient à la curée des places. Puis la réaction se fit brusquement et des banqueroutes, plus ou moins déguisées par des artifices budgétaires, arrêtèrent presque toutes les entreprises sérieuses.

On a pu constater une fois de plus combien est instable l'équilibre économique d'un pays où la richesse publique ne repose pas sur le labeur du paysan propriétaire, et dont les progrès industriels, simples décors d'importation étrangère, ne sont pas dûs à l'instruction et à l'initiative du peuple même.

Cependant les avantages naturels que présente ce pays sont tels, que les crises, si profondes qu'elles soient, peuvent retarder mais non empê­cher les progrès de l'Argentine.

La population s'accroît quand même. L'immigration s'y porte sans arrêt, la superficie des terrains usilisés augmente, et l'on commence à pénétrer dans les deux parties du territoire qui ont le plus de richesses en réserve: au nord-est, le pays des Missions; à l'ouest, les vallées andines où les fleuves Colorado et Negro prennent leurs sources.

Dans ces régions au sol fertile, à l'air pur, au climat délicieux, alternant en saisons qui conviennent au tempérament de l'immigrant d'Europe, il,y a place pour des millions d'hommes (Reclus).

Durant les dix dernières années du XIXe siècle, l'Argentine a sup­porté toutes les infortunes et connu tous les fléaux qui peuvent frapper un peuple agricole. La sauterelle, venue des régions tropicales, dévorait les récoltes; la fièvre aphteuse, importée d'Europe, décimait le bétail; les menaces d'une guerre: avec le Chili imposaient d'énormes dépenses; enfin, une crise commerciale et industrielle, conséquence du malaise général, complétaient le tableau des calamités qui mirent à l'épreuve la vitalité de ce peuple.

Les fléaux furent combattus; la prospérité refleurit; les immenses plaines de la Pampa, ouvertes,à l'activité des agriculteurs commencent à produire d'étonnantes récoltes, qui affluent sur les marchés de l'Europe _et portent vers l'Argentine un courant d'or que l'on évalue à plus de 500 millions de francs et un courant d'émigration qui, en l'année 1904, amena 125.000 travailleurs (Martinez: l'Argentine au XXe siècle).

On peut se demander d'où viennent les immenses troupeaux de bêtes à cornes et de chevaux, libres ou domestiques qui peuplent les pampas, en voici l'origine.

Les premiers colons qui s'établirent sur les rives de la Plata, repoussés et délogés par les indigènes, durent abandonner un petit nom­bre de vaches et de juments, qui trouvèrent dans les pampas un champ. admirable pour vivre et se multiplier en liberté, arrivant ainsi à former ces immenses troupeaux de taureaux et de chevaux sauvages, dont les peaux devinrent la grande richesse et le principal élément du commerce de la région.

- Les Argentins prennent peu à peu un esprit propre, comme les Yankees. Ils s'attachent à leur terre.

La nationalité et l'amour de la patrie sont surtout, une extension de l'amour de la famille et du foyer. Ces sentiments ne s'imposent pas, ils naissent d'eux-mêmes:

Une famille immigrée garde du respect et de la considération pour le pays de ses aïeux; mais elle s'attache au foyer nouveau. Les impres­sions nouvelles modifient son esprit.

La différence d'origine entre les fils d'immigrants des différentes nationalités disparaît dès l'enfance par la communauté de vie à l'école ou à l'atelier, dans le travail ou dans le jeu.

Les enfants du pays, qu'ils soient fils d'Espagnols, de Français, d'Italiens ou d'Allemands, sont fiers d'être Argentins; je l'ai constaté plu­sieurs fois.

Ce pays de beau soleil, de végétation facile et de progrès rapide, a de quoi charmer ses enfants.

======XLIV. – Le climat. – La flore. – La faune. – Les mines. Le port

Le littoral de Buenos-Aires, sur l'estuaire de la Plata et le long de l'Atlantique, se distingue, au point de vue du climat, par des traits parti­culiers. Les riverains jouissent de l'alternative des brises ou virazones (variations): les brises de terre, qui soufflent pendant le jour et les brises de mer qui refluent pendant la nuit.

En outre, les vents généraux, c'est-à-dire les alizés du sud-est pré­valent sur cette partie de la côte, non seulement en été, mais aussi durant une grande partie de l'hiver.

Parfois même des troubles atmosphériques, surtout en mai et en octobre, font régner l'alizé en tempête. Sous le nom de Su-estado, il bouleverse l'estuaire et refoule le fleuve.

Un autre courant aérien, qui souffle avec non moins de violence, mais que sa direction rend moins dangereux sur la rade, caractérise le climat du littoral platéen, c'est le pampeiro. ou vent de la pampa, qui traverse les plaines centrales en montant vers le nord-est, et longe la côte de l'Uruguay et du Brésil, parfois jusqu'à Santos et au cap Frio.

Ce vent très sec, très pur, très salubre, souffle de 15 à 20 fois par an. J'en ai senti deux fois toute la violence.

Grâce à cette ventilation variée, on ne soufre pas, sur le littoral, des chaleurs intolérables qui se font sentir, surtout par un temps calme, dans les saharas de l'intérieur.

Les températures extrêmes sont de 42 degrés en été et 5 en hiver. Ce qui est fréquent en été, ce sont des températures de 35 degrés aux heures de l'après-midi. Il est rare qu'en hiver le thermomètre descende au-dessous de zéro. La neige est un phénomène qui ne se produit parfois qu'à dix ans d'intervalle.

La flore. - La foret des essences tropicales, analogue à la selve du Brésil, ne se retrouve en Argentine que vers le nord, sur les confins de la Bolivie. Là, les bois s'entremêlent aux prairies et forment comme un parc immense, qui constitue la partie la plus belle de l'Argentine.

Sur les dunes des rivages et dans les terrains sableux, l'arbre le plus commun est l'alfarrobeira ou caroubier, à l'élégante ombelle de minces feuilles découpées; ailleurs, sur les terrains très secs, s'élèvent les colonnes des cactus ligneux et les disques ramifiés des figuiers de bar­barie. (Reclus).

Le Chaco a de belles palmeraies et le jasmin y embaume l'air de ses parfums.

Les cocos appartiennent spécialement à la mésopotamie argentine, entre lé Parana et le Paraguay.

Depuis la venue des Européens, des herbes nouvelles, dont ils avaient sans doute des graines dans le foin de leurs emballages, ont envahi le pays, notamment les grands chardons blancs. J'en ai vu de beaux champs en fleurs.

Le gynereum argenteum croît sur les pentes des Andes.

La vraie pampa n'a pas un seul arbre et cependant elle est très apte à en produire. Auprès des fermes, on a introduit des eucalyptus, des peupliers, des pêchers.

C'est aussi à la culture des derniers siècles qu'est du l'ombù, à l'énorme tronc spongieux, au feuillage sombre, qui s'élève seul sur les ondulations de la plaine et marque les sentiers que suivent les chevaux.

Les pentes des montagnes à l'ouest ont de beaux hêtres, et plus au nord des chênes et des sapins. Les pommiers apportés par les Jésuites se sont acclimatés là comme arbres forestiers.

La faune. - Aux époques tertiaire et quaternaire, l'Argentine avait une faune de grands animaux beaucoup plus riche que de nos jours.

Darwin y a retrouvé, près de Bahia Blanca, des gisements de mammifères fossiles, notamment des glyptodons et armadilles, des mégatherium, des sceliodotherium, qui se rapprochent du fourmiller, des macroscélides, parents du chameau et du lama, des toxodons, animal étrange, grand comme un éléphant. On y a aussi trouvé des oiseaux gigantesques.

La faune actuelle comprend des autruches, des pumas, des chiens sauvages, des moufettes, des armadillas, des souris nombreuses, des con-, dors, des tapirs, des tatous, des lièvres de Patagonie.

Les montagnes ont le chinchilla, que sa belle fourrure expose à une destruction prochaine.

Au nord, on trouve les huanacos, sorte de lamas, les perruches, les colibris.

L'Amérique n'a pas les rois des animaux, l'éléphant, le lion, la girafe.

- La production des mines ne constitue, au pays de l'argent, qu'une faible partie du revenu national. Dans les meilleures années, elle ne dépasse guère sept millions de francs, quoique certains gisements d'or, d'argent, de cuivre, de plomb soient fort riches; mais ils sont presque tous situés dans des montagnes d'accès difficile et souvent bloqués par les neiges.

Les charbons de San Rafaël aideront au développement de l'indus­trie, mais leur exploitation commence à peine.

Le port. - Buenos-Aires est vraiment le premier port de l'Amérique du Sud.

Il a dix kilomètres de quais et il a coûté 175 millions de francs; il faut dépenser chaque année six millions pour entretenir le chenal d'accès à la profondeur nécessaire.

Le grand embarcadère d'animaux sur pieds a une superficie de 300.000 mètres carrés. Il peut contenir 40.000 moutons et 1.500 bœufs. L'entrepôt des grains est énorme, et les élévateurs disposés sur les quais en des boîtes plus hautes que des maisons donnent au port un aspect curieux.

Le mouvement du port dépasse dix millions de tonnes par an. Buenos-Aires arrive dans les premiers rangs parmi tous les ports du globe.

======XLV. – Organisation politique. – Chemins de fer. La culture. – Les estancias

L'Argentine, comme le Brésil, adonné à ses provinces l'autonomie administrative et financière. Ce sont autant d'Etats confédérés.

Le régime fédéral a l'avantage de décentraliser l'administration et de créer des centres autonomes propres à développer la vie provinciale, mais il a l'inconvénient de porter partout l'agitation et les intrigues électorales.

Chacune des provinces a les trois pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire: un gouverneur élu, deux chambres (dans la plupart des provinces), des juges électifs.

Les provinces peuvent passer des traités entre elles; elles peuvent pourvoir à la construction des chemins de fer et canaux, organiser l'ensei­gnement public, créer des banques et leur donner la faculté d'émettre des billets.

Il leur est interdit seulement d'avoir des troupes, d'établir des douanes et de battre monnaie.

Et cependant il y a des Etats qui n'ont que 30.000 à 80.000 habitants! Ces provinces peu fortunées, dont les revenus sont insignifiants et dont la population ne parait pas devoir s'accroître grandement, paient cher cet honneur d'avoir un gouvernement complet.

Ne pouvant se suffire à elles-mêmes, elles recourent au gouvernement central, qui les aide, pour ne pas s'aliéner, au congrès national, le concours des représentants de ces provinces.

Elles empruntent sans discernement, fondent des banques pour faciliter le commerce ou la spéculation.

Neuf sur quatorze n'ont pas pu répondre à leurs engagements, et l'Etat fédéral a dû engager son propre crédit pour régler des dettes faites en dehors de lui et sans contrôle sérieux. (Martinez: l'Argentine au XXe siècle).

La situation n'est pas meilleure au Brésil, où six Etats sur vingt étaient en déficit en 1904. (Voir la revue France-Brésil: janvier 1908). Nos capitalistes feraient bien de ne pas engager trop de fonds dans les emprunts de l'Amérique du Sud.

- Les Argentins ont manifesté aussi dans le développement des chemins de fer leur esprit progressif. C'est par là qu'ils ont mis en valeur les pampas, en offrant aux produits de la culture des débouchés vers la mer.

Le réseau argentin s'est développé avec une grande rapidité. Il a atteint, en 1905, 20.000 kilomètres.

Les lignes argentines sont confortables. Elles ont des wagons-lits et des restaurants.

Le transandin a déjà atteint la frontière du Chili à 3.150 mètres d'altitude. Nos tunnels des Alpes sont beaucoup moins élevés: celui du Saint-Gothard est à 1.150 mètres d'altitude et celui du Mont-Cenis à 1.300 mètres.

On estime qu'en 1909, le raccordement sera terminé.

Le trajet entre Valparaiso et Buenos-Aires se fera en moins de 40 heures, alors que le voyage par mer demandait 15 jours.

Le chemin de fer du sud va jusqu'à Neuquen. On parle de le prolonger aussi jusqu'au Chili. Le Chili a besoin des céréales de l'Argentine.

La culture. - La superficie des terres cultivées en Argentine était évaluée à 3 millions d'hectares en 1891, elle est de 10 millions d'hectares en 1905.

Les céréales, froment et maïs, sont les principales cultures.

Le lin et la luzerne se développent rapidement. On fait de la canne à sucre à Tucuman, de la vigne dans les provinces de Mendoza et de San Juan.

L'élevage se fait surtout dans les provinces de Buenos-Aires, Santa­Fé, Entre Rios et Cordoba.

Le pâturage et le labourage se partagent à peu près également les 10 millions d'hectares cultivés.

L'Argentine est encore, au point de vue de la constitution de la pro­priété rurale, dans un état presque féodal, en raison de l'énorme étendue de terres qui est accaparée par un petit nombre de possesseurs.

Les estancias, ou grandes propriétés, occupent des superficies qui varient entre 5.000 et 75.000 hectares. Quelques-unes même arrivent jusqu'à 175.000, tandis qu'en France la moyenne des propriétés est de 8 hectares, aux États-Unis de 58 hectares.

L'État a donné ou vendu à bas prix ces grandes régions, sans aucune prévoyance.

C'est un odieux système de latifundia. Il existe un million d'hectares en propriétés de 10.000 à 40.000 hectares; trois millions en propriétés de 40.000 à 80.000 hectares; trois millions en propriétés plus grandes que 80.000 hectares. C'est-à-dire qu'il y a bien sept millions d'hectares exploitables et cultivables qui, aux mains de capitalistes indolents, restent inutilisés pour l'accroissement de la population et de la production.

Il y a cependant une tendance dans le sens du morcellement des propriétés, venant tant des pouvoirs publics que des propriétaires et des entreprises commerciales.

La loi de 1903 sur les propriétés ne permet plus l'acquisition, au profit d'une seule personne, de plus de 7.500 hectares sur le domaine de l'État.

L'État dispose encore des 80 millions d'hectares cultivables. Diverses sociétés vendent leurs propriétés en détail; par exemple, la Banque commerciale et agricole du Rio della Plata a formé huit centres de population dans la province de Cordoba.

Les journaux sont remplis et les murs sont couverts d'annonces pour la vente aux enchères de terrains de culture.

Malheureusement, le système d'exploitation qui domine est encore le fermage ou le métayage, ce qui ri attire pas les colons.

En 1878, la production agricole n'excédait guère les besoins du pays, aujourd'hui l'exportation est énorme.

Dans les onze dernières années, on est arrivé à exporter des quantités étonnantes.

Blé en 1888 815.000 hectolitres;
1902 3.600.000
1905 5.000.000
Maïs en 1888 800.000
1902 1.200.000
1905 2.300.000
Luzerne en 1888 400.000
1902 1.700.000
1905 2.000.000
Lin en 1888 120.000
1902 1.300.000
1905 1.082.000

La luzerne sert à deux fins: l'exportation sous la forme de foin-luzerne et l'alimentation du bétail.

60 millions d'hectares non cultivés sont affectés à l'élevage des moutons (120 millions de têtes), des bêtes à cornes (30 millions de têtes), des chevaux et des mules (5 millions).

En vingt ans, la pampa a acquis 60.000 habitants, 20 centres de population, 300.000 hectares de culture…

On y emploie les instruments de culture perfectionnés, importés des Etats-Unis.

L'estancia traditionnelle, où les animaux broutaient l'herbe exposés à toutes les intempéries, dans de vastes champs clôturés de fils de fer, se transforme peu à peu en fermes bien soignées, où l'on fait des luzernières de 5.000, 10.000, 20.000 hectares.

L'élevage scientifique des troupeaux de race fine et la culture de la terre soigneusement clôturée ont créé la véritable industrie pastorale. Des écuries et des étables remplacent l'antique corral, ou pacage libre surveillé par des gardiens à cheval.

De la gare du chemin de fer, le propriétaire enrichi arrive à son estancia en voiture.

Le vieille habitation rustique s'est convertie en une véritable maison de campagne parfois en un château avec parc et jardin.

Il y a des estancias à cent' lieues de Buenos-Aires, où maintenant les voitures attelées à l'anglaise parcourent la plaine, et où l'on dîne en tenue de soirée dans de somptueuses demeures. Les éleveurs européens ont fait reculer le gaucho, le pasteur indien, jusqu'aux confins du désert.

Les grands établissements d'élevage, remarquables par l'étendue de leurs champs, le nombre et la sélection des animaux et les magnifiques résidences des maîtres, se comptent par centaines et même par milliers. Martinez (l'Argentine au XXe siècle) en cite quelques-uns:

- L'estancia San Juan, à 40 kilomètres seulement de Buenos-Aires, fondée par M. Pereira, a 100 kilomètres carrés de champs en plein rendement.

- L'estancia Sara Jacinto, à M. Angel de Alvear, une des plus belles, a 625 kilomètres carrés, presque un arrondissement de France, avec 100,000 bêtes à cornes de la race Durham, 100.000 moutons Lincoln et 10.000 chevaux.

- L'estancia Huetel, à M. Casarès, à 280 kilomètres de Buenos­Aires, a 625 kilomètres carrés, tout cloturés par des fils de fer et divisés en 42 établissements d'élevage, avec 57 maisons de gardes et 5 maisons de maîtres.

Le parc de cette estancia a une étendue de 208 hectares, contenant environ 520.000 plantes forestières, et 1 million d'arbustes.

L'estancia El Condor, en Patagonie, a 175.000 hectares, avec 160.000 moutons, 40 tondeuses à vapeur, des presses hydrauliques pour la laine, des bains pour les moutons, chauffés par des chaudières à vapeur.

Des fermes de cette région sont reliées par le téléphone à 200 lieues de distance, avec Puerto Gallegos ou Punta Arenas.

L'espace dont l'élevage peut encore disposer pour se développer dans l'Argentine, est presque illimité.

Le recensement de 1895 a donné 75 millions de moutons et 20 mil­lions de bêtes à cornes. Ces chiffres pourraient être facilement doublés aujourd'hui.

- Une dernière note sur l'industrie agricole à l'Argentine

La province de Buenos-Aires a treize millions de bêtes à cornes. La viande s'exporte sous trois formes: extrait de viande, viande sèche ou salée, viande gelée.

L'établissement de viande gelée, «la nigra» de Barracos, exporte un million de moutons par an. Cent bêtes sont tuées à la fois. Les tripes vont en Allemagne pour faire des cordes de violon. La graisse devient margarine et stéarine. Les chambres réfrigérantes sont à douze degrés sous zéro. La viande y passe trois ou quatre jours. Il faut l'exposer deux jours à l'air libre pour la dégeler et la manger.

A Santa-Fé, une laiterie utilise 10.000 litres de lait par jour et produit douze tonnes de fromage par an.

Un saladero belge à Saint-Janvier emploie 2.000 ouvriers.

- Après avoir décrit ces splendeurs des estancias argentines, il faut mettre en garde nos jeunes amateurs de colonisation contre le danger d'entreprendre là une grande culture imprudemment.

On a réalisé là des merveilles, c'est vrai, mais pour les organiser, pour les créer, ces rouages d'une grande exploitation, que de temps et de patience, que d'efforts dépensés! Et ce métier pas plus que les autres ne s'apprend en deux jours. Le jeune homme qui viendra de notre Europe ici, fort de quelques capitaux qu'il apporte avec lui, sera tout étonné de les voir fondre comme neige au soleil, s'il a la prétention de les employer de suite dans l'achat et l'exploitation d'une //estancia, //et de vouloir être général sans avoir été simple soldat, ou tout au moins sous-officier// //dans cette armée de l'élevage argentin où il désire faire sa carrière.

M. de Raucourt cite à ce sujet un joli épisode. C'est l'histoire des débuts d'un estanceiro français qu'il a visité.

Possesseur d'une jolie fortune, ce jeune homme pouvait, comme tant d'autres, mener une existence tranquille, inutile et brillante, analogue à celle de beaucoup de gens de son monde. Il a préféré au baccara du club et à la vie du turf, la vie plus dure, mais plus libre, plus large, plus honorable de l'estanceiro. Voulant faire sérieusement les choses, il vint seul, une première fois, en Argentine, et passa un an comme péon ou surveillant dans une grande estancia du sud.

Au bout de quelques mois, jugeant son éducation suffisante, il prit congé de son patron, le priant de le venir voir à Buenos-Aires. Il lui indiqua, pour sa demeure un des meilleurs hôtels de la capitale.

Cette particularité avait piqué la curiosité de l'Argentin; quelques jours après, venant à Buenos-Aires pour affaires, il voulut rendre visite à son ancien ouvrier, bien installé réellement dans l'hôtel indiqué. Mais ce ne fut pas tout. Le péon amateur rentra à Paris. Son ancien patron lui ayant dit son espoir d'aller bientôt visiter la grande ville, il lui avait dit de le venir voir.

L'autre vint en effet et alla sonner à l'adresse indiquée; un concierge important vint ouvrir et demanda «si c'était à monsieur le duc ou à monsieur le comte que monsieur désirait parler…» Le brave estanceiro n'en savait rien du tout, ignorant complètement que son ancien gaucho eût un titre… Heureusement celui-ci rentrait à ce moment même à l'hôtel, élégant et joyeux; il retint à déjeuner son ex-patron, tout à fait étonné de retrouver sous le costume du mondain l'ouvrier qui avait jeté le lasso à ses bœufs et à ses vaches pendant plusieurs mois.

Cet exemple devra être médité et suivi par les jeunes gens que hante l'idée d'un établissement dans ces grandes solitudes. Le fait de connaître la langue du pays où on va, ne suffit pas pour y réussir; il faut en con­naître les usages, les coutumes; si l'on veut être éleveur, il faut savoir reconnaître un bon champ d'un mauvais, un bœuf de bonne qualité d'un bœuf médiocre, etc., toutes choses qui ne s'apprennent pas dans les livres, mais par une longue pratique. Sans cela le nouveau venu qui, du jour au lendemain, veut s'improviser estanceiro sera pour tous le gringo, c'est-à-dire l'étranger, celui qu'on peut tromper facilement. Gringo d'abord pour celui qui lui vendra le champ et habilement lui en mon­trera les parties excellentes, mais aucun des inconvénients qu'il ne connaîtra que plus tard; gringo, pour celui qui, lui vendant des ani­maux, lui fera prendre des vessies pour des lanternes et des vaches créoles, c'est-à-dire de race inférieure, pour des bêtes de haute mesti­sation, c'est-à-dire de sang amélioré par les croisements; gringo encore pour ses péons, qui s'entendront comme larrons en foire et lui feront disparaître des animaux sans qu'il s'en doute; gringo même pour plusieurs de ses compatriotes installés avant lui, - c'est triste à dire. mais c'est souvent ainsi, - et qui ne craindront pas d'abuser comme les autres de sa crédulité et de sa confiance. Peu à peu il acquerra de l'expérience, mais à ses dépens. Au contraire, s'il s'instruit d'abord, avant d'engager ses capitaux, il pourra pallier une partie de ces incon­vénients et affronter la lutte avec plus de chances de succès.

XLVI. – Les grandes industries. – La speculation – Le budget. – Le jeu. – La monnaie. – Comparaison avec les nations voisines

Les principales industries du pays se rattachent à son agriculture et à son élevage, qui lui fournissent les matières premières pour la fabrica­tion de divers produits alimentaires.

Sucreries. - Cette industrie remonte aux Jésuites. Il y a aujourd'hui trente grandes sucreries dans les régions de Tucuman et de Rosario. Elles produisent 130.000 tonnes par an, et le pays en consomme 115.000.

Minoterie. - Cette industrie aussi date du XVIe siècle, mais elle ne s'est organisée sur un grand pied et développée que depuis vingt cinq ans. On compte 700 moulins et ils exportent 100.000 tonnes de farine.

Frigorifiques. - Parmi toutes les industries de l'Argentine, celle des frigorifiques pour la conservation des viandes par la congélation occupe le premier rang.

Elle tend à remplacer les saladeros, préparant des viandes salées.

Six ou sept grandes compagnies exploitent les frigorifiques.

La société Smithfield a des installations qui lui permettent d'abattre 150 bœufs et 600 moutons par jour.

La société Kemmerich, pour la préparation de l'extrait de viande, a un capital de 12 millions de francs. Son siège est à Santa Elena dans la province d'Entre-Rios. Elle possède 7.000 kilomètres carrés de terres, 340.000 bêtes à cornes, 20.000 chevaux et 50.000 moutons.

Les établissements frigorifiques ont exporté dans les dix premiers mois de 1905. trois millions de moutons entiers et un million et demi de quartiers de boeufs.

Industrie laitière. - L'Argentine ayant importé sur son sol d'excel­lentes vaches du type Durham ou hollandais, obtient des produits de première qualité. Elle exporte du beurre en Angleterre, au Brésil et dans l'Afrique du Sud. Cette exportation est montée, dans les dix dernières années de 500 tonnes à 7.500.

Brasseries. - Bien que ne produisant ni le houblon ni l'orge l'Argen­tine a des brasseries prospères.

La brasserie française de Quilmès, la plus considérable, fabrique 180.000 hectolitres, sur les 380.000 que consomme le pays.

Alcool. - La production de l'alcool est heureusement en décrois­sance, son chiffre actuel étant de 155.000 hectolitres, alors qu'en 1897 il était de 300.000. Il faut dire que l'impôt qui était primitivement de sept centavos (vingt centimes) par litre, a été porté à une piastre, soit cinq fois le prix coûtant de l'alcool.

La spéculation sévit encore en Argentine. Elle a eu son maximum de crise en 1890.

Le capital nominal des sociétés anonymes s'élevait en 1882 à 10 millions de piastres. Mais comme la fièvre de la spéculation et des affaires croissait toujours davantage, et comme les titres que l'on jetait sur la place étaient absorbés de suite avec de beaux bénéfices pour les émetteurs, la fondation des sociétés anonymes suivit une marche ascendante, quine correspondait pas à un véritable progrès des affaires.

Ainsi l'on vit avec surprise que de 13 millions en 1885, le capital des sociétés monta à 34 millions en 1886, à 95 millions en 1887, à 378 millions en 1889.

En 1890, la crise financière. longtemps ajournée par des moyens artificiels, éclata d'une façon terrible, en même temps qu'une révolution se déchaînait. Les établissements de banque s'écroulèrent, la monnaie fiduciaire fut dépréciée.

Le capital des sociétés anonymes tombait à 190 millions en 1890, pour descendre en 1891 au chiffre modeste de 13 millions.

Les émissions ont repris dans ces dernières années; puissent-elles être sérieuses! Les sociétés anonymes fondées de 1902 à 1904, représen­tent un capital nominal de 800 millions de piastres!!!

Le budget grossit chaque année, surtout depuis 1891. L'accroisse­ment de la population explique en partie cette progression; mais il faut aussi la mettre à la charge de la mauvaise administration.

La dette publique, commencée en 1822 par un emprunt de un mil­lion de livres sterling est arrivée en 1905 à 366 millions de piastres or et 80 millions de piastres papier. La piastre or vaut cinq francs, la piastre papier la moitié.

L'État est mal administré.

«Chez nos gouvernants, dit M. Terry, professeur des finances à l'Université de Buenos-Aires, c'est la mauvaise éducation, les habi­tudes contractées, le manque de sérieux et le mensonge comme dérivé, qui forment le défaut national et font de nous de mauvais administra­teurs et de plus mauvais hommes d'État.

On fait passer l'intérêt de la patrie après l'intérêt individuel, et on sert non le pays, mais soi-même, ses propres ambitions et celles du cercle auquel on appartient…»

Le même professeur prévoit ou redoute une banqueroute, qui serait la troisième sur un siècle.

Chacun des cinq millions d'habitants de l'Argentine doit contribuer annuellement pour 25 piastres or au soutien des administrations publi­ques (Etat, province, commune).

Le personnel de l'administration est excessif. Il dépasse même ceux de France et d'Italie, où règne la plaie du fonctionnarisme.

De 1898 à 1904, le budget a été chaque année en déficit.

- Le jeu. - D'après l'annuaire statistique, dans le cours de l'année 1903, il s'est joué à Buenos-Aires, aux courses et loteries, pour 116 mil­lions de francs.

C'est là un fléau qui peut arriver à constituer une calamité nationale, s'il n'est pas combattu avec énergie

Le gouvernement actuel a manifesté l'intention de présenter au congrès un projet supprimant les loteries.

- La République a deux sortes de monnaies, la piastre-or et la piastre-papier, dont les relations subissent des fluctuations, selon le change. Plusieurs nations ont ainsi des monnaies de crédit discréditées: la Russie a le rouble d'or et le rouble de papier.

Le dernier président, Quintana, projetait de belles réformes adoption de la monnaie d'or sur la base du franc, réduction progressive des impôts, épargne des deniers publics, réforme des excès du protec­tionnisme en matière de douanes. Le Congrès national a récemment voté la création d'une nouvelle monnaie divisionnaire, l'Argentino, d'une valeur égale au franc.

Le franc est déjà l'unité monétaire de onze pays du monde et les principales nations de l'Amérique du Sud pensent à l'admettre. Mais il y a souvent loin des projets à l'action.

- Comparaison avec les nations voisines. - Les républiques de l'Amérique latine aiment à se comparer l'une à l'autre.

Voici quelques aspects de ce parallèle, d'après M. Valdès Vergara, surintendant des douanes du Chili en 1902.

«La vie nationale du Chili, dit-il, est fondée sur des assises précaires; les ressources qui lui viennent du dehors s'affaiblissent avec les années et doivent s'épuiser assez rapidement, à mesure qu'augmente la quantité de salpêtre exporté. L'impôt que les consommateurs étrangers paient au Chili finira avec l'épuisement des nitrates.

D'autres peuples américains ont réussi à fonder leur existence économique sur une base définitive, en utilisant des sources inépuisables de richesses qui ouvrent des horizons illimités à leur progrès.

La République Argentine obtient de ses terres de culture et de ses champs de pâturage des produits d'exportation qui, en 1903, valent cinq fois plus que le salpêtre exporté par le Chili. L'Argentine paie plus d'impôts et parvient encore à acheter plus d'objets importés. Elle est donc plus riche que le Chili.

Le Mexique a couvert de chemins de fer son vaste territoire. I1 a compensé par l'exportation du cuivre, de l'or et des textiles, la perte que la baisse de l'argent lui a fait subir, et il a établi avec succès, entre autres industries, celle du fer, qui fournit des rails pour tous les chemins de fer mexicains, et celle des tissus de coton qui produit déjà plus que la consommation nationale. Il a 125 fabriques de tissus, qui consomment annuellement 30.000 tonnes de coton et fournissent du travail à 30.000 ouvriers.

Le Brésil possède d'immenses richesses, grâce à ses produits de la zone tropicale. Ses exportations de café, de caoutchouc, de sucre, de tabac, de maté, de cacao et de coton atteignent, en 1901, 500 millions de piastres d'or (de 5 francs). Le tarif brésilien des droits d'importation est très élevé. En 1901, les marchandises importées pour une valeur de 20 millions de livres sterling, ont payé 10 millions et demi de livres, soit 53 %.

Le Chili exporte pour 12 millions de livres;
l'Argentine » 33 »
le Mexique » 14 »
le Brésil » 40 »

L'Argentine et le Brésil ont un bel avenir économique si ces deux républiques se développent sagement.

L'élevage donnera de très beaux résultats, s'il n'est pas contrarié par les épidémies et la sécheresse. Une bête maigre coùte en Argentine 30 francs, une bête grasse 60. Le rendement net de tous frais pour les éleveurs est de 30 %.»

Buenos-Aires a déjà un mouvement de 26.000 navires par an, ce qui la place parmi les principaux ports du monde entier, après Hong-Kong, Londres, New-York et Hambourg, au même rang qu'Anvers et avant Rotterdam.

- L'Argentine, il y a 30 ans.

Pour apprécier les immenses progrès qu'a faits l'Argentine depuis trente ans, il faut relire ce qu'en disaient les voyageurs de ce temps-là.

La population de la République Argentine est alors de quinze à dix-huit cent mille âmes, dont le cinquième est composé d'étrangers. Aborder à Buenos-Aires est un problème difficile. Les grands navires sont obligés de s'arrêter à 10 ou 12 milles au large, faute de fond vers le bord de la rivière.

«Notre bateau, le Niger, dit l'écrivain Verhaegen en 1880, après avoir opéré son mouillage, fut accosté par un petit vapeur, où nous pûmes nous embarquer, après la visite de la sanidade (santé).

Mais à peine avions-nous quitté le paquebot, que nous fûmes assaillis par une pluie battante, mêlée de violents coups de tonnerre; la mer devint prodigieusement grosse, et nous eûmes à nous réfugier, au,nombre d'une centaine de passagers, dans une cabine pouvant à peine en contenir une vingtaine. Il était impossible d'ouvrir les fenêtres de cet abri; l'atmosphère y devint intolérable, aussi une grande partie de mes compagnons de voyage payèrent-ils un triste tribut aux flots agités.

Après deux heures et demie (!) de cette navigation, nous pûmes monter avec nos bagages dans de petites barques, qui, sans nous abriter contre la pluie, nous laissaient au moins respirer à pleins poumons. Toutefois nos transbordements ne devaient pas s'arrêter là, nous n'étions pas encore au bout de nos peines (!). Après avoir manqué de chavirer vingt fois, après avoir perdu nos colis et les avoir repêchés, nous quittâmes les petites barques pour prendre place dans de méchantes charrettes, dont les roues s'enfonçaient dans l'eau jusqu'à l'essieu et l'attelage jusqu'au poitrail. Enfin, nous voilà à la douane, dont le personnel s'acquitte de ses devoirs fiscaux avec un soin qui nous permet de comprendre facile­ment comment le produit de la douane de Buenos-Aires s'est élevé, le mois dernier, à la somme de un million de patagons, environ un million de francs!

Les rues, fort mal pavées, disait le même auteur, deviennent ici, après quelques heures de pluie, de véritables torrents impossibles à franchir quand elles n'ont pas un pont qui en permette le passage. Il n'est pas un habitant de Buenos-Aires qui n'ait voué au passage de la ville ses malédictions les plus énergiques, et l'on sait si les jurements espagnols sont expressifs! Ce pavé inégal, incisif, biscornu, rétif au nivellement et abominable à tous égards, est ce que produisent de meilleur les carrières de l'île de Martin-Garcia. Après une journée de pluie, il n'y a plus moyen de s'aventurer dans les rues de Buenos-Aires, et les impre­sarios argentins sont forcés de fermer les portes de leur théâtre.» Buenos­Aires n en est plus là, mais beaucoup de vieilles rues attendent encore leur, repavement, on y travaille.

Au sujet des habitants, le même auteur disait: «La République Argentine qui n'a pas de traités d'extradition, est la terre chérie des banque­routiers et des gens cherchant un refuge contre la vindicte des lois de leur pays. Aussi, parmi les Européens habitant à la Plata, on compte malheu­reusement d'affreux coquins. Ces épaves sociales se rencontrent dans les maisons de jeux, installées sous l'œil tolérant de la police, et peu de soirées s'y passent sans qu'on ait à signaler des vols audacieux et des rixes sanglantes. Il est toujours prudent d'être armé de son revolver ou de son casse-tête, lorsqu'on veut visiter ces tripots.»

Il n'est plus question de tout cela aujourd'hui.

XLVII. – Les institutions politiques et communales de l’Amérique du Sud

Les diverses constitutions des républiques latines sont imitées de celle des Etats Unis. C'est dire qu'elles sont basées sur un véritable esprit de liberté.

En Argentine et dans les autres républiques de l'Amérique méridio­nale, sauf au Brésil et à l'Equateur, la religion catholique est la religion de l'Etat. Tout en accordant à tous la liberté religieuse, l'Etat, dans ces divers pays, prend part au culte public, donne des subsides au clergé et soutient la religion catholique.

Au Brésil, il y a une séparation, mais une séparation de gens civilisés. L'Etat laisse à l'Eglise sa liberté, ses biens, ses couvents. Il la traite avec honneur. II reste en relations diplomatiques avec le Saint-Siège.

En Argentine, en arrivant au pouvoir, le Président prononce un serment: «Je jure devant Dieu Notre-Seigneur et sur ces saints Evan­giles de remplir avec loyauté et patriotisme la charge de Président de la nation, d'observer et de faire observer fidèlement la Constitution.»

Au Brésil, le Président a le droit de veto. Il peut ainsi obliger les Chambres à discuter les questions à nouveau, et les lois ne peuvent être votées, à cette seconde discussion, que par une majorité des deux tiers. Là au moins le Président n'est pas un soliveau et il sauvegarde sa liberté de conscience en ne signant pas à première vue tout ce qu'on lui présente, comme une machine inintelligente.

Au Brésil, il y a un député par 70.000 habitants; en Argentine, un député par 33.000 habitants. C'est la représentation proportionnée. Elle est plus équitable que le vote par arrondissements.

Au Brésil, sont électeurs les citoyens qui savent lire et écrire et qui ne vivent pas de mendicité. En Uruguay, il faut savoir lire et écrire, payer quelque impôt et n'être ni vagabond, ni ivrogne.

En Argentine, l'enseignement religieux peut être donné par les ministres du culte dans les écoles, avant ou après les heures de classe. En Argentine, comme au Brésil, les provinces ont leur autonomie administrative, financière et judiciaire. Elles élisent leur gouverneur, leur parlement, leurs magistrats. Elles peuvent faire construire des che­mins de fer et des canaux, promouvoir.l'instruction publique, fonder des banques et les autoriser à émettre des billets.

Le gouvernement municipal est la base de la liberté. «Le gouverne­ment local, dit Tocqueville, est à la liberté ce que l'école primaire est à la science.»

La vie municipale est intense à l'Argentine et au Brésil. La municipa­lité élue nomme le juge de paix. Le conseil scolaire est également électif. Le clergé n'est pas exclu de l'école. Un des écrivains politiques de l'Argen­tine, le docteur Alberdi, a rendu populaire cet aphorisme: «Si l'école ne donne pas une solide éducation morale et religieuse, elle n'est qu'une pré­paration à la taverne et au club.»

En certaines provinces de l'Argentine, les curés, les maîtres d'école, les médecins et les juges de paix sont de droit membres du Conseil communal.

Il y a donc république et république et l'Amérique nous montre des républiques vraies, franchement libérales, où tout le monde peut développer son initiative et faire valoir ses droits, dans l'égalité et la justice.

- Pour compléter ce chapitre, ajoutons que le Brésil n'est pas exempt d'une certaine poussée socialiste.

Les écoles publiques au Brésil, comme ailleurs, se flattent de suivre les doctrines avancées.

Il y a un demi siècle, Auguste Comte et son positivisme y étaient fort goûtés, et ce n'est pas fini. Si Comte est oublié chez nous, on le lit encore au Brésil. Des cercles portent son nom.

Plus récemment, on a lu avec avidité là-bas les livres de Tolstoï. Son sentimentalisme religieux et ses plans de communisme évangélique impressionnent l'imagination assez vive des Brésiliens.

Karl Marx et Kropotkine ont aussi là leurs adhérents. Ceux-ci préten­dent réformer la société et la ramener à une organisation égalitaire, par des moyens plus ou moins révolutionnaires.

Les grèves commencent à se manifester là-bas et elles y sont assez violentes dès le début.

Mais il me semble que le Brésil offrira plus de résistance que l'Europe aux doctrines subversives.

La foi y est profonde, le clergé se relève et il est puisamment aidé par les missionnaires européens. Le peuple ne lit pas et ne reçoit pas tous les jours comme chez nous le poison de l'impiété et de la révolte dans la presse quotidienne.

XLVIII. – Légendes et histoires de la Pampa

Manuel Ugarte a écrit en espagnol les Contes de la Pampa, j'y trouve quelques tableaux et traits de mœurs caractéristiques. Je résume en traduisant.

Les parvenus. - D'origine espagnole et possédant une très grande for­tune, la famille Jiménez était jadis en haute considération parmi celles qui vivaient aux environs de Bahia-Blanca. La propriété des Jiménez était une des plus belles de la région; leur maison, la mieux construite; leurs voitures, les plus luxueuses.

Les familles riches, qui au début avaient mené une vie modeste et laborieuse, tendaient à devenir, depuis quelque temps déjà, dissipatrices et amies de la grandeur. Elles étaient gagnées par les moeurs modernes que les Argentins rapportaient de leurs voyages d'Europe et particulièrement de la France.

Pour faire bonne figure, on croyait indispensable d'avoir des vête­ments confectionnés à l'étranger, des meubles de luxe et une livrée. Et ces gens parvenus portaient tout cela à l'extrême. Pour eux, ce qui avait le plus de valeur était ce qui brillait le plus.

Les Jiménez suivirent le courant. Ils firent construire une belle et grande maison, entourée de galeries où on pouvait faire la sieste en été; ils firent venir de Buenos-Aires des meubles et des tapis; ils prirent une cuisinière française et une gouvernante et commencèrent une exis­tence de gaspillage.

Il est vrai que le rendement de la propriété, devenue chaque jour plus prospère, leur permettait de se livrer à ces dépenses. Les éleveurs gagnaient ce qu'ils voulaient et Jiménez était un des plus puissants. Il employait deux cents ouvriers et entassait dans ses vastes terres, entou­rées de ronces artificielles, suivant la coutume du pays, des quantités fabuleuses de chevaux, de vaches, de moutons qui se multipliaient sans cesse et constituaient une richesse incalculable.

Jiménez, qui avait confié l'administration de la propriété à un con­tremaître de confiance, et exerçait seulement une vigilance supérieure, était un homme quelque peu rude, plutôt hautain que timide, qui se trouvait très heureux à sa campagne. Bahia-Blanca, où tous le connais­saient et le regardaient avec respect, lui suffisait pour ses besoins sociaux. Il allait rarement à Buenos-Aires pour deux raisons: parce que le voyage était long et pénible, et parce que la vie agitée d'une grande capitale l'intimidait.

Jiménez était, en apparence, affable et compatissant envers les inférieurs; mais au fond il avait cet orgueil de race et cette idée exagérée de la supériorité du riche sur le pauvre, qui est en Amérique un mal si répandu. Cependant, il passait pour être un bon maître, et, satisfait de son sort, il menait dans l'abondance une vie heureuse. Il était le père de six enfants robustes qui égayaient sa vie. Jiménez et sa femme se plaisaient à en prendre soin et formaient sur eux mille projets d'avenir. La fille aînée épouserait un haut dignitaire, les fils seraient avocats, médecins, députés: un d'eux qui témoignait moins de goût pour les choses de la ville s'adonnerait aux travaux de la culture et augmenterait la richesse commune.

Jiménez se réjouissait de la façon dont il avait disposé les choses. Sa femme admirait son bon sens, et tout marchait à merveille dans la maison patriarcale, dont la nombreuse domesticité devinait les moindres caprices des maîtres.

Mais les enfants grandirent. Leur éducation n'avait pas trempé leur caractère. Le ressort de la vie chrétienne leur manquait. L'un après l'autre tourna mal. Ce fut une série d'aventures, de mésalliances, de gaspillages, de suicides.

Jiménez et sa femme eurent une triste vieillesse avec une fortune amoindrie.

Il y a beaucoup de Jiménez dans l'Amérique du Nord et du Sud. Des fortunes faciles s'élèvent en peu de temps et s'écroulent avec la même rapidité.

L'Indien soumis. - Benito Marcas vivait aux environs de Tapalqui dans une de ces huttes improvisées et attachées à des troncs d'arbres, qui sont dans l'Amérique méridionale l'unique demeure de l'Indien vaincu et enchaîné par la civilisation.

Le long des chemins informes ou auprès des enceintes de nopal se voient, çà et là, les demeures des anciens rois de la Pampa. Près de la chaumière, sur un trépied en fer ou sur des briques dressées se trouve la marmite où l'eau bout pour cuire le manioc ou pour l'infusion du maté. Des branches mortes entretiennent le feu.

Plus loin est le petit cheval aux hanches efflanquées et aux côtes saillantes; autour de lui les poules picorent, dispersées souvent par un brusque mouvement de l'animal qui se défend des mouches, et reviennent ensuite chercher leur pâture.

Dans ce décor à demi sauvage, à l'ombre de quelque bananier ou papayer, somnole une famille de déguenillés. Les hommes sont presque toujours grands et forts, au teint cuivré et aux yeux fiers. Ils prennent pour leurs courses des bottes à éperons; ils ont un grand couteau à la ceinture et un large chapeau les garantit du soleil. Les femmes ont des robes de percale achetées à la bourgade avec le prix des bananes, elles portent un mouchoir sur la tète. Il y a là ordinairement plusieurs enfants peu vêtus et toujours nu-pieds, qui jouent ou se disputent. Les groupes, pleins de mélancolie, assis en cercle autour du feu, conversent paresseu­sement, absorbant à l'aide de tubes de métal le jus odorant du maté.

Benito Marcas appartenait à une de ces familles d'Indiens dociles, qui furent les premiers à céder à l'invasion. De ses traditions primitives, il avait conservé l'art de connaître les vertus des plantes et leur applica­tion à la médecine. On l'appelait dans le pays le Guérisseur. Il n'avait pas, comme Juan Pedrusco, ce caractère irritable qui, en dépit de leur soumission, subsiste encore chez quelques-uns comme une réminiscence de la bête libre.

La nature de Juan Pedrusco était méfiante et soupçonneuse; celle de Benito Marcas était franche et affable. L'un s'était laissé gagner définitive­ment par la civilisation, il était résigné à son rôle de vaincu; l'autre conservait ses rancunes.

Lorsque quelque tribu rebelle, quelque bande sauvage venait assaillir un village, saccager l'église et les fermes et s'enfuir avec son butin dans une chevauchée folle à travers la Pampa, les yeux de Pedrusco brillaient de plaisir.

Benito Marcas, lui, voyait la horde sauvage avec colère et expliquait, dans son langage à demi espagnol, que ces luttes étaient criminelles et qu'il valait mieux avoir plus de bon sens.

A l'époque de la tonte, tous les deux travaillaient dans les propriétés de la contrée. Mais pendant les mois de repos, alors que Pedrusco tissait péniblement des ceintures, Marcas errait par la plaine, recueillant les racines mystérieuses qu'il était seul à savoir distinguer. De l'écorce des arbres ou des plantes variées qui croissaient au bord des marais, il extrayait des remèdes qui, combinés selon des formules léguées par son père, lui servaient à guérir plus d'un mal. Il était bien nommé le Guéris­seur. A cette époque-là, il n'y avait de médecin qu'à Tapalqui, et les paysans préféraient aux drogues de la pharmacie les préparations de l'Indien, auxquelles ils attribuaient aussi quelque vertu de sorcellerie.

Or il arriva que la femme de Pedrusco tomba malade. Il n'avait pas de sympathie pour Marcas, soit à cause de la différence profonde de leurs relations avec les blancs, soit à cause d'une ancienne rivalité à l'occasion de son mariage. Voyant cependant la maladie de sa femme s'aggraver, il alla trouver le Guérisseur. Leur entrevue fut plutôt embarrassée. Ils prirent cependant une tasse de maté ensemble et ils partirent pour la chaumière de la malade.

Celle-ci avait une fistule au bras. Marcas la pansa en fronçant le sourcil, puis il expliqua discrètement à Pedrusco qu'il s'agissait d'une tumeur maligne dont la guérison était bien douteuse. Pedrusco conçut dès ce soir quelque soupçon de trahison.

Marcas allait tous les soirs renouveler le pansement. Il essayait des herbes diverses, mais le mal empirait toujours. Un jour Pedrusco se montra insolent et reprocha brutalement à Marcas d'y mettre de la mauvaise volonté. Marcas ne revint plus. Le mal empirait toujours et la pauvre femme mourut après d'atroces souffrances.

Il sembla à Pedrusco qu'il serait consolé s'il se vengeait sur le Guérisseur. Tout enfiévré de colère et le couteau à la main, il alla un soir vers la demeure de Marcas, il enfonça la porte d'un violent coup de pied et les deux Indiens se trouvèrent face à face. Le Guérisseur comprit instantanément le péril et se mit en défense. Ce fut une lutte acharnée de quelques moments, mais Marcas succomba et Pedrusco lui plongea plusieurs fois son couteau dans la poitrine.

La femme de Marcas était là. Ses instincts de race se réveillèrent, elle saisit dans un coin du logis le fusil armé du Guérisseur et fit feu, mais Pedrusco avait déjà enfourché son cheval demi-sauvage, il fuyait au désert à travers la nuit et on ne le revit plus à Tapalqui.

Le Malon. - Qu'est-ce que le malon? C'est une bande armée d'Indiens sauvages, qui vient la nuit comme un ouragan pour piller un village ou une ferme et y semer l'incendie et la mort. C'était fréquent autrefois, avant l'organisation des milices et des garnisons militaires.

C'était d'abord un nuage de poussière qui apparaissait à l'horizon et s'approchait; puis un cliquetis d'acier se mêlait à une grande rumeur; enfin un mélange brumeux de centaures emballés pénétrait au village dans un vertige de lutte et de clameurs.

Les colons barricadaient les rues, se renfermaient dans leurs maisons et, par les fenêtres, déchargaient leurs carabines sur les agresseurs.

Mais l'élan irrésistible balayait tout. Les Indiens s'emparaient du village et le pillaient; et quand arrivait le renfort militaire, ils s'évanouis­saient par la plaine.

C'était parfois d'épouvantables hécatombes, qui faisaient passer un frisson d'horreur sur toute la contrée. La rafale laissait derrière elle des ruisseaux de sang, des monceaux de cadavres, des ruines et des villages en flammes qui étaient comme autant de bûchers allumés par les vengeurs d'une race opprimée. Les Caciques donnaient à leurs bandes pleine liberté d'action.

Après le massacre, le groupe infernal des centaures échevelés s'éloignait comme une vision dantesque, entraînant dans son tourbillon les troupeaux, le butin et quelques otages.

On raconte cependant à l'honneur de ces sauvages qu'ils ne gardaient pas ordinairement une femme, si elle ne consentait pas à se donner à eux. Leur fierté ne voulait pas d'une alliance avec une femme qui les méprisait. Ils la renvoyaient alors vers les ruines du village détruit…

Un village à l'intérieur. - Ils avaient un aspect assez pauvre ces villages des premiers colons, au sud de la province de Buenos-Aires, avant les récents progrès de la culture et du commerce. La gare était un abri de planches, qui ne s'animait que le soir et le matin au départ et à l'arrivée des deux seuls trains qui reliaient la localité à la capitale. L'église était l'œuvre d'un maçon sans art. L'humble maison du curé s'y adossait. La mairie était un long bâtiment sans étage, avec quelques fenêtres grillées qui indiquaient les locaux où la police enfermait les délinquants.

Sous les arbres verts de la place, se dressait un kiosque où venait jouer le soir une bande de musiciens pour la plus grande joie des habitants.

Deux ou trois bonnes maisons de cultivateurs avaient un cachet espagnol. Elles comprenaient un atrium orné de fleurs avec les appar­tements de réception, puis une cour plus intime, le péristyle des romains, l'habitation de la famille.

Sur la place se trouvait aussi la pharmacie, à la porte de laquelle les notables de l'endroit, les uns debout, les autres à cheval sur leurs chaises, passaient la soirée à bavarder; la gendarmerie avec son planton de service et ses persiennes entrouvertes, qui laissaient voir l'ordonnance servant le maté; le cercle, au balcon décoré d'un écusson entouré d'une rangée de verres de couleur.

Comme à Séville, le jeune fiancé apportait le soir un bouquet à celle qu'il avait choisie, pendant que la musique du kiosque jouait quelque valse classique.

Mais les pays neufs ont perdu la simplicité d'antan. Les jeunes gens vont étudier à la ville, et quand ils reviennent, ils apportent au village les défauts qu'ils ont contractés là-bas…

Un épisode héroïque de la fondation de Buenos-Aires. - C'est en 1735 que don Pedro de Mendoza arriva, envoyé par Charles-Quint, pour prendre possession de la terre de l'argent.

On racontait en Espagne tant de merveilles sur les richesses du nouveau continent, que bon nombre de jeunes gens, désireux d'acquérir gloire et fortune, s'enrôlaient dans les différentes expéditions qui, à cette époque, appareillaient à destination du «Détroit du sud «ou du fleuve fabuleux qui, par son extrême richesse en métaux, avait mérité le nom de «fleuve de l'argent.» '

Don Pedro de Mendoza avait organisé une belle expédition avec cinq gros navires et mille soldats hardis. Ils avaient quitté le port de San Lucas de Barrameda le 24 août 1535. Parmi eux était' un chevalier pauvre, avide d'aventures, don Fernandez de Salazar, surnommé!Couture à cause d'une balafre qu'il portait à la joue.

Au bout de quatre mois de navigation, interrompue par quantité de périls et de contre-temps, l'expédition arriva au Rio de la Plata.

Les navires se dirigèrent vers une baie qu'ils jugèrent propice pour y établir une ville; et en souvenir d'une image vénérée dans le faubourg de Triana à Séville, ils la baptisèrent du nom de Santa Maria de Buenos­ Aires.

Couture fût un des trois cents fantassins qui. partirent combattre les Indiens, campés en attitude hostile autour de l'expédition, qui s'apprêtait déjà à tracer le plan de la nouvelle cité.

La première rencontre ne fut pas un triomphe. Les Indiens, qui faisaient la guerre d'une manière imprévue et déconcertante, armés de piques et de flèches, se présentèrent en nombre cent fois supérieur à celui des Espagnols. Le chef de la colonne périt dans l'engagement, et les soldats, sous le commandement d'un lieutenant, durent se replier et revenir au point de départ.

La petite ville s'élevait cependant à la côte, faite de paille et de boue et entourée d'une large enceinte de terre que les Indiens détruisaient la nuit et qu'il fallait défendre à toute heure.

La situation devenait très critique. Don Pedro de Mendoza avait à soutenir des luttes de Titans pour se procurer des vivres et repousser les attaques fréquentes et inattendues que dirigeaient contre lui les différentes tribus alliées, en vue de détruire la petite population ou de la repousser jusqu'à la mer. Cette poignée de géants, perdus dans un pays ignoré, à des milliers de lieues du sol natal, réalisaient l'impossible pour tenir en échec les hordes aguerries, qui connaissaient le terrain et qui avaient l'infinie supériorité du nombre.

Lorsque Jorge Lujan, un des officiers, revint de son expédition en amont du fleuve, sans avoir pu obtenir des vivres, les plus optimistes comprirent que la situation était désespérée.

Dès la tombée de la nuit, on commença à entendre une sourde rumeur qui grandissait et s'approchait. Les sentinelles avancées signa­lèrent de grandes masses d'indigènes qui surgissaient de tous les points de l'horizon et formaient comme un grand cercle, qui se rétrécissait pour enserrer la position des Espagnols. Ceux-ci se préparèrent à la défense. C'est dans l'obscurité de cette nuit terrible que devait se dérouler une des tragédies les plus effroyables auxquelles ait assisté le nouveau monde…

Les flèches enduites de graisse et enflammées se mirent à tomber sur la minuscule cité, incendiant les toits et détruisant les demeures. Sous une pluie de flammes, assourdis par les clameurs, criblés de blessures, les Espagnols déchargèrent leurs arquebuses, attaquèrent avec frénésie et firent des milliers de victimes, luttant corps à corps et défendant le terrain pied à pied, avec le désespoir de voir sombrer leurs immenses espérances. Mais l'attaque était féroce; et les chefs en présence du nombre croissant des adversaires et devant le douloureux spectacle du village détruit se décidèrent à commander la retraite et à se réfugier dans leurs navires.

Mais Couture était enivré par la lutte. Il pensait sans doute aux héros d'Homère et de la Bible. Saül a tué mille philistins et David en a tué dix mille.

Couture resta dans les ruines, puis imaginant un stratagème, quand les Indiens commençaient à prendre du repos, il se leva, brandissant de la main droite sa bonne épée et, s'éclairant d'une flèche allumée qu'il portait de la main gauche, il s'avança en criant: «Place à l'Espagne.» Il frappait et multipliait les victimes. Mais les Indiens se ressaisirent et vinrent à lui en bataillon serré. Il tomba en héros. Mendoza et les siens entendirent de leurs caravelles la clameur des Indiens qui fêtaient la victoire.

Ce trait, digne des temps antiques restait ignoré de l'histoire, mais dans ces dernières années, un voyageur visitait près de Bahia Blanca la propriété d'un riche Indien, descendant des Caciques. Celui-ci lui montra la fameuse épée de Couture, conservée dans sa famille et lui en raconta l'histoire. Le pommeau portait le nom de don Fernandez de Salazar, le héros oublié.

XLIX. – Lecture d’un livre récent: Brésil et Argentine, par Edouard Montet. – Réflexions sur le catholicisme au Brésil. – La propagande protestante

Un écrivain calviniste, à la plume finement taillée, M. Edouard Montet, professeur à l'université de Genève, dans son livre récent sur le Brésit et l'Argentine, parle avec une pointe d'ironie, imparfaitement justifiée, du catholicisme au Brésil, et nous révèle les rouvres et les espérances des protestants.

«Ce qui caractérise plutôt le catholicisme du Brésilien, dit-il, c'est son extrême formalisme.»

M. Montet n'a pas senti qu'il y a sous ce formalisme et ce goût des cérémonies extérieures, une foi simple et profonde.

«Dans les hautes classes, ajoute-t-il, la femme qui ne tombe pas dans l'indifférence, ne pratique le plus souvent qu'une religion très extérieure. De là, le luxe des fêtes sacrées, plus spécialement des pompes du mois de Marie.

M. Montet aurait pu ajouter que le protestantisme manque passablement d'extérieur et de pompes, ce qui le rend peu sympathique aux populations expansives des pays méridionaux.

«De là, dit-il encore, dans les maisons des Brésiliens restés fervents catholiques, la présence d'un oratoire privé.» - Il ajoute n'en avoir vu que rarement. C'est qu'il n'a pas visité les maisons des vrais Brésiliens et qu'il a fréquenté surtout les colons fraîchement arrivés.

Un trait plus général de la religion au Brésil, ajoute-t-il, qu'il s'agisse de la femme des classes supérieures, du peuple ou des nègres, c'est son caractère superstitieux. Sans doute il y a des nuances, et la piété de la jeune fille ou de l'épouse, qui a reçu quelque instruction, n'est point identiquement la même que celle du colon ignare ou du nègre encore plus grossier; mais ces trois groupes fort distincts de la population ont un fonds commun de dévotion superstitieuse.

«C'est à cette foi d'origine inférieure et aux pratiques puériles qu'elle engendre, que se rattache la coutume très répandue de planter devant les fazendas, pour protéger ses habitants et bénir les travaux des champs, de longues perches portant à leur extrémité, en guise d'étendard, de vulgaires peintures encadrées représentant la Vierge ou tel saint du paradis. L'un des bienheureux que l'on aperçoit ainsi souvent exposé, comme la girouette, aux caprices du vent, est le saint noir Bénédict, le patron des nègres brésiliens.»

M. Montet n'a pas compris qu'il s'agit de vraies girouettes fort utiles, qui deviennent en même temps des signes protecteurs, comme nos vieilles enseignes. Pourquoi ne pas mettre un saint, sur la girouette ou l'enseigne, plutôt qu'un cheval blanc, un cerf ou les quatre fils Aymon?

«Un autre usage, dit Montet, où il est difficile de dire qui l'emporte de la superstition ou du formalisme le plus terre à terre, est la fête popu­laire nommée la Judasse célébrée par la foule, à Rio et dans l'intérieur, à l'époque de pâques, et qui consiste à traîner dans les rues des manne­quins figurant Judas, pour les bafouer, les couvrir d'ordures, les lacérer et finalement les bruler.»

Les anciens missionnaires n'ont-ils pas bien fait de proposer aux noirs ces jeux inoffensifs pour graver dans leur mémoire le souvenir de la Passion? «C'est le nègre, dit Montet, qui se livre le plus ouvertement aux actes entachés de superstition. Il faut voir, lorsque l'éclair brille et que le tonnerre gronde, avec quelle hâte il a recours à la protection du signe de la croix!»

L'exemple est mal choisi. Le signe de la croix n'est pas une supersti­tion, c'est une prière et un gage de la protection divine, on fait bien d'y recourir en temps d'orage et dans tous les périls.

«Nous n'en finirions pas, ajoute-t-il, si nous voulions énumérer toutes les habitudes superstitieuses qu'il a contractées, comme par exemple celle de ne jamais balayer la maison le soir, car commettre une pareille imprudence, c'est chasser le bonheur de chez soi.»

C'est vrai, c'est là un enfantillage, comme celui de nos paysans, qui redoutent l'araignée du matin, mais qui se réjouissent de celle du soir.

«Le noir, dit encore M. Montet, a gardé du temps de l'esclavage la formule suivante de salutation, que les petits enfants répètent devant le blanc, en joignant leurs menottes noires: Loué soit Notre-Seigneur Jésus-Christ!»

Mais, M. Montet, ce n'est pas là une coutume d'esclave, ni une pra­tique de nègre, les catholiques d'Allemagne et de Suisse, qui sont gens de progrès, se saluent tous les jours ainsi.

M. Montet décrit un enterrement à la campagne: «Curieux sont les convois funèbres qui viennent de la fazenda porter à la ville le cadavre d'un de ses habitants, pour y être enseveli conformément aux rites catho­liques. D'ordinaire, le mort est plié dans un drap suspendu comme un hamac à une longue perche, soulevée sur les épaules des amis ou des connaissances, qui se relaient fréquemment, car le chemin est pénible et il y a plusieurs lieues à parcourir, en cette triste compagnie, jusqu'à la bourgade voisine. Aussi, comme il fait toujours chaud sous les tropiques, la bande, composée de quinze ou vingt porteurs, s'arrête complaisamment aux vendas (débits de boissons). Souvent même, il n'est pas une venda où l'on ne fasse une station; le mort est déposé à la porte, sur la route, tandis que les vivants vont puiser des forces et de la gaieté, pour, achever leur lugubre besogne, et parfois, le trajet a été si long et les vendas si nom­breuses, que le cortège arrive de joyeuse humeur et singulièrement excité pour assister à la célébration des offices mortuaires. J'ai fait souvent de ces étranges rencontres, dans mes courses à travers les campagnes et, en voyant balancer le défunt, pendu à sa perche, je songeais aux cada­vres que les Perses emballent et chargent sur des chevaux, pour les diriger sur Karbela, la ville sainte, où la dépouille du shiite va reposer, après avoir été secouée et cahotée sur des voies aussi raboteuses, aussi défoncées et aussi poussiéreuses que les traverses du Brésil.»

Ce tableau des funérailles brésiliennes tracé par Montet est assez exact, sauf que les convois tels que ceux qu'il a rencontrés ne vont pas, comme il le pensait, à l'église. Ils vont directement au cimetière. Au Brésil, sans aucun esprit d'impiété, les convois mortuaires ne passent pas par l'église. C'est par un motif d'hygiène. Ces corps, vite décomposés sous ce soleil ardent, et enveloppés seulement dans un drap, sont portés directement à leur tombe, c'est plus sage. Mais les familles font célébrer ensuite des messes et des services le 7e jour, le 30e et le jour anniversaire.

«Parmi les pratiques superstitieuses, dit encore Montet, on peut citer celles des porteurs du Saint-Esprit. On croise quelquefois sur la route, ou l'on trouve à la fazenda un homme, le plus souvent un nègre, à cheval, tenant une sorte de bannière surmontée d'un bouquet et d'une colombe figurant le Saint-Esprit; à la hampe sont attachés, en guise d'oriflammes, de longs rubans traînant jusqu'au sol. Arrivé au milieu des colons, le noir arrête sa monture et, du haut de cette chaire mobile, il harangue les gens crédules qui l'entourent et qui enroulent autour de leur tête et de leurs bras les rubans flottants, canaux par où découlent les grâces du Saint-Esprit. Lorsqu'il est devant la fazenda, le porteur chante un couplet populaire pour s'annoncer et se faire ouvrir: «Le maître de la maison est bon, il nous donnera à manger du feijao avec du chou et de la viande…»

Il est bien vrai que les Brésiliens comme les Portugais et certains orientaux aiment à baiser avec vénération les rubans suspendus aux statues et images bénites; que ce soit superstition, on ne peut pas le dire absolument, de pieux catholiques, en orient, baisent le seuil et la porte de leur église. Les Grecs baisent les cadres -qui contiennent des irones, des images saintes. Ces manifestations ont pour objet Dieu ou les saints rappelés par l'objet que l'on honore.

«La croyance au mauvais oeil est très répandue au Brésil, dit Montet. Pour en préserver les enfants, on suspend à leur cou une petite main. Pour les mettre à l'abri de l'ar (l'air, c'est-à-dire les convulsions), c'est une dent de caïman qu'on place sur leur poitrine. Bien d'autres amulettes ont encore la faveur publique.»

C'est vrai, les Brésiliens, comme les Italiens et les Espagnols, se servent de mains, de cornes, etc., contre le mauvais oeil. Le clergé réagit contre cela, j'ai connu un prêtre qui se faisait donner toutes ces mains et ces cornes et les remplaçait par une médaille bénite.

Nos raffinés de civilisation ont aussi leurs porte-bonheur, le gui, le trèfle à quatre feuilles et même un petit animal fort peu esthétique.

«Parmi d'autres superstitions brésiliennes, dit Montet, on peut citer encore l'usage de piquer un crâne de bœuf sur un pieu fiché en terre; c'est un signe de bonheur et un gage de fécondité pour le sol qui le porte.»

Serait-ce un souvenir des bucranes, ces têtes de bœuf décharnées que les architectes de la Grèce et de Rome faisaient sculpter dans les métopes des temples ou au coin des autels, pour invoquer le secours de la divinité en lui rappelant les sacrifices qu'on a offerts en son honneur!

Montet se résume en disant: «Le catholicisme pactise trop indul­gemment avec les superstitions de la foule.»

Il se trompe, le catholicisme autorise les dévotions permises et com­bat les superstitions. Il n'a fait que cela depuis la conversion des païens. Montet parle ensuite des essais de propagande protestante au Brésil

«Les Eglises protestantes, dit-il, malgré la faible quantité de leurs membres, ne sont pas une quantité négligeable dans la confédération brésilienne. Le Protestantisme au Brésil est représenté par un assez grand nombre d'églises, d'origine étrangère (anglicans, luthériens, presbytériens, méthodistes, etc,) qui ont, un peu partout, principalement à Rio, à Bahia, à Saint-Paul, et dans des villes bien moins importantes, comme Campinas, Taubaté, Rio Claro, etc., des communautés constituées, limitant leur action à leurs nationaux, ou des stations missionnaires, jouant un rôle plus ou moins effacé. Mais la congrégation la plus intéres­sante pour nous est l'Eglise presbytérienne brésilienne, c'est-à-dire l'Eglise nationale protestante du Brésil. En 1891, d'après les actes du synode tenu en septembre de cette même année, elle était divisée en quatre presbytères ou consistoires: Rio, Saint-Paul, Minas, Pernambouc. Mais son activité n'est point bornée à ces quatre Etats, car elle a des agents ailleurs, à Bahia par exemple. A cette date, elle comptait 43 ministres, 53 lieux de culte, 3.780 communiants, 530 enfants suivant l'école du dimanche, et son budget s'élevait à près de 73 contos de reis ou 182.000 francs. Plusieurs journaux religieux sont publiés sous son patro­nage et servent à propager ses principes. Le 13 février 1893, elle fondait à Saint-Paul un institut théologique, pour le recrutement et l'instruction de ses futurs pasteurs. A cette époque, malgré certaines difficultés d'ordre interne, l'Eglise subvenait elle-même, sans subsides de l'étranger, à toutes ses œuvres; traitements des ecclésiastiques, propagande, instruction, journaux, soin des malades, secours aux indigents. Si le protestantisme a jamais de l'avenir au Brésil, il le devra à cette Eglise ou à toute autre fondée sur la même base.»

Montet ne se fait pas d'illusion, le protestantisme n'a pas d'avenir au Brésil. Les colonies allemandes garderont leur culte luthérien pen­dant plusieurs générations, mais ni les Brésiliens de race portugaise ni les Italiens immigrés ne se feront protestants. Cela répugne trop à leur foi profonde et à leur nature expansive et sentimentale.

Le péril pour l'Eglise catholique au Brésil n'est pas dans le protes­tantisme. Il est dans l'indifférence des populations nouvelles tout adonnées aux affaires, et dans la propagande incessante et organisée de 1a franc-maçonnerie européenne.

La vieille maçonnerie brésilienne n'était guère qu'une société de secours mutuels. Elle se laisse peu à peu entraîner dans le sillon de notre maçonnerie juive et antichrétienne. Les colons italiens et autres agissent dans ce sens, et presque toute la presse brésilienne, comme celle d'Eu­rope, est aux mains de la franc-maçonnerie et de la juiverie. Elle reçoit son mot d'ordre de Paris et de Rome.

Ses correspondants d'Europe sont des affiliés de nos loges. Vous en trouverez quelques-uns cités dans le Répertoire maçonnique.

La presse brésilienne a, comme la nôtre, ses articles quotidiens sur le péril noir, l'obscurantisme clérical, l'invasion des religieux, etc., le tout agrémenté par des récits de scandales imaginaires. Le diable et ses apôtres ne sont pas fort variés dans leur littérature.

- M. Montet est plus exact quand il traite de la vie intellectuelle et morale au Brésil.

Au Brésil, comme il le dit, il n'y a de vie intellectuelle que dans les grands centres. Les petites villes, à plus forte raison les campagnes, en sont à peu près dépourvues.

Il y a cependant au Brésil une littérature nationale assez riche où l'on compte des auteurs de mérite. C'est surtout dans la poésie, le théàtre, le roman, l'histoire, l'éloquence, le droit et la médecine, que se sont exercés et que se signalent encore les écrivains brésiliens. Mais la littéra­ture et la science étrangères (on peut en dire autant des beaux-arts), prin­cipalement celles de la France, occupent une place prépondérante et jouissent d'un grand crédit, soit dans l'original, soit dans les traductions portugaises. La littérature légère y est aussi abondamment représentée et l'on rougit en jetant les yeux sir les étalages de certains libraires. L'excuse des Brésiliens est que ces traductions leur sont envoyées d'Europe, comme elles le sont, hélas! à toutes les nations du monde.

- Quant à l'instruction, avec M. Montet nous rendons justice aux hommes de bonne volonté qui, soit dans le gouvernement, soit dans les rangs de la société brésilienne, ont consacré tous leurs efforts à sa réforme et à sa propagation. Beaucoup a été fait dans ce domaine, mais ce champ reste encore ouvert à une activité illimitée.

L'enseignement primaire, sous l'empire, était déjà gratuit et obliga­toire, en théorie surtout, dans certaines provinces; depuis l'établissement de la république, l'obligation et la gratuité ont été inscrites dans la loi fédérale; mais il en est de cette loi comme de beaucoup d'autres excel­lentes au Brésil: elles ne sont point appliquées ou ne le sont que très imparfaitement.

«L'inexécution de la loi sur l'enseignement est un fait si connu au Brésil, qu'on a pris l'habitude depuis longtemps d'en parler en rappelant un proverbe original: para Inglez ver, c'est pour en faire accroire aux Anglais. Cette locution date du temps où l'Angleterre pressait le Brésil de mettre un terme à la traite des esclaves, et où le Brésil éludait ou cher­chait par tous les moyens à éluder les mesures qu'il décrétait lui-même contre le trafic des esclaves.»

Si la loi sur l'obligation de l'enseignement primaire n'est pas observée, c'est surtout parce qu'en fait elle est inapplicable dans des territoires d'une aussi vaste étendue, où les villages sont très rares, et remplacés le plus souvent par des fermes assez distantes les unes des autres.

Il est vrai qu'il existe des écoles dans certaines fazendas. Mais le per­sonnel enseignant est,insuffisant et maigrement rétribué.

Au Brésil, il faut l'avouer, l'instruction est encore trop peu appréciée. Des gouverneurs aux abois pour les finances de leur province, font porter leurs économies sur les écoles et en suppriment d'un trait de plume cinquante ou quatre-vingts.

Le nombre des illettrés est considérable, même dans les villes, même dans la capitale. On le constate au total des électeurs, car les illettrés ne figurent pas sur les registres électoraux. Ainsi à Rio, malgré les 800.000 habitants de l'agglomération, qui compte, il est vrai, une forte proportion d'étrangers, il n'y a que 40.000 électeurs inscrits.

Dans les villes de l'intérieur et surtout à la campagne, les enfants sont élevés à la diable, au gré de la nature, et leur instruction se ressent grave­ment de l'extrême laisser-aller de l'éducation. Ils croissent comme les cocotiers ou les bambous, droits ou penchés; selon les caprices des saisons et des vents. Souvent les enfants de la classe aisée vivent côte à côte avec les enfants des ouvriers de culture et des nègres. Vous les rencontrez dans, les rues, à,peine' habillés, les pieds nus, jouant et se roulant ensemble dans la poussière, et il est facile de voir que le résultat de cette promis­cuité n'est pas brillant pour l'éducation générale.

Et cependant, même à ce point de vue, un véritable progrès a été accompli au Brésil depuis la fin de l'esclavage. A l'époque de la servitude, comme le remarque M. Monte, l'éducation de l'enfant libre au Brésil était pire, et cela pour une cause diamétralement opposée. Le fils du riche ou du propriétaire d'esclaves, habitué à mépriser le travail, se rebel­lait contre toute instruction et ne supportait qu'avec une extrême impatience l'autorité d'un professeur ou d'un maître d'école.

Le remède sera long à trouver.

Combien sont différents nos pays du nord de l'Europe, la Norwège et la Finlande, par exemple, où malgré le régime des termes isolées, comme au Brésil, on est parvenu à rendre l'instruction universelle! Il y a en Finlande 5 ou 6 pour cent d'illettrés, c'est à peu près la proportion inverse du Brésil. C'est qu'en Finlande on prend les moyens nécessaires. Il y a des écoles ambulantes, c'est-à-dire des maîtres d'école qui vont de mois en mois donner des classes aux enfants de chaque groupe de fermes dépendant d'une commune. Il y a aussi une obligation légale pour le père de famille de donner ou de faire donner à ses enfants les leçons nécessaires de lecture et d'instruction religieuse.

Le Brésil devra chercher quelques moyens pratiques.

- Pour l'enseignement secondaire, M. Monte, bien que calviniste, reconnaît que les congrégations catholiques font au Brésil une bonne besogne, tandis que les collèges nationaux sont peu fréquentés et que cer­tains essais d'écoles protestantes n'ont aucun succès.

- L'enseignement supérieur a ses écoles de droit, de médecine, des beaux-arts, fondées sur le modèle des établissements similaires de l'Europe, et elles sont généralement bien organisées.

La vie morale, remarque M. Monte, est encore plus profondément atteinte que la vie intellectuelle par les conditions défavorables où elle est contrainte de se développer. Dans l'intérieur, la lutte pour l'existence est souvent trop rude, elle fait oublier facilement les principes de justice et d'humanité. Aux confins de la civilisation. dans les provinces excen­triques, le contact avec les Indiens polygames ne contribue pas à relever la moralité. Dans les centres de culture ou de commerce, la soif de l'or, la fièvre de la fortune rapidement faite et copieusement accumulée, altè­rent et brûlent la conscience, qui finit pas s'endurcir.

Je demandais un jour, dit M. Montet, à un planteur brésilien, homme fortuné, s'il était possible, dans les caféteries, d'arriver vite à la richesse; j'avais constaté, en effet, que les cas de fortunes promptement acquises n'étaient point rares. «Oai, me répondit-il, quand on renonce à la vergogne

Dans les villes de la côte, il faut ajouter à ces éléments corrupteurs un cosmopolitisme démoralisant, le mélange de races diverses et le fait que l'Europe n'y déverse pas, tant s'en faut, l'élite de sa population. Il ne faut pas oublier non plus le climat ardent de ces régions, climat qui excite les sens et paralysé l'énergie morale.

Ces diverses causes agissent d'une manière déplorable sur les mœurs politiques elles-mêmes.

Certes, comme le remarque M. Montet, les hommes intègres et dévoués à leur patrie ne manquent pas au Brésil. Mais les politiciens de profession, n'aspirant au pouvoir que dans des vues intéressées, n'ayant pour la constitution qu'un respect subordonné à leurs ambitions person­nelles, rabaissant l'autorité au point de la transformer en arbitraire gou­vernemental, ces hommes-là ne sont malheureusement pas rares au Brésil (comme dans les autres républiques de l'Amérique du Sud), et le mauvais exemple, donné en haut lieu, a pour conséquence d'étioler le patriotisme.

Le pouvoir dictatorial du président crée autour de lui l'indifférence politique. «Me trouvant en mars 1893 à Rio-de-Janeiro, dit M. Montet, un député y fut élu par 841 voix sur 30.000 électeurs inscrits et 1516 votants. En janvier de la même année, à Santos, pour l'élection du vice-président de l'État de Saint-Paul, le bureau ne put pas même être constitué…»

Le recrutement de l'armée aussi est déplorable. Il y a bien une garde nationale, mais elle est encore dans la période d'organisation. L'armée permanente est recrutée par voie d'engagements volontaires avec primes. Elle reçoit aussi dans ses rangs les condamnés à une peine cor­rectionnelle. Elle est composée en partie de gens de couleur. On comprend après cela quelle estime elle peut obtenir de la population la plus cultivée. Ce sont des troupes à pronunciamentos. Il y a de beaux projets pour une organisation de l'armée, mais quand aboutiront-ils?

On peut se demander comment la presse, par une critique sérieuse, n'arrive pas à susciter les réformes nécessaires. C'est que la presse a peu de crédit moral au Brésil. Elle est trop au service des intérêts privés, des rancunes et des luttes personnelles.

La presse brésilienne a une organisation dont nous n'avons pas l'idée. Chez nous, les articles sont payés. Un journal s'honore en demandant des articles sérieusement étudiés, à des écrivains de valeur.

Là-bas, la plupart des articles sont payants. Le journal est une botte où se jettent les lettres ouvertes. Quiconque veut se plaindre de l'admi­nistration, ou de la justice; quiconque veut décrier un concurrent ou un ennemi, porte au journal ses élucubrations plus ou moins littéraires, où il peut accumuler ses calomnies, ses mensonges, ses dénonciations. C'est à tant la ligne. L'article porte une rubrique: A pedidos, ce qui veut dire «insertion demandée». On peut y lire les récriminations des subalternes contre leurs supérieurs, même dans l'armée, des accusations calomnia­trices contre des hommes honorables, des révélations scandaleuses sur des procès en cours, des demandes en divorce, etc.

Les A Pedidos ont quelquefois leurs bons effets. M. Montet cite cet exemple: A pedidos: «M. José Domingo de Costa est prié de payer au n° 35 de la rue de S. José la somme de 600 milreis. S'il ne le fait pas dans trois jours, sa conduite sera exposée dans ce journal, ainsi que la façon dont la dette a été contractée,»

La dette a été bien vite payée. Mais l'heureux emploi des a pedidos est exceptionnel et, au fait, les plus graves abus résultent de cette licence de la presse. Il est vrai que la fréquence des calomnies en atténue beaucoup l'influence. On ne lit les a pedidos qu'avec une défiance justifiée. Mais n'y a-t-il pas un recours contre ces attaques et ces calomnies? Aucun, parait-il. Les délits de presse sont jugés par la cour d'assises qui, surchargée d'affaires, acquitte rondement et systématiquement les accusés rédacteurs des a pedidos, comme elle avait coutume d'absoudre autrefois les maîtres d'esclaves poursuivis pour sévices ou pour meurtre de leurs serviteurs.

L'indolence de la justice a donné naissance à une étrange. profession, celle du personnage appelé testa de ferro (front de fer). Nous en avons un diminutif dans nos gérants responsables. Le front de fer prend la responsabilité des articles scandaleux ou calomniateurs. Il vend sa signature pour la mettre au bas de ce genre de documents.

M. Montet cite à ce sujet un curieux épisode. C'était en 1883. Un journal bien nommé «le Corsaire» avait à Rio la spécialité de ces scandales. Quand on demandait à la rédaction de cette feuille de nom­mer les auteurs des lettres ou des entrefilets diffamatoires, celle-ci répondait en présentant deux nègres, couverts du pagne et armés de massues. La violence de langage du «Corsaire» et l'imprudence de ses directeurs finit par soulever l'indignation unanime de la population, et le 28 octobre 1883, au milieu d'une véritable émeute, le rédacteur du «Corsaire» était assassiné en plein jour, aux côtés mêmes du chef de la police de Rio, accouru pour rétablir l'ordre. Cet assassinat, expression cruelle de la protestation de la conscience publique, a été le point de départ d'une atténuation au déchaînement de la presse licencieuse.

Reconnaissons avec M. Montet, que si la moralité publique au Brésil a laissé beaucoup à désirer jusqu'ici, de grands progrès cependant y ont été accomplis.

«Le plus remarquable a été l'abolition de l'esclavage. La libération des esclaves, malgré les ruines qu'elle a entra?nées, en dépit de la pro­fession de débauche et de brigandage, et même du retour à la vie sauvage, auxquels elle a voué ou ramené nombre de noirs, a été un immense bienfait, et on ne saurait trop prodiguer les louanges aux hommes coura­geux qui en ont pris l'initiative au Brésil, à leur propre détriment.

Un autre progrès, limité à la capitale fédérale, mais qui a été vivement apprécié, a été la destruction d'une redoutable classe de malfaiteurs, qui y avait acquis en quelque sorte droit de cité. Rio avait ses capoeiras (gens des bois), comme Naples et la Sicile ont la teppa et la maffia. Recrutées presque exclusivement parmi les nègres, ces bandes sinistres formaient des groupes rivaux, dont les membres étaient réputés pour leur extrême habileté à manier le rasoir, leur arme favorite, qu'ils dissimulaient, en en tenant la lame ouverte, serrée entre deux doigts. Ces sicaires d'un nouveau genre luttaient entre eux dans les rues pour se disputer le fruit de leurs rapines ou assassinaient en plein jour les per­sonnes désignées à leur vengeance. Connus de la population, ils ne craignaient point, pareils à une corporation respectable et autorisée, de paraître à certains cortèges publics en exécutant leurs danses accoutumées. Ea police fut longtemps impuissante à les maîtriser, tant ils avaient répandu la terreur autour d'eux. On doit à l'énergie du directeur de la police, lors de l'établissement du gouvernement provisoire en 1889, d'être parvenu ï traquer ces criminels et à en purger la capitale en les déportant.

La vertu par excellence du Brésilien, et c'est par elle qu'il faut achever ce tableau de la vie morale au Brésil, c'est la charité. Le fond du caractère brésilien, lest la générosité, l'hospitalité, la bonté. C'est cette bienveillance, en quelque sorte native, qui a donné l'essor, dans ce pays,, au magnifique développement des institutions charitables: hospices, hôpitaux, maisons de convalescence, orphelinats, organisés d'une façon remarquable. A Rio seul on compte une quinzaine de ces établissements, dont le plus connu est la célèbre „Santa Casa de miséricorde”, vaste et splendide hôpital fondé en 1582, par le vénérable jésuite José de Anchieta, et où sont admis les malades de toute nation et de toute religion.

Ces fondations sont dues à l'association libre; elles sont soutenues par des collectes et par des loteries; de riches particuliers y ont consacré une partie de leur fortune. On a pu dire du Brésil qu'il était un pays éminemment charitable. C'est un beau titre, et pour conclure avec M. Montet, je rappellerais volontiers aux Brésiliens cette belle sentence du Sauveur: Bienheureux les miséricordieux.»

- J'aime à voir M. Montet louer les institutions charitables du Brésil. Il rend justice à une nation généreuse. Mais ne serait-il pas entré dans quelques-uns au moins de ces nombreux établissements? N'aurait-il vu que les façades de ces hôpitaux, de ces hospices, de ces orphelinats!

Et s'il y est entré, pourquoi ne signale-t-il pas ce qui saute aux yeux? C'est que leur propriété et leur belle tenue sont dues au dévouement admirable d'un grand nombre de religieuses, parmi lesquelles dominent de beaucoup les Sœurs de charité.

C'est que M. Montet est calviniste et que son livre devait se vendre surtout à Genève. Vous voyez d'ici quel effet aurait produit chez ses coreligionnaires le témoignage qu'il aurait rendu à la vérité. Cependant c'eut été courageux de sa part de nous dire ce qui n'a pas dû échapper à son regard observateur.

Les bonnes Sœurs de charité règnent vraiment dans les établisse­ments hospitaliers de toutes les villes du Brésil. A Rio même, elles comptent une douzaine de maisons. Avec d'autres communautés, venues plus récemment, elles sont une providence pour le Brésil, si elles dispa­raissaient, ce serait un désastre. On verrait là des femmes salariées, vulgai­res, intéressées, ignorantes, comme sont les femmes de service au Brésil.

Saluons ces dévouements que l'esprit de parti a laissé dans l'ombre, dans le livre d'ailleurs intéressant du professeur génevois.

L. – Autre lecture: «Le Brésil vivant par Luiz De Castro.» – Le danger de la spéculation et la fièvre des affaires. – Petropolis. – La fazenda. – L’hospitalité brésilienne

Le livre de Luiz de Castro sur le Brésil vivant, date de quelques années déjà.

Il est plutôt superficiel et mondain. Il décrit la ville de Rio, ses habitudes, la presse. le théâtre, les fêtes et les courses.

J'y trouve cependant une page sérieuse où il recommande quelque circonspection aux spéculateurs qui se laissent facilement tenter par la réclame des émissions brésiliennes.

Le Brésil comme l'Argentine est dans la fièvre des affaires et du progrès. L'Etat et les provinces émettent des emprunts. L'Argentine a déjà eu ses krachs et sa banqueroute. Le Brésil tient bon, grâce à des droits de douane par trop enflés et qui n'auront qu'un temps. La moitié de ses provinces sont en déficit, mais l'Etat a pu les aider jusqu'ici.

Ce qui est plus dangereux, ce sont des émissions d'actions d'une foule de sociétés commerciales ou industrielles improvisées et souvent appuyées sur le vide.

Je laisse parler Castro: «Mon livre, dit-il, montrera que notre pays peut et doit aller de l'avant aussi rapidement que le permettent nos forces. Dans un siècle de vapeur et d'électricité, dans un siècle où les conditions de la vie changent chaque jour, un pays plein de vigueur juvénile et extrêmement riche comme le nôtre, a le devoir de suivre le progrès. Ne perdons pas le temps, secouons notre inertie; craignons toutefois d'aller trop vite en besogne, car, en tout l'excès est un défaut. Tâchons, en évitant l'écueil de l'inaction de ne pas tomber dans un autre plus dangereux. Que l'exemple de nos voisins les Argentins nous serve de leçon. Si je parle ainsi, si j'ai l'air de faire de la morale, moi qui ai tant besoin qu'on m'en fasse, c'est que dans ces derniers temps nous assistons à un spectacle qui donne à réfléchir, même à ceux qui 'n'en ont pas l'habitude. Rio est, en effet, devenu une vaste maison de jeu, où l'argent semble sortir de terre par enchantement. Tout le monde y veut s'enrichir en un jour. Partout l'on crée de nouvelles banques, de nouvelles compagnies. On met tout en actions, on ne lance des affaires que sur une très large échelle. On monte une compagnie pour fabriquer 'des chaussures, une autre pour faire des chapeaux, une autre pour l'élevage des chevaux de course, une autre pour emballer des mar­chandises; on crée une compagnie de comestibles sur le modèle de la maison Potin; et tout cela avec des capitaux formidables. Et le plus étonnant, c'est que toutes les actions se trouvent souscrites du jour au lendemain. Est-il donc possible qu'en si peu de mois la circulation du papier-monnaie ait augmenté au Brésil de si prodigieuse façon, qu'il se trouve de l'argent pour créer ces compagnies et ces banques qui surgissent chaque jour? Je ne le crois pas. Certes, la circulation a augmenté, mais pas assez pour permettre cette avalanche de compa­gnies. La vérité est que tout ce progrès est plus apparent que réel. On souscrit les actions, il est vrai, mais c'est pour les revendre aussitôt à la Bourse: c'est une spéculation. On joue, on joue, on joue… Cependant, à la fin, il faudra bien payer, il faudra réunir l'argent, car ce n'est pas avec des mots qu'on fonde une compagnie, et j'ai bien peur que, le jour de l'échéance, tout ceci ne se traduise par un crac épouvantable. Dieu veuille que je me trompe!

Mais le Brésil ne sera pas perdu pour cela. J'ai même espoir que cette fièvre du jeu finira par se calmer et que tout rentrera dans l'ordre. Nous sommes un peuple jeune, nous possédons un territoire immense, très fertile et très riche, nous avons tout ce qu'il faut pour réussir, nous réussirons.»

M. de Castro me paraît donner la note juste. Le Brésil est plein d'avenir. C'est un des plus beaux empires du monde. Il a des produits beaucoup plus variés que l'Argentine. Il a des hommes intelligents, il fait des merveilles depuis quelques années dans la transformation de sa capitale, l'agencement de ses ports, le développement de ses chemins de fer. Mais c'est un peuple encore jeune, ardent et enfiévré, plutôt que prudent, et il est envahi par des cosmopolites qui vont y lancer des affaires sans assiette solide, pour écumer l'épargne des naïfs et faire là une razzia qu'ils iront ensuite renouveler sur une autre plage.

- Luiz de Castro a une boutade pleine de verve contre la villégia­ture de Petropolis.

«Quand on parle de Rio de Janeiro, dit-il, on ne manque jamais de citer Petropolis. Ce serait un crime impardonnable de le passer sous silence.

Mais, comme en jetant sur le papier ces impressions sur mon pays, l'idée ne m'est jamais venue un seul instant d'ajouter un volume à la collection Baedeker, on me permettra de ne parler de Petropolis qu'à un point de vue tout spécial, comme lieu de villégiature de notre société… Je vais tout simplement vous apprendre où et comment nous passons les mois de chaleur, qui, à Rio, l'emportent, hélas! sur les mois de fraîcheur. Je décrirai des mœurs plutôt qu'un site à visiter.

Aussitôt que la chaleur commence à devenir agaçante, vers la fin de novembre, on quitte la ville pour aller respirer un air frais ailleurs. On n'a que l'embarras du choix, car les sites favorables ne manquent pas aux environs de Rio. Seulement, on ne se donne pas même la peine de choisir: on part directement pour Petropolis. C'est l'usage.

D'où vient cette préférence? Pourquoi va-t-on justement dans cet endroit-là plutôt que dans un autre? Petropolis a-t-il quelque chose d'extraordinaire? - Mon Dieu! non. Petropolis n'est guère plus salubre que Rio. Il n'est pas rare qu'on y attrape la fièvre paludéenne, comme il arrive aussi d'y voir tomber la pluie pendant huit jours. Sans compter que pour s'y rendre, à travers les lagunes, les marais et la colline, on passe par des fluctuations de température qui n'ont rien' d'hygiénique.

Alors, quoi? - Question de mode, rien de plus. - En France, un certain monde se croit obligé d'aller passer la saison des courses à Trouville et la saison d'hiver à Nice. A Rio, on se croirait déshonoré si on ne passait pas l'été à Petropolis. Le monde est si… moutonnier et la mode si exigeante

C'est la cour impériale qui a donné de l'importance à cette ancienne colonie allemande, bâtie sur une montagne à deux heures de la capitale. Tous les ans, (empereur y allait passer quatre mois, et naturellement' ses sujets faisaient comme lui, ses sujets qui avaient le moyen, bien entendu; car, pour les autres, ils restaient et restent encore à Rio, travaillant sous le soleil le plus cuisant…

Dans le monde du commerce et des affaires, il est d'usage que la famille passe la saison là-haut, mais les messieurs descendent chaque jour en ville à leur bureau, ce qui représente pour eux non seulement un surcroît de dépenses, mais aussi un surcroît de corvées. Les dames et les enfants se reposent là-haut, mais les messieurs se fatiguent doublement. Obligés de descendre chaque jour, ils se lèvent à six heures du matin, pour être au bureau à neuf heures, après avoir déjeuné tant bien que mal, plutôt mal que bien sur le bateau.

Par une chaleur accablante, les voilà qui travaillent jusqu'à quatre heures. Ils reprennent alors le bateau, la sueur au front, pour arriver chez eux à l'heure du dîner. Et ce n'est pas tout, s'il y a le soir bal, théâtre ou concert, il faut qu'ils y mènent leur famille. A minuit, ou plus tard, ils se reposent, pour reprendre le lendemain la même vie, et cela pendant quatre longs mois. Quoi d'étonnant, si plusieurs tombent malades? - C'est un métier bien dur pour ces messieurs de se démener ainsi pour que leur famille puisse passer l'été à la campagne. Eh bien! ils aiment encore mieux cela que de rester à Rio, quoiqu'ils ne jouissent guère de Petropolis que le dimanche, mais ils peuvent au moins y passer en semaine des nuits relativement fraîches, tandis qu'à Rio les nuits sont parfois plus étouffantes que la journée…»

Luiz de Castro n'écrirait plus cette boutade sans restriction aujour­d'hui. Il nous dirait d'abord que Petropolis a une concurrence à Tijuca, un site délicieux, à l'entrée de la forêt, plus rapproché et plus abordable que Petropolis. Toute une partie de la bonne société va prendre le frais dans ce paradis terrestre. Les ressources religieuses n'y manquent pas. Les bénédictins et d'autres communautés y ont leur séjour d'été.

L'élégant écrivain nous dirait aussi que Petropolis va être bientôt comme un faubourg de Rio, auquel on accédera en une heure vingt minutes par un chemin de fer électrique. Les études sont terminées et les deux villes sont dans la joie.

Le tracé général comprend 60 kilomètres, dont 8 dans la ville même, 38 dans la plaine basse, et 13 sur la côte, pour aboutir au centre même de Petropolis.

La ligne partira de l'Avenue Centrale, au cœur même de Rio. Elle ira par plusieurs rues vers la plage Saint-Christophe, qu'elle suivra en longeant le faubourg de Bom Successo jusqu'au port de Engenho de Pedra. Là, par des ponts hardis, la voie passera d'île en île: du rivage à l'île de Fundao par un pont de 240 mêtres; de celle-ci à l'île du Governador par un autre pont de 340 mètres et de là à la côte par un pont ou viaduc de trois kilomètres, pour gravir ensuite la rampe jusqu'à Petropolis. Une société est déjà prête, avec des capitaux brésiliens, pour réaliser promptement ce beau projet. Petropolis se berce, non sans fonde­ment, de l'espérance d'un développement prochain et rapide. Nous ne sommes plus au temps où Rio passait pour une capitale arriérée et demi­barbare. (Voir la Revue «France-Brésil», août 1908.)

- Luiz de Castro décrit aussi en vrai Brésilien, les moeurs rurales au Brésil, les routes informes, la voiturette incroyable appelée le troll et l'admirable hospitalité brésilienne.

«La Fazenda, ou la grande propriété rurale, constitue, dit-il avec raison, une des curiosités du Brésil, un organisme à part, où l'on peut surprendre et saisir sur le vif la candeur des moeurs, la simplicité presque patriarcale, l'affabilité des manières et tout un ensemble de détails typiques qu'on ne trouve pas à la ville.

Il n'est pas toujours facile d'arriver jusqu'à une fazenda. (J'en ai fait l'expérience comme Luiz de Castro).

En France, quand on est invité dans un château, on trouve à l a gare une voiture confortable, qui nous mène à destination par une bonne route, soigneusement entretenue. - Au Brésil, les bonnes routes n'exis­tent pas; ce sont, en général, des chemins impossibles, étroits, pleins d'ornières, une alternative de renflements et de trous, qui vous secouent comme le blé que l'on vanne. Quant à la voiture, c'est simplement un troll, traîné par des mulets. Les brésiliens, comme les anglais, appellent cela troll ou trolly. (Nous avons aussi en France la trôle, serait-ce le même mot?) C'est une sorte de camion de menuisier, sans suspension. C'est sur ce véhicule primitif qu'on vous traîne de la gare à la fazenda, quelquefois pendant plusieurs heures. A chaque instant, le troll, obéis­sant aux caprices vertigineux de la route, prend une position inclinée, inquiétante pour votre équilibre; et, après avoir franchi des crevasses, des ornières, des obstacles de toutes sortes, et traversé de vraies rivières, après avoir transformé votre personne en un pâté de chairs molles, il vous dépose devant la maison principale, fatigué, rompu, moulu, dans un état de complet ahurissement.

On peut, il est vrai, éviter une partie de ces désagréments, en faisant la route à cheval; mais alors le soleil vous grille jusqu'aux os. Il y aurait bien le parasol, mais comment le tenir à cheval? On essaie bien, mais pour peu que la monture fasse un écart ou qu'on passe sous des branchages, voilà le parasol par terre. Il faut alors arrêter le cheval, descendre, tenir la bête par la bride, revenir en arrière, ramasser le parasol, le fermer, remonter à cheval, rouvrir le parasol et se remettre en marche; et dame! s'il faut recommencer ce manège tous les quarts d'heure, vous arriverez à destination le lendemain, à moins que vous ne restiez en route.

A la fazenda, c'est une vie régulière. Tout le monde est debout à six heures. On va respirer l'air jusqu'à neuf heures, heure du déjeuner; puis on fait la sieste, on va visiter les plantations de café ou de cannes, surveiller les colons, se promener à cheval, et à quatre heures, on dyne. Après, on se promène encore, on prend le thé à huit. heures, et à dix heures tout le monde est couché.

«Au temps de l'esclavage, matin et soir, avant et après le travail,. les nègres venaient tous se ranger dans la cour; ils répondaient à l'appel de leur nom, faisaient une courte prière et souhaitaient le bonjour ou le bonsoir à leur seigneur. Le dimanche, ils avaient la permission de chanter et de danser, et leur fadinho était bien plus gracieux que la fameuse danse du ventre que l'Europe emprunte aux Peaux-rouges.

Les anciennes mœurs n'ont pas toutes disparu avec, l'esclavage. Aujourd'hui encore, on conserve l'habitude de mettre sur la table tous les plats et d'avoir pour domestiques cinq ou six nègres, qui servent pieds-nus et sans gilets; mais cela ne se voit plus à Rio.

Par exemple, il faut avoir toujours soin de mettre une vingtaine de couverts, même si vous n'êtes que six, car il peut arriver à l'impro­viste toute une caravane d'amis, hommes, femmes, enfants, avec leurs domestiques, leurs voitures et leurs chevaux. Ils viennent simplement vous rendre visite, passer la journée avec vous… et ils restent huit jours et même davantage. Il n'est pas rare de voir un bon fazendeiro avoir chez lui vingt-cinq personnes dont il ne connaît pas même la moitié, car, c'est encore un trait de nos mœurs, nous ne nous gênons pas pour amener nos amis chez nos amis. On loge et on nourrit ainsi, non seule­ment ses parents et ses amis, mais encore les parents de ses parents et les amis de ses amis. Le Brésilien est si hospitalier! Et on parle encore des écossais!

A la fazenda, on est toujours préparé à ces surprises souvent peu agréables. On a, chez soi, des bœufs, des porcs, des poules, des canards, des légumes,. des fruits, en somme ce qu'il faut pour nourrir même un bataillon.

Mais tout cela commence à changer. Depuis l'abolition de l'escla­vage, la grande agriculture a diminué au profit de la petite, et la vie que l'on menait autrefois à la fazenda se transforme peu à peu. Avec elle disparaîtra tout un côté typique des moeurs brésiliennes.»

Il est bon de consigner ces récits dans nos livres, ce sont les mœurs patriarcales de la première colonisation. Maintenant, l'hospitalité inté­ressée de l'auberge, en ville, aux gares et sur les routes, remplace la gracieuse hospitalité familiale d'autrefois.

LI. – Réflexions sur la mer. – Noël a Santos. – Le 26 décembre a Rio. – Lectures. – Décès a bord. – 31 Décembre

Dans ces longues journées de navigation, je reprends et je complète les réflexions en forme de retraite sur la mer que j'ai commencé à écrire chez les bénédictins de Rio. J'en donne encore ici deux pages.

Le Sacré-Cœur

L'océan est le symbole du Sacré-Cœur. L'Eglise le dit dans ses litanies: «Cœur de Jésus, Océan de bonté; Cœur de Jésus, abîme de toutes les vertus, ayez pitié de nous.».

I. C'est l'océan qui féconde toute la terre. Les nuées qui s'élèvent de la mer par l'évaporation quotidienne vont former les nuages qui donnent les pluies et les neiges.

Les pluies qui arrosent nos sillons et les fleuves qui descendent des glaciers portent partout la fécondité et la vie; puis les eaux contaminées retournent se purifier dans la mer. C'est l'image de la circulation du

Le cœur humain est le réservoir du sang, comme l'océan est le réservoir des eaux. Le cœur envoie dans tous les membres le sang artériel qui porte la vie, la chaleur et la force; puis il reçoit le sang veineux, souillé et stérilisé, pour le purifier et le féconder. Les fleuves, rivières et ruisseaux sont les artères et les veines de la terre.

L'océan est vraiment le cœur de la terre. Sans lui, la terre serait aride et stérile. Elle lui doit toute sa parure, ses fleurs infiniment variées, 'parfois exquises de couleur et de parfum, sa faune et toute sa vie. Les païens enthousiasmés par cette fécondité avaient divinisé la mer.

La poésie a vu les mamelles de la terre dans ces montagnes blanchies par la neige qu'y portent les nuées sorties de l'océan.

«L'hiver, du lait des neiges neuves a

Couvrant les nuageux sommets,

Gonfle ces mamelles des fleuves

D'un suc qui ne tarit jamais.»

Lamartine

O divin Cœur de Jésus, océan de vie, de force, de fécondité, vous êtes vraiment le cœur du monde spirituel. Vous êtes la source de toutes les eaux de la grâce. Tout ce qui est vie, tout ce qui est beauté et parfum mystique, dans la flore des âmes, vient de vous comme la fleur chatoyante et parfumée naît de la rosée qui vivifie la plante.

II. Sans doute, en créant l'océan, Dieu a pensé au Cœur du Verbe incarné.

Tout est harmonie dans la nature, dont les divers règnes sont des variations sur un même thème qui raconte la gloire de Dieu.

La rosée, fille de l'océan, combinée avec les forces vives des plantes, orne la terre de toutes les variétés de fleurs.

La grâce divine, née du Cœur de Jésus, fécondant nos efforts, fait éclore dans le monde des âmes toutes les vertus les plus variées. Elle donne à Marie le lis de sa parfaite innocence, à Madeleine la violette du repentir, aux martyrs la rose de la charité.

III. Au Paradis terrestre, une source royale, qui se divisait en quatre fleuves remplaçait l'océan et ses pluies, pour féconder tout le domaine du roi de la création. Et cette source aussi, comme l'océan et mieux encore, symbolisait le Cœur de Jésus.

La source ouverte au milieu du Paradis, c'est le Cœur du Sauveur. Les quatre fleuves sont les plaies du crucifié. - Ainsi l'a compris saint Jean qui nous montre les quatre fleuves découlant du trône de l'Agneau victime.

Ainsi l'ont compris les chrétiens des premiers siècles qui représen­taient dans les mosaïques des églises de Rome et de Ravenne les quatre courants mystérieux descendant de l'autel de l'Agneau blessé.

Les quatre fleuves, c'est toute la grâce. Le Cœur de l'Agneau blessé est la source d'où découlent ces eaux divines.

Ezéchiel voyait des torrents sortir du côté droit du temple pour puri­fier et féconder tout. Le côté droit du temple, n'est-ce pas le Cœur de Jésus? (Ezéch. 47).

Le patriarche Jacob voyait les bénédictions du ciel descendre sur la tête de son fils bien-aimé Joseph comme les ondes versées par la tempête. (Gen. 49).

Cœur de Jésus, océan de bonté, abîme de toutes les vertus, versez sur nous en pluies fécondantes, en ondées salutaires, les eaux de votre grâce; alors nos vies seront comme les palmiers plantés au bord des eaux (Ps. 1.), qui sont riches en fruits et ornés de palmes triomphales.

- Le 24 décembre, préparation à Noël. «Sanctifiez-vous, dit la sainte liturgie, car demain le Seigneur descendra pour guérir toutes vos maladies spirituelles et pour effacer toutes vos iniquités.»

Cette journée d'inaction sur mer me semble étrange. Où sont les longues heures de confessionnal qui remplissent ordinairement les soirées de Noël?

Nous passons le grand jour de Noël à Santos. Je dis la messe au Carmo. Il. y a là des cannes hollandais nouvellement installés. Ils sont encore dans la pauvreté des premiers jours. Ils n'ont qu'une paire de burettes pour plusieurs autels. Ils n'ont pu me laisser dire qu'une messe, faute de pains d'autel.

A Santos aujourd'hui le travail chôme, mais les cabarets sont animés.

C'est mon troisième passage à Santos. Ce beau port est dû à l'initia­tive des Paulistes.

Je salue Notre-Darne de Montserrat sur la colline. Toutes les dévo­tions de l'Espagne et du Portugal sont venues dans l'Amérique du Sud.

- Le 26, séjour dans la rade de Rio. Je ne vais pas à terre, j'ai à négocier avec les employés de l'agence qui viennent à bord, pour avoir ma valise, qui est arrivée de Récife. La pauvre valise arrive à bord, passablement mouillée par une pluie d'orage. Elle m'apporte mon autel portatif et mes souvenirs de Pernambuco.

Quelques heures passées dans cette belle rade sont une jouissance. Un violent orage sur les montagues ajoute aux impressions.

- Le 27, fête de saint Jean en mer, sans messe et sans amis. Maints souvenirs se pressent: les fêtes d'autrefois à l'institution Saint-Jean…

J'ai trouvé un paquet de lettres à Rio. Je les lis, cela me donne un peu de vie de famille.

Nous sommes aux plus chaudes journées de l'été sous les tropiques, je ne m'en trouve pas incommodé.

- Le 28, un peu de fraîcheur, vents alizés du nord-est.

Je lis la Revue bleue du 3 novembre. L'universitaire Gustave Lanson avoue que l'enseignement donné par l'Etat ne forme ni la raison, ni la réflexion, ni le jugement! - Et alors? Que ces messieurs démissionnent!

Former des perroquets peut avoir quelque charme, mais former un peuple sans raison, sans réflexion, sans jugement, quelle responsabilité! Et ces messieurs se préparent froidement à prendre le monopole, avoué ou déguisé, de l'enseignement!

Lanson avoue que l'intellectualisme et le rationalisme sont devenus des termes injurieux ou à peu près. Le sentiment seul est goûté. L'Uni­versité nous a donc jetés en plein Kantisme. Voilà toute une nation qui méprise la raison, qui s'insurge contre le bon sens, le sens commun, et s'abandonne aux absurdités du scepticisme. Nous reprenons Kant au moment où l'Allemagne l'abandonne.

Notre jeune clergé même est atteint par les études de préparation à la licence. C'est la crise de la certitude. Il faut rétablir en philosophie les bases de la connaissance et de la croyance, y remettre en honneur Aristote et saint Thomas.

- Le 29, la mer est toute d'azur; sous les courants équatoriaux, la mer est plus belle et plus claire.

- Dimanche 30, il y a eu un décès à bord dans la nuit. Un pauvre portugais phtisique est mort d'une hémorragie. On l'a vu sans doute trop tard et on ne m'a pas appelé. On le jette le soir dans l'Océan, après que j'ai lu l'absoute. Le cadavre enfermé dans quelques planches à jour s'enfonce dans les abîmes. Trois coups de sifflet du commissaire rempla­cent les cloches. Si au moins cet homme s'est préparé chrétiennement, qu'importe le reste!

- 31 décembre. - Il faut peu de chose pour distraire les passagers. Si l'on rencontre quelques marsouins, quelques poissons volants, vite on s'appelle, on se groupe, on s'approche du bastingage, on braque les lunettes, les jumelles, c'est un bon moment de passé, e est que la vie à bord est si monotone!

Et les rayons verts! vite les rayons verts, cela ne dure qu'une minute. C'est à l'heure du dîner, on le retarde. Voici ce que c'est que les rayons verts. Quand le soleil descend dans l'azur des courants équatoriaux, il mêle l'or de ses rayons au bleu de la mer et ces couleurs mélangées donnent un moment des rayons verts, juste au moment où le soleil descend dans l'eau à l'horizon. Si le temps est clair, tout le monde se réjouit d'avoir vu les rayons verts.

C'est le dernier jour de l'année, je m'unis aux sentiments qui animent partout les pieux chrétiens: repentir pour les fautes de toute l'année, actions de grâces pour tous les bienfaits de la Providence.

LII. – 1er janvier. – Dakar. – Le Sénégal. – Les Canaries

1er janvier. Pas de messe! Pas de souhaits! Pas d'amis! - J'offre mon année à Dieu, au Sacré-Cœur de Jésus. Les années passent vite, il faut nous faire saints.

Sixième jour de pleine mer. Nous passons la ligne. C'est fête au bateau, mais sans grand mouvement. On fait une souscription pour les orphelins de la marine.

Nous avons ce qu'on appelle le temps noir, le trou noir de la ligne, la mer d'encre. Il pleut toujours vers la ligne, parce qu'il y a la rencontre des vents alizés du nord et du sud, qui apportent chacun leurs nuées et les heurtent les unes aux autres.

La mer semble noire, elle a cependant, sous les bouillonnements des hélices, quelques reflets de turquoise.

Nous rencontrons un beau trois-mâts italien, avec dix-neuf voiles tendues. Quelle merveille d'ingéniosité que ces vieux trois-mâts! Il y a de l'art dans cette construction. C'est le résultat de quarante siècles d'efforts inventifs du génie humain. Sur mer, c'est bien plus beau et plus imposant que nos paquebots.

Notre capitaine nous fait passer tout près du trois-mâts pour nous distraire. Comme il y a plusieurs jours qu'on n'a vu âme qui vive, c'est une explosion de démonstrations amicales. On se salue chaleureusement. La nature comprimée pendant quelques jours dans ses besoins de rela­tions, prend sa revanche à la première occasion.

Le soir, phosphorescences. La mer s'allume est du à de petits animalcules, les noctiluques, grandes masses flottantes. Elles émettent du lucioles sur terre. La nuit, elles rendent la mer lui donnent un aspect gélatineux et rougeâtre. Nous avons aussi des éclairs de chaleur.

- Le 2, lectures; j'ai pris un abonnement à la bibliothèque du bord. Il y a là beaucoup de romans malpropres: tout Zola, tout Anatole France, etc., etc. Mais il y a aussi quelques volumes à lire.

- Le 3, vent et tangage. Nous avons des malades, quelques passa­gers ne supportent pas l'air enfermé du salon et des cabines et vivent sur le pont.

Les Argentins se récréent au jeu de palet, de temps en temps un palet de caoutchouc va tomber à la mer.

- Le 4, vent frais du nord, journée passée devant Dakar. On ne nous laisse pas descendre parce que nous venons du Brésil. Nous sommes suspects de fièvre jaune. Il nous faudrait neuf jours de traversée pour être exempts de quarantaine, et nous n'en avons que huit.

Je fais demander des pains d'autel aux Pères du Saint-Esprit, ils m'en envoient, je pourrai enfin dire quelques messes, j'en étais privé depuis Rio parce que mes confrères du Brésil avaient oublié de mettre des pains d'autel dans la valise qui contenait les objets liturgiques.

Quelques notes sur le Sénégal. - Naturellement, je ne passe pas là une journée sans me renseigner un peu sur le Sénégal.

C'est une vieille terre française, comptoir normand dès le quator­zième siècle, d'après les études historiques de M. Vitet, l'illustre acadé­micien, qui voulut bien m'honorer de sa noble amitié.

Le Sénégal devint colonie française officielle en 1676. Il était admi­nistré par une société qui prit le nom de Compagnie normande. C'est elle qui fonda Saint-Louis.

Elle céda ses droits en 1664 à la Compagnie des Indes occidentales.

Les Hollandais et les Anglais nous dépossédèrent plusieurs fois. Une belle expédition du duc de Lauzun chassa les Anglais en 1779. Ils repri­rent Gorée en 1800 et Saint-Louis en 1809, mais le traité de Paris en 1814 nous rendit la colonie.

C'est le 2 juillet 1816 que se perdit la frégate la Méduse, sur le banc d'Arguin, par l'incurie de son commandant, M. de la Chaumareye, cadet de famille, improvisé officier de marine. On sait l'histoire de ce naufrage dramatique, illustré par le peintre Delacroix. Plusieurs canots gagnèrent le Sénégal ou la côte déserte, mais un radeau reçut 150 hommes qui y restèrent treize jours, et où se passèrent des scènes de cannibales. Quand le brick l'Argus, envoyé de Saint-Louis, rencontra le fameux radeau, il n'y trouva plus que quinze survivants; les autres avaient péri­ou avaient été mangés.

Il y eut souvent. à lutter avec les indigènes pour la conservation et l'extension de la colonie.

Le commandant Faidherbe soutint deux guerres glorieuses contre les Maures et contre le marabout El Hadj-Omar, de 1855 à 1860.

Faidherbe, avec une poignée de soldats, 500 tout au plus, dont 200 blancs, n'hésita pas à attaquer les forces d'El-Hadj-Oman, qu'on évaluait à 15 ou 18.000 hommes et qui venaient l'assiéger à Médine; sa victoire fut décisive.

Il fut le grand organisateur de la colonie. Il embellit Saint-Louis, il forma des milices noires, il conquit le Fouta, le Cayor et les rivières du sud. C'est maintenant une belle colonie, qui nous coûte toutefois une dizaine de millions par an et où notre gouvernement favorise sottement l'islamisme plus que le christianisme.

Le nord du Sénégal appartient à la région du Sahara ou des savanes, les rivières du sud sont dans la région des forêts tropicales. Entre les deux, il y a une région mixte où domine la brousse.

Toute la côte d'Arguin au nord offre l'aspect du désert le plus com­plet. La région de l'Erg ou des dunes qui s'étend du nord à la baie de Saint-Jean, fait ensuite place à d'immenses plaines sablonneuses, à perte de vue; de temps en temps on aperçoit un bouquet de palmiers ou un acacia rabougri qui se défend tant bien que mal contre la sécheresse; au loin on distingue parfois les restes d'une citerne à demi comblée par le sable; partout le sol est brûlant et le soleil de feu.

Toutes ces régions, jusques et y compris l'Adrar et le Tagant, sont habitées par les Maures, qui sont liés à nous par des traités de protectorat ou d'amitié.

Dans le bassin du Sénégal, au-delà des dunes du littoral, le terrain est légèrement ondulé, et le pays est couvert d'une végétation clairsemée, sorte de brousse, au milieu de laquelle s'élèvent de loin en loin quelques baobabs et des rôniers, sorte de palmiers en broussaille.

Le système de montagnes du bassin du Sénégal est fort simple; le noeud principal est le massif du Fouta-Djallon, dont proviennent tous les cours d'eau de.la région, Niger, Gambie, Sénégal, et toutes les rivières du sud. Ses principaux sommets, découpés en tours et en aiguilles, ne dépas­sent pas 1.800 mètres; ce massif envoie dans toutes les directions des rameaux secondaires qui s'abaissent en pentes douces.

Le cours développé du Sénégal mesure à peu près 1.700 kilomètres. Ce fleuve est formé de la réunion de deux rivières importantes, la rivière Blanche (Bakhoy) et la rivière Noire (Bafing). Celle-ci prend sa source non loin de Timbo dans le massif du Fouta-Djallon.

Un de mes compagnons de voyage, employé de l'Etat, revenait d'un poste de la brousse sur le moyen fleuve. La fin du jour en cette région, me disait-il, offre un spectacle saisissant. Un peu avant que le soleil ne disparaisse, on voit, sur la rive, de longs troupeaux de bœufs descendant lentement vers la rivière pour y boire, précédés ou suivis de leurs pâtres, qui poussent des cris ou jettent des pierres pour effrayer les caïmans. En même temps, avant de s'endormir, les oiseaux, les perro­quets semblent saluer le soir à leur manière par leurs voix discordantes.

Les singes sifflent de toutes leurs forces et prennent leurs derniers ébats; plus loin, les animaux de la foret descendent à leur tour sur la rive pour se désaltérer, et les bandes de pélicans, volant lourdement à la surface de l'eau, commencent à se livrer à leur pêche du soir.

On a souvent comparé le Sénégal au Nil, en raison de ses inonda­tions périodiques et, sauf certaines restrictions, la comparaison est assez exacte. Mais il est bon de se rappeler que la terre d'Egypte, dont on vante la fertilité, n'a été rendue si féconde qu'au moyen de gigantesques travaux ordonnés par les Pharaons à une époque où ils disposaient à leur gré du temps et même de la vie de leurs sujets. Ajoutons cependant qu'aujour­d'hui, si l'on n'a plus la main-d'œuvre à aussi bon compte qu'il y a 2 ou 3.000 ans, on a, pour l'exécution des grands travaux, des moyens d'actions qui peuvent amener des résultats aussi importants sans nécessiter des frais trop considérables.

L'ingénieur Bouquet de la Grye a étudié longuement le cours du., Sénégal et il a laissé des plans qui se réaliseront sans doute un jour pour rendre le fleuve navigable jusqu'à Bakel et pour donner aux campagnes sénégalaises une fertilité semblable à celle du Nil.

Jusqu'à présent, vers le haut fleuve, au-delà de Podor, après l'hiver­nage, les bâtiments légers seuls, avisos ou goëlettes, peuvent remonter le fleuve; et, comme il n'y a pas de chemin de halage, on marche par le procédé qu'on appelle à la cordelle. Voici comment cela se pratique. Aux endroits qui manquent de profondeur, le bâtiment s arrête et met à l'eau un de ses canots muni d'une ancre de jet que celui-ci va poser dans le lit du fleuve, aussi loin que possible à l'avant du bateau. Une fois l'ancre fixée, l'équipage tout entier tire sur la corde de cette ancre et fait alors avancer le navire. L'ancre est ensuite enlevée, fixée plus loin, et la même opération recommence, généralement accompagnée par les chants et la musique des griots ou conteurs, et interrompue seulement aux heures des repas ou à la nuit.

Ce qu'on appelle le désert en Sénégambie, n'est pas aussi aride que le Sahara. C'est une région couverte de brousse et de maquis avec de rares habitants. L'eau potable y fait ordinairement défaut, et les arbres n'y vivent que de l'eau de la pluie; les quelques habitants qu'on y ren­contre font usage de citernes, mais, dans certaines régions, ils peuvent creuser dans l'argile des puits artésiens de 10 à 12 mètres de profondeur.

La côte et les rives du fleuve n'ont que des terrains d'alluvion. La roche volcanique se montre au cap vert et à Gorée. L'île de Gorée n'est qu'un rocher de basalte. Il en est de même à Dakar et jusqu'à la pointe des Almadies. Le terrain ardoisier et la latérite (terre rouge formée par la désagrégation des roches) se partagent toute la région comprise entre le cours du Sénégal, celui de la Gambie et la côte de Dakar à Saint-Louis.

Au sud du Sénégal, le bassin du Saloum est intermédiaire entre la brousse et la grande forêt. C'est une contrée riche et fertile appelée à un grand avenir.

Le bassin de la Casamance a déjà toute la grande et splendide végétation tropicale, que j'ai admirée au Brésil sous la même latitude.

La faune de la Sénégambie est extrêmement riche. Elle a de beaux lions, qui n'ont pas cependant la crinière royale de ceux de l'Atlas. Les autres carnassiers sont la panthère, le léopard, le guépard, le chat-tigre, le lynx, l'hyène et le chacal.

L'éléphant ne s'approche plus des lieux habités. Il devient rare et ne se trouve plus que vers le haut fleuve. On devrait essayer de le domes­tiquer, comme aux Indes, il pourrait rendre de grands services.

L'hippopotame se rencontre fréquemment, surtout dans les rivières du sud; il se défend et poursuit parfois son agresseur. La girafe se trouve aussi à l'intérieur du Sénégal, avec le bœuf sauvage, l'antilope, la gazelle, la biche, le sanglier, le lièvre, le lapin.

Il ne faut pas oublier le singe. Il y en a là plusieurs espèces, notam­ment des chimpanzés. Ils se laissent apprivoiser. Jadis, des soldats d'infan­terie de marine, qui tenaient garnison à Dakar possédaient un chimpanzé qui les aidait à balayer, à laver les gamelles, à pomper, à porter des paquets ou des fardeaux.

L'autruche n'est pas rare; on commence à la domestiquer. On pour­rait en organiser l'élevage et en tirer des revenus importants.

Les oiseaux sont en quantités innombrables dans le voisinage des lacs ou marigots et dans les forêts. Presque tous sont recherchés pour leurs plumes, quelques-uns seulement pour leur chair.

Les plus communs sont le marabout, la cigogne, le griot, le cardinal, la veuve, le passereau ou mange-mil, le bec d'argent, le bec de corail… enfin la perruche, très redoutée du cultivateur à cause des dégâts qu'elle cause dans les plantations.

Les reptiles qu'on est exposé à rencontrer le plus souvent, sont les caïmans verts et noirs, le lézard du Nil, le caméléon, le python, le petit boa du Sahara, le corail, le céraste ou vipère cornue.

La flore du Sénégal est d'une grande richesse. Il y a le superbe baobab, l'arbre géant, qui ne le cède à aucun autre au monde; le fromager et le benténier, qui sont également de haute taille et qui forment des avenues d'un aspect majestueux; le palétuvier et le manglier, sur la côte, dans les terres humides; l'acacia, de diverses espèces, qui donne de la gomme; le caïlcédrat, aux fleurs élégantes, le gommier-copal; le kola, aux noix pré­cieuses; la houlle, arbre sacré, dont on fait griller les grains, qui ressem­blent au café; le kewer savonneux pour la lessive; le bambou, le man­guier, le calebassier, le bananier; les palmiers de diverses espèces, parmi lesquels le cocotier sur le rivage de la mer, le dattier sur les rives du fleuve et le rônier, dans les maquis.

Parmi les arbustes et les autres plantes, il faut citer le coton, qui pousse naturellement; le ricin, qui devient arborescent; le sésame et le pourguère, qui donnent de l'huile; le tabac à l'état sauvage, la vigne, l'igname, le gingembre, le sorgho, le riz, le maïs, le mil et l'arachide.

Les races humaines sont très variées en Sénégambie. Au nord ce sont les Maures ou Berbères, qui vivent à l'état nomade, chassant et faisant du commerce. Parmi eux les Zénaga ont donné leur nom au pays. Ils ont fondé l'empire des Almoravides. Croisés avec les Arabes, ils ont formé les Maures actuels.

Ils se divisent en trois castes: les Marabouts ou gens de religion; les Hassan ou gens de cheval; les Lahmé ou la plèbe.

Les Maures du Sénégal sont souvent métissés de noirs. Ils sont braves au combat et ils s'engagent volontiers dans nos tirailleurs.

Il existe entre la race blanche et la race nègre, une race intermédiaire qu'on appelle la race peulhe. Les Peulhs sont bruns et leurs traits ressem­blent à ceux des blancs. On les nomme aussi Foulas ou Fellahs, et l'on croit que cette race a quelque parenté avec celle des Egyptiens. Ils sont mahométans et font du prosélytisme auprès des noirs. Comme les Arabes, ils sont à la fois pasteurs et guerriers. Ils excellent à faire des razzias. Leur langue est harmonieuse, Faidherbe trouvait qu'elle ressemblait à l'italien.

Le mélange des Peulhs avec les diverses tribus nègres a produit une race mêlée qu'on appelle les Toucouleurs. Ils occupent le Fouta-Djallon, El-Hadj-Omar était des leurs. Ils cultivent le mil. Ils ont chaque année la fête de l'agriculture. Ils s'engagent comme laptots ou manœuvres dans les villes de la côte.

On peut diviser les Noirs du Sénégal en six races principales. La plus belle tribu est celle des Ouolofs. Ce sont des hommes superbes. Leurs cases, bâties sans symétrie, ont la forme d'une ruche. Le foyer est au centre, la fumée s'échappe par le sommet du toit. Les Ouolofs riches, près des villes, ont un certain luxe. Je l'ai remarqué à Dakar. On voit dans leurs cases des meubles à l'européenne, lits, armoires, tables, sièges, glaces même. Les autres noirs n'ont que des nattes, des coffres de bois, des calebasses et quelques ustensiles de cuisine très primitifs.

Leur vêtement est très simple; une culotte, appelée toubé; une blouse, appelée boubou. Les hommes se rasent la tête, les femmes enveloppent leurs cheveux d'un mouchoir de couleur. Leur nourriture se compose surtout de poisson et de couscous (farine de mil); ils y ajoutent du lait, du riz, des haricots, des tomates.

La hiérarchie sociale chez eux est compliquée. Il y a la race noble, puis une classe mystérieuse, issue, dit-on, des revenants; puis les ouvriers, tanneurs, bijoutiers, forgerons, tisserands, etc; enfin les griots ou conteurs et les esclaves.

Les griots, qu'on retrouve chez toutes les peuplades du bassin du Sénégal et du Niger, ne sont pas estimés, parce qu'ils louent, dit-on, ceux qui les paient. Ils ont quelque ressemblance avec nos trouvères du moyen-âge. Ils chantent et jouent de la musique; ils célèbrent les hauts faits d'un roi ou d'un-peuple et suivent leurs compatriotes à la guerre pour les exciter au combat. Ils vendent les amulettes, les gris-gris, qui préservent du mauvais sort, et ils en tirent un grand profit. Chaque chef indigène attache à sa personne un griot, qui prend souvent sur lui une grande influence.

Il y a deux sortes d'esclaves: les esclaves de case et les captifs ordi­naires. Les premiers sont comme de la famille, ils correspondent aux affranchis romains; les seconds sont un objet de commerce et on les traite durement.

Les individus de castes différentes ne s'allient pas entre eux.

Les Ouolofs sont en général mahométans; cependant les mission­naires en ont converti quelques milliers. C'est une race intelligente et douce. C'est parmi eux que les Européens recrutent principalement les ouvriers d'art: charpentiers, menuisiers, maçons, forgerons et méca­niciens. Ils excellent en tous ces métiers. Ils sont également d'admirables soldats et de bons matelots.

Les Ouolofs, et les Sérères qui leur ressemblent beaucoup, sont les races les plus propres à développer la colonie.

D'autres races noires sont plus grossières et plus dégradées. Les Dhiolas sont fétichistes et se tatouent le corps; ils se distinguent facilement à leurs lèvres épaisses et à leur ventre proéminent.

Les Bagas portent au nez et aux oreilles des ornements en cuivre.

Les signars sont la race mulâtre du Sénégal. Ils proviennent du croisement des blancs avec les négresses. Le général Faidherbe en parle longuement dans son ouvrage sur le Sénégal.

Ils sont presque tous négociants ou employés de commerce.

Jadis, l'administration tolérait à Saint-Louis des mariages tempo­raires. Nos soldats et employés prenaient une femme indigène là-bas pour le temps de leur séjour. Ce mariage était inscrit et les enfants 'avaient le droit d'héritage.

Les exportations du Sénégal sont surtout les gommes, les arachides, le mil, le maïs, le riz, la cire, le coton, le caoutchouc, les peaux, l'ivoire, les plumes d'autruche. Elles s'élèvent à environ 25 millions de francs par an.

Mais je reviens à mon bateau.

Dans la rade est la frégate Kléber, qui fait bonne figure.

Les travaux du port avancent, la jetée s'allonge et les dragues tra­vaillent. Dakar sera le meilleur port de toute la cÔte occidentale d'Afrique.

Les gamins du port viennent plonger pour chercher la monnaie qu'on leur jette. Ils sont là sur des barques et des piroges ébréchées, vêtus d'une ceinture, avec quelque talisman au cou.

Ces amulettes ou cris-cris sont des scapulaires de cuir ou d'étoffe, renfermant des versets du Coran, avec certaines substances cabalistiques graines de fruits, fiente de vache etc. Il y en a qui doivent préserver des balles, d'autres des cornes de bœuf; il y en a contre la petite vérole, contre la fièvre, contre la calomnie et contre tous les autres maux qui affligent les nègres comme le reste des hommes. On vient d'en inventer 'un contre les locomotives. Il fallait aussi être préservé de ce diable nouveau, depuis qu'il a fait son apparition au Sénégal.

Les marabouts ou prêtres indigènes, qui ont seuls le pouvoir de faire ces cris-cris les vendent fort cher à leurs ouailles crédules. Mais les nègres se garderaient bien de les profaner en les vendant aux Européens.

Des marchands de type juif nous offrent des dentelles de Ténérife et des cartes postales d'un goût peu délicat.

Nous recrutons une dizaine de voyageurs, des employés et offi­ciers de la colonie, et un explorateur anglais, qui est fort aimable et intéressant.

Il a fait la traversée de l'Afrique. Il est venu par l'Abyssinie, le Soudan, le Tchad et Tombouctou. Il a laissé son escorte au Soudan. Il ramène seulement un boy somali jusqu'à Bordeaux. Il est chargé de souvenirs et de photographies. Il a souvent fait le coup de feu au désert. Il a déjà publié à Londres plusieurs volumes d'explorations. Sa famille l'attend à Florence.

Le 5 et le 6, j'ai pu célébrer la messe.

Tous ces jours de longue traversée, je lis et je note. Les livres sont une compagnie. Je prends quelques-uns des volumes qui ont marqué dans la littérature pendant ces dix dernières années.

Je commence par Bourget, l'Etape, roman conservateur et livre d'apologétique, bon à faire lire à des jeunes gens. Il malmène assez la démocratie, même chrétienne, les abbés démocrates, les réunions genre Sillon. Bourget écrit pour le faubourg Saint-Germain et il flatte un peu les idées réactionnaires.

Il abîme la pauvre Université, qui l'a élevé: «Le lycéen, voyou en tunique, singe mal éduqué, à la tenue ignoble et à la flétrissure précoce.»

Le parlement est appelé «une majorité de charlatans, issue d'une majorité d'ignorants», la démocratie «une dégénérescence et une régression mentale.»

Les convertis, comme Bourget, sont souvent plus sévères pour ce qu'ils ont renié, que les hommes de juste milieu.

- Le 6, nous passons le long des Canaries, c'est une diversion. Le temps est beau: ces îles ont un climat idéal.

Sept îles, avec des traditions mystiques: elles sont dédiées aux sept dons du Saint-Esprit. Elles ont été évangélisées par sept évêques échappés d'Espagne au temps des Maures. Sept mille kilomètres carrés et trois cent mille habitants: c'est comme un département français. Groupe volcanique avec de superbes montagnes: le Pic de Ténérife à 3.700 mètres.

Climat très doux et vins exquis.

Les Phéniciens et les Carthaginois ont eu là des comptoirs. Comment ne seraient-ils pas allés en Amérique? Les vents alizés et les courants les y portaient.

Après la ruine de Carthage, ces îles, si bien appelées Fortunées, ont été perdues de vue, puis retrouvées au XIVe siècle par des Français et des Génois. Elles étaient habitées par les Guanches, de race chamite comme les Berbères et les Basques.

Lu Doumer: le Livre de mes fils, une nouveauté; livre utile, quoi­que l'idée de Dieu y soit seulement effleurée.

Pensées de l'auteur:

«Garder sa foi et respecter celle des autres.»

«Faire son devoir et se fier à Dieu.»

«Quand la volonté guidée par la raison, s'exerce d'une façon con­tinue, qu'elle est activée, développée entièrement dans l'homme, elle devient le caractère.»

«L'homme de caractère doit faire l'examen quotidien de sa conscience et de ses actes. Il doit réfléchir, méditer et puiser dans sa médi­tation une nouvelle vigueur de caractère, de nouvelles forces pour les combats de la vie.»

«Ne pas négliger l'exercice physique quotidien, se secouer.»

«Il faut obéir au devoir, malgré l'intérêt, le sentiment, la passion, la paresse.»

Belles pages sur la famille. Rien des utopies modernes (divorce, union libre, collectivisme).

Çà et là quelques sentiments religieux.

Il rappelle un mot sanglant de Roosevelt pour les nations où les familles n'ont pas d'enfants: «elles sont pourries jusqu'au fond du cœur.»

Liberté d'enseignement.

Page sévère contre les partis qui veulent exercer une surveillance, une tyrannie odieuse et imposer un joug à la masse des électeurs… contre la coterie jacobine et maçonnique, la dénonciation et l'espionnage.

======LIII. – Une noble compagnie. – Lectures. Lisbonne. – Bordeaux

Le 7, l'air est vif et humide, le vent du nord commence. Il me prend à la gorge et je crache un peu le sang. Ce n'est rien.

Je continue mes lectures. C'est une heureuse idée que ces biblio­thèques de bord. D'autres bateaux des Messageries n'en ont pas.

Le Majellan me fournit ainsi une noble compagnie de voyage. A défaut de passagers intéressants, je suis chaque jour en causerie avec un écrivain et un penseur de marque, avec Bourget, Doumer, Lemaître; Kipling, Ohnet, Sardou, Mathilde Serao.

Le 7, relu Jules Lemaître: les Rois, que j'avais lus autrefois. Roman politique, écrit en 1894. Style facile, sans relief. Pas de divisions, pas de titres.

Lemaître décrit l'étiolement physique et moral des familles régnantes. C'est l'antipode de l'Etape de Bourget. Il fait passer devant nous les princes vicieux; d'autres, philosophes et cédant aux idées nouvelles, gagnés par leur séjour à Paris, par la vie incognito dans un monde interlope; d'autres encore névropathes et dégénérés.

Lemaitre veut arracher sa pierre, comme tant d'autres, au vieil édifice monarchiste. Est-ce un bon livre? Le scandale peut-il être bon?

Caractère attrayant d'une jeune russe, Frida, qui finit mal, dans la séduction et le suicide.

- Le 8, temps beau-et calme. Lu Rudyard Kipling: Capitaines courageux. - Roman réaliste, sans amour. La pêche à Terre-Neuve décrite avec minutie. Il s'y mêle une leçon d'éducation. - Le fils d'un milliardaire, Hardez, enfant gâté, fantasque et névrosé, est tombé d'un paquebot. Une barque de pêche l'a recueilli. On l'y fit mousse pour la saison. Cela en fit un homme. Il devint laborieux, discipliné, robuste. Il accepta ensuite de faire quatre ans d'études. Son père récompensa l'équipage. C'est moral.

- Le 9, Lisbonne. La ville éclairée d'un soleil pâle. Vols d'alcyons blancs dans le port. Causerie avec M. de Zeltner, explorateur de l'Abyssinie pour le gouvernement français.

Je passe quelques heures à terre et je revois pour la troisième fois Lisbonne.

Vue du port, la ville ressemble à Gênes. Je traverse le marché, c'est là surtout qu'on retrouve quelques gracieux costumes de paysannes corsets brodés, manches blanches, tabliers en mosaïques de couleurs, sac élégant à la ceinture, joyaux d'or au cou et aux oreilles.

L'église Saint-Louis est la paroisse des Français, c'est une chapelle modeste. Lisbonne est riche en œuvres. Elle a plusieurs conférences de Saint Vincent de Paul. Elle compte 70 belles églises, sans parler des oratoires et des chapelles privées. Elle attribue à Constantin la fondation de sa basilique patriarcale, dédiée à sainte Marie Majeure.

Il est certain que Lisbonne était dès le commencement du IVe siècle le siège d'un évêché, car depuis cette époque les actes des conciles de Tolède portent la signature d'un Episcopus Olissiponensis.

L'hôpital français est tenu par les Sœurs de saint Vincent de Paul. Elles soignent des malades et instruisent des jeunes filles.

L'œuvre de la Misericordia fondée et soutenue par les meilleures familles de l'aristocratie a servi de modèle aux œuvres analogues du Brésil. Elle recueille les enfants trouvés et en garde la tutelle jusqu'à l'âge de 18 ans. Cette protection s'étend ordinairement à 7 ou 8000 jeunes filles, dont une centaine seulement vivent dans l'établissement. Les autres sont placées dans des familles.

Promenade sur la belle place du Terreiro do Paço, entourée de palais, ministères, bourse, hôtel de ville. C'est là que devait se dérouler un horrible drame au moment où j'édite ce livre. Le roi et son fils, débarqués là en revenant de la campagne, s'acheminaient en landau par la rue de l'Arsenal, quand ils furent assassinés près de l'hôtel-de-ville. C'est dans cette rue que je m'étais arrêté, à l'hôtel de l'Europe. C'est là que j'avais dit la messe, au Corpo Santo, chez les dominicains.

Quelque monument marquera là le lieu de la sinistre tragédie.

Départ de Lisbonne, dernières étapes.

Je salue encore une fois le merveilleux couvent de Bélem, une den­telle de pierre, qui vaudrait à lui seul le voyage du Portugal.

La superbe église de Sainte-Marie de Bethléem, a été bâtie en 1500, par le roi Emmanuel, sur l'emplacement de la petite chapelle où Vasco de Gama et ses hardis navigateurs passèrent en prières la nuit qui pré­céda leur départ pour la découverte des Indes.

C'est un témoignage de la foi de ces hommes providentiels, de ces découvreurs de mondes qui ouvraient les voies aux missionnaires.

Au large. Lu Serge Panine, de Georges Ohnet, roman couronné par l'Académie française. Un prince russe décavé épouse la fille millionnaire d'une minotière. Il la trompe et la ruine. Sa belle-mère l'engage à se suicider et l'y aide. Voilà ce que couronne l'Académie!! - Bonnes des­criptions des affaires louches de la banque juive et de la vie décadente de la société parisienne.

- Le 10 janvier, les côtes d'Espagne, temps frais, on sort les man­teaux et les couvertures. Les vêtements blancs, si communs à bord sous les tropiques, ont disparu.

Lu Sardou: la Sorcière. Comédie en cinq actes. C'est l'inquisition d'Espagne au théâtre, où le cardinal Ximénès et les moines jouent un vilain rôle. Sardou a pensé que cela rapporterait. Il pouvait mieux faire dans sa vieillesse. Le peuple se scandalise et juge l'Eglise par l'inquisition espagnole.

Lu aussi Mathilde Serao: Au pays de Jésus. Livre gracieux, plein de foi: récit de voyages en Orient. C'est bien terminer mes cau­series à bord.

Quelques inexactitudes, quelques naïvetés. Verbi gratia: A Naza­reth, elle voit un bel enfant: «Peut-être, dit-elle, descendait-il du pieux Joseph??»

- Le 11, nous arrivons. Il faut décharger à Saint-Estèphe une partie de nos colis sur un petit vapeur pour alléger le bateau et lui permettre d'aborder à quai. Pauvre port de Bordeaux!

Je quitte le Majellan, dont j'ai été content. Je l'ai habité un mois C'est en somme un bon bateau. Il a 145 mètres de long et 17 de large. Le tillac a cent mètres pour la promenade des premières. On y est bien à 30 passagers, on y serait mal à 150 ou 200.

Je remercie le commissaire, M. Massenet, de sa bienveillance.

Un de mes confrères est venu de Saint-Quentin au-devant de moi. Peu de jours après, j'avais à Paris 15 degrés au-dessous de zéro. Cela fait 45 de moins qu'au Brésil, c'est beaucoup.

Mais Rome m'attend où je retrouverai le ciel bleu, les violettes de février et ce pontife extrêmement bon, auquel j'irai porter l'hommage de toutes nos missions.

LIV. – Le pays du café. – La crise. – La valorisation

J'ai déjà parlé du café, de son immense production dans les Etats de Saint-Paul, de Rio et de Minas.

Le Brésil compte environ 800 millions de pieds de café. Il produit communément 10 millions de sacs de café ou 600 millions de kilo­grammes par an.

J'ai parcouru une grande partie de ces immenses cultures, en allant de Rio à Saint- Paul et de Saint-Paul à Santos.

Les jeunes plantations sont lien laides à voir. Dans un coin de forêt défriché par le feu, au milieu des charbons, des vieux troncs à demi brûlés et des souches énormes on plante le délicat arbuste. L'aspect du champ est morne et désolé.

Mais quand la plantation est ancienne, rien n'est plus gracieux que ces quinconces interminables d'arbustes, surtout quand ils portent leurs fleurettes blanches parfumées, aussi serrées que la neige.

Il y a des plantations immenses. Les plus belles propriétés ou fazendas sont dans l'Etat de Rio et dans une partie de celui de Saint-Paul. La plus belle est, dit-on, la fazenda Dumont, qui ne compte pas moins de 5 millions et six cent mille arbustes. Six mille colons sont chargés de la culture de ces véritables forêts, que traverse et parcourt, pour les besoins du service, un chemin de fer à voie étroite, d'une longueur de 30 kilomètres.

La plupart des caféteries sont importantes. Il est difficile d'en acheter une sans disposer d'au moins 150.000 francs. Il faut avoir un. nombre suffisant de travailleurs, brésiliens, nègres ou colons. Or, les colons n'abondent pas. On se les dispute, quand ils débarquent d'Europe, ou bien l'on traite avec des agences qui les enrôlent à Naples ou à Gênes.

Les propriétaires en viennent à désirer la main-d'œuvre chinoise ou japonaise.

Le temps n'est plus où le fazendeiro, servi par un troupeau d'esclaves, menés à la baguette, passait doucement sa vie dans un demi far-niente, sous son beau ciel d'azur.

Le café du Brésil se vend ordinairement fort bien. On en consomme tant en Europe et en Amérique!

Cependant il est arrivé en 1906 que le soleil a été trop bienveillant. Il a si bien chauffé les caféiers, qu'au lieu de produire 10 millions de sacs de café, ils en ont produit 18 millions!

Le soleil n'est pas le seul coupable. Les années précédentes avaient été bonnes pour les propriétaires, ils avaient bien vendu et ils croyaient que (écoulement serait sans limite. Ils avaient planté, planté; planté, au détriment de la forêt.

Puis, quand ils eurent éreinté leurs bœufs et encombré les chemins de fer pour conduire leurs 18 millions de sacs à Santos et à Rio, l'Europe rassasiée arrêtait ses commandes.

Le café tombait à des prix ruineux pour le producteur.

C'était la crise. Il y avait en perspective d'immenses ruines: des faillites, l'abandon des plantations, le départ des immigrés pour l'Europe.

Les Paulistes comptent parmi les gens les plus actifs et les plus avisés du globe. Ce sont les descendants des vieux colons portugais. Ils ont donc décidé qu'il fallait soutenir par tous les moyens le prix du café, et ils ont appelé leurs expédients la valorisation du café.

Ils savaient que les caféiers ne donnent jamais deux années, de suite une récolte abondante. N'en est-il pas de même. des oliviers, des pommiers, etc.? Aux années grasses succèdent les années maigres. Il fallait faire comme le patriarche Joseph fit en Egypte, et remplir des greniers d'abondance pour attendre les années maigres.

Nos ministres des finances font cela aussi: quand la rente baisse, ils en achètent, au compte des caisses d'épargne, pour en soutenir le cours et pour maintenir le crédit de l'Etat.

L'Etat de Saint-Paul se décida à acheter tout l'excédent de la récolte pour le mettre en réserve dans les entrepris d'Anvers, de Bordeaux, de Hambourg, de Londres et de New-York.

Pour acheter, il fallait des capitaux et la ruse de ces nouveaux Carthaginois fut de demander ces capitaux à l'Europe par les emprunts du Sao Paulo. C'était dire à l'Europe: Prêtez-moi de l'argent, pour que je soutienne les prix de mon café, et pour que je puisse vous le vendre à bon prix encore l'an prochain. L'Europe naïve s'y est prêtée, et voilà pourquoi nous avons dans nos portefeuilles des titres de l'emprunt de Sao Paulo.

On a pris d'autres mesures encore. On a défendu par une loi les plantations nouvelles, et on a encouragé les autres cultures. On a aussi fondé des bureaux de propagande des produits brésiliens, à Anvers,' à Paris, à Londres.

Les Paulistes se tireront encore de ce mauvais pas.

======LV. – Saint-Paul et ses récents progrès. Le livre de Charles Hü

Le développement rapide de Saint-Paul n'est comparable qu'à celui de Chicago. C'est le triomphe du commerce et de l'agriculture. Depuis dix ans surtout Saint-Paul a pris un essor vertigineux qui n'est pas près de s'arrêter.

Saint-Paul comptait 15.000 habitants,_ il y a un siècle. Il n'y en avait encore que 30.000 en 1850; - 45.00 en 1885; - 150.000 en 1899; et nous voilà tout d'un coup à 350.000.

L'Etat de Saint-Paul arrive à un chiffre d'exportations de 500 mil­lions de francs,.dans lesquels le café compte pour 400 millions.

Les droits d'exportation sur le café produisent à eux seuls une cinquantaine de millions.

Etonnez-vous après cela des magnifiques travaux entrepris: embellissements de la ville, ouverture de parcs et de voies nouvelles, travaux d'assainissement de Saint-Paul et de Santos, adduction de nouvelles sources et augmentation des réservoirs d'eau de la capitale, développement du service de canalisation, et travaux activement poussés sur la grande ligne du chemin de fer de pénétration de Sorocabana, qui appartient à l'État.

L'État se fait quatre-vingt millions de recettes, dont plus de la moitié provient des droits d'exportation sur le café. Est-il 'étonnant que les Paulistes prennent toutes les mesures pour sauvegarder cette belle culture du café, qui est leur poule aux oeufs d'or?

A propos de cette ligne de Sorocabana, rappelons qu'elle a un magnifique avenir. Elle a déjà mille kilomètres en exploitation, et elle avance chaque année vers l'ouest. Elle atteindra le fleuve Parana, elle le dépassera, elle desservira le Matto Grosso, immense province dont la végétation est la plus riche du globe terrestre.

Ses bifurcations pénétreront dans l'Etat de Goyaz, elles descendront vers le Rio Grande et l'Uruguay. Ce sera la principale artère de l'Amérique du Sud.

Le beau livre que vient de publier sur le Brésil M. Charles Hu, directeur de la Revue «France-Brésil,» à Bordeaux, a une belle page sur ces lignes de pénétration.

- Le chemin de fer, dit-il, est l'instrument du progrès au Brésil. C'est lui qui fait pénétrer la civilisation dans l'intérieur, semant sur son passage les villes, les exploitations agricoles et industrielles.

Les réseaux partant de la côte poussent leurs antennes de plus en plus vite à travers la forêt; il n'y a que des points terminus provisoires,, sans cesse reportés vers l'intérieur.

Le Brésil compte actuellement 2.000 kilomètres de voies ferrées. La progression des lignes, dans les conditions où elle se produit, étonnerait étrangement nos ingénieurs européens, habitués à de tout autres procédés.

Les lignes qui partent de la côte ont pour but idéal et vague d'atteindre les provinces éloignées, à travers la forêt vierge «mysté­rieuse et hostile.»

Sur le chemin elles se raccorderont avec quelques tronçons qui partent des rivières navigables.

La Compagnie Nord-Ouest a pour objectif Corumba, sur le Rio Paraguay; une autre a pour objectif Cuyabà, capitale du Matto Grosso; un projet, partant de Curityba se propose d'atteindre Assomption au Paraguay. Ce sont les principales lignes de pénétration.

De projets précis et étudiés, il n'y en a pas ordinairement. L'étude se fait en même temps que la construction. On a un point de départ et des données assez vagues sur les obstacles que l'on rencontrera, rivières, marais ou montagnes. On s'avance dans le sens de l'orientation générale de la ligne, et avec. cette seule indication on se prépare à franchir les zones inconnues, profondes de centaines et même de milliers de kilomètres.

On est ainsi bien loin des conditions des tracés européens, qui sont basés sur des cartes précises, jalonnés par de bons gîtes d'étapes et secondés par un vieux réseau de routes.

L'exploration d'une ligne de pénétration à travers la forêt brési­lienne est une véritable expédition. Il y faut des ingénieurs hardis et entraînés à ces difficultés très spéciales.

L'étude d'une ligne de Curityba à Corumba, dirigée par l'ingénieur Lloyd, comprenait 16 ingénieurs, 76 auxiliaires et toute une troupe de travailleurs et de ravitaillement. Les travaux durèrent deux ans et huit mois, employés sans relâche et sans retour à la région civilisée. Les prix furent évidemment très élevés, entre 1.000 et 2.000 francs par kilomètre de voie étudiée.

On commence par une reconnaissance d'ingénieur, à une vitesse moyenne de 15 kilomètres par jour, par un sentier tracé à la sape et à la pioche. L'ingénieur découvre les chaînes de montagnes, le cours des eaux et détermine à peu près les points de passage obligés.

La reconnaissance sert de base à l'exploration, qui vient ensuite étudier le tracé exact de la ligne. La vitesse moyenne de l'exploration est en moyenne de 350 kilomètres par an. Les difficultés sont de tout ordre. Il faut vivre dans la forêt, se défendre contre elle et tous les dangers qu'elle renferme: indiens, animaux sauvages, insalubrité. Il faut se diriger à travers cette muraille colossale, franchir les obstacles que le système si compliqué des eaux et des montagnes au Brésil rend pour ainsi dire continuels.

Les lignes de pénétration sont en général établies avec la voie de un mètre. La valeur des terrains à occuper n'entre pas en compte, la grande forêt n'ayant pas de maîtres. On voit alors les lignes fuir les vallées, où des ponts seraient nécessaires pour franchir les affluents, et suivre le plus possible la ligne de partage des eaux, contournant toutes les sources, profitant des cols et serpentant sans scrupules. On accepte des courbes de 100 mètres de rayon et des pentes de 3 %.

Il n'est pas question de vitesse. Il s'agit seulement de relier le plus tôt et le plus économiquement possible les points extrêmes et d'établir le trafic qui fécondera la zône.

Plus tard, lorsqu'il n'y aura plus besoin de pousser de l'avant, lorsque la vitesse deviendra nécessaire, on rectifiera le tracé; au lieu de contourner les vallées, on les franchira sur des ponts, on adoucira les pentes.

La construction de la ligne est aussi intéressante que le tracé. Avec le fer et l'incendie, on ouvre à travers la foret une brèche de 30 mètres de large; au milieu on trace la voie.

Il y a sur ces chantiers des ouvriers de toutes couleurs et de toutes provenances. Il y aurait là de curieuses études sociales à faire. L'entrepreneur porte au côté le couteau brésilien, dans sa poche un bon revolver, à la main un fouet. Il est certain que dans ces forêts et avec ce recrutement d'ouvriers, on se trouve dans des conditions bien différentes de celles de nos chantiers européens.

Souvent il n'est pas possible de contourner les vallées, il faut les tra­verser. On y fait alors d'immenses remblais ayant jusqu'à 20 mètres de hauteur. Ces mouvements de terre sont effectués très simplement. Des mulets attelés à de petits tombereaux circulent les uns derrière les autres. Un enfant de dix ans suffit pour en guider cinq ou six.

De distance en distance, souvent en pleine forêt, on place une station, une prise d'eau, une voie de croisement, une maison d'ouvriers. La station ne demeure pas longtemps isolée et elle est bientôt le centre d'une agglomération, à laquelle se relient vite des plantations, de petites industries, qui en quelques années transforment la région.

Et lorsque la ligne est construite, on y lance hardiment de grands trains, des trains de voyageurs à grands wagons couloirs, marchant à une moyenne de 35 kilomètres à l'heure; et des trains de marchandises de 500 tonnes de poids utile.

Chaque pose de rails est un pas en avant vers la civilisation.

Oui, mais quelle sera cette civilisation, si des prêtres ne vont pas se dévouer là pour faire régner la morale chrétienne dans tous ces centres nouveaux?

- Vous vous demandez où se recrutent les nombreux ingénieurs qui président à ces travaux. L'Etat de Saint-Paul y a pourvu. C'est le plus avancé du Brésil pour l'organisation de l'enseignement, et il a en particulier une école polytechnique qui est munie de bons professeurs et qui est logée dans un palais que Paris pourrait envier.

Comme le remarque M. Charles Hü, l'Etat de Saint-Paul se préoccupe d'une façon spéciale de l'instruction. Il y consacre une dizaine 'de millions par an, tandis qu'en 1889, il n'inscrivait guère qu'un million à ce chapitre de son budget.

Dans la capitale de l'Etat, il y a une faculté de droit destinée l'enseignement des sciences juridiques et sociales, une école polytechnique, une école normale, cinq écoles complémentaires, trois écoles modèles, six écoles primaires où les normaliens après avoir été diplômés, peuvent s'initier à la pratique de leur profession.

Il y a aussi un collège de jeunes filles, une école de pharmacie, un lycée d'arts et métiers.

Le séminaire épiscopal a trois cours distincts, primaire, secondaire et théologique. Les élèves qui ont achevé le second cours au séminaire peuvent passer au troisième dans le gymnase gouvernemental.

Le Mackenzie-collège est un institut protestant, importé de l'Améri­que du Nord, avec externat et internat.

Les Salésiens de don Bosco ont une école libre et un lycée d'arts et métiers.

Cinq autres collèges libres sont tenus par les Pères Maristes, les Bénédictins, les Augustins, les Sceurs de Saint-Joseph et de Sion. Les col­lèges des Maristes et des Bénédictins sont agréés par l'Etat comme équi­valents au gymnase national.

Il y a en outre 150 écoles particulières, italiennes, allemandes, anglaises, etc.

Il y a enfin divers instituts, asiles, orphelinats, pour l'enfance aban­donnée: l'asile de Notre-Dame Auxiliatrice, l'orphelinat Christophe Colomb, l'institut de Anna Rosa, le collège Tamandaré, l'orphelinat de Sainte-Anne, l'hospice de Santa Maria.

Nos grandes villes ne sont pas plus riches en œuvres de bienfaisance et d'instruction.

L'Etat subventionne aussi l'école de commerce qui a une bonne organisation. La ville soutient le conservatoire dramatique et musical. Sao Paulo a sa bibliothèque publique et un musée qui s'enrichit chaque jour dans le beau palais monumental de Ipigangua.

Pour l'enseignement primaire national, la capitale a 18 groupes scolaires, dont l'organisation vaut celle de nos grandes villes, avec une moyenne de 400 élèves par groupe, et 50 écoles isolées.

Dans la province, il y a 72 groupes scolaires et 1.000 écoles isolées avec environ 58.000 élèves.

La ville de Campinas a un gymnase et un lycée d'arts et métiers.

Itù a son grand collège des Jésuites, agréé par l'Etat, comme équi­valent à un gymnase. Les Etats européens ne feraient-ils pas bien de s'inspirer de ce libéralisme? Cela me rappelle un mot d'un évêque brési­lien: «Vous croyez que nous sommes des barbares au Brésil, vous autres Européens, mais les plus barbares ne sont peut-être pas ceux que l'on pense.

Les autres villes de la province ont des gymnases et des écoles pri­maires supérieures, qu'on appelle là-bas des écoles complémentaires. Revenons à l'école polytechnique, où se préparent les ingénieurs. Elle a une organisation remarquable, avec de vastes laboratoires et tout un ensemble d'installations qui la placent au premier rang parmi les écoles similaires. Elle facilite à l'élève, en même temps que les études théoriques, la plus grande connaissance des méthodes et des procédés les plus modernes. Les usines, annexées à l'école, sont dotées de machines modèles et d'appareils destinés à l'enseignement pratique de la mécanique, de la physique, de la résistance des matériaux, de l'électricité, de l'architecture, etc. La force motrice est fournie par une dynamo puissante, qui fournit aussi l'énergie électrique au cabinet de physique et aux machines et mécanismes du cabinet d'ingénieurs. Les appareils et machines ont été fournis par la grande usine Amster de Schaflhouse, en Suisse.

Il n'y a pas a s'étonner après cela des travaux hardis que les Paulistes savent réaliser sur leurs lignes de pénétration. (Ch. Hü).

- Une note de M. Charles Hü sur la Presse de Sao Paulo, peut nous aider à apprécier le mouvement intellectuel de cet Etat si progres­siste, et la variété de ses races et nationalités.

Il y a 170 journaux qui se publient dans l'Etat de Saint-Paul., Vingt-six sont quotidiens. La capitale a 13 journaux quotidiens, dont sept en langue portugaise. Leurs titres se comprennent d'eux-mêmes. Estado de Sao Paulo, Correio Paulistano, Commercio de Sao Paulo, Diario popular, Noticia, Gazeta, Platea.

Cinq sont en langue italienne, ils ont emprunté les noms des jour­naux de la mère patrie: Fantulla, Tribune, Corriere d'Italie, Avanti et Secolo.

Saint-Paul a aussi son journal allemand: Deutsch zeitung.

Parmi les feuilles et revues périodiques, citons le Messager de Saint-Paul, écrit en français; la Voz de Espana, en espagnol; et trois journaux en langue syrienne ce qui indique combien sont nombreux là-bas les maronites, qui tiennent presque tout le commerce local des vête­ments, étoffes et merceries.

- J'ai dit beaucoup de mal des loteries, plus haut dans ce volume; et je continue à penser qu'elles sont un obstacle à l'épargne et qu'elles offrent aux travailleurs une tentation constante pour le gaspillage de leurs salaires.

M. Charles Hü loue les loteries, parce qu'il suppose que les gens du peuple se contentent du léger plaisir de risquer un franc par semaine pour agrémenter leur vie des consolations de l'espérance.

Il les loue aussi à cause des résultats utiles que le gouvernement a su en tirer. Les loteries sont aux mains d'une société autorisée par l'État, et qui a ses luxueux bureaux dans un beau palais à l'avenue centrale de Rio.

Le gouvernement réclame là-bas sa part des bénéfices de la loterie, comme chez nous l'État a sa part des paris de courses.

Durant l'année 1906, la compagnie des loteries nationales a versé au Trésor du gouvernement fédéral près de trois millions de milreis, ou quatre millions et demi de francs.

Outre ses engagements envers le gouvernement fédéral, elle a des traités passés avec les divers Etats auxquels elle distribue de fortes sommes pour venir en aide à leurs institutions ou œuvres philan­thropiques.

M. Charles Hü cite une centaine d'institutions diverses qui reçoi­vent des allocations. Tous les hôpitaux reçoivent en moyenne une quinzaine de mille francs chacun. Beaucoup de collèges sont aidés. La caisse d'épargne des employés de l'État a 600.000 francs. Voilà une petite indication pour nos parlements, qui cherchent des ressources pour les retraites des ouvriers et employés.

- Il faut dire encore à la louange des Paulistes que leur service de colonisation et d'immigration est toujours en progrès.

Nous sommes loin du temps où les propriétaires, les fazendeiros, venaient acheter leurs esclaves au marché de Santos.

Le gouvernement de l'État a pris en mains le service de l'immi­gration.

Les émigrants ou colons, à leur arrivée à Santos, sont reçus par des employés de l'agence et conduits dans l'hôtellerie des émigrants. On procède à l'appel et on vérifie s'ils sont dans les conditions exigées par la loi. Ils doivent être munis de documents qui établissent qu'ils étaient laboureurs ou cultivateurs dans leur propre pays.

Ils sont ensuite expédiés à Saint-Paul par le chemin de fer.

L'hôtellerie des émigrants (Hospedaria dos Immigrantes), à Saint­Paul, est un édifice énorme et solidement construit, avec un aspect assez engageant et de belles cours. On y entre par un large portail, qui porte les statues de l'Agriculture, de l'Industrie et du Commerce.

L'hôtellerie peut loger 3.000 émigrants à la fois. Elle est reliée au chemin de fer par un embranchement particulier, avec un quai spécial pour l'embarquement et le débarquement des bagages.

A l'étage supérieur se trouvent six vastes dortoirs, dans de bonnes conditions d'air et de lumière. Tout y est propre et soigné. Les céliba­taires logent au dortoir et les familles dans des chambrettes.

Au rez-de-chaussée, se trouve la grande salle à manger où 500 per­sonnes peuvent prendre leurs repas à la fois.

Près de cette salle sont les cuisines, puis la blanchisserie, le magasin des bagages, et dans un bâtiment isolé une infirmerie avec vingt lits.

Dès leur arrivée, les émigrants sont inscrits et reçoivent un carton qui leur donne droit à un bain immédiat, un lit et les repas quotidiens. Les bagages passent à la chambre de désinfection. Après le départ, le linge des lits y passera aussi.

Le lendemain de l'arrivée, les émigrants sont vaccinés.

Leur nourriture est bonne: café et pain le matin à 6 heures; déjeu­ner à 11 heures, avec riz, légumes, viande et pain; dîner à 4 heures, avec haricots, riz, légumes, viande et pain; café et pain à 6 heures du soir. Cet ordinaire coûte au gouvernement 700 reis, environ 1 franc par jour.

L'hôtellerie a ses bureaux de postes et télégraphes, de renseigne­ments, de change de monnaies.

Près de l'hôtellerie fonctionne l'agence de colonisation et de travail. C'est là que les propriétaires, les fazendeiros doivent s'adresser pour recruter des travailleurs. C'est là aussi que les nouveaux colons trouve­ront à négocier l'achat ou la location de terrains propres à la culture.

Tous les jours l'agence publie le nombre des émigrants et des familles qui se trouvent à l'hôtellerie, avec la profession de chacun. L'agence reçoit aussi par correspondance des demandes de travail­leurs, qui lui viennent des 176 communes de l'Etat.

Le contrat de travail est toujours stipulé en présence d'un employé de l'agence, et le travailleur reçoit un livret qui contient les lois fédérales sur le travail et sur le paiement privilégié des salaires. Les ouvriers qui ont été engagés par un patron sont dirigés par l'agence sur la gare la plus proche de l'exploitation rurale à laquelle ils sont destinés.

De belles cartes, ai-fichées dans l'hôtellerie, renseignent l'émigrant sur la région où il va et sa distance de la capitale.

Il y a là une belle organisation qui fera tomber toutes les critiques sur l'exploitation des travailleurs au Brésil.

LVI. – Les sept grands ports du Brésil

Au moment où nous imprimons ce livre, le gouvernement du Brésil lance un emprunt pour les travaux du port de Récife. C'est l'occasion pour nous de donner un aperçu sur les grands ports du Brésil.

Le Brésil a un commerce maritime considérable et susceptible d'un développement indéfini. Il exporte pour 800 millions de milreis et il importe pour 500 millions; le milreis valant un franc 60 c.

Ses ports sont fort nombreux, mais il s'applique à en ménager sept d'une façon grandiose, avec tous les progrès modernes: quais intermi­nables, bassins, voies d'accès, raccordements aux chemins de fer, maga­sins, grues électriques, etc.

Les marchandises maîtresses pour l'exportation sont: le café, 400 millions de milreis; le caoutchouc, 200 millions; le matté, 27 mil­lions; le coton, 25 millions; les cuirs et peaux, 35 millions; le cacao, 20 millions; le tabac, 14 millions.

Le Brésil compte, entre Manaos au nord et Rio Grande au sud, une longueur de côtes de 7.300 kilomètres, sur lesquels s'échelonnent ses sept grands ports.

1° Manaos: un peu dans l'intérieur, au confluent du Rio Negro avec le fleuve des Amazones.

2° Parà, près de l'embouchure de l'Amazone.

3° Récite ou Pernambuco, le point le plus avancé du continent sud­américain, vers l'Afrique et l'Europe.

4° Bahia, capitale de l'Etat du même nom, au fond d'une baie merveilleuse.

5° Rio de Janeiro, capitale de la fédération brésilienne, au bord de l'immense baie du Guanabara, la plus belle et la plus merveilleuse du monde entier, et dans laquelle toutes les flottes du monde pourraient d amarrer.

6° Santos, le port principal de l'Etat de Saint-Paul et le grand marché du café.

7° Rio Grande do Sul, la sentinelle du Brésil vers le sud.

C'est dans ces sept ports qu'est concentrée la presque totalité du commerce extérieur du Brésil. Le tonnage total des navires qui passent par ces ports chaque année, n'est pas inférieur à vingt millions de tonnes.

De ces sept ports, ceux de Santon et de Manaos sont déjà construits et exploités par des compagnies concessionnaires, et ils rapportent de beaux profits.

Les travaux du port de Rio, qui sont exécutés directement par le gouvernement fédéral, sont très avancés et une partie des quais sont déjà utilisés pour l'embarquement et le débarquement des cargaisons.

Les ports de Para, Bahia et Rio Grande sont commencés. Celui de Bahia a été concédé à une compagnie brésilienne; ceux de Para et de Rio sont entrepris par un groupe américain.

Celui de Récife, qui sera dans l'avenir un des plus importants, est le plus en retard. Il y a eu de longues études, des plans variés. C'est une œuvre difficile, parce qu'une barre violente entrave l'entrée du port, et son creusement doit se faire dans un sol rocheux qui résistera aux dragues les plus puissantes, comme la lime résiste aux dents du serpent. Cepen­dant les travaux viennent d'être attribués à des compagnies française et américaine, et un emprunt est lancé pour fournir les capitaux.

Le gouvernement brésilien, pénétré de l'importance de ces quatre derniers ports, est disposé à dépenser environ 400 millions (presque un demi-milliard) pour les achever.

Dans tous ces ports on construit des quais avec un canal d'abordage de 9 mètres 1/2 à 10 mètres de tirant d'eau, de façon à permettre l'accos­tage des plus gros bateaux. Les ports du Brésil seront pour longtemps à la hauteur des progrès de la navigation maritime.

La construction de ces ports, qui se fait graduellement, en même temps qu'on travaille à compléter les réseaux de chemins de fer de péné­tration, ouvrira de nouveaux horizons, non seulement au commerce exté­rieur, mais aussi au commerce intérieur du Brésil, pour lequel la facilité la plus importante est la création de voies de communications rapides et économiques. Ce sera aussi un stimulant pour le développement de la marine marchande nationale.

Quelques-uns de ces beaux ports méritent une notice spéciale.

- Le port de Rio de Janeiro. - La construction du beau port de Rio de Janeiro était urgente. Le mouvement des navires qui y touchent atteint une jauge de sept millions de tonnes.

Rio est le débouché de l'Etat du même nom et du grand Etat de Minas. C'est à Rio qu'aboutissent les voies principales de pénétration des chemins de fer de l'intérieur.

Les conventions passées avec les entrepreneurs promettent l'achève­ment de ce port pour le 30 juin 1910. Les quais auront une longueur totale de 3.500 mètres. Le canal d'ancrage le long des. quais aura 250 mètres de large et 10 mètres de profondeur, pour que les navires puissent facilement manœuvrer et s'amarrer au quai.

Par une ingénieuse combinaison, les quais sont construits à 200 mètres du rivage ancien et l'intervalle est facilement rempli par les terres que donne l'aplanissement de la ville et la destruction des collines malencontreuses qui empêchaient la brise de pénétrer dans la cité.

Les quais ont une largeur de 200 mètres. Quelle ampleur et quel beau dégagement! 25 mètres servent pour les rails du chemin de fer, 35 pour les magasins et entrepôts, 40 pour la chaussée où circulent voi­tures et piétons.

Les grues les plus modernes et les plus perfectionnées font facilement le chargement et le déchargement des navires. Des stations électriques fournissent l'énergie pour le mouvement des grues et pour l'éclairage.

Les travaux ont été commencés en 1904 et ils sont déjà plus qu'à moitié de leur cours au moment où nous écrivons.

Les travaux de drainage ont mis à jour de vieilles carcasses de navires, avec des marchandises qui présentaient encore quelque valeur.

Ajoutez à cela d'autres quais et magasins supplémentaires dans les îles pour les matières inflammables et dangereuses.

Ces travaux une fois achevés, la cité de Rio offrira un port splendide,.dans la plus belle baie du monde, l'abri de tous les coups de vent et de toutes les marées.

- Le port de Santos. - Santos est le port de Saint-Paul, c'est le Pirée de cette grande Athènes. C'est le débouché de cette grande province, qui est plus vaste que la France.

Le port de Santos est presque fini. J'y suis passé trois fois et j'ai cons­taté l'avancement rapide des travaux. C'est une compagnie brésilienne qui l'a conçu et réalisé, la Companhia Docas do Santos. Les fonds ont été fournis par les capitalistes de Saint-Paul.

Ces travaux surpassent, je crois, ceux même de Rio. La longueur des quais doit atteindre 4.700 mètres. Ceux de Rio n'auront que 3.500 mètres. On y comptera pas moins de 24 grands entrepôts. Rien n'y manque, ni les rails de raccordement, ni les grues colossales. Une immense usine électrique, à 30 kilomètres de la ville, reçoit sa force d'une chute d'eau de 600 mètres et peut donner une force motrice utilisable de vingt mille chevaux.

Le mouvement de ce beau port, qui était de 1500 navires en 1889 est monté à 2.500 en 1906. Le produit principal d'exportation est le café. On en a expédié en 1890 environ deux millions de sacs, et en 1900 plus de quinze millions.

- Le port de Manaos. - Si Santos est le port du café, Manaos est le port du caoutchouc. C'est le grand port du Brésil septentrional. Il a été exécuté par une compagnie anglaise. Il a fallu régulariser les bords du Rio Negro, construire les débarcadères et les rampes d'accès, exécuter des travaux permanents et flottants pour l'atterrissage de n'importe quel navire à toute époque de l'année.

C'est une particularité de ce port que ces quais flottants établis sur d'énormes pontons.

Ces ponts flottants et bien ancrés rendent le même service que des quais fixes. Ils ont leurs magasins, leurs railwais et toute la vie d'un port proprement dit.

Mais Manaos a aussi ses beaux quais de pierre. Il y a déjà dix grands magasins de construits.

La presque totalité du caoutchouc qui sort du Brésil, pour une valeur de 200 millions de milreis, plus de 300 millions de francs, passe par le port de Manaos.

- Le port de Récife. - Ce port qui deviendra un des plus impor­tants de l'Amérique du Sud est en souffrance jusqu'à présent. On va seule ment commencer son aménagement, grâce à l'emprunt qui vient d'être lancé.

Récife ou Pernambuco est le point de l'Amérique méridionale le plus rapproché de l'Afrique et de l'Europe. Il est à cinq jours de Dakar, à onze jours de Bordeaux.

Quand Récife sera mis en communication avec Rio et les républi­ques du Sud par les chemins de fer en construction, ce port sera le trait d'union entre l'Europe et l'Amérique latine et peut-être le point d'embar­quement et de débarquement de la correspondance interocéanique.

L'exportation annuelle du port de Récife n'est que de vingt millions de milreis par an. Elle augmentera considérablement avec l'achèvement du port et des lignes de pénétration.

Le port est protégé par une digue naturelle, un récif, qui lui donne son nom. Mais l'entrée en est étroite et houleuse, et la baie manque de profondeur. Les travaux seront longs et durs, parce que le fond qu'il faut creuser est rocheux, et les dragues auront peine à y mordre. Mais il n'y a plus d'obstacles qui ne cèdent à nos puissants engins modernes, et dans cinq ou six ans, Récife montrera ses beaux quais comme Santos, et sa vieille ville toute rajeunie, assainie et rassérénée.

======LVII. – Encore Saint-Paul. – Son avenir agricole. L’émigration italienne

L'Étai de Saint-Paul est le plus riche et le plus prospère de l'Amé-rique du Sud.

Situé sur un plateau. élevé, incliné de l'est à l'ouest, coupé de montagnes et de vallées pittoresques et arrosé par de nombreux cours d'eau, il a une superficie de 280.000 kilomètres carrés et possède une population que les dernières statistiques évaluent à trois millions d'habitants. (Est-il étonnant que le Saint-Siège lui ait donné récemment cinq évêchés d'un coup!)

Le climat de l'État de Saint-Paul est un des plus salubres du globe. La température moyenne de la ville de Saint-Paul, la capitale de l'État, est de 18 degrés centigrades, avec un écart de dix degrés entre les mois les plus chauds et les plus froids de l'année.

C'est, au reste, à son climat merveilleux, que l'État de Saint-Paul doit d'avoir exercé une si grande attraction sur l'émigration européenne, durant ces vingt dernières années surtout.

Jusqu'à ces temps derniers, toute l'activité agricole de l'État de Saint-Paul s'était concentrée sur la culture du café, sous l'influence des conditions favorables du sol et du climat; et grâce à l'écoulement facile et avantageux des produits, la production du café prit un tel essor qu'il fallut bien songer, afin d'enrayer la baisse du prix, à limiter le dévelop­pement des plantations. Une loi fut votée à cet effet, elle sauva de la ruine de nombreux planteurs.

La crise du café a donc eu un côté salutaire, elle a montré les dangers qu'il y a d'orienter dans une direction unique toute l'activité agricole d'une vaste région. La crise viticole en France en est un exemple récent.

Pour écarter ce danger et étendre la base de la richesse agricole en multipliant les moyens de production et de mise en valeur des terres disponibles pour la culture, le gouvernement de l'État de Saint-Paul a consacré tous ses efforts à développer l'élevage du bétail et à propager des cultures nouvelles, notamment celle du riz, qui promet de grands résultats.

Pour réaliser ce progrès et opérer cette évolution avec succès, il fallait commencer par instruire les agriculteurs, les éleveurs, et les mettre à même d'acquérir les connaissances scientifiques et pratiques nécessaires pour réussir dans la voie nouvelle où on les poussait. C'est dans ce but que l'enseignement agricole fut réorganisé et que fut créé, à Saint-Paul, un poste zootechnique destiné à servir exclusivement à l'expérimentation et à l'enseignement de tout ce qui se rapporte à la production et l'amélioration du bétail et à l'utilisation de ses produits.

L'enseignement qui se donne au poste zootechnique central de Saint­Paul, est organisé sur la base de séries de cours de six mois, y compris la période d'exercices pratiques.

Les jeunes gens trouvent là des cours de laiterie, de zootechnie, de dressage, de culture des plantes fourragères.

- L'Institut agronomique de Campinas a un autre but. Il fait sur un grand pied des essais de culture et d'acclimatation de toutes les plantes utiles.

Son champ d'expérience est de 150 hectares, ses jardins sont très vastes. On y distribue aux agriculteurs des plants et des graines dans des proportions étonnantes. En un an! 20.000 plants à fruits; 33.000 plants de vigne; 42,000 cannes à sucre; 10.000 litres de maïs; 7.000 de riz et 6.000 de différentes semences.

- La pénurie de bras et la cherté de la main-d'œuvre ont inspiré aussi au gouvernement de Saint-Paul la pensée de propager l'usage des machines agricoles. Il a créé une Galerie des Machines où les modèles achetés par l'État ou exposés par les commerçants peuvent être toujours visités par les agriculteurs.

Un moteur électrique puissant met les machines en mouvement. On trouve là tous les instruments qui intéressent la culture et la prépa­ration du café, du riz, du coton, de la canne à sucre et des fourrages.

Des conférences sont données périodiquement dans la Galerie sur les sujets qui intéressent l'agriculture et les industries agricoles. Elles sont très fréquentées par les cultivateurs.

- Une Société d'agriculture analogue à celle qui groupe les agri­culteurs de France a aussi été créée à Saint-Paul. Elle tient des congrès annuels. Elle organise des expositions agricoles. Elle favorise le crédit. C'est elle qui a le plus contribué aux mesures prises récemment pour soutenir la valeur du café.

L'État de Saint-Paul lui devra une grande partie de sa prospérité agricole.

- On espère que le riz, comme le coton et l'élevage, sera une des bases de la prospérité croissante de l'État de Saint-Paul.

Jusqu'à présent on avait dédaigné les terres basses et humides pour s'occuper uniquement des plateaux et collines où prospère le café. Mais on a reconnu maintenant que ces terrains bas et marécageux pourraient, grâce à quelques travaux d'irrigation, donner de belles récoltes de riz.

Le riz entre pour une part notable dans l'alimentation des Paulistes. On en importe environ pour cinquante millions de francs par an.

Le pays pourrait non seulement se libérer de cette redevance envers l'étranger, mais encore organiser l'exportation de ce produit d'un rendement assuré.

Des essais ont été faits sur une grande échelle, et ils ont réussi, même sans grands frais d'irrigation. L'eau prise au ruisseau de Surdos a été distribuée au moyen de rigoles. L'ensemencement à,eu lieu à l'aide de machinés américaines. L'irrigation a été renouvelée, et une belle récolte a été recueillie avec la moissonneuse mécanique. Il n'y a pas eu besoin de travailler dans l'eau comme on le fait dans le Milanais.

L'expérience est décisive. On peut produire le riz avantageusement, donc on le produira, car les Paulistes ne restent jamais en chemin pour réaliser un progrès.

- Les pommes de terre communes donnent deux récoltes par an. La production d'un hectare va jusqu'à 20.000 kilos de tubercules; que diraient de cela nos modestes fermiers?

Dans le territoire pauliste, la pomme de terre parcourt son cycle végétatif en quatre mois et demi. Sa culture est très facile' et très rému­nératrice. On en importe encore, mais le jour viendra ou les rôles seront renversés, et on en exportera.

- Le gouvernement de Saint-Paul a fait faire dans ses champs d'expériences, de sérieuses études pour l'acclimatation des céréales européennes, telles que le blé, l'orge, l'avoine et le seigle, avec des résultats encourageants.

Des tentatives sont commencées par les cultivateurs du côté sud de l'Etat. En général, il existe dans l'Etat de Saint-Paul des terres favo­rables à cette culture, et on espère que dans peu de temps, quand les semences sélectionnées seront parfaitement acclimatées, la culture des céréales prendra un développement qui arrivera à suppléer sinon totale­ment, du moins en grande partie à l'importation actuelle.

- Depuis 1880, la culture de la vigne a pris un développement toujours croissant dans l'Etat de Saint-Paul, on y trouve déjà des vignobles. remarquables, et le vin national tend à supplanter les vins d'Europe.

Le raisin de table y est superbe aussi, et il pourra devenir un article d'exportation, car les vignes de Saint-Paul donnent leurs grappes en janvier, février et mars.

- L'émigration italienne a eu ses jours de vogue et ses jours de découragement. Aujourd'hui, il n'y a pas moins de 800.000 Italiens dans l'Etat de Saint-Paul. Beaucoup sont ouvriers de culture ou débardeurs du port. La plupart sont venus dans le dénuement, chassés de chez eux par l'état précaire où se trouvaient certaines provinces au point de vue économique, comme la Vénétie et la Calabre.

Un certain nombre ont acheté et cultivent des propriétés agricoles. Ils ont eu des déboires, mais tout s'arrange. L'émigration continue et l'Etat de Saint-Paul devient une province demi-italienne.

La ville de Saint-Paul compte une centaine d'écoles italiennes. Elle a une Chambre de Commerce italienne, une société littéraire, et un bel hôpital de cent lits.

Trois grandes banques dans la capitale et plusieurs autres dans la province desservent les intérêts italiens.

Plusieurs compagnies italiennes de navigation ont des services réguliers entre Gènes, Naples et Santos.

Les Italiens ont encore là des ingénieurs, des médecins, des archi­tectes, des professeurs.

L'État de Saint-Paul est donc comme une seconde Italie.

Les missionnaires italiens n'y manquent pas non plus. Les Salésiens surtout y sont très populaires et ils rendent d'immenses services à leurs compatriotes.

1)
Le sabla est une sorte de sansonnet que l’on compare là-bas au rossignol.
2)
Il est mort quelques mois après mon passage.
3)
Sabir, jargon dit aussi langue franque, mêlé d’italien, de français, d’espagnol, sorte de langue générale aussi dont on se sert dans le Levant et les pays barbaresques pour les relations entre les Européens et les indigènes.
4)
Dieu a séparé les eaux de la mer de celles des nuées : Deus diyisit aquas ab aquis, (Gen. I, 6.
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