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La Sicile

L'AFRIQUE DU NORD

et les Calabres

AUTREFOIS ET AUJOURD'HUI

PAR

le Chanoine DEHON

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PARIS TOURNAI
66, RUE BONAPARTE, 66 5, RUE Du LA TÊTE-D'OR, 5

H. & L. CASTERMAN

Éditeurs Pontificaux, Imprimeurs de l'Éviché

TOURNAI

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TOUS DROITS RÉSERVÉS

IMPRIMATUR

Tornaci, die 10° Decembris 1897

F. HUBERLAND, can. cens. lib.

Préface

Après la Terre sainte et les bords du Nil, aucune région ne mérite plus d'être étudiée que celle qui est décrite dans ce volume. Toutes les civilisations ont passé là. Les Phéniciens y avaient établi leurs comptoirs. Les Grecs s'y sont rencontrés avec les Carthaginois et les Romains; les Arabes avec les Normands; les Angevins avec les Aragonais; les Turcs avec les Français d'aujourd'hui.

La Sicile est sueur de la Grèce par ses grandes ruines d'un art si pur et si harmonieux. Elle a des monuments arabes et bysantins qui le disputent à ceux du Caire et de Constantinople.

Aux légendes païennes ont succédé dans ces régions les traditions chrétiennes. De suaves figures de saints s'y rencontrent à chaque pas. C'est sainte Lucie à Syracuse, sainte Rosalie à Palerme, sainte Agathe à Catane, saint Cyprien, sainte Félicité et sainte Perpétue à Carthage, saint Augustin à Hippone, saint Bruno et saint Nil en Calabre.

Les questions économiques en Sicile, les questions de colonisation et de pénétration en Afrique éveillent l'intérêt le plus vif.

Il faut lire la description de ces pays, si on ne peut pas les visiter.

Il faut la lire aussi, si on les a vus déjà, pour réveiller ses souvenirs, ou si on se propose de les voir, pour préparer son voyage.

Une pensée chrétienne domine ces récits, sans qu'on y ait omis rien de ce qui intéresse l'art, l'histoire ou la nature.

Instruire et récréer en édifiant, c'est le but de ce travail.

I
Naples
Visite sommaire et pèlerinage

Je n'avais cette fois qu'une journée à passer à Naples. Je fis un pèlerinage rapide à ses principaux sanctuaires.

J'ai revu la cathédrale, qui est bien le centre de toute la vie napolitaine dans l'histoire. Là s'élevaient les temples d'Apollon et de Neptune, au milieu de la ville grecque, qui s'étendait depuis le vieux port jusqu'au flanc du coteau où s'ouvrent les catacombes. C'est là que sainte Hélène fit élever la première basilique de sainte Restitute et le baptistère de saint Jean.

La cathédrale est un ensemble de monuments de tous les siècles, un musée religieux et artistique. Parcourons-en les diverses parties

La basilique de sainte Restitute et le baptistère de saint Jean paraissent bien dater de l'époque de sainte Hélène, mais ils ont été restaurés au Vle siècle: leurs chapiteaux en témoignent.

La chapelle de Sainte-Marie del principio, la première chapelle

dédiée au culte de Marie à Naples, a une mosaïque et un ambon du VIIIe siècle.

La nef principale est du XIIIe siècle. Elle est ogivale et rappelle l'église de la Minerve à Rome. C'est l'œuvre de l'architecte Masuccio. La gracieuse petite chapelle des Minutolo est aussi du XIIIe siècle, avec ses curieuses fresques qui sont d'un contemporain de Cimabué.

La crypte ou confession est de 1492, de la première Renaissance. Elle possède le corps de saint Janvier. Elle est soutenue par huit colonnes ioniques d'un galbe gracieux et toute lambrissée de marbres fouillés en délicates arabesques. Mais pourquoi ce mélange de figures païennes: une Minerve, des Satires, etc.? La Renaissance n'a pas su se purifier de son péché d'origine.

La chapelle de saint Janvier (le tesoro), date de 1608. C'est un ex-voto de la cité après la peste de 1526. Elle est de l'architecte théatin Grimaldi. Cette époque là avait plus de richesse que de goût. On compte là sept autels somptueux, ornés des marbres les plus riches, quarante colonnes de brocatelle, vingt statues colossales de bronze et des peintures des grands maîtres: le Dominicain, Lanfranc, l'Espagnolet.

Mais l'art et l'histoire ne sont pas seuls à donner à cette église un vif intérêt. Elle est aussi un sanctuaire des plus pieux et des plus vénérables. Elle possède un grand nombre de reliques: le bâton de saint Pierre, souvenir de son passage à Naples; les corps d'un grand nombre de saints évêques et de saints martyrs, les reliques de sainte Restitute, l'illustre Vierge patricienne de Carthage, martyrisée en Afrique. Mais son principal joyau est le corps de saint Janvier, évêque de Bénévent, martyrisé à Pouzzoles. La Providence a fait de saint Janvier l'ange tutélaire de Naples. Il l'a plusieurs fois délivrée de la peste et préservée des éruptions du Vesuve. Il réveille sa foi chaque année à plusieurs reprises par la liquéfaction de son sang. Aussi les Napo­litains l'aiment avec une sainte passion. Pour ce qui est de ce miracle, j'avoue que je n'ai pas désiré le voir. Je suis allé plusieurs fois à Naples sans faire coïncider mes voyages avec la date du prodige. Qu'ai-je besoin de constater par moi-même ce que des millions d'autres ont vu avant moi. Je m'en rapporte à leur témoignage.

On prie vraiment bien dans cette vénérable basilique, et je tiens pour une grande grâce de l'avoir visitée plusieurs fois.

Malgré la tristesse des temps présents, les Napolitains refont actuel­lement à leur belle cathédrale, une gracieuse façade de la Renaissance.

Après la cathédrale, mes pèlerinages se bornèrent à cinq églises des plus importantes: San Domenico, Santa Chiara, San Lorenzo, San Paolo et la Madona del Parto.

San Domenico et Santa Chiara marquent la puissance de saint Dominique et de saint François à Naples dès leurs débuts. Ce sont deux églises ogivales d'une grande magnificence. La dynastie d'Anjou était pieuse. Elle favorisa la construction des églises. Elle se servit surtout des deux architectes du nom de Masuccio, qui étaient des écoles de Pise. Mais les églises ogivales de Naples ont été défigurées pendant les siècles postérieurs.

San Domenico est surtout remarquable par les beaux tombeaux de la Renaissance qu'élevèrent le sculpteur Jean de Nole et son école pour les princes d'Aragon et la noblesse napolitaine. San Domenico possède une partie du corps de saint Tarcisius, l'aimable martyr de l'Eucha­ristie, et un crucifix qui a parlé à saint Thomas d'Aquin. Saint Thomas vécut en effet au monastère de saint Dominique et y professa en 1272. Sa cellule est devenue un pieux sanctuaire.

Santa Chiara avait des peintures inspirées par le Dante, mais hélas! il n'en reste plus qu'un spécimen. Cette église possède de beaux tombeaux gothiques de la famille d'Anjou et en particulier celui du roi Robert derrière le maître-autel. Le pieux roi est couché sur son tombeau en costume de tertiaire franciscain.

Au réfectoire du monastère de sainte Claire, une peinture historique fait voir combien était vivante la pensée du règne social de Jésus-Christ au moyen âge. Le Christ-roi est sur son trône et la sainte Vierge lui présente le roi Robert et sa famille.

À Santa Chiara encore, le peuple se porte avec une touchante piété vers le tombeau de la reine Marie-Christine de Savoie, fille de Victor-Emmanuel Ier roi de Piémont et femme de Ferdinand II de Naples, morte en odeur de sainteté en 1836. Elle serait déjà béatifiée, si la cour de Savoie n'avait pas à Rome une situation si anormale. Puisse­t-elle obtenir de Dieu la conversion et le pardon de sa famille!

San Lorenzo est une église votive, promise à Dieu par Charles Ier d'Anjou après sa victoire sur Mainfroi à Bénévent en 1266. Elle est aussi de l'architecte Masuccio. Elle possède les riches tombeaux des ducs de Duras, de la famille d'Anjou, sculptés, les uns par Masuccio, les autres par Jean de Nole.

San Paolo est l'église des Théatins, qui prirent un grand déve­loppement dans l'Italie méridionale au XVIe et XVIIe siècle. L'architecte fut le P. Grimaldi, qui construisit aussi la chapelle de saint Janvier et plusieurs autres églises à Naples. L'art de cette époque avait de la grandeur, mais il donnait déjà dans le mauvais goût qui devait aboutir au style maniéré et ridicule du XVIIIe siècle.

San Paolo a un précieux trésor; c'est le corps de saint Gaëtan, si populaire à Naples. Le tombeau de cet aimable saint est dans une crypte très ornée. L'église supérieure possède aussi le corps de saint André Avellin.

Le tramway me transporta, par le quartier de Chiaia tout peuplé d'anglais, au sanctuaire de la Madone del Parto. Ce sanctuaire est au pied du Pausilippe, si riche en souvenirs littéraires et historiques. C'est là qu'habitait Virgile. C'est là qu'il écrivit les Eglogues et les Georgiques. C'est là qu'est son tombeau, pieusement visité par les poètes de tous les siècles.

Le Pausilippe est ce promontoire délicieux qui jouit d'une des plus belles vues du monde. C'est là que les grands de Rome, Cicéron, Pompée, Marius, Lucullus, Pollion avaient accumulé leurs villas.

L'église est bâtie dans les jardins du poète Sannazar, le Virgile chrétien, qui a écrit le poème De partu Virginis. Elle possède son tombeau, que les artistes du XVIIe siècle ont orné de reliefs mytho­logiques et des statues de Minerve et d'Apollon.

J'ai trouvé l'église remplie de pieux fidèles. La Vierge del Parto est chère aux Napolitains. Tout Naples y vient en pèlerinage quand c'est la fête annuelle.

J'allais oublier de décrire une pieuse cérémonie qui m'a fort impres­sionné le matin. C'étaient les prémices d'un jeune prêtre à l'église de Saint-François. Un fils de famille, ordonné prêtre la veille, au samedi de la Passion, célébrait sa première messe.

Rien n'a été omis pour rehausser la solennité. Lustres, tentures, fleurs, orchestre, rien n'est épargné. La porte extérieure elle-même est tendue de soie, de velours et d'or, et la rue est semée de fleurs et de verdure.

L'heure venue, un grand nombre de voitures de maîtres et d'élégants landaus arrivent. Le jeune prêtre fait son entrée au milieu de l'émotion générale. L'église est comble. Un orchestre spécial a été dressé pour des amateurs.

J'assiste avec émotion à la messe chantée. Un chanoine, ami du jeune prêtre, nous adresse un discours vraiment. éloquent. Il tire admi­rablement parti du contraste de cette fête avec le deuil liturgique de la Passion. Ce contrraste, nous dit-il, symbolise exactement la vie du prêtre, dans laquelle se rencontrent les honneurs et les souffrances. Notre-Seigneur était acclamé le jour des Rameaux et crucifié quelques jours après. Il en est ainsi de ses prêtres. Ils passent en faisant le bien. Les bons les acclament, les méchants les persécutent. La foule mobile passe de l'hosanna au crucifigatur.

N'en est-il pas ainsi de Léon XIII, qui préside actuellement au sacerdoce chrétien? Il est acclamé par les uns et persécuté par les autres. Ces persécutions sont de tous les temps. Rappelons-nous les Athanase, les Chrysostome, les Népomucène, les Thomas Becket, la Révolution française et notre temps lui-même.

Qu'on ne dise pas que ces prêtres s'attirent ces persécutions. Sans doute il y a des exceptions regrettables, mais l'ensemble, le corps sacerdotal passe en faisant le bien comme son divin Maître. Le sacer­doce brille par sa science et sa charité. Toutes les œuvres relèvent de lui. Ces persécutions sont l'œuvre du démon. Dieu les permet pour éprouver et sanctifier ses prêtres.

L'orateur ajoutait: l'Eglise vous fête, vous, jeune prêtre, parce qu'elle espère trouver en vous aussi un digne prêtre, un prêtre qui se dépensera pour le bien du peuple, un prêtre qui sera docte et fécond en œuvres. Et vous lui donnez lieu d'espérer cela par les vertus que vous avez pratiquées jusqu'ici, par vos brillantes études et votre zèle déjà connu. Puis quelques allusions de l'orateur à la famille, au père défunt, arrachaient des larmes à tout l'auditoire1).

Naples est encore une ville profondément chrétienne.

Dans la journée, je lisais dans un journal le mandement d'un évêque des provinces napolitaines. L'évêque se plaignait à ses ouailles de la tendance à l'abandon des campagnes, à la recherche des plaisirs et du luxe des villes. Il conseillait la simplicité, l'amour du foyer, et il faisait valoir les avantages qu'offre la campagne pour l'hygiène, pour la conservation des moeurs et pour le salut de l'âme. Puis, s'inspirant de l'Encyclique de Léon XIII, il indiquait les oeuvres et les associations qui peuvent favoriser les ouvriers de culture et adoucir leur sort. - Le mal social est donc le même partout.

Chemin faisant, je fis causer un collégien. Il était élève d'une maison chrétienne, mais je le trouvai épris d'une idée fausse qui hante le cerveau d'un trop grand nombre de catholiques italiens. - Le Pape, me dit-il, ne devrait-il pas accepter sa situation? Ne peut-il pas vivre à Rome comme l'archevêque vit à Naples? Comment l'Italie pourrait­-elle se passer de Rome capitale? C'est la capitale historique, etc. - J'essayai de lui faire comprendre que le Pape n'est pas seulement l'évêque de Rome, qu'il est l'évêque du monde entier; qu'il doit être libre et accessible à tous; qu'il doit être chez lui à Rome, pour traiter avec toutes les puissances et recevoir librement en tout temps ses fils de toutes les nations. Je laissai au moins des doutes dans son esprit.

J'allai me promener sur la jetée, et je causai avec un vieux pêcheur. C'était un beau type de vieux travailleur chrétien. Depuis soixante ans, il maniait la rame et la voile. Il n'allait plus à la pêche au loin, son âge ne le lui permettait plus. Il transportait les voyageurs à bord des paquebots en partance. Il joignait l'esprit chrétien à la sagesse du vieillard. Il regrettait les temps heureux où les habitudes chrétiennes étaient universelles, où les familles étaient unies et se contentaient d'une vie simple et honnête. - Aujourd'hui, disait-il, il n'y a plus de respect. Il n'y a plus de vie de famille. Les jeunes gens méprisent leurs parents. Autrefois on allait aux réunions pieuses. Aujourd'hui Naples se couvre de cafés et de salons de coiffure. La gourmandise et la vanité règnent universellement. Les journaux enseignent à blasphémer et les moeurs n'ont plus de frein. - Je me complaisais à entendre ce Nestor chrétien.

Mais la journée s'avançait. Je terminai ma visite de Naples par le phare. Je passai là-haut quelques bons moments, faisant revivre par la pensée toute l'histoire de Naples, me représentant ses développements, ses transformations, ses luttes à travers les siècles, et admirant les triomphes incessants du Christ, qui vit et règne malgré les attaques répétées de ses ennemis.

Puis à ma descente, mon vieux marinier me conduisit à bord du gracieux navire l'Elettrico, qui allait tout à l'heure m'emporter à Palerme. Plus d'une heure encore le vapeur stationna dans le port, et là, assis sur le pont comme en un délicieux observatoire, au milieu de ce golfe d'azur unique au monde, je continuai ma contemplation de Naples et de son histoire.

II
Naples: Vue d'ensemble
Réflexions a bord d'un vaisseau dans la rade

Quel site privilégié que celui de Naples! Elle a devant elle son beau golfe bleu et derrière elle la riche plaine de Campanie. A gauche, c'est le Vésuve, qui forme un panorama toujours varié avec son panache de fumée et les tons changeants que donnent à ses pentes les effets d'ombre et de soleil. A droite, c'est la région tourmentée de Pouzzoles et de Cumes, poétisée par Homère et Virgile. En face, ce sont les coteaux gracieux de Castellamare et de Sorrente et les blancs rochers de Capri qu'on voit au loin à travers une brume bleuâtre.

Quand les fils de Japhet et de Gomer, les vieux Pélasges arrivèrent là, ils durent trouver tous ces coteaux couverts de pins et d'ilex. Ils fondèrent là, comme en d'autres beaux sites de l'Italie, à Préneste, à Tibur, à Tusculum et en cent autres lieux, une cité protégée par des murs cyclopéens.

Plus tard des grecs de l'Eubée venaient s'établir au rivage de Cumes vers l'an 1050 avant l'ère chrétienne; et leurs enfants fondaient Parthé­nope, séduits par une sirène, qui pouvait bien n'être pas autre chose que le charme naturel de ce rivage.

Parthénope avait son acropole au rocher, au nid d'aigle ou de vautour de Pizzo Falcone. Mais bientôt ses habitants s'enhardirent et s'établirent sur un coteau plus large et d'une pente plus douce. Il y eut une nouvelle ville, Neapolis; l'autre s'appela la vieille ville, Paleopolis. Plus tard elles se rejoignirent et se confondirent en s'élargissant.

Le petit bassin, appelé Porto-Piccolo, était suffisant pour les vaisseaux de ce temps-là.

Naples faisait partie de la Grande-Grèce. Elle eut ses murs d'enceinte, son agora, ses temples, comme Tarente, Crotone, Sybaris, Paestum et tant d'autres villes. Les Romains s'y établirent trois siècles avant notre ère, mais la langue grecque y persévéra pendant bien des siècles encore.

Le plan de la ville gréco-romaine est facile à reconnaître. Elle montait du rivage jusqu'aux catacombes creusées dans la colline. Les églises d'aujourd'hui ont succédé aux temples d'autrefois. La -cathédrale est sur l'emplacement des temples d'Apollon et de Neptune. Saint Paul a encore des colonnes du temple de Castor et de Pollux. Saint Jean a succédé à Antinoüs. L'église des saints Apôtres et celle de Saint-Gre­goire recouvrent d'autres débris de temples. La curie était où est Saint-Laurent. Les arènes étaient en haut de la ville, le théâtre auprès de San Paolo.

Pauvre Naples! Vers la fin de la république et sous l'Empire, elle rivalisait par ses moeurs dissolues avec Pompeï, Pouzzoles, Baia et les autres villes de cette région enchanteresse. Pétrone lui-même lui reproche sa dépravation. Horace loue ces rivages délicieux: «Nullus in orbe sinus Baiis proelucet amœnis.» Sénèque et Suétone en signalent la vie dissolue. Properce dit que la pudeur en était bannie: Cicéron décrit la vie de plaisir qu'on y menait: «Libidines, amores, adulteria, convivia, comessationes, navigia, symphoniae, cantus.» Les riches romains allaient là à la saison favorable par mode et par désœuvrement. Beaucoup de chrétiens aujourd'hui ne vont-ils pas sur leurs traces, en passant une partie de l'année dans les villes de jeux et de plaisir?

L'Empire porta les choses à l'extrême. Néron chantait et jouait la tragédie au théâtre de Naples avec des histrions, et il tuait sa mère à Baia.

Ce tableau est de ceux dont une âme délicate éloigne bien vite les yeux.

Il nous est facile de nous représenter cette ville dans sa splendeur. Pompeï sortie de ses cendres nous dit ce qu'était Naples. Je ne vois que des temples nombreux. Quelques-uns ont de lourdes colonnes doriques des temps primitifs. Plusieurs ont d'élégants portiques ioniques ou corinthiens. L'amphithéâtre domine au sommet de la ville, les théâtres au centre, les bains aux extrémités. Les habitations sont élégantes, elles sont ornées de peintures lascives, elles ont à l'intérieur des portiques de marbre avec des fontaines jaillissantes. Des chars nombreux sillonnent les rues. Une infinité d'esclaves circulent pour satisfaire les fantaisies de leurs maîtres. Des navires apportent les vases et les statues de la Grèce, les étoffes de l'Orient, les fruits de Carthage. Les temples sont déserts et abandonnés. Une foule curieuse et désœuvrée remplit le forum et ses portiques. Les théâtres, les lupanars et les bains sont les points d'attraction de cette fourmilière.

Mais je vois venir des sages avec une doctrine nouvelle. Ils vont semer le bon grain dans cette pourriture.

Voici Pierre de Galilée. Il passe en allant à Rome. Il séjourne là, à l'entrée de la ville. Il offre un sacrifice nouveau. Lé souvenir en restera. Un monument abritera l'autel de ce sacrifice mystérieux. (San Pietro ad Aram). Il communique sa croyance à un groupe de colons israélites d'abord, puis aux Grecs et aux Romains. 11 laisse là en partant une petite communauté de disciples ardents. Sa doctrine se propagera. Son souvenir restera vivant. On garde encore là comme la relique d'un ami son bâton de voyage. Il fait de même à Pouzzoles.

Peu d'années après, voici venir Paul. Il passe sept jours à Pouzzoles, retenu par les disciples de Pierre. Il visite aussi sûrement ceux de Neapolis.

La bonne semence germe rapidement. Un événement providentiel vient y aider. L'éruption du Vésuve, la destruction d'Herculanum et de Pompeï, semblable à celle de Sodome et de Gomorrhe, fait réfléchir les habitants des villes voisines. Les prosélytes se multiplient. Les mœurs se transforment. Il arrive là ce qu'on a vu partout où s'étend le règne du Christ. La simplicité, la charité, la pudeur détruisent le règne du faste et de la corruption. Les hommes vicieux sont mal à l'aise. Les théâtres, les lupanars et d'autres commerces qui sont au service de la débauche et de l'idolâtrie sont en souffrance. De là des plaintes, des dénonciations et bientôt des persécutions qui sont l'écho de celles de Rome.

Naples, comme la grande Rome, a ses martyrs. Elle a ses vastes catacombes, là-haut, dans les flancs de la montagne, auprès de l'amphi­théâtre. C'est tout une ville souterraine dont les inscriptions annoncent la transformation qui s'était opérée dans la ville.

La persécution la plus cruelle fut celle de Dioclétien. Elle sévissait tout à la fois dans la Campanie, à Nole, à Sora, à Naples, à Pouzzoles. C'est alors, en 305, que saint Janvier, évêque de Bénévent, et ses compagnons furent livrés aux bêtes fauves à l'amphithéâtre de Pouzzoles. Saint Janvier, épargné par les animaux sauvages, fut ensuite décapité. Quelques années après, en 325, Constantin le Grand est là avec sa mère, sainte Hélène. Ils apprennent les miracles qu'opèrent saint Janvier à son tombeau de Pouzzoles et sainte Restitute, l'illustre martyre de Carthage, dans une ile du golfe où son corps avait été apporté. Ils jugent que ces dépouilles sacrées seront mieux honorées dans un beau sanc­tuaire à Naples. Sainte Hélène préside à la construction de la basilique. C'est l'origine de la cathédrale de Naples. La foi chrétienne acheva de conquérir la ville. Des églises s'élevèrent. Les temples furent délaissés ou détruits.

Voici venir ensuite le siècle des barbares. Six fois au moins Naples tombe entre leurs mains, et toutes ses richesses sont pillées et emportées. Les Vandales viennent par mer. Les Goths, les Hérules descendent du nord.

En 410, Alaric passe avec ses Goths comme un ouragan qui renverse tout. Le grand évêque de Nole, saint Paulin, avait un riche patrimoine. II le distribue pour secourir toute la Campanie dévastée.

Dix ans après, ce sont des pirates Vandales. Paulin se livre en esclavage pour racheter le fils d'une pauvre veuve.

En 455, Genséric passe avec les Vandales. Il va jusqu'à Rome, pillant et dévastant tout sur son passage.

En 536, c'est Vitigés avec les Ostrogoths. Il est repoussé par Bélisaire, mais les Ostrogoths reviennent en 542.

Totila vient aussi se mesurer avec Bélisaire en 545. Vaincu et refoulé, il revient à nouveau en 548.

Les Ostrogoths sont cependant repoussés définitivement par Narsés en 552.

Naples et la Grande-Grèce rentrent sous l'autorité de Justinien, mais combien de ruines ont été accumulées

Naples devait rester aux Grecs jusqu'à l'arrivée des premiers Normands au XIIe siècle.

Les Lombards cependant avaient envahi l'Italie à leur tour en 568 avec le roi Alboin. Ils étaient allés jusqu'aux portes de Naples, mais ils ne l'avaient pas prise. Dépossédés du nord de l'Italie par Charlemagne, ils étaient restés dans le midi et avaient formé le duché de Bénévent et de Salerne. Naples était comme bloquée et n'avait plus d'issue que par mer. En 825, le prince de Bénévent infligea à Naples une perte cruelle. La ville assiégée ne sauva son indépendance qu'en cédant à Bénévent son plus précieux trésor, le corps miraculeux de saint Janvier. Elle ne devait le recouvrer qu'en 1497.

Au IXe et au Xe siècle, les Sarrasins vinrent plusieurs fois en pirates piller Naples et les environs.

Mais voici venir les Normands.

C'étaient de vaillants chevaliers que ces fils de Tancrède de Haute­ville, Guillaume Bras-de-fer, Drogon, Robert Guiscard et Roger, qui préludèrent aux croisades et vinrent se tailler un royaume aux dépens des Sarrasins. Ils bataillèrent comme des héros. Ils étaient braves et ils croyaient au Christ. Leurs exploits ont été le thème de plusieurs de nos vieilles épopées.

Robert Guiscard avait conquis les duchés de Pouille et de Calabre. Roger, son frère, se rendit maître de la Sicile. Roger II prit Naples et réunit sous son sceptre toute la conquête normande. Il fut couronné roi des Deux-Siciles à Palerme en 1130.

On trouverait dans leur histoire cent exploits héroïques. Pour son premier coup de main en Sicile, Roger avec sept cents hommes défit quinze mille Sarrasins en 1061. L'année suivante à Troïna, aidé de son héroïque femme Judith d'Evrault, avec trois cents hommes il battit cinq mille ennemis.

On ne leur sait pas assez gré, à ces héros normands, de ce qu'ils ont fait pour l'Église et la chrétienté. Ils ont opposé au flot envahissant des Sarrasins une digue qui n'a plus été dépassée. C'étaient des gens de foi et ils construisaient églises et monastères.

C'est à Roger II et à son fils Guillaume qu'on doit les castels féodaux qui donnent â Naples un si grand cachet, le château de Saint-Elme, le château de l'OEuf et la porte de Capoue.

Les princes normands allaient avant leurs campagnes prier à Saint-Michel du Mont Gargan. Ils embellirent le sanctuaire de Saint­Michel et celui de Saint-Nicolas de Bari. Roger II couvrit la Sicile de ses fondations.

La dynastie souabe des Hohenstaufen succéda à celle des Normands. Elle régna de 1189 à 1266.

Les Hohenstaufen étaient cultivés, mais ambitieux. Ils favorisèrent les sciences et les lettres et fondèrent les universités de Naples et de Palerme. Frédéric II, par ses démêlés avec le Saint-Siège, se fit un ennemi du Pape, qui le déposa et donna sa couronne à Charles d'Anjou, frère de saint Louis, en 1266.

Les Angevins ont régné de 1266 à 1435. C'est cette dynastie qui a doté Naples des monuments religieux qui font encore sa gloire. Ces deux siècles ont été d'ailleurs l'époque la plus brillante de l'Eglise. L'art, les lettres, les institutions, les œuvres chrétiennes étaient à leur apogée.

Naples possédait alors Thomas d'Aquin, qui enseignait la théologie; et il l'enseignait si bien que le Sauveur vint en personne lui dire combien il était content de lui: «Bene scripsisti de me, Thoma.»

Giotto décorait les belles églises qu'élevait l'architecte Masuccio. Dante était là aussi, écrivant et s'inspirant de la doctrine du théologien et de la piété du peintre son ami. Thomas d'Aquin, Dante et Giotto, quelle pléiade glorieuse!

A la fin du XIIIe siècle, je vois s'élever la cathédrale, Sainte-Marie la neuve, Saint-Jean, Saint-Augustin, Saint-Dominique, Notre-Dame du Carmel.

Au XIVe siècle, c'est Santa-Chiara, Saint-Laurent, la Vierge cou­ronnée, Saint-Jean à Carbonara, Saint-Martin, Saint-Ange à Nilo.

En 1411, c'est l'église du mont Olivet.

Toutes ces églises étaient ogivales. Malheureusement elles ont toutes été défigurées par les siècles suivants.

C'est l'âge où s'organisent les corporations, qui sont bientôt à Naples riches en ressources et en institutions de tout genre: orphelinats, hospices, caisses de secours, règlements professionnels, etc.

C'est aussi l'âge du développement des grands instituts religieux. Auparavant Naples avait les bénédictins et les augustins. A cette époque s'établirent les dominicains, les franciscains, les carmes, les chartreux, les olivétains, les célestins, les servites. Ce sont les représentants de la science, des œuvres populaires, de la contemplation, du culte de Marie. C'est l'âge d'or de l'Eglise, qui devait être abrégé par les fautes des grands, des rois, des princes et des dignitaires de l'Eglise elle-même.

Cependant cette dynastie qui avait si bien commencé, s'éteignit en 1435 à la suite des désordres de deux reines du nom de Jeanne.

A cette époque, la papauté était affaiblie par le schisme. La corrup­tion des mœurs envahissait la chrétienté et préparait les désordres de la Réforme.

Jeanne II avait adopté successivement pour héritier Alphonse d'Aragon roi de Sicile, puis René d'Anjou. De là des compétitions. Alphonse roi de Sicile l'emporta. Il régna à Naples et après lui son fils et ses petits-fils.

La famille d'Anjou gardait ses prétentions. Charles VIII les fit valoir. Jeune et vaillant, il traversa l'Italie, s'empara de Naples et y entra en triomphe. Mais une coalition puissante l'obligea à se retirer. Il rentra dans ses états en battant une armée trois fois plus nombreuse que la sienne.

Louis XII céda ses droits à l'Espagne. La dynastie d'Aragon n'eut pas le temps de laisser beaucoup de monuments à Naples. Elle ne dura que trois quarts de siècle, de 1441 à 1516.

On lui doit cependant quelques églises: celles de Saint-Jean l'Evangéliste (1492), de Saint-Pierre à Majella (1494), de Sainte-Marie delle Grazie (1500), de Saint-Jean à Pappacoda (1515), de San-Seve­rino (1516). _

On lui doit surtout le gracieux arc de triomphe du Castel nuovo, qui est le chef-d'œuvre de la Renaissance à Naples. Cette porte a été érigée en 1470, en souvenir de l'entrée victorieuse d'Alphonse d'Aragon. La frise et l'attique sont décorées de bas-reliefs délicats de l'école de Pise. Ils représentent les vertus cardinales et les saints protecteurs: Saint Michel, saint Antoine et saint Sébastien. C'est un acte de foi.

La chapelle attenante à l'arc triomphal est de la même époque. C'est un ex-voto à Marie, à sainte Barbe et à saint Sébastien. La dynastie d'Aragon, dans son court passage sur le trône de Naples a bien mérité de l'art et de la religion.

Le gouvernement des vice-rois pour l'Espagne, sous la monarchie autrichienne, fut particulièrement fécond pour la religion et pour l'art.

Naples profita du grand renouveau de la Renaissance, mouvement magnifique, mais gâté par le mariage mixte du réveil catholique avec la renaissance païenne.

C'est l'époque de l'éclosion des grands ordres apostoliques, les Jésuites, l'Oratoire, les Théatins.

C'est alors que s'élèvent les églises de Saint-Jacques (1540), du Gesù (1584), de Saint-Philippe de Néri (1592), de Saint-Paul (1600), de Notre-Dame des Anges (1600), de San-Severo, de Sainte-Marie donna Regina (i 620).

En même temps l'architecte Fontana bâtissait le Palais-Royal, et les vice-rois faisaient ouvrir les rues luxueuses de Tolède, de Médina et de Chiaia.

La poésie se relevait avec Sannazar, le Virgile chrétien, et avec le Tasse.

La Renaissance, sous cette dynastie, s'avance rapidement vers la décadence et le maniérisme du XVIIIe siècle.

Les Théatins ont des architectes. Leurs œuvres ont de la grandeur, mais elles n'échappent pas au mauvais goût du jour. Le P. Grimaldi construit la chapelle de Saint-Janvier, l'église des Saints-Apôtres et celle de Sainte-Marie des Anges. Le P. Guarini, le même qui donna les plans de la chapelle du Saint-Suaire et de l'église Saint-Laurent à Turin, fit construire à Naples l'église de Notre-Dame donna Regina. Ces œuvres de mauvais goùt passaient alors pour des merveilles.

L'église de Saint-Jacques est l'église nationale de la dynastie espagnole. Le grand vice-roi Pierre de Tolède y a un superbe tombeau, chef­d'œuvre du sculpteur Jean de Nole.

La dynastie d'Aragon avait manifesté sa foi par l'arc de triomphe tout religieux d'Alphonse Ier et par le sanctuaire de sainte Barbe au Castel Nuovo. L'église Saint-Jacques est l'acte de foi sociale de la dynastie autrichienne et de ses vice-rois espagnols.

La chapelle Saint-Janvier est un ex-voto de la ville et du peuple.

Il faut signaler encore la grande école de peinture du XVIIe siècle. Solimena, Salvator Rosa, Corenzio et Stanzioni de Naples sont aidés par des étrangers, le Guide, le Dominiquin, l'Espagnolet, Lanfranc, Mignard. Ribera, etc.

Ils décorent le trésor de Saint-Janvier, les églises du Gesù, de Saint-Philippe, de Saint-Dominique et la délicieuse église de la Chartreuse. Ils traitent des sujets religieux. Ils manifestent bien la gloire et le triomphe du Christ, mais il leur manque l'esprit de piété du XIIIe et du XIVe siècle, le sens mystique de Giotto et de fra Angelico.

La dynasite des Bourbons agrandit et embellit la ville. On lui doit le chàteau de Capodimonte, l'Hospice des pauvres, le Musée, l'Observa­toire, les agrandissements du Palais royal et la belle église votive de Saint-François de Paule, imitation grandiose de Saint-Pierre de Rome. Cet ensemble de monuments a son éloquence. Il montre la sollicitude de cette dynastie pour la religion, pour les pauvres, pour la science et les arts en même temps que pour la dignité royale.

Le principal architecte des Bourbons fut Vanvitelli, à qui l'on doit le beau palais de Caserte, le Versailles de la capitale napolitaine.

Cette dynastie succomba sous les assauts répétés de la Révolution. En 1799 et en 1806, c'est l'invasion française. En 1820, c'est une révo­lution populaire, apaisée par la concession d'une constitution libérale. Le règne de Ferdinand II, de 1831 à 1859, n'est qu'une suite de conspi­rations et de soulèvements. En 1860, François II, le fils de la sainte reine Marie-Christine, est renversé par l'invasion garibaldienne.

Pour compléter le panorama de Naples, il faut rappeler son merveilleux musée. C'est la civilisation romaine qui revit dans ses peintures, son mobilier, ses ustensiles, ses bijoux, ses mosaïques, ses vases, ses inscriptions, ses papyrus. C'est un fait historique unique: on peut là entrer en contact avec la vie domestique d'il y a deux mille ans. C'est aussi une prédication: les peintures et graphites par leur immoralité font ressortir la supériorité de la civilisation chrétienne.

III
La vie chrétienne à Naples

Naples a sous une apparence frivole une intensité dé vie chrétienne dont ne se doutent pas les touristes. Ses écoles de théologie se ressentent de la proximité de Rome. Elles produisent des œuvres de valeur. L'esprit de saint Thomas et de saint Alphonse y règne toujours.

Mais ce qui est surtout remarquable à Naples, c'est la multiplicité des œuvres catholiques. Maxime du Camp a écrit un beau livre sur la charité à Paris. M. Lefèvre a dépeint les établissements de bienfaisance à Rome. On ferait aussi un beau livre sur les œuvres de Turin et surtout sur celles de Naples.

Il y a, il est vrai, à Naples de grandes misères, très allégées toute­fois par la modicité des besoins de cette race privilégiée sous un si beau climat. Six cent mille âmes sont entassées dans cette baie. Et Naples a si peu d'industrie! Et les gains y sont si minimes! Un franc vingt-cinq pour les maçons et les menuisiers; quatre-vingts centimes pour les tailleurs de gants, c'est l'industrie locale. Les femmes gagnent encore moins, quand elles ont un métier. Beaucoup vont travailler tout le jour pour faire le ménage des riches, et on leur donne dix francs par mois, sans les nourrir. Avec cela elles vivent et font vivre leurs enfants «le creature.»

Derrière les maisons de commerce des quais sont entassées les populations ouvrières dans des ruelles de deux mètres de large, où le soleil ne peut pas pénétrer, où séjournent les tas d'ordures. Une tranchée qui est en train de se faire pour ouvrir une large rue allant du palais à la gare laisse voir cet entassement infect. Là règne la fièvre qui use les corps, en même temps que l'usure et la loterie qui dévorent l'épargne. Et cependant ce peuple aime le grand air, la lumière et les fleurs.

La famille ouvrière paie de cinq à dix francs par mois de loyer. Elle se nourrit de peu. Deux sous lui font un repas. Elle a pour un sou une tranche de Pizza, galette assaisonnée de tomate, de poivre et d'ail; et pour un sou encore deux ou trois petits poissons frits, ou quelques châtaignes bouillies, ou deux épis de mais cuits à l'eau, ou une cuillerée de bouillie de courges, ou une livre de figues en chapelet, ou encore deux tranches de melon d'eau.

Ce peuple n'est ni découragé, ni exaspéré dans le malheur parce qu'il a la foi.

Je désirais tout à l'heure un livre sur la charité à Naples, mais il y en a un écrit avec talent et piété par la duchesse Ravaschieri, et M. René Bazin nous a donné le désir de le lire en en citant quelques pages dans ses «Croquis italiens.»

Que de traits édifiants fournissent la charité privée et la charité publique à Naples! Quelle magnifique floraison d'hôpitaux, d'asiles, de refuges, d'écoles, de confréries, d'orphelinats! Aucune misère, aucune faiblesse n'est oubliée.

Et comme l'origine de ces oeuvrais a souvent un cachet pieusement romantique! Voici, par exemple, la Santa Casa dell'Annunziata. Ce sont deux gentilshommes, prisonniers de guerre des Pisans au XIVe siècle, Jacques et Nicolas Scondito, qui se souviennent en exil d'une image vénérée de Marie et font vœu, s'ils revoient leur patrie, d'y construire une église et un hôpital. Leur vœu fut exaucé en 1322. Ils furent libérés par un échange de prisonniers. Ils firent construire l'église et l'hôpital. Une confrérie se constitua. Les pieux chevaliers avec leurs confrères de la meilleure société napolitaine, processionnaient la nuit du vendredi, chantant des psaumes et se donnant la discipline.

Ils rencontrèrent un jour un enfant abandonné, jeté là pour cause de pauvreté, comme le disait un billet qu'il portait. Ils pensèrent que cela pouvait arriver souvent, et ils provoquèrent une souscription pour joindre à l'hôpital une œuvre des enfants abandonnés. Les gentilshommes donnèrent de grosses sommes. Plusieurs s'imposèrent pour pénitence de donner à l'œuvre cent ou même mille ducats toutes les fois qu'ils se laissaient aller à la passion du jeu. L'œuvre avait déjà reçu au XVIIIe siècle plus de trente mille legs.

Le peuple donnait aussi à sa manière. De pauvres femmes s'offraient à nourrir de leur lait gratuitement les enfants de l'asile. Des familles pauvres gardaient gratuitement dans les moments de détresse de l'hospice les enfants qu'on leur avait confiés.

Ce n'est pas tout. Les garçons recueillis par l'Œuvre apprennent un état. Les artisans de la ville les recherchent comme apprentis. Les jeunes filles sont recherchées en mariage, non seulement parce qu'elles ont une petite dot de quelques cents francs et qu'elles sont formées au ménage, mais surtout parce qu'elles sont les filles de la Madone et que leur présence au foyer porte bonheur.

Mais voici une autre fondation, celle de Sainte-Marie des Incurables. C'est l'œuvre de deux pieuses veuves, Maria Longa, veuve d'un gentil­homme du Conseil royal, et Marie d'Aragon, de sang royal, veuve du duc de Termoli. La vénérable Maria Longa fonda en même temps à Naples l'institut des Capucines. Ces pieuses veuves sont honorées par le peuple de Naples comme des saintes. La duchesse de Termoli fut déposée dans le même tombeau que son amie, comme elle l'avait demandé et l'on raconte que le cercueil de Maria Longa ayant été ouvert sous les yeux d'une grande foule, on vit le bras de la morte se soulever vers le cou de son amie.

Quelle touchante histoire aussi que celle du grand «Albergo dei Poveri», le monument le plus colossal de Naples! Ce palais abrite aujourd'hui plus de deux mille cinq cents pauvres et possède plus d'un million de rentes.

C'était au commencement du XVIIIe siècle. La pieuse reine Amélie entendait le récit de la fondation à Gênes d'une hôtellerie des pauvres, pour tous les mendiants abandonnés. On racontait le dévouement des grandes familles et en particulier du marquis de Brignoles, qui après avoir donné son bien à l'hospice et ses soins personnels aux pauvres, demanda à être enseveli dans la chapelle de l'hospice, sous les pieds de ces pauvres qu'il avait grandement aimés. La pieuse reine désira voir à Naples une fondation semblable. Son désir fut un ordre pour le bon roi Charles III. Le roi ouvrit les caisses de l'Etat, la reine donna ses bijoux, la noblesse entra dans la fraternité fondée pour soutenir l'œuvre. Les banques et les commerçants souscrivirent. Et avec une générosité presque folle, on commença ce palais qui demanda cinquante ans pour s'achever.

Il faudrait encore citer l'Hospice des Saints Pierre et Janvier pour les vieux serviteurs; le Pio Monte della Misericordia, association de gentilshommes analogue à nos secrétariats du peuple; l'hospice dei Pellegrini, fondé pour accueillir les pèlerins qui allaient à Rome, et qui contient aujourd'hui douze cents lits pour les blessés.

Naples compte encore plus de cinquante asiles ou refuges pour les jeunes filles et deux cents confréries auxquelles sont unies des caisses de secours mutuels, le tout fort endommagé et amoindri par les exactions du fisc italien.

Les fondations de dots pour les jeunes filles pauvres sont très nombreuses à Naples comme à Rome. C'est une œuvre chère aux Italiens et inspirée par le culte du bon saint Nicolas. On se rappelle que le grand Michel-Ange aimait à pratiquer cette œuvre. Dans sa vieillesse, il disait à son neveu Léonard: «Cherche quelque citoyen de bonne famille dans l'étroitesse, ayant une fille dans sa maison; je l'aiderai volontiers en vue du salut de mon âme.»

Les traits de la charité privée dans le peuple de Naples feraient le bonheur de nos académiciens en quête de récits émouvants pour leurs discours sur les prix de vertu. Ils citeraient ces pauvres femmes qui partagent leur lait entre deux nourrissons pour que leurs voisines puissent aller en service.

Naples n'a donc pas seulement une foi superstitieuse, comme le pensent bien des touristes, mais elle a une foi profonde qui se manifeste par les œuvres.

Naples pour le touriste ne va pas sans sa couronne: le Vésuve, Pompeï, Baja, Pouzzoles, Castellamare, Sorrente, Capri,. Ce sont là les joyaux de cette reine de la Méditerranée. Pour le pèlerin aussi Naples a une couronne brillante, ce sont les sanctuaires qui l'entourent. C'est Nola, Mugnano, Pagani, Amalfi, Salerne et Valle di Pompeï.

Nola a des monuments et des souvenirs d'un intérêt incomparable. Elle possède encore deux basiliques élevées au Ve siècle par saint Paulin, l'illustre ami de saint Ambroise, de saint Augustin, de saint Jérôme et de saint Martin. Ces basiliques, relativement petites, ornées de chapiteaux byzantins et de mosaïques à fond d'or, nous montrent ce qu'ont été les premiers sanctuaires chrétiens. Avec le tombeau de saint Paulin, Nola possède celui de saint Félix, un des saints les plus populaires des premiers siècles. On voit encore la cachette où des toiles d'araignée servirent de moyen providentiel pour le soustraire aux recherches de ses bourreaux.

Une heure plus loin que Nola, au pied des montagnes, se trouve le sanctuaire de Mugnano. C'est là qu'est le corps de sainte Philomène, la petite thaumaturge du XIXe siècle, la petite sainte si vénérée du curé d'Ars. Peu de sanctuaires ont vu autant de pèlerins que Mugnano. Pie IX et les rois de Naples l'ont visité.

Dans la même région est Pagani où repose le plus récent des docteurs de l'Eglise, saint Alphonse de Liguori, le grand théologien et le vaillant apôtre des campagnes. Il est là sous un autel de la grande basi­lique qu'il a fait élever. On visite au monastère sa pauvre cellule, ses vêtements, ses instruments de pénitence.

Au sud de Naples, c'est Amalfi et Salerne. Salerne a sa grande basilique normande, construite par le preux chevalier Robert Guiscard. Là reposent l'apôtre saint Matthieu et le vaillant pontife Grégoire VII. Elle a un grand air cette basilique avec son atrium de vingt-huit colonnes romaines, ses mosaïques byzantines, ses ambons, ses nombreux sarco­phages. Le cadre qui l'entoure est si beau aussi! Salerne peut rivaliser avec Naples et Palerme. Elle a aussi sa conque d'or et son golfe bleu. Elle est adossée aux Apennins dont les gorges sauvages ont abrité fra Diavolo. Elle est couronnée par son vieux château lombard qu'assiégea longtemps Robert Guiscard.

Non loin de Salerne, c'est Amalfi, située elle aussi dans un site ravissant. Sa vieille cathédrale, due aux Lombards et aux Normands, possède le corps du grand apôtre saint André. Ces villes sont fières des trésors qu'elles possèdent; et quand vient la fête de ces saints patrons, l'illumination des montagnes annonce au loin la joie des cités privilégiées.

Il faut citer encore auprès de Naples, au-dessus de Mugnano, le Monte Vergine. Sur cette montagne, rivale du Vésuve, s'élève depuis le XIIe siècle un sanctuaire à Marie, construit et doté par Catherine de Valois et son fils Louis de Tarente. Quatre-vingt mille pèlerins montent là chaque année à la Pentecôte et à la Nativité, gravissant à pieds-nus pour la plupart la montagne haute de treize cents mètres, et se traînant à genoux sur le sol de la porte de l'église à l'autel. Comment le ciel ne récompenserait-il pas une telle foi?

Enfin à Valle de Poinpeï un pieux avocat de Naples s'est fait le serviteur dévoué de Notre-Dame du Rosaire depuis quelques années. Les grâces divines répondent à sa foi. Un beau sanctuaire s'est élevé dans le goût de la Renaissance. Les marbres et le bronze l'enrichissent. Le culte du Sacré-Cœur et celui de saint Joseph se sont unis à celui de Marie. Les pèlerins affluent. Dix chapelains ne suffisent pas à satisfaire leur dévotion. Le doigt de Dieu est là.

Vraiment Naples est une des villes où le règne social de Notre­Seigneur s'est le mieux affirmé dans le passé et où son règne privé sur les âmes est encore le plus intense.

IV
Palerme

J'arrivai à la pointe du jour sur mon gracieux vapeur l'Elettrico.

L'aspect de Palerme le dispute pour la beauté et la grandeur à celui de Naples. La grande ville blanche, entourée de son manteau d'orangers, vert et or, occupe une ravissante situation au fond d'un golfe bleu. A droite se présentent les rochers gris du Monte Pellegrino; à gauche c'est le mont boisé de Catalfano. Derrière la ville et sa riche campagne, les montagnes s'étagent et s'étagent encore en s'élevant jusqu'à six reprises successives pour former au tableau un cadre de mille trois cents mètres de haut.

Le vieux port, la Cala, s'enfonce encore en ville, moins toutefois qu'au temps de la Panormos antique. Un château sarrasin, Castellamare, est resté au port comme une sentinelle oubliée.

À l'intérieur, la ville a tout à fait un air de capitale, un air de vieille ville royale. Marquée volontairement d'une grande croix par deux larges rues qui se coupent à angle droit, depuis la vice­royauté de Pierre de Tolède, elle affirme sans vergogne son caractère chrétien.

À peine débarqué, je remonte la grande rue de Tolède où les monuments sont nombreux et rappellent le caractère si différent des races qui se sont succédé dans l'ile.

Ma première visite est pour sainte Rosalie, la grande patronne de Palerme. Je vais à son tombeau, à la cathédrale, et j'y célèbre la messe. La sainte est là au-dessus de l'autel, dans un sarcophage d'argent, et sa riche chapelle est ornée d'arabesques du grand sculpteur sicilien Gagini et de reliefs d'un élève de Canova. Je commence bien ma visite de la Sicile, au tombeau de cette jeune princesse normande qui a quitté le monde pour la solitude, nièce du roi Guillaume le Bon, fleur choisie de cette dynastie normande, si chevaleresque, si amie des arts et si chrétienne.

Elle a un grand air, cette cathédrale, dédiée à l'Assunta et présen­tant à l'extérieur sa longue silhouette découpée de château féodal, avec ses galeries crénelées, ses tours et ses tourelles. Son aspect rappelle vaguement la grande façade de Westminster.

Elle fut bâtie au XIIe siècle, sous le règne de Guillaume le Bon, mais elle a été bien défigurée dans les siècles suivants. Là ont prié toutes les générations. Avant la cathédrale normande, c'était la basilique byzantine, dont les Arabes à leur tour avaient fait une mosquée. L'inté­rieur a été complètement transformé. L'architecte Fuga au XVIIIe siècle eut la malencontreuse idée d'habiller la basilique normande en église Renaissance, blanchie au badigeon et coiffée d'une coupole. Malheureuses sont les villes qui ont des ressources aux époques de décadence artistique.

La cathédrale possède les monuments imposants des rois de Sicile. Roger II, Henri VI, Frédéric II, l'impératrice Constance et plusieurs princes. Ces monuments viennent de la cathédrale de Cefalu, l'ancienne basilique royale. Les rois reposent dans de magnifiques sarcophages de porphyre sous de riches baldaquins. Ces sarcophages rappellent ceux des empereurs de Byzance et de Rome. Je vis encore avec plaisir à la cathédrale les statues du chœur, œuvre de Gagini, élève de Michel-Ange, et quelques tableaux de Novelli le peintre de Monréal, le Raphaël sicilien, dont les œuvres me rappellent Van Dyck et l'Espagnolet.

L'histoire de Palerme a beaucoup d'analogie avec celle de Naples. C'est d'abord un comptoir phénicien. Les Grecs en font Panormos. Les Carthaginois s'en emparent, elle devient la capitale de leurs posses­sions siciliennes jusqu'à la fin de la première guerre punique. C'est alors une ville romaine, embellie et agrandie par Auguste. Les Vandales s'y établissent en 440, mais Bélisaire la reprend en 538. Elle appartient à l'empire d'Orient jusqu'à l'arrivée des Sarrasins en 830. Ceux-ci en font la capitale de leur émirat de Sicile et la conservent pendant deux siècles. Elle est alors à l'apogée de sa puissance. Elle compte jusqu'à trois cent mille habitants, elle a deux cents mosquées. Les Normands en font la conquête en 1072 et y placent aussi le siège de leur gouvernement. Ils y laissent leur empreinte, marquée par un grand esprit de foi et des monuments délicieux que toute l'Europe lui envie. Après eux passent les Hohenstaufen, qui fondent l'université. Palerme est inhospitalière pour la famille d'Anjou, qu'elle expulse par le funèbre événement des Vêpres siciliennes en 1282. C'est Naples qui profitera du zèle religieux de cette famille à laquelle elle doit ses plus belles églises. Les princes de la maison d'Aragon résidèrent rarement à Palerme. La ville était aux mains de puissants feudataires, les Chiaramonte, qui s'y construisirent le superbe palais dont on a fait depuis les tribunaux. Sous les dynasties d'Espagne et de Bourbon, Palerme est gouvernée par des vice-rois. C'est alors qu'elle est marquée de sa grande croix par Pierre de Tolède. C'est alors aussi, aux XVIe et XVIIe siècles que s'élèvent la plupart des palais et des églises qui donnent à Palerme son cachet définitif. Un soulèvement populaire avec Giuseppe d'Alesi en 1647, fit le pendant de celui de Masaniello à Naples.

Mais j'ai hâte de visiter les monuments de l'époque normande Monreale, la chapelle palatine, la Martorana, les petits palais normands. Sur la place de l'Indépendance, des landaus font les fonctions d'omnibus. Quand ils sont pleins, on part pour gravir la montée. Un funiculaire a été établi ici et au Monte Pellegrino, mais en si mauvaises conditions qu'on les a abandonnés au moment de s'en servir. Monreale n'est qu'à sept kilomètres de Palerme et il y a très peu d'années encore on ne s'y aventurait qu'avec l'appui de quelques piquets de carabiniers. On aperçoit bientôt la petite ville de Monreale avec ses vieilles maisons serrées le long du roc. La route surplombe l'abîme, mais l'abîme ici c'est la conque d'or. Derrière nous se déroule un paysage merveilleux qui varie à chaque tournant. La mer en forme le fond. Sur ses bords c'est Palerme, la ville blanche, resserrée par la perspective au pied de ses montagnes et dans sa verdure sombre.

Mais voici la cathédrale de Monreale et le monastère bénédictin bâtis par le roi Guillaume II. L'extérieur est sobre d'ornements. L'abside cependant est richement décorée d'arcatures ogivales et de mosaïques. Le portail occidental, orné aussi de mosaïques et d'arabesques a de belles portes de bronze de l'école de Pise avec des bas-reliefs divisés en quarante-deux compartiments.

L'intérieur tout couvert de marbre, d'or et de mosaïques est d'une splendeur tout orientale. C'est saint Marc de Venise, transporté sur cette montagne et tout brillant de fraîcheur et de lumière. Cela donne une idée de sainte Sophie dans tout son éclat. C'est la foi et la richesse de Byzance chrétienne, imitées par les Normands. Dix-huit colonnes de granit portent les arcs ogivaux. Ces colonnes sont un trophée enlevé aux temples païens, ainsi que plusieurs des chapiteaux en marbre blanc. Des lambris de marbre blanc, nacré, couvrent les murs à leur base. Des rubans de pierres de couleur les séparent en panneaux. Au-dessus de ces lambris, c'est l'épopée chrétienne, en mosaïque, qui couvre les plats des murailles, les voûtes et les arceaux, tapisserie la plus riche du monde. L'ancien et le nouveau Testament sont là comme une prédi­cation constante. Au fond de l'abside une figure colossale du Christ est d'un effet imposant. Le dessin et les costumes sont grecs. L'art gréco-byzantin, avec l'art arabe et l'art chrétien du Nord se sont réunis là pour glorifier le Christ.

À signaler encore au chœur l'autel en argent doré du XVIIIe siècle, les trônes du roi et de l'archevêque, (es tombeaux de Guillaume le Bon et de Guillaume le Mauvais, et ce qui est pour nous bien précieux, les reliques de notre roi saint Louis, son cœur et ses entrailles, laissés là aux pieds de la Madone, lors du transport de son corps de Tunis à Paris.

Le couvent des bénédictins est désert, hélas! comme tous ceux d'Italie. Il a un merveilleux cloître du XIIe siècle, avec deux cent seize colonnes accouplées et ornées de mosaïques.

Pour dire tout Monreale, il faut signaler encore, sur la montagne qui la domine, l'autre couvent de San Martino fondé jadis par saint Grégoire-le-Grand, pour les bénédictins du Mont Cassin. Il n'y a plus de moines là non plus. L'abbaye a été reconstruite au XVIIIe siècle. Ce qu'elle a de plus précieux c'est son panorama grandiose, qui s'étend jusqu'à l'Etna, par-dessus toute la Sicile.

Il faut rapprocher de la cathédrale de Monreale la chapelle palatine de Palerme. C'était la sainte Chapelle des rois normands. Elle a été fondée par Roger II vers 1129. C'est une curieuse synthèse des styles byzantin, ogival et sarrasin. Elle est toute tapissée de mosaïques et lambrissée de marbre et d'albâtre. Ses colonnes de granit ont des chapi­teaux de bronze doré. Sa voûte est en rayons de miel, et ses frises ont des inscriptions arabes. Elle a son ambon, son candélabre byzantin, son trône royal. Ses mosaïques reproduisent les grands traits de l'histoire biblique. Cette chapelle est un joyau de l'art chrétien, comme la Sainte-Chapelle de Paris.

Palerme a encore trois petites églises byzantines, fondées ou restau­rées par les rois Normands: La Martorana, San Cataldo et Sant'Antonio. Ces petites églises ont un plan uniforme: une coupole élevée sur quatre piliers, de petites absides à l'Est. La Martorana a conservé ses mosaïques. Dans l'une d'elles, le roi Roger 1, vêtu d'un costume byzantin, et portant la dalmatique, est couronné par Jésus-Christ.

Le palais royal a encore sa tour normande et la chambre du roi Roger tout ornée de mosaïques.

Trois petits palais, dans la campagne, rappellent la même époque. On les nomme la Cuba, la Ziza et Favara. La Cuba et Favara ont été habitées par Guillaume II et sa cour, et la Ziza par Guillaume I.

C'étaient de vrais palais arabes, simples et carrés à l'extérieur, avec cours, galeries, mosaïques, fontaines et bassins de marbre, inscriptions sur les frises et voûtes en rayons de miel à l'intérieur. La Ziza était probablement antérieure aux Normands, mais elle a été adaptée aux mœurs chrétiennes par Guillaume I.

Avant d'aller plus loin dans la description de Palerme, j'aime à jeter un regard sur l'ensemble de cette dynastie normande si chevaleresque.

Le seigneur Tancrède de Hauteville en Normandie a douze fils. Il est chevalier et bon chrétien. Il sait tout le mal que font les Sarrasins. Il connaît les exploits de Charles-Martel, de Charlemagne et de Roland. Il envoie ses aînés Guillaume, Drogon et Omphroy, avec quelques vaisseaux et trois cents hommes combattre pour le Christ dans la Méditerranée. Ceux-ci vont se mettre au service du prince grec de Salerne contre les Sarrasins de Sicile. Ces héros ont devancé la grande épopée des croisades. C'était en 1030. Ils bataillent vigoureusement. Guillaume mérite le surnom de Bras-de-Fer. Trompés par la mauvaise foi des Grecs, ils se retournent contre eux et conquièrent la Calabre et la Pouille (1030-1046.)

Robert Guiscard et Roger, autres fils de Tancrède, viennent alors avec quelques centaines d'hommes d'armes aider leurs frères. Ils vont en pèlerinage au Mont Saint-Michel du Gargan pour obtenir la protec­tion du grand Archange. Robert obtient du pape Nicolas II à Melfi, l'investiture du duché de Pouille en 1061. Un moment ils avaient lutté contre le Pape allié aux Grecs. Ils avaient même fait prisonnier saint Léon IX, celui-ci les gagna par sa dignité et sa sainteté et ils le recon­duisirent avec honneur à Bénévent. Saint Léon reconnut les titres de Omphroy, Richard et Robert à la possession de la Pouille. Nicolas II devait leur en donner l'investiture. Un moment en lutte avec Grégoire VII aussi, ils lui firent hommage de leur couronne et devinrent les meilleurs défenseurs de la papauté.

Robert et Roger commencèrent la conquête de la Sicile en 1061 et l'achevèrent en 1090. Leurs exploits surpassent ceux des héros d'Homère. A Syracuse sept cents Normands écrasèrent quinze mille Sarrasins. A Troïna, Roger et Judith, sa femme, détirent avec trois cents hommes une armée assiégeante de cinq mille ennemis. Il fallait lutter à la fois sur terre et sur mer, contre les Sarrasins et les Grecs.

Après la conquête viennent les travaux de la paix. Toutes les églises sont à relever. Roger fait commencer les cathédrales de Salerne, d'Amalfi, de Catane, de Messine. Robert a bâti le château de Palerme. Des tours et castels s élèvent en divers endroits. Les monastères aussi se multiplient et se peuplent de moines basiliens et bénédictins à Faro Aderno, Mileto, etc.,

Juliette, fille de Roger, Adélasie, sa petite-fille, font bâtir la cathé­drale de Sciacca, le monastère d'Aderno et d'autres.

Roger séjourne de préférence à Mileto. Son couronnement est représenté à Palerme parmi les mosaïques de la Martorana, la jolie église palatine bâtie par son amiral Georges d'Antioche. C'est à Mileto qu'il meurt. Les riches sarcophages qui contenaient ses restes et ceux d'Eremberge sa femme, ont été transportés au Musée de Naples.

Les neveux de Robert, Tancrède et Bohémond comptent parmi les héros les plus glorieux des Croisades. Ce sont les compagnons et les émules de Godefroy de Bouillon et de Baudoin de Flandre.

Tancrède porte le premier le drapeau chrétien sur les murs de Jérusalem. Il devient prince de Tibériade. Bohémond est prince d'Antioche et de Tarente. Son tombeau se voit à Canosa.

Roger II, roi de Sicile et de Naples est plus glorieux encore que son père. Sa couronne de fer est conservée à Saint-Nicolas de Bari. La basi­lique de Céfalù est un ex-voto, qu'il promit dans le péril d'une tempête, en allant de Naples à Palerme. C'est la rivale de Monreale. Deux tours semblables à celles de Saint-Etienne de Caen, ornent son portail. Ses mosaïques rappellent celles du Mont Athos. Malheureusement celles du portique sont détruites. Elles représentaient les rois Normands dans leurs rapports avec l'Eglise.

C'est à Roger II qu'on doit la chapelle palatine, la Martorana et les cathédrales de Messine, de Catane, et autres commencées par son père. Ces princes chrétiens n'oubliaient pas leur première patrie. Ils trouvaient encore des ressources pour aider à construire la cathédrale de Coutances et les grands monastères de Normandie. Le sanctuaire du Mont Saint-Michel était l'objet de leurs plus grandes largesses.

Le tombeau de Roger II et celui de Constance sa fille étaient à Céfalù, ils sont maintenant à Palerme. Ce sont des sarcophages de porphyre dignes d'un empereur.

Guillaume I fonda la Ziza, l'église San-Cataldo, le monastère de Moletto, le château de l'CEuf à Naples.

Guillaume II fit construire la merveille de Monreale et la cathé­drale de Palerme. On lui doit aussi la Cuba.

Sa nièce, sainte Rosalie a mis le comble à la gloire de cette famille si chevaleresque. Elle était fille du duc Sinibaldi. Eprise de solitude et de contemplation, elle s'était retirée d'abord dans les grottes sauvages de Quisquina au centre de l'île. Elle vint ensuite vivre et mourir dans une belle grotte blanche au sommet du Mont Pellegrino, comme sainte Madeleine en Provence. C'est là haut qu'on retrouva son corps cinq siècles après sa mort, en 1664, pendant une grande peste qui désolait Palerme. Elle délivra la ville du fléau et elle en est devenue la patronne bien-aimée.

A sa fête, en juillet, une foule innombrable gravit les lacets de la montagne dès la veille au soir. Tout le flanc du Pellegrino est alors constellé de lumières. Les cantiques se répondent. C'est un immense campement en haut et en bas de la montagne pour attendre les messes du matin. La foi simple et touchante de la Sicile éclate dans ces grands jours.

V
Palerme (Suite)

Il faut achever ma visite de Palerme.

Ses églises sont innombrables, elle en a plus de cent. Mais comme elle a gardé peu de temps la dynastie d'Anjou, elle a peu d'églises ogivales. Saint-François seulement et Saint-Augustin, dans ce genre, méritent d'être signalées. La dynastie d'Aragon, qui succéda à celle d'Anjou, eut trop de luttes à soutenir pour être bâtisseuse.

C'est le XVIIe siècle qui domine avec ses sanctuaires riches, amples, surchargés d'ornements. Telles sont les chapelles des Dominicains, des Jésuites, de l'Oratoire, des Théatins. Celle-ci surtout, dédiée à saint Joseph, montre que les Théatins ont eu à Palerme, comme à Naples, un grand succès au XVIIe siècle. Mais hélas! ces, belles églises sont aujourd'hui presque abandonnées et desservies par de vieux chapelains.

Palerme est le trait d'union entre l'Italie et l'Espagne. Ses églises du XVIIe siècle, ses palais, ses monastères aux fenêtres grillées rappellent les grandes villes espagnoles.

Au croisement de ses grandes rues en croix, la place des quatre Cantons est ornée de hauts portiques avec fontaines et statues. En bas, ce sont les statues des rois: Charles-Quint, Philippe II, Philippe III, Philippe IV. Au-dessus sont les symboles des vertus et les saints Patrons de la ville. C'est une profession de foi et un hommage religieux.

Palerme a ses promenades. Equipages et piétons vont faire la passe­giata et entendre la musique. L'été on va à la Marina respirer la brise de mer, le soir jusqu'à dix heures, et c'est alors seulement que les salons s'ouvrent pour les visites jusqu'à deux heures du matin. A l'automne on va au Jardin anglais. La Marina se prolonge par la Flora et le Jardin botanique. On trouve là de l'ombre, des fleurs et des parfums, de magnifiques érythrines ornées de grappes rouges, des dattiers et cocotiers dignes de l'Afrique, des bananiers, des papyrus, des bambous de quinze mètres de hauteur.

Une autre place rappelle un souvenir tragique, c'est celle de la Croix des Vêpres. C'est de là que partit le signal du massacre des Français, en 1282. Les Siciliens voient dans ce fait historique, un effort de leurs pères pour réaliser l'indépendance nationale, qu'ils ont toujours rêvée et qu'ils n'ont jamais obtenue. Le régime piémontais l'exploite depuis dix ans pour soulever des sentiments anti-français.

J'ai pu donner deux heures au musée, il m'a vivement intéressé. On y voit revivre toute l'histoire de la Sicile et ses civilisations successives.

Voici d'abord des inscriptions phéniciennes de Lilybée. Plus loin, les métopes de Sélinonte, un chapiteau et une cariatide d'Agrigente représentant l'art grec primitif. Ce chapiteau dorique de quatre mètres de côté, cette cariatide de neuf mètres de haut sont des œuvres de géants, qui viennent du temple de Jupiter à Agrigente.

Les métopes sont précieuses pour l'histoire de l'art. Il y en a une dizaine. Elles montrent les progrès de la sculpture grecque depuis ses débuts jusqu'à son apogée, du VIIe au IVe siècle avant Jésus-Christ. Ce sont des scènes mythologiques: un char de victoire; Persée décapitant Méduse, du sang de laquelle naît Pégase; Hercule et les Cercopes; Her­cule tuant la reine des Amazones; Junon et Jupiter; Actéon dévoré par les chiens de Diane; Minerve tuant le géant Ancelade.

Les populations d'alors avaient déjà leurs traditions mythologiques et historiques.

La poésie prenait corps sur les frises des temples.

Les plus anciennes métopes ont toute la raideur d'un dessin primitif, des poses forcées, des membres exagérés. On y retrouve les caractères de l'art égyptien. Ces deux civilisations avaient pris contact à Argos par l'invasion des Phéniciens venus d'Egypte.

Les métopes intermédiaires sont de l'époque des marbres d'Egine (Ve siècle avant Jésus-Christ). Elles représentent les combats des dieux et des géants. Les quatre plus récentes sont d'une époque déjà voisine de l'âge de Périclès. On y remarque la correction du dessin, le sentiment, la finesse des détails, avec quelque raideur encore dans les mouvements et les draperies.

Ces métopes sont le joyau du musée de Palerme, mais il y a encore bien des objets intéressants qui forment comme une synthèse de l'art de toutes les époques. Il y a quelques belles statues grecques, notamment un faune de Torre del greco; des bronzes antiques; un Hercule trouvé à Pompéï, un bélier à Syracuse; des vases grecs; des services entiers de céramique étrusque; des peintures d'appartements de Pompéï; une grande lampe chrétienne de Sélinonte, avec le Christ et les mots «Deo gratias;» des objets arabes, vases et inscriptions.

Un triptyque de l'école de Van Eyck est un chef-d'œuvre que nos grands musées doivent envier à Palerme. Quel sens chrétien, quels soins, quelle piété dans ces premiers peintres de l'école flamande! Le tableau représente, sur les volets extérieurs, Adam et Eve chassés du paradis. Quand les volets sont ouverts, le centre représente la Vierge-Mère sur son trône. C'est donc, dans l'ensemble, la nature et la grâce, la chute et la rédemption. La sainte Vierge est délicieuse. Elle est assise sur un trône ogival avec sa robe de pourpre et sa chevelure blonde flottante.

Palerme honore aussi ses propres artistes: le sculpteur Gagini, élève de Michel-Ange, représenté par une très belle Vierge et d'autres œuvres; les peintres Romano et Novelli, du XVIe siècle. Romano a la touche et le coloris des Flamands; Novelli est plutôt de l'école de Naples et d'Espagne.

Un jeune artiste, qui me faisait fort gracieusement les honneurs du musée, était fort enthousiaste de Novelli, le Raphaël sicilien.

En dehors de Palerme, à la campagne, il y a encore deux églises intéressantes.

L'une, Sainte-Marie de Jésus, église franciscaine du XVe siècle, a une vue superbe sur la ville. Elle est située sur un coteau, auprès de la grotte des géants, où l'on retrouve des ossements fossiles intéressants pour la paléontologie.

L'autre, l'église des Capucins, est célèbre par son cimetière. Les capucins sont encore là. A leur porte, de nombreux mendiants, plus pauvres qu'eux, viennent partager leur soupe. Le cimetière se compose de galeries souterraines. C'est le royaume des morts. C'est, parait-il, la société de Palerme qui est là. On y compte huit mille morts. Ils ne sont point enfouis comme les nôtres. Ils sont là visibles et s'ils ne parlent point à l'oreille, ils parlent profondément à l'âme. Ce sont d'abord de longues caisses, cadenassées comme des malles de voyage; mais sur la face, une ouverture vitrée laisse voir des corps couchés, encore vêtus, à demi conservés. Au-dessus, des squelettes, habillés de redingotes ou de robes de bure à capuchon, sont dressés sur leurs jambes, alignés et fixés au mur par leur dos. Ceux qui sont vêtus de bure sont des tertiaires de l'Ordre. Quelques fragments de chairs desséchées sont restés à ces osse­ments, quelquefois toute la peau tannée, noire, pareille à celle des momies. Tous ces morts ont les mains jointes et tiennent une pancarte qui donne leurs noms et l'époque où ils ont quitté la vie. Ils datent de 1830 à 1875.

Quel spectacle fantastique! Tous ces pauvres restes humains, sans yeux et sans lèvres, ont des poses étranges. Ils se sont tordus, affaissés, inclinés à droite, à gauche, en avant. Ils forment des groupes d'une expression effrayante. Les uns semblent parler, les autres écoutent en tendant leurs crânes où il n'y a pas d'oreilles. Quelques-uns ont le rictus du fou rire. D'autres se détournent et semblent vouloir échapper à l'anneau qui les retient là. Le Dante eût trouvé là des inspirations.

Au delà, ce sont des galeries de femmes. On ne les a pas dressées le long des murs, mais, derrière les vitres de cases superposées, on les voit couchées dans leurs plus riches toilettes. Beaucoup sont en robes de bal, en robes de soie rayée ou brochée, avec la ceinture lamée d'or ou d'argent, et l'éventail qui est le fidèle compagnon des femmes de Palerme. Les jeunes filles portent une couronne de métal doré. Elles rappellent de loin les reines endormies de nos légendes. Mais de près, quels visages informes!

Çà et là des boîtes plus petites contiennent des enfants. Une mère a même suspendu le sien le long d'un pilier, un enfant de trois ans peut-être, étonnamment conservé, et sur ce visage parcheminé elle a eu l'étrange pensée de faire poser des yeux d'émail! Est-ce pour prolonger sa vie terrestre, ou pour devancer sa résurrection éternelle?

Il y a une dernière galerie, celle des prêtres. Ils ont la soutane, le surplis, le camail, la barrette. L'impression commune des visiteurs est «qu'ils ont l'air de dormir et d'être les plus vieux de ce royaume des morts.» On éprouve la même impression dans les cimetières analogues, à Rome et à Bordeaux. Le royaume des morts nous révèle donc la longévité de ces hommes pacifiques qui gardent dans la mort le calme de leur conscience.

Ce cimetière montre assez la profondeur de la foi des Siciliens en l'autre vie. Leurs deuils aussi ont un caractère particulier. Ils ont des pleureuses, comme les Orientaux. Palerme a ses entrepreneurs de démonstrations aux funérailles, et le deuil des familles se manifeste par une inscription à la porte de leur maison, sur une écharpe de crêpe «Per la mia figlia. Per la mia sorella.» Pendant u n an ils vous disent qu'ils ont perdu leur fille ou leur sœur.

Palerme a, comme Naples, ses innombrables œuvres de bienfaisance chrétienne, trop peu connues des touristes: sa grande hôtellerie des pauvres, des ouvroirs et conservatoires de jeunes filles, des fondations de dot, des confréries de tout genre.

En allant et venant, en faisant causer mes compagnons de voiture, j'étudiais les mœurs de ce peuple. C'est une race particulière et vraiment cosmopolite. Elle a du sang des Ibères et des Sicanes qui sont venus du Nord et de l'Espagne. Elle a aussi du sang de Sem, par les Phéniciens et les Arabes. Elle est alliée aux Romains, aux Normands, aux Espagnols. Il semble que les Phéniciens, les Arabes et les Espagnols y aient laissé surtout leur empreinte.

Ce n'est plus la foule tapageuse de Naples. La race est plus fière et plus contenue. Comme à Athènes, on cause beaucoup. Jadis c'était à l'agora, aujourd'hui c'est au salon; et le salon, c'est la boutique du coiffeur. Tous les dix pas, il y a un salone, fermé sur la rue d'un simple filet de cordes. On y entre, on y reste des heures, on s'y donne rendez-vous. On y cause avant et après le lissage des cheveux. Il y a aussi le café, où l'on prend la glace, la granita. C'est au salone surtout, qu'on se livre aux combinazioni, et qu'on traite les affaires.

La salutation des Siciliens rappelle l'Espagne. C'est le baise-main pour les personnes en dignité: Vi baccio la mano. Je l'ai entendu cent fois.

Bien des coutumes et des superstitions ont survécu aux Grecs et aux Romains. Telles sont les divinations par les fleurs, les imprécations, l'exposition des morts. Parfois encore les morts sont exposés, non pas sur le lit ou dans la bière, mais assis sur un siège, avec la tète attachée au mur par un mouchoir. A Catane, parait-il, on les peignait encore au siècle passé.

On pratique encore la conjuration solennelle. Une femme du peuple iritée s'agenouille, dénoue ses cheveux, découvre sa poitrine, frappe trois fois le sol, baise la terre et commence ses malédictions contre son ennemi: «Brûlée soit ton âme!… foudroyé!… tué à coups de couteau!… empoisonné!… mort subite!… peste noire!… naufrage!… trahi par tes fils!…» Il faut, paraît-il, pour éviter l'effet redoutable de pareilles for­mules, répéter trois fois: «Eau et sel!» et cracher trois fois en l'air.

Le Sicilien croit aussi au mauvais oeil. Pour se garer de ses effets, il porte une corne de corail, ou touche une clef comme nos francs-­maçons.

Ce qui m'a vivement intéressé encore à Palerme, qui le croirait? ce sont les charrettes. Elles sont tout un poème. Les chars homériques n'étaient pas plus précieux. Elles valent tout un livre. Elles conservent les traditions de la Sicile et en redisent l'âme et la poésie. C'est pour elle le poème des siècles.

Elles sont d'abord fort jolies et du même modèle dans toute l'île. Elles sont légères et assez haut montées, grandes à peu près comme une carriole anglaise. Elles sont peintes en jaune vif avec des filets rouges et des mouchetures vertes. L'essieu porte une frise de bois et de fer découpé, figurant des fleurs et des oiseaux. Les harnais aussi sont pimpants. Ils sont pailletés, ornés de cuivre, bordés de franges rouges. Le pommeau de la sellette s'élève comme une petite tour Eiffel à quatre-vingts centi­mètres en l'air, tout garni de miroirs et de clous, et coiffé, aux grands jours, aux jours de pèlerinage à sainte Rosalie, d'un bouquet de plumes écarlates.

Mais la merveille, c'est la caisse de la charrette, où sont peints de vrais tableaux, à l'huile s'il vous plaît: deux panneaux à droite et deux panneaux à gauche. Ces tableaux varient à l'infini, au goût du proprié­taire qui les a demandés au peintre. Une légende en lettres noires indique le sujet. Toute la suite des traditions superposées de ce peuple, à l'histoire si variée, est là représentée.

C'est un vrai cours d'histoire qui trotte derrière les chevaux de Sicile.

C'est d'abord la mythologie et l'histoire de la Grèce: l'enlèvement d'Europe, le Cheval de Troie, l'incendie de Troie. C'est ensuite, et plus abondamment, les souvenirs de la grande épopée chevaleresque et des chansons de gestes, c'est comme l'illustration du Tasse et des trouvères Roland à Roncevaux, Roland sonnant du cor pour appeler Charlema­gne, la trahison de Gannelon, Charlemagne et ses preux, le duel d'Olivier, la Bénédiction de l'archevêque Turpin, Renaud de Montau­ban, fils d'Aymon, couronné empereur de Trébizonde, le débarquement de Rodomont en France, etc.

Les rois normands ont une grande place sur les charrettes, comme dans le cœur des Siciliens. Que de fois on y voit le couronnement de Roger! Six paladins, l'épée haute, entourent le roi assis sous un baldaquin.

L'épopée napoléonienne a aussi sa large place. Voyez Bonaparte à Arcole, la retraite de Russie, les adieux à la vieille garde et Waterloo. Puis ce sont les faits contemporains: le débarquement des Mille à Mar­sala, Napoléon III à Milan et même Napoléon III remettant son épée à Guillaume ler.

Il y a aussi une superbe collection d'attaques de brigands, les exploits fameux des brigands historiques.

Les sujets religieux ne devaient pas manquer non plus. Bethléem, Nazareth, Béthanie avec leurs mystères sont souvent répétés.

Le peintre de charrettes est l'artiste populaire à Palerme. Il peint ce qu'on lui demande, en copiant des lithographies, ou même d'inspiration. Et cette décoration coûte de soixante-dix à quatre-vingts francs, soit le tiers de la valeur de la charrette.

Mais les charrettes ne sont pas seules à garder les traditions popu­laires en Sicile. Le théâtre populaire et les modernes trouvères y contri­buent pour leur part. La librairie vend encore les romans de chevalerie et les histoires légendaires des temps héroïques.

Palerme compte au moins dix théâtres de marionnettes qui jouent chaque jour la paladiniera, c'est-à-dire des drames héroïques et de cheva­lerie. Les autres villes de Sicile ont gardé les mêmes coutumes. Le peuple est passionné pour les vieilles épopées. II sait depuis son enfance les noms des paladins. Il connaît leurs types traditionnels et leur caractéristique Charlemagne a le poing fermé, Roland a un oeil de travers, Olivier est légèrement obèse, Renaud porte dans ses armes un lion et Ogier une étoile. On ne se lasse pas de voir jouer la Chronique de Turpin, les Rois de France, le Roland amoureux de Bojarda, le Roland furieux de l'Arioste. Parfois on donne la prise de Troie avec le cheval de bois, et le combat des Grecs et des Troyens. Le sujet préféré est toujours la Brèche de Roland ou la mort des Paladins. Il en coûte de dix à vingt­cinq centimes pour entrer à l'opra.

Le Cantastorie est le descendant des trouvères. Il sait de longs récits, de longs poèmes et les récite chaque jour au lieu qu'il a adopté, sous un arbre des promenades, sous le porche d'une église ou dans une modeste boutique. Après avoir fait le signe de la croix, il conte pendant deux heures les exploits et les amours des chevaliers. Les auditeurs serrés autour de lui se passionnent pour les héros et leurs exploits et honnissent les traîtres. Ils pleurent avec les vaincus. Ils récompensent ensuite l'Aède en lui donnant… deux centimes.

Ces délassements ne seraient-ils pas plus sains pour nos populations, que le théâtre moderne si profondément immoral, et le cabaret avec l'absinthe, la Lanterne et l'Intransigeant!

VI
Les fêtes religieuses à Palerme

On donne à Palerme un grand éclat aux cérémonies religieuses. Les fêtes de Pâques y rappellent les splendides solennités que nos tou­ristes, avides d'émotions, vont contempler chaque année à Séville. Palerme a gardé en beaucoup de choses les coutumes espagnoles.

Au temps de la Passion, on ne se contente pas à Palerme de jeter un modeste voile violet sur quelques statues. Le deuil est plus solennel. Un grand rideau théâtral, représentant quelque scène de la Passion, s'élève jusqu'aux voûtes et cache le maître-autel. C'est un simple autel portatif, qui sert aux cérémonies de la sainte quinzaine.

L'agonie, l'ecce homo ou le calvaire, telles sont les scènes représen­tées le plus souvent sur ces toiles gigantesques. Ces tableaux, dans de telles proportions, produisent une impression profonde. Ce peuple impres­sionnable et facile à émouvoir entre ainsi pleinement dans les sentiments du grand deuil de l'Eglise.

Toutes les villes de la Sicile ont, le Vendredi Saint, des processions de deuil. Palerme en a quatre très suivies, formant de longs cortèges où les cris des pleureuses entraînent l'émotion générale. Ce peuple garde vraiment une foi naïve et sincère, qui doit lui mériter le pardon de bien des défauts.

La première procession, le matin, est celle des Camerieri ou des domestiques. Ils ont leur confrérie et leur chapelle. Ils sont fort nom­breux et les nouveaux venus apportent de la campagne un appoint tou­jours nouveau de foi simple et profonde.

La seconde, à dix heures du matin, est celle de la Confrérie des Cochers. Eux aussi ont leur chapelle. Comme à Rome, ils étaient autrefois profondément religieux. Grands amis de la Madone et de sainte Rosalie, ils ne manquaient pas de mettre au front de leurs che­vaux une médaille protectrice. Mais le petit journal juif les perd. Ils ont le' loisir de le lire sur leurs sièges. Ils prendront l'habitude de blas­phémer sans répit et de voler à qui mieux mieux. Il paraît que c'est là le progrès. Le journal de Palerme constate qu'ils ont été moins nom­breux à la procession de cette année.

L'après-midi, il y a la procession de la Confrérie de la Sainte-Trinité, puis celle de la paroisse de Sainte-Lucie au Borgo. C'est celle-ci la plus intéressante. Elle est suivie par une grande foule où se mêlent toutes les classes de la Société.

On porte dans un cercueil vitré un simulacre du corps de Jésus­Christ, couvert de plaies livides. L'urne est portée par des confrères au milieu des cierges allumés et des cantilènes funèbres. Auprès de l'urne se tiennent, la lance à la main, des gardes juifs casqués et cuirassés. La foule suit, émue jusqu'aux larmes à ce spectacle attendrissant.

La statue de la Mère de douleurs a sa procession à part. Elle sort de l'église par une autre porte et fait un autre circuit. Mais les deux pro­cessions se rencontrent à un carrefour déterminé. La statue de la Mère est portée jusqu'au cercueil du Fils, puis elle le suit jusqu'au retour dans l'église. Cette rencontre émouvante arrache les larmes des assistants.

Mais le progrès viendra. Le deuil du Christ sera remplacé par les courses, les festivals et la procession du bœuf gras. Je me demande qui pourra gouverner ce peuple quand les impressions morales produites par les fêtes religieuses auront fait place à des joies profanes et malsaines où toutes les passions trouveront un aliment.

L'office du Samedi Saint est bien émouvant aussi à Palerme. Toutes les églises sont en deuil depuis la sainte quinzaine. Depuis deux jours les sonneries, ordinairement si joyeuses et si fébriles en Sicile, ont fait place à un morne silence. Des cierges de mort brûlent sur l'autel, et la crécelle fait entendre ses grincements sinistres. Après ces préludes dou­loureux, la fête de la Résurrection a un caractère d'immense allégresse et de profonde douceur.

A l'heure marquée, le rideau funèbre se lève, et la statue de Jésus ressuscité apparaît sur le maître-autel, entourée de lumières. Les cloches joyeuses annoncent la résurrection du Juste. On chante avec ardeur le Gloria et le Resurrexit. Les âmes s'ouvrent à la joie.

Elle était si triste, si poignante, cette image du Christ sanglant, cou­vert de plaies et agonisant sur le bois infâme! La piété voit la divine figure du Christ ressuscité si belle, si rayonnante de lumière, si expres­sive dans son regard de paix et de pardon. Il semble entendre les anges chanter le Resurrexit.

La nature elle-même ne dit-elle pas sa joie? Ne sont-ce pas les jours du beau soleil de printemps et de l'épanouissement des fleurs? Nos morts aussi ne sortent-ils pas en nombre ce jour-là des ténèbres du purgatoire? Pâques ne redit-il pas tout le réveil de l'humanité par le christianisme, la paix et la charité apportées à la terre

Le jour même de Pâques, j'assistai à l'office pontifical à la cathé­drale. Sauf à Rome, je n'ai rien vu de plus solennel. C'était le cardinal Celesia, de l'ordre de Saint-Benoît, qui officiait. Une grande statue du Christ ressuscité dominait l'autel. L'entrée du clergé nie laissa tout ému, tant le cortège avait de pompe et de grandeur.

Après les camériers du cardinal en livrée, s'avançait le séminaire en soutanes violettes et rochets brodés. Puis une longue série de chape­lains et de chanoines de second ordre avec mosettes et hermines. Après cela venait le massier, un beau massier vêtu de soie rouge avec une perruque poudrée à la Louis XIV. Puis vingt-quatre chanoines mitrés semblables à autant d'évêques. Voici venir ensuite les officiants: d'innom­brables enfants de chœur aux costumes voyants, des parati nombreux portant des tuniques et des chasubles, les sous-diacres et diacres grecs et latins, les diacres d'honneur, puis le cardinal et ses chanoines assistants. Les flabelli et le pavillon rouge du cardinal l'accompagnent jusqu'à l'autel.

L'assistance est nombreuse. Elle serre ses sièges dans le haut de cette immense nef qui n'est pas remplie.

Les diacres grecs chantent l'épître et l'évangile à leur tour. Ils font leurs encensements si originaux. Après le Sanctus, on chante l'Agios avec le ton plaintif des mélodies grecques. C'est que Palerme a une paroisse et un séminaire grecs. La Sicile et la Calabre comptent environ 40.000 grecs-unis.

Un chanoine nous donne un sermon très classique et fort bien dit, mais avec une voix faible. Il nous rappelle le dogme de la résurrection, ses prophéties, ses figures, ses preuves, et ses principales applications morales: la réforme de la vie et l'espérance du ciel.

Après l'office, le cardinal est reconduit à son palais avec la même pompe et au son joyeux des cloches. Vraiment rien n'égale la dignité et la noblesse de nos fêtes chrétiennes.

Beaucoup de villes et de villages de la Sicile et des Calabres ont des coutumes particulières et de curieux usages dans ces grands jours. Le Vendredi Saint, à la campagne, on ne balaie pas la maison en signe de deuil. On ne se sert pas de couteaux à table, en haine de la lance qui a blessé le Cœur de Jésus. On évite de compter de l'argent pour ne pas réveiller le souvenir des trente deniers. Est-ce là de la superstition? Je pense qu'il faut y voir plutôt une manière particulière et un peu dramatique d'exprimer des sentiments pieux.

Un autre usage bien touchant est celui qu'ont les mamans de faire marcher leurs bébés quand on sonne le Gloria de la résurrection. Il leur semble qu'il y a à ce moment-là dans toute la nature une grâce de vie et une vigueur nouvelle. Elles mettent debout ces petits êtres, âgés de quelques mois; et souvent sans doute leur foi a obtenu quelque progrès mystérieux dans le développement de l'enfant.

Quelques villes ont des cérémonies particulières.

A Prizzi, c'est le dimanche des Rameaux. La cérémonie prend l'aspect d'une cavalcade. L'ânesse suivie de l'ânon est montée par le prêtre, qui porte à la main le rameau d'olivier. Il est suivi des douze apôtres, qui caracolent sur de magnifiques poulains. La cavalcade entre à l'église. L'ânesse va jusqu'au maître-autel. Elle est toujours ensuite traitée avec égards par le propriétaire qui l'avait prêtée pour la cérémonie.

A Casteltermini, à la solennité de la Résurrection, on représente une scène, moitié burlesque, moitié sérieuse, que l'on appelle en sicilien l'Abballù de li diavuli, ou le Renversement des diables. Un grand nom­bre de personnes se costument en diables avec des cornes à la tête et des chaînes aux mains. Un homme de grande stature représente la mort. Il accourt à cheval, descend et frappe d'une flèche une personne de la foule amassée sur la place de l'église. Les diables sautent de joie, se pré­cipitent sur la personne frappée comme sur une proie assurée et la char­gent sur leurs épaules pour l'emporter en enfer. Le condamné trépigne et la foule, assurée que tout finira bien, rit aux éclats. Alors apparaît la Mère du Sauveur et devant elle la Mort et les démons tombent à terre. Des anges les enchaînent et les emmènent. C'est une représentation populaire de l'intervention de Marie pour le salut des âmes.

A Sulmona, le matin de Pâques, la ville est pavoisée. La procession sort vers dix heures de l'église «Sainte-Marie du tombeau.» On voit défiler une foule de statues de Saints et de Saintes. C'est le cortège triomphal du Christ. Les Saints vont en avant, sans autre hiérarchie que celle marquée par la dévotion des fidèles. Il y a là saint Pierre, saint Jean-Baptiste, saint Joseph d'Arimathie, saint Pierre Célestin, saint Thomas, saint Nicodème, saint Jean l'évangéliste et saint André. Puis ce sont les Saintes: sainte Anne, sainte Madeleine, sainte Marie Salomé, sainte Marie Cléophas, etc. En dernier lieu vient la statue du Christ ressuscité.

Et la Madone où est-elle? Elle est cachée dans une maison au fond de la place.

La procession s'avance et sur la place elle se groupe autour d'un arc triomphal qui abrite la statue de Jésus déposée sur un autel. Alors commence une scène qui rappelle la naïveté des mystères du moyen âge. Les Saints vont à la recherche de la Madone, qui ne sait pas encore la résurrection de son Fils. Ils descendent au fond de la place. Ils trouvent la Madone. Celle-ci ne veut pas croire. Elle sort hésitante. Elle s'avance lentement vêtue d'une robe brune. Elle commence à voir le Christ. - ­Est-ce lui?… Peut-être… Oh! oui, le voilà. - En un instant son man­teau noir tombe. Au lieu d'un mouchoir à la main, elle a un bouquet de fleurs. - Curieuse pantomime où les mouvements imprimés à la statue par ses porteurs représentent les sentiments de la sainte Vierge. - En même temps, des colombes et des hirondelles qu'on tenait en cage reçoivent la liberté: gracieux symbole de résurrection. La musique entonne alors un hymne de victoire, les pétards éclatent dans les airs. Le peuple s'émeut, il crie, il pleure et il prie.

Il y a là tout un système de drame populaire et sacré. C'est un de ces mystères du moyen age qui ont précédé et préparé le théâtre moderne.

À Rocca-Caramarita, la messe de la résurrection est aussi accom­pagnée d'une scène fort curieuse. Près de l'autel, du côté de l'épître, on plante une grande branche d'arbre. Au pied de cet arbre, des simulacres représentent Judas et Caïphe, qui semblent discuter entre eux. Judas voudrait restituer à Caïphe la bourse de trente deniers, mais celui-ci n'en veut pas. Au Gloria in excelsis, Judas se pend à l'arbre et meurt. Alors les cloches sonnent la fête.

Il faut avoir affaire à des populations encore bien simples et bien naïves pour pouvoir mêler ces jeux d'enfants aux mystères sacrés de l'autel sans en compromettre la gravité.

Heureuses les populations qui préfèrent les fêtes religieuses et les mystères sacrés à nos drames passionnés et à nos comédies graveleuses! Que de ressources trouverait un gouvernement chrétien dans ces races qui ont gardé la simplicité antique! Il y a là, avec des corps vigoureux, des âmes qui n'ont pas été énervées et affaiblies par toutes les ivresses d'une civilisation trop avancée.

VII
Légendes païennes de la Sicile
Le règne de satan avant l'ère chrétienne

La Sicile est la terre classique de la mythologie. Jupiter régna sur l'Etna, où il tint écrasé le titan Encelade. Cérès était la divinité principale de l'île. Sa fille Proserpine et ses compagnes, Diane et Minerve, passèrent leurs premières années dans les plaines d'Enna. C'est là que Pluton enleva Proserpine. Vénus se plaisait sur les sommets de l'Erix. Daphnis, fils de Mercure, inventa la poésie pastorale en Sicile pour charmer Diane dans ses chasses. Vulcain préparait les foudres de Jupiter dans ses foyers de l'Etna, aidé par les troupes des hideux Cyclopes. Ulysse délivra ses compagnons de la caverne où Polyphème les tenait enfermés.

J'ai eu le temps de songer à tous ces souvenirs en allant de Palerme à Syracuse, et mes réflexions me confirment dans l'opinion que je me suis formée depuis longtemps sur la mythologie. Elle a sa base dans la révélation et dans les traditions primitives. Elle s'en éloigne davantage avec la distance et les siècles. La poésie et l'imagination populaire, favorisées par le démon, qui avait tout intérêt à défigurer la tradition et à s'implanter à la place de Dieu, ont fait de la mythologie chez les peuples païens un amas confus de conceptions bizarres et variées, où l'on reconnaît avec peine les traits primitifs.

Les fils de Noé emportaient de Babel, dans leur dispersion, les traditions anciennes: l'existence d'un Dieu suprême, créateur et maître absolu de toutes choses, une vague notion de la Trinité, les circonstances de la création, la chute des anges, le péché d'Eve, la promesse d'un rédempteur, le déluge.

Les trois branches de la famille de Noé gardent pendant quelque temps leurs traditions assez pures.

L'Egypte nous offre les plus anciens souvenirs de la race de Cham; la Chaldée et l'Assyrie, ceux de la race de Sem; la Médie et la Perse, ceux de la race de Japhet.

Que se passa-t-il en Egypte?

D'après M. Lenormant, qui fait autorité pour l'histoire de l'Orient, les Egyptiens auraient, à l'origine, reconnu un Dieu unique. Les dieux multiples qu'on trouve chez eux ne seraient que des noms différents du Dieu unique ou des déformations populaires de la religion.

Le souvenir de cette croyance primitive est resté dans leurs inscrip­tions et papyrus. Ammon-Râ est pour eux le Dieu suprême. Ammon-Râ est un être parfait, éternel, tout-puissant, qui a tout créé et n'a pas été créé lui-même. Les autres dieux ont été créés par lui.

M. Seignobos, dans son histoire d'Orient, cite, d'après les monu­ments Egyptiens, quelques hymnes chantés par les prêtres de l'Egypte. Ces hymnes ne seraient pas trop disparates dans notre liturgie. En voici quelques passages

«Oh! lève-toi, Ammon-Râ, qui te crée toi-même!… Seigneur de la demeure mytérieuse! Etre caché dont on ne connaît pas l'image! Si élevé qu'on ne peut l'atteindre! Seigneur des années, qui donne la vie à qui lui plaît…

Il a créé le sol, l'argent, l'or, les pierreries. Il fait les herbes pour le bétail, les plantes pour les hommes. Il fait vivre les poissons dans l'eau, les oiseaux dans l'air, en donnant le souffle aux êtres enfermés dans un neuf…

Tous les hommes sortent de son regard. - Salut à toi, lui disent-ils tous; nous nous prosternons devant toi qui nous a créés. Tu es béni de toute créature au plus haut des cieux, dans toute la largeur de la terre, au plus profond des enfers. Les dieux s'inclinent devant ta sainteté. Les âmes exaltent celui qui les a créées. Elles te disent: Sois en paix; Père des pères de tous les dieux, créateur des êtres, formateur des choses, roi souverain, chef des dieux.

Tu repousses le méchant. Tu as anéanti la valeur de l'impie; l'adversaire de Ra tombe dans le feu… Fort est Ra, faible est l'impie! Haut est Ra, l'impie est à terre! Grand est Râ, petit est l'impie! Lumi­neux est Ra, obscur est l'impie! Bon est Ra, mauvais est l'impie! Puissant est Râ, faible est l'impie! O Ra! donne longue vie au Pharaon! donne le pain à sa bouche, l'eau à ses lèvres, le parfum à sa chevelure!»

Ammon-Râ plus tard a été confondu avec le soleil et il est devenu le simple chef d'une des triades honorées en Egypte!

De même chez les Chaldéens et les Assyriens, il y avait une divinité suprême nommée El, assez vague et commune à tous les peuples sémi­tiques. Les Assyriens l'ont appelée ensuite Assour, les Phéniciens l'ont nommée Bel ou Baal.

Chez les Mèdes et les Perses, c'est Ormuzd lé dieu suprême. On l'appelle aussi l'éternel, Zervane-Akérène (le temps sans limite). Ormuzd est le dieu bon, le dieu créateur, le dieu de tous les hommes, le dieu de la vie, de la pureté et de la vérité2).

Ce n'est que plus tard que les Perses arrivent au dualisme et font de l'ange révolté, Ahriman, un second dieu qu'ils apaisent par des sacrifices. Cette tradition va s'affaiblissant. Cependant tous les peuples gardent la croyance vague à un Dieu suprême ou du moins supérieur aux autres.

Chez les Aryas, dans les livres sacrés des Vedas, Agni est appelé le dieu suprême.

Aux Indes, Para-Brahma surpasse tous les dieux, c'est le dieu existant par lui-même.

En Chine, Li ou Tao est appelé la Raison suprême. Chang-ti ou Tien est appelé le dieu créateur.

Chez les Slaves, Bog est appelé le père des dieux.

Chez les Grecs et les Romains, c'est Jupiter qui est le père des dieux et le roi du ciel.

«Zeus est le chef des dieux et le maître des hommes, dit Homère. C'est lui qui donne le pouvoir aux rois, lui qui envoie le bonheur et le malheur.»

L'idée de Trinité avait aussi été révélée par Dieu, au moins d'une manière vague et sommaire dès le commencement. Dieu ne dit-il pas dans la Genèse: «Faisons l'homme à notre image» et «Voici qu'Adam est devenu comme l'un de nous.»

Cette notion se retrouve partout, mais la connaissance de l'unité se perd et la trinité devient un groupe de trois dieux.

Dans les Védas, c'est Agni, Indra et Soma. Aux Indes, c'est Brahma, Vichnou et Siva.

En Egypte, c'est Ammon, Maut et Kons à Thèbes; Osiris, Isis et Horus à Abydos.

En Assyrie, c'est Anou, Baal et Ea.

Au Japon, c'est le maître du ciel et ses deux auxiliaires.

En Chaldée, en Assyrie, en Chine, les dieux sont aussi groupés par trois.

En Scandinavie, c'est Odin, Vili et Vé.

En Grèce, c'est Zeus, Poséidon et Hadès. A Rome, c'est Jupiter, Neptune et Pluton qui se partagent le ciel, la terre et les enfers.

La sagesse incréée qui était avec Dieu dès le commencement (Cum eo eram cuncta componens, - Ante luciferum genui te), n'est-elle pas rappelée par Minerve, fille de Jupiter, née de lui seul, sortie de son cerveau et déesse de la sagesse et des conseils (Athéné boulaia.)

La connaissance des anges et des démons s'est transmise partout. La Perse a ses bons anges, les Yzeds. Les Chaldéens et les Assyriens connaissaient des génies ailés, serviteurs des dieux, Les Grecs, les Romains, les Chinois ont leurs bons génies.

Dans Homère et les traditions grecques, nous voyons Zeus aidé par les géants qui sont les bons génies, renverser les Titans qui sont les démons.

Les démons sont connus partout. La Perse a ses Djinns et ses Dévas; l'Inde a ses Mara; la Grèce et Rome ont les Titans, les Cyclopes, Typhon, l'Hydre, les Erynnies, les Harpyes, etc.

L'Egypte a Set meurtrier d'Osiris et Apap, le monstrueux serpent.

Les Etrusques ont Tuculcha, un démon hideux, aux bras enroulés de serpents.

Les Assyriens et les Chaldéens ont des esprits malfaisants, esprits de ténèbres et tendeurs de pièges.

Partout aussi on retrouve la notion d'un dieu rédempteur.

En Perse, c'est Atar, fils d'Ormuzd, qui détruit les créations nuisibles.

En Egypte, c'est Horus qui venge son père Osiris et qui combat contre Set le démon de l'obscurité.

En Scandinavie, c'est Forséti, qui vaincra Loki, le dieu du feu et de la destruction, et qui règnera à la place d'Odin.

N'est-ce pas la même tradition qui a produit le mythe d'Apollon? Apollon est le dieu civilisateur et guérisseur de tous les maux. Il est fils de Zeus, il combat les monstres et les dragons, c'est un dieu justicier. Il expie par l'exil sa victoire sur le serpent Pithon. Il a pour symboles le laurier et l'olivier. Il purifie les meurtriers souillés du sang de leur victime en les touchant avec la branche de laurier, comme le véritable Apollon purifie les pécheurs par le bois de sa croix.

La légende d'Hercule a beaucoup emprunté aux traditions, Eschyle nous le montre délivrant Prométhée qui représente toute l'humanité coupable. Ses grands travaux ne symbolisaient-ils pas la rédemption? Il tue le lion de Nemée qui dévorait les hommes. Il tue l'hydre de Lerne, monstre qui avait neuf têtes de serpent. Il tue le sanglier d'Erymante, les oiseaux monstrueux du lac Stymphale. Il purifie les étables d'Augias. Il rouvre le jardin des Hespérides, où l'arbre au fruit d'or est gardé par un dragon couleur de feu, qui ne laisse approcher personne.

Les Perses ont la notion d'une lutte continuelle entre les dieux bons et les dieux mauvais (anges et démons). Mais un jour viendra, disent-ils, où les démons seront définitivement vaincus. Les ténèbres, la mort, le mal disparaîtront. Ce sera le règne de la lumière, de la vie et de la vérité. En Scandinavie aussi, le peuple garde la tradition de la chute des anges sous la forme de la lutte des dieux et des géants. Le dieu Surt soutient la lutte contre le génie-serpent Nidhug.

Le souvenir de la création en six jours faisait également partie du trésor commun de la tradition. Les Assyriens et les Babyloniens, l'ont conservé. Les Perses parlent de la création en six périodes.

Ce n'est pas tout. Les premiers souvenirs historiques se retrouvent, défigurés comme la révélation primitive, dans les fables et les traditions populaires.

Adam, c'est Prométhée, qui a voulu dérober le feu du ciel (la lumière de la science du bien et du mal), et qui est puni et enchaîné pour des siècles, jusqu'à ce que vienne le Sauveur symbolisé par Hercule.

Eve, c'est Pandore. Elle a été faite d'argile, dit la fable, et animée par une étincelle du feu céleste (il y a là confusion avec Adam); et par sa curiosité, elle est l'auteur de tous les maux de l'humanité.

N'est-ce pas Eve aussi que représentaient les déesses de l'Olympe sous leurs divers noms, Junon, Cérès, Vénus, déesses de la beauté, de la fécondité et aussi de la séduction?

Homère nous dit que Zeus avait épousé Héra (Junon) dans le jardin merveilleux des Hespérides, où règne un printemps éternel et où les arbres portent des pommes d'or. Il y a là un souvenir assez manifeste d'Eve et du paradis terrestre.

Ce Mars (Arès) qu'on retrouve partout, dieu de la guerre et de la colère, qui a pour sœur Eris, la discorde, et pour auxiliaires les Kères, démons de la mort violente, ne serait-ce pas Caïn?

Tubalcaïn, le premier forgeron, n'est-ce pas Vulcain, Héphaistos chez les Grecs, Fta en Egypte, Toahstri le forgeron divin aux Indes? Vulcain est bien, comme Tubalcaïn, l'inventeur de l'art de forger le fer.

Les inventeurs de l'art pastoral et de la musique Jabel et Jubal, ne seraient-ils pas rappelés par Pan et Mercure?

Le souvenir du déluge se retrouve partout, en Assyrie, en Grèce, en Scandinavie.

Deucalion, disent les Grecs, averti par son père (Prométhée) cons­truisit une arche de bois où il s'enferma avec sa femme. Tous les autres hommes furent noyés. Pendant neuf jours, l'arche flotta sur les eaux, puis elle échoua au sommet d'une montagne. Deucalion et sa femme en sortirent et offrirent aussitôt un sacrifice à Jupiter, puis ils repeuplèrent la terre en semant des pierres. Ce dernier trait n'est-il pas un vague souvenir de la tour de Babel, où il y eut des pierres amoncelées, puis des hommes dispersés?

Chez les Grecs aussi, la messagère des dieux, Iris, a pour écharpe l'arc-en-ciel. Ce signe ne fut-il pas en effet un message divin après le déluge?

Le récit scandinave du déluge n'est pas moins curieux. Odin tua le géant Ymir. Le sang d'Ymir inonda la terre et noya tous les géants. Seuls Gerhelmir et sa femme se sauvèrent par une barque.

Noé, n'est-ce pas encore Bacchus? Bacchus est le dieu du vin et de l'ivresse. Homère raconte qu'il perdit sa mère Sémélé (la terre) et qu'il fut élevé dans une ile par les Hyades, nymphes de la pluie.

Quand bien même l'une de ces attributions serait risquée, l'ensemble ne laisse pas de doute.

Mais ce que je veux faire remarquer surtout, c'est l'art infernal avec lequel le démon a jeté la confusion dans toutes les traditions pour arriver à se faire adorer.

Dans les premiers temps, après le déluge, la tradition est encore intacte, les peuples naissants adorent un Dieu suprême et attendent le Rédempteur. Mais bientôt le démon multiplie les dieux pour trouver sa place parmi eux, et, quand il peut, il se fait passer lui-même pour le dieu suprême.

Nous avons vu comment il a fait trois dieux avec le dieu unique, qui règne au ciel, sur la terre et dans les enfers. Puis tous ces personnages de la tradition qu'on honore ou qu'on craint, les anges, les démons, les hommes les plus marquants, il en fait des dieux.

Se sentant lui-même haï et redouté, il se fait offrir des sacrifices qui ont pour but de l'apaiser. Il partage ainsi les hommages des hommes avec le Dieu bon et créateur. En Perse, sous le nom d'Ahriman, il pré­tend égaler Ormuzd. En Phénicie, sous le nom de Moloch, il demande des sacrifices de jeunes enfants.

Ne pouvant pas déraciner le culte d'un dieu suprême, et désirant l'accaparer pour lui-même, il fait en sorte que le dieu suprême adoré partout soit un dieu révolté qui a détrôné son père. Cronos en Grèce a détrôné Ouranos. - Zeus a détrôné Cronos ou Saturne. - Jupiter chez les Latins a détrôné Janus. - Indra, aux Indes, a détrôné Varouna. - Les divers chefs des Triades en Egypte ont détrôné Amman-Rà. -­Baal en Assyrie et Phénicie a détrôné Anon.

Tous ces dieux révoltés ne représentent-ils pas Satan? Tout le paganisme est donc l'histoire de son règne.

La Sicile a donc été, avant le christianisme, une des provinces du règne de Satan. Aussi, je maudis de tout mon cœur son Jupiter, son Pluton et ses Cyclopes, et je déplore l'étrange abus qu'elle a fait de toutes les traditions primitives, en divinisant tout, excepté Dieu lui-même.

VII
L'art grec en Sicile
au service du règne de Satan
Ségeste. - Sélinonte. - Agrigente

La Sicile et le sud de l'Italie ont été pendant plusieurs siècles comme un prolongement de la Grèce. On y trouvait la civilisation raffinée d'Athènes.

Dès le VIIe et le VIe siècle avant l'ère chrétienne, la Sicile et l'Italie du sud possédaient des temples superbes, rivaux de ceux d'Athènes, de Delphes et d'Olympie. Quelques-uns sont encore debout, au moins en partie, à Ségeste, à Sélinonte, à Agrigente, à Syracuse, à Paestum, à Crotone, à Métaponte, à Tarente.

Les théâtres de Syracuse, de Taormine, de Ségeste, de Tyndaris, de Catane égalent les plus beaux de la Grèce.

Pour la peinture et la sculpture, Zeuxis et Myron avaient enrichi de leurs chefs-d'œuvre les temples de la Sicile et de la grande Grèce. Verrès le savait bien, quand il enlevait de force les statues artistiques de Ségeste et d'Agrigente et les remplaçait par des bronzes vulgaires.

Pour la poésie, Pindare et Sapho eux-mêmes ont séjourné en Sicile. Stésichore, le poète qui a créé ou perfectionné les chœurs de la tragédie, était d'Himéra, il a vécu à Catane. Théocrite a écrit ses idylles à Syracuse.

Eschyle est mort à Géla où il faisait représenter ses tragédies. Epicharme a écrit ses comédies pour Syracuse.

Pour la philosophie, Platon a séjourné souvent et longuement à Syracuse. Xénophane y mourut. Simonide a vécu aussi en Sicile. Pythagore était de Crotone: c'est dans la Sicile et la grande Grèce que sa doctrine fit école.

Pour les sciences, à Pythagore il faut ajouter Archytas de Tarente, Empédocle d'Agrigente, Archimède de Syracuse. Quel pays au monde n'envierait de pareils hommes?

Comme orateurs, la Sicile eut Tisias, le maître d'Isocrate. Elle eut aussi les rhéteurs Gorgias et Lisias.

Pour l'histoire, Hérodote était de Thurii et Diodore d'Agyrie.

Pour l'art encore, rappelons les mosaïques retrouvées en Sicile, ses beaux vases et ses médailles, les plus belles du monde.

La Sicile, pour l'art, la littérature et la science, partage donc entièrement la gloire de la Grèce. C'est la Grèce elle-même qui s'étendait d'ailleurs, par l'influence de sa langue, de sa puissance et de son génie, depuis l'Asie mineure jusqu'au cap Lilybée.

Comme monuments helléniques en Sicile, il reste surtout les grandes ruines de temples de Ségeste, de Sélinonte et d'Agrigente.

Ségeste a son beau temple de Cérès. Il est entouré de trente-six colonnes. Il s'élève majestueusement sur une colline de trois cents mètres de hauteur. C'est un des temples doriques les mieux conservés de la Sicile, et il produit la plus grande impression par ses lignes simples et harmonieuses, au milieu du désert et des magnifiques montagnes qui l'entourent.

Ces vieux temples de Sicile, qui datent pour la plupart du Ve siècle avant Jésus-Christ, sont tous dans le style dorique. Ce style, du reste, était le plus répandu en Grèce. Les principaux temples d'Athènes, d'Olympie, d'Egine étaient doriques, comme ceux d'Agrigente, de Syracuse, de Sélinonte et de Paestum. L'ordre corinthien, caractérisé par sa décoration de feuilles d'acanthe, ne fut en Grèce qu'une exception. On le trouve à Bassae et à Milet. L'ordre ionique, caractérisé par les volutes de ses chapiteaux, n'était pas non plus très répandu en Grèce. On le trouve au beau temple de l'Erechteion à Athènes.

L'ordre dorique parait être l'ordre primitif, commun aux races chamites et sémites des rivages de la Méditerranée. On en trouve les éléments dans les monuments les plus archaïques de l'Egypte, de l'Etrurie, de la Palestine et de la Grèce. L'influence de l'Egypte sur la Grèce est un fait historique. Danaos, Pélops et Cécrops avaient amené des contingents égyptiens parmi les premières populations de la Grèce.

Ce style dorique a vraiment de la grandeur. Il est harmonieux et majestueux. Il était digne de servir à la gloire du vrai Dieu. Comment les païens ont-ils été si bien inspirés? Mais n'en est-il pas de la perfection de leurs monuments comme des vertus naturelles qu'ils ont pratiquées? Tout récemment, à l'Académie, M. le duc de Broglie rappelait une réflexion de Jean-Jacques Rousseau, qui s'étonnait de voir l'antiquité élever des autels à des dieux adultères et meurtriers et fournir en même temps des hommes vertueux et des femmes chastes.

C'est, répondait le philosophe, que la sainte voix de la conscience l'emportait sur l'exemple des dieux de la mythologie.

C'est ainsi qu'un idéal élevé et pur l'emportait dans l'âme des artistes sur les conceptions qu'aurait pu inspirer le dévergondage de l'Olympe.

Ce temple de Ségeste était resté dans mes souvenirs d'écolier. Au récit de la troisième guerre punique, j'avais vu Scipion l'Africain resti­tuant aux pieux habitants de Ségeste la belle statue de Cérés que les Carthaginois leur avaient prise.

Et en traduisant les discours de Cicéron contre Verrès, j'avais compati au deuil à la fois artistique et religieux des mêmes habitants, qui suivaient jusqu'à la côte leur belle statue, ravie de nouveau par le proconsul Verrès et qui l'accompagnaient avec des fleurs et des encensoirs. Ces gens étaient religieux à leur manière et le bon Dieu trouva sans doute parmi eux des âmes qui observèrent la loi naturelle et qui purent être sauvées. Le moyen âge, avec le Dante, plaça Virgile au purgatoire. Ne soyons pas plus rigoureux que ces âges de foi.

Après Ségeste, je visitai Sélinonte. On trouve encore là les ruines de sept temples. Un tremblement de terre a couché ces ruines, comme le souffle d'un enfant renverse un château de cartes.

Les temples s'élevaient sur deux collines, séparées par un cours d'eau marécageux qu'Empédocle avait desséché. Le temple d'Apollon avait des proportions colossales, c'était l'un des plus grands qu'aient bâtis les Grecs. Les campagnards appellent ces ruines les Colonnes des géants, i pilieri dei giganti. J'ai décrit dans une autre lettre les sculptures de Sélinonte, fragments de métopes réunis au musée de Palerme et où l'on remarque les progrès de l'art, depuis les formes archaïques et semi-égyptiennes du VIIe siècle, jusqu'à l'art délicat et raffiné du siècle de Périclès.

Il me reste à décrire la grande cité d'Agrigente, la rivale de Syracuse, d'Athènes et de Carthage. Les Grecs l'appelaient Acragas, et Pindare la regardait comme la plus belle ville des mortels.

C'était une colonie de Rhodiens et de Crétois. Les Rhodiens, race mêlée de Grecs et de Phéniciens, avaient apporté là le culte de leur Minerve de Rhodes et celui de Jupiter Atabyrius, le Moloch du mont Thabor.

Trois noms dominent l'histoire ancienne d'Agrigente, Phalaris, Théron et Empédocle. Phalaris, c'est le tyran cruel. Architecte du temple de Jupiter, il s'est emparé du pouvoir, qu'il exerce avec cruauté. Il fait périr ses ennemis par un supplice affreux en les enfermant dans un taureau d'airain qu'il fait ensuite rougir au feu. Il a laissé un nom exécré dans l'histoire.

Théron au contraire a exercé le pouvoir pour le plus grand bien du peuple. Allié avec Gélon de Syracuse, il étendit le pouvoir d'Acragas jusqu'à la côte septentrionale, où il s'empara sur les Carthaginois de la ville d'Himère. Les deux alliés battirent près d'Himère une armée de trois cent mille hommes et ils eurent l'heureuse inspiration d'imposer aux Carthaginois comme condition de paix, la cessation des horribles sacrifices d'enfants que ce peuple offrait à Moloch.

Théron acheva la construction d'Acragas. Il en fit une ville riche, artistique et prospère Elle comprenait l'Acropole, sur la colline où se trouve la ville moderne, et la cité qui s'étendait entre les rivières Acragas et Hypsas. Ce sont ses ruines que nous admirons encore aujourd'hui. Les innombrables esclaves pris à Himère furent employés aux travaux de la nouvelle ville. Ils firent les nivellements, construisirent les canaux et les remparts, et élevèrent ces temples grandioses dont les ruines font encore notre admiration. Ils creusèrent aussi un grand vivier dans la vallée et un port à la côte.

Théron fut le Périclès ou l'Auguste d'Agrigente.

Un demi-siècle après, Empédocle lui donna une constitution répu­blicaine. Il fit achever son port. Elle devint l'entrepôt du commerce de Carthage avec la Sicile. Ce fut bientôt une grande ville, riche et voluptueuse. Elle compta jusqu'à huit cent mille habitants. Mais elle perdit sa vigueur avec sa pauvreté. Les Carthaginois conduits par Himilcon et Annibal s'en emparèrent en 406.

Un siècle et demi plus tard, en 262, elle passa sous la puissance de Rome.

L'apôtre Pierre passa là en l'an 44. Il y fit quelques prosélytes et y laissa pour évêque un de ses disciples, saint Libertinus. L'œuvre de Pierre fut plus durable que celle de Théron et d'Empédocle. Il ne bâtit pas de temples somptueux, mais il sema la vérité évangélique, et celle-ci eut bientôt fait de discréditer Jupiter, Junon, Vénus et tout l'Olympe. Agrigente se convertit rapidement au christianisme.

Les Sarrasins s'en emparèrent en 828 et en firent une rivale de Palerme.

Au XIe siècle, c'est le tour des Normands. Le comte Roger prend Agrigente en 1086, y fonde un évêché, le dote richement et d'accord avec le S. Siège y installe saint Gerlando pour premier titulaire.

Peu de villes antiques offrent des ruines aussi considérables. C'est un vaste musée du Ve siècle avant Jésus-Christ. Deux beaux temples; ceux de Junon et de la Concorde, y sont presque entièrement conservés. Cinq autres offrent des restes assez considérables.

Rien de poétique comme ce chemin bordé d'oliviers et d'amandiers, qui court d'une ruine à l'autre.

Théron avait placé les plus beaux temples sur la terrasse qui regarde la mer. Cette rangée de temples devait produire un effet magique sur les étrangers qui arrivaient au port. Jamais ville n'a présenté un aspect plus grandiose.

Et ces temples étaient de la meilleure époque, du siècle de Périclès, et ils contenaient des peintures de Zeuxis et des statues de Myron.

Le temple de Jupiter, construit après la victoire d'Himère, était le plus vaste de la Sicile. Il avait cent vingt-neuf mètres de long. Ses ruines sont appelées par le peuple «le palais des Géants.» Un homme tient debout dans les cannelures de ses colonnes. Des cariatides de huit mètres de haut formaient un second ordre à l'intérieur au-dessus des colonnes. On retrouve sur le sol les débris de ces géants. La frise de l'Est, au dire de Diodore de Sicile, représentait le combat des géants et celle de l'Ouest la guerre de Troie.

C'est au temple d'Hercule qu'était la statue de bronze, ouvrage de Myron, que Cicéron signale comme la plus belle chose qu'il eût jamais vue. Verrès voulut l'enlever, mais les prêtres et le peuple repoussèrent ses satellites. C'est là aussi, selon Pline, qu'était le tableau de Zeuxis représentant Hercule enfant étouffant les serpents. Zeuxis, dit la légende, fit don du tableau au temple plutôt que de le vendre à un prix qui ne donnait pas une assez haute idée de son art.

Les deux temples primitifs de la ville étaient ceux de Jupiter Atabyrius et de Minerve. On discute sur leur emplacement. Je suis convaincu qu'ils étaient tous deux à l'Acropole, là où s'est réfugiée la ville actuelle. Les archéologues veulent mettre le temple de Minerve sur une roche inclinée qui descend de l'Acropole vers la ville et qu'ils ont appelée Rupe Atenea. Il n'y a nulle trace de temple sur ces rochers. A l'Acropole, au contraire, il y avait bien deux temples: celui de Minerve au sommet, dont on retrouve six colonnes encastrées dans les murs de l'église Santa Maria dei Greci, et celui de Jupiter un peu plus bas, là où est la cathédrale d'aujourd'hui, qui est manifestement bâtie avec les débris d'un temple antique.

Les temples de Junon et de la Concorde, les mieux conservés, ont un aspect saisissant. Ils rappellent le Parthénon. Ils sont entourés tous deux d'un portique de trente-quatre colonnes cannelées d'ordre dorique. Le chaud soleil de Sicile a doré ces pierres qui s'élèvent là depuis vingt-quatre siècles. L'intérieur a quelques restes de polychromie.

Auprès du temple de la Concorde, on retrouve des catacombes chrétiennes du IIe siècle, qui attestent l'ancienneté de la foi à Agrigente.

Ces temples étaient devenus au moyen âge des églises chrétiennes. Ils doivent à cela le respect séculaire qui les a conservés jusqu'à nous. Pendant des siècles, le temple de la Concorde était une église dédiée à saint Grégoire.

Les puissantes murailles de la ville, élevées au temps de Théron par les prisonniers d'Himère, subsistent encore de ce côté. On croirait voir les ruines colossales de Balbeck. Quelques pierres de ces murailles ont de quinze à vingt mètres de longueur, de trois à quatre mètres de largeur et six mètres de hauteur. Les Agrigentins faisaient à leurs plus braves guerriers l'honneur de les ensevelir dans ces murailles mêmes. C'est en effet une coutume en Sicile de tailler des tombeaux dans le rocher en leur donnant la forme de l'Arcisolium romain. On en retrouve un grand nombre dans ces murailles comme aux environs de Syracuse et même au cimetière moderne de Messine.

Théron s'était fait faire dans la plaine un mausolée colossal, décrit par Diodore de Sicile. Le peuple croit le reconnaître dans un monument à deux étages, dorique et ionique qui subsiste dans la vallée, mais qui ne répond pas à la description de l'historien.

Dans la vallée aussi sont les ruines du temple d'Esculape, où se trouvait la statue d'Apollon, chef-d'œuvre de Myron que les Carthaginois avaient enlevée et que Scipion l'Africain rendit à Agrigente. Ces peuples avaient à la fois le culte de leurs dieux et le culte de l'art.

La Girgenti moderne compte encore vingt mille âmes. Elle vit du commerce de soufre. Elle a un évêché, une belle bibliothèque fondée par un de ses évêques et fort peu lue. Elle paraît peu lettrée, peu artis­tique et encore fière d'avoir été Agrigente. Comme partout dans l'Italie moderne, il y a des pratiques religieuses et des restes de vraie piété, mais le courant du jour porte les citoyens au café et au salon de coiffure. où l'on fait de la politique inspirée par le journal et par la coterie israélite et maçonnique.

Avant de quitter Girgenti, je salue son grand évêque saint Gerlando dont la cathédrale possède les reliques.

Toute la Sicile le vénère et plusieurs villes lui ont élevé des sanc­tuaires. Il appartient à la France par sa naissance. Prêtre de Besançon, il était allé en pèlerinage à Rome et de là en Calabre, où on l'avait fait primicier du monastère de Mélito où résidait le duc Roger. Peu édifié à Mélito, il était revenu en France, mais le comte Roger qui l'avait connu et apprécié le rappela pour lui confier l'évêché de Girgenti quand il eut conquis la Sicile. Gerlando fut sacré par un pape français, Urbain II (de Châtillon). Le saint évêque se dépouillait de tout en faveur des pauvres. Il convertit un grand nombre de Juifs et de Sarrasins et mourut le 25 février 1105.

IX
La situation économique en Sicile

Il faudrait l'éloquence de Jérémie pour dire les souffrances du peu­ple sicilien. Et cependant c'était jadis le royaume de Cérès, le grenier de l'Italie et le paradis terrestre du monde romain.

La Sicile a compté 12 millions d'habitants dans l'antiquité, quand elle brillait comme une perle au milieu des nations par la splendeur incomparable de ses monuments et la richesse inouïe de ses cités voluptueuses.

Egeste et Sélinonte sont devenues désertes comme Babylone et Ninive. Agrigente et Syracuse sont déchues comme Tyr et Sidon.

La nouvelle Agrigente tient tout entière dans l'acropole de l'ancienne ville. Elle n'a pas vingt mille âmes, et l'ancienne cité en comptait un million.

Syracuse tient aujourd'hui dans une île de son vieux port, dans l'île d'Ortygie. Elle aussi a compté un million d'âmes et elle en a vingt-trois mille.

Les plaines et les coteaux de l'île sont sans fermes et sans hameaux. La population habite les villes de la côte, ou bien elle est réfugiée dans d'énormes bourgades perchées sur les rochers, comme si elle attendait toujours la visite des pirates sarrasins.

L'île entière aujourd'hui n'a pas trois millions d'habitants.

Et cependant elle est encore belle, cette île, où les chaudes caresses du soleil font croître, sur les versants méridionaux, le palmier, le figuier d'Arabie, la canne à sucre, le cotonnier, le bambou.

Je l'ai parcourue tout entière, de Marsala à Messine et partout j'ai retrouvé File aimée du ciel, la terre féconde et couverte d'une riche parure.

De Marsala à Palerme, ce ne sont que beaux champs de vignes encadrés de cactus.

C'est là qu'est le riche domaine du duc d'Aumale, d'où nous vient l'excellent vin de Zucco. Le prince possède là six mille hectares.

Elles sont superbes ces vignes et bien soignées. Le matin on voit partir de la ferme, sous la conduite d'un chef, une bande de paysans siciliens coiffés du bonnet pendant de la Phrygie. Ils récitent pieusement le chapelet, les braves enfants de la campagne. Quand ils arrivent aux champs où ils doivent travailler, ils se séparent aux cris du Viva Maria!

Elles sont bien gardées les vignes. Elles ont leurs guetteurs de jour et de nuit. Ils vont deux à deux, la carabine sur l'épaule. Pour la nuit, ils ont des cabanes aériennes, des cabanes de roseaux perchées bien haut sur quatre piquets, avec un escalier formé par les stipes des fleurs d'aloès. C'est, dit-on, pour les renards, qu'il y a ce luxe de garde. Nous pensons que c'est là un euphémisme.

Au-dessus de la vigne, sur le flanc des coteaux, ce sont de vieux oliviers centenaires, au tronc noueux, contourné et taillé à jour par le temps. Ce sont de vieux sarrasins, disent les paysans. Plus haut, une ligne d'un vert plus tendre nous présente les amandiers. Quand je passai, ils étaient en fleurs et traçaient sur la montagne une écharpe blanche. Plus haut encore, c'est le vert sombre des pistachiers et des caroubiers. Rien n'est gracieux comme les haies de poivriers qui entourent les fermes. Leurs feuillages fins et délicats sont agréablement mêlés de grappes d'un rouge vif.

Les ruisseaux serpentent parmi les lauriers et les menthes, et les géraniums toujours fleuris parfument les vallons.

Du coté de Trapani, comme sur les plateaux du centre de l'île, paissent des troupeaux innombrables, bœufs, moutons et chevaux. Nous avons déjà dit la richesse de Palerme et de sa Conca d'oro. Nous avons dépeint le manteau vert semé d'or de sa grande plaine. C'est le jardin des hespèrides, aux fruits dorés, au parfum enivrant. Sur le cadre de collines qui l'entourent, les oliviers se mêlent aux figuiers, et aux amandiers, et les haies de cactus, d'aloès et d'agaves lancent vers le ciel leurs fleurs dont quelques-unes s'élèvent jusqu'à trente pieds.

Du côté de Syracuse et de Vittoria, ce sont encore des vignes. Messine a ses oranges et ses citrons comme Palerme. Au pied de l'Etna, un sol échauffé par Vulcain attire par sa fertilité la population la plus dense du monde. Ils sont là trois cent mille entassés à raison de six cents par kilomètre carré, pour cultiver la vigne et les arbres à fruits, en attendant que quelque coulée de lave les rejette plus loin.

Et dans les grandes plaines de Catane, de Licata et de Caltanisetta, c'est le blé. C'est un horizon de grandes vagues ondulées par le vent, toutes vertes à la saison du printemps et toutes dorées au temps de la moisson.

Dans la province de Girgenti, on exploite les riches filons de soufre. 12.000 hommes y sont employés. On en tire deux millions de quintaux par an.

Et cependant tout ce peuple est misérable. Il' est dans le marasme Il veut une révolution. Il la prépare dans ses associations qu'il appelle des fasci.

Comment cela se fait-il? Comment la vigne choisie, dirait Jérémie, est-elle tombée dans la désolation

Il y a bien des causes, dont quelques-unes sont communes à toute l'Europe. Une des plus importantes est l'avilissement du prix des céréales. Le froment est le principal produit de la Sicile. Il y réussit bien et il est abondant, malgré l'imperfection des procédés de culture. Mais la con­currence des blés de l'Inde, de l'Amérique et de la Crimée a fait baisser les prix et a ruiné les producteurs. Les cultivateurs ne peuvent plus ni payer leurs fermages, nidonner à leurs ouvriers des salaires convenables. Les salaires sont tombés en Sicile à cinquante et même parfois à trente pour cent. On se ressent encore en Sicile des conséquences de l'organisation féodale établie par les Normands et conservée par les dynasties de Souabe et d'Aragon. Il y a beaucoup de grands domaines dont les pro­priétaires vivent à Palerme, à Naples ou à Rome. Ils sont représentés par des fermiers ou régisseurs généraux. Ceux-ci sous-louent les fermes en retenant de gros bénéfices. C'est la même situation qu'en Irlande. C'est l'absentéisme. C'est la féodalité détournée de sa vie et de ses fonctions sociales. C'est l'ancien régime, tel qu'il fonctionnait en France au XVIIIe siècle.

Si les paysans étaient propriétaires, ils s'intéresseraient davantage à la culture et feraient produire beaucoup plus à la terre.

II faut ajouter que les grands travaux publics font défaut. Le budget italien a trop peu de ressources et trop de charges pour qu'il puisse suffire à l'amélioration des routes, à la construction des ponts et à la canalisation des rivières.

Les procédés de culture sont aussi très primitifs. Le sicilien ne con­naît rien encore des engrais artificiels ni des machines agricoles.

Le peuple est illettré. Les quatre cinquièmes de la population ne savent ni lire ni écrire.

L'usure sévit là aussi et les juifs gagnent chaque jour du terrain. L'Italie est le pays classique de l'usure. C'est un objet de plainte univer­selle, depuis le pied des Alpes jusqu'aux coteaux de l'Etna.

Nous trouvons ces affirmations dans une Revue économique ita­lienne, la Rassegna. «L'usure, y est-il dit, atteint son maximum dans les campagnes, où il est universellement admis que celui qui possède un capital sonnant de deux mille lires doit pouvoir vivre avec le revenu de cette petite somme! Le taux de soixante, quatre-vingts et même cent pour cent n'a rien d'anormal, même dans les campagnes les mieux culti­vées et que les étrangers estiment les plus riches!

Ces assertions, ajoute la Revue, ont reçu une confirmation terri­ble des récents mouvements révolutionnaires qui ont troublé la Sicile et du cri de désespoir qui, tous les jours, s'échappe de la poitrine des paysans, condamnés à mourir de la pellagre ou de la faim dans ce jardin de l'Europe ou à émigrer en Amérique.»

Là, plus encore qu'en Allemagne et en France, les Caisses rurales de crédit seront le salut des paysans, si les catholiques dévoués se hâtent de les établir comme on le fait déjà dans le Milanais et la Romagne.

Les impôts aussi sont trop lourds en Sicile pour les revenus de l'île. Ils écrasent et paralysent l'agriculture. Bien des maisons et de petites propriétés sont mises en vente pour satisfaire le fisc.

L'industrie et le commerce ne souffrent pas moins en Sicile que l'agriculture.

La Sicile a de nombreux produits d'exportation, mais surtout le soufre, le vin et les agrumi (oranges et citrons),

Le commerce du vin est en souffrance par la rupture des traités avec la France et par la concurrence de l'Algérie et de la Tunisie.

Cent cinquante mines de soufre sont exploitées en Sicile. On exporte le soufre par Catane, Girgenti, Licata et Palerme. Ce commerce aussi est en souffrance. D'autres pays produisent du soufre et les syndicats anglais font baisser les prix quand bon leur semble.

Enfin ce qui a le plus contribué au malaise actuel en Sicile, c'est la suppression des biens collectifs, qui formaient, dans les mains des couvents et des corporations, la grande ressource des pauvres.

Tous ces biens confisqués ont été vendus à bas prix et achetés surtout par des juifs. Une partie est restée inculte entre les mains de l'Etat ou des communes.

Les corporations étaient riches, elles aidaient les gens de métier dans leur vieillesse et dans les périodes de chômage.

Les couvents étaient hospitaliers et généreux. Ils faisaient de larges distributions d'aumônes. Les maisons de l'Ordre franciscain en particu­lier couvraient la Sicile et elles y étaient éminemment populaires. Chaque bourgade en avait une. Elles partageaient toutes leurs petites ressources avec les pauvres.

Saint Antoine de Padoue a passé par là. Il y a fait des miracles et y a laissé son esprit de charité. Il a fondé lui-même les maisons de Cefalù, de Patti, de Taormina.

Le bienheureux Ange de Rieti, un autre grand ami du peuple, a fondé les maisons d'Alcamo, de Mazzara, de Marsala et de Trapani.

Les villes de Palerme, Syracuse, Leontini et Noto eurent aussi des couvents de Frères mineurs du vivant même de saint François.

Saint Bernardin de Sienne, fit fleurir en Sicile la réforme de l'Observance.

Le bienheureux Mathieu de Girgenti, un de ses plus chers disciples, réveilla l'esprit de foi et de piété dans toute l'île. Son corps repose à Palerme au couvent de sainte Marie de Jésus.

Le nombre des couvents de l'Ordre en Sicile s'élevait à près d'un millier.

Ils ont produit bien des saints, aussi ils avaient une influence immense et ils savaient faire affluer les secours chez ceux qui en avaient besoin. Les pauvres volontaires étaient les intermédiaires providentiels entre les riches et les déshérités.

Ils pouvaient dire aux uns: «Donnez facilement, la richesse n'est pas si précieuse; nous, nous y avons renoncé pour des biens meilleurs;» et aux autres: «Prenez patience, la pauvreté a son prix; nous, nous l'avons choisie pour notre partage.»

La révolution a changé tout cela, elle a fermé les couvents ou les a réduits à l'impuissance. Elle a privé ainsi le peuple des ressources et des consolations qu'il trouvait à la porte des monastères. L'accroisse­ment de la misère a suivi de près la suppression des maisons religieuses.

Cependant celles qui subsistent s'obstinent encore à donner la meilleure part de ce que l'impôt et les lois leur laissent, et un touriste lettré, M. René Bazin a pu écrire récemment: «Le couvent des Capu­cins de Palerme est facile à reconnaître au cercle de mendiants, d'une misère inouïe et d'un loqueteux inédit, qui attendent la soupe devant l'entrée.»

X
Syracuse

C'est donc là, sur les bords de cette baie ouverte vers l'Orient, qu'était la grande ville dorienne, la rivale heureuse d'Athènes, celle que Cicéron appelait: «la plus grande des cités grecques et la plus belle de toutes les villes.»

Colonie de Corinthe au VIIIe siècle avant le Christ, elle grandit vite. Elle envoie bientôt des essaims sur toutes les côtes de la Sicile.

Elle a des rois qu'elle appelle des tyrans. C'est par intervalle seulement qu'elle est républicaine. Ses rois sont parfois durs et cruels, mais, en somme, ils sont généralement bons administrateurs, amis des arts et des lettres et puissants à la guerre.

Gélon au Ve siècle en fait la reine de la Sicile, il détruit la grande armée de Carthage à Himéra. La civilisation grecque atteint alors son apogée en Sicile.

Hiéron, son frère et successeur, a un règne aussi heureux. C'est un Mécène. Eschyle, Pindare, Simonide, Epicharme trouvent l'hospi­talité à sa cour.

Syracuse tint tête à Athènes. Sans cela, Athènes aurait fondé un grand empire méditerranéen.

C'est un beau récit que celui du siège de Syracuse par les Athéniens. Thucydide l'a immortalisé. Grâce à lui nous en connaissons tous les détails.

Les Athéniens avaient été appelés par les Egestains qui étaient en lutte avec Syracuse. Ils envoyèrent une flotte de cent trente-quatre trirèmes sous le commandement de Nicias. C'était en 415. Le siège dura deux ans. Il devint un blocus. La flotte athénienne détenait le port et es collines qui dominaient la ville. Elle l'enterma dans une muraille infranchissable. Cependant une petite armée de secours envoyée par Sparte, ennemie d'Athènes, put débarquer avant que l'investissement ne fût complet. Le siège de Syracuse devenait le principal épisode de la guerre du Péloponèse.

Athènes envoya de nouveaux renforts sous les ordres de Démosthènes.

Enfin les maladies et la discorde vinrent affaiblir j'es Athéniens. Une éclipse de lune déconcerta leurs esprits superstitieux. Ils furent défaits dans une nouvelle bataille navale, où Thucydide nous montre ces armées lettrées chantant, comme les chœurs d'une tragédie, leurs succès et leurs revers.

Vaincus sur mer, ils essayèrent d'opérer leur retraite par terre, mais les Syracusains avaient fermé les défilés et les Athéniens durent se rendre.

Six mille prisonniers languirent pendant huit mois dans les Latomies, ces carrières profondes, bien semblables à des cours de prison. Puis, ils furent vendus. Cependant la liberté fut accordée à quelques-uns en récompense de leur talent à déclamer les vers d'Euripide. Quelle étrange civilisation, qui concilie des passions si opposées, celle de la guerre et de la littérature!

C'est donc là que vint se briser la fortune d'Athènes.

Au IVe siècle, Denys l'ancien ajoute encore à la gloire de Syracuse. Il la fortifie et l'embellit. Il la défend contre Carthage. Il règne sur la Sicile et la Grande Grèce. Il est, après le roi de Perse, le plus puissant prince de son temps.

Au IIIe siècle, le règne de Hiéron est pour Syracuse une dernière période de prospérité. Théocrite, le poète bucolique, et Archimède, le puissant géomètre, vivent à sa cour. Il fait construire le plus grand vaisseau que l'antiquité ait connu et qui a été décrit par Athénée.

C'est vers la fin du IIIe siècle, 214-212, que Rome s'en empara. C'est Marcellus qui eut cette gloire. Il attaqua la ville par terre et par mer. Pendant que sa flotte entrait dans le port, son armée s'emparait de la puissante citadelle qui dominait la ville et dont les ruines ont encore aujourd'hui un aspect colossal. La ville fut prise quartier par quartier. Archimède fut tué par un soldat qui ne le connaissait pas. Le butin fut immense et Rome se remplit d'objets d'art, statues, meubles, vases, etc., ravis à la riche Syracuse.

La capitale de la Méditerranée devint une simple ville de province romaine. Cependant Cicéron l'appelait encore la plus grande des cités grecques et la plus belle ville du monde.

Rome avait conquis la Sicile, mais le luxe et la richesse de la Sicile changèrent les mœurs de Rome et lui firent perdre la simplicité qui faisait sa force.

La nuit se faisait dans les mœurs, il était temps que le soleil d'Orient vint chasser les ténèbres.

Syracuse fut une des premières villes qui reçurent l'Évangile. Saint Pierre y envoya d'Antioche vers l'an 40 un disciple, saint Marcien, qui fut son premier évêque. Il y avait là une nombreuse colonie de Juifs, près du petit port. Saint Marcien fit des prosélytes. Bientôt saint Pierre passa lui-même en se rendant à Rome. Il semait des églises sur son chemin. Il donnait saint Marc à Alexandrie, saint Crescent à Carthage, saint Libertinus à Agrigente, saint Pancrace à Taormine, saint Aspren à Naples, saint Epaphrodite à Terracine.

Quelques années après. saint Paul passait. Il venait de Malte, il allait à Rome. Il s'arrêta trois jours à Syracuse. Il vit la petite chrétienté naissante. Il raconta ses succès en Orient et ses épreuves. Ses compa­gnons, les matelots du vaisseau à l'enseigne des Castors, racontaient les prodiges opérés à Malte: la conversion du gouverneur, la guérison de son père, l'épisode de la vipère qui épargna saint Paul.

La chrétienté de Syracuse grandit vite. Dioclétien tenta en vain de l'anéantir. Parmi ses martyrs, il est une fleur qui brille d'un éclat particulier, c'est sainte Lucie. Elle est l'égale des Agnès et des Cécile. L'Eglise l'invoque tous les jours au canon de la Messe. Elle était toute jeune aussi et de grande famille. Comme Agnès, elle échappa à la séduction et aux flammes; comme elle, elle mourut percée d'un glaive, au 13 décembre 304.

Là, comme partout dans le vieux monde, la petite pierre descendue de la montagne du Calvaire avait renversé le colosse du paganisme. Jupiter, Minerve et Diane ne trouvaient plus de crédit et le Christ régnait.

Quelques siècles plus tard, avec l'empereur Constance, de 663 à 668, Syracuse redevint la capitale du monde. Puis elle est retombée dans l'oubli. Elle est aujourd'hui la plus petite des préfectures de la Sicile.

Mais il faut dire ce qui reste de ses splendeurs païennes et de ses souvenirs chrétiens.

Trois seulement de ses temples ont encore quelques colonnes debout. Ils devaient être splendides. Celui de Minerve, dont Cicéron a décrit les merveilles, est devenu la cathédrale. De ses trente-six colonnes, vingt-deux subsistent encore. C'était un temple dorique comme ceux d'Agrigente et de Sélimonte.

Dans la petite rue de Saint-Paul, sont les beaux restes d'un autre temple qu'on attribue à Diane. Il devait égaler les plus grands de la Sicile. Il avait dix-neuf ou vingt colonnes sur les côtés.

Hors de la ville, près de la rivière, au Sud, il reste deux hautes colonnes du temple de Jupiter Olympien. Ces deux colonnes au milieu de cette plaine inspirent bien la mélancolie des ruines. Il y avait là un grand sanctuaire, l'Olympeion, où les populations venaient prier et offrir des sacrifices. Vraiment ces peuples que saint Paul appelle pieux à l'excès (Act. chap. XVII) méritaient bien de connaître la vraie foi.

Près de l'Oympeion, la fontaine de la Cyané coule au milieu des papyrus.

Dieu a donné à ce peuple, pour lui faire oublier ses nymphes, l'héroïque vierge Lucie, que le monde entier vénère.

La ville primitive jusqu'au temps de Hiéron I et de Trasybule, au Ve siècle avant le Christ, s'étendait seulement jusqu'aux premières collines. C'est là que nous trouvons encore le théâtre grec, l'amphithéâtre romain, les nécropoles, les vastes carrières dont on a fait les Latomies et les catacombes avec les premiers sanctuaires chrétiens.

C'est le tyran Denys qui fit entourer de murs les nouveaux quartiers de l'Achradine, de Neapolis, et d'Epipolis.

J'ai cité trois temples. Il ne reste plus trace des beaux temples d'Apollon, de Junon et de Proserpine qui ornaient la Neapolis, ni du temple de Cérès qui se trouvait à l'Achradine. Pour compléter les souve­nirs religieux de la vie païenne, il faut signaler encore l'autel d'Hiéron II. C'est une plate-forme, près de l'amphithéâtre, qui n'a pas moins de un stade ou cent quatre-vingt-dix mètres de long. Les Syracusains témoi­gnaient leur amour de la liberté en immolant là chaque année quatre cent cinquante taureaux en mémoire de l'expulsion du tyran Trasybule.

Après la ville religieuse, la ville de plaisir. Le théâtre grec était superbe. Il était, dit-on, le plus grand du monde grec, après celui de Milet, la métropole de l'Asie mineure. Il est encore presque entier, ce beau monument, tout taillé dans le roc, au sommet de la colline. Il a cent cinquante mètres de diamètre et il avait soixante rangées de gradins. Les Grecs choisissaient avec un art merveilleux l'emplacement de leurs temples et de leurs théâtres. Tourné vers l'Orient, le théâtre de Syracuse a pour horizon la ville entière, la campagne, le port et la vaste mer Ionienne. Au coucher du soleil, ce large horizon est tout empourpré de teintes chaudes. C'est sous ce rayonnement triomphal que devaient finir les pièces d'Eschyle et de Sophocle, qu'on représentait l'après-midi.

L'amphithéâtre romain est du temps d'Auguste, le grand bâtisseur de villes et de monuments luxueux.

De l'architecture militaire de Syracuse, il reste quelques pans de murs en pierre de taille de cette immense enceinte que Denys l'ancien fit élever par soixante mille esclaves et six mille paires de bœufs. Il reste aussi le puissant château-fort de l'Euryèle, avec ses quatre tours massives. C'est une sorte de Coucy qui date de dix-huit siècles avant le nôtre.

Les carrières ou Latomies de Syracuse méritent une mention parti­culière. Aucune ville au monde n'a rien de comparable. Ce sont des carrières à ciel ouvert immenses et profondes de trente à quarante mètres. C'est là qu'on a taillé les pierres qui ont servi à bâtir la grande ville et ses remparts. Le temps, le vent et l'eau ont apporté à ces carrières un sol arable et aujourd'hui dans ces profondeurs, abritée comme dans des serres, pousse une végétation africaine.

L'une de ces carrières a une voûte sinueuse. Elle s'élève en limaçon et va s'ouvrir par une fente étroite et mystérieuse au sommet de la colline. Elle a sa légende. C'est l'oreille de Denys. Le tyran qui avait ses jardins là-haut, entendait, dit-on, par là les complots et les conversations de ses prisonniers. Ce qui est vrai, c'est que cette voûte a des échos étonnants et que les paroles dites faiblement dans le bas montent sans peine à la voûte.

Mais tout cela n'a pas pour moi l'intérêt des deux modestes sanc­tuaires qui rappellent les grands souvenirs chrétiens de Syracuse, les deux monastères de sainte Lucie et de saint Jean. Sainte Lucie n'est pas loin du petit port. Saint Jean est à dix minutes plus loin, à l'extrémité de la ville primitive, à l'entrée des catacombes qui courent sous le quartier d'Achradine. Ces sanctuaires, hélas! ont aujourd'hui un aspect navrant d'abandon et de pauvreté. Saint Jean compte seulement quatre ou cinq franciscains. L'église Sainte-Lucie est le lieu du martyre de la grande sainte et la rotonde voisine posséda son corps pendant des siècles, avant qu'il fût emporté à Constantinople, et de là à Venise où la sainte est si aimée et si populaire.

Sainte Lucie était comme sainte Agathe et sainte Cécile jeune et riche. L'exemple de sainte Agathe, martyrisée un demi-siècle auparavant, l'avait frappée. Elle l'aimait beaucoup et était allée visiter son tombeau à Catane. Elle avait obtenu d'elle la santé de sa mère. Comme sainte Agathe, elle avait voué à Dieu sa virginité et avait distribué tous ses biens aux pauvres. Un jeune homme qui convoitait sa main et qu'elle éloigna, la dénonça comme chrétienne, au moment de la persécution de Dioclétien.

C'est là, où est le sanctuaire de sainte Lucie, qu'elle fût livrée au bûcher dont les flammes l'épargnèrent. C'est là qu'elle eut la tête tranchée.

Quel contraste entre ces vierges si pures, si modestes, si charitables, les Agathe, les Lucie, les Rosalie et les anciennes idoles de la Sicile, déesses et nymphes, que leurs mœurs conduiraient aujourd'hui en police correctionnelle ou aux assises!

Les souvenirs du sanctuaire de Saint-Jean sont plus vénérables encore. C'est à l'entrée des grandes catacombes Syracusaines, que saint Paul a séjourné, chez l'évêque Marcien, disciple de saint Pierre. Saint Paul y a offert le saint Sacrifice. Saint Luc et saint Marc y ont passé aussi. C'était le chemin de l'Orient vers Rome. C'est là aussi que Marcien a été livré au supplice. C'est là qu'il a reposé longtemps avant que ses reliques fussent portées à la cathédrale. Les catacombes voisines rap­pellent celles de Rome, elles ont quelques peintures et inscriptions des IVe et Ve siècles.

Je plains les Syracusains d'avoir perdu leur plus glorieux trophée, le corps de sainte Lucie.

Je quittai Syracuse le soir pour rentrer à Catane, en passant au pied du mont Hybla, célèbre par son miel, et auprès de la ville de Léontium dont les vastes grottes étaient habitées dans lés temps primitifs par les Cyclopes, au dire de la mythologie.

XI
Catane

Catane a deux grandes attractions: Sainte Agathe et l'Etna.

L'Etna est une merveille de l'ordre naturel, une manifestation des forces cachées que le Créateur a mises dans le monde matériel. Sainte Agathe, l'illustre martyre, est une merveille de l'ordre surnaturel. Elle est plus grande que l'Etna, puisqu'elle l'a plus d'une fois vaincu et arrêté dans les débordements de sa fureur.

L'Etna est le plus haut sommet de l'Italie: il a trois mille trois cent douze mètres de hauteur, et comme il est isolé, il est plus imposant que les hautes montagnes enchevêtrées dans un massif qui en diminue l'effet. Le Vésuve n'a que douze cents mètres.

L'Etna domine toute la Sicile, la Calabre et le détroit de Messine. C'est un des donjons de Jupiter et il porte dans ses flancs l'atelier de Vulcain. C'est un petit monde en raccourci. On trouve sur ses pentes tous les climats, toutes les végétations, toutes les richesses et toutes les pauvretés de la nature.

À sa base, c'est la région cultivée. Elle est d'une fertilité prodigieuse et les populations s'y accumulent.

C'est une couronne, un ruban large d'un kilomètre, et on y trouve trois cent mille habitants. Dans ces proportions la France en aurait cent soixante-dix millions. Jusqu'à cinq cents mètres d'élévation, ce ne sont qu'orangers et citronniers. Au-dessus, jusqu'à mille mètres, la vigne se mêle aux oliviers, aux figuiers, aux citronniers. C'est là qu'était le châtai­gnier di cento cavalli.

L'arbre géant avait trente-sept mètres de circonférence, cent che­vaux se reposaient à l'aise à son ombre. Le feu et la hache des bergers ont détruit ce que tant de siècles avaient respecté.

Au-dessus de cet incomparable jardin, c'est la région boisée qui s'élève jusqu'à deux mille mètres. Elle comprend d'abord des forêts de chênes, de châtaigniers, de hêtres et de bouleaux qui rappellent nos régions tempérées, puis des massifs de pins qui nous transportent en Norwège.

La zône supérieure est toute dénudée. Ce sont de vastes champs de lave noire et brillante, semblables à un immense catafalque de velours. On ne trouve plus là-haut que quelques plantes phanérogames, des mousses et des lichens.

L'Etna n'a pas comme le Vésuve un panache de fumée. Le plus souvent il se détache pur et radieux sur son beau ciel avec des effets infinis de lumière qui captivent et retiennent les touristes qui les contemplent du théâtre de Taormine, surtout quand l'aurore y sème ses roses ou le crépuscule ses violettes.

Le géant promène sa grande ombre suivant les phases du soleil. Le matin, il en couvre toute l'île comme d'un manteau. Le soir, il la projette jusque sur les montagnes de la Calabre. Le divin forgeron, Vulcain, n'est pas oisif; il rejette souvent ses scories. Les flancs de l'Etna portent les traces de deux cents cratères On a compté soixante éruptions dans ces trois derniers siècles. Le grand cratère a trois cents mètres de dia­mètre. Pindare décrivait déjà les fureurs de Vulcain. Les villes anciennes de Naxos, Inessa et Hybla ont été ensevelies sous la lave.

Empédocle voulut étudier le cratère et y périt. On lui attribue le petit édifice appelé Torre del filosofo dont il reste quelques débris là-haut à deux mille huit cent quatre-vingt-cinq mètres d'élévation.

La plus célèbre éruption est celle de 1669. Après un tremblement de terre qui détruisit la ville de Nicolosi, il s'ouvrit deux gouffres profonds, d'où sortit une telle quantité de scories qu'elles formèrent une double montagne, les Monti Rossi, de cent trente-sept mètres de haut. La coulée de lave descendit jusqu'à la mer, qu'elle repoussa de trois cents mètres. Dans leur lutte ces deux géants écumaient, sifflaient et lançaient vers le ciel des masses de vapeur qui retombaient ensuite en pluie salée sur la contrée. La lave couvrit vingt villages et chassa de leurs maisons vingt-sept mille habitants dont un grand nombre périrent. L'éruption de 1693 donna moins de lave, mais elle fut accompagnée de tremblements de terre qui détruisirent quarante villes et firent périr soixante mille per­sonnes. Notre siècle a déjà compté dix-huit éruptions, ce qui fait une en moyenne tous les quatre ou cinq ans.

Une des curiosités naturelles de cette montagne si étrange, c'est qu'on y trouve sous les laves des bancs de neige et de glace. Ils ont été conservés sous les sables volcaniques, mauvais conducteurs de la chaleur. On les exploite pour procurer des boissons fraîches aux habi­tants de Catane.

Mais il est temps de parler de l'aimable protectrice de Catane. Sainte Agathe est une de ces perles de la sainteté, dont le renom s'est étendu dès le principe à toute l'Eglise. La liturgie la nomme au canon de la messe à côté de sainte Cécile et de sainte Agnès.

Elle est née d'une riche famille de Sicile, probablement de Palerme vers l'an 240.

Son nom était un présage, il exprime en grec la bonté. Elle se consacra à Dieu dès son enfance et vivait comme un ange sur la terre. Au temps de la persécution de Dèce, le gouverneur de la Sicile, Quintianus, homme avare et dissolu, ayant entendu parler de la beauté et des richesses d'Agathe, voulut s'emparer d'elle. L'occasion était propice, elle était chrétienne et les décrets de persécution don­naient tout pouvoir au gouverneur. Comme il habitait Catane, Il se fit amener sa victime.

Les procédés des tyrans sont partout les mêmes. Il essaya d'abord de corrompre la jeune vierge. Il la mit tout un mois sous la direc­tion d'une personne sans aveu, mais en vain. L'ange de la terre garda sa pureté. Quintianus la fit comparaître et lui opposa l'argument de dignité si cher aux païens de ce temps-là. «Comment se fait-il qu'étant noble et libre, vous vous rabaissiez au rang des esclaves en suivant la vile condition des chrétiens?» Agathe lui répondit qu'il y avait plus de noblesse à suivre Jésus-Christ et à obéir au Dieu du ciel qu'à servir les démons. Le gouverneur employa alors inutilement les promesses et les séductions. Il ne lui restait plus que la ressource des supplices, il en usa largement. D'abord, il voulut contraindre la jeune héroïne à sacrifier aux dieux, elle lui fit une réponse superbe: «Je fais si peu de cas de vos dieux, dit-elle, que je penserais vous faire affront si je vous comparais à Jupiter, et déshonorer votre femme si je la croyais semblable à Vénus.» Le tyran la fit souffleter et jeter en prison.

Et le lendemain, après de nouvelles menaces, commencèrent les supplices: le chevalet, les verges, les ongles de fer, les lames ardentes. C'était partout la même barbarie.

Saint Pierre vint la visiter dans la prison et la guérit.

Quintianus furieux la fit alors traîner sur des braises mêlées de fragments de vases. Jetée de nouveau en prison, elle demanda à Notre-Seigneur de l'appeler à lui et elle alla au ciel le 5 février 251.

La ville de Catane est toute remplie des souvenirs de la chère sainte. Son corps repose à la cathédrale, dans l'abside de droite. Sa chapelle est ornée de grilles élégantes et de beaux reliefs de marbre; j'y ai célébré la sainte messe avec bonheur. Toute la ville fête sa patronne chaque année deux fois, au mois d'aoùt et au mois de février. Les fêtes de février durent trois jours, elles attirent beaucoup d'étrangers. La châsse d'argent y est portée en procession à travers la ville, et le sénat municipal l'accom­pagne toujours. C'est un devoir de reconnaissance qu'il remplit plus loyalement que le conseil municipal de Marseille.

Un reliquaire conservé dans la même chapelle contient un membre de sainte Agathe que le tyran Quintianus fit couper. En haut de la ville est l'église de la sainte prison. C'est là que la sainte a été enfermée, dans les cachots de l'amphithéâtre. C'est là que saint Pierre la visita et la guérit. On y montre l'empreinte des pieds de la sainte sur une dalle de marbre; ce sont les pieds d'une enfant de quinze ans.

La ville a encore plusieurs églises votives dédiées à la sainte en souvenir de sa protection miraculeuse. Son voile a le privilège de préserver du feu. On le porte en procession quand le volcan vomit ses flammes. En 1669, il détourna le courant de lave au-dessus du couvent des bénédictins, et le fleuve alla se jeter dans la mer et rétrécir le port. En 1886 on le porta encore au-devant des laves envahissantes, et la petite ville de Nicolosi, au-dessus de Catane, fut préservée.

La chère sainte n'est pas seulement honorée à Catane, elle est la patronne de l'île de Malte. Des églises lui sont dédiées à Rome et dans un grand nombre de villes.

Catane a un air de grande ville. Elle compte d'ailleurs cent mille habitants. Sa position sur la mer Ionienne, au pied de l'Etna est ravissante. Il y a bien à craindre les impertinences de Vulcain; mais sainte Agathe est là pour le tenir en respect.

La ville antique a presque disparu. Il reste cependant quelques ruines du théâtre grec, de l'amphithéâtre romain et des thermes et quelques colonnes de granit au porche de la cathédrale.

L'histoire de Catane est analogue à celle de toute la Sicile. Elle vit passer les Grecs, les Carthaginois, les Ostrogoths, les Bizantins, les Sarrasins, les Normands.

La ville moderne est fière de ses palais, de sa richesse, de son Université fondée au XVe siècle par Alphonse d'Aragon. Elle se regarde comme la métropole scientifique de l'île. Elle montre avec orgueil ses cent églises, ses monastères et ses jardins.

Cependant, elle n'est pas riche en monuments anciens, les tremble­ments de terre l'ont trop souvent secouée.

Ses trois perles sont sa cathédrale, son monastère bénédictin et son jardin Bellini. La cathédrale a gardé ses grandes absides ogivales et un transept du roi Roger. Notre siècle lui a ajouté une coupole. Les amateurs de beaux-arts s'y arrêtent quelques moments devant les solennelles fresques de la voûte et du chœur, peintes au XVIIe siècle par Corradina, les fines arabesques des chapelles dues au sculpteur Gagini et les grandes stalles de la Renaissance. Le chœur contient les tombeaux de plusieurs princes et princesses d'Aragon du XIVe siècle. La grande couronne de la chapelle de sainte Agathe est un ex-voto du grand croisé Richard Cœur-de-Lion. Il faut voir à Catane l'abbaye bénédictine de Saint-Nicolas. C'est un splendide monastère, qu'on peut comparer pour la richesse aux Chartreuses de Naples et de Pavie et à l'abbaye de Mefra en Portugal. II était réservé aux fils de familles nobles.

C'est un palais plutôt qu'un couvent. Il a deux grandes cours entourées de plusieurs étages de portiques et d'appartements, avec des escaliers majestueux.

Un portique ouvert traverse les cours et conduit aux jardins étagés au-dessus du couvent, d'où l'on a une vue superbe sur l'Etna, la ville et la mer Ionienne. Un musée fondé par les bénédictins contient des collections d'histoire naturelle, des vases anciens, des inscriptions, des antiquités romaines. La bibliothèque de vingt mille volumes a de délicieuses miniatures sur velin. L'église du monastère a cent cinq mètres de long. Elle est plus riche qu'artistique. Ses autels sont ornés d'une profusion de marbres. Son orgue compte trois mille tuyaux. Ses stalles sont en marquetterie.

Tout cela est superbe. Ce qui explique cette richesse, c'est que ce monastère a obtenu pendant des siècles la préférence de toute la noblesse de Sicile.

Quand les vocations sont sérieuses dans cette classe de la société, elles sont héroïques, elles entraînent avec elles de grands sacrifices. Aussi les commencements de ce monastère furent-ils admirables de ferveur.

Ils avaient une grande foi et une grande piété ces moines bénédictins, quand ils obtinrent par l'intercession de sainte Agathe en 1669 que le torrent de lave s'arrêtât au pied de leurs murailles et se détournât pour aller se jeter dans la mer.

Mais la richesse est mauvaise conseillère, et quand les vocations sont douteuses, quand c'est la coutume plutôt que la foi qui envoie les cadets de familles au monastère, alors la discipline s'énerve, la règle fléchit et le relâchement s'introduit.

C'est ce qui arriva au XVIIIe siècle et jusqu'au XIXe siècle. Pie IX dut charger un vaillant évêque, le cardinal Dusmet, d'opérer là une réforme nécessaire. Le saint évêque avait fait disparaître les chevaux et les équipages de ces moines grands seigneurs et il avait tout fait rentrer dans l'ordre, quand vint la sécularisation opérée par les Piémontais en 1866. Aujourd'hui le monastère est un musée.

Catane peut être encore fière de son jardin public, dédié au compositeur Bellini. Il est sur le haut de la ville et en partie sur la lave. Il a des points de vue superbes sur l'Etna, sur la ville et ses environs. On y trouve une magnifique collection des plantes de la Sicile. Les bananiers, les bambous et papyrus rappellent l'Afrique. Les arbres de Judée, les erythrines aux grappes de corail et les myrtacés charment les yeux par leurs couleurs et l'odorat par leurs parfums.

Mais si la divine Providence a été généreuse pour Catane, redi­sons-le en finissant, c'est surtout en lui donnant les beaux exemples et la puissante protection de son aimable patronne sainte Agathe.

XII
Messine et Taormine

La route de Catane à Messine est une des plus belles et des plus intéressantes au point de vue de la nature et de l'histoire. Elle a pour horizon l'Etna sous tous ses aspects si variés, la mer Ionienne, le détroit de Messine et les côtes découpées de la Sicile et de la Calabre, derrière lesquelles se dressent de hautes montagnes rocheuses.

Ce détroit de Messine est un des grands chemins du monde. C'est par là que passèrent les colons de la Grèce et les armées de Rome. C'est là qu'Homère et Virgile font naviguer Ulysse et Enée, à travers mille péripéties. C'est là que passèrent les apôtres Pierre et Paul quand ils apportèrent la foi à 1 Occident.

Là se rencontrèrent Denis de Syracuse et les flottes athéniennes, Octave et Pompée, Narsès et les Vandales, Robert Guiscard et les Sar­rasins. Plusieurs fois, le détroit vit flotter l'étendard des croisés. Les soldats du Christ s'en allaient vers l'Orient, pleins d'ardeur et d'entrain, et ils revenaient, peu d'années après, décimés et découragés. C'est encore aujourd'hui la grande voie du commerce avec l'Asie, et il y passe, dit-on, plus de cinq mille vaisseaux par an.

A peine est-on sorti de Catane, qu'on rencontre le port d'Ulysse et les rochers des Cyclopes. Ces géans, forgerons de Vulcain, avec un œil au milieu du front, avaient bien frappé mon imagination d'enfant quand je traduisais l'aimable Virgile.

Je vois encore ces hommes effrayants et monstrueux réunis dans leur immense caverne, faisant jaillir le feu sous leurs puissants marteaux:

Concilium horrendum…

Coelo capita alto ferentes…

Ferrum exercebant vasto Cyclopes in antro…

C'est là que le bon Ulysse, toujours astucieux, enivra le géant Polyphème, fils dé Neptune et lui creva l'œil. Et c'est pour venger leur frère que les Cyclopes jetèrent sur la flotte d'Ulysse ces rochers énormes qui forment aujourd'hui les sept îles des Cyclopes. Le plus grand de ces îlots est porté par des colonnes basaltiques amoncelées et présente dans ses flancs une grotte profonde.

Plus loin, ce sont les souvenirs mythologiques d'Acis et de Galathée, chantés par Théocrite et Ovide.

Mais je comprends que nos écoliers soient fort insensibles aux douleurs de la nymphe Galathée, qui se consola en changeant en un ruisseau gracieux Acis tué par l'envieux Polyphème.

Là sur la côte était la ville de Naxos, la première colonie grecque en Sicile, fondée en 735 avant Jésus-Christ. Sur les bords du torrent d'Alcantara s'élevait le temple d'Apollon, et les navigateurs siciliens, avant de partir pour l'Orient, y venaient offrir un sacrifice: la mer a toujours inspiré la prière.

Mais le point le plus délicieux de cette côte, c'est Taormine. C'est la vieille cité de Tauromenium qui a recueilli la population de Naxos, quand le tyran Denis détruisit cette ville, en l'an 396 avant Jésus-Christ.

Taormine est située sur une hauteur escarpée à cent vingt mètres au-dessus de la mer. C'est aujourd'hui une petite ville de trois mille habitants, bâtie dans un site splendide. Je comprends que les dilettantes des voyages aillent volontiers y passer quelques jours.

Là, tout est réuni: une vue merveilleuse et infiniment variée, la poésie des ruines, une chaude atmosphère tempérée par la brise de mer, et des hôtels hospitaliers. La petite cité a deux parts: son théâtre grec, merveilleusement posé sur une avancée de la colline, et son quartier du moyen âge: cathédrale, maisons ogivales, ruines d'abbayes, restes de tours, de portes et de remparts. Deux influences se sont surtout fait sentir ici, celle des Grecs et celle des Normands.

Au-dessus de la petite ville s'étagent en s'éloignant, l'acropole et son donjon hardi, à quatre cents mètres d'altitude, le village de Mola perché et entassé sur son rocher à six cents mètres et le sommet dénudé du Mont Venere, faible rival de l'Etna à neuf cents mètres.

Taormine fut jadis grande ville, car son théâtre pouvait contenir trente-cinq mille spectateurs. Il est superbe en soi ce théâtre et admira­blement conservé. Il est taillé en grande partie dans le roc et il a pour horizon, au delà de la scène, la vue la plus splendide sur l'Etna et sur la mer. Il fait bon de s'asseoir là-haut sur ces vieux degrés pour se livrer à la contemplation et à la rêverie.

Ne serait-ce pas le lieu le plus convenable pour concevoir le poème des siècles? Tout est là réuni: ce que la nature a de plus saisissant sert de cadre aux plus grands souvenirs littéraires, historiques et religieux. C'est comme le balcon de la Méditerranée. Il faut lire là les plus belles pages de la Légende des siècles, du Pèlerinage de Childe-Harold de Lord Byron, de l'Itinéraire de Paris à Jérusalem de Chateaubriand.

Au premier plan de cet horizon incomparable, c'est le théâtre lui-même, et il offre déjà un vaste champ à la rêverie.

Pendant des siècles on y a représenté les tragédies d'Eschyle, de Sophocle et d'Euripide et les comédies d'Aristophane. Eschyle, qui a passé sa vieillesse à Syracuse, est venu sans doute lui-même pour former les artistes à l'interprétation de ses nobles pensées. Stézichore a dirigé les chœurs. Si j'avais quelques jours de loisir, je relirais les plus belles pages de ces génies, qui ont fixé les règles de la tragédie classique, comme Phidias, Praxitele et Appelles ont déterminé les règles de l'art. Avec Sophocle je m'apitoierais sur les malheurs d'Œdipe, ou je m'enflammerais de patriotisme aux récits d'Ajax. Avec Euripide, je serais ému de pitié pour les grandes victimes des drames de l'humanité, représentées par Phèdre, Iphigénie et Hippolyte.

J'écouterais avec curiosité Aristophane le railleur, qui n'épargnait pas même dans ses critiques les gloires de sa patrie, Socrate, Cléon et Euripide.

Je donnerais encore la préférence à Eschyle. Il est si rempli des souvenirs de la tradition primitive! Dans son Prométhée, on retrouve le premier homme formé du limon de la terre et animé par le souffle divin. Eve, sous le nom de l'imprudente Pandore, déchaîne tous les maux sur la terre. La pauvre humanité symbolisée par Prométhée est tenue par Dieu dans les chaînes et son cœur est déchiré par les remords jusqu'à ce que vienne le Sauveur, que le poète nous montre sous les traits d'Hercule.

Mieux que tout cela, j'aimerais à relire ici les plus belles pages de nos mystères du moyen âge. Ce théâtre servait encore aux siècles chrétiens. Après la période des Normands et des croisades, quelques compagnies de chanteurs forains passaient là, et le peuple chrétien applaudissait les exploits héroïques des paladins et des croisés, de Roland, d'Olivier, de Robert Guiscard et de Tancrède de Hauteville, et la foule pleurait en voyant représenter le plus grand des drames, la Passion du Sauveur Jésus.

Mais la rêverie peut s'étendre ici sur un champ bien plus vaste encore. De là-haut, je vois en imagination s'accomplir, sur la mer Ionienne, les plus grandes scènes du drame immense de l'histoire. Je ne sais ce qu'il y a de vrai sous les légendes d'Homère et de Virgile, et je passe. Je vois alors la grande lutte entre les fils de Cham, habitants de Carthage, et les fils de Japhet, habitants de Rome. Leurs flottes se heurtent dans la mer et leurs armées sur les rivages, mais la divine Providence donne la victoire aux Romains pour préparer l'évangéli­sation des peuples par l'unité de l'empire.

Plus tard je vois toute la Sicile en feu. La dureté des nouveaux maîtres a exaspéré les esclaves. Aiguillonnés par la faim, par l'opprobre et par le fouet, ils se sont révoltés, et la grande île, qui était devenue le grenier de Rome, n'est plus qu'un désert. Les armées romaines reviennent comme pour une nouvelle conquête, et c'est là sous mes yeux à Taormine que s'achève cette guerre fratricide par la victoire du consul Rupilius.

Je vois dans le cours des âges le détroit sillonné en tous sens par des navires de toute forme et de toute allure. Mais en voici un qui arrête mon regard. Il a la voile égyptienne, il appartient à la ville d'Alexandrie, et il est à l'enseigne des Castors. Il porte un groupe d'hommes qui n'ont ni les armes des guerriers ni les provisions des mar­chands. Ces hommes ont un chef. Il est petit, il a le front chauve, mais il parait énergique et vigoureux. Les autres lui témoignent une véné­ration profonde. Souvent il est debout, les mains levées, prononçant quelque harangue qui impressionne ses auditeurs.

D'autres fois, il chante avec eux des hymnes sacrées dans l'idiome des Hébreux ou dans celui des Grecs. Le soir, après quelques cérémonies pieuses, il rompt le pain et le partage, et ses compagnons s'agenouillent pour manger ce pain mystérieux. C'est Paul, le grand apôtre. Il est conduit à Rome au tribunal de César, mais Dieu a ses desseins et Paul est destiné à donner son concours à la fondation de l'Eglise Romaine.

Si je laisse passer quelques siècles, je vois des hordes barbares qui encombrent des vaisseaux. Il y a les Vandales, conduits par Genséric; les Hérules, conduits par Odoacre, puis les Ostrogoths. Leurs barques sont remplies de butin qu'ils se disputent entre eux. Ils ont tout pillé dans leurs courses. Plus tard encore, ce sont des hommes de l'Orient, des fils de Sem au teint bronzé. Ces hommes étranges prient souvent, profondément inclinés; puis ils préparent leurs armes. Ce sont les disciples de Mahomet qui vont à la conquête du monde.

J'ai une profonde sympathie pour les chevaliers normands qui osent venir attaquer là les Sarrasins. Robert Guiscard et Roger sont les précurseurs des croisades. Leurs hommes sont d'habiles marins. Il leur reste quelque rudesse barbare, cependant tout ce monde prie. Ils ont avec eux quelques moines et quelques prêtres, et souvent ils invoquent saint Michel. Ils montent à l'assaut de Taormine et lui donnent avec le temps l'aspect de nos cités gothiques. Je vois passer les armées des croisés. Quelles belles flottes que celles de Philippe-Auguste et de Richard, cœur de lion! Elles ont hiverné à Messine et repartent avec enthousiasme.

Je salue saint Louis qui passe lui aussi. Il méritait bien de vaincre, mais les desseins de Dieu sont différents des vues humaines.

Je voudrais lire là tout le livre IVe du Tasse qui place dans les flancs de l'Etna le grand conseil des démons contre les croisés. Rien n'est plus dramatique et plus émouvant que ces belles pages.

Plus tard, je vois revenir les galères victorieuses de Lépante. Don Juan, le héros de cette croisade, est acclamé par ses armées. Les soldats disent le rosaire qui leur a donné la victoire. Mais il faut que je passe aussi et que je m'éloigne à mon tour.

Après cette émouvante rêverie, je dis adieu à Taormine, à l'Etna, à la mer Ionienne et je pars pour Messine.

Messine est une grande ville, elle a cent vingt mille âmes. Elle a un grand aspect et se présente noblement sous les teintes empourprées du soleil matinal, mais elle n'a pas comme Palerme une conque d'or. Elle s'étage au pied des montagnes. Couvents, villas et citadelles couron­nent les premiers contreforts de l'Antennamare, haut sommet dénudé qui s'élève jusqu'à treize cents mètres.

Messine a une rade splendide, protégée par une jetée naturelle. Il y entre quatre mille navires par an. Le long du port, la ville a une rangée de palais, une palazzata: le mot est heureux et il est bien dans le génie italien, qui aime à faire grand et qui est souvent emphatique.

Trois grandes rues parallèles portent les noms de Victor Emmanuel, de Garibaldi et de Cavour. C'est la pléiade sacrée du nouveau royaume, ce sont les pères de la patrie. Toutes les villes italiennes ont dédaigné leurs vieux souvenirs pour donner ces noms à leurs rues. Il y manque vraiment Mazzini et Machiavel; et on pourrait y ajouter encore Fra Diavolo pendant qu'on est en train.

J'aime mieux à Messine cette longue rue de la haute ville qu'on appelle Via dei Monasteri. C'est le vieux nom populaire et il indique exactement qu'il faut chercher là beaucoup d'églises intéressantes et de pieux sanctuaires. Une des grandes rues portait jadis le nom de Don Juan, le héros de Lépante que Messine avait reçu en triomphe quand il revenait avec sa flotte victorieuse, après avoir écrasé l'Islam et sauvé l'Europe à l'âge de vingt-quatre ans.

Quel dommage de vouer à l'oubli de si nobles souvenirs!

Messine n'a pas de monuments anciens. Elle a été trop souvent ravagée par la guerre et secouée par les tremblements de terre.

La cathédrale a été fondée par le comte Roger, en 1098, mais ses arceaux gothiques se sont arrondis sous la truelle barbare des renaissants du XVIIe siècle. Si j'en étais curé, je briserais tous ces jolis stucs pour retrouver les lignes harmonieuses et simples de la grande basilique ogivale. Les colonnes sont les vieux fûts de marbre du temple de Neptune à Faro. La cathédrale a quelques tombeaux des princes d'Aragon, mais son trésor, son bijou, sa grande relique, c'est la sainte Lettre, la Sagra Lettera.

Messine aurait reçu en l'an 42, par l'entremise de saint Paul, une lettre de la sainte Vierge en réponse à une députation qu'elle avait envoyée à Jérusalem. La lettre est-elle absolument'authentique? Dieu le sait.

On a écrit des in-folios pour et contre. Tout messinois y croit. Le maître-autel qui contient la précieuse lettre a été élevé par souscrip­tion populaire, et il n'a pas coûté moins de quatre millions de livres. Les marbres précieux et les reliefs d'argent y sont prodigués. La lettre est courte. La sainte Vierge félicite les Messinois de leur foi et leur promet ses prières et sa protection auprès de son Fils. J'ai prié là et célébré la messe avec une grande foi.

L'Eglise honore la lettre et la Sicile la glorifie par une fête liturgique au 5 juin de chaque année, cela me suffit. Si la sainte Vierge n'a pas écrit la lettre, elle l'a ratifiée mille fois depuis par les grâces et les miracles qu'elle a accordés à la foi des Messinois.

Tout le monde à Messine porte la copie de la lettre à son cou dans un sachet, et beaucoup de Messinois ont le prénom de Letteria ou Letterio en souvenir de la sainte Lettre.

Un autre grand souvenir chrétien de Messine est le martyre de saint Placide et ses compagnons. Rien n'est gracieux comme la légende historique de saint Placide. Il était enfant, il avait sept ans, quand son père, le pieux et riche patrice Tertullus le confia à saint Benoît à Subiaco. Un jour, l'enfant tomba à l'eau dans le lac. Saint Benoît, qui était au monastère, eut une connaissance surnaturelle de l'accident. Il appela un autre de ses jeunes disciples, saint Maur, et lui dit: «Courez vite, l'enfant est tombé à l'eau.» Maur demanda la bénédiction de l'abbé et courut au lac. Il marcha sur les eaux et ramena Placide au rivage en le tirant par sa blonde chevelure. Tertullus donna à saint Benoît de grandes propriétés au mont Cassin et en Sicile. Placide, âgé de vingt-six ans, mérita par sa maturité précoce d'être chargé de la fondation du monastère de Saint-Jean-Baptiste à Messine en l'an 541. Mais cinq ans après, des pirates vinrent massacrer en haine de la religion le jeune abbé et ses religieux. Dieu les punit, car une tempête s'éleva au départ des pirates et toute la flotte de Mamucha avec ses cent navires et ses seize mille hommes périt dans les gouffres de Charybde.

L'aimable saint est toujours honoré à Messine dans l'église Saint­Jean-Baptiste où reposent ses reliques et celles de ses compagnons. Il a deux fêtes, celle de son martyre au 5 octobre et celle de sa translation au 3 août. La procession du 3 août avait autrefois la splendeur d'un triomphe. Le sénat de la ville portait les reliques, l'artillerie faisait retentir son tonnerre, les enfants des familles nobles, costumés en anges ailés, accompagnaient les urnes des saints. Notre siècle positiviste a diminué tout cela, mais qui sait? le XXe siècle fera peut-être mieux.

Pour compléter la visite de Messine, il faut chercher les points de vue merveilleux qu'on y trouve, soit dans la ville même, soit aux environs. Il faut monter à la lanterne du port, d'où le regard embrasse à la fois le port lui-même rempli de navires de toutes les nations, la ville étagée sur ses collines, le détroit et les côtes de la Calabre avec leurs blanches bourgades au pied de leurs montagnes arides. Il faut aller au cimetière neuf, au sud de la ville, sur une éminence ondulée, à l'entrée d'une verte campagne où se mêlent les orangers, les mûriers, les caroubiers, les grenadiers, les lauriers-roses et les aloès. Il est superbe ce cimetière avec son hémicycle d'arcades au sommet et ses innom­brables statues et groupes qui forment comme un musée de sculpture moderne. On jouit de là d'une vue splendide sur la ville et le détroit.

Il faut aller enfin à Faro à quelques kilomètres de Messine au nord, à l'entrée du détroit. Quel beau site les anciens avaient choisi pour le temple de Neptune, le dieu des mers! On découvre de là les rochers et les falaises de Scylla, les villes de Reggio et de Palmi en Calabre, les îles volcaniques de Lipari et tout le détroit de Messine.

Au pied des rochers de Faro le courant de la -mer produit le gouffre de Charybde, si redoutable aux faibles navires des anciens. C'est là que se précipita le hardi nageur Cola Pesce au temps de Frédéric II. Il faut lire là l'émouvante ballade de Schiller: «Le plongeur,» où il décrit cette scène historique.

C'est là aussi que se produit souvent au coucher du soleil le mirage que la légende attribue à la fée Morgane, et qui fait voir sur la surface de la mer des palais, des villes et des chàteaux.

Mais c'est assez bavarder sur la Sicile. Saluons encore, en terminant, ses saints et ses héros de tous les temps, et disons plutôt au revoir qu'adieu à ce pays qui a tant de charmes, tant de souvenirs intéressants, une si riche nature et des monuments de toutes les époques qui en font comme le musée de tous les peuples méditerranéens.

XIII
Tunis et Carthage

Je prends à Marsala le bateau pour Tunis. Nous touchons en chemin à Pantellaria, île volcanique, qui a fait parler d'elle, il y a peu d'années encore, par les convulsions de son sol.

L'île est gracieuse. La ville blanche s'étage à la côte avec quelques palmiers dans ses jardins. Sur les coteaux se succèdent les oliviers et les vignes. Au-dessus règnent des sommets boisés aux teintes sombres.

La mer est belle et le voyage agréable. Mais le capitaine nous dit «À cette saison des équinoxes, le changement peut être subit.» C'est ce qui arriva. Une tempête s'éleva la nuit, tempête qui amena divers sinistres dans la Méditerranée. Le cap Bon, qu'il faut doubler pour entrer dans le port, dément d'ailleurs fréquemment son nom. Tout le monde est malade à bord, mais on n'en meurt pas. Le matin, le capitaine nous dit: «Il y a eu quelque danger, un bateau plus faible ne s'en serait pas tiré.»

Nous étions en Afrique, à Tunis, à Carthage. Après un débarque­ment assez cahoté, je prends à La Goulette le chemin de fer qui est encore aux mains des Italiens et qui conduit en une demi-heure à Tunis.

Ma première visite à Tunis est pour le bon Dieu. Je vais dire la sainte messe à la cathédrale, élevée là en souvenir de la captivité de saint Vincent de Paul. Je salue Mgr Combes, le nouvel archevêque, descendant du brave colonel Combes, qui périt à l'assaut de Constantine. Je salue aussi Mgr Gazagnol, évêque-curé de Tunis. Le grand cardinal Lavigerie a fait sacrer évêques les curés de ses grandes villes pour donner à la religion plus de prestige en Afrique. Une grande partie de ma journée se passe à Carthage. Sur un coteau presque désert où tout prête à la rêverie, la nouvelle basilique élevée par Mgr Lavigerie règne là toute seule. Elle domine la mer et les ruines de l'ancienne cité. On aperçoit au loin quel­ques villes et de pauvres villages mauresques. Je m'assieds sur les ruines récemment découvertes de l'ancienne basilique majeure de Carthage, et là je me plais à faire revivre, dans mes souvenirs, les siècles passés et l'histoire si variée de ce petit coin de terre.

C'est donc là qu'était Carthage. Ce site était prédestiné. Ce promon­toire avancé, qui regarde la Sicile et l'Italie et qui surveille le passage entre les mers de l'Orient et les colonnes d'Hercule, était fait pour rece­voir un entrepôt commercial, une capitale maritime, et au besoin un repaire de pirates.

Pour une ville antique, il fallait une acropole, c'est-à-dire une colline qui pût servir de citadelle, et un petit port qui pût abriter les petits vaisseaux de ce temps-là. La reine Didon, fille de Bélus, roi de Tyr, fuyant les persécutions de son frère Pygmalion, a trouvé là ce qu'il lui fallait pour sa petite colonie: l'acropole de Byrsa et le port de Cothron. Etait-ce en 1250 avant Jésus-Christ, comme le veut la légende virgilienne, ou seulement vers l'an goo comme le prétendent certains historiens? Dieu le sait.

Les Phéniciens apportaient là leur civilisation. Didon eut son palais à Byrsa avec un temple à Baal et ses bains au rivage.

L'archéologie a cru retrouver les traces de ces monuments. Je les ai sous les yeux.

Je vois en imagination la ville se développer, étendre son pouvoir et multiplier ses colonies sur les côtes de la Méditerranée. Elle prélude aux grandes républiques de Venise et de Gênes. Elle a son sénat, ses deux consuls ou suffètes et ses familles puissantes, aristocratie de fortune, qui se disputent le pouvoir.

Les Hamon et les Barca arrivent tour à tour au consulat.

Les Hamon sont de puissants navigateurs. L'un d'eux visite les côtes et les iles de l'Europe occidentale jusqu'au Jutland. Les Barca ont de brillants généraux, comme Amilcar, Asdrubal, Annibal. L'un d'eux fonde la ville de Barcelone (Barcina). Je retrouve au rivage de Carthage les ruines du Palais des Barca.

La conquête de la Sicile met les Carthaginois en contact avec les Romains. Dans les guerres Puniques, Rome et Carthage se disputent la prépondérance dans la Méditerranée. La première de ces luttes intermi­nables, commencées en l'an 264 avant le Christ, a un épisode bien connu, celui de Régulus, ce loyal officier romain, fait prisonnier â Tunis, envoyé à Rome pour traiter de la paix et priant le sénat de le renvoyer à ses fers plutôt que d'accepter une paix humiliante.

J'étais hier au lieu même où cette première guerre eut son dénoù­ment, aux îles Egades, près de Marsala, où Lutatius Catulus battit Amilcar, prit soixante-dix navires carthaginois et en coula cin­quante. Le résultat de la campagne fut la perte de la Sicile pour les Carthaginois.

Dans l'intervalle de la première à la seconde guerre punique, je vois Amilcar Barca conquérir l'Espagne entière:` C'est lui qui fonda Barcelone. Frappé à mort par les Basques (Vettones), il a fait jurer à son fils Annibal, àgé de neuf ans; une haine implacable contre les Romains.

Annibal a trente-deux ans quand il commence la seconde guerre punique. Vainqueur à Sagonte en 219, il passe les Pyrénées et les Alpes. Puis il vole de victoire en victoire au Tessin, à la Trébie, à Trasimène, à Cannes.

C'est là qu'il tue quarante mille hommes aux Romains et laisse le sol couvert des anneaux des chevaliers. Amolli par les délices de Capoue, il se fait battre à Nola en 202 par Marcellus. Repoussé en Afrique, il est battu encore par Scipion à Zama, et Carthage perd l'Espagne.

J'avais dix ans quand je traduisais le récit de ces campagnes dans mes soirées auprès de ma mère. Aujourd'hui, assis sur les ruines du palais d'Annibal, je me représente l'agitation de cette grande ville à l'époque de ces luttes gigantesques. C'était l'Afrique luttant contre l'Europe. L'Afrique a été vaincue, mais elle a pris sa revanche avec les Sarrasins, qui eux aussi ont conquis l'Espagne et la Sicile et inquiété la France et l'Italie. Puis l'Afrique a été vaincue de nouveau et Tunis, la nouvelle Carthage, est, comme l'ancienne, dominée par un peuple latin.

La troisième guerre punique est plus courte. La lutte n'est plus égale. Rome s'est fortifiée et Carthage est amoindrie. Je vois Scipion Emilien mettre fin à cette lutte de plus d'un siècle en s'emparant de Carthage en 146, après une campagne de trois ans.

Les Romains tiennent la ville pendant près de six siècles. Elle porte bien encore leur cachet dans ses ruines. A l'aide de ces débris, je puis reconstituer la grande cité romaine. Elle est remplie de temples, de théâtres, de bains et de portiques. Comme partout, les Romains ont à l'acropole les sanctuaires des dieux primordiaux: Jupiter, Junon et Saturne. Minerve et Apollon ont leurs temples au quartier des études et des beaux arts; Pluton, Proserpine et Mémoire, président à la nécropole; Cérès aux moissons; Mercure à l'agora; Neptune à la mer; Vénus et Bacchus au quartier des plaisirs; Vulcain, Castor et Pollux aux remparts. Esculape, le dieu de la santé, était le saint du lieu, il avait la place d'honneur au sommet de la colline de Byrsa. Cela montre l'esprit positiviste des Carthaginois. Les empereurs Auguste et Adrien ont été les grands bienfaiteurs de Carthage. Ici comme partout, ils ont déployé leur faste et montré leur goût en agrandissant et en embellissant la cité.

Cependant, voici venir l'ère du Christ. L'apôtres Pierre passe là. C'est la tradition. C'était le chemin, d'ailleurs. Il allait de Palestine à Rome vers l'an 51. Il fonde là une chrétienté et y laisse Crescent pour évêque.

La semence divine fructifie rapidement. Un siècle et demi plus tard, Tertullien peut écrire que la majorité de la ville est chrétienne. La persécution de Marc-Aurèle sévit à Carthage, mais plus encore celles de Septime Sévère et de Dèce. Ce sont des milliers de chrétiens que Septime Sévère envoie au supplice, de l'an 200 à l'an 202. C'est le spectacle de l'héroïque patience des martyrs qui convertit Tertullien et en fait un apôtre. Le vaillant écrivain embrasse la vie chrétienne dans toute son austérité. Vêtu du pallium des philosophes, il va visiter les chrétiens de Rome.

Au retour, il écrit ses livres, au style un peu dur mais plein d'éclat, de feu et d'énergie. On l'a justement nommé le Bossuet de l'Afrique. Il combat tour à tour les païens, les juifs et les hérétiques. Malheureu­sement, il tomba lui-même dans l'erreur des Montanistes et son salut est resté un problème.

La fleur de la persécution de Septime Sévère, c'est le groupe de sainte Félicité, sainte Perpétue et leurs compagnes. Ces jeunes femmes de noble famille sont jetées aux bêtes dans l'arène.

C'est ainsi qu'on relevait l'éclat de la fête du César Géta, associé à l'empire. Les actes de ces martyres ont été conservés par la Providence pour notre édification. Nous voyons ces saintes femmes s'avancer avec autant de joie que de noble dignité et de mâle courage. Les tigres, les léopards et les sangliers déchirent leurs corps délicats. Enfermées dans des filets, elles sont le jouet des taureaux. On allait les achever dans la coulisse, dans le spoliarium, mais le peuple ne veut rien perdre de l'horrible spectacle. On les ramène dans l'amphithéâtre; elles se donnent le baiser de paix et Perpétue conduit elle-même la main du bourreau ivre qui tremble. Le cirque, témoin de si grands crimes et de si grandes vertus est encore là. Les ruines de la grande basilique qui posséda les trophées des martyrs sortent aujourd'hui du sol par les soins du savant P. Delatte. C'est là que je me suis assis pour refaire l'histoire de Carthage. Saint Augustin raconte qu'aux fêtes annuelles des illustres martyres, il y avait plus grande foule qu'il ne dut jamais y en avoir au cirque.

Quelques années plus tard, la persécution de Dèce est marquée par le martyre d'un grand nombre de chrétiens de l'église de Carthage. Saint Cyprien est évêque. Il écrit ses magnifiques lettres de consolation et d'encouragement aux confesseurs de la foi, et ses lettres de reproches à ceux qui apostasient dans la crainte des supplices. Le clergé et le peuple vont généreusement à la prison et à la mort. Mais beaucoup de ceux qui sont riches ou en dignité offrent de l'encens aux idoles. Après la persécution, saint Cyprien ne les admet aux sacrements qu'après une longue et sévère pénitence. Il a comme Tertullien un caractère vigoureu­sement trempé. L'histoire de sa conversion le montre. Il était attaché au monde et à ses passions, et il hésitait à recevoir le baptême parce qu'il ne concevait le christianisme qu'avec un changement de vie. Comment pourrai-je, pensait-il, me dépouiller tout d'un coup d'habitudes enra­cinées? Comment pratiquer la frugalité, quand on est habitué à une table abondante et délicate? Mais il reconnaît l'efficacité de la grâce du baptême; et après l'avoir reçu, il trouve facile tout ce qui lui avait paru impossible.

Son tour vient pour le martyre. La persécution se ranime sous Valérien. Le saint évêque est pris et condamné à être décapité. C'est à genoux et les mains croisées qu'il offre son cou au glaive en 258.

Après la persécution, son corps est honoré avec ceux de sainte Perpétue et de saint Félicité dans la Basilique Majeure. Une croix marque encore aujourd'hui le lieu de sa glorieuse mort.

Un siècle plus tard, Augustin et Monique sont là. Carthage a encore des écoles renommées. En 374, Augustin a vingt ans. Il désire aller suivre les cours des illustres professeurs de Rome et de Milan. Monique redoute pour lui la corruption des grandes villes, elle veut le retenir. Mais un soir, pendant qu'elle priait longuement dans la chapelle du martyre de saint Cyprien, Augustin se joint à un bateau qui part pour Rome. Sa sainte mère le suit peu après. Augustin sera terrassé par la grâce à Milan. Il perdra sa sainte mère à Ostie. Il revient plus tard et prêche la gloire des grands martyrs à la Basilique Majeure de Carthage. Saint Augustin touche à la fin de sa vie quand le préfet de Carthage, Boniface révolté contre son empereur Valentinien, a la malheureuse idée d'appeler à son aide Genséric et les Vandales. Saint Augustin intervient pour empêcher cette alliance néfaste, mais il est trop tard. Le saint évêque a la douleur avant sa mort de voir les Vandales assiéger Hippone. Genséric prend Carthage en 431. Il va jusqu'à Rome en 455, appelé encore par suite des divisions de l'empire. Eudoxie lui demandait son concours contre Pétronne, meurtrier de Valentinien. Les Vandales règnent cent ans à Carthage et leur règne est marqué par deux grandes persécutions, celle de 457 et celle de 484. Ils étaient ariens. L'un d'eux, Thrasimond, éleva en 496 une basilique arienne dont les restes subsistent.

Les deux persécutions ariennes égalent et surpassent même celles de Septime Sévère et de Dèce. Les chrétiens avec les évêques et les prêtres à leur tête sont conduits par troupes vers le désert, comme les victimes des esclavagistes d'aujourd'hui. Ils sont maltraités. Ils souffrent de la faim et des coups, et ils sèment les chemins de leurs cadavres. Les Maures païens, chargés de l'exécution des édits d'exil, s'y entendent. Ils stimulent les retardataires avec leurs javelots ou les entraînent en les attachant à leurs chevaux.

L'Eglise honore au 12 novembre les quatre mille neuf cent soixante-dix confesseurs et martyrs des Vandales.

Saint Victor a décrit cette persécution si émouvante.

Le vaillant général Bélisaire vient en 534 reprendre Carthage sur Gélimer, roi des Vandales.

La grande capitale de l'Afrique reste encore soumise à l'empire grec pendant cent soixante ans, jusqu'à l'arrivée des Arabes en 690.

Sidi Obka et Hassan conquièrent au croissant l'empire de Carthage. Tunis gardera leur souvenir.

Le patrice Jean vient de Constantinople avec une flotte et reprend la grande ville. Ce sera sa perte. Hassan s'en empare de nouveau et se venge en la détruisant. Carthage avait duré près de 2.000 ans. Elle disparaît pour laisser l'empire à Tunis.

L'empire arabe dure près de 800 ans. Diverses dynasties se succè­dent. Toutes exercent la piraterie dans la Méditerranée. Plusieurs font la guerre aux chrétiens en Sicile, en Italie, en Syrie. Un seul événement pendant cette longue période vient relever la gloire du Christ à Carthage, c'est la sainte mort de notre roi saint Louis au 25 août 1270.

Le pieux roi voulait atteindre chez lui le plus puissant ennemi des chrétiens. Il était venu avec l'élite de sa chevalerie. La maladie éprouve les croisés. Le roi perd son fils Jean, et se voyant atteint lui-même par l'épidémie, il donne sous forme de testament ses derniers conseils à son fils Philippe. Il fait bon à relire là ces conseils si élevés. Je les copie, cela me vaut une lecture spirituelle. «Mon fils, la première chose que je vous recommande, c'est d'aimer Dieu de tout votre cœur: sans cela personne ne sera sauvé. Si Dieu vous envoie quelque adversité, souffrez-la avec patience et action de grâces; pensez que vous l'avez toujours méritée et qu'elle tournera à votre avantage. S'il vous envoie de la prospérité, remerciez-le, ne vous en attribuez rien, et n'en devenez point orgueilleux; car on ne doit pas tourner les dons de Dieu contre lui. Choisissez des confesseurs vertueux et savants, donnez-leur la liberté de vous avertir et de vous reprendre. Entendez avec piété le service de l'église, sans y parler, ni regarder ça et là; mais priez Dieu de bouche et de cœur. Soyez plein de charité pour les pauvres, et consolez-les selon votre pouvoir. Ne vous liez qu'avec des gens de bien. Que personne ne soit assez hardi de rien dire devant vous qui excite au péché ou pour médire d'autrui.

Aimez tout ce qui est bien, haïssez tout ce qui est mal. Punissez les blasphémateurs, rendez souvent grâces à Dieu des biens que vous en avez reçus, et méritez par là d'en recevoir davantage. Soyez équitable en tout, même contre vous. Mettez votre application à faire régner la paix et la justice parmi vos sujets.»

Quel beau règlement de vie!

Le grand roi meurt sur cette colline de Byrsa, qui a porté les temples et les palais de toutes les générations, et près des ruines de la Basilique dont le sol est mêlé aux cendres de tant et de si glorieux martyrs.

Les Arabes sont dépossédés par les Turcs en 1571. L'année même où ceux-ci se font battre à Lépante, ils ont encore assez de vitalité pour s'emparer de Tunis. Ils règnent là trois cents ans, jusqu'au traité du Bardo en 1881.

Dans cet intervalle, il y a le touchant épisode de la captivité de saint Vincent de Paul. Bien des chrétiens étaient victimes de la piraterie des Turcs. Ils étaient vendus sur le marché de Tunis et devenaient esclaves. Vincent de Paul allant par mer de Marseille à Narbonne a été pris par les pirates tunisiens en 1605. Il appartient successivement à un pêcheur, à un médecin, puis à un marchand renégat, natif de Nice. Promesses, menaces, mauvais traitements, rien n'est épargné pour ébranler sa foi. Cependant ces chants pieux, le mélancolique Super flumina et le touchant Salve Regina ont ému la femme du renégat. Le saint gagne ses maîtres et revient avec eux en Europe en 1607.

C'est là un souvenir de Tunis, plutôt que de Carthage, et la nouvelle cathédrale de Tunis, dédiée à saint Vincent de Paul va glorifier Dieu dans son saint confesseur.

XIV
De Tunis à Alger

Je partis le matin pour Alger, j'allais mettre deux jours à faire la route. Le chemin de fer contourne d'abord le faubourg de Bab Djézira, amas de petites maisons dominées par les minarets des mosquées et par les blanches coupoles des koubbas. Puis il longe les murs crénelés de l'enceinte, franchit un tunnel, traverse la riche vallée de la Manouba, passe sous l'aqueduc romain et atteint Djedeïda. C'est une petite ville industrielle d'où part l'embranchement pour Bizerte.

De Djedeïda à la frontière algérienne, la ligne va suivre constam­ment la vallée de la Medjerda, qui roule ses eaux jaunies comme celles du Tibre à travers de vastes et fertiles plaines. Nous passons à Tebourba, petite ville de jardiniers maures et de vignerons français. Elle eut un évêque dans l'antiquité. Plus loin Medjez-el-Bab (Membressa) eut aussi un évêché. Elle eut la gloire de donner à l'Église de nombreux martyrs. On y voit encore une porte triomphale, des thermes et d'autres ruines romaines. La petite ville moderne s'élève à côté des gourbis arabes.

A cent kilomètres de Tunis, la voie s'engage dans les gorges de la Medjerda. La rivière devient sinueuse, les rives s'élèvent. On franchit neuf ponts en neuf kilomètres. Cette partie du trajet est des plus pitto­resques. Nous laissons sur la droite Béja, l'ancienne Vacca de Saluste. Elle eut aussi un évêque. Elle a quatre mille âmes, un marché important et une garnison qui tient en respect les Kroumirs. Plus loin à gauche était Zama, aujourd'hui Zouam, où la victoire de Scipion mit fin à la seconde guerre punique. La Medjerda reçoit ensuite les eaux de la Mellègue qui vient du Kef, l'ancienne Sicca Veneria, riche en ruines romaines. Marius y battit Jugurtha. Cette vallée de la Medjerda a toujours été la grande voie de communication entre Carthage et la Numidie.

On déjeune à Souk-el-Arba. C'est un gros bourg qui a un marché florissant et qui devient un centre important, au croisement des routes de Tunis, de Tabarka et du Kef. Désormais nous longeons la Kroumirie. Ses montagnes à droite sont magnifiquement boisées. Nous passons près de Chemtou, l'ancienne Simittus, qui a des ruines de bains et de théâtre. Près de là aussi sont les précieuses carrières de marbre rose et jaune que les Romains exploitaient par le port de Tabarca, et qui ont tant contribué à embellir l'ancienne Rome.

Les fameux Kroumirs n'ont pas l'air plus terrible que les Kabyles et les Bédouins. Nos colons vont faire le commerce sur leurs marchés. La légende seule en a fait des guerriers redoutables.

La frontière algérienne est à Ghardimaou, à l'entrée de vastes forêts, qui n'ont pas moins de cent vingt mille hectares.

De Ghardimaou à Souk-Ahras et au delà, c'est la plus belle route de l'Algérie. La contrée montagneuse qu'elle traverse et les travaux d'art qu'il a fallu exécuter rappellent la ligne du Semmering en Autriche. On passe du versant tunisien au versant algérien, de la vallée de la Medjerda (l'ancien Bagradas) à celle de la Seybouse.

La ligne court sur des terrasses maçonnées, accrochées aux flancs des parois rocheuses et sur des viaducs courbés jetés sur le torrent. Elle fait d'immenses lacets qui serpentent à mi-côte et présente des coups-d'oeil splendides sur la chaîne abrupte des Beni-Salah, flanquée d'impo­sants contreforts.

Souk-Ahras a six mille âmes. Elle est sur un petit plateau mame­lonné à sept cents mètres d'altitude. C'est une ville d'avenir à cause de son heureuse position à la jonction des lignes de Tunis, de Bône, de Constantine et de Tebessa. Elle a un marché important de blé, de bœufs, de moutons, de bois et de liège. La vigne s'y développe. C'était l'ancienne Thagaste, la patrie de saint Augustin.

C'est là que le cher saint est né le 13 novembre 334. Son père Patrice était décurion de la cité.

C'est là que sainte Monique sa pieuse mère priait, souffrait, gagnait à Dieu son mari et soignait l'éducation de cet enfant dont la sanctification devait lui coûter tant de larmes. J'y voudrais séjourner plus longtemps, mais je me dédommagerai à Hippone qui est un des buts principaux de mon voyage et où je retrouverai les souvenirs du cher saint.

Thagaste a des ruines nombreuses mais informes. C'était le centre d'une grande population. Tout autour à quelques kilomètres sont des ruines de villes romaines. Thubursicum (aujourd'hui Khuemissa) a des ruines de temples, de théâtres, de palais, d'arcs de triomphe. Tipesa (Tifech) a son ancienne citadelle presque intacte et ce qui est fréquent en Numidie des dolmens nombreux.

Madaure (Mdaourouch) a des fragments de colonnes et de corniches du plus beau style et une forteresse bysantine qui est un ancien palais. C'est la patrie d'Apulée, le romancier latin qui écrivit sous le nom d'Ave d'or le tableau de la société romaine au IIe siècle. Puis c'est Tagura (Tagura), dominée par un petit fort arabe qui n'est pas autre chose qu'un temple romain qu'on a crénelé.

Le sommet de la route est à Aïn-Seïnour à sept cent soixante-dix-huit mètres d'élévation. On a de là-haut un magnifique panorama sur la chaîne de l'Edough et celle des Beni-Salah. On descend ensuite, toujours en forêt, au milieu des chênes-lièges, des chênes-zéens et des oliviers sauvages. Plus loin à Aïn-Afra le regard plonge à six cents mètres de profondeur sur la vallée où la route va descendre en lacets. C'est un spectacle émouvant. Je continuai ma route le soir assez tard pour passer quelques heures de la nuit à Khroub.

Dans le courant de cette longue journée j'avais fait causer quelques braves colons sur la Tunisie et son avenir.

La Tunisie, à leur avis, peut redevenir aussi riche que dans l'antiquité.

Il faut pour cela modifier l'administration politique et financière, reboiser les montagnes et aménager les eaux.

Aujourd'hui, on travaille pour le fisc et pour ses agents. Ce n'est pas encourageant. Les capitaux sont rares en Tunisie et ils sont concentrés entre les mains des Juifs. L'argent a donc acquis une valeur locative considérable. Les placements hypothécaires rapportent de dix à douze pour cent et même plus dans l'intérieur. En Tunisie, comme en Algérie, l'usure est la pierre d'achoppement de la colonisation. Une grande partie de la propriété est déjà engagée aux Juifs de Tunis, et leurs débiteurs, colons ou arabes, ont toutes les peines du monde à payer les énormes intérêts des sommes qu'ils ont empruntées.

Au point de vue ethnographique, les Tunisiens n'ont rien de commun avec les Algériens. Ce ne sont ni des Africains d'origine, ni des Arabes.

Ce sont des Maures d'Espagne, alliés aux races vandales, grecques et romaines qu'ils ont trouvées là et renouvelées par les femmes que la piraterie leur procurait. Ils sont plus doux et plus affables que les Algériens. Ce sont aussi des travailleurs consciencieux et soumis, que les colons peuvent utiliser. Ils se louent volontiers pour les travaux agricoles, étant peu occupés par la culture de leurs petits biens, et le prix de la journée ne s'élève guère au delà de soixante-quinze centimes à un franc.

Le pays n'a pas de routes, mais les chemins naturels y sont faciles et souvent carrossables.

Une sécurité absolue règne dans toute la Régence. La justice som­maire du Bey inspire le respect. Il préside lui-même tous les samedis le tribunal de haute justice. Il écoute les plaideurs, il prononce la sentence et les criminels sont pendus sans sursis ni appel.

Le climat de la Tunisie serait bien meilleur si le pays n'avait pas été complètement dépouillé de ses arbres. Rien n'y tempère le vent froid de l'hiver ni le soleil brûlant de l'été.

Rien n'a été fait encore pour le régime des eaux. Le manque d'ombrages dessèche les cours d'eaux et tarit les sources en été. A la saison des pluies, les Oued grossissent, débordent et transforment les plaines en marécages.

Depuis quelques années, la plupart des colons se sont mis à la culture de la vigne. Ils y ont trouvé de beaux profits, mais voici nos vignes reconstituées en France et les vins de Tunisie et d'Algérie vont être délaissés. C'est une crise qui commence. Les céréales, le blé et l'orge donnent de beaux produits. La culture maraîchère est avanta­geuse auprès des villes.

L'olivier deviendrait une des richesses de ce pays s'il n'était pas surchargé par l'impôt. J'ai vu cependant bien des champs où les oliviers sauvages sont mis en rapport par un greffage récent.

L'industrie est encore presque nulle. Il y a bien quelques orfèvres à la ville qui fabriquent des bijoux d'or et d'argent.

Dans l'intérieur du pays on fabrique des tapis et des couvertures, au moyen d'un métier primitif que nos tisseurs lyonnais regarderaient comme antédiluvien. Les orfèvres travaillent les métaux, accroupis à côté de leurs enclumes et en faisant mouvoir les soufflets avec leurs pieds. La fabrication de l'huile et la conservation des sardines prennent une forme plus moderne et un développement de quelque importance. Avec l'intérieur, le commerce se fait encore par échange et sans monnaie. Il faut conduire du blé et de l'orge au Sahel pour en rapporter des dattes.

Au point de vue de la colonisation on ne peut espérer aucune fusion avec les Musulmans. C'est une caste fermée. Ne pouvant pas compter nous faire aimer d'eux, nous pouvions au moins nous en faire estimer, nous ne l'avons pas su. Les Musulmans sont profondément religieux. Pour eux, la religion fait tellement partie de l'existence qu'ils ne peuvent comprendre un peuple sans religion. Aux hommes sans religion sont réservés les châtiments les plus sévères de la Djehennah et le feu éternel.

Ce qui les a surtout éloignés de nous, c'est l'attitude anti-religieuse de la plupart des colons algériens. Une des caractéristiques du colon algérien, c'est son antipathie pour toute religion. Non seulement il ne pratique pas, mais il ne manque guère une occasion pour manifester sa haine de la religion. Quel contraste avec les colons que la vieille France envoya au Canada!

Il est peu de contrées où la franc-maçonnerie et les associations révolutionnaires comptent plus d'adeptes qu'en Algérie.

J'ai constaté moi-même que l'Arabe et le Tunisien nous estimeraient plus si nous étions un peuple religieux. Souvent ils ont manifesté pour mon habit plus de respect que mes compatriotes. Leur sentiment profond était bien rendu par un vieux chérif qui disait à un de nos évêques, en lui témoignant d'ailleurs une grande vénération: «Vous autres, Français, vous en savez plus que nous sur les choses de la terre, mais nous valons mieux que vous, parce que nous sommes plus près de Dieu»

L'esprit de la colonie a été formé par les déportés que Lamoricière y fit conduire après la révolution de février 1848 et par ceux qu'on y envoya après le coup d'Etat de 1851.

L'administration actuelle de la colonie est un obstacle à son développement.

Le malheureux indigène tunisien préfère souvent ne rien produire que de travailler pour le collecteur des impôts. Une quarantaine d'impôts divers atteignent toutes les branches de la production et de la consom­mation. L'impôt de capitation se monte par tête à environ trente francs et cinquante centimes.

Chaque pied d'olivier est frappé d'un droit fixe annuel de cinq francs. Or on sait que l'olivier ne commence à rapporter qu'après dix ans et qu'il ne donne de récolte que tous les deux ans. Aussi les Tunisiens arrachent ceux qu'ils trouvent sur leurs terres plutôt que d'en planter. Il en est de même pour les autres arbres producteurs. Les impôts sont affermés et, comme on peut le penser, les fermiers leur font rendre tout ce qu'il est de possible d'en tirer. Malgré cela, il semble que le régime du protectorat actuel est encore préférable à l'annexion. Avec le régime, algérien, la Tunisie nous coûterait quatre-vingt millions par an. La sécurité serait moindre qu'avec la justice sommaire du Bey. - Des poli­ticiens feraient là en administration ce qu'ils font en Algérie. Les Juifs obtiendraient les droits de citoyens et cela nous aliénerait les Musulmans.

Les travaux publics ont été conduits assez lentement depuis l'occu­pation. Cependant Tunis a son canal, son port et son quartier européen. Les travaux du port de Biserte s'achèvent. Ceux de Sousse, Sfax et Gabès sont commencés. Les projets de chemin de fer vont, dit-on, être repris. Les lignes de pénétration par le midi, le long de la frontière tripolitaine sont à l'étude. Elles donneront des résultats importants. En ce moment même, un de nos amis, Henri de la Marche, se livre à ces études comme auxiliaire de M. Fournel, au nom du gouvernement. Il retrouve, marquées par des ruines, les stations indiquées par les tables de Ptolémée. Il y aura là des voies commerciales à rétablir.

Je passai la nuit au Khroub, à l'hôtel Honorat. Le domestique qui me sert est de Bavay. C'est un «pays.» Il est resté en Algérie après son service militaire. Le Khroub est un gracieux village bien dessiné sur un coteau avec une église convenable sur un côté de la place. Le chef de gare est corse comme bon nombre d'employés algériens. Le Khroub n'est qu'à seize kilomètres de Constantine.

Du Khroub à Alger, c'est encore une journée de chemin de fer, mais une journée intéressante. Il y a des sites, tels que les Portes de fer et les gorges de Palestro, qui valent les grands paysages de Suisse et d'Ecosse.

Du Khroub à Sétif (cent quarante kilomètres) ce sont de grandes plaines monotones et sans arbres. A cette saison printanière, il y a des céréales qui lèvent et le pays ressemble à une prairie. De loin en loin on aperçoit quelque douar arabe formé de tentes sombres et de pauvres gourbis.

Parmi les villages de colons près du chemin de fer, deux rappellent deux noms illustres: Paladine et Saint-Arnaud.

Sétif est une des cités importantes de l'Algérie. Elle a douze mille âmes dont deux mille cinq cents français. C'est l'ancienne capitale de la Mauritanie Sitifienne. C'était le siège d'un évêché. Saint Augustin raconte que lors du tremblement de terre de 416, deux cents païens effrayés y demandèrent le baptême. L'église conserve l'inscription de saint Laurent martyr. Le plateau environnant est très riche en céréales. On y cultive aussi la vigne depuis quelques années. Huit ou dix villages ont été colonisés par une compagnie Suisse en 1853.

Le marché de Sétif voit affluer dix mille arabes chaque dimanche. Sétif a des casernes, des magasins, un arsenal. C'est devenu la clef de toutes les opérations militaires depuis sa conquête par le duc d'Orléans en 1839.

Vingt-cinq kilomètres après Sétif, c'est le Hammam, village de bains avec des moulins sur le Oued-Ben-Sellam, rivière importante, qui va se jeter dans le Sahel par des gorges profondes et pittoresques. Ces moulins et les autres créations industrielles de la province sont l'œuvre de M. Lavie, qu'on honore à Constantine comme un bienfaiteur du pays. Le chemin de fer court toujours sur le plateau de l'Atlas à huit ou neuf cents mètres d'élévation entre la chaîne des Bibans et celle du Hodna.

Le plateau se termine au Bordj-Bou-Areridj, qui est une bourgade riche en souvenirs et en espérance. Son fortin a été créé par le général Négrier. C'est le centre de la belle plaine de Medjana, plaine fertile et bien arrosée qui va devenir un terrain préféré de colonisation. C'est dans cette plaine qu'étaient les villes romaines de Medianum, de Gala et de Serteï.

On trouve aussi sur les flancs du Djebel Kiana de nombreux monuments mégalithiques. On ne sait quelle race du Nord est venue implanter sur la côte africaine ces témoignages d'un culte primitif.

Après ce Bordj, ce sont les Portes de fer, long défilé dominé de toutes parts par des rochers rougeâtres inaccessibles, qui s'élèvent à une immense hauteur comme des forteresses de géants. C'est une des choses les plus imposantes de la nature africaine. Le torrent et ses cascades, les oliviers sauvages, les buis et les cactus animent ce sombre et effrayant désert.

Il nous reste à parcourir la Kabylie.

Le chemin de fer suit la dépression de l'Isser à travers le massif de Djurjura.

Les Kabyles sont les anciens Berbères ou Numides.. Ils subirent le mahométisme après des luttes homériques.

Ils sont plus laborieux que les Arabes. Ils n'habitent pas sous la tente mais dans des maisons bâties de pierres ou de terre et d'argile. Ils cultivent les céréales, les oliviers et les figuiers. Ils n'ont pas comme les Arabes la manie de détruire les arbres, leurs montagnes sont bien boisées. Ils vivent en tribus avec une organisation démocratique. Les familles ont un caractère patriarcal. Elles constituent l'unité sociale. Plusieurs familles forment un village et plusieurs villages une tribu. Le village est l'unité politique et administrative. Il est gouverné par la Djemàa, assemblée générale des habitants majeurs. Cette assemblée rend la justice et règle les impôts. La commune est autonome. Elle prend soin des pauvres.

Les Kabyles ont une langue imagée. Leurs poèmes et contes popu­laires se transmettent par la mémoire. Ils ont pour vêtements, comme les Arabes, la Cheloukha (chemise en laine), le haïk (sorte de toge) et le burnous. Ils y joignent d'ordinaire des Bourerous ou guêtres tricotées.

La femme chez eux a plus de liberté que chez les Arabes. Elle travaille aux champs.

Ils sont industrieux. Ils fabriquent la toile, les tissus de laine, les corbeilles, les armes blanches, les instruments de labour et de jardinage, l'huile, la poudre et le plomb. Ils ont installé leurs villages sur des crètes de rochers, où ils se défendent en temps de guerre. Ces mamelons couronnés de cabanes donnent un cachet particulier aux paysages de la Kabylie.

Les Kabyles auraient été bien plus accessibles que les Arabes à la propagande chrétienne, mais nos gouvernants, aveuglés par un faux et désastreux libéralisme, ont empêché tout prosélytisme du clergé.

On sort de Kabylie par les gorges de Palestro. C'est un défilé aussi grandiose que celui des Biban ou des Portes de fer.

Le train court sur des terrasses maçonnées au-dessus de l'Ysser qui roule en grondant ses flots jaunâtres parmi des blocs de grés.

Les viaducs et les tunnels se succèdent. Sur l'autre paroi de la gorge, la route de terre est taillée en corniche dans les rochers qui enserrent le torrent. Les oliviers sauvages, les chênes-lièges, les caroubiers et les lentisques donnent quelque animation au paysage. Des singes se jouent au loin dans les rochers. Des hameaux kabyles sont accrochés avec leurs vergers aux contreforts de la montagne. La bourgade de Palestro s'élève sur une faible éminence au fond d'un cirque où gronde le sinueux Ysser.

Après ces gorges merveilleuses, c'est la plaine de la Mitidja qui s'étend jusqu'à Alger. Je la parcours de nuit et je la verrai au retour.

XV
Alger

Ma première visite fut pour la cathédrale, où je pus célébrer la messe après avoir fait viser mon celebret à l'évêché.

L'église est dédiée à saint Philippe, l'apôtre qui baptisa le premier chrétien d'Afrique, l'eunuque d'Ethiopie. C'est l'ancienne mosquée des Ketchaoua, mais elle a été modifiée et agrandie. On y voit le tombeau du vénérable Géronimo, le martyr qui avait été jeté au XVIe siècle dans les fondations du fort des Vingt-Quatre heures, et qu'on y a retrouvé en démolissant les murailles en 1853.

C'était le dimanche des Rameaux. L'église était remplie et tout ce peuple priait. Il y a à Alger des Espagnols et des Maltais pleins de foi. Les Français sont moins édifiants.

Après la messe, j'allai vers la jetée pour voir l'aspect général de la ville.

Aspect général

Alger est toujours dans son ensemble ce que l'ont dépeinte tous les voyageurs depuis des siècles. C'est la grande ville blanche, qui s'élève en amphithéâtre comme un gigantesque escalier de marbre sous un ciel profondément bleu.

La blancheur crue des maisons n'est pas coupée comme dans le Nord par des toits rouges ou sombres. Les maisons en terrasses sont d'énormes dès tout blancs. Quelques jardins reposent les yeux. Le tout est couronné par la Kasbah, la vieille citadelle, assombrie et négligée. Au premier plan, c'est la ville moderne. Tout le long de la plage, de hautes arcades recèlent dans leur profondeur des docks et des boutiques. Au-dessus, c'est un quai immense et magnifique, appelé le Boulevard de la République, une vraie rue de Rivoli. Derrière, deux rues parallèles et de la même longueur complètent la ville moderne, qui est toute en façade.

Quelques places et squares rompent la monotonie de ces grandes lignes. Tout à droite, c'est le jardin Marengo, avec sa belle végétation africaine; au centre, c'est la place du Gouvernement avec ses beaux platanes; à gauche, c'est le square Bresson, ombragé de palmiers magnifiques.

C'est là tout Alger, mais au delà des vieilles murailles, au delà des collines, à l'Est et à l'Ouest, s'étendent de vastes faubourgs. A l'Est surtout le quartier de Mustapha est comme un second Alger, couronné par le palais d'été du gouverneur. Plus loin, aux avant-postes de la rade algérienne, à l'Est comme à l'Ouest, sur les montagnes de la Bouzarea et de la Kouba, qui entourent le sahel d'Alger, s'élèvent des temples majestueux dédiés au culte eucharistique. A l'Ouest, c'est la basilique de Notre-Dame d'Afrique. A l'Est, c'est l'église du séminaire et de l'orphelinat. Des deux côtés les Pères Blancs prient pour l'Afrique. Ils demandent grâce à Dieu pour cette grande cité où se coudoient le fanatisme des Musulmans, l'esprit haineux des Juifs et l'indifférence des mauvais chrétiens.

Population

Quant à la population de cette ville, elle est cosmopolite. Il y a de tout dans Alger: des Français qui occupent les postes officiels et se partagent le haut commerce avec les Anglais et les Italiens; des Espagnols et des Siciliens, cochers ou domestiques; des Maures élégants, fils des anciens conquérants de l'Espagne, mêlés, par les femmes surtout, au sang des renégats, et des esclaves chrétiens; des Arabes au burnous rapiécé, qui errent dans les rues drapés dans leurs guenilles; des Biskris, porteurs de fardeaux; des nègres amenés du Soudan avec les caravanes d'esclaves.

Histoire

Quel est donc le passé de cette Algérie, aujourd'hui si bigarrée? Les Libyens et les Gétules l'ont peuplée d'abord et ils descendaient sans doute de Cham. Polybe, Salluste et les vieilles annales d'Egypte en font mention.

Deux mille ans avant Jésus-Christ, des hommes blonds venus du Nord, Ibères ou Celtes, y pénétrèrent par le Maroc et élevèrent cette série de dolmens dont on retrouve la trace de la Baltique au Sahara.

Plus tard, au témoignage de la Bible, d'Hérodote et des historiens arabes, le Nord de l'Afrique subit des invasions de peuples asiatiques les uns, d'origine japhétique, tels que les Mèdes et les Arméniens; les autres, d'origine chananéenne, tels que Phéniciens, auxquels on doit Carthage et les colonies tyriennes.

De cette union de peuples divers sortirent les Numides et les Maures que l'on désigna dans la suite sous le nom générique de Berbères.

Dans les caractères de cette race dominent les éléments indo-européens, avec un vernis de sémitisme apporté par les Arabes.

Après la chute de Carthage, Rome gouverna l'Afrique pendant cinq siècles et la couvrit de monuments dont le temps ne parvient pas à effacer les vestiges. Les Vandales, conduits par Genseric, ont passé et n'ont rien fondé. Les Arabes sont venus et ils ont dominé cette terre autant que les Romains l'avaient dominée. Ils y ont mis leur empreinte indélébile: la vie pastorale et guerrière, le culte d'Allah et les mœurs du Coran.

Ce succès des Arabes s'explique. Ils trouvaient là des masses popu­laires ébranlées dans leurs traditions, hésitantes entre le christianisme, le schisme d'Arius, le judaïsme et l'idolâtrie. Ils arrivaient avec le prestige de la victoire. Ils apportaient d'ailleurs le culte du Dieu unique et un livre sacré habilement mêlé de formules hébraïques et chrétiennes.

Au VIIe siècle, les Arabes ont déjà envahi l'Algérie par une conquête rapide mais précaire. Les Berbères gagnés à l'islamisme recouvrent leur autonomie.

Au XIe siècle commence une émigration lente et continue des tribus arabes. Ils pénètrent à l'intérieur, se mêlent à ces aborigènes et leur imposent peu à peu leur langue, leurs mœurs et leur physionomie.

Quand les Turcs arrivent au XVIe siècle, l'Afrique est toute arabisée. L'Algérie gouvernée par les Turcs et remplie de Maures d'Espagne qui avaient à prendre leur revanche, devient un repaire de pirates qui infestent la Méditerranée pendant trois siècles, malgré les efforts des Etats chrétiens.

Alger

La ville d'Alger a suivi toutes les vicissitudes de la Mauritanie. C'est d'abord un comptoir carthaginois, puis une ville romaine nommée Icosium. Les Romains lui tracent un plan qui est encore le fond de son ordonnancement actuel. N'en est-il pas ainsi de toutes les villes d'Europe? Dès lors Alger a son forum, ses rues alignées, ses temples et son port abrité derrière les îlots du phare. Icosium devenue chrétienne a ses évêques. Elle est ravagée par les Vandales. Elle se relève. Pendant les premiers siècles arabes, elle est occupée par la tribu berbère des Beni­Mezr'Anna. Elle fait le commerce avec Hippone, Carthage et Césarée (Cherchel).

Au Xe siècle, les Arabes s'en emparent. Ils lui donnent le nom d'El Dzesaïr, «les îles,» à cause des îlots du port. Ils la transforment. Ils font de sa cathédrale une mosquée. Les dynasties des Almohades, des Almoravides et des Hassides se succèdent rapidement.

Après la chute de Grenade, les Espagnols prennent pied sur les côtes de Barbarie. Oran et Bougie tombent en leur pouvoir. Dellis, Tlemcen et Alger leur paient tribut. En 1510, ils bâtissent le fort du Pénon sur l'île qui abrite le port d'Alger.

Au XVIe siècle règnent successivement les deux frères Aroudj et Kheir-ed-din, surnommés tous deux Barberousse. Le second fut, dit-on, avec Doria le plus fameux marin de son époque. Ayant fait hommage au sultan Sélim, il lui soumit Tunis et Byzerte. Il ravagea l'Italie, battit les chrétiens à Candie et vint à Marseille unir ses forces à celles de François Ier contre Charles-Quint.

Pendant les quatre derniers siècles, plusieurs fois les pachas et les deys d'Alger firent des traités avec les nations chrétiennes. Ils ne les observèrent jamais. Nos flottes allèrent plusieurs fois bombarder Alger, mais la piraterie recommençait sans cesse, nos consuls étaient insultés, d'innombrables esclaves chrétiens gémissaient dans les fers. L'insulte faite à notre consul par Hussein-Dey en i 830 mit le comble à la mesure. Nos troupes entrèrent à Alger le 5 juillet 1830.

Après avoir considéré l'ensemble d'Alger et retracé ses annales dans ma mémoire, j'allai visiter rapidement l'intérieur de la ville, ses rues, ses mosquées, ses églises, ses places, ses jardins, etc.

Je me hasardai dans la ville arabe. C'est un fouillis, un labyrinthe de rues étroites et tortueuses, d'impasses et d'escaliers. Les maisons se sont entassées et ont formé comme des grappes serrées autour des principaux sanctuaires musulmans. C'est le quartier de Mohammed-Chérif à l'Est, celui de Sidi Abd-Allah au centre, celui de Sidi-Ramdan à l'Ouest. Aucune recherche de la ligne droite. Ces ruelles vont en zigzag. Les maisons sont percées de petites boutiques dans quelques rues marchandes. Elles n'ont pas de fenêtres extérieures. Les étages s'avancent l'un sur l'autre par des encorbellements, soutenus par des poutres de cèdre. Au sommet, les deux côtés de la rue arrivent presque à se toucher. Plusieurs rues sont absolument voûtées. Le soleil pénètre comme il peut, mais tout est cependant éclatant de blancheur par suite de la coutume qu'ont les arabes de blanchir leurs maisons à la chaux deux fois l'an.

Il ne peut pas être question de voitures dans ces ruelles, mais de petits ânes agiles les parcourent. C'est avec des ânes qu'on fait le nettoyage. Ils' emportent les ordures dans leurs paniers ou kouffieh, tressés de feuilles de palmiers.

Alger possédait avant l'occupation cent soixante-six mosquées ou koubba. Il lui en reste encore vingt et une. La mosquée ou Djama est l'église musulmane proprement dite; la koubba est une chapelle élevée sur quelque tombeau de saint, de marabout. Il y a aussi des zaouïa, ce sont des fondations où sont réunies une chapelle et une école. La grande mosquée de chaque ville a son mufti ou chef de la religion. Les mosquées ordinaires ont un iman qui dirige les prières de chaque jour, un mueddin qui appelle à la prière. Le hazzab et le taleb sont des lecteurs ou professeurs.

La grande mosquée, Djama Kébir, est près du port. Elle date du XIe siècle et son minaret du XIVe. Sur la rue de la Marine, elle présente une galerie de quatorze arcades dentelées retombant sur des colonnes en marbre blanc. C'est d'un aspect imposant. Derrière la galerie, c'est une cour à arcades avec la fontaine aux ablutions, puis c'est la mosquée elle-même avec ses nombreuses travées, toutes simples, un peu sombres, blanchies à la chaux et séparées par des arcades dentelées qui reposent sur des piliers carrés. Le sol est garni de nattes. De nombreux musul­mans y prient souvent avec recueillement. Il n'y a point d'autre ornement que la chaire ou minbar et quelques lampes de clinquant et pas d'autre sanctuaire qu'une niche ou mihrab orienté vers la Mecque. On n'entre dans la mosquée qu'en se déchaussant. Comme les musulmans, je laissai avec confiance mes chaussures à la porte et je les retrouvai à la sortie. Ce n'est pas là un acte de culte, pas plus que de se décoiffer chez nous en entrant dans un édifice quelconque.

Le musulman, avant d'entrer, fait ses ablutions à la fontaine de la cour. C'est toute une cérémonie, accompagnée de formules de prières. Il se lave les mains, la. bouche, le. nez, le visage, les oreilles, les pieds. Il prie cinq fois par jour très fidèlement et il se tourne toujours pour prier vers la Mecque où se trouve la kaaba, le temple bâti, disent-ils, par Abraham (sidi Ibrahim) et la pierre noire apportée du ciel par l'ange Gabriel pour sanctifier le temple.

Les femmes n'entrent pas aux mosquées. Les musulmans aiment à prier le long d'un mur ou d'un pillier pour que personne ne passe, disent-ils, entre eux et Dieu. Ils aiment à glisser entre leurs doigts les grains d'ambre d'un chapelet en invoquant mille fois le nom d'Allah.

Djama Djedid, la mosquée Nouvelle ou mosquée de la Pêcherie est aussi fort intéressante. Au centre de la ville moderne, elle représente l'Orient par sa grande masse blanche, son grand dôme ovoïde cantonné de quatre petites coupoles et son haut minaret.

Elle est en forme de croix grecque et l'on raconte que l'esclave chrétien chargé de la bâtir au XVIIe siècle fut brûlé vif pour son salaire parce qu'il avait osé lui donner cette forme hétérodoxe. L'intérieur est fort simple. La chaire est de marbre blanc et le mihrab est orné de carrelages à dessins bleus et d'arabesques en stuc. On y garde un splen­dide manuscrit du coran, prodige de calligraphie et d'enluminures du XVIe siècle. C'est le don d'un sultan de Constantinople à un pacha d'Alger.

La mosquée est surtout intéressante au moment de la prière, quand l'iman est en chaire et qu'il guide la psalmodie. Tantôt il élève les bras au ciel, tantôt il se prosterne, tantôt il tourne sur lui-même et ce peuple l'imite entraîné par un puissant esprit de prière, qui mériterait d'avoir un but plus noble et plus pur. Dieu écoute sans doute ceux d'entre eux qui joignent à leur bonne foi quelques vertus naturelles.

La Zaouïa d'Abd-er-Rhaman est la plus curieuse d'Alger et une des plus riches de toute l'Algérie. Rien à Alger n'a davantage le cachet oriental. Elle a été construite au XVe siècle. C'est une réunion de Koubbas. Au tombeau de Sidi-Abd-el-Rhaman sont venus se joindre ceux de Sidi-Mançour et de Sidi-Ouali-Daddah.

La Zaouïa domine le jardin Marengo. Au-dessus des arbres s'élève gracieusement son minaret à trois étages d'arcades décorées de faïences jaunes et vertes. De la rue, des escaliers bordés de murs bas qui laissent voir la mer à travers un fouillis de cactus et de grenadiers conduisent dans l'enclos sacré. On laisse à gauche l'école. Un groupe de bonshommes sont accroupis en cercle autour du maître. Ils ont laissé leurs babouches en dehors des nattes. Ils portent le costume arabe ou mauresque. Rien n'est plus pittoresque que ce tableau qui a été cent fois photographié.

Plus bas que l'école, par une porte romane encadrée d'ornements byzantins sous un auvent de poutrelles de cèdre, s'ouvre la mosquée. Il faut traverser encore plusieurs couloirs et vestibules voûtés pour pénétrer dans la Koubba et partout quelques fervents visiteurs prient dans quelque coin ou contre un mur. Le sanctuaire est octogone. Des colonnes de marbre soutiennent ses voûtes enrichies d'arabesques. Un lambris de carreaux multicolores court à hauteur d'homme. Au-dessus, des tentures de soie, de pourpre, d'argent et d'or alternent avec des inscrip­tions gracieusement dessinées qui empruntent au coran les louanges d'Allah. De vrais tapis d'Orient couvrent le sol avec leurs couleurs fran­ches et fermes qui rappellent nos vieux vitraux. Des lustres de Venise, des lanternes fantastiques en forme de tourelles ou de navire pendent aux voûtes. Le tombeau du Saint est là sur le côté. C'est une châsse de bois peint et sculpté, ornée de guirlandes mêlées de feuillages rouges et de roses d'or. Des étoffes bleues brochées sont jetées par-dessus. Des colonnes aux angles portent des faisceaux de drapeaux.

Abd-er-Rhaman vivait au XVe siècle. C'était un chef d'une des puissantes tribus de la Mitidja. L'histoire et la légende s'unissent pour redire son zèle pour la religion. Un jour, dit-on, il rencontra une fraction de la tribu des Beni-Salah qui se livrait à des festins et des danses au lieu d'observer le jeûne du Ramadhan. Il les entraîna au bord d'un précipice et là après les avoir accablés de malédictions il les précipita jusque dans les profondeurs de la terre. C'est la mosquée la plus fréquentée par les fervents. Quel dommage qu'un si beau zèle ne soit pas dépensé au service de la vraie religion!

Dans le bas du jardin, d'autres Koubbas ont reçu les tombeaux de Sidi-Mançour et de Sidi-Ouali-Daddah, dont les mosquées ont été détruites par l'occupation. On y voit aussi le tombeau du fameux Ahmed-Bey, qui tint si longtemps notre armée en échec à Constantine. La France a été bien magnanime pour un ennemi si cruel qui faisait dévorer par ses chiens les entrailles de ses prisonniers. Elle lui avait fait une pension et le laissa inhumer avec honneur dans ce cimetière privilégié d'Abd-er-Rhaman.

Un des employés de la mosquée, le hazzab, je crois, m'en avait fait les honneurs. Il était touché de me voir passer avec plus de respect que les touristes critiques et gouailleurs. Il me disait que ses coreligion­naires priaient avec ferveur le Dieu du ciel et qu'ils invoquaient leurs saints pour des grâces particulières. Il est facile de voir que ces gens là sont profondément religieux et que l'indifférence et l'impiété des français leur répugnent et les révoltent.

La Kasba

Aux mosquées je joins la Kasba, la vieille citadelle d'Alger, acropole et palais sous la domination turque, simple caserne aujourd'hui. Elle avait été bâtie sous Aroudy, le premier des Barberousse. Elle fut témoin de bien des révolutions de palais et de bien des crimes. Une porte romane y donne entrée par un passage voûté. Une cour intérieure, dallée de marbre et entourée d'un double rang d'arcades, a gardé son cachet d'autrefois. On y voit un petit pavillon élevé, revêtu de marquetterie rouge et verte et couvert de tuiles vernissées. C'est là que notre consul, M. Deval, reçut le coup d'éventail qui décida du sort de la Régence.

XVI
Alger (Suite)
Les maisons arabes

Je voulus me rendre compte de la disposition des grandes maisons arabes. Une des plus remarquables est l'archevêché actuel. La maison mauresque n'est au fond que la maison antique de Rome et de l'Orient. Elle ne porte que dans ses arcs en fer à cheval l'empreinte de sa nationalité. Contrairement aux maisons du nord de l'Europe, elle ne saurait jamais être trop simple au dehors ni trop délicieuse au dedans. Elle s'harmonise avec la vie musulmane qui a ses impénétrables mystères, C'est toujours un quadrilatère dont les étages sont couverts d'une terrasse. Une porte massive garnie de clous y donne entrée. Elle est encadrée par des jambages et un linteau de marbre ou de pierre, sculptés en arabesques ou en rosaces. Parfois un auvent porté par des poutrelles de cèdre sculptées et polychromées abrite le seuil.

On entre d'abord dans un vestibule garni de banquettes. C'est là qu'on reçoit et qu'on expédie les affaires. On arrive ensuite dans une cour ouverte, dallée de marbre, qui correspond à l'Impluvium des Romains. Aux grands jours, pour un mariage, pour une circoncision, la cour sert de salon. Elle est alors ornée de nattes et de tapis et couverte d'un Velum.

Autour de la cour les appartements s'ouvrent sous des galeries à colonnes variées, unies ou torses, avec des arcades en fer à cheval. Les galeries du premier ont une balustrade élégante à colonnettes ou à panneaux sculptés. Des fenêtres carrées et grillées s'ouvrent sur les côtés.

Au rez-de-chaussée sont les cuisines, les salles de bains, les citernes. En haut sont les appartements. Les chambres sont blanchies à la chaux. Les plafonds sont formés par des poutrelles en bois de cèdre. Dans les maisons riches, les murs sont lambrissés de faïences, les poutrelles sont fouillées en rosaces:et les plafonds peints en natures mortes et en fleurs dorées.

L'ameublement est très simple: des nattes, des tapis, quelques glaces; un divan garni de coussins, qui sert de siège le jour, de lit la nuit, une table basse; des coffres homériques, en bois peint et historiés de clous, contenant les hardes et les bijoux de la famille.

Cela n'a guère changé depuis les patriarches. Des carreaux de faïence décorent aussi les galeries et les escaliers. Les terrasses servent de promenade et de séchoir. Elles ont ordinairement un pavillon élevé où l'on peut recevoir les rafraîchissantes caresses de la brise de mer et contempler le mouvement du port.

Il n'y a de cheminées qu'aux cuisines. Elles se terminent élégam­ment au dehors par des pyramidions ornés de faïences. Ces maisons sont bien faites pour cacher la vie de famille aux regards du public. Elles sont adaptées au climat et la fontaine de la cour y entretient la fraîcheur.

Les jardins publics

Les jardins publics ont pour les visiteurs du Nord un aspect enchanteur. Le jardin Marengo, conquis par les condamnés militaires sur les pentes abruptes qui enserraient le cimetière d'Abd-er-Rhaman, est très fréquenté l'après-midi. Il est orné de fontaines en marbre et de kiosques faïencés, mais ses principaux attraits sont le panorama dont on y jouit, la brise de mer qui y porte la fraîcheur et ses magnifiques plantes, ses palmiers, ses yuccas gigantesques, ses bella-ombra, ses erythrèmes aux fruits de pourpre, ses plantes grasses et grimpantes qui feraient honneur à nos serres parisiennes.

À l'Est, c'est le Hamma ou jardin d'essai. Il est plus merveilleux encore. Il a ses platanes séculaires, ses allées de palmiers, de magnolias, de ficus gigantesques, de bambous, de chamcerops, de lataniers; ses erythrèmes fleuris, ses yuccas hauts de douze mètres, son lac, son trou­peau d'autruches, de casoars, de lamas; ses singes grimaciers, ses eucalyptus géants.

C'est près de là qu'est le pittoresque café des Platanes, illustré par Décamps et Fromentin, avec sa galerie et sa coupole blanche et sa fontaine gracieuse toujours visitée par les lourds dromadaires et les ânons alertes.

La vie musulmane: fêtes, mœurs, corporations

L'esclavage n'existe plus à Alger, c'était un des traits caractéristiques des mœurs musulmanes. Mais son souvenir est encore vivant. La place Mahon, près du port, où se vendent aujourd'hui les beaux fruits de la Metidja, est l'ancien marché aux esclaves. On l'appelait le Badestan. Des galeries découvertes l'entouraient. C'est là que se vendirent par centaines de mille pendant des siècles des êtres humains capturés sur mer ou dans l'intérieur. Le complément du marché pour les esclaves chrétiens c'était le bagne. Il était plus haut, à la place de Chartres, près du palais du Dey, appelé la Djenina, où se ratifiaient les marchés d'esclaves conclus au Badestan.

Dès le XVIe siècle les missionnaires espagnols avaient pu sous la tolérance des pachas élever là près du bagne un hôpital, où bien des chrétiens furent soignés et rachetés. On garde le nom du fondateur, le P. Sébastien Duport de Burgos. L'hôpital passa par bien des vicissitudes. Fondé en 1552, il avait été réédifié en 1611. Les Mercedaires espagnols étaient ainsi tolérés sur les côtes de barbarie. Ils y accomplirent leur œuvre de délivrance avec un courage et un dévouement admirables.

Comme Tunis, Alger avait enrégimenté tout son monde dans des corporations, régies chacune par un chef ou Amin. Mais peu à peu toutes les corporations formées par la population Mauresque sont tombées en dissolution et nos principes anarchiques de liberté du travail ont pris le dessus.

Cependant les corporations de Berranis ou gens du dehors (les forestieri, diraient les Italiens) ont été conservées.

L'administration y a vu un moyen de police pour contrôler cette population étrangère.a Alger et sans cesse renouvelée.

Les Mzabis (gens du Mzab) sont bouchers, meuniers, baigneurs; les Biskris (gens de Biskra) sont bâteliers, portefaix, porteurs d'eaux; les Nègres sont manœuvres, ils blanchissent les maisons; les Kabyles sont journaliers, jardiniers, cultivateurs; les Lagouatais sont porteurs et mesu­reurs d'huile.

Les coutumes religieuses sont conservées presque intégralement. C'était le temps du Ramadan ou carême musulman pendant mon séjour en Algérie. Tout le peuple s'abstenait de manger, de boire et de fumer pendant le jour. Cela parait bien héroïque, mais l'on se dédommage la nuit. Aussitôt le coucher du soleil on fait un repas; au milieu de la nuit on en fait un autre avec accompagnement de musique, de chants et de cris, scènes de théâtre populaire dans les cours des cafés, sans s'inquiéter du sommeil des chrétiens. Je trouvai les nuits bien peu reposantes à Alger et je lus dans les journaux des plaintes répétées sur ce tapage.

J'aurais eu la curiosité d'assister aux fêtes religieuses des nègres dont on m'a fait le récit. Elles ont tant d'analogie avec les sacrifices anciens du monde païen! C'eût été une étude historique. Ces sacrifices peuvent aider même à se représenter ceux des patriarches et du monde israélite, dont ils sont une imitation grotesque. Mais mon costume m'imposait plus de réserve. Je me les suis fait raconter. Une cour de maison sert de temple. Les victimes sont une génisse, un bélier et des poules. Il y a un orchestre tout à fait antique: une flûte à sept trous, un alto à trois cordes, un tambour et des castagnettes. Il y a un groupe de chanteurs, et des enfants disent le refrain avec des glapissements de fauves. Un chœur de danseuses prépare singulièrement au recueillement du sacri­fice. La reine du chœur a des oripeaux éblouissants. Elle a une robe d'azur lamée d'argent et une couronne d'or rehaussée de perles. Des guirlandes de sequins lui servent de colliers. Les victimes sont endor­mies par la fumée de l'encens. Un glaive leur ouvre le cou. L'assistance est aspergée du sang expiatoire. Les bêtes dépecées sont ensuite rôties et mangées.

C'était là le culte primitif. Le culte chrétien en diffère comme le ciel diffère de la terre.

Légendes locales

L'Algérie, comme tous les pays arabes, est riche en légendes. J'en veux noter au moins quelques-unes. Les unes sont acceptées avec naïveté par la foi populaire, les autres sont de simples récits humoristiques. Les dévots serviteurs d'Abd-er-Rhaman croient que ce saint terrible, rencontrant un jour une fraction de la tribu des Beni-Salah en train de célébrer le jeûne de Rhamadan par des orgies et des danses, l'entraîna sur le bord d'un précipice, et là, avec des malédictions, l'ensevelit à jamais dans les profondeurs de la terre. La légende a sans doute un fond historique et Abd-er-Rhaman a dû se montrer rigoureux pour les violateurs du jeûne. Mais il ne ferait pas bon de nier la légende ou d'en rire en visitant la Zaouia d'Abd-er-Rhaman sous la conduite de ses gardiens.

Ouali-Dada, Betha et Bou-Gueddour sont d'autres saints non moins puissants. Ils ont, dit-on, contribué à la défaite de Charles-Quint en 1541 par des moyens mystérieux. Les deux premiers battaient la mer avec des bâtons et le troisième brisait des poteries débarquées sur le port. Et il paraît qu'à chaque pot ou vaisselle cassée, un vaisseau espagnol était submergé par la tempête. Ouali-Dada avait déjà, dit-on, manifesté sa puissance surnaturelle en venant d'Orient à Alger sur les flots porté debout et tout armé sur une natte. Une variante dit qu'à la bataille navale de 1541, c'est en battant la mer avec ses savates qu'il souleva la tempête où périt la flotte de Charles-Quint.

La légende de la Kasbah est pour les enfants. Dans la cour de la forteresse près d'une jolie fontaine avaient lieu les exécutions capitales. C'est là qu'autrefois le célèbre bourreau Ali-Sial tranchait si bien les têtes avec sa lame de Damas que les têtes restaient en place. Les décapités eux-mêmes ne s'apercevaient pas du coup mortel et conti­nuaient à parler, mais Ali-Siaf leur mettait une prise de tabac sous le nez pour les faire éternuer, et c'est alors que leur tête dérangée de son équilibre tombait et roulait à terre.

La ville chrétienne

Où en est à Alger la cité chrétienne après soixante ans d'occupation? Il y a quatre paroisses et trois chapelles de secours. Alger compte quatre-vingt mille habitants, dont quarante mille catholiques, vingt mille musulmans, dix mille juifs, et le reste de religions diverses. J'ai décrit plus haut la cathédrale Saint-Philippe, qui est l'ancienne grande mosquée des Ketchaoua, transformée et agrandie.

Les deux églises de Notre Dame des Victoires et de Sainte-Croix sont aussi d'anciennes mosquées. Notre gouvernement ne s'est pas mis en grands frais et n'a pas donné grand prestige à sa religion.

L'église de Notre-Dame des Victoires au quartier de Bab-el-Oued, à l'ouest, est une mosquée du XVIIe siècle avec plusieurs nefs et de petites coupoles portées par des piliers carrés. Sa porte sur la rue Bab-et-Oued se perd entre des boutiques et une fontaine. L'intérieur est pieux. Les autels et tableaux ont un cachet italien. L'église Sainte-Croix est une ancienne petite mosquée fort délabrée à la porte de la Kasbah. Une colonnade en marbre blanc dissimule sa pauvreté intérieure. Une des nefs est devenue une école de Frères. Notre-Seigneur est bien indul­gent de se contenter de ces restes d'un culte grossier.

L'église Saint-Augustin au quartier Bab-Azzoun à l'Est est une église moderne, bâtie en 1876 en style roman. Là au moins on retrouve l'église catholique traditionnelle avec ses trois nefs, son clocher élancé et son cachet de noblesse et de grandeur.

Une des chapelles de secours, celle de la rue des Consuls est aussi dans le style roman.

Mais la charité catholique a déjà couvert Alger de ses œuvres. Un beau pensionnat des Dames du Sacré-Cœur s'élève sur les coteaux de Mustapha. Les Frères tiennent une maîtrise et plusieurs écoles. Des Soeurs de Saint-Vincent-de-Paul, de Saint-Joseph, de l'Espérance, du Bon Pasteur dirigent pieusement des hospices, asiles, écoles, ouvroirs.

Les Carmélites aussi, dans leur beau monastère de la vallée des Consuls prient Dieu pour la conversion de ce pauvre peuple. Il ne faut pas oublier non plus le séminaire de Kouba et les orphelinats de la Maison Carrée. Je parlerai plus loin de la basilique de Notre-Dame d'Afrique. Les Petites Soeurs des Pauvres sont là aussi au faubourg du Bou-Zaréa. Des sociétés de Saint Vincent de Paul et de Saint Régis exercent la piété des catholiques.

La vie française, commerce, science, divertissements

Alger est le centre du commerce de l'Algérie. Elle a une Banque d'Algérie qui émet des billets au porteur, un Crédit agricole, des banques privées et des comptoirs d'escompte. Le commerce extérieur s'élève déjà à cinq cents millions. La moitié se fait sous pavillon français. Les importations surpassent de vingt-cinq millions les exportations. Malheu­reusement, une grande part du profit, spécialement pour la houille, va à l'Angleterre. Notre gouvernement devrait y pourvoir. Les principaux produits d'exportation sont le vin (trente millions), l'Halfa (vingt-cinq millions), les céréales, les moutons (dix-sept millions). Après cela viennent le liège (cinq millions), les plantes odorantes, le géranium-rosa, les légumes frais et secs (deux millions), les bœufs (quatre millions), le corail (deux millions), les bois, les marbres, le fer, le cuivre, le zinc et le plomb.

L'Algérie s'est couverte de vignes en ces dernières années, pour suppléer à nos vignes phyloxérées. Elle est arrivée rapidement à une production de trois millions d'hectolitres de vin. Mais comme nos vignes se reconstituent et que cette année a été abondante, il y a pléthore et on n'entend partout que plaintes sur la mévente des vins.

L'Haifa est une sorte de jonc qui couvre spontanément les trois quarts des hauts plateaux, soit cinq millions d'hectares. On s'en servait depuis l'antiquité pour la sparterie. On a découvert dans ces dernières années que c'était propre à faire du papier. De grandes compagnies se sont mises à l'exploiter. La voie ferrée de Mecheria et Aïn-Sefra a même eu ce principal objectif. Ce sera la principale ressource des voies de pénétration. Je l'ai constaté en allant à Batna. Aujourd'hui déjà l'Algérie exporte pour vingt-cinq à trente millions d'Haifa. Les Arabes le coupent, des fermes l'emmagasinent, le lient en bottes pressées et l'expédient. Une grande partie va en Angleterre.

La culture des oliviers commence à se développer. Elle est entravée par l'impôt.

Sept ou huit villes d'Algérie font commerce d'essences de parfumerie. On exploite pour cela les orangers, les cédrats et surtout une sorte de géranium qu'on cultive en grand et qui donne l'essence de rose.

Les oranges de Blida et de la Mitidja alimentent les marchés de Marseille et de Paris. Le chêne-liège, le chêne-vert, le pin d'Alep, le thuya, l'eucalyptus couvrent de vastes surfaces et sont aussi des éléments d'exportation.

L'Algérie a de beaux marbres: l'onyx translucide près de Nemours, des marbres blancs statuaires et des marbres bleus de diverses nuances près de Philippeville, des marbres verts et des serpentines au départe­ment d'Oran.

L'Algérie pourrait nourrir une population vingt fois supérieure et ses richesses naturelles s'accroîtraient à l'infini.

Pour ce qui est du développement scientifique, Alger a des facultés de droit, de médecine, de sciences et de lettres assez prospères. Elle a un observatoire, un lycée, un collège ecclésiastique, une société d'histoire, une société de beaux-arts, une bibliothèque de quarante mille volumes, assez riche en documents Arabes, un musée d'antiquités et d'histoire naturelle où les ruines romaines ont surtout fourni des inscriptions, des statues, des médailles. Il y a certainement un mouvement d'études à Alger, dû surtout aux officiers. La librairie Jourdan est bien montée d'ouvrages sur l'Algérie et l'Afrique.

Beaucoup de ces publications sont dues à des officiers.

Après le commerce et la science, les délassements. Le vieil Alger avait pour tout théâtre, comme dans les autres pays arabes, les scènes grotesques de Garagousse. Garagousse, c'était l'épopée populaire. C'est la mise en scène, très dévergondée, dit-on, d'un personnage historique, Boha-ed-Din, gouverneur du Caire sous Saladin et que le peuple a ridiculisé et surnommé Kara-Kouche, ou Oiseau-noir, pour se venger de ce qu'il avait détruit des mosquées et des tombeaux en construisant la citadelle du Caire. Ces scènes servent encore de délassement dans les soirées du Ramadan, et c'est à cette occasion qu'il se fait tant de tapage. Les colons ont voulu des spectacles plus modernes. Ils ont quatre théâtres, autant hélas! que de paroisses. On y joue les drames parisiens, les comédies et opérettes. Ils ont aussi des cafés-chantants, ce déplorable signe des temps de décadence où nous sommes. Nos paysans et ouvriers du moyen âge avaient les mystères, les châtelains féodaux avaient les épopées, chantées par les trouvères; aujourd'hui les fils de la noblesse et les fils des travailleurs se coudoient au café-chantant. Les mystères et les épopées entretenaient la foi et la vaillance. Les cafés-chantants favorisent la prostitution et la mollesse.

Pour décrire tout Alger moderne, je n'ai plus qu'à citer sa loge maçonnique, la loge dite de Bélisaire. Il ne lui manquait que cela pour être à la hauteur de la civilisation.

Notre-Dame d’Afrique

Mais ce qui vaut mieux que tout cela, c'est le beau pèlerinage de Notre-Dame d'Afrique. La basilique est sur un contre-fort du Bou-Zaria. Elle domine le port d'Alger et la mer à l'ouest. Elle a un grand aspect. Elle est dans le style demi-roman et demi-arabe, qui a été adopté pour les basiliques modernes de notre empire africain. Elle a une coupole élevée, flanquée de demi-coupoles, et plusieurs clochetons qui rappellent les minarets. Elle se couvre d'ex-voto, et l'ancienne chapelle fondée par Mgr Pavy avant la basilique en est toute tapissée. La très sainte Vierge se montre donc bienveillante pour les vrais chrétiens d'Algérie.

Il y a là le tombeau d'un grand évêque, Mgr Pavy, celui qui a organisé l'Eglise d'Algérie, en luttant souvent avec un grand courage contre les oppositions gouvernementales. Au maître-autel, auprès de la statue de la Vierge noire, il y a deux ex-voto particulièrement touchants, ce sont les épées de deux de ces croisés modernes qui ont arraché l'Algérie à l'Islam: le maréchal Pélissier et le général Yusuf. Dans une des chapelles, on montre une grande statue d'argent de saint Michel. C'est un ex-voto des pêcheurs napolitains qui viennent sur ces rivages faire leurs riches récoltes de coraux. Sous le porche de l'église, deux bons missionnaires, vêtus de blanc contemplaient la mer. Je causai longtemps avec eux. Le premier objet de notre conversation fut le dramatique naufrage d'un vaisseau anglais qui achevait de se perdre sous nos yeux. Il s'était échoué là il y a deux jours sur les récifs d'El-Kettani. La tempête sévissait. Il croyait entrer au port. La veille on avait essayé en vain de le renflouer et aujourd'hui il s'enfonçait lentement à mesure que l'eau pénétrait par ses avaries. Combien l'Océan a déjà englouti de richesses! Puis notre entretien s'éleva et nous causâmes de leurs œuvres, de leursmissions, de la conquête de l'Afrique à Jésus-Christ. C'est là près de la basilique qu'est le séminaire des missions sahariennes. La vitalité du Mahométisme, me dirent les bons Pères, n'est pas dans son clergé officiel. Les Muftis et les Imans ont une influence bien limitée. C'est dans les confréries religieuses et parmi leurs affiliés ou Khouan que règne un prosélytisme ardent. Les Marabouts «Merâboh, religieux» tiennent le milieu entre le clergé officiel et les confréries. Ce sont des religieux indépendants. Ils appartiennent à des familles de noblesse religieuse. Ils descendent de quelque saint person­nage qui a été déclaré Marabout par le peuple. Ils peuvent avoir une influence personnelle, mais ils ne président à aucune organisation.

Le grand obstacle à la conversion de l'Algérie et même à son assimilation nationale ce sont les confréries qui sont autant de foyers de prosélytisme musulman.

XVII
Alger (Suite)
Les khouans ou confréries musulmanes

Les Confréries de Khouans sont comme de vastes Tiers-Ordres, très enrégimentés et capables d'une grande action politique. Ces confréries reposent sur une doctrine mystique, le soufisme ou la vie contemplative.

M. Rinn, l'historien des Khouans, définit le soufisme «la recherche, par l'exercice de la vie contemplative et les pratiques religieuses, d'un état de pureté morale et de spiritualisme assez parfait pour permettre à l'âme des rapports plus directs avec la divinité.» Cette pratique remonte jusqu'à Mahomet. Abou-Beker son successeur a fondé la première con­frérie, celle des Seddikya. Toutes les Confréries reposent sur cinq principes ou commandements, qui étaient, paraît-il, les sujets ordinaires des conversations du prophète. Je les résume ici

1° Craignez Dieu et que cette crainte dirige vos actions… Méfiez­vous de vos passions, qui engendrent tous les vices, la haine, l'envie, l'orgueil, l'avarice, etc.

2° Conformez-vous à la sonna, c'est-à-dire, imitez mes actions…

3° N'ayez pour les créatures ni haine ni amour; ne préférez pas celui qui vous donne à celui qui ne vous donne pas. L'amour ou la haine détourne l'homme de ses devoirs envers la divinité; vous n'avez qu'un cœur, s'il est occupé par les choses terrestres, que restera-t-il à Dieu?

4° et 5° Contentez-vous de ce que le Seigneur vous donne en partage. Attribuez tout à Dieu, parce que tout vient de lui; que votre résignation soit telle que, si le mal et le bien étaient transformés en chevaux et qu'on vous les offrit pour montures, vous n'éprouviez aucune hésitation à vous lancer sur le premier venu. Tous deux venant de Dieu, vous n'avez pas de choix à faire.

À ces principes, les chers d'Ordres religieux ont ajouté diverses pratiques pieuses et la récitation de certaines prières. Le Dikr est la prière spéciale de chaque Confrérie. C'est un passage du Koran, qui se répète des centaines de fois ou même des milliers sur les grains du chapelet ou rosaire. On l'appelle aussi la rose de la Confrérie.

Les Confréries admettent divers degrés d'union mystique avec Dieu, jusqu'au degré suprême qui est une absorption en Dieu analogue au Nirvana des Indiens. Le commun des Khouans ne s'élève pas au-dessus de la récitation de son Dikr.

On compte plus de quatre-vingts de ces Confréries. Elles ont toutes un chef supreme ou Khralifa et des chefs provinciaux appelés Mokka­dems. L'initiation se fait dans des Zaouia ou maisons de prières et d'études spéciales. Il y a chaque année un grand Conseil des Mokkadems et ceux-ci transmettent aux Khouans les instructions qui leur ont été confiées. Les Khouans correspondent aux derviches de l'Orient et aux Fakirs de l'Inde. Certaines Confréries ont des rapports indubitables avec la franc-maçonnerie. (Marc Tournel, La Tunisie, p. 3.)

Six de ces Confréries ont une importance particulière en Algérie. La plus nombreuse est celle des Rhamanya. Elle compte cent mille membres. Elle a été fondée au commencement de ce siècle par Abd-er­Rhaman. La légende a déjà entouré son nom d'une auréole. Il a fondé son œuvre à Alger, puis il s'est retiré dans le Djurjura chez les Beni­Ismaël. Quand il mourut, son corps, dit-on, se dédoubla, si bien qu'il repose à la fois au Hamma, près d'Alger et chez les Beni-Ismaël. De là son nom d'Abd-er-Rhaman-bou-Kobrin (le père aux deux tombeaux.) La vérité est que les Turcs qui régnaient à Alger à sa mort firent enlever son corps pour n'avoir pas un centre de réunion et d'opposition chez les Beni-Ismaël. Mais ceux-là ou leur Mokkadem prétendirent l'avoir conservé.

Les Rhamanya ont des compagnies de sueurs (des Khouata.) Ils ont toujours appuyé les insurrections contre les Français. Leur chef Si-Aziz fut pris en 1871 et conduit en Nouvelle Calédonie. II s'en évada en 1881 et alla vivre à la Mecque. Dans leurs Zaouia, ils se relèvent d'heure en heure pour donner à Dieu l'adoration perpétuelle.

Ils sont en relations étroites avec d'autres Confréries, notamment les Chadelya et les Snoussya, et cela multiplie leurs forces. Ils tirent aussi une grande vitalité de l'action des femmes. Les Arabes consultent beaucoup leurs femmes. On les entend souvent dire: «Que diraient nos femmes? que penseraient nos femmes? Nos femmes ne voudraient plus nous voir.»

Les Thaïbya comptent environ vingt mille adhérents. Ils ont été fondés par Moulai-Taïeb, il y a trois cent ans au Maroc. Leur chef est le Chérif d'Ouazzan, qui aime la France et qui a obtenu en 1884 le titre de protégé français. Il faut ajouter qu'ils ont une prophétie de Moulaï-Taïeb qui leur promet qu'après qu'ils auront bien 'accepté l'autorité des Français leur tour viendra. Ce sera le «Maître de l'heure» «Moul et Saa» qui leur donnera l'empire. Ils ont un Dikr formidable. Ils récitent leur formule quatre mille six cent cinquante fois le jour.

Les Kaderya ont quinze mille adhérents. Leur saint fondateur, Abd-el-Kader-el-Djilani, vivait à Bagdad au XIe siècle. Il a laissé une grande réputation de charité et de bienfaisance, et c'est l'esprit de son Ordre, qui est riche et influent. Il vénérait Jésus-Christ et il a enseigné la tolérance et la douceur pour les chrétiens. C'est pour cela que le Mahdi de Khartoum, qui était de cet Ordre, a ménagé les sueurs de charité et les missionnaires. Ils se tiennent accroupis et se réunissent en cercle pour prier. Ils sont la plus grande force de l'armée du Soudan.

Les Tidjanya, fondés à Laghouat vers 1780, ont toujours montré une certaine sympathie pour les Français. Ils sont douze mille en Algérie. Ils ont eu à lutter contre Abd-el-Kader. Ce sont les recomman­dations de leurs chefs qui ont permis plusieurs explorations dans le Soudan. Le motif de leur sympathie pour nous est leur soumission aux décrets d'Allah. Ils n'espèrent pas moins avoir leur tour ensuite. Ce sont eux qui dominent en Tunisie, même à la Cour, et cela nous est avanta­geux. Le gouvernement français a des égards pour leur chef. Leur influence s'étend jusqu'au Niger. Ils ont un chapelet spécial de six dizaines séparées par des nœuds de soie rouge. C'est une Confrérie fermée. Les Tidjanya ne s'agrègent pas à d'autres Confréries, tandis que les autres Khouans font souvent partie de plusieurs Confréries. C'est ainsi que le chef des Snoussya groupe une soixantaine de Confréries par des liens secrets, comme font les Palladistes dans la franc-maçonnerie.

Les Chadelya et les Madanya sont deux sections du même Ordre. On les surnomme les Insurgés (Derguaoua.) Ils ont des principes anarchistes et rejettent toute autorité, aussi bien celle des Turcs que la nôtre. Ils ne reconnaissent que leurs cheiks. C'est à cette secte qu'appar­tiennent les dissidents du Sud de la Tunisie, qui sont passés en Tripolitaine pour échapper à notre domination.

Il faut signaler encore les Ouled-sidi-Cheik. C'est toute une tribu de l'Algérie méridionale, qui passe pour descendre en droite ligne du Khalife Abou-Bekr et qui exerce une grande influence politique.

Les Aïssaoua, fondés par Mohammed-ben-Aissa, sont les plus connus des touristes à cause des exercices bizarres auxquels ils se livrent. On sait que ces singuliers personnages, dans leurs représentations, avalent des serpents, mâchent des scorpions, mangent des cailloux ou des morceaux de verre. Ceux qui se livrent à ces exercices sont considérés, par les Musulmans instruits, comme des saltimbanques et des jongleurs.

La plus récente et la plus dangereuse des Confréries est celle des Snoussya. Elle a été fondée par Mohammed-es-Senou. Il prétendait descendre du prophète. Il mourut dans l'oasis de Djerboub en 1859, après avoir propagé le mahométisme dans le Soudan et répandu son Ordre dans tout le nord de l'Afrique. Il s'affilia presque tous les chefs soudaniens. Il a pris une telle influence que l'oasis de Djerboub où est son tombeau est appelée la petite Mecque (Meckka-el-Seghira.) Son fils, Cheikh-et-Mahdi lui succéda et jouit d'un prestige immense dans le monde musulman. Les musulmans attendaient de lui la soumission du monde entier à l'Islam. L'autorité morale du Cheikh-el-Mahdi est encore immense dans tout le monde musulman, de la Chine à l'Atlantique. Leurs Zaouïa se comptent par centaines. La mosquée de Djerboub est déjà célèbre par sa richesse.

Le Mahdi du Soudan qui a repoussé les Anglais était de la secte des Kaderya; celui de Djerboub a une bien plus grande influence morale.

L’avenir du mahométisme

Ce sont là les éléments de vitalité du Mahométisme. Notre gouver­nement si ombrageux pour les religieux en France eut mieux fait d'interdire en Algérie toutes ces sectes qui constituent pour nous un vrai péril politique.

Après cela, l'assimilation des Arabes en Algérie est-elle possible? Sans la conversion au christianisme, non. C'est l'avis de tous les gens sensés qui ont vu l'Algérie.

Le voyageur allemand Gherard Rholfs a dit avec vérité: «Chez un peuple où tout, les mœurs et l'existence elle-méme, ont pour fondement la religion la plus intolérante qui existe, la civilisation n'a pas de prise. L'assimilation n'a pas fait un pas depuis cinquante ans. Les Arabes des villes ont contracté toutes les mauvaises habitudes des Français et notamment le goût de l'alcool et de l'absinthe, mais qu'ils aient accepté quoi que soit de la religion ou des idées de leurs vainqueurs il n'y faut pas songer.

Hors des villes, la civilisation n'a aucune prise sur eux. L'Arabe sous sa tente vit comme il vivait jadis; il déteste les chrétiens comme par le passé: s'il se retient de tuer un infidèle et de gagner par là le paradis, c'est uniquement par crainte de la loi.

Que conclut M. Rholfs? C'est que les Français auraient du se conduire comme les Anglo-Saxons dans l'Amérique du Nord: refouler les Arabes. Alors l'Algérie serait devenue un pays tranquille habité uniquement par des Européens. Il y. a, pense-t-il, des peuples qui devront disparaître pour le grand bien de l'espèce humaine.»

Dans son livre si intéressant sur la Tunisie, M. Marc Fournel cite aussi l'opinion d'un prêtre qui vécut douze ans comme curé à Laghouat au milieu des indigènes: «Grands et petits, dit le curé de Laghouat, ils sont tous intéressés à notre ruine, ils l'appellent de tous leurs vœux, et sans cesse, d'une manière patente ou cachée, ils y travaillent avec ardeur.»

Et le curé de Laghouat cite à ce propos la déclaration que faisait devant le conseil de guerre d'Alger Mohammed-ben-Abdallah, l'un des chefs de l'insurrection de 1854:

«Ma vie est dans la main de Dieu et non dans la vôtre, je vais donc vous parler franchement. Tous les jours vous voyez des Musulmans venir vous dire qu'ils vous aiment et sont vos serviteurs fidèles, ne les croyez pas; ils vous mentent par peur ou par intérêt. Quoi que vous leur donniez, ils ne vous détesteront pas moins et toutes les fois qu'il viendra un chérif qu'ils croiront capable de vous vaincre, ils le suivront tous, fut-ce pour vous attaquer dans Alger.»

L'hostilité des indigènes puise ses motifs dans le fanatisme de leur foi. Toute tentative de conciliation est inutile. La politique musulmane n'étant pas autre chose que l'application des principes du Koran, n'a pas varié depuis la conquête et ne variera pas davantage dans l'avenir. La rance. Les Arabes et Kabiles ne détestent personne, hors les juifs, au même degré que les incrédules et les athées.

Le spectacle de nos colons vivant trop souvent, hélas! sans religion et sans prière, provoque à un degré qu'on ne saurait imaginer leur indignation et leur mépris. «Ils sont pires que les ânes, disent les Arabes, car si les ânes pouvaient parler, ils diraient que Dieu existe.» - Nous nous imaginons les éblouir et les entraîner par le spectacle de notre civilisation; ils s'en moquent et ils concluent, dans leur impassibilité stoïque, que notre esprit est bien étroit, puisque nous nous installons dans ce monde comme si nous ne devions jamais en sortir.

On aura beau chercher et beau faire, seul le christianisme pouvait nous attacher des populations pour lesquelles la foi en Dieu est tout. Pour les rendre français, il fallait absolument les rendre chrétiens. C'est impossible, répète-t-on souvent. Non, tous les missionnaires ont constaté que c'eût été assez facile, au moins chez les Kabyles, qui sont laborieux, pratiquent la monogamie et sont moins réfractaires que les Arabes.

Pour ceux-ci même, on pouvait beaucoup par les enfants. - Lorsque le cardinal Lavigerie, malgré l'opposition de Mac-Mahon, fonda avec les orphelins arrachés aux horreurs de la famine, les deux villages chrétiens de Saint-Cyprien et de Sainte-Monique, les politiciens prétendaient que ces deux villages seraient bientôt mis à feu et à sang par les tribus musul­manes, qui de tous côtés les environnent. On disait aussi que s'ils échap­paient à la colère du fanatisme, ils retourneraient bien vite au culte et à la loi de Mahomet. La vérité est que voilà déjà deux générations de fer­vents chrétiens qui y grandissent, s'y multiplient et y prospèrent en toute sécurité.

Partout d'ailleurs où s'établissent les Pères Blancs et les Sœurs Blan­ches, ils gagnent par leur charité la sympathie des indigènes. Au lieu d'entraver constamment le zèle des prêtres, des missionnaires et des reli­gieuses, si on eût favorisé leur action et multiplié leurs écoles; si, après la conquête, le pouvoir avait nettement manifesté la résolution de protéger par la force la liberté de conscience des indigènes désireux de s'instruire faiblesse des Sultans n'est pas une garantie de paix; l'action ne part plus aujourd'hui de Constantinople, elle part de l'Oasis de Djerboub où réside le Cheikh-el-Mahdi et de la Zaouia de Bagdad où réside le chef des Kaderya.

Nous n'avions que deux alternatives: ou rejeter les Arabes dans le désert ou les assimiler. Mais les Arabes sont un peuple essentiellement religieux. Il faudrait un peuple religieux pour les assimiler et, comme le dit Marc Fournel, la France est actuellement trop laïque pour entreprendre cette tàche.

Nos pouvoirs publics, hélas! sont bien loin de comprendre cette situation. Le Sénat a voté récemment encore le développement des séminaires musulmans.

Multiplier à nos frais les mosquées en Algérie et organiser à prix d'or l'enseignement de la religion de Mahomet, n'est-ce pas une aber­ration égale à celle qui favorise les pèlerinages à la Mecque? Les Indigènes en rapportent toujours sinon le choléra, du moins une recrudescence d'inimitié et de fanatisme contre nous. On ignore donc tout ce que le Koran attise de haine dans le cœur de ses adeptes contre les étrangers qui ne reconnaissent pas la loi du prophète? On ne sait donc pas que cette haine devient pour tout Musulman le plus sacré des devoirs? Le Djehed, la guerre sainte, c'est-à-dire le massacre des envahisseurs qui ne sont pas Musulmans, voilà le rêve des fils de Mahomet. Ils sont polis en Algérie pour les Français, hospitaliers même, mais ceux qui connaissent leur langue et qui ont l'oreille fine peuvent les entendre dire entre eux au sujet de leurs hôtes leur imprécation commune contre les mécréants: Que Dieu les brûle!

Que faire donc? les rendre sceptiques et libre-penseurs? Le remède serait pire que le mal. Quelques-uns des rares indigènes qui fréquentent nos écoles laïques perdent la foi en Dieu et en Mahomet. Ils ajoutent à leurs vices tous ceux de notre civilisation impie, mais ils n'en demeurent pas moins nos ennemis. Ils nous haïssent même doublement, nous accusant de leur avoir ravi non seulement la liberté, mais l'espéde la foi chrétienne, certainement à l'heure actuelle, un grand nombre de Kabyles seraient, pour le plus grand bien de notre pays, de fervents catho­liques et par conséquent d'excellents Français. Il en est de même des Touaregs et des Soudaniens musulmans. Ils sont gagnés par le fanatisme des Senoussya. Pour eux aussi, il n'y aura qu'une alternative, l'assimi­lation ou le refoulement; et l'assimilation n'est possible que par le missionnaire.

Les bons Missionnaires de Notre-Dame d'Afrique me redirent ces pensées qui sont celles de tous ceux qui connaissent le monde Africain et qui ne se laissent pas aveugler par l'esprit sectaire.

XVIII
Les environs d'Alger. - Staouéli

Plus haut que Notre-Dame d'Afrique, à quatre cents mètres d'alti­tude, c'est le Bou-Zarea, le sommet le plus élevé des environs et comme le Belvédère d'Alger. On y jouit d'un magnifique panorama. La vue s'étend de là jusqu'à la vallée de l'Harrach à l'Est et bien loin à l'Ouest jusqu'à la haute pyramide appelée le tombeau de la chrétienne et qui paraît être le mausolée de Syphax et des rois de Mauritanie. Ce monu­ment est analogue au Medrasen ou tombeau des rois de Numidie que l'ont voit entre Constantine et Batna. Les uns et les autres ont voulu imiter les rois d'Egypte. Le Bou-Zarea est à mi-chemin de Staouéli. C'est là qu'eut lieu le 19 juin 1830 la bataille qui ouvrit l'Algérie à nos troupes débarquées dans le voisinage au cap de Sidi-Ferruch.

Treize ans plus tard les Trappistes étaient autorisés à s'établir sur ce plateau et mille hectares leur étaient concédés. C'est aujourd'hui la plus belle exploitation agricole de l'Algérie. C'est un exemple pour les colons. Les Trappistes prient, édifient et secourent bien des misères. Ils sont sous la protection de Notre-Dame de Staouéli, don la statue est abritée sous une oasis de palmiers à l'entrée de la colonie. Le grand organisateur de Staouéli fut le P. Régis dont le nom est populaire en Afrique comme ceux de Mgr Pavy et de Mgr Lavigerie. Les Pères ont maintenant quatre cents hectares de vignes en plein rapport. Ils cultivent quinze hectares de géranium pour la fabrication des parfums. L'abbaye compte cent vingt Pères. Ils sont aidés par deux cent cinquante ouvriers.

Plus près d'Alger, au milieu des villas de la banlieue, deux établis­sements font aussi honneur à la charité chrétienne. Au Frais-Vallon, c'est l'asile des vieillards desservi par les Petites Sœurs des Pauvres.

À El-Biar, c'est le couvent des Filles du Bon Pasteur. Ces vraies filles du divin Pasteur accueillent bien des brebis. Leur bercail a plusieurs sections. Il y a la classe de la préservation pour les jeunes filles abandonnées et exposées au mal; la classe Saint-Louis pour les épaves de la Société, pour les pauvres filles qui arrivent dans un état profond de misère physique et morale. Il y a enfin le quartier Sainte­Madeleine, le quartier des repenties. La réhabilitation va même jusqu'à en faire des religieuses avec une règle particulière.

Ces ceuvres font plus pour gagner l'Algérie à la France, que l'école et la civilisation impies.

XIX
D'Alger à Constantine
Description générale: l'administration,
la conquête, la pénétration, la colonisation

Mais il faut quitter Alger et refaire la longue route de Constantine. J'en profite pour classer quelques notes générales sur l'Algérie.

L'Algérie a trois régions fort différentes: le Tell, les Hauts-Plateaux et le Sahara. Le Tell, Tellus des Romains, s'étend entre la mer et la chaîne de l'Atlas. C'est une région accidentée, qui â ses montagnes, ses fleuves et ses plaines. C'est une province plus européenne qu'africaine. Elle a en grande partie le climat et les productions de l'Europe. C'est un sol fertile, arrosé par des pluies périodiques, qui porte de belles forêts et donne des fruits et des grains. On donne le nom de Sahel au système de petites collines qui avoisinent la mer. C'est une partie du Tell.

Plusieurs rivières descendent de l'Atlas à la mer. J'ai remarqué dans les provinces d'Alger et de Constantine: le Mazafran, qui descend des gorges de la Chiffa, l'Harrach près d'Alger, l'isser qui coule aux gorges de Palestro, le Sahel aux Bibans, le Rummel à Constantine, la Seybouse à Bone, la Medjerda qui coule ensuite en Tunisie. Les montagnes de l'Atlas ont deux chaînes parallèles. C'est entre les deux que s'étendent les Hauts-Plateaux. Ces plateaux ont de cinq cents à mille mètres d'alti­tude. Ils s'étendent du Maroc à la Tunisie sur une longueur de plus de mille kilomètres. Leur largeur varie de cent à deux cents kilomètres. L'Atlas a des sommets élevés de deux mille mètres du côté du Tell, dans la grande et la petite Kabylie. Du côté du Sahara le sommet de l'Aurès a trois mille trois cents mètres. Le versant du Sahara a aussi ses fleuves généralement desséchés et particulièrement le Oued Mia et le Oued Igharghar, qui seront les grands chemins de pénétration vers le Soudan.

Les Hauts-Plateaux ont quelques lacs et marais appelés Chotts. Vers l'Est ils s'ouvrent pour laisser descendre le fleuve de la Medjerda au-dessus de Carthage. Les Plateaux sont particulièrement le domaine de l'Arabe pasteur. Complètement déboisés, ils sont balayés et desséchés par le vent du désert. Ils offrent de bons pâturages lorsque les pluies d'automne et de printemps ne font pas défaut. Leur richesse, c'est l'halfa, plante industrielle propre à faire le papier, qui en couvre les sept dixièmes. Dans ce long trajet, je traversai monts et forêts, plaines et cultures. La longueur du chemin et l'absence de journaux font qu'on se prend à causer avec ses compagnons de route, comme jadis dans les diligences, et c'est un moyen de s'instruire des choses du pays.

Nous traversâmes des forêts de pins, des forêts de chênes-lièges et de chênes-verts mêlés d'oliviers sauvages. Il y a encore, me dit-on, des bouquets de cèdres sur quelques sommets. - L'Algérie en a trente mille hectares. Le thuya et le caroubier, l'orme, le frêne et le lentisque mêlent leurs essences sur les flancs des montagnes. L'eucalyptus s'est multiplié depuis trente ans. L'Algérie en compte déjà deux millions. Les arbres à fruits sont nombreux aussi. On compte deux millions de palmiers-dattiers atteints par l'impôt. Les oliviers produisent déjà six millions de francs à l'exportation. Les oranges de Blida et de la Mitidja alimentent les marchés de Marseille et de Paris. Le bana­nier, le goyavier, le néflier du Japon réussissent bien dans les vallées du Sahel.

Je n'ai pas aperçu de bêtes fauves. On dit que l'Algérie a encore des lions, des hyènes et des chacals.

Elle a aussi d'innocentes gazelles et des singes grotesques. Mais que d'animaux domestiques, autour des campements arabes et des fermes françaises! Il y a, dit-on, dix millions de moutons. Garder un troupeau, assis ou accroupi sur un talus, la tête abritée sous son burnous, c'est la vie de l'Arabe. Il a ainsi le loisir de réciter tous les chapelets de sa confrérie. Il n'est pas rare de rencontrer le long de la voie de beaux flamants roses, des grues et des cigognes blanches.

Mais les oiseaux de prix, en Algérie, c'est le faucon et l'autruche. Le faucon est si bon chasseur! Un riche Arabe le paie au prix d'un chameau. L'autruche orne si bien de ses plumes le chapeau de nos dames! Un autruchon de quatre mois se vend déjà deux cent cinquante francs. C'est plus qu'un bon cheval. Aussi s'efforce-t-on de les multiplier au jardin d'essai à Alger.

La flore de ces grandes plaines est assez variée et je me rappelle de grands champs tout fleuris d'anémones, de jacinthes et de jonquilles. Les arabes, quoique leur préférence soit pour la vie pastorale, ne délais­sent pas entièrement la culture. Mais ils aiment le travail facile. Ils ont des charrues archaïques. Ils fendent légèrement la surface du sol avec ces instruments conduits par un chameau, un cheval ou un âne, et ils jettent leurs grains dans le sillon. L'européen, sur le même sol, obtient des rendements bien plus considérables. L'Algérie fournit cependant six millions de quintaux de blé.

Administration

L'organisation administrative de l'Algérie a gardé les coutumes arabes En dehors des communes françaises ou mixtes, les Arabes sont toujours groupés par douars ou hameaux.

Plusieurs douars forment une ferka ou section, obéissant à un cheikh.

L'ensemble de plusieurs ferkas forme une tribu, commandée par un kaïd. Des groupements de tribus relèvent d'un agha ou d'un kralifa.

Les cheïkhs, présentés par les kaïds, reçoivent l'investiture de l'autorité française. Ce sont des fonctionnaires. Ils sont responsables de l'ordre de la ferka. Les kaïds, aidés par les cheïkhs, perçoivent l'impôt, ils président les marchés et punissent les contraventions de simple police. Chaque tribu a aussi son kadi, qui juge les causes civiles et religieuses.

Les aghas et khralifas sont nommés par le ministre de la guerre. Ils disposent d'une troupe indigène pour maintenir la tranquillité. Kaids et kadis sont assez fiers de leur dignité. Ils ont des vêtements cossus, des burnous et des kaïds doubles et triples et dont les teintes claires contras­tent avec les burnous gris du pasteur. Ils se paient les secondes classes et échangent facilement quelques mots de français avec les européens.

Je relus pendant ce voyage l'histoire de la conquête, mais comment la retenir en détail?

La conquête

Après quelques faits importants et quelques noms sympathiques, ma mémoire se révolte et ne veut plus rien savoir.

En 1830, c'est le débarquement de Sidi-Ferruch, la bataille de Staouéli et la prise d'Alger au 5 juillet, par le général de Bourmont. Le trésor du Dey s'élève à cinquante millions. Il paie les frais de l'expédition.

Pendant les premières années, la politique est sottement hésitante. On prend et on abandonne Blida, Médéa, Oran, Bône. Il y a bien des luttes sans résultat et des changements incessants de généraux. Le maré­chal Clauzel est à trois reprises différentes général en chef de l'expédition. Enfin en 1837, c'est le beau siège de Constantine, où se distinguent Damremont et Valée.

De 1841 à 1847, c'est la grande révolte d'Abd-el-Kader. C'est alors une véritable croisade. C'est la lutte religieuse entre l'Islam et le Christianisme.

Quatre noms dominent cette campagne, le général Bugeaud, le duc d'Orléans, le duc d'Aumale et Changarnier. Le duc d'Aumale a l'honneur de prendre la Smala d'Abd-el-Kader en 1843. Lamoricière commence à se faire connaître en 1847.

De 1853 à 1857, c'est la révolte de la Kabylie, dans laquelle Mac­Mahon et Pélissier conquirent leur renommée.

En 1868, De Sonis est aux avant-postes. C'est un vrai croisé. C'est le saint de cette guerre sacrée, l'émule des Macchabées et de saint Louis.

Dieu a béni cette croisade, menée par le gouvernement avec tant de maladresse, de sottise et d'esprit sectaire. Bugeaud, Pélissier, Lamo­ricière étaient des chrétiens véritables. Depuis 1876 seulement la coloni­sation a pris un développement sérieux. La sécurité et les chemins de fer y ont aidé. On compte maintenant plus de deux cents villages de colons.

Pénétration

Je m'informai aussi des progrès de la pénétration dans le Sahara. J'appris qu'elle se poursuivait avec méthode. Le système adopté est d'élever chaque hiver quelques forts de refuge en allant toujours en avant. Ces forts gardent en été une garnison de cinquante hommes, et dans la bonne saison, en hiver, ils peuvent être des points de ravitail­lement et d'appui pour une colonne expéditionnaire. En ce moment même, on en achève trois: le fort Mac-Mahon (El-hamar), à cent soixante kilomètres au sud-ouest d'El-goleah; le fort Miribel (Chebaba) à cent trente kilomètres au sud-est d'El-goleah, dominant la vallée de Oued-Mia, sur le chemin de In-salah et du Touat; le fort Bel-Hiram à cent dix kilomètres de Ouargla, dominant le Oued Igharghar, vers la région des Touaregs. - C'est une méthode lente, mais qui parait prudente et sûre. - Cependant j'approchais de Constantine.

Sétif

Je ne fis que passer à Sétif, l'ancienne capitale de la Mauritanie Sitifienne, qui était devenue un pauvre douar sous les Turcs et qui est maintenant une ville (le douze mille ames, avec de gros marchés et toutes les commodités de la civilisation, hôtels, cafés, libraires, photographes, etc.

Si elle pouvait être aussi une bonne paroisse! Elle eut un évêque autrefois, et saint Augustin raconte qu'après le tremblement de terre de 416, deux cents païens terrifiés par ce phénomène demandèrent le baptême.

Colonisation

Cette région, de Sétif à Constantine, est une des plus avancées comme colonisation. Il y a là un groupe de villages (Bouhira, Faucigny, etc.), fondés par la compagnie génevoise de 1853. Ils ont été fort éprouvés par l'insurrection de 1871. Il y a aussi un groupe de villages alsaciens fondés depuis la guerre de 1870-71. On y retrouve les noms de la patrie Belfort, Altkirch, Ribeauvillé, Eguishem, Obernai, Rouffach. Une bonne partie des Alsaciens n'y sont pas restés cependant. Le mal du pays les a découragés. Il leur a manqué aussi ce qui est le lien de toute commune alsacienne, un prêtre qui les comprenne et qui les dirige.

Depuis 1876, sous le gouvernement du général Chanzy, la coloni­sation a fait de grands progrès. En six ans, cent soixante-seize villages ont été créés et la population a augmenté de cinquante mille âmes. L'Algérie est devenue enfin un pays de colonisation. Les premiers colons étaient des aventuriers cosmopolites qui cherchaient fortune et ne trouvaient souvent que la misère.

Depuis vingt ans, le pays se peuple de vrais colons. J'ai fait causer ceux avec qui j'ai voyagé. Les Corses tiennent presque tous les emplois administratifs. La Corse est pauvre et l'idéal de ses enfants est d'être employés quelque part. L'agent le plus actif de la colonisation a été le phyloxera. Il a chassé vers l'Algérie nos vignerons de France. Ceux du Bordelais sont allés dans la province d'Oran. Ceux du Dauphiné, de l'Ardèche, de l'Hérault sont allés dans les provinces d'Alger et de Cons­tantine. Ceux du Dauphiné et de l'Ardèche résistent le mieux. Ils trouvent comme chez eux un climat chaud l'été et assez froid l'hiver. Ils sont durs au travail et à la fatigue. Une bonne population vraiment française se formera là, si elle n'est pas trop minée par l'usure juive.

XX
Constantine

Me voici à Constantine. Je célèbre dès le matin la sainte messe à la cathédrale, dédiée à Notre-Dame des Sept-Douleurs. C'est une ancienne mosquée agrandie et rehaussée par une coupole. Elle a gardé les hautes colonnes de granit qui séparent ses trois nefs, ses arabesques finement découpées, son minbar (sa chaire) en marqueterie. Je n'oublie pas d'invo­quer les martyrs de l'antique cité, les humbles jardiniers Marius, Jacob et leurs compagnons, jetés dans le torrent du Roumel en haine de la foi, près des rochers qui ont gardé le nom de «rochers des martyrs.» N'y eut-il pas aussi des martyrs dans nos braves soldats qui périrent là en 1837? N'avaient-ils pas quelque chose du feu sacré des croisés en allant à l'assaut de ce repaire de l'Islam?

Je fus heureux de pouvoir dire beaucoup de bien aux prêtres de la paroisse de leur futur- évêque, Mgr Jullien-Laferriere, qui est mon ancien condisciple de Rome.

Puis je me mis à visiter cette curieuse cité qui vaudrait à elle seule le voyage de l'Algérie. C'est l'antique Cirta, la capitale des Numides, la ville des rois Syphax, Massinissa, Micipsa, Adherbal et Juba, dont Salluste nous a parlé.

C'est un nid d'aigle, une forteresse naturelle, bâtie à sept cents mètres d'altitude sur un plateau, une presqu'île entourée d'un abîme où coule l'Oued Roumel. Le torrent est au fond d'une profonde anfractuosité. Il se perd sous des voûtes naturelles, reparaît et se perd encore, il passe sous le pont du diable et reçoit des sources brûlantes.

Les arabes l'ont surnommé la cité aérienne, Belad-el-Haoua.

Elle n'était accessible que par un étroit passage qu'il était facile de défendre. Embellie par Flavius Constantin, la vieille Cirta prit le nom de Constantine. Elle résista aux Vandales.

Au XVIe siècle, elle était un centre de lumières, mais les Turcs l'abru­tirent comme ils firent de toute l'Algérie. Son dernier Bey, Hadj-Ahmed, résista vaillamment. Il fut tout à fait indépendant de 1830 à 1837 après la prise d'Alger. Il exerçait le pouvoir avec une tyrannie toute barbare; mais l'horreur du nom chrétien est si grande chez les musulmans, qu'il vit même les victimes de sa tyrannie défendre avec acharnement son drapeau.

Le maréchal Clauzel tenta le siège de Constantine en 1836, mais les Kabyles, commandés par Ahmed-Bey, faisaient bonne garde. L'assaut fut donné par le pont d'El-Kantara et par la porte du Koudiat-Aty, mais nos colonnes étaient hachées par la mitraille, i1 fallut se retirer. Le chef de bataillon Changarnier se distingua dans la retraite.

La France ne voulut pas rester sous le coup d'un pareil échec. Le général Danrémont reçut l'ordre de prendre Constantine. Il disposait de dix mille hommes, divisés en quatre brigades, commandées par le duc de Nemours, le général Trézel, le général Rulhières et le colonel Combes. Le général Valée commandait l'artillerie.

L'armée arriva devant Constantine le 6 octobre 1837. Constantine enorgueillie par son succès de l'année précédente était décidée à une résistance sans merci. D'immenses pavillons rouges s'agitaient fièrement dans les airs. Les femmes, placées sur le haut des maisons, poussaient des cris aigus qui se mêlaient aux mâles acclamations des guerriers Kabyles.

Le général Danrémont envoya faire aux assiégés les sommations d'usage. L'envoyé, soldat du bataillon indigène, revint avec cette réponse «qu'on ne serait maître de Constantine qu'après avoir égorgé le dernier de ses défenseurs.»

Le général Danrémont s'étant avancé à Koudiat-Aty pour examiner la brèche, fut tué par un boulet. Le général Valée prit le commandement. Il pressa la canonnade et le 13 il ordonnait l'assaut. Les troupes étaient divisées en trois colonnes sous les ordres du lieutenant-colonel Lamori­cière et des colonels Combes et Corbin. Lamoricière pénétra le premier. Il ouvrit la trouée à travers les barricades intérieures, mais il tomba blessé. Le colonel Combes reçut deux balles et mourut le lendemain.

Les assiégés, réfugiés dans la Kasba, cherchèrent à fuir en se laissant descendre au moyen de cordages qui se brisèrent sous le poids. Tous périrent dans l'abîme. Ahmed-Bey, après la perte de sa capitale, passa onze ans encore à lutter contre nos troupes dans l'Aurès. II ne fit sa sou­mission qu'en juin 1848. Le gouvernement le traita honorablement à Alger. J'ai signalé son tombeau dans la mosquée de Sidi Abd-er-Rhatinan. Les restes du colonel Combes et des vaillants soldats qui périrent avec lui reposent à la Kasba sous un monument funéraire élevé par l'armée en 1851.

Constantine compte aujourd'hui cinquante mille âmes. Son quartier européen déborde sur la colline de Koudiat-Aty. La Kasba, le palais d'Ahmed-Bey et les mosquées contrastent avec les monuments modernes, préfecture, banque, théâtre, postes, etc. Le quartier arabe a gardé sa physionomie propre. C'est une fourmillière où les rues et les impasses étroites et tortueuses forment le labyrinthe le plus inextricable qu'on puisse imaginer.

Marchands et artisans, bouchers, fruitiers, tailleurs, brodeurs, potiers, forgerons, cafetiers, barbiers, occupent de minuscules boutiques. Mais les cordonniers dominent. C'est que tous les indigènes de la province viennent s'approvisionner de chaussures à Constantine. Dans ce quartier pittoresque se coudoient l'Arabe gravement drapé dans son burnous rapiécé, le Kabyle avec son outre d'huile, le Biskri avec sa koulla d'eau, le juif colporteur, la Mauresque au voile bleu, la négresse marchande de pain, le gamin commissionnaire ou Hammal, le confiseur ambulant, marchand de halloua avec ses ustensiles à la coupe antique. On y voit encore le kadi grave comme la loi, le taleb mystique, les spahis au burnous rouge, le turco bleu, puis cette cavalerie si variée, chevaux, chameaux, bourriquets portant hommes et marchandises.

C'est une mosaïque, une série de tableaux qui a inspiré nos peintres d'Afrique, Décamps, Fromentin, Marilhat et autres. Une spécialité de ce quartier, ce sont les cafés de fumeurs de haschich. Les amis de ce narco­tique sont assis autour de tables chargées de pacotille chatoyante, propre à favoriser leurs rêves dorés. On y mêle les morceaux d'oranges, les bouquets de fleurs, les candélabres allumés, les vases rehaussés de pein­tures voyantes et jusqu'aux bocaux de poissons rouges. Etrange aberra­tion qui fait du rêve sensuel une jouissance publiquement recherchée.

Après l'ensemble de la ville et de la cathédrale, il reste à voir à Constantine la Kasba, la grande mosquée, le palais du Bey et le pitto­resque ravin du Roumel.

La Kasba a succédé à l'acropole des Romains et des Numides. C'est là qu'ont habité les rois guerriers qui ont été tour à tour les ennemis et les alliés de Rome. Les immenses citernes romaines subsistent encore. Elles servent encore de château d'eau. Elles contiennent douze mille mètres cubes d'eau.

On a réuni à la Kasba des inscriptions, qui forment avec les statues et sculptures de la place Valée une intéressante collection.

Constantine avait, avant l'occupation française, quatre-vingt-dix mosquées, pour vingt mille âmes. Quelle estime un peuple si religieux peut-il avoir d'une nation qui se contente de quelques rares églises et qui n'y va pas prier?

La grande mosquée, Djama et Kebir, est vénérable. Elle a succédé à la vieille cathédrale catholique des premiers siècles, et celle-ci au prin­cipal temple païen de Cirta.

Quelques colonnes romaines y occupent encore leur position primitive. Des inscriptions trouvées dans la cour font croire à l'existence précé­dente d'un panthéon. La mosquée est du XIlle siècle. Elle a cinq nefs divisées par quarante-sept colonnes, différentes de style et de hauteur. Le jour y pénètre par des lucarnes découpées en arabesques. Un cordon d'arabesques orne le mur. Des tapis turcs aux chaudes couleurs couvrent le sol. Des lustres en cristal, des lanternes en cuivre sont suspendues aux poutres. Le minbar ou chaire et le tribunal propre au rite maleki com­plètent l'ameublement. La cour et le minaret ont été sacrifiés pour l'ouverture de la rue Nationale, et remplacés par une façade nouvelle ornée de faïences coloriées.

La mosquée de Sidi-el-Akhdar est plus moderne, elle date du XVIIIe siècle. Son ornementation est toute de clinquant, mais elle fait assez d'effet. Des faïences, des lustres, des tapis ornent ses cinq nefs. C'est oriental… comme nos manèges de foire.

Cette mosquée a un élégant minaret octogone de vingt-cinq mètres de haut, terminé par un balcon en encorbellement, recouvert d'un auvent.

Le palais d'Ahmed-Bey est devenu l'hôtel de la Division. C'est un riche palais construit par le dernier Bey, peu de temps avant l'occupa­tion, et qui rappelle les féeriques demeures décrites dans les Mille et une Nuits. Le génois Schiaffano, qui faisait à Bône le commerce de grains, fut chargé d'amener d'Italie les marbres et les faïences. Carthage aussi fournit de riches matériaux. Quatre jardins entourés de galeries forment une fraîche oasis autour de l'habitation. Des fresques naïves décorent les parois des galeries. On y a peint Stamboul, Masr (le Caire) et Iskanderia (Alexandrie). Les frais de construction de ce palais s'élevèrent à sept ou huit millions.

Les ombres du soir font un grand effet dans ces longues galeries aux arcs cintrés en fer à cheval, avec le murmure des fontaines dans les vasques de marbre, l'exubérante végétation des plantes exotiques, les grenadiers et les myrtes en fleurs et les grands lierres qui montent aux colonnes blanches. Ahmed jouant au sultan traversait fièrement ces cours, drapé dans son manteau de soie blanche doublée d'amaranthe. Assis à la loggia aux élégants balustres de bois, il écoutait ses musiciens. Il entretenait là quatre cents femmes il y fit deux courts séjours, l'un comme prince régnant, l'autre comme prisonnier: Sic transit gloria mundi.

Il me reste à faire la grande promenade autour de la ville. Je la prends au square Valée, près de la Brèche. Le col par lequel la vieille cité était unie au plateau voisin s'élargit et s'aplanit. D'énormes travaux y ont établi le beau square Valée. Quand le Koudrat-Aty sera rasé, c'est là que sera vraiment le centre de la ville nouvelle, entre la cité ancienne et les faubourgs nouveaux. C'est déjà le centre du commerce. C'est là que sont le marché aux grains et le marché couvert. C'est de là aussi que partent les rues Péregaux et Vaux, où se trouve les fondouks ou marchés des cuirs et des tissus. Il y a là une grande animation. Les populations européennes et indigènes se coudoient. Tout ce monde à pied, à âne, à cheval ou à chameau va et vient, se mêle et se croise.

C'est un tableau extrêmement original. C'est que Constantine est la ville la plus laborieuse et la plus active de l'Algérie. Elle fait un grand commerce de blé et d'huile. Les droits sur les blés donnent à la ville deux cent mille francs de revenus.

Les principales industries locales sont celles des cuirs et des tissus. Les tanneurs, les selliers, les cordonniers travaillent le cuir. Une quaran­taine de tanneries sont suspendues au bord du ravin d'el-kantara. Les selliers de la rue Péregaux confectionnent, outre les harnachements du cheval, tout ce qui entre dans l'équipement d'un cavalier: les bottes à l'écuyère ou témaks; les portefeuilles, djebira; les cartouchières et gibernes que portent les Kabyles. Tous ces articles de sellerie sont souvent d'un travail très recherché et les prix en sont élevés.

La fabrication des tissus de laine emploie un grand nombre d'ouvriers. Elle comprend: les burnous; les haïks, blouses à manches courtes; les gandouras, longues pièces d'étoffes fines en soie ou en laine, les tapis et les tellis ou sacs doubles pour les transports à dos de mulets ou de chameaux. Il se vend, dit-on, par an vingt-cinq mille burnous, de la valeur de quinze à trente francs.

Mais la pacotille d'Europe gagne du terrain. L'industrie locale perdra son activité et son cachet. Les populations Arabes sont destinées à s'étioler dans la servitude.

Des deux côtés de cette belle place Valée, et comme un suprême contraste de la civilisation et de la misère, on voit sur les pentes qui descendent vers les ravins, des amas de gourbis Arabes, qu'ils honorent du nom de fondouks, ou marchés, parcs pour les ânes, les chevaux et les chameaux, boutiques de fritures et de rôtisseries, de fripiers et de maré­chaux-ferrants. Tout cela répand une odeur qui vous prend à la gorge. L'est une population immonde et déguenillée qui vit de son petit com­merce avec les nomades. C'est la tribu peu appétissante des Beni-Ramassés.

Avant de continuer ma promenade, je veux signaler encore deux détails de mœurs du quartier Arabe. Ce sont d'abord les mains sculptées au-dessus des portes pour éloigner le mauvais œil. Là où le ciseau ne l'a pas gravée sur la pierre, la main est peinte en rouge, ou simplement marquée par l'empreinte d'une main trempée dans le sang d'un mouton ou d'un boeuf. C'est sûrement une tradition mosaïque, un souvenir de l'histoire des plaies d'Egypte, défiguré par la tradition musulmane.

A signaler encore le Dar-et-mena, la maison d'asile, l'ancienne maison des Beni-Lefgoun. Les Beni-Lefgoun étaient une famille privilé­giée, en possession depuis trois cents ans de l'autorité religieuse sous le nom de Oulad-Sidi-Cheik. Le chef de la famille avait le titre de Cheik-el­Islam et il disposait de grandes richesses et de territoires immenses. Le Cheik-et-Islam régnait sur les âmes et il a toujours été respecté par les Beys. Les Ouled-Sidi-Cheik n'ont plus grande action à Constantine, mais ils ont encore dans le Midi de l'Algérie une organisation puissante.

La maison de Dar-et-mena, devenue la bibliothèque publique, jouis­sait du droit de refuge, comme les villes saintes d'Israël, comme nos monastères du moyen âge. Un Bey, disgracié par le pacha d'Alger, s'y réfugia pendant trois mois. Il échappa ainsi à la colère du maître qui eut le temps de se calmer.

Je reprends ma promenade au Koudiat-Aty. C'est là qu'était l'amphi­théâtre romain, dans une situation superbe avec le panorama de la ville et des gorges du Roumel. Le nouveau théâtre, qui fait le pendant du marché couvert, a, dit-on, aussi une belle vue du balcon de son foyer sur les montagnes du Nord. A quoi bon, puisqu'on n'y va que la nuit?

Les faubourgs du Koudiat-Aty ont leurs églises dédiées à saint Jean et à saint Antoine. C'est là aussi qu'est la pyramide élevée en l'honneur du général Danrémont, au lieu même où il tomba frappé par un boulet.

Du square Valée on descend vers l'abattoir. Des jardins entourés d'aloès et de cactus reposent du spectacle nauséabond qu'offrent les gourbis des Béni-Ramassés. Chose propre à ce pays, l'abattoir est divisé en trois parties, pour les chrétiens, pour les juifs et pour les Musulmans. Au-dessus de l'abattoir, c'est le Bardo, ancien quartier de cavalerie turque: On copiait ici les noms et les choses de Tunis.

Plus loin, c'est l'aqueduc romain au milieu d'une véritable oasis. Cinq grandes arcades de pierre, de vingt mètres de haut sont attribuées à Justinien.

Après cela, c'est la pointe de Sidi-Rached, l'extrémité Sud du rocher de Constantine. Son nom vient de la tombe d'un marabout. La justice Arabe faisait précipiter de là les femmes adultères. C'est un procédé assez biblique. La roche élevée de deux cents pieds et à peu près lisse apparaît comme la proue d'un gigantesque navire.

Au pied de la roche est une source thermale. Sur ses flancs, une inscription rappelle le martyre des saints Marius et Jacob et de leurs compagnons. Humbles jardiniers de la banlieue, ils eurent le courage de mourir pour la foi. Torturés à Cirta, ils furent exécutés à Lambèse quel­ques jours après.

A droite, une dépression lugubre, béante, étroite et noire, s'ouvre dans la paroi rocheuse. C'est la coulée formidable que le Roumel s'est creusée tout autour de la ville. C'est l'effet peut-être de quelque cataclysme antédiluvien. Jamais le soleil n'éclaire ces mystérieuses profon­deurs où l'eau se précipite avec un bruit sinistre. Un pont, le pont du diable, traverse la gorge à mi-hauteur. Plus loin, les eaux s'engouffrent sous une haute voûte, puis elles reparaissent et disparaissent de nouveau avant de reprendre leur cours à ciel ouvert. Le pont moderne, Elkan­tara, ouvre sa grande arche de fer au-dessus du pont romain, qui a été reconstruit sur ses piles antiques au XVIIIe siècle par Salah-Bey.

Dans le voisinage du pont romain, on retrouve de nombreuses inscriptions latines. Deux d'entre elles marquaient les limites d'une propriété de Salluste, l'historien: Lunes fundi Sallustiani. Salluste, gouverneur de l'Afrique sous César, et exacteur honteux, comme Verrès, comme Cicéron lui-même et les autres, s'était là taillé des jardins de Babylone et un grand domaine de produit. C'est là sous quelque tonnelle d'orangers, en contemplant le plus grandiose des spectacles et en jouis­sant de la fraîcheur du torrent et du doux murmure de ses eaux, que le grand écrivain prenait ses notes sur l'histoire des Numides.

Un ingénieur vraiment artiste, M. Renès a fait faire dans ces dernières années un chemin de piétons, appelé «le chemin des Touristes» qui conduit le visiteur sur une longueur de dix-huit cents mètres à travers toutes les merveilles de la gorge du Roumel. Le chemin commence en face du promontoire du Sidi-Rached. Il passe au pont du diable, puis il continue, suspendu aux flancs du rocher, taillé dans le roc ou porté par des consoles de fer et protégé toujours du côté du gouffre par un treillis. C'est une conception hardie, qui offre mille surprises aux touristes et qui permet aux Constantinois de se promener à l'ombre et au frais pendant l'été.

Au delà du pont d'Elkantara, se développe le nouveau quartier de la gare, entre les collines de Mansoura et de Sidi-Mécid. Il y avait là un faubourg romain. On y retrouve-des débris de colonnes, des chapiteaux, des corniches. Les vieux récits de voyages y décrivent un bel arc de triomphe. Le Mansoura porte une caserne de cavalerie et le Sidi-Mécid un hôpital civil. C'est de ces sommets qu'on a le plus saisissant panorama de Constantine. C'est un nid d'aigle. C'est une cité aérienne étendue sur son rocher, disent les arabes, comme un burnous, dont la Kasba forme le capuchon. Les maisons se sont campées hardiment jusqu'au bord du rocher, qui surplombe le ravin. De là haut on plane au-dessus des vautours et des corbeaux qui assainissent le ravin en dévorant tout ce que les indigènes y jettent de débris.

Mais il faut achever notre promenade. Au-dessous de la Kasba, un caveau dans le rocher contenait le tombeau de l'orfèvre romain Pracilius.

Plus loin les cascades bouillonnantes du Roumel, encadrées dans des rochers hauts de deux cents à trois cents mètres forment un des plus grandioses spectacles que l'on puisse imaginer.

La promenade se termine aux bains de Sidi-Mécid. Il y a là des sources thermales, sulfureuses et ferrugineuses. C'est depuis les Romains un lieu de bains et en même temps un Lucus, un lieu saint, un bois sacré. Les femmes arabes et juives vont s'y baigner le mercredi. Elles y font leurs dévotions en y jetant des tomina, gâteaux de miel et de semoule, en y brûlant de l'encens et en y tuant des poules, comme font les femmes d'Alger aux fontaines des génies. Quelle curieuse chose que ces supersti­tions indéracinables, comme celles que les rois de Juda ne parvenaient pas à extirper! Des piscines ont été aménagées pour les baigneurs euro­péens. Ils trouvent là dans un bouquet d'orangers et de grenadiers un hôtel confortable. C'est leur délassement d'aller là se baigner et déjeuner.

Le côté sensuel de la civilisation se développera vite en Algérie, mais la vie chrétienne? Hélas! il en est de la colonie comme de la métropole, les hommes y ont abandonné leur poste d'honneur au sanctuaire pour n'y laisser que les femmes. L'enseignement universitaire développe l'indifférence. Constantine a un lycée prospère. Des communautés reli­gieuses ont ouvert deux pensionnats, l'un dans l'ancien hôpital civil, l'autre dans l'ancienne mosquée de Rahbat-es-Souf. Elles tiennent aussi les crèches fondées par le maréchal de Mac-Mahon. Mais ces œuvres sont bien insuffisantes pour lutter contre l'islamisme, contre le judaïsme envahissant et contre une administration sectaire.

XXI
De Constantine
à Tunis
par Lambése et Biskra

Je prends le chemin de Biskra, et je n'irai pas cependant jusqu'à la reine du désert.

Le chemin de fer traverse les grands plateaux dénudés où l'on récolte l'alpha et où fleurissent spontanément les anémones, les jacinthes et les jonquilles.

Il manque là de vastes forêts, mais l'arabe se plaît à détruire les arbres pour faire courir à l'aise ses troupeaux dans la plaine. De beaux flamants roses courent dans les herbes, des faucons planent dans l'air, les cigognes viennent passer là l'hiver sur les toits des fermes et des gares pour retourner au printemps sur les clochers des bords du Rhin.

Nous longeons les grands lacs salés de Tinsilt et de Msouri. Des troupeaux de méharis paissent là, je me croirais en Egypte.

Les noms des stations ne sont pas du tout vulgaires. C'est Aïn-Yacout, la source du diamant; Ain-Touta, la source du mûrier; Oum-el-esnam, la mère des idoles ou des ruines; Ksour Remaïa, le château de la chanteuse ou de la charmeuse; les Tamarins, la Fontaine des Gazelles, etc. Les troupeaux de chameaux, les méharis, regardent d'un air triste et résigné ces trains qui leur ont ôté leur royauté du désert. Eux seuls autrefois transportaient tout dans ces régions, mais maintenant….

Il y a encore quelques caravanes qui serpentent sur les routes. Elles ont une centaine de chameaux avec avant-garde et arrière-garde. Le chef de la colonne, le Kébir, est en tête monté sur un méhari de choix.

C'est lui qui dirige la marche et fixe les haltes. C'est lui qui au désert devine la route, quand la pluie et le vent l'ont effacée. Les grandes caravanes vont du littoral au Soudan, pour échanger les cotonnades, les armes, les denrées d'Europe contre les peaux tannées, les ivoires et les essences. Plus souvent elles vont à la récolte des dattes dans les oasis.

Ce spectacle, que j'ai vu si souvent en Orient, a quelque chose d'attachant. Ces animaux s'avancent lentement. Leur marche est ondulée comme celle des vaisseaux sur les ondes. Des ballots sont empilés au-dessus de leur dos énorme et parfois un homme ou un enfant est juché au sommet, semblable à une idole sur une pyramide indienne. D'autres fois des étoffes rayées de rouge et de bleu et garnies de longues franges qui descendent jusqu'à terre forment là-haut une sorte de tente ouverte du coté de l'ombre et de la brise. Dans ce nid, quatre ou cinq femmes sont serrées les unes contre les autres, drapées dans leurs vête­ments multicolores. A la halte, chaque tronçon de la caravane campe où il se trouve, sous des tentes de feutre gris. Les chameaux vont paitre par groupes. Quelques broussailles donnent un pauvre foyer dont la fumée grise s'élève en colonne vers le zénit.

Sur ces plateaux, les colons sont encore rares. C'est le règne de la grande propriété indigène. L'administration favorise la propriété indivi­duelle et s'efforce de la déterminer et de la classer. Il y a encore cependant de grandes propriétés collectives livrées au pâturage. L'arabe cultive sa terre lui-même, s'il est pauvre. S'il est riche, il emploie un métayer, un kabile qui se loue à l'année. C'est ce qu'on nomme un khammas. Il reçoit le cinquième de la récolte. La culture est aisée. Une charrue primitive fend légèrement le sol. On sème tard en automne ou au printemps. On récolte en mai. On ne connait pas l'alternance des cultures. C'est toujours le blé dans les terres riches et l'orge dans les terrains pauvres. La terre se repose une année sur trois. Le grain est battu sur l'aire par le pied des chevaux. Les terres en Kabylie valent de cent à trois cents francs l'hectare.

Mais me voici à Batna (le Bivac, en arabe): une sous-préfecture, six mille habitants, un camp militaire, des rues droites, des hôtels. C'est une bourgade de France sur les plateaux algériens.

Batna est un centre d'excursions. C'est de là qu'on va à Lambèse, à Timgad et aussi au Médrassen, le grand monument funéraire des rois de Numidie. La famille de Massinissa voulut imiter les Pharaons. Le Médrassen est rond. C'est un cylindre à la base et un cône au sommet.

Lambèse et Timgad sont de grandes villes romaines dont les ruines ont bravé les siècles. Lambèse, c'était Lamboesis, et Timgad, Thamugas. Lambèse était un vaste camp romain. Son enceinte pouvait contenir cinquante mille habitants. Elle offre encore les vastes ruines du palais de son gouverneur, le Praetorium, des thermes, un amphithéâtre, les arcs de triomphe de Commode, de Sévère et trois autres, les débris de temples de Jupiter, de Neptune, d'Esculape.

Ce qui m'intéressa le plus, ce fut la route, aller et retour, de Batna à Lambèse. Nous étions dans une tapissière qui nous garantissait mal de la pluie. J'avais pour compagnons à l'aller comme au retour deux gendarmes et trois arabes. Les gendarmes allaient à la prison centrale chercher un prisonnier qui devait passer en appel à Alger. L'un des deux avait bu plus que de raison et il parlait sans arrêt. Il se plaignait de ses chefs et des corvées qu'on lui faisait faire: «On devrait le ménager davantage, lui qui a six campagnes et vingt-trois ans de service,» etc., etc. Mes trois arabes avaient des sacs encombrants. Ils se penchaient accroupis sur les banquettes et ne me laissaient guère de place. L'un d'eux était autorisé à porter le fusil, il partait quelques mots de français. Il était âgé et avait une figure honnête. C'était éviderament un des résignés de l'occupation. Mais j'eus la preuve que la résignation ne va pas jusqu'à l'estime. Il admirait notre civilisation. Il étudiait l'étoffe de mes vêtements et m'en demandait le prix. Mais quand le gendarme descendit à la guinguette du chèmin pour prendre encore un verre dont il n'avait nul besoin, le vieil arabe hocha la tête et me dit: «Il blague trop le gendarme, il boit trop d'absinthe.» Notre civilisation était jugée.

Au retour, nous avions le prisonnier, un arabe gagné à nos mœurs. Il accepta de boire et de fumer, au grand scandale des autres qui observaient strictement le ramadan (le carême musulman). Voilà ce que nous faisons des arabes quand nous leur communiquons notre indiffé­rence religieuse. Ils deviennent le rebut de la colonie et des piliers de prison.

De Batna à Bone

Je dis la sainte messe à Batna. L'église est bien tenue. Il y a là un curé qui est un homme de Dieu. Un enfant de quatorze ans me servit la messe. Il apprenait le latin avec M. le curé, et se destinait au séminaire. Je fus heureux de voir que des vocations pouvaient éclore sur les hauts plateaux algériens. Je déjeunai avec des officiers. Ils me pressaient fort de continuer ma route jusqu'à Biskra. Rien, me disaient-ils, n'offre autant d'intérêt que Biskra. C'est la ville du désert, c'est la grande oasis aux cent mille palmiers. C'est vraiment l'Afrique, avec son chaud soleil, sa végétation équatorienne et ses moeurs si spéciales, puis c'est l'entrée du grand désert qui va vers le pays des Touareg et le Soudan mystérieux. Mais mon temps était limité par le départ du bateau de Tunis. Il fallait sacrifier Biskra ou Bône. Je sacrifiai Biskra pour satisfaire ma dévotion à saint Augustin à Bone et je ne le regrette pas. Biskra ne surpasse sans doute pas l'Egypte, que j'ai visitée autrefois, avec ses oasis, ses palmiers, ses caravanes et ses déserts.

Me voici donc en route pour Bône. Deux colons montent dans le même compartiment. On cause. L'un est un propriétaire dauphinois, qui est venu essayer de regagner par la culture des hauts-plateaux ce que le phyloxera lui a fait perdre. Il a une terme bien montée, avec des appareils pour botteler l'halpha. C'est un homme d'action et de progrès. Il va facilement à Constantine acheter ce qui lui manque. Il est gai et doit faire assez bien ses affaires. Il est bon républicain et content du régime actuel. Il doit être franc-maçon. Il est aujourd'hui tout triomphant. Il a fait une trouvaille. Sa ferme voisine des lacs salés n'avait que de l'eau saumâtre. Il a fait un forage et il a découvert une nappe d'eau douce au-dessous de l'eau salée. C'est un trésor qui va multiplier la valeur de sa ferme. Il court à Constantine pour acheter une pompe.

L'autre colon, le comte de X., est de la Charente. Il est allé essayer de refaire une fortune dévorée par les confiscations de la Révo­lution et par les lois successorales. Il est homme d'ancien régime et parle avec amertume des choses présentes. Il aime la religion ou au moins les pratiques religieuses. Il se plaint de l'insuffisance des ressources religieuses en Algérie. On a bâti une église à la colonie qu'il habite, mais elle est mal placée, loin de sa ferme; d'ailleurs, c'est un prêtre d'une autre commune qui y vient le dimanche. Ces deux hommes représentaient bien la mère-patrie.

Cependant nous approchons de Guelma. Voici les collines et les bois où Gérard le tueur de lions a commencé sa renommée. Près de là sont semés des monuments mégalithiques, dolmens et tombeaux. Est-ce que nos Celtes seraient allés jusque-là?

Mais la plus grande curiosité de la région c'est Hammam-Meskroutin. Ce sont des sources thermales pétrifiantes, les aquae tibilitanae des Romains. Les sources émergent au centre d'un cirque montagneux. Elles ont quatre-vingt-quinze degrés de chaleur et leur débit est de cent mille litres par minute. C'est plus que ne donne aucune fontaine thermale de France. De beaux massifs d'oliviers y conduisent. Des chalets et des hôtels y reçoivent les baigneurs. Les sources forment une cascade fantas­tique. Elles se précipitent sous une immense buée de vapeur. Les eaux descendent sur une cascade pétrifiée formée par les dépôts calcaires, et où se mêlent les nappes blanches, les stalactites, les colonnettes, les vasques élégantes, les corniches bizarres.

Sur ce fond d'un blanc de lait apparaissent quelques rayures et des dessins ferrugineux. Tous les alentours ont des grottes nombreuses, des failles profondes dans les rochers, des souterrains et des cônes calcaires qui se sont formés successivement en déplaçant sans cesse les sources.

L'imagination des arabes n'a pas manqué de bâtir une légende sur ces phénomènes si étranges. Un riche arabe voulait épouser sa sueur par une union incestueuse. Mais comme on revenait des noces, Allah frappa de ses foudres toute la joyeuse société. Toutes ces colonnes, ces stalactites, ces cônes blancs, ce sont les criminels eux-mêmes pétrifiés.

Je ne m'arrête pas à Guelma. C'est l'antique Kalama, citée par saint Augustin. C'est un des beaux établissements militaires de l'Algérie. Guelma commande la vallée de la Seybousse. La région est couverte d'une riche végétation.

J'arrivais le soir à Bône. Le lendemain c'était le Jeudi-Saint. La cathédrale était remplie. Il y avait une belle communion générale d'hommes. C'est que Bône est la meilleure des villes d'Algérie. A Bône le prêtre est salué, à Alger il est insulté. Est-ce une protection particulière de saint Augustin? Est-ce l'effet de l'occupation de Bône à diverses époques par les Génois et l'établissement séculaire de maisons de com­merce françaises, italiennes et espagnoles? C'est sans doute l'ensemble de ces causes réunies.

L'église est une basilique à trois travées. Elle a un bon aspect, sans être artistique. Elle possède une relique de saint Augustin. Bône est déjà grande ville. Elle a trente mille habitants, dont six mille indigènes seulement. Elle a le plus beau port d'Algérie. Son aspect d'ensemble est fort agréable. Elle est adossée à des collines boisées.

Le magnifique Cours National la partage en deux. Il est bien planté de platanes, avec des bouquets de palmiers, de bambous et de ficus.

Les excursions surtout sont ravissantes. C'est la Kasba, la vieille forteresse sur un pic élevé de cinq cents mètres, avec une vue splendide sur la mer et sur la vallée de la corniche, vers le Nord, jusqu'au Cap de Garde.

C'est Bugeaud, sur le mont Edough, bourgade toute de villas, où l'on se rend par un chemin en lacets, à neuf cents mètres de haut, au milieu d'une magnifique forêt de chênes-liège: c'est la station estivale des Bônois. On retrouve là le climat et la flore des Cévennes. Des sources, des cascades, des ravins, des ruines d'aqueducs romains offrent dans la forêt des buts de promenades pittoresques.

Mais le grand charme de Bône, pour moi du moins, c'est la basilique de Saint-Augustin, à deux kilomètres de la ville, sur la colline qui porta le vieil acropole d'Hippone. Il reste peu de choses de la vieille ville, si ce n'est de magnifiques réservoirs auxquels un aqueduc venant du mont Edough amenait les eaux nécessaires pour la cité.

Les pentes de l'acropole et la plaine sont couvertes de ruines informes. Partout émergent d'épaisses murailles. C'était là Hippone, l'ancienne Ulba des Carthaginois. Hippone, capitale de Juba, devint une colonie romaine, quand la Numidie fut réunie à l'empire. Hippone était avec Carthage le plus opulent marché de l'Afrique romaine.

L'ancienne cathédrale était sur le penchant de l'acropole, avec ses dépendances. C'est là qu'a vécu saint Augustin. C'est en 389 qu'il y revint d'Italie avec Alipius et quelques amis et disciples après la mort de sa sainte mère à Ostie.

Il se retira d'abord à Tagaste (Souk-Ahras), dans une propriété de famille. Il commença là à mener la vie religieuse avec ses amis. La prière, l'oraison, le jeûne, le travail sanctifiaient la joúrnée. On étudiait beaucoup les Saintes Ecritures et on secourait les pauvres.

Deux ans après, Valère, évêque d'Hippone, appela Augustin et le fit prêtre. Augustin se fixa à Hippone avec sa communauté. Il fonda aussi un monastère de religieuses sous le gouvernement de sa sueur devenue veuve.

En 394, il devint coadjuteur de Valère et en 395 il lui succéda. Il continua à vivre en religieux avec ses clercs. Il instruisait lui-même les aspirants au sacerdoce et fondait ainsi le premier des séminaires. Il avait une haute idée de la charge épiscopale: «Nous vous parlons d'un lieu éminent, disait-il à son peuple, et comme élevé au-dessus de vous, mais votre crainte nous met sous vos pieds, parce que nous savons que ce trône nous expose à un grand danger à cause du compte qu'il faudra rendre.»

C'est là qu'il écrivit ses Confessions en 397. C'est là qu'il prononça ses homélies aussi savantes qu'édifiantes sur l'Ecriture sainte. Il parlait souvent à son peuple. Il s'occupait beaucoup du ministère des âmes et cependant il trouva le temps d'écrire bien des volumes. Il donna beau­coup de soins à son traité sur la Grâce et à son ouvrage sur la Cité de Dieu, qui l'occupa de 413 à 426.

Il luttait par ses écrits et par sa parole contre les hérétiques, Dona­tistes, Pélagiens et Manichéens. Il correspondait avec les hommes les plus illustres de son temps: saint Ambroise, saint Jérôme, saint Paulin, saint Martin, et les Papes saint Anastase et saint Innocent. Il était regardé d'ailleurs comme le plus saint évêque de son siècle et le docteur de toutes les églises. Il aimait la simplicité, l'abstinence. Il ne visitait que les pauvres et les malades. Les quatre dernières années de sa vie, il vécut dans le recueillement et la prière.

Il s'était donné un successeur. Les derniers jours il voulait être seul et il lisait les psaumes de la pénitence écrits sur les murs de sa chambre. Il avait essayé d'empêcher l'invasion des Vandales en gourman­dant le comte Boniface qui les appelait à son secours pour se venger de sa disgrâce auprès de Placidie. Mais c'était trop tard. Le saint évêque mourut épuisé par la fièvre et par la douleur pendant que les Vandales assiégeaient Hippone en 430. Par une permission de la Providence, tous ses écrits réunis à la cathédrale échappèrent à l'incendie qui dévora la ville.

Saint Augustin revit aujourd'hui à l'acropole de la vieille cité. Sa statue est là qui domine la plaine et la mer, et une belle basilique s'achève. C'est le pendant des basiliques de Carthage et d'Alger. Elle est dans le même style.

La crypte est déjà livrée au culte et on y prie bien. C'est un pèlerinage incessant. On y vient beaucoup de Bone et des villages de la Seybouse. La nef est presque achevée. On y a fait déjà la fête de saint Augustin. Un grand hospice pour les vieillards pauvres, tenu par les Petites Sueurs y est annexé. C'est une bonne manière d'honorer saint Augustin. Mais les pauvres Petites Sueurs ont loin pour chercher leurs aumônes à Hi.ppone. Le chapelain me conta ses difficultés. Les ressources manquent. Les dettes sont lourdes. On espère que le nouvel évêque donnera à l'œuvre une grande impulsion.

Après mon pieux pèlerinage, je repris la route de Tunis, par Souk­Ahras où je saluai encore saint Augustin, et par Ghardimaou. C'est bien la plus belle route de l'Algérie. Le chemin de fer traverse une contrée montagneuse à l'aide de travaux d'art qui rappellent la ligne du Somme­ring en Autriche.

De Medjez-Sfa à Ghardimaou, ce ne sont que terrasses accrochées aux parois des rochers, viaducs recourbés au-dessus des torrents et immenses lacets serpentant à mi-côte et présentant des coups d'oeil splendides sur la chaîne abrupte des Beni-Salah.

Après Souk-Ahras, c'est la Kroumirie avec ses sombres forêts de chênes-liège, puis la route s'achève le long de la Medjerda, qui coule parmi les lentisques, les myrthes et les lauriers-roses.

XXII
Tunis et Carthage
Deuxième visite

Il me restait à visiter à Carthage la nouvelle basilique et le musée des Pères blancs.

Elles sont comme les trois phares de l'Afrique chrétienne, ces trois basiliques qui s'élèvent sur les côtes et qui frappent les regards de tout voyageur qui aborde ces rivages. Notre-Dame d'Afrique, qui domine Alger, la basilique de Saint-Augustin élevée sur le vieil acropole d'Hippone et la basilique de Saint-Louis sur la colline de Byrsa. Elles sont toutes trois dans un style imposant, demi-bysantin et demi-arabe avec des coupoles hardies. C'est une heureuse pensée d'avoir pris ce style autochtone. Nos flèches gothiques sont en harmonie avec nos grands arbres du nord; elles s'élèvent vers le ciel comme le sentimenta­lisme et la rêverie franco-germanique. La coupole fait descendre le ciel sur nos têtes: les deux symbolismes nous unissent à Dieu.

La basilique de Carthage est la plus grande et la plus majestueuse des trois.

Elle a cinq coupoles. De larges galeries intérieures surmontent les bas-côtés. L'Eglise élève ses monuments isolés comme à Saint-Paul hors des murs, sans tenir compte de l'absence de population, parce qu'elle a une grande idée des saints et des lieux sacrés.

Le grand cardinal Lavigerie a fait reproduire en lettres majuscules, à la frise intérieure de l'église, un passage d'une lettre de saint Léon, le grand évêque d'Afrique, qui justifie la primauté de Carthage:

«Sine dubio post Romanum Pontificem primas archiepiscopus et tonus africoe metropolitanus est carthaginiensis episcopus, nec pro aliquo episcopo in tota Africa perdere potest privilegium semel susceptum a S. Sede Romana et apostolica. Obtinebit illud usque in sœculum saeculi. - Invocabitur in ea nomen domini Nostri Jesu Christi, sive deserta jaceat sive gloriosa resurgat aliquando.»

Je traduis: «Sans consteste, après le pontife de Rome, le premier archevêque et métropolitain de toute l'Afrique est l'évêque de Carthage; et il ne peut perdre au profit d'aucun évêque le privilège qu'il a reçu du Siège apostolique de Rome. Il le gardera dans tous les siècles. - On invoquera là le nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, soit que la ville reste déserte, soit qu'elle se relève glorieusement un jour.»

Une couronne d'écussons orne aussi l'intérieur de l'église. C'est le pendant de la salle des croisades à Versailles. Le cardinal a demandé le concours de toutes les familles dont les armoiries figurent à Versailles. Ces familles étaient là, représentées par les nobles chevaliers de Saint-Louis en 1270. Elles ont part aujourd'hui à l'honneur qui est rendu au saint Roi.

Le cardinal repose là sous une dalle de l'église. Une inscription rappelle ses dignités et se termine par les mots: «Nunc cinis,» qui attestent la vanité des grandeurs de ce monde.

Il n'y a autour de la cathédrale que la maison des Pères blancs, le séminaire de Carthage et l'habitation de l'archevêque. Chez les Pères blancs un musée déjà riche d'antiquités puniques et chrétiennes a été organisé par le P. Delatte. De nombreuses celles, des vases, des lampes, des inscriptions rappellent l'art punique. Malheureusement les inscrip­tions sont courtes et ne donnent guère que des noms propres. Elles ont peu d'intérêt historique. Aucun papyrus n'a été trouvé jusqu'à présent, quoique des tombeaux intacts aient été découverts où les morts étaient pieusement couchés avec leurs idoles, leur mets funèbre, des vases, des bijoux et des armes. Ce qui me frappa, c'est l'unité de l'art le plus ancien, que j'ai constatée en Egypte, en Syrie, en Grèce, en Etrurie.

A Beni-Hassan en Egypte, à Argos, au tombeau des rois de Pales­tine, les éléments de l'art primitif sont les mêmes. Le point de départ fut donc nécessairement unique.

J'eus la bonne fortune de rencontrer à Carthage le P. Delatte. Il me fit lui-même les honneurs du musée et des fouilles de la basilique majeure. Il est par son érudition l'honneur de sa congrégation et de l'Eglise.

Tunis

J'avais commencé ma visite de Tunis au passage. Je la complète au retour. Je réunis ici mes impressions.

Tunis est une grande ville mauresque bien conservée et débordant de ses remparts. Elle a cent mille habitants. Voilà dix ans que nous y sommes. Nous l'avons respectée. Nous avons bâti à côté d'elle au bord de la mer une ville française, fort panachée d'Italiens et de Maltais, qui compte dix mille âmes. La vieille ville a gardé son enceinte, ses portes arabes, ses mosquées à galeries ogivales, sa citadelle ou Kasba, ses bazars variés.

Elle a même encore son Bey, souverain de nom plutôt que de fait. Il habite à la Marsa. Il vient le vendredi présider les assises royales. Je l'ai rencontré venant avec son petit cortège de soldats demi-mauresques et demi-européens, dans son wagon décoré de tentures de pourpre et d'or passablement fanées. Comme ville orientale, Tunis est bien inférieure au Caire et à Damas. Elle n'a rien qui approche des belles mosquées du Caire, de ses palais, de ses tombes royales.

Tunis a ses bazars bien conservés: bazars des tapis, des parfums, de la bijouterie, des chaussures, etc. Ses rues étroites, en grande partie couvertes, sont bordées de petites boutiques grandes à peine de quelques mètres carrés, mais louées fort cher, parait-il. Les corps d'état forment des corporations gouvernées par des Amins ou syndics élus.

Comme ceux d'Orient, les bazars de Tunis ont un grand cachet.

Les marchands ont le talent de l'étalage et le goût de la couleur. Bien des objets, même dans l'orfèvrerie, dans la sellerie, dans les étoffes, les tapis et les chaussures ont plus de grâces que chez nous.

Que de monde dans ces bazars et quelle variété de races et de costumes!

Ce sont des maures élégants, aux vestes claires et brodées, des arabes au burnous gris, aux jambes nues et tatouées, des femmes juives aux pantalons collants avec un voile suspendu au-dessus de leur tête. On se heurte aux fripiers qui portent leurs marchandises sur la tête, aux marchands d'eau glacée, aux petits décrotteurs. Quelques bourriquets agiles, voire même de grands chameaux porteurs de charbon de bois ajoutent à la confusion générale.

Les Amins ou syndics servent d'intermédiaires entre le marchand et l'acheteur. Ils surveillent la fabrication, répriment les fraudes, fixent les prix de vente. C'est notre vieille organisation corporative.

Le corps des selliers est un des plus honorables. D'ailleurs les lourdes selles garnies de maroquin et de velours, rehaussées de dessins en filigrane d'or ou d'argent, les hausses brodées, les harnais de cuir gaufré, ornés de plaques niellées et de croissants d'ivoire, relèvent plus de l'artiste que de l'ouvrier.

Au souk du cuivre, que de vases gracieux aux formes antiques, mais aussi quel tintamarre effroyable!

Les forgerons pressent avec leurs pieds une peau de vache en guise de soufflet. Les tourneurs manœuvrent leur instrument tout primitif par un archet qu'ils tiennent de la main gauche.

Les poteries rappellent les amphores grecques. Des peintres y tracent des arabesques ou des fruits coloriés sur un fond jaune clair.

Au souk des étoffes se mêlent les tapis du Maroc ou de Kairouan aux bandes régulières, les carpettes de damas aux dessins archaïques, les couvertures rayées de Djerba, les haïks de toutes nuances, les ceintures aux glands d'or, les soieries brochées d'animaux héraldiques.

Ce mélange chatoyant éblouit les yeux comme un kaleidoscope.

Quelques marchands juifs et mauresques poursuivent les européens, les comblent de prévenances, les font asseoir, leur servent le moka et leur offrent leurs lames de damas aux étuis de velours, leurs fusils marquetés d'ivoire et de nacre, des soieries, des vases de filigrane, des antiquités.

Le souk-et-berka est l'ancien marché des esclaves.

Il a passé là des centaines de mille chrétiens. Charles-Quint en trouva vingt mille qui lui ouvrirent les portes de la Kasba. Depuis le XVIIe siècle, des Pères de la Merci, reconnus par le gouvernement beylical, avaient un monastère à Tunis et rachetaient tous les esclaves qu'ils pouvaient. Charles-Quint en 1535 et Don Juan d'Autriche en 1575 avaient pris Tunis et l'avaient gardé quelques années. Ils avaient agrandi la Kasba, construit le fort des Andalous et bâti une église qui est devenue une mosquée. Je n'ai pas pu visiter les mosquées de Tunis, elles sont réservées aux musulmans.

C'est au-dessus des souks, en montant un peu, qu'est le dar-et-Bey, le palais du Bey, inoccupé et fort insignifiant. Plus haut encore est la Kasba, la vieille citadelle mi-partie arabe et espagnole, qui a succédé à l'acropole de Tunis. C'est aujourd'hui une caserne française qui jouit d'un panorama splendide. En face c'est Carthage et sa basilique et La Goulette qui forme une ligne blanche entre le lac Bahira et la mer. A droite ce sont les Montagnes de fer au cap Bon, puis les pics élevés du Zagouan. A gauche, c'est le lac Seldjoum, souvent à sec et couvert d'efflorescences salines qui font un effet de neige; puis c'est le vieil aqueduc romain aux arcades brisées et la plaine de la Manouba dont les villas se perdent dans des bosquets d'orangers. Lalla Manouba est une sainte légendaire des musulmans. Elle a son sanctuaire, sa Kouba dans la plaine. Les coteaux voisins de Tunis ont aussi plusieurs blanches Kouba où le peuple vénère quelque pieux marabout.

J'allai jusqu'au Bardo, en traversant tout le faubourg de Bab-el-Souika. C'est là le quartier populaire. Les Maltais, puis les Maures et les Juifs y ont leurs rues préférées. Les Maltais sont laborieux, simples, très religieux, mais querelleurs. Les Maures viennent en général d'Espagne. Ils sont tolérants et doux et se livrent au commerce. Quelques-uns ont une belle fortune. Les Arabes les méprisent et les regardent comme des….. épiciers.

Les Juifs sont ici très nombreux, et cela date, dit-on, de la prise de Jérusalem par Titus. Jusqu'en 1840, ils étaient soumis à mille vexations, portaient un costume à part et devaient se déchausser en passant devant les mosquées. Depuis ils ont conquis le droit de cité et ils en usent. Le haut commerce est 'entre leurs mains, surtout celui des draps, de la soie et des bijoux. Ils ont pris la langue et les habitudes des Maures. Ils portent la culotte marron et la veste bleue.

Le luxe des femmes est l'embonpoint. On les y dispose au moment du mariage par trente ou quarante jours de la vie que nous faisons mener à nos poulets dans les «séminaires.» On les enferme, et elles mangent, boivent et dorment sans interruption. Leur nourriture se compose de couscous, de gâteaux de semoule, de boulettes de graisse cuites dans l'huile et de viande de jeune chien, comme autrefois à Carthage. - Quand les femmes juives sortent, elles sont couvertes de vêtements éclatants, culotte de drap d'or ou d'argent, haïks de soie multicolore, mules brodées de perles, bracelets et colliers. Un grand voile noir ou blanc enveloppe le tout.

Les petits ânes gris encombrent les rues. Les Kabyles en burnous les poussent de leur bâton pointu.

Les chameaux se rencontrent surtout le matin. Ils vont rêveurs et inconscients, le regard dédaigneux, posant comme au hasard leurs grands pieds plats.

D'innombrables petits portefaix, les Mesquinos, enfants des steppes, exercent mille industries. En seroual blanc et blouse d'indienne courte, ils offrent dans des corbeilles d'halfa tressé, des légumes et des fruits, des nougats au miel frits dans l'huile, des gâteaux de blancs d'œufs et de millet, des gallettes de semoule. Les Arabes aisés achètent volontiers ces friandises. Les pauvres vivent de figues sèches et de couscous.

Ces rues marchandes, ces corporations, ces petites boutiques, cela rappelle bien les coutumes de l'antiquité.

L'intérieur des maisons ne diffère guère des maisons romaines. J'ai décrit celles d'Alger. Les officines des barbiers méritent une mention. Souvent elles sont voisines des bains ou Hammam. Elles ont leurs devantures ornées de barreaux tournés, peints en rouge et en vert. Sur les bancs de pierre qui règnent autour de la pièce, les clients s'asseoient le dos au mur.

L'artiste, après avoir décroché un des rasoirs qui pendent au râtelier parmi les pipes et les cafetières, met sous le cou du patient un plat de cuivre échancré, plein d'une eau parfumée au jasmin et de sa main restée libre lui lave la joue et le gratte avec son instrument.

La boutique du barbier répond au Salone de Naples et de Sicile. Les passants y entrent volontiers. Ils y prennent le café apporté par le Caoudy voisin et consultent les docteurs en Hyppocrate, qui tiennent séance dans la boutique à certaines heures. Le médecin ou Thébile n'a qu'une science de tradition. C'est une profession héréditaire. Quelques recettes empiriques et l'usage des simples, c'est tout le bagage scientifique du Thébile. Il est modeste d'ailleurs et se contente de quelques caroubes pour ses consultations. Les arabes comptent plus sur les pratiques supers­titieuses que sur la médecine. Ils portent des scapulaires qui contiennent des parchemins écrits par des marabouts. Ils marquent leurs maisons d'une main rouge et y conservent des pattes de porc-épic contre le mauvais oeil.

Ils ont pour distraction le soir des concerts indigènes accompagnés de danses lascives. Ils unissent au violon les instruments archaïques, qu'ils appellent le rebab, le bendaïr et le regg, tambours et instruments à cordes qui n'ont guère varié depuis le temps du roi David.

Le café maure a son cachet tout oriental. Le Caoudy apporte à ses hôtes une tasse de café fumant et une pipe de kif qu'il a allumée lui-même. Quelques arabes dorment sur les banquettes, les jambes étendues ou repliées. Leurs chaussures déposées à terre forment des bordures irrégulières le long des bancs. Sous les ais brunis du plafond, quelques miroirs de Venise aux bris convergents renvoient la lumière. Un groupe de jeunes maures, accroupis sur les nappes brunes qui font ressortir leurs costumes frais et voyants, écoutent avec les yeux grands ouverts et un regard intelligent, un conteur arabe qui redit les conquêtes d'antan ou quelque récit fantastique des Mille et une nuits.

Tout en traversant et en étudiant la ville, j'arrivais à la plaine, puis au Bardo. Le vieux palais est bien délabré. On se croirait au lendemain d'un siège. Un quartier cependant a échappé à la ruine. Il a un grand aspect. Ce sont les appartements de réception. Ils entourent la Cour des lions. Le grand escalier, orné de huit lions en marbre toscan conduit à un délicieux portique mauresque. La salle du trône, tendue de soie rose et jaune, a des meubles Louis XV, et une douzaine de portraits en pied des souverains de l'Europe. La salle de justice à côté est bien plus artistique. Le plafond est tout en pans de glaces encadrées de baguettes d'or. Tout autour règne une corniche mauresque et les murs sont lambrissés de plaques de marbre sanguin qui présentent en relief des vases de fleurs et des arabesques de marbre blanc. On dit ces panneaux rapportés de Carthage. Je les crois plutôt arabes. C'est l'usage à Tunis d'attribuer aux Carthaginois tout ce qui a quelque cachet.

Le souverain actuel Ali-Bey ne vient au Bardo que pour de rares circonstances officielles. On l'attendait pour les fêtes qui terminent le Ramadan. A cette occasion toutes les autorités indigènes et les consulats viennent lui offrir leurs hommages.

Rentré en ville je visitai le quartier français.

On sent bien ici qu'il y a deux Franes. La France… moderne a donné à Tunis ce qu'elle a pu: des cafés chantants, des opéras, de l'absinthe, des tailleurs, des couturières, des coiffeurs, Zola, le Figaro, le Gil Blas, l'Intransigeant, la Lanterne, des courses, des banques juives, des turcos, des jurons, des couacs, des loges maçonniques, des tramways, des fiacres, un canal, des Cahen, des Levy, des Meyer, du tabac de la régie, une petite tour Eifel, du chocolat Menier, de l'Amer Picon, des somnambules, des monts de piété, des photographes, des bicycles, des pianos, de la moutarde de Dijon, de l'eau de vie frelatée, des machines agricoles, etc., etc. Il y a là-dedans quelques bonnes choses, mais il y a aussi tout ce qu'il faut pour pourrir un peuple.

La France catholique aussi a donné ce qu'elle a pu. Elle avait donné autrefois déjà le sang de saint Louis et de ses chevaliers, les chaînes de saint Vincent-de-Paul, les souffrances de milliers d'esclaves chrétiens, les religieux de la Merci. Elle a donné récemment ses Pères Blancs, ses Frères des Ecoles, ses Sœurs de charité, ses Sueurs de Saint­Joseph, ses Soeurs de Sion, ses Petites Sueurs des Pauvres, sa dévotion à Notre-Dame de Lourdes, le grand cardinal Lavigerie et son clergé.

Elle a donné encore la belle basilique des saints de Carthage élevée par les souscriptions des fils des croisés. Elle est en train de donner la cathédrale de saint Vincent-de-Paul.

Oui, cette cathédrale commence à s'élever. Elle est dédiée au saint esclave Vincent-de-Paul. Elle a aussi des autels à saint Cyprien, à saint Augustin, aux saintes Félicité et Perpétue. Je suis allé y célébrer la sainte messe. Le curé, Mgr Gazagnol, qui est évêque titulaire, me fit un aimable accueil. J'eus aussi le plaisir de saluer le nouvel archevêque, Mgr Combes, qui présidait là une réunion de Mères chrétiennes.

L'ancien couvent des Mercedaires est devenu le pensionnat des Frères. L'église que les bons et dévoués franciscains avaient fondée là depuis des siècles est devenue la seconde paroisse. On me raconta à Tunis comment nous devions cette province au cardinal Lavigerie. C'est lui qui vint exposer au gouvernement la facilité et l'utilité de l'entre­prise. Il nous conduisit pour ainsi dire par la main. C'est lui qui a conquis Tunis. Il s'est montré aussi grand patriote qu'apôtre zélé et ardent.

XXIII
La Calabre
Reggio. - Locri. - Serra

Me voici arrivé dans la Grande Grèce. Les latins avaient appelé ces provinces du Midi la Calabre et l'Apulie. Mais la Grèce leur imposa son nom par la conquête et par le prestige d'une civilisation plus avancée. La Grande Grèce a rivalisé avec la Grèce elle-même pour l'éclat artis­tique et littéraire; elle l'a surpassée par la puissance et la richesse.

Tarente, Sybaris et Crotone ont tenu tour à tour le premier rang. Tarente est restée dans les traditions historiques comme le type de l'activité commerciale; Sybaris symbolise le luxe et la mollesse; Crotone, la vigueur et la force.

Sur la côte occidentale, Cumes, Naples et Paestum avaient aussi implanté l'influence grecque. Les colonies grecques des côtes méridionales ont été fondées du VIIIe au Ve siècle avant Jésus-Christ. Sybaris fait dater sa naissance de l'an 720; Crotone de l'an 710; Tarente de l'an 707. La Grèce avait déjà mille ans de civilisation relative. C'était cinq cents ans après la guerre de Troie. Sparte vivait alors sous les lois de Lycurgue. Les colons de Tarente, d'Héraclée et de Brindes étaient d'origine dorienne: ils avaient une constitution aristocratique. Ceux de Sybaris et de Crotone étaient achéens, ils avaient des lois démocratiques. Les lois données par Zaleucus à Locres et par Charondas à Rhegium eurent la même célébrité que celles de Solon à Athènes et de Lycurgue à Sparte.

Les arts, les lettres et la philosophie eurent le même éclat dans ces colonies que dans celles de la Sicile. Pythagore vécut à Crotone, le mathématicien Architas à Tarente, Hérodote à Thurii. Le peintre Zeuxis séjourna à Crotone. Ces villes, et Tarente en particulier, avaient leurs ateliers de vases artistiques, de statues et statuettes, de verres, d'ivoire et de pierres gravées.

Tarente, avant d'être conquise, recevait les ambassadeurs romains comme des barbares. Elle les montra au théâtre un jour et tourna en dérision leurs costumes et leur langue.

L'action de Pythagore dans la Grande Grèce fut considérable. II s'était enquis des meilleures traditions religieuses du monde ancien. Il était venu chez nos Eduens consulter nos druides sur le culte du vrai Dieu et sur l'immortalité de l'âme. Il avait gagné à ses doctrines toute la Grande Grèce. Il avait fondé une sorte de confrérie semblable aux Khouans de l'Afrique musulmane. Ses disciples avaient des mœurs sobres et honnêtes.

C'était une réaction du culte primitif contre le paganisme. Nous sommes heureux de penser que nos aïeux les Celtes avaient gardé long­temps intactes ces traditions de leur ancêtre Gomer, fils de Japhet. La doctrine de Pythagore parvint à réunir dans une ligue religieuse les républiques de Crotone, de Sybaris, de Tarente et de Rhegium, vers l'an 540 avant Jésus-Christ. Mais trente ans après, la ligue fut rompue par les passions démocratiques et la licence des mœurs reprit le dessus. Rien n'est frappant comme ces réveils de la raison chez les philosophes dans le paganisme. Platon, Aristote, Sénèque s'élevèrent au-dessus des folies du polythéisme. Mais Pythagore les surpassa tous par son influence sociale. On peut le mettre en parallèle avec les fondateurs de religions, Mahomet, Confucius et autres, ou même avec nos grands fondateurs d'Ordres religieux. Ses disciples formaient une sorte de congrégation ou d'institut. Ils passaient par un noviciat et par diverses épreuves et ils obéissaient rigoureusement au maître.

Pythagore parait avoir eu les doctrines les plus pures sur l'unité divine, sur l'âme humaine, le monde créé, la vie morale. On lui attribue cependant la métempsycose.

Nos écoliers savent qu'il fut en même temps mathématicien et géomètre et qu'il découvrit la loi du carré de l'hypothénuse.

Il avait imposé à tous ses disciples la loi de l'abstinence. Il mourut, dit-on, à Métaponte.

Tout ce pays reçut la foi de bonne heure. Saint Pierre et saint Paul s'arrêtèrent à Reggio et à Naples et y fondèrent des églises qui essaimèrent dans toute la Grande Grèce. Ces provinces ont eu un sort tout différent de celui de l'Europe occidentale. Elles ont échappé à l'invasion des barbares qui a couvert l'Europe comme un nouveau déluge. La Calabre est restée unie à l'empire grec jusqu'au XIe siècle. Elle avait conservé la langue et la foi des Basile et des Chrysostome, la législation de Justinien et la civilisation de Byzance.

Pendant que les Vandales, les Goths, les Burgondes, les Francs, les Germains se partageaient les dépouilles de Rome et mettaient six siècles à refaire une civilisation nouvelle, la Calabre restait byzantine et gardait son antique culture. Les côtes étaient bien visitées et pillées par les Sarrazins, mais l'intérieur était intact. La ville de Rossano, sur les hauteurs entre Sybaris et Crotone, était devenue capitale. C'était une petite Byzance avec ses gouverneurs, sa petite cour, ses écoles grecques, ses monastères basiliens.

La Calabre était couverte de monastères, où les moines vivaient dans une grande austérité sous la règle de saint Basile.

Ils chantaient les louanges de Dieu, ils étudiaient et ils écrivaient.

La vie de saint Nil écrite par un de ses disciples est un document des plus intéressants sur l'histoire et les mœurs de ce pays au Xe siècle.

Ces monastères étudiaient les auteurs sacrés et profanes. Avec la bible, on y lisait saint Basile, saint Chrysostome, saint Ephrem, sans

négliger Homère, Aristote et Plutarque. On y écrivait des livres popu­laires. Un moine habile pouvait transcrire trois psautiers en douze jours. On y écrivait aussi des livres de luxe comme cette bible enluminée du Ve siècle qu'on voit encore aujourd'hui à la bibliothèque archiépiscopale de Rossano. Les moines allaient étudier au Mont Athos. Ils allaient visiter la Vierge d'Athènes. Leurs chants étaient harmonieux et leurs offices pleins de majesté.

A la fin du Xe siècle, toute cette civilisation chrétienne s'est écroulée sous les coups des pirates sarrasins qui passaient journellement, comme passe l'orage, en semant la ruine. Les monastères furent pillés et les moines s'en allèrent. Deux saints oubliés, dont les vertus et les miracles étaient connus au loin, saint Fantin et saint Nil échappèrent aux pirates avec quelques disciples. Saint Fantin s'en alla en Orient et mourut à Constantinople. Les deux églises latine et grecque honorent sa mémoire. Saint Nil se dirigea vers Rome. Le comte de Tusculum lui assigna les débris d'une villa de Cicéron et il fonda ce monastère de Grotta Ferrata où le rite grec s'est conservé et où sa mémoire est en grande vénération.

La Calabre garda la langue grecque jusqu'au XIVe siècle. Elle a encore des mots grecs dans son patois italien. Ses montagnards portaient encore, il y a quelques années, un costume pittoresque analogue à celui des grecs et des albanais: veste brodée, culotte courte, ceinture et coiffure orientales. Je n'en ai plus aperçu qu'un seul et bientôt ce costume ne se verra plus que dans nos opéras-comiques.

Je n'ai pas fait connaissance avec les brigands légendaires de la Calabre, pas plus qu'avec ceux de la Sicile. Les chemins de fer, les routes et le militarisme les ont fort raréfiés.

Après cet aperçu général, je reviens à Reggio et je vais faire le tour de ces provinces si intéressantes. Reggio est grande ville. Elle a un aspect moderne. Elle compte quarante mille âmes. C'est une petite Messine. Elle s'élève en amphithéâtre aux pieds des montagnes. Elle a de superbes palmiers et ce sont les seuls d'Italie qui donnent des fruits. Elle est entourée de jardins d'orangers. La montagne qui la domine, l'Aspromonte, a mille trois cents mètres d'élévation et porte toutes les végétations et tous les climats. Au pied, c'est l'oranger et le palmier d'Afrique. Sur les flancs de la montagne, ce sont des forêts de chênes et de hêtres qui rappellent nos climats. Au sommet, ce sont les pins de la Norwège. Des villas semées autour de Reggio s'élèvent jusqu'à la région des chênes pour y chercher la fraîcheur.

Reggio n'a rien conservé de ses monuments antiques. C'était la sentinelle avancée de l'Italie, et elle a été prise et détruite successivement par Denis de Syracuse, par les Romains, par Totila et les Goths, par les Sarrasins, par les Pisans, par Robert Guiscard et ses Normands, par les Français de Louis XII, par Gonzalve de Cordoue, par Frédéric Barberousse, par Mustapha-Pacha et ses Turcs. C'était le champ-clos de la Méditerranée.

Reggio est fidèle au souvenir de saint Paul. A la façade de sa cathédrale, elle a inscrit le verset des actes des apôtres qui signale le passage et le court séjour du saint apôtre à Reggio: Unde circumlegentes devenimus Rhegium: et post unum diem flante austro, secunda die venimus Puteolos. (Act. XXVIII. 13.)

A Reggio, je pris le chemin de fer pour contourner la Calabre. La ligne traverse tantôt des plaines fertiles, tantôt lès larges lits pierreux des torrents, qui sont à sec en été et remplis de lauriers-roses. Tantôt elle longe des rochers blancs et dénudés ou des dunes de sable. On jouit de points de vue infiniment variés sur les côtes de Sicile. On rencontre quelques villages et bourgades où les habitants parlent encore la langue grecque. On passe au cap Spartivento. C'est l'ancien pro­montoire d'Hercule. II tire son nom moderne du changement des vents qui tient en éveil les navigateurs. Je passai la nuit à Gerace, l'ancienne Locri.

Une bourgade moderne se bâtit sur l'emplacement de l'ancienne ville, dont les débris sont épars dans les champs d'orangers. La ville du moyen âge, Gerace, s'élève sur le versant d'un haut contrefort des Apennins.

C'est ainsi que toutes les villes de cette côte ont émigré sur les montagnes pour se défendre contre les Sarrasins. Gerace a une église romane.

Locri était une colonie des Locriens d'Orient. Elle prétendait remonter au temps d'Ajax, fils d'Oïlée, un des héros de la guerre de Troie. Elle garda pendant deux siècles la législation de Zaleucus. Pindare et Démos­thène louaient sa richessse et son amour des arts. Elle fut la patrie de Timée, philosophe pythagoricien, un des maîtres de Platon. Après la mort de Socrate, Platon vint dans la Grande Grèce entendre les leçons d'Architas à Tarente et de Timée à Locri. C'est à Timée qu'il emprunta ses vues les plus élevées sur Dieu, sur l'âme, sur les idées, sur l'idéal substantiel du beau et du bien qui est en Dieu lui-même et dont les êtres créés ne sont qu'un reflet.

Locri rappelle, par ces communications de Platon avec l'école de Pythagore, l'unité de doctrines des grandes écoles anciennes qui vivaient en dehors du paganisme et conservaient les traditions primitives. Platon se rencontrait avec l'école de Pythagore et avec la philosophie hermé­tique de l'Egypte. Pythagore était venu consulter nos druides Eduens qui gardaient les traditions gomérites:

La moderne Gerace file la soie et cultive la vigne et les orangers. Elle a de bon vin qu'elle appelle du vin grec.

C'est au-dessus de Gerace, à la Chartreuse de Serra, que saint Bruno passa la fin de sa vie et qu'il mourut.

Le cher saint avait été appelé à Rome par le pape Urbain II, qui avait été son disciple. Mais Bruno ne trouvait plus à la cour pontificale les douceurs qu'il avait goûtées à la Grande Chartreuse, au milieu de ses frères. Il obtint du pape de se retirer dans les montagnes de la Calabre. Ayant trouvé une solitude conforme à ses désirs dans le diocèse de Squillace, il s'y établit avec quelques disciples qui s'étaient attachés à lui en Italie. C'était en 1090. Cent ans avant, saint Nil et les moines basiliens quittaient cette région envahie par les Sarrasins. La vie monas­tique se relevait en Calabre sous la protection des Normands. Saint Bruno aimait ce site agréablement varié. Dans une lettre à ses frères de Grenoble, il louait en un latin élégant ces prairies émaillées de fleurs qui se prolongeaient entre des montagnes boisées sous un ciel doux et pur. Le saint gardait sous la bure austère du religieux une âme sensible aux beautés de la nature.

Le bon Dieu manifesta bientôt les vertus de son fidèle serviteur. Un jour que le comte Roger de Sicile était à la chasse, il fut conduit par les aboiements de sa meute près de la grotte du solitaire et il fut si frappé de la sainteté de Bruno qu'il voulut lui donner des terres et une charte de fondation pour son monastère. Le cher saint témoigna sa reconnaissance par ses prières, et peu de temps après, alors que le comte Roger au siège de Capoue allait être victime de la trahison d'un bataillon de grecs, Bruno lui apparut en songe, lui découvrit le complot et le délivra ainsi d'un péril imminent. C'est là que mourut Bruno le 6 octobre 1101, après quelques années de cette vie contem­plative, qu'il décrivait si gracieusement dans ses lettres à ses frères. Il comparait la contemplation et l'action à Rachel et Lia, les épouses de Jacob.

La première a plus de beauté, elle est l'épouse préférée. Elle n'a que deux enfants, Joseph et Benjamin, mais ce sont les plus aimés. Lia a plus d'enfants, mais elle est chassieuse et ses enfants sont moins chers à leur père.

Saint Bruno avait fondé là deux monastères voisins, celui de Saint­Etienne del Bosco et celui de Sainte-Marie della Torre. Ses fils spirituels y avaient élevé plus tard, au XVIe siècle, des constructions imposantes. Ce ne sont plus aujourd'hui que des ruines grandioses.

Le tremblement de terre de 1783 a ravagé toute cette région. Aucun tremblement de terre n'a laissé de souvenirs plus sinistres. Le sol en est encore tout bouleversé et tout strié de crevasses, particulièrement aux environs de Rosarno. Il n'y eut pas moins de neuf cents secousses du sol de la Calabre, dans cette année 1783 et quarante mille personnes furent englouties sous les éboulements ou écrasées sous les décombres des maisons.

Les Calabrais vont encore prier à Sainte-Etienne de] Bosco, et la grotte dont saint Bruno faisait sa cellule au fond de la vallée est toujours l'objet d'un pèlerinage. En 1858 le roi Ferdinand de Naples avait rappelé les Chartreux et rétabli le monastère. L'église abbatiale a recouvré les reliques du saint patriarche que la petite ville de Serra avait recueillies en 1783, mais le régime italien a de nouveau exilé les fils de saint Bruno et un ou deux Pères seulement gardent les reliques du saint fondateur en payant un loyer au fisc.

XXIV
La Calabre (Suite)
Crotone. - Sybaris. - Héraclée

De Crotone à Métaponte et de Métaponte à Bari, j'allais refaire la route que mon illustre ami, Léon Palustre, avait faite vingt-huit ans auparavant. Il a consigné son récit dans son beau livre «De Paris à Sybaris,» sous forme de lettres qui m'étaient adressées. (Lemerre, éditeur.) C'était en mars et avril 1867. J'étais alors séminariste à Rome. J'avais fait auparavant avec Léon Palustre les voyages d'Angleterre, d'Allemagne, de Scandinavie et ceux de l'Italie et de l'Orient.

Je n'étais plus libre, et Palustre visitait sans moi l'Italie du Sud. C'était un sacrifice qui m'était sensible, car j'ai gardé l'amour des voyages: les beautés de la nature et celles de l'art élèvent mon esprit vers Dieu, et l'étude de l'histoire, éclairée par la vue des monuments et des lieux, m'a infiniment aidé pour l'affermissement de ma foi. Palustre était passé à Rome pour me voir. II me communiqua les épreuves de son livre. J'y fis quelques retouches. Il y reste des taches quelques pensées légères et quelques railleries trop vives. Cependant ce premier ouvrage laissait pressentir l'artiste et l'archéologue qui ne tarda pas à prendre en France la première place. Ce livre révèle son caractère. Il était indépendant, personnel et original. Il avait une âme noble et fière et un esprit profondément chrétien. Je n'ai vu personne s'assujettir moins que lui aux idées reçues et aux opinions vulgaires. Il se complaisait à rabaisser toutes les vanités pédantes. Romains anciens et Italiens modernes passaient tour à tour sous les coups de sa verve satirique.

Les uns et les autres ont tant aimé à s'exalter eux-mêmes!

Dans ce livre, Léon Palustre laisse prévoir ses études ultérieures sur la Renaissance. Il prélude au grand ouvrage qui le place au premier rang parmi les historiens de l'art national. Il répare une longue erreur historique et rend à la Renaissance française l'honneur qui lui est du.

Il prouvera, pièces en mains, qu'elle n'est pas un pastiche italien. Il ira fouiller les comptes d'architectes de nos palais et châteaux dans les archives nationales. Il montrera que Fontainebleau, Gaillon, Blois, Chambord, Chenonceau, Azai-le-Rideau et tant d'autres, sont bien des œuvres françaises. Il revendique partout nos gloires nationales. Il rappelle nos émaux Gaulois, cités déjà par Philostrate au temps de Septime Sévère; nos bronzes, qui firent choisir l'Arverne Zénodore par Germanicus et Néron pour ciseler leurs statues; nos vitraux dont l'ébauche remonte au temps des Mérovingiens, comme le rapporte Venance Fortunat à propos de la basilique élevée par Childebert; nos bijoux francs, révélés par les fouilles de Pouhans et par le tombeau de Childéric à Tournai; nos faïences que louait déjà Grégoire-le-Grand dans sa lettre à l'abbé de Lérins.

Pour nos peintres, il revendiquait, à défaut de la richesse des couleurs, la beauté de l'ordonnance et la sagesse de la composition. Mais il exaltait surtout et à juste titre notre grand art ogival, le premier du monde, l'art vraiment chrétien qui nous a donné les basiliques de Chartres, Amiens, Reims et tant d'autres chefs-d'œuvre. Les églises italiennes provoquent l'admiration; les nôtres sont mieux dans leur rôle, elles font prier.

Et pour la Renaissance, celle de France a son originalité propre. Si quelques Italiens sont venus sous les Médicis, ils n'ont produit chez nous que des œuvres de détail, les comptes officiels le prouvent, et c'est par une modestie poussée jusqu'à la sottise qu'on leur attribuait les merveilles de la Renaissance française. Tout est français dans l'ordon­nance, dans le plan et dans l'exécution générale de nos monuments de la Renaissance.

Pierre Trinqueau, l'auteur de Chambord, n'a pas passé les Alpes, pas plus que Pierre Lescot. Chenonceau, Blois, Azai-le-Rideau, sont tout français. Il y a dans toutes ces œuvres bien plus de grâce, de variété et d'invention que dans les ceuvres italiennes.. Me voici bien loin de la Calabre, entraîné par les souvenirs d'un ami. Mais j'y reviens et je reprends le chemin de fer à Gérace, l'antique Locri. C'est bien commode en vérité de parcourir toute cette côte sur les ailes de la vapeur.

Palustre m'écrivait, il y a trente ans, les déboires de son voyage. Il avait fait toute cette route «dans un char aux roues élevées traîné par deux chevaux vigoureux,» passant à gué fleuves et torrents et ne rencontrant sur un espace de trente lieues qu'une tour de guet avec quelques soldats de garde. A la fin même, ne trouvant plus de route carrossable, il dut se confier aux «allures capricieuses et rétives d'un mulet calabrais.» «Qui pourra donner une idée, disait-il, de ce harna­chement barbare, de ce bât dur et tranchant qui faillit semer sur la route mes membres découpés?» Et il me rappelait qu'il avait moins souffert dans nos seize jours de voyage au désert que dans ses cinq heures de mulet en Calabre. Et les auberges d'alors, il les compare à des cavernes de voleurs.

«Toute une population douteuse grouillait sur un plancher vermoulu et le toit entrouvert laissait passer la pluie d'orage.» Aujourd'hui, on trouve au moins une auberge convenable à Gérace-Locri et quelques chambres supportables à la gare de Métaponte.

De Gérace à Sybaris, le paysage est imposant. C'est la corniche de cette côte. Les villes et bourgades sont posées comme des nids d'aigles sur les rochers qui forment les contreforts avancés des montagnes. Telle est Roccella, avec son château en ruine.

Plus loin, c'est Squillace, l'antique Scylaceum. C'est la patrie de Cassiodore, le ministre et le conseiller d'Odoacre et de Théodoric. Cassiodore gardait au VIe siècle toutes les traditions littéraires de la meilleure époque. Ses traités sur toutes les branches des études libérales, sciences et lettres, ont été classiques pendant tout le moyen âge.

Il est mort pieusement au monastère de Squillace où il s'était retiré. La cour de Théodoric, avec un tel ministre, pouvait rivaliser avec celle de Constantinople.

Plus loin, c'est Catanzaro, également sur les hauteurs. C'est le chef­lieu de la province, avec trente mille âmes. Le vieux château de Robert Guiscard domine la, cité. On y portait encore, il y a quelques années, les costumes pittoresques de la Calabre, ils disparaissent. La conscription et le service militaire produisent l'uniformité des mœurs, et de quelles mœurs!

Me voici à Crotone. La ville a survécu. Elle compte encore dix mille âmes, tandis qu'à Sybaris et à Métaponte, je ne trouvai que des plaines nues et désolées. Là était sur une langue de terre auprès d'un port naturel la grande ville fondée par une colonie achéenne au VIIIe siècle avant Jésus-Christ.

Elle fut jadis assez puissante pour mettre sur pied une armée de cent mille hommes contre Sybaris sa rivale.

Sur un cap avancé était le célèbre temple de Junon lacinienne. C'était le sanctuaire le plus vénéré de toute cette côte. Il en reste une haute colonne dorique, isolée sur un énorme soubassement. On la voit de bien loin et bien longtemps. Elle montre une fois de plus comment les Grecs savaient bien poser leurs monuments et comment la religion dominait toute leur vie.

J'ai gardé de mon enfance le souvenir du géant de Crotone, Milon, sept fois vainqueur aux jeux olympiques; Milon, qui portait un boeuf sur ses épaules et le tuait d'un coup de poing. Je me rappelle le récit de sa mort tragique. Il voulut de son poing fendre un arbre dans la foret, l'arbre se resserra et le retint, et il fut dévoré par les loups.

Mais une autre célébrité bien plus intéressante de Crotone, e est Pythagore. Il était de Samos, mais il vint vivre à Crotone pour échapper au tyran Polycrate. J'ai été très frappé de l'étude de sa vie. Quelle belle et puissante intelligence! Il s'éleva infiniment au-dessus du commun des païens. Il chercha la vérité avec passion. Il vint consulter nos druides éduens qui gardaient les traditions gomériques sur le Créateur et l'âme humaine. Il alla visiter les philosophes de l'Egypte et de la Syrie. Il connut probablement l'école d'Elie, qui se perpétuait au mont Carmel. Il emprunta ses pratiques d'austérité. Les Carmes au XVIIIe siècle ont essayé de prouver ces relations de Pythagore avec l'école du Carmel.

Quel mérite eut ce philosophe de ramener à une vie sobre et austère ces marchands enrichis des cités de la Grande Grèce qui ne demandaient que la jouissance et le plaisir! Il réforma réellement les moeurs de ces républiques, et son influence, dominante pendant trente ans, de 450 à 420, laissa des traces qui ont dît se perpétuer par l'école de Sénèque jusqu'au christianisme. Pythagore eut quelques erreurs, mais je me plais à espérer cependant qu'il aura obtenu grâce au tribunal de Dieu. Il ne faudrait pas le juger sur les maximes morales réunies sous le nom de «Vers dorés» qu'on lui a longtemps attribuées, mais qui lui sont bien postérieures.

Crotone finit par se montrer ingrate envers Pythagore, sa plus pure gloire. Il se retira à Métaponte où il reçut d'abord un accueil enthousiaste. On donnait à sa rue le nom de quartier des muses. 'Plus tard, Métaponte aussi méconnut le maître et méprisa sa doctrine, et l'on dit que le chagrin l'amena à se laisser mourir de faim.

Vingt lieues plus loin que Crotone, c'est Rossano. C'est une ville de vingt mille âmes sur les hauteurs. Elle a un archevêché et au moyen âge elle a été la capitale de la Calabre. C'est la patrie de saint Nil, l'illustre moine du Xe siècle. La vie de saint Nil nous aide à reconstituer les moeurs de ce temps-là. Nil était orphelin et fils de famille. Après avoir cédé un peu aux passions du monde, il voulut se retirer dans un monastère à l'âge de trente ans.

Il avait été élevé à Rossano, portant les riches vêtements orientaux et suivant les leçons de maîtres distingués.

Les monastères étaient nombreux dans le pays et il y en avait où régnait la sainteté. Nilus se présenta au monastère de Mercure, où se trouvait l'abbé général de la province, nommé Jean, et de saints religieux, comme Fantin et Zacharie. Le gouverneur de Rossano envoya la défense de lui donner l'habit.

Voilà bien un exemple de l'intervention byzantine dans les choses de la religion. Nilus alla recevoir l'habit plus loin au monastère de Saint­Nazaire et revint à celui de Mercure. Sur le chemin il fait des rencontres c'est un Sarrasin qui est touché de sa vertu et qui lui fait des présents, puis c'est le démon qui essaie en vain de le détourner de son projet. Le jeune religieux s'éleva bientôt à une austérité de vie qui rappelle les anachorètes d'Egypte et les premiers moines d'Occident. Il se retira, du consentement des Pères, dans une caverne où était un autel dédié à saint Michel. Là il s'imposa cette manière de vie

Depuis le matin jusqu'à tierce, il écrivait bien et vite. Depuis tierce jusqu'à sexte, il se tenait debout devant la Croix, récitant le psautier et faisant mille génuflexions.

Depuis sexte jusqu'à none, il demeurait assis, lisant et étudiant l'Écriture Sainte et les Pères. Après avoir dit none et vêpres, il sortait de sa cellule pour se promener et se délasser, sans toutefois se détourner de Dieu, qu'il considérait dans ses créatures, méditant quelques passages des Pères. Après le soleil couché, il se mettait à table pour son unique repas et mangeait ou du pain sec, ou des herbes cuites sans pain, ou du fruit, selon la saison. Sa table était une grosse pierre et son plat un morceau de pot de terre. Il ne buvait que de l'eau et avec mesure. Il essayait d'imiter toutes les austérités qu'il lisait dans la vie des Pères du désert. Ainsi il passa jusqu'à vingt jours sans manger que deux fois et il fit trois fois cette expérience. Pendant un an, il ne but qu'une fois le mois. Il passa plusieurs carêmes sans boire et sans manger, ne prenant que la sainte communion.

La nuit, il donnait une heure au sommeil pour la digestion, ensuite il récitait le psautier, faisait cinq cents génuflexions, puis il disait les prières des nocturnes et des matines. Son habit était un sac de poil de chèvre, qu'il portait un an, et sa ceinture était une corde qu'il n'ôtait qu'une fois l'année. Il n'avait ni lit, ni siège, ni coffre, ni sac. Son encrier était de la cire appliquée sur du bois. Pourrait-on imaginer une pauvreté plus rigoureuse?

Le secret de cette austérité de vie, c'est que saint Nil était persuadé du petit nombre des élus. Il exprimait sa croyance à ce sujet un jour devant un auditoire d'élite. Le métropolitain de Calabre, Théophylacte, un officier de la garde, des magistrats, des prêtres et des hommes du monde étaient venus le visiter. Après qu'ils se furent salués et assis, il donna à l'officier un livre qu'il avait à la main et qui était de saint Siméon d'Antioche, et lui fit lire cette sentence: «De dix mille âmes, à peine s'en trouve-t-il une, dans le temps présent, qui sorte entre les. mains des anges.» A ces mots, tous les assistants commencèrent à se récrier et à dire: C'est donc en vain que nous avons été baptisés et que nous adorons la Croix; que nous communions et que nous portons le nom de chrétiens. Saint Nil, voyant que le métropolitain et l'officier ne disaient rien à ceux qui parlaient ainsi, répondit doucement: Et que direz-vous donc, si je vous montre que saint Basile, saint Chrysostome, saint Ephrem, saint Théodore studite, saint Paul même et l'Evangile disent la même chose? Vous n'êtes pas hérétiques et n'oseriez l'être, le peuple vous lapiderait; mais sachez que cela ne suffit pas et que si vous n'êtes vertueux et très vertueux, vous n'éviterez point la peine éternelle.

Le récit de la vie du saint nous montre l'envahissement sucessif des Sarrasins. Ils passent d'abord en ravageant tout. Les moines se retirent dans les villes et châteaux et retournent ensuite dans leurs monastères désolés. Plus tard, saint Nil est obligé de se fixer à Rossano avec quelques religieux. Les autres émigrent en Orient. Plusieurs sont faits prisonniers et emmenés comme esclaves en Sicile. Saint Nil recueille de l'argent et les envoie racheter.

Enfin, il se retire lui-même à Capoue d'abord, puis au Mont-Cassin où il fraternise avec les fils de saint Benoît, et enfin à Grotta-Ferrata près de Rome, où le Saint-Père Léon XI I1 retrouve des moines basiliens, successeurs de saint Nil, dont il veut faire les apôtres des Grecs. C'est bien un des saints qu'il faut invoquer pour cimenter l'union des latins et des orientaux.

Entre Crotone et Rossano, j'avais passé le cap Ciro' Ciro et Crotone ont deux promontoires avancés et tous deux étaient consacrés aux dieux. A Crotone, on honorait Junon. A Ciro, c'était Hercule. Philoclète avait élevé là un temple où il déposa l'arc et les flèches du héros divin. Ces temples servaient de points de repère ou de phares pour les navigateurs.

Rossano remplaça dans cette région la fastueuse Sybaris. Le contraste de la vie de saint Nil et des moines avec les mœurs de l'ancienne cité grecque montre assez que l'Evangile est le sel de la terre et le remède à la corruption.

A vingt-cinq kilomètres de Rossano, c'est le torrent du Crati, sur les bords duquel s'élevait la molle cité de Sybaris. C'est aujourd'hui une campagne marécageuse et malsaine sans aucune ruine saillante. Les romains et les grecs ont toujours aimé l'emphase et l'exagération, et Sybaris ne mérita peut-être ni autant de gloire, ni autant de honte que les historiens lui en attribuent. Strabon en fait la première ville de la Grande Grèce. Il prétend qu'elle peut opposer à Crotone trois cent mille citoyens armés et que cinq mille chevaliers figuraient à ses processions publiques.

Quoi qu'il en soit, sa prospérité fut grande et la jalousie qu'elle eut à subir de toute l'antiquité le prouve suffisamment.

Outre son commerce, elle avait de riches cultures; le blé, dit Varron, produisait au centuple sur tout le territoire de Sybaris. Elle admettait aussi, à l'encontre des cités grecques, tous les colons au rang de citoyens, ce qui lui attira une grande population. Sa mollesse était grande sans doute. Elle avait des mœurs asiatiques plutôt que grecques; mais, comme on a coutume de prêter aux riches, on ne manqua pas dans les cités voisines et à Rome d'inventer mille histoires pour ridicu­liser la cité qu'on jalousait.

Athénée raconte qu'on y décernait une couronne d'or à celui qui s'était distingué dans l'année en donnant les repas les plus splendides. Le nom du vainqueur était proclamé, dit-il, aux sacrifices et dans les jeux publics. Les cuisiniers étaient gens d'importance et l'inventeur d'un plat nouveau partageait les honneurs réservés en Grèce aux victoires du corps et de l'esprit.

Un Sybarite, au rapport de Timée, se promenant un jour à la campagne, aperçut les travailleurs occupés à bêcher la terre; il s'écria aussitôt: «Ah! bon Dieu! ces gens m'ont donné un effort. - Ma foi, répondit l'un d'entre eux, votre propos me donne un point de côté.» Ce sont là sans doute propos de romans et de comédies. Quoi qu'il en soit, on était loin à Sybaris de la mâle éducation de Sparte.

Les enfants conduits à l'école en robes de pourpre et avec les cheveux tressés d'or devaient être plus enclins à l'oisiveté et au plaisir qu'à l'étude et aux mâles vertus.

Quand Sybaris eût été détruite par les Crotoniates en 510, ce qui fut épargné de ses habitants s'établit un peu plus haut, à Thurium, sur les bords du Crathis. Thurium reçut encore un peu plus tard des colons athéniens, parmi lesquels l'illustre historien Hérodote. La nouvelle cité eut pour législateur Charondas. Elle a disparu à son tour, sans laisser de grandes ruines. - C'est la bourgade de Cassano, un peu plus haut encore, qui remplace Sybaris et Thurium. C'est à Cassano que périt Milon, le client de Cicéron. Nos études classiques nous l'ont présenté comme bien intéressant et bien innocent cet Annius Milon. On comprend que Cicéron l'ait défendu de son mieux, parce qu'il avait par son influence auprès de Sylla, son beau-père, fait amnistier Cicéron, exilé par Clodius. Mais le Sénat fut insensible aux périodes du Pro Milone et Milon fut exilé à son tour.

Tout ce monde se valait et valait à peu près notre monde d'aujour­d'hui. Milon avait gaspillé sa fortune dans les plaisirs et la débauche. Il voulait la refaire à tout prix et il n'hésitait pas à révolutionner et à ruiner sa patrie. Il avait, nous dit Pline, jusqu'à quatre-vingt millions de sesterces ou quinze millions de francs de dettes, ce qui pouvait compter parmi les extravagances de l'esprit humain. Avec une armée composée d'esclaves, de gladiateurs et de gens endettés, il se crut assez fort pour mettre en échec la puissance de César et s'emparer du pouvoir souverain.

Jugeant toutes les âmes vénales, il fit faire des propositions de trahison aux Gaulois et aux Espagnols qui servaient dans l'armée de César. Mais ceux-ci montrèrent plus de noblesse d'âme, et le lieutenant de Milon, Coelius, qui leur faisait de pareilles propositions y perdit la vie: Quum equitibus Caesaris gallis atque hispanis pecuniam polliceretur, ab iis interfectus est. (De bello civili.) Milon, acculé dans la Calabre, vint mettre le siège devant Cassano et y périt, mortellement atteint par une pierre lancée du haut des remparts. Du moins, c'est à Cassano que César place cet événement, et il devait être renseigné. Velleius fait mourir Milon à Campsa dans le Samnium.

Soixante kilomètres plus loin que Sybaris, c'est Héraclée, aujourd'hui Policoro. Les Grecs portaient partout le mythe d'Hercule, qui était une déformation des traditions messianiques.

C'est là qu'on trouva les tables de bronze d'Héraclée, qui sont au musée de Naples et qui nous révèlent l'organisation municipale d'autre­fois. Le revers de ces fameuses tables n'a pas moins d'intérêt. On y trouve un état de partage et de location de biens religieux appartenant aux temples de Bacchus et de Minerve. Tout y est réglé, le mode de culture, les garanties à exiger des tenanciers, les constructions à élever, les plantations de vignes et d'oliviers. Vraisemblablement la liberté religieuse était plus grande dans ces provinces romaines qu'en notre France. On n'y redoutait pas autant la main-morte et on ne l'entravait pas par des impôts d'accroissement et d'abonnement.

C'est à Héraclée qu'est né Zeuxis, le Raphaël de la peinture ancienne. Apollodore avait trouvé l'art de donner de l'expression à ses figures. Zeuxis parvint à donner par les ombres du relief à ses tableaux. Zeuxis, en peignant des Vénus, des Diane et des Hélène pour les temples de la Sicile et de la Grande Grèce préparait de loin les voies à nos peintres chrétiens. Raphaël s'inspire des peintures anciennes qui étaient souvent des copies ou des imitations de Zeuxis et de son école.

Pline raconte que les oiseaux allaient béqueter les raisins peints par Zeuxis, tant ils paraissaient naturels. Il est vrai que les peintures anciennes de Pompéï et de Rome, imitées de Zeuxis, ont de la grâce et du naturel dans les natures mortes, mais elles sont bien inférieures aux peintures modernes pour la perspective, les ombres et l'expression.

C'est auprès d'Héraclée que se passa cet épisode de l'histoire dont tous les écoliers gardent le souvenir. Pyrrhus avait amené là des éléphants et il les lança sur les Romains. C'était la première fois que les éléphants intervenaient en Occident. Les historiens romains avouent que leurs légions furent rompues et leurs chevaux épouvantés.

Ils auraient pu ajouter aussi sans doute qu'ils ont eu peur autant que leurs chevaux; mais ces choses-là ne se disent pas, quand on écrit sa propre histoire.

XXV
L'Apulie
Métaponte. - Tarente. - Brindes

D'Héraclée à Métaponte règne une végétation luxuriante, qui me rappelait les vallées de la Grèce. Les myrtes se mêlent aux lentisques et aux lauriers-roses. Les Grecs devaient se retrouver là comme chez eux.

Des tours de guet semées sur la côte rappellent les incursions des Sarrasins. C'est pour le même motif que la côte est devenue déserte et que les populations se sont retirées sur les montagnes, assez loin de la mer.

Me voici à Métaponte, le plus ancien foyer de la civilisation sur ce rivage fameux. Métaponte est une colonie de Pylos, patrie du sage Nestor. Pylos n'était pas bien loin. Elle est située près de Navarin sur la côte occidentale de la Morée. En remontant d'abord les côtes de Grèce jusqu'en Epire, les barques devaient passer facilement en Italie. Métaponte se disait fondée par Epeus, le grec artificieux qui cons­truisit le cheval de Troie. Au retour de la guerre, Epeus vint échouer sur la côte italienne à Métaponte et pendant des siècles cette ville garda comme des reliques les outils qui avaient servi à Epeus à bâtir ce cheval merveilleux.

Métaponte a disparu, comme Héraclée et Sybaris. On sent que la main de la Providence s'est appesantie sur cette terre et qu'un arrêt de mort a condamné ces foyers de corruption comme il est arrivé pour Babylone, Ninive, Tyr, Sidon, Carthage et Pompéï. Les vallées fertiles de cette côte sont devenues des marécages malsains. Le gouvernement italien a donné à des stations de chemin de fer les noms de Métaponte et Sybaris, mais ces stations ne desservent que quelques fermes misérables. Il faudrait un nouvel Hercule pour dessécher ces marais et rouvrir aux torrents un lit profond et régulier.

Le royaume d'Italie sera-t-il cet Hercule? L'état de ses finances ne le laisse guère espérer.

Il y a là comme en Sicile d'immenses propriétés particulières, des latifundia. Les barons de Saracco à Crotone, les princes de Gérace entre Héraclée et Métaponte ont des domaines grands comme des royaumes. Ils vivent à Naples et ils sont représentés au milieu de ces exploitations par des intendants que le peuple compare aux proconsuls d'autrefois.

Il reste peu de traces de l'antique cité de Métaponte. Un bras de rivière formait son petit port; il est ensablé. Trois temples et le théâtre se reconnaissent à leurs débris. Non loin de la gare, le temple d'Apollon Lycien a quelques colonnes doriques enduites de stuc. A une heure de distance, quinze colonnes du même style appartenaient sans doute à un temple extérieur à la ville.

Les campagnards appellent ces ruines les Tables des paladins, Tavole paladine, et la légende rapporte que quinze chefs arabes en auraient fait leurs tables à manger. M. de Luynes, dans un ouvrage sur Métaponte a proposé une restauration de ce beau temple. Sa situation était superbe, sur le plateau qui domine le cours du Bradano et d'où la vue plonge dans les gorges de l'Apennin et s'étend sur la mer et ses rivages.

Ce temple devait être un lieu de pèlerinage comme l'Olympeium à Syracuse. Il était peut-être dédié à Neptune et on priait là le dieu de la mer de protéger les vaisseaux, qu'on voyait partir du port comme autant de mouettes et de goelands déployant leurs ailes grises ou blanches. Des tombeaux anciens entourent ce vieux temple. C'est sans doute là qu'a reposé Pythagore, puisqu'il est venu mourir à Métaponte. Je salue en lui un sage et un apôtre et je pense que Dieu a fait miséricorde à cette âme qui fut naturellement chrétienne, malgré bien des erreurs.

Dix lieues plus loin seulement, c'est Tarente. Tarente s'avance sur son rocher au milieu de son golfe, entre deux anses qu'elle appelle la Grande mer et la Petite mer. Elle a survécu à toutes les péripéties de l'histoire. Elle a encore un peu de vitalité et compte quarante mille habitants. Ancienne colonie des Crétois, elle s'était accrue par la venue des Parthéniens exilés de Sparte en 707 avant le Christ. Son commerce et son industrie lui ont donné une grande puissance et une longue pros­périté. C'était une petite capitale, elle commandait à toute la Japygie. Son port était l'entrepôt du commerce de l'Orient. Les coquillages de la côte donnaient la pourpre, les troupeaux des collines fournissaient une laine fine. Les ateliers de la ville produisaient des tissus recherchés et des poteries qui s'exportaient au loin. Tarente avait la spécialité de fins tissus fabriqués avec les filaments que porte en forme de houppe un mollusque de son port, la pinna nobilis (pinna, aigrette). On en fabrique encore des objets de fantaisie, des bourses, des gants, des coiffures. Il y en avait à nos dernières expositions sous le nom de Lana penna. Ces étoffes seraient-elles le byssus ancien? C'est un problème qui n'est pas résolu.

Tarente était à l'apogée de sa puissance au IVe siècle avant Jésus-Christ, quand elle était régie par le philosophe et mathématicien Archytas, disciple de Pythagore.

Comme tous les états maritimes et enrichis par le commerce, elle employait à la guerre des troupes auxiliaires et mercenaires. Elle appela les Spartiates pour faire la guerre aux Lucaniens. Elle s'allia avec Pyrrhus et avec Annibal contre Rome. Tarente a passé par les mêmes péripéties que toutes les villes des Deux-Siciles. Quand elle fut prise par les Romains, après la seconde guerre punique, Fabius Maximus vendit trente mille de ses habitants comme esclaves. Auguste la releva. Sous Justinien, elle passa à l'empire d'Orient et redevint une ville grecque. Les Sarrasins s'en emparèrent et la pillèrent en 927. Nicéphore Phocas la reprit quarante ans après. Robert Guiscard s'en rendit maître en 1063 et la donna à son fils Bohémond en fondant à son profit la principauté de Tarente. Frédéric II de Hohenstaufen y bâtit le donjon qu'on y voit encore, la Rocca imperiale.

Aujourd'hui Tarente a encore un commerce assez actif d'huile, de fruits et de céréales. Son port a de beaux établissements d'ostréiculture; mais l'avenir parait plus favorable à Brindes, qui a toutes les faveurs de l'Etat et qui est mieux placée sur la route de l'Orient.

Il reste bien peu de choses des monuments de la ville antique. On retrouve dans une maison de confrérie deux colonnes d'un temple dorique de l'art grec le plus ancien. Le musée a de belles têtes de marbre de Vénus et d'Hercule, des bas-reliefs, des verres, des ivoires, des pierres gravées, des vases de Corinthe et de Tarente, et, ce qui est caractéristique, un grand nombre d'ex-voto, statuettes et bas-reliefs qui datent du VIe au VIIe siècle avant Jésus-Christ, les premiers d'un style austère et archaïque, les derniers d'un style gracieux et efféminé. C'est un témoignage de la dévotion aux dieux de l'Olympe.

Près de Tarente coule le Galèse chanté par Horace et Virgile. La vallée du Galèse était une station de campagne des Romains. C'était un séjour plus modeste et plus à portée des petites bourses que les environs de Naples. Horace et Virgile y ont demeuré tous les deux. Horace y trouvait ce qu'il aimait, un site gracieux et de bon vin. Virgile aimait une nature douce et tranquille loin des agitations politiques. Ecoutons­les tous les deux

«J'aime, disait Horace, le rivage hospitalier du Galèse, où tant de gras pâturages nourrissent les plus blanches toisons. Ce riant petit coin du monde est pour moi d'un charme ineffable: Ille terrarum mihi praeter omnes angulus ridet. Ici l'abeille distille un miel égal à celui de l'Hymette; ici l'olive est comparable à l'olive de Vénafre; un printemps de six mois, un hiver de six jours, un coteau, mon voisin, cher à Bacchus, dont la vigne et le vin sont dignes des treilles de Falerne.» (Odes, livre II, 6.) Le style, c'est l'homme. Virgile fait aussi passer son âme dans le tableau qu'il a tracé de la vallée du Galèse

«Non loin des murs de la superbe Tarente, aux lieux où le noir Galèse arrose de brillantes moissons, j'ai vu, il m'en souvient, un vieillard cilicien possesseur de quelques arpents d'un terrain longtemps abandonné, sol rebelle à la charrue, peu propre aux troupeaux; peu favorable à la vigne. Toutefois au milieu des broussailles le vieillard avait planté quelques légumes, bordés de lis, de verveines et de pavots. Avec ces richesses, il se croyait l'égal des rois; et quand le soir assez tard, il rentrait au logis, il chargeait sa table de mets qu'il n'avait point achetés… Il avait même disposé en allées régulières des ormes déjà vieux, des poiriers durcis par le temps, des pruniers dont la greffe a changé la nature sauvage et des platanes qui abritaient les buveurs sous leurs rameaux hospitaliers… Le tilleul et le pin lui offraient partout leur ombrage.» (Georg. IV, 125.)

La vallée a toujours de riches villas comme au temps d'Horace et le coteau a toujours de blancs troupeaux. Les moutons, toutefois ne portent plus comme jadis un manteau destiné à protéger la finesse de leur laine (Oves pellitae; Hor.). Sur la hauteur, l'humble domaine du vieillard de Cilicie est toujours là. Comme au temps de Virgile, il y a un vieillard philosophe, un jardinet modeste avec ses carrés de légumes entourés de plates-bandes où poussent la verveine, le lis et le pavot, quelques arbres fruitiers, une allée de platanes, un bosquet de tilleuls et de pins. Le vieillard d'aujourd'hui, c'est un pauvre capucin qui garde sa maison dévastée par le fisc depuis 1866.

Virgile aimait la solitude et la paix. Il a vécu loin de Rome; c'est, comme le remarque M. Beulé dans son étude sur le.siècle d'Auguste, ce qui sauva sa dignité personnelle et ce qui conserva la fraîcheur de son imagination et la force de son génie.

Quand Mécène lui eut fait rendre son domaine de Mantoue, il avait pour voisin le terrible vétéran, d'autant plus irrité. Il vendit son bien et mit toute l'Italie entre lui et son persécuteur. Il se fixa à Tarente. C'est là et en Campanie qu'il passa le reste de sa vie. C'est à Tarente qu'il a écrit ses églogues et ses géorgiques. Properce l'apostrophe ainsi dans ses élégies: «O Virgile, c'est au pied des pins de la rive ombreuse du Galèse que tu chantes Thyrsis et Daphnis, Tityre et Corydon… que tu redis les préceptes du vieux poète d'Ascrée, et que tu dépeins les plaines et les collines où mûrissent le blé et la vigne.» (II. Elégie XXXIV.)

Mais si je comprends bien Properce, je le trouve peu respectueux pour Virgile, quand, en comparant ses églogues à l'Enéide, il dit qu'il préluda par le cri de l'oie au chant du cygne:

Tu canis subter pineta Galesi,

Anseris indotto carmine cessit olor.

Tarente est encore connue du monde entier par son araignée, la tarentule. Cette fameuse araignée fait des piqûres cuisantes.

Mais au XIVe siècle, au moment où la foi baissait, la superstition, la névrose et peut-être aussi quelque diable s'en mêlant, le tarentisme envahit l'Italie.

Comme la danse de Saint-Guy se propageait dans le Nord, le tarentisme sévit au delà des Alpes. Le peuple se mit dans l'esprit que la musique et la danse pouvaient seules guérir la piqûre de la tarentule.

Les gens piqués étaient pris d'accidents nerveux qui se communi­quaient par l'imitation. La contagion fit tant de progrès qu'on organisa des fêtes et les danses pour guérir les tarentalati. On dansa la tarentelle avec frénésie et cela dura jusqu'au XVIIe siècle. La mort ne fit pas de grands profits dans cette épidémie, mais la morale n'y gagna pas non plus.

Les souvenirs chrétiens de Tarente, sans être fort abondants, ne manquent pas d'intérêt. La foi y fut apportée par saint Pierre et saint Marc, qui abordèrent là, suivant la tradition, en venant d'Antioche.

Tarente aurait donc eu le privilège de recevoir la foi avant toute autre ville en Italie et en Occident. Le grand saint de Tarente est un évêque du Ve ou VIe siècle, saint Cataldus. C'était un évêque d'Irlande, antérieur même à saint Patrice. Il fit le pèlerinage des Lieux Saints et à son retour on le retint à Tarente dont il devint l'archevêque, par la volonté du Saint-Siège. La découverte de ses reliques au XIe siècle fut l'occasion d'une infinité de miracles; dès lors son culte s'est répandu dans l'Italie méridionale, en Sicile et à Malte. Le pape Grégoire XIII en fit le patron de Tarente et de la province.

Une autre gloire de Tarente est le vaillant prince Bohémond fils de Robert Guiscard.

C'est bien une croisade que les Normands avaient faite en Sicile et dans la Pouille. C'étaient les précurseurs des croisés. Ce sont eux qui délivrèrent l'Italie de l'invasion Sarrasine. L'histoire ne leur en sait pas assez gré. Ce sont eux aussi qui ont prêté à la première croisade un des plus précieux concours. C'est Bohémond qui a pris Antioche en 1 o96, et il fonda là, avec l'assentiment de Godefroy de Bouillon, un petit empire qui subsista deux siècles.

Tous nos chants héroïques ont glorifié Bohémond.

Le Tasse lui a consacré ses plus belles pages. Sa vie a un épisode qui rappelle les stratagèmes d'Ulysse et des Grecs. Il voulait revenir d'Antioche pour chercher des renforts, mais la flotte des Grecs gardait la mer. Le rusé marchand se fit passer pour mort et la flotte ennemie laissa passer avec respect et sans doute avec une joie secrète le vaisseau qui portait les dépouilles d'un ennemi.

Il arriva dans la Pouille, mais il mourut pendant qu'il organisait une puissante armée. Je retrouverai son glorieux tombeau à Canosa.

Je n'allai pas jusqu'à Brindes. Ce que m'en avait dit mon vieil ami Palustre ne m'y encourageait pas. «Le site est favorable, m'écrivait-il. La position est superbe pour un port de commerce, si l'on savait en profiter. Mais les Italiens n'ont su construire encore ni un phare, ni une jetée. Encore s'il existait une véritable ville! Mais puis-je donner ce nom à un amas confus d'ignobles masures d'où l'on voit de temps en temps sortir quelques pâles figures, infortunées victimes d'un climat meurtrier? Le sol est à moitié abandonné aux serpents et aux figuiers d'Arabie, et on dirait le campement d'une tribu de Bédouins, au milieu des ruines d'une cité célèbre de l'Orient sacré.

D'innombrables forçats traînant leurs chaînes font seuls un peu de bruit dans les cours du château de Frédéric Il et de Charles-Quint, et de ce point élevé le voyageur peut jeter un regard mélancolique sur ce morne paysage si bien fait, semble-t-il, pour la vie et l'activité… qu'avais-je à faire au milieu de ce sépulcre? Le souvenir du trépas de Virgile ne pouvait seul me retenir…»

Des travaux ont été faits depuis le voyage de Palustre. Le port a été protégé par une jetée et l'on va aujourd'hui s'embarquer à Brindes pour l'Orient comme autrefois les Romains allaient à Brindes par la voie Appienne s'embarquer pour Dyrrachium, aujourd'hui Durazzo, d'où ils gagnaient la Grèce.

Je laissai Brindes et j'allai directement de Tarente à Bari. Je n'y perdis point. Cette route est très variée et fort agréable. Elle traverse d'abord la riche campagne de Tarente, puis elle s'élève sur les dernières ramifications des Apennins pour redescendre dans la plaine de Bari. Toutes les végétations s'y succèdent, depuis les palmiers de Tarente jusqu'aux ilex de l'Apennin. La voie ferrée enjambe sur ses ponts de fer des gorges profondes. Des bourgades comme Massafra et Palagianella, s'élèvent sur des pics de rochers, semblables à des nids d'aigles d'où les habitants pouvaient narguer les Corsaires sarrasins.

La route traverse l'ancienne voie Appienne qu'Horace nous a décrite avec tant d'esprit dans le récit de son voyage à Brindes, où il allait, en compagnie de Mécène, pour réconcilier Octave et Antoine.

XXVI
L'Apulie (Suite)
Bari

Bari s'est vraiment transformée depuis la domination piémontaise. On en a fait un petit Turin. Et cela s'est exécuté comme par la baguette d'une fée. En 1865, le guide Joanne disait encore: «Bari est située sur une langue de terre au bord de la mer Adriatique. Ses rues sont étroites et tortueuses.» Trois ans après, en 1868, mon ami Palustre m'écrivait «Bari est une ville superbe, percée de larges boulevards, plantés de beaux arbres et bordés de grandes et riches habitations. Les rues sont droites, propres, et étalent un luxe que Naples seule dans le royaume semblait pouvoir offrir. Je parle des nouveaux quartiers, bien entendu, ajoutait-il; la vieille cité, au contraire, refoulée dans sa presqu'île, offre plus que partout ailleurs un inextricable labyrinthe de ruelles étroites et de passages obscurs.»

Tout l'intérêt archéologique et chrétien de Bari est resté cependant dans la vieille cité. L'ancienne enceinte existe encore. Non plus celle qu'Horace avait signalée: Bari mœnia piscosi (I Sat. V); mais celle du moyen âge, avec son castel délabré devenu une prison d'Etat. Sur les vieilles portes, Frédéric II avait fait graver une inscription latine où il accusait les Bariens de trahison et de mauvaise foi. Ces vers sont fort curieux par leur système de rimes qui se reproduisent tantôt à la fin des vers, tantôt dans le vers lui-même

Gens infida Bari, verbis tibi multa PROMITTIT,

Quae velut impudens statim sua verba REMITTIT,

Ideo quoe DICO tenebis corde PUDICO

Ut multos ENSES studeas vitare BARENSES;

Quum tibi dicit AVE, velut ab hoste CAVE.

Frédéric II voulait sans doute que l'inscription vengeresse se gravât dans la mémoire du peuple.

Bari a un double port, abrité par sa péninsule. Elle compte soixante mille habitants, elle fait un grand commerce avec Trieste et la Dalmatie.

Elle a toujours gardé une certaine prospérité, même dans les âges barbares.

Les Sarrasins en convoitaient la possession. Ils la prirent deux fois. Ils furent repoussés la première fois par l'empereur Louis Il et la seconde par les Normands.

Il est curieux, l'épisode du siège de Bari par Louis II. Le noble chef des Francs faisait là à vrai dire la première croisade. Il reprit en cinq ans aux Sarrasins le duché de Bénévent et la Calabre. Il fut arrêté pendant quatre ans devant Bari où il attendait le secours de son allié Basile, empereur de Constantinople. Basile était dévot, mais peu brave. Il avait grand peur des Sarrasins. Il priait et jeûnait et comptait sur Dieu seul, et il blâmait par ses messagers la vie un peu facile de l'armée franque.

Louis II, qui était d'ailleurs un empereur pieux et grand fondateur de monastères, lui répondit assez vertement: «Nous étions en petit nombre, dites-vous, et pourquoi cela? Parce qu'après une ennuyeuse attente de votre arrivée, j'avais renvoyé mon armée et retenu seulement une poignée de guerriers d'élite, afin de continuer le siège de la ville. S'ils se sont amusés à donner des fêtes en face des dangers et de la mort, ces fêtes ont-elles nui à la vigueur de l'entreprise? Est-ce par vos jeûnes que les murs de Bari ont été renversés? Les Francs valeureux, affaiblis comme ils l'étaient par la fatigue et la maladie, n'ont-ils pas repoussé et vaincu les trois plus puissants émirs des Sarrasins? Et leur défaite n'a-t-elle pas précipité la chute de la cité? Maintenant Bari est tombée, Tarente tremble; la Calabre sera délivrée, et, si nous commandons la mer, la Sicile peut être arrachée aux mains des infidèles. Mon frère, accélérez vos secours maritimes, respectez vos alliés et chassez vos flatteurs.»

Cette lettre, citée par Gibbon, nous révèle une fois de plus l'attitude faible et déloyale des Grecs. Si la papauté n'avait pas trouvé des amis et des défenseurs chez les peuples nouveaux, l'Italie entière serait tombée aux mains des Sarrasins.

Après le siège de Louis II, il faut citer celui de Robert Guiscard. Je m'arrête avec complaisance aux souvenirs de ces héros normands, braves comme des lions, amis des arts et de la religion et précurseurs des croisades.

Robert fut retenu quatre ans au siège de Bari. Pour se venger de services mal récompensés par les Grecs, il conquérait la Pouille et la Calabre, et il devait poursuivre ses ennemis jusque sur les côtes de l'Albanie. L'historien Gibbon nous trace ce portrait de Robert: «Sa stature excédait celle des hommes les plus grands de son armée; son corps avait les proportions de la beauté et de la grâce; au déclin de sa vie, il jouissait encore d'une santé robuste, et son maintien n'avait rien perdu de sa noblesse; il avait le visage vermeil, de larges épaules, de longs cheveux et une barbe couleur de lin, des yeux vifs; et sa voix, comme celle d'Achille, inspirait la soumission et l'effroi au milieu du tumulte des batailles.»

Mais la vigueur corporelle n'était pas son seul privilège, comme le dit son surnom normand, Robert Guiscard était fin et adroit.

Il était doué d'un bon jugement et d'une grande pénétration d'esprit. Il était aussi généreux et reconnaissant; il traitait paternellement ses soldats, et on le vit au siège de Bari, pendant les quatre années qu'il fut retenu sous la place, partager volontairement les fatigues du dernier de ses compagnons d'armes. Il resta tout le temps, nous disent les chroni­queurs, dans une mauvaise baraque faite de branches, et couverte de paille, exposé aux rigueurs de l'hiver et aux traits de l'ennemi.

Les Grecs ne résistaient d'ailleurs que derrière leurs remparts, car les Normands avaient chez les peuples de l'Italie et de la Sicile une réputation de courage qui suffisait à disperser leurs ennemis. Lorsque les fils de Tancrède parurent en Sicile, sous la conduite du patrice George Maniacès, ils déployèrent une telle valeur, que les Grecs et les Lombards les prirent pour des êtres surnaturels.

Mais il est temps de parler de l'objet principal de ma visite à Bari, l'illustre saint Nicolas. Le grand évêque de Myre repose là dans sa belle basilique. Il jouit à Bari et dans tout le midi du royaume d'une véné­ration au moins égale à celle dont saint Antoine est l'objet à Padoue et le mendiant d'Assise en Ombrie. Aux fêtes de sa translation, au 8 mai, la foule innombrable des pèlerins, venus de l'Italie, de l'Espagne, de l'Albanie et de la Russie même se dispute la manne miraculeuse distillée de son corps.

Le cher saint était né à Patare en Lycie. Sa vie a été enrichie de traits d'une authenticité douteuse par les légendaires et notamment par Jacques de Voragine, mais il y a quelques faits principaux rapportés par toutes les anciennes biographies et qui méritent toute créance.

Ses pieux parents et un saint évêque son oncle l'élevèrent dans la piété. Devenu prêtre, il fut mis à la tête d'un monastère à Patare, où il instruisait et dirigeait avec une grande bonté les petits enfants. Il fut élu évêque de Myre sur une indication miraculeuse. Comme saint Vincent de Paul, il distribua de grandes aumônes, fonda des Dames de Charité et se fit l'aumônier des grands.

Il souffrit persécution sous Dioclétien, il fut emprisonné et exilé. Il rentra à Myre sous Constantin et prit part au Concile de Nicée. Il ri est pas porté sur les listes que nous avons en Occident, mais d'autres listes en Orient portent son nom parmi ceux des trois cent dix-huit évêques du premier Concile général.

On sait l'histoire touchante des trois jeunes filles qu'il dota pour les arracher à la séduction du vice. D'autres traits sont un peu moins connus: celui des trois citoyens de Myre qu'on allait faire mourir injus­tement, et qu'il délivra de sa propre autorité et retira de la main du bourreau; celui des trois tribuns militaires qu'on avait accusés injuste­ment auprès de Constantin et qui allaient être condamnés, quand le saint, à leur prière, apparut à Constantin et les sauva.

Mais ce ne sont pas là les faits qui sont rappelés par les trois enfants que les traditions de l'art chrétien représentent dans un baquet aux pieds du saint. Ce sont bien les trois enfants de la légende qui a: fourni le thème de la ballade populaire: les trois petits enfants que leur mère envoyait au saint pour les bénir. Une hôtesse sur le chemin les tua et les mit au saloir. La mère ne les voyant pas revenir alla chez le saint qui se mit à leur recherche avec elle. A l'hôtellerie du chemin, il demanda le saloir et ressuscita les enfants.

En Italie, on représente le plus souvent le saint portant à la main les trois bourses qui rappellent les dots données par lui à trois jeunes filles.

Le saint mourut en 328. Son tombeau secréta dès lors un liquide miraculeux qu'on appelle la manne de saint Nicolas et qui guérit lés malades.

C'est en 1087 que quarante marchands de Bari allèrent avec un vaisseau chercher le corps de saint Nicolas pour l'arracher aux mains des Sarrasins. Le fait surnaturel de la Manne et de nombreux miracles de guérison furent constatés par le pape Urbain II, qui vint en 1089 bénir la basilique élevée par le comte Robert. On conserve encore là, à gauche de l'autel, le tonneau dans lequel on rapporta de Myre les ossements miraculeux.

Nous sommes heureux de rencontrer là parmi les illustres propa­gateurs du culte de notre cher saint un pape français, Urbain Il, né dans notre région du Nord, à Châtillon-sur-Marne. C'est là sans doute un des motifs de la diffusion de ce culte dans nos paroisses.

L'église, commencée en 1087 sous le comte Robert et achevée en 1139 sous le roi Roger, est une grande basilique byzantine avec quelques ressouvenirs normands. Les princes normands aimaient les arts. Ils couvrirent la Sicile et la Grande Grèce de monuments de tous genres églises, palais, monastères. Ils se servaient des artistes qu'ils avaient sous la main, grecs et arabes en Sicile, byzantins dans la Pouille.

Que d'influences diverses a subies l'art de l'Italie méridionale! Les vieux temples doriques sont restés sur les côtes dans toute leur majesté, jetant un défi au temps et à l'art des siècles suivants. Les temples romains sont venus nombreux. Quelques-uns se survivent, les autres ont passé leurs colonnes aux églises chrétiennes. Les âges chrétiens ont préféré la basilique, qui allait se développant et s'enrichissant, se couvrant de mosaïques et de marquetterie, se meublant de balustres, de ciborium et d'ambons. Les grecs byzantins ont agrandi la basilique, ils l'ont exhaussée, et souvent ils l'ont couverte d'une ou plusieurs coupoles. Les Lombards apportaient leurs formes romanes et leurs épais rinceaux. Les Arabes adoptaient la coupole byzantine et ils multipliaient les ornements déli­cats. Les Normands apportaient l'esprit du Nord. Ils aimaient la croix latine, les grandes voûtes, les tours élancées et le cachet féodal marqué par les créneaux. Puis la dynastie d'Anjou est venue avec ses ogives gracieuses, ses voûtes élevées et ses vitraux. Enfin la Renaissance ita­lienne a fait revivre le style des Romains en le faisant passer de nouveau par toutes les phases anciennes, depuis les formes délicates et soignées de la bonne époque jusqu'à l'ampleur prodigue et vulgaire de la décadence. Aux époques de transition, ces influences diverses se sont combinées. La Pouille a plusieurs églises à coupoles qui rappellent le goût byzantin. A Malfatta, c'est encore la coupole basse et percée d'étroites fenêtres, comme à Sainte-Sophie de Constantinople et à Saint-Marc de Venise. A Trani, à Canosa, ce sont des coupoles multiples et élevées comme à Padoue.

Mais je reviens à l'église de Saint-Nicolas. C'est la grande basilique byzantine, modifiée par l'influence normande. Elle a son pendant à Trani, à Troja, à Ruvo. Elle est en forme de croix potencée ou de tau, avec un transept étroit, un chœur sans profondeur élevé au-dessus de la crypte et trois absidioles. Au-dessus des bas côtés une autre colonnade éclaire de vastes tribunes. Plusieurs arcs traversent la nef pour soutenir le plafond. Certains prétendent qu'ils ont été ajoutés plus tard. L'intérieur est vaste, mais lourd et peu gracieux. L'autel a un ciborium analogue à celui de Saint-Georges au Vélabre de Rome, qu'on attribue au VIIIe siècle. Sur l'architrave du ciborium, Roger II s'est fait représenter en émail, recevant la couronne des mains de saint Nicolas.

La crypte est d'une grande richesse, elle a plusieurs rangées de colonnes. Elle a été surchargée au siècle dernier d'ornements de mauvais goût, et les cicérones italiens ne parlent pas sérieusement, quand ils la comparent à la célèbre mosquée de Cordoue.

L'autel de la crypte est couvert de hauts-reliefs d'argent qui furent donnés par le roi serbe Orosius en 1319 et qui furent restaurés au XVIIe siècle. Ces beaux reliefs sont un livre toujours ouvert où les pèlerins peuvent étudier la légende du saint. J'eus la joie de dire là la sainte Messe. Sous l'autel, au-dessous du sol, se trouvent les ossements du saint.

En s'inclinant jusqu'à terre et en laissant descendre une bougie dans une étroite ouverture on aperçoit les ossements nageant dans l'eau au fond d'un sarcophage. C'est cette eau qui est la manne miraculeuse. Elle est inépuisable, les chapelains en retirent au gré de tous les pèlerins.

La critique a cherché à nier ce miracle. Elle a supposé qu'il y avait là tout simplement une source. J'ai voulu me rendre compte et je suis allé me renseigner auprès du pieux et savant évêque qui est actuellement prieur de la basilique.

«Il faudrait, m'a-t-il dit, pour toucher du doigt le miracle, démolir l'autel, mais n'avons-nous pas assez de preuves sans cela? Comment peut-on supposer qu'il y aurait une source dans un sarcophage? Comment aurait-on là une source d'eau douce à trente ou quarante mètres de la mer, quand tous les puits voisins sont salés ou saumatres? Le miracle n'a-t-il pas déjà existé en Lycie pendant des siècles? L'histoire ne rap­porte-t-elle pas que les ossements furent rapportés de Lycie dans un ton­neau à cause de cette manne, et le tonneau n'est-il pas conservé comme un témoignage? N'a-t-on pas dès l'arrivée du corps à Bari signalé de nom­breux miracles opérés par cette manne, comme le constatent les docu­ments du temps d'Urbain Il? Comment expliquer la vénération séculaire des pèlerins pour cette manne sans une base historique?»

Ces arguments me paraissent irréfutables.

Une noble famille russe était là en même temps que moi et m'édifiait par sa piété.

Le trésor de l'église est très riche. Il y faut signaler un beau bréviaire manuscrit de Charles II d'Anjou. (Les bréviaires aujourd'hui ne tentent plus guère nos rois, fussent-ils même ornés de délicieuses miniatures). Il y a aussi une couronne de fer, analogue à celle de Milan; elle a été faite à Bari même pour le roi Roger et elle a servi au couronnement de ce roi, de l'empereur Henri VI, de Mainfroi et de Ferdinand Ier d'Aragon. J'ai remarqué encore un tableau byzantin de la Madone, don du roi de Serbie, Orosius; un trône épiscopal du XIe siècle soutenu par trois statuettes courbées d'esclaves sarrasins; une relique de la vraie Croix et une épine de la sainte Couronne données par Charles d'Anjou; des cheveux de la sainte Vierge donnés par sainte Brigitte.

L'église Saint-Nicolas est encore une basilique royale et son chapitre est à la nomination du roi. Elle doit à ce titre le privilège d'avoir con­servé ses revenus dans la grande liquidation italienne.

La cathédrale San Sabino à Bari rivalise avec la basilique de Saint­Nicolas, mais avec un succès fort inégal. C'est aussi une grande église normande, mais toute défigurée au XVIIe siècle. Elle a sa crypte, la tombe vénérée du saint Patron et une Madone populaire. Son haut clo­cher imite le campanile de Venise.

Mais Saint-Nicolas est tout à Bari; c'est le saint par excellence, il Santo, comme saint Antoine à Padoue et saint François à Assise.

J'emporte de Bari une profonde dévotion et une grande confiance à l'illustre thaumaturge.

Barletta – Cannes – Venosa

Mas il faut quitter l'intéressante Bari pour courir au Mont Gargano. Je laisse à gauche Bitonto et Ruvo, dont j'ai cité tout à l'heure les églises d'après les descriptions que m'en donna Palustre. Je passe à Molfetta et à Trani qui possèdent des églises normandes.

Barletta est un centre d'excursions. C'est de là qu'il faut aller à Canosa et à Canne, et même, si on en a le loisir, à Venosa et Melfi. Barletta rappelle un trait d'histoire intéressant, un épisode carac­téristique de la chevalerie. J'en emprunte le récit à Palustre: Tous nous connaissons l'histoire des Horaces, et nos cœurs ont souvent battu au récit de la victoire du dernier de ces nobles romains, surtout lorsque Corneille venait y mêler ses sévères accents.

Qui s'est imaginé toutefois de chercher dans nos annales un fait presque identique? Cependant il s'y trouve, et Bayard en est le héros. En effet, durant la lutte de Louis XII contre Ferdinand le Catholique pour la possession du royaume de Naples, le duc de Nemours vint mettre le siège devant Barletta, occupée alors par le célèbre Gonzalve de Cordoue. Des deux côtés, la même habileté et la même vaillance faisaient craindre que la guerre se prolongeât indéfiniment, lorsque les deux chefs résolurent de remettre à un tournoi la décision de leurs mutuelles prétentions. De part et d'autre, la brave et chevaleresque noblesse, l'élite des deux camps, présenta aussitôt onze valeureux cham­pions et la France put compter, pour la défendre, sur Bayard, le che­valier sans peur et sans reproche, d'Urfé, seigneur d'Orose, Torcy, La Palisse et Mondragon; tandis que l'Espagne remettait ses destins à don Alonzo de Sotomayor, don Garcia de Paredes et Diégo de Vera. Les Vénitiens, maîtres alors de Trani, et à l'impartialité desquels il était permis d'avoir foi, furent priés de constater la victoire, et le lieu du combat fut fixé à Epitaffio au sud de Barletta.

Au premier choc, les Français au nombre de sept, mordirent la poussière; mais Bayard et ses trois compagnons se défendirent, malgré leur infériorité, avec une telle bravoure, que les juges, après un combat de six heures, séparèrent les ennemis et déclarèrent le résultat égal. Nonobstant, un incident remit de nouveau la lance au poing de l'illustre Bayard. Sotomayor, son prisonnier, s'était enfui au mépris de sa parole et cherchait à voiler son infamie sous la prétendue sévérité dont il aurait été victime entre les mains de son vainqueur.

Un dernier combat singulier, en présence des deux armées, décida la querelle, et le trépas de Sotomayor fut applaudi même par les Espagnols, qui virent un jugement de Dieu dans la punition infligée à la mauvaise foi de leur concitoyen.

Barletta a encore son vieux château féodal, mais il est bien délabré. Sa belle église Sainte-Marie est bien intéressante pour l'histoire de l'art. Sa nef est normande, mais d'un art assez avancé et probablement du temps de Guillaume Ier (1150-1166). Elle a un gracieux triforium, tel qu'on en voit à Eu et à Rouen Le chœur au contraire est évidemment l'œuvre de la dynastie d'Anjou. Il est svelte, élancé, inondé de lumière. C'est un des plus beaux spécimens de notre belle architecture ogivale en Italie. Il y a là un élan et un symbolisme mystique que l'art italien n'a pas su exprimer.

C'est près de Barletta, entre Canosa et la mer, sur les bords de l'Aufidus, que s'est livrée la bataille de Cannes, un des principaux drames de l'histoire du monde.

Le De Viris nous a résumé Polybe et Tite-Live, et notre enfance a été nourrie de ces récits autant que des contes de Perrault.

On comprend aisément ici le plan de la bataille. Annibal, qui avait passé l'hiver au nord de l'Apulie, vers Campo-Basso, descendit brusque­ment au printemps vers l'armée romaine qui campait sur les bords de l'Aufidus. Il la tourna par le sud et s'empara d'abord des collines de Cannes et de sa forteresse bien approvisionnée. Varron avait le gros de son armée au nord de la rivière. Annibal du haut de sa colline méditait le coup qu'il allait frapper, et remarquant que les vents qui descendaient du Vulturne soulevaient la poussière et enveloppaient d'un nuage le camp romain, il eut un éclair de génie. Il tourna par l'ouest, passa le torrent et attaqua l'armée de Varron qui recevait les flots de poussière dans les yeux. La belle armée romaine perdit soixante-dix mille hommes, et le fils d'Amilcar put croire un instant son rêve accompli. Mais il compromit son prodigieux succès par d'impardon­nables lenteurs, et quand la route de Rome lui était ouverte, il ne sut pas en profiter.

Au delà de cette plaine de Cannes, c'est Canosa, l'ancienne Canusium. C'est une ville d'un aspect oriental. Ses maisons blanches sont étagées sur un cône élevé. Elle me rappelle Syra, dans l'archipel, la patrie du fidèle Eumée, loué par Homère, et comme Syra elle fourmille d'animaux mal odorants et peu aimables.

Canosa a trois attraits principaux, sa cathédrale, ses hypogées et ses souvenirs d'Horace. La cathédrale est dédiée à saint Sabinus, illustre évêque de Canosa, qui fut l'ami de saint Benoît et de saint Germain de Capoue et qui fut envoyé comme légat du pape à l'empereur Justinien. Les nombreuses coupoles de cette cathédrale, ses marbres, ses belles colonnes de vert antique, rappellent saint Marc de Venise. Mais le grand intérêt de cette église, c'est le tombeau d'un des principaux héros de la croisade, Bohémond, fils de Robert Guiscard, qui hérita de la princi­pauté de Tarente et qui alla se créer un empire en Orient sous le nom de prince d'Antioche. Il est mort à Canosa pendant qu'il préparait une nouvelle expédition. Son tombeau adossé à l'église dans le vieux cimetière est un monument analogue à ceux de la vallée de Josaphat.

C'est un dé surmonté d'une pyramide. Le style en est latin et les détails arabes. Il est fermé par de belles portes de bronze, qui ont été fabriquées à Amalfi par un artiste normand du nom de Roger, comme l'indique l'inscription: Melfiae Campania Rogerius fecit has januas.

Les louanges du héros sont gravées sur le bronze, avec le cachet de l'emphase italienne: «De quelle race sortait Bohémond, y est-il dit, et quel homme il était, la Grèce le raconte et la Syrie l'atteste. Il a vaincu celle-là, il a protégé celle-ci contre l'ennemi. Aussi la Grèce se réjouit de la perte que tu fais, ô Syrie! Que cette joie de la Grèce, que cette douleur de la Syrie qui pleure son héros, soient pour toi, juste Bohémond, des motifs de salut. Bohémond a surpassé les richesses des rois et des puissants et par le droit de son épée a mérité le titre de seigneur. L'univers n'aurait-il point cédé à l'homme qui a rempli la terre de son nom? Je ne puis l'appeler homme, je n'ose l'appeler Dieu. Non hominem possum dicere, nolo Deum.»

Il y a là la trace de cette croyance populaire des Grecs qui devant l'audace et la valeur des Normands les prenaient pour des êtres surna­turels, des héros ou des demi-dieux.

Canosa offrait naguère encore un autre intérêt, c'étaient ses hypogées, ses tombeaux greco-romains; mais hélas! ils ont été si bien fouillés, remués et bouleversés, qu'il n'en reste plus rien qu'un amas de décombres. Tous les objets intéressants ont été transportés à Naples.

On aurait dû au moins garder là comme spécimen un ou deux tombeaux complets, comme on l'a fait en certaines villes de Toscane.

Ces riches sépultures des peuples antiques étaient une marque de la croyance à l'immortalité. L'homme, se disait-on, ne descend dans le cercueil que pour ressusciter et reprendre une vie nouvelle. A propre­ment parler, il n'est pas mort, mais il est comme endormi d'un long sommeil; et le tombeau est une demeure que chacun s'efforçait d'orner de son mieux et de placer à l'abri des profanations. C'est là le secret des grandes tombes royales et princières de l'Egypte, des tombeaux étrusques et en particulier des hypogées de Canosa.

Les sépulcres creusés dans le sol étaient formés de plusieurs salles, précédées le plus souvent d'un élégant portique où le rude coussinet des chapiteaux doriques se voyait souvent rapproché des gracieuses volutes d'Ionie. Tous les murs étaient tendus de toile de lin brodée d'or; des festons de fleurs descendaient des plafonds, et tout autour des apparte­ments étaient rangés des statues de marbre, des bustes de terre cuite et des vases d'une grande dimension et d'une grande beauté. Comme si les plaisirs de la table étaient les plus grands que nous puissions goûter, les chambres funéraires affectaient en général l'apparence d'un triclinium. Au centre, sur des tables, étaient disposés avec art des plats de formes diverses, des tasses, des coupes, des lampes, des fleurs et des fruits. Sur des lits de bronze, aux pieds d'ivoire richement travaillés, les défunts, à demi couchés, semblaient prendre part à un éternel banquet. Tous les costumes étaient de drap d'or, et les femmes, la tête ceinte de la tiare ou du diadème, étalaient un grand nombre de colliers et de bracelets. Telles étaient la disposition et l'ornementation des hypogées les plus remarquables de Canosa; et si l'un d'eux seulement fût demeuré intact, rien n'eût présenté plus d'intérêt dans tout ce que l'antiquité nous a laissé.

Malheureusement, il ne reste plus ici qu'un souvenir. Tous les objets retrouvés sont dispersés soit au musée de Naples, soit dans des galeries particulières.

Il me reste à signaler à Canosa le souvenir d'Horace. C'est là qu'était Canusium, dont parle Horace dans le récit de son voyage à Brindes. Il la dit fondée par Diomède, le héros de la guerre de Troie, qui aurait aussi fondé en Italie, à son retour de la guerre, les villes d'Arpi et de Bénévent. C'est à Canosa que Varius se sépara, en versant des larmes, de ses amis Virgile et Horace. Mécène était envoyé à Brindes par Octave pour y négocier un rapprochement avec Antoine qui arrivait avec une flotte considérable. Mécène, toujours généreux, avait emmené avec lui, aux dépens de sa bourse, Horace, Virgile, Varius et d'autres personnages. Horace n'avait que vingt-huit ans. Il se fit l'historiographe du voyage.

Je n'étais pas loin à Canosa du pays de naissance d'Horace. Il est né à Venosa, dans la même vallée de l'Aufidus, mais plus haut près de la source, au pied du mont Vulturne et sur les bords d'un petit affluent, le Daunus.

C'est bien le même paysage. C'est le rapide Aufidus (Odes in, 30). Sur les collines, ce sont les lauriers et les myrtes, dont les poétiques colombes semèrent un jour les feuilles sur le poète enfant pour le dérober pendant son sommeil au venin des vipères et à la dent des ours. (Odes III, 4). Sur les coteaux, c'est l'arbre de Minerve, le pâle olivier, qui règne en maître dans la contrée et qui étend son ombrage découpé sur d'innombrables ceps de vigne auxquels des roseaux plantés en faisceaux servent de frêles soutiens.

Horace nous séduit d'autant plus que la Renaissance a réveillé en nous tout ce qui restait de sang gallo-romain dans nos veines. Horace est le vrai chantre de l'Italie, le trouvère du siècle d'Auguste. Il est nôtre, en tant que nous sommes les enfants du grand empire. Mais combien les choses chrétiennes et plus étroitement patriotiques nous iraient mieux au cœur, si nos poètes du grand siècle n'avaient pas été noyés dans ces souvenirs classiques! Il me semble qu'ils n'ont fait que des devoirs d'écoliers, des copies et des imitations, et qu'un autre grand siècle viendra où l'on chantera avec le même art et avec une inspiration plus vraie, nos gloires chrétiennes et nationales.

Ce pauvre Horace n'est guère édifiant dans ses écrits. Il valait peut­être mieux que la morale de ses vers. Il a bien parlé de la vertu: «La vertu, écrivait-il, est la seule condition du bonheur, il faut la suivre et planter là toutes les vulgaires voluptés.» (Epit. I, 6.) Ce qu'il dit de son éducation et de son vieux père est charmant, c'est cela surtout qu'il faut faire traduire à nos élèves. «Si mes défauts, dit-il, sont en petit nombre et si mon naturel est vraiment bon (la belle affaire de relever quelques taches légères sur un beau corps); si personne à cette heure encore n'est en droit de me reprocher l'avarice et ses hontes, la luxure et ses bassesses; si ma vie, à tout prendre, est honnête et pure (il faut bien me passer ma propre louange); enfin si mes amis trouvent en moi un ami véritable, c'est à mon père, à lui seul, que je le dois.

Il vivait du revenu très restreint d'un petit domaine, et pourtant il trouva indigne de Monsieur son fils l'école publique de Fabius, où se rendaient chaque jour de tout petits centurions, portant, suspendus à leur bras gauche, la bourse aux jetons, leurs cahiers d'étude, et chaque mois les minces honoraires du maître d'école.

Encore enfant, ce père intrépide me conduisit à Rome, où il me fit partager l'éducation réservée aux fils de nos chevaliers, de nos séna­teurs! A me voir traverser la foule ainsi vêtu, accompagné et suivi de mes gens, qui donc eût douté qu'il eût sous les yeux l'unique héritier d'un riche patrimoine? Infatigable surveillant de mes moindres actions, ce digne père m'accompagnait chez tous mes maîtres. Il fit mieux il m'éleva dans cette extrême innocence, la première fleur de l'honnêteté. Grâce à lui, j'évitai non seulement le renom, mais l'apparence même du vice. Ainsi, tout de suite, il se mit à l'abri du reproche de n'avoir si bien élevé qu'un simple crieur de vente à l'encan ou le digne héritier de sa petite charge. Au fait, de quel droit me serais-je plaint d'entrer dans la condition de mon père? Plus il a fait pour moi, plus je lui dois de reconnaissance et de respect. Aux dieux ne plaise aussi, tant que je serai dans mon bon sens, que je ne sois pas fier d'un tel père! et que je cherche, à la suite de tant d'ingrats, une excuse à mon origine, en disant: Ce n'est pas ma faute. Honte à ce triste langage, à ces raison­nements impies!» (Satir. Liv. II, 6.)

Horace nous a dit aussi, mieux que personne, le rôle moral de la poésie: «La poésie, dit-il, est une institutrice admirable. Elle excelle à façonner les premiers bégaiements d'une bouche enfantine; elle accou­tume l'oreille aux saines paroles; elle abonde en sages conseils utiles à notre esprit, à notre cœur; elle corrige le mauvais caractère, elle dompte l'âme irritée. Elle enseigne à se méfier de l'envie, à honorer les grands hommes; elle instruit sur l'avenir par l'exemple du passé; elle est un allègement dans la maladie, une espérance dans l'adversité.» (Epit. Liv. II, 1.)

C'est très bien. Horace parle bien de l'éducation, de la poésie et de la vertu; Cicéron a écrit un superbe traité des devoirs; Sénèque a des lettres qui rappellent saint Paul. Mais ces païens de Rome, comme ceux d'Athènes et comme les Pharisiens de Jérusalem auraient dû ajouter à tous leurs beaux discours, cette conclusion: «Faites comme je vous dis, mais ne faites pas ce que je fais.»

Mais il faut quitter les bords de l'Aufidus et leurs souvenirs si variés. J'allais faire enfin mon pèlerinage à saint Michel du Mont Gargan, comme je le désirais depuis bien des années.

XXVII
Saint-Michel au Mont-Gargan

Je m'arrêtai à Manfredonia, hôtel Manfredi.

Un des charmes de ce voyage des Calabres et de la Pouille, c'est d'y rencontrer peu d'étrangers. Les auberges y sont primitives, mais combien la solitude est avantageuse pour réfléchir à son aise, pour donner cours à son imagination et faire revivre le passé!

Manfredonia a succédé à l'antique Sipontum qui était à trois ou quatre kilomètres à l'Ouest. Elle fut bâtie par le roi Mainfroi au XIIIe siècle.

Elle a encore ses vieux remparts. Sa situation abritée au sud du Gargan lui vaut un climat très doux et une végétation qui rappelle la Sicile.

De grand matin je me mis en route pour Sant-Angelo. J'étais pressé, je voulais arriver là-haut pour dire la sainte messe, je pris une voiture. Un chemin de dix-sept kilomètres de long y conduit. Il traverse d'abord des plantations d'oliviers, puis il monte en lacets interminables. Nous tournions et montions toujours et l'horizon s'élargissait et la vue devenait splendide. La belle chaîne des Apennins se développait bien au delà du poétique Vulturne. Tous les souvenirs classiques se réveillent à la vue du cours de l'Ofanto, le vieil Aufidus, sur les bords duquel Rome fléchit une dernière fois devant Carthage. Plus loin au bord de la mer, ce sont les villes de Barletta et de Trani où l'imagination fait revivre les luttes héroïques du moyen âge.

Horace a dû faire aussi cette ascension, en touriste ou en pèlerin, car il y avait déjà de son temps un pèlerinage, non point à Saint-Michel, mais à un oracle fameux qui formulait ses présages dans la même grotte. Plusieurs fois Horace parle de ce mont Matinus. Il en avait remarqué les abeilles butinant sur le thym fleuri, et il se comparaît à elles. Comme elles, il butinait et travaillait, mais devant un autre horizon près des bois et des eaux de Tibur.

Ego apis Matinae

More modoque

Grata carpentis thyma per laborem

Plurimum, circa nemus uvidique

Tiburis ripas, operosa parvus

Carmina fingo.

(Odes, Iv. 2.)

Horace aussi aimait à faire revivre le passé. Il évoquait le souvenir d'un sage de l'antiquité, le savant Archytas, émule et ami de Platon et de Pythagore, qui vint mourir dans un naufrage sur ce rivage de la Pouille. Cet homme prodigieux qui fut la gloire de Tarente, avait inventé l'aviation et deviné la sphéricité de la terre, et Horace s'étonnait qu'il n'eût pas un monument sur ce rivage et que ses restes n'eussent pas d'autre abri que le sable poussé par la mer.

Te maris et terrae numeroque carentis arenae

Mensorem cohibent, Archyta,

Pulveris exigui prope litus parva Matinum

Munera: nec quidquam tibi prodest

Aerias tentasse domos, animoque rotundum

Percurrisse polum, morituro.

Cinq siècles après Horace, c'est la population de Sipontum qui gravissait la montagne, appelée là-haut par un prodige.

C'était sous le pontificat du pape Gélase. Comme des bergers faisaient paître leurs troupeaux sur les hauts plateaux du Gargan, un taureau disparut tout à coup et fut retrouvé, après de longues recherches, à l'entrée d'une grotte profonde et sauvage.

Un des pasteurs lança une flèche pour punir l'animal réfractaire, mais le trait, par une action divine, au lieu de suivre la direction donnée se retourna contre l'agresseur. Toute la population de la montagne s'émut de ce fait miraculeux et alla consulter l'évêque de Siponte. Le pieux évêque Laurent ordonna trois jours de jeûne et de prières afin d'obtenir de Dieu l'explication de ce fait merveilleux.

Ce temps écoulé, l'archange saint Michel apparut en songe à l'évêque et lui dit que cette grotte était sous sa protection et qu'il avait témoigné par ce qui était arrivé son désir de voir un culte rendu à Dieu en ce lieu, sous sa propre invocation et celle des saints anges. Sans plus tarder, le vénérable pontife, suivi de nombreux habitants de la cité, se dirigea vers la montagne et pénétra dans la grotte.

Là comme il priait et s'apprêtait à consacrer la grotte, saint Michel lui apparut de nouveau et lui dit que la grotte avait été consacrée par les anges et qu'il y pouvait célébrer de suite le saint sacrifice.

Mais pendant que je chevauchais et que je réveillais en mes souvenirs les principaux traits de l'histoire locale et de la légende, j'arrivais moi­même auprès du sanctuaire.

Depuis le temps de l'évêque Laurent, les pèlerinages n'ont pas discontinué. Toutes les générations sont venues là prier le grand archange, le protecteur des âmes et des nations chrétiennes.

Les Normands ont beaucoup contribué à développer ce culte. Ils trouvaient là une dévotion qui leur était chère et la ressemblance de cette pieuse montagne avec le pèlerinage de Saint-Michel «au péril de la mer «leur donnait comme l'illusion de la patrie.

Robert Guiscard vint là avec ses Normands pour implorer le secours de l'archange avant d'entreprendre la conquête de la Pouille.

Le sanctuaire est en haut de la petite ville de Sant-Angelo, au bout de sa grand'rue et près de son vieux castel féodal. Sant-Angelo est une bourgade très rurale où fourmillent les animaux les plus grossiers qui y vivent familièrement avec les habitants.

N'y cherchez ni un libraire ni un magasin de souvenirs plus ou moins artistiques. On y trouve seulement aux portes du sanctuaire des sculpteurs fort primitifs de statues de l'archange en albâtre.

La civilisation n'a pas encore passé par là. - Ne cherchez pas non plus une basilique imposante et vaste, le sanctuaire est souterrain.

Une grille ouverte sur la rue donne entrée dans une vaste cour, à droite de laquelle s'élève un haut clocher bâti par Robert d'Anjou. Au fond, sous un portique, commence l'escalier dont les cinquante-cinq marches taillées dans le roc descendent vers un petit atrium entouré d'un double étage de galeries, vestibule de la grotte où l'archange voulut être invoqué.

Sur les côtés de l'escalier, des tombeaux de prélats, de chevaliers et de bienfaiteurs sont taillés dans le rocher.

Dans l'atrium, diverses inscriptions arrêtent et impressionnent le pèlerin en lui rappelant les grands événements qui se sont passés là. Voici les principales:

Hœc est toto orbe terrarum divi Michaelis celeberrima crypta, ubi mortalibus apparere dignatus est.

Hospes humi procumbens saxa venerare, locus enim in quo stas terra sancta est

«C'est ici la glotte de saint Michel, célèbre dans le monde entier, où l'archange daigna apparaître aux mortels.

Pèlerin, prosterne-toi et vénère ces rochers, car le lieu où tu te trouves est une terre sainte.»

Haec est domus specialis in qua noxialis quoeque actio diluitur. Ubi saxa panduntur, ibi peccata hominum diluuntur.

C'est ici un séjour spécial où toute faute est effacée. Là où les rochers s'ouvrent, les péchés des hommes sont effacés.» (Il y a là, je crois, une allusion au rocher fendu du Calvaire.)

Sacra huit domai a Deo facta est, ex quo Magnus Sacerdos Michael Archangelus quam condidit et sacravit.

«La consécration de ce sanctuaire a été faite par Dieu lui-même, quand son Grand Prêtre l'Archange saint Michel l'a fondé et consacré. «Une inscription italienne rappelle qu'en 1050 des pierres de la grotte portées aux villes voisines préservèrent les habitants de la peste.

Avant d'entrer dans le sanctuaire, il faut encore admirer ses superbes portes. L'artiste qui les a faites nous prie de les examiner avant d'aller plus loin. «Je vous supplie, dit une inscription, vous tous qui venez ici pour prier, d'examiner d'abord un si bel ouvrage, et après être entrés d'implorer à genoux le Seigneur pour l'âme de Pantaleone qui commanda ce travail.»

Et le pieux donataire nous propose lui-même cette prière à son inten­tion: «O grand prince saint Michel, nous te demandons, nous qui venons implorer tes faveurs, d'exaucer nos prières pour l'âme de celui qui commanda ce travail, afin qu'il jouisse avec nous des joies éternelles, lui qui fit ainsi orner ces portes pour sanctifier ton nom.»

Ces portes ont été fondues à Constantinople en 1076. Les vantaux sont divisés en vingt-quatre panneaux, sur chacun desquels se trouve figuré un fait relatif aux diverses apparitions des anges Michel et Gabriel.

La plupart de ces représentations sont empruntées à la Sainte Ecriture. Deux seulement sont relatives à l'histoire de la grotte. Dans l'une, l'archange apparaît en songe à l'évêque Laurent de Siponto et lui adresse ces paroles: «Tu as bien fait de demander à Dieu ce que les hommes ne pouvaient découvrir.» Dans l'autre, saint Michel appa­raît au saint évêque dans la grotte et lui dit: «Tu n'as pas besoin de consacrer cette grotte, car celui qui a fondé ce sanctuaire en a fait aussi la dédicace.»

Un autre panneau rappelle une apparition des anges à saint Martin, alors qu'il était attaqué par des voleurs dans un passage des Alpes. Les anges lui disent: «Martin, le Seigneur nous a envoyés te porter secours.»

Le travail de ces portes ne ressemble pas à ce que l'on voit ailleurs. Les panneaux ne présentent aucun relief. L'artiste s'est contenté de tracer profondément dans l'airain les contours des figures qu'il voulait nous offrir. Puis il a introduit dans toutes les parties creuses un fil d'argent destiné à faire ressortir les sujets. Le dessin a des formes hiératiques et dures, mais l'effet décoratif général est saisissant.

Le généreux bienfaiteur Pantaleone a recommandé avec insistance aux recteurs de l'église Saint-Michel, de faire nettoyer ces portes au moins une fois l'an, afin qu'elles soient toujours claires et resplendis­santes. Il avait même montré comment il fallait le faire; mais il y a longtemps que cette bonne habitude est perdue.

Voici le texte de la recommandation: «Rogo et adiuro, rectores Sancti Angeli Michaelis, ut semel in anno detergere faciatis has portas, sicuti nos nunc ostendere fecimus, ut sint semper lucidae et clarae.»

Mais il est temps de pénétrer dans le sanctuaire. Une large nef ogivale élevée par Robert d'Anjou précède la grotte miraculeuse. Au fond de la grotte la statue d'argent du saint archange brille au milieu des lampes et des bougies.

La pierre de l'apparition sert d'autel. Le rocher sombre de la grotte laisse tomber ça et là l'eau qui suinte de ses fissures. Je fus vivement impressionné et je pensai que ce spectacle saisissant n'en était pas seul la cause et que la grâce divine agissait réellement sur les âmes des pèle­rins de Saint-Michel.

De bons chanoines chantaient l'office, car il y a encore à San-Angelo comme à Bari un chapitre royal. Je célébrai la sainte messe et je retrouvai à la sacristie les mœurs du vieux temps.

Cette sacristie est taillée dans le rocher et il fait bien froid là-haut. De bons chanoines se chauffaient au brasero. Ils me demandèrent des nouvelles de France et m'offrirent la petite tasse de café traditionnelle. On voit bien que les touristes ne vont pas souvent jusque-là. Tout y est encore primitif.

Je visitai la grotte en détail. Le rocher de l'autel porte l'empreinte du pied de l'archange. Un repli de la grotte offre de ces cailloux qu'on emporte comme un pieux talisman contre les maladies. Le trésor a encore des reliques, mais hélas! ses reliquaires ont disparu, je ne sais dans quelle réquisition gouvernementale.

Je redescendis à Manfredonia et je courus voir dans la plaine l'ancienne cathédrale de Siponto. C'est une basilique fort curieuse, qui remonte au temps de la vieille ville byzantine.

Les trois bras de la croix à l'église comme à la crypte sont terminés au carré; une petite coupole éclaire le centre. Une madone vénérée attire les pèlerins. Le tombeau du saint évêque Laurent a été transporté à la cathédrale de Manfredonia.

Je quittai Manfredonia le soir pour arriver le lendemain matin à Lorette.

XXVIII
Lorette

J'étais le premier à la basilique à son ouverture et j'eus la faveur de célébrer la sainte messe dans la Santa Casa. J'ai visité les Lieux saints. J'ai prié et fait la sainte communion à Bethléem, à Nazareth et au Saint-Sépulcre, mais je n'étais pas prêtre, et peut-être ne dirai-je jamais la sainte messe au Calvaire. Mais la messe à Lorette est bien émouvante aussi. Il est bien doux de posséder Jésus entre ses mains dans l'humble maison où il a vécu, prié, travaillé, souffert, aimé. Et puis j'avais passé là avec mon père et ma mère, quelques semaines avant mon sacerdoce, et j'y avais passé encore en 1877 avec Mgr Thibaudier, quelques mois avant de fonder la Congrégation du Sacré-Cœur. Je faisais revivre tous ces souvenirs et ils m'étreignaient le cœur.

C'est donc là le berceau de la grande famille chrétienne! C'est là que le Verbe s'est fait chair et qu'il a habité parmi nous.

J'aime la mention toute simple qui est faite au martyrologe romain «Laureti in Piceno, translatio domus Dei genitricis Mariae, in qua Verbum caro factum est.» C'est bien là la maison de la Mère de Dieu, que les anges apportèrent de Galilée en Dalmatie et de Dal­matie en Italie et qu'ils déposèrent là dans un bosquet de lauriers le 9 décembre 1294.

La petite maison a dix mètres soixante de long et quatre mètres trente centimètres de large: c'est là le palais du Roi des rois, ou plutôt la cellule du grand Pénitent, du Rédempteur qui a expié toutes nos fautes dans l'humilité et la pauvreté.

La critique la plus sévère n'a pas de prise sur la réalité du miracle de la translation. Les enquêtes les plus précises ont été faites par les contemporains du fait lui-même.

D'ailleurs, comme le dit L. Veuillot, «ceux qui ont fait le pèlerinage ont senti au fond de leur cœur une preuve de son authenticité. Quand on s'agenouille là, le cœur est changé, la lumière s'y fait, le repos y des­cend; je ne sais quelle paisible ardeur pour tout ce qui est justice, devoir, charité, s'en empare; et tel qui est arrivé timide et lâche, repart plein de force, demandant à Dieu les épreuves qu'il redoutait.»

Les papes et les pieux fidèles l'ont bien soignée, cette chère petite maison. Elle a un double vêtement qui la protège: son vêtement de marbre qui est comme une blanche robe de fiancée toute brodée par les artistes les plus habiles; et puis la basilique du XVe siècle, qui est comme un grand manteau impérial.

Sixte-Quint, Paul V, Léon X ont prodigué là leurs faveurs, par dévotion envers Marie. La Renaissance était encore dans son beau. C'est Bramante qui a dessiné le monument et les sculptures de la Santa Casa et il a contribué à la construction de la basilique. Sansovino, Lombardo, Sangallo, Bandinelli, della Porta ont sculpté les statues et les reliefs de la Santa Casa. Quels gracieux sujets, que ceux de l'Annon­ciation, la Nativité, les Epousailles, Bethléem, et comme ils sont traités délicatement! Mais pourquoi faut-il que même dans un sanctuaire où tout devrait être si pur et si surnaturel, la Renaissance ait mêlé quelques sujets païens! Pourquoi ces masques et ces chimères aux belles portes de bronze de la basilique? Pourquoi des sphynx, des tritons, des satires même à la Santa Casa? Les sibylles elles-mêmes y sont-elles bien à leur place?

Ajoutons â l'honneur des pieux sculpteurs qu'ils ont fait à la sainte Vierge l'offrande gratuite de leur travail.

La basilique se prépare au jubilé du septième centenaire de la translation. Elle est toute livrée aux ouvriers pour être rajeunie et il me semble que les restaurations se font avec goût.

Saint Joseph a une belle chapelle dans le transept. J'aime ses belles fresques de Sais avec ses saints auréolés d'or, sa belle grille en fer forgé et ses vitraux dans le style du XIVe siècle.

Le trésor est encore intéressant, mais l'ancien trésor vendu par Bonaparte en 1800 contenait les dons accumulés par les princes et les fidèles pendant plusieurs siècles et tout cela a disparu. La Vierge noire elle-même, qu'on attribue à saint Luc, était allée au Louvre; barbarie et sottise!

Comme ces ex-voto parlent à l'âme! Que de joies pures ils repré­sentent! Que de douleurs apaisées, de pieux souhaits accomplis, d'infortunes secourues!

Lorette m'offre bien des souvenirs patriotiques. Saint Louis a vénéré la sainte maison à Nazareth même, cinquante ans avant qu'elle ne fût apportée en Occident par les anges. Le saint roi avait voulu s'approcher de la sainte maison en pratiquant l'humilité et la pénitence, c'est-à-dire à pied, à jeûn, et revêtu d'un cilice. Il s'agenouilla quand il aperçut le sanctuaire, il y fit chanter les offices: c'était le 25 mars, jour de l'Annon­ciation, et il y laissa des dons généreux. Aussi on fait à la sainte Maison la fête de saint Louis chaque année.

Anne d'Autriche envoya des présents et fit une fondation à l'occasion de la naissance de Louis XIV.

La basilique a deux chapelains français, et une de ses plus belles chapelles, au transept en face de celle de saint Joseph, est attribuée à la France.

Je ne viens jamais à Lorette sans aller à Castelfidardo. C'est encore un pèlerinage. C'est là que se sont vaillamment battus les Macchabées modernes; c'est là que sont tombés les martyrs de la cause pontificale, le 8 septembre 1860.

Les Italiens ont élevé le monument qui domine la croupe de la colline à leurs soldats tombés dans la lutte, à ceux qu'ils appellent les martyrs de l'unité italienne. Mais non, ceux-là n'étaient pas des martyrs, le martyre demande la foi, la conviction, l'esprit de sacrifice; et les soldats piémontais allaient là avec la conscience troublée, et sans aucun noble sentiment. On leur disait, pour les faire avancer, qu'ils allaient occuper les états pontificaux pour y faire régner la paix dans l'intérêt du pape; est-ce là le martyre? Ce sont de douloureux souvenirs. Ils sont pénibles au cœur de la sainte Vierge dont cette région est le domaine particulier; et voici que depuis trois ans, à quelques kilomètres de Lorette et de Castelfidardo, au petit village de Campocavallo, au pied de la colline qui porte la ville d'Osimo, la très sainte Vierge vient manifester sa douleur par des miracles répétés. Une modeste image de Notre-Dame des Douleurs donne fréquemment des larmes. Des fidèles innombrables y viennent prier et obtiennent bien des grâces, et Mgr l'évêque d'Osimo y fait élever une belle et majestueuse église à coupole pour recevoir la modeste image qui était jusqu'ici dans une pauvre chapelle de hameau. J'ai voulu y aller aussi. J'ai prié là un bon moment avec quelques pèlerins qui paraissaient fort émus. Je me suis entretenu, avec le chapelain., du concours des pèlerins, des grâces deman­dées et reçues. On peut dire que le doigt de Dieu est là. C'est encore une source de grâces de plus que la très sainte Vierge est venue nous apporter. Il m'a semblé aussi que le regard de Marie prenait une signification particulière; j'ai cru le comprendre et je lui en suis humble­ment reconnaissant. J'implore sa bonté et sa miséricorde et je sollicite son intercession auprès du divin Cœur de Jésus.

XXIX
En Apennin: Visite â l'Alverne

Ma première étape fut Arezzo, une ancienne cité étrusque. C'est une ville toscane et par conséquent une ville proprette et agréable. Florence a fait sentir son influence dans toute la région. Arezzo est la patrie de Mécène, de Pétrarque et de Gui d'Arezzo, le moine bénédictin qui inventa la notation moderne de la musique. L'avenue de la gare a une belle statue du moine artiste «Guido Monaco.»

Toutes les églises d'Arezzo ont des vitraux de Guillaume de Mar­seille, du commencement du XVIe siècle. L'art du peintre verrier est surtout français. Ces églises et surtout la cathédrale ont aussi de magni­fiques retables ou tableaux en terre cuite d'André della Robbia. C'est un art tout local et qu'on n'apprécie bien qu'en Toscani. La cathédrale a aussi un superbe tombeau du vaillant évêque Guido di Pietramala, avec seize bas-reliefs sculptés par les élèves de Giotto.

L'église de Sainte-Marie della Pieve est une curieuse basilique des premières années du XIe siècle, c'est tout à fait la fin de l'art romain avant l'art roman proprement dit. La charpente est apparente. Il y a une large abside avec une crypte. L'église est à trois nefs. Avec l'époque romane, les nefs allaient se rétrécir et se voûter en berceau.

L'église de l'Annunziata est un beau spécimen de la Renaissance, avec ses nefs voûtées en berceau et sa coupole. C'est l'œuvre de Sangallo.

L'église de Saint-François a de très curieuses peintures de l'école primitive et en particulier de Spinello, d'Arezzo. (XIVe siècle.)

Arezzo est, hélas! dominée comme toutes les villes d'Italie par une oligarchie révolutionnaire et sectaire. Elle a son corso Vittorio Emma­nuele, ses rues Cavour, Garibaldi, Mazzini et une jeunesse qui n'est rien moins que modeste. Le clergé doit rapprendre là comme en France l'apostolat politique et social.

Je couchai à Bibbiena, petite ville bien posée sur une colline élevée près de l'Arno. A Bibbiena aussi on trouve de belles terres cuites d'André della Robbia dans la grande église conventuelle de la Madonna del Sasso. Je fis toutes mes conventions avec un vetturino et le lendemain matin au petit jour nous partions pour la Verna. Douze kilomètres en victoria, cela paraît peu de chose, mais quel chemin! Quelles montées et quelles descentes à travers forêts, ruisseaux et précipices! Les deux chevaux suaient et soufflaient. Ils sont adroits comme des mulets. La voiture a résisté à tous les heurts et à toutes les secousses et nous sommes arrivés à bon port. La Verna me rappelle la Sainte-Baume de Provence et le mont Pellegrino de Palerme. Le sanctuaire est dans le flanc des rochers au sommet d'un pic isolé. La Verna a douze cents mètres d'éléva­tion. Elle se détache des Apennins et domine la haute vallée de l'Arno et celle du Tibre. Rien de plus saisissant que l'aspect de ce monastère bâti comme un nid d'aigles dans les échancrures d'immenses rochers qui se dressent à pic. Un bosquet d'une riche végétation couronne ce sommet isolé et le signale à toute la région. Les sapins, les hêtres, les frênes et les érables y poussent aussi volontiers que dans nos régions du Nord. On arrive à portée du monastère par un plateau désolé. II y a là un hameau avec une auberge et quelques masures. Il reste une montée assez raide à faire à pied pour atteindre les rochers et le monastère.

Nous arrivions donc à ce pèlerinage de l'Alverne, que je désirais faire depuis tant d'années. C'est un des lieux les plus saints du monde, une sorte de Sinaï et de Thabor où Notre-Seigneur s'est manifesté si merveil­leusement. L'Italie a plusieurs de ses sanctuaires privilégiés, elle a Subiaco, le mont Cassin, Assise, Vallombreuse, Camaldoli, etc…; elle conserve avec un soin jaloux ces retraites mystérieuses. Et nous, qu'avons­nous fait de Cluny, de Citeaux, de Clairvaux, de Prémontré, etc.? Horace avait dépeint l'Alverne comme une retraite de voleurs voués au culte de Laverne, leur déesse protectrice: «Labra movet, metuens audiri; pulchra Laverna, da mihi fallere, da mihi justum sanctumque videri, etc.» (Lib. I, Epist. XVI, 60.)

Le Dante a chanté l'Alverne comme le lieu où le Christ a marqué de son sceau les membres de son saint imitateur François:

«Nel crudo sasso, infra Tevere ed Arno,

Da Cristo prese l'ultimo sigillo

Che le sue membra due anni portarno.»

(Paradiso, Canto II.)

Le premier sanctuaire que l'on rencontre sur la montée, est la chapelle des oiseaux. A son premier voyage, le saint fut accueilli là par le concert des messagers célestes et il en conclut que le Bon Dieu voulait voir là les frères de la Pénitence: «Io credo, fratelli carissimi, esser volontà del Signore che noi abitiamo in questo monte solitario, poiché tant'allegrezza e resta della nostra venuta dimostrano i nostri fratelli uccellini.»

Le pieux comte Orlando de Chiusi accompagnait le saint dans son premier voyage pour lui offrir la propriété de cette solitude. Le souvenir du pieux chevalier mort en odeur de sainteté est resié très vivant au monastère.

Plus haut, à l'entrée du couvent se trouve la première petite église bàtie par le comte Orlando en 1216 et agrandie par saint Bonavenrure. Elle est dédiée à Notre-Dame des Anges et enrichie par les Papes de toutes les indulgences et privilèges des sanctuaires d'Assise.

Je fis là mes premières dévotions, puis un bon Frère m'accueillit avec la plus grande hospitalité. Il jeta un fagot dans la grande cheminée de la salle des hôtes pour me réchauffer, car j'avais laissé à Rome un chaud soleil et je retrouvais là-haut des neiges et un vent glacial. Puis, en attendant le repas, le bon Frère me fit visiter tous les sanctuaires.

L'église majeure du couvent a été fondée au XIVe siècle par le comte de Pietramala de Chiusi. Elle a été achevée au XVe siècle. Le chœur a été ajouté par François de Médicis. L'église est grande, mais simple, comme il convient aux Franciscains. Son plus bel ornement, ce sont des retables en terre cuite de Lucas della Robbia et de ses élèves. Ils représentent l'Ascension, l'Annonciation, la Nativité et Notre-Dame des Grâces avec des Saints. L'Annonciation surtout est infiniment gracieuse. Je préfère de beaucoup ces terres cuites blanches ou simplement bordées d'un feuillage vert à celles qu'on a faites plus tard avec des couleurs qui n'ont rien de naturel.

Après l'église une douzaine de petits sanctuaires méritent la visite des pèlerins.

Le premier est la chapelle de Sainte-Madeleine, appelée aussi la Prima cella di San-Francesco. C'est là que fut établi sous un vieux hêtre, dans l'anfractuosité des rochers, le premier abri de saint François et de ses Frères. Le saint y reçut de grandes grâces. Notre-Seigneur lui apparut debout sur une pierre qui servait de table et lui fit pour son Ordre les plus bienveillantes promesses: «Seigneur, disait le pieux fondateur, qu'en sera-t-il après ma mort de l'Ordre religieux que vous m'avez confié, à moi, pauvre pécheur? Qui le réconfortera, qui le relèvera?» Et Notre­Seigneur lui dit: «François, ton Ordre durera jusqu'à la fin du monde. Ceux qui l'aimeront, fussent-ils de grands pécheurs, se convertiront et obtiendront miséricorde. Ceux qui le persécuteront ne vivront pas longtemps s'ils ne se corrigent pas. Les Frères de l'Ordre n'y demeureront pas longtemps, s'ils vivent mal et s'abandonnent au péché mortel, mais qu'ils se corrigent ou bien ils seront découverts et sortiront de l'Ordre.»

J'ai bien demandé à Notre-Seigneur les mêmes faveurs pour la petite société vouée à son Cœur. Mes prières n'ont pas de valeur, mais la miséricorde de Notre-Seigneur est infinie.

La pierre de l'apparition est maintenant encastrée dans l'autel.

C'est là aussi que saint François ayant un jour par révélation la connaissance des tentations du F. Léon, lui donna une bénédiction qui le délivra. Le saint avait écrit la bénédiction, et le F. Léon la porta toute sa vie sur lui. C'est cette pieuse formule que les fidèles aiment encore à porter en souvenir de saint François: «Benedicat tibi Domi­nus et custodiat te; convertat faciem suam tibi, et misereatur tui convertat vultum suum ad te et det tibi pacem. Dominus benedicat fratrem Leonem.»

Près de cette chapelle est le Sasso spico. Il y a là au milieu d'un chaos de rochers, une pierre énorme qui paraît détachée de la montagne et prête à s'effondrer. Elle a treize mètres de large, quatre de profondeur et onze de hauteur. Elle surplombe et abrite une caverne. Saint François venait là souvent méditer sur la Passion et un ange lui révéla que ce chaos datait de la mort du Sauveur, quand la terre trembla et que les rochers s'ébranlèrent: Et petrœ scissoe sunt. (S. Matth. 27.) Ce site laisse une grande impression.

C'est dans ces cavernes qu'habitait le fameux chef de brigands, Lupo, que le bon saint convertit. Le loup se changea en agneau. Le saint le reçut dans son Ordre sous le nom de Fr. Agnello et il mourut en odeur de sainteté.

Dans une autre anfractuosité des rochers, on montre le «lit de saint François.» Le bon saint dormait là sur la pierre nue pendant ses retraites. Ainsi faisaient sainte Madeleine en Provence, sainte Rosalie à Palerme et saint Benoît au Sacro Speco.

Un autre pieux souvenir est celui du précipice. Il y a là des roches à pic qui peuvent avoir soixante mètres de haut. Un jour le démon y précipita saint François qui passait sur le sommet. Un ange protégea le saint, le retint dans sa chute, et lui ouvrit un refuge dans le rocher, à cinq ou six mètres au-dessous du sommet. Un autre miracle eut lieu là au XVe siècle; un moine qui faisait visiter le lieu du précipice à des pèlerins, tomba par accident, il déroula jusqu'en bas et ne se fit aucun mal. Saint François le protégea.

Mais le souvenir le plus émouvant de l'Alverne est celui des stigmates. Une chapelle lui est consacrée au lieu même où François reçut la visite du Séraphin qui vint le marquer du sceau de la Passion. Il fait bon à s'agenouiller là en face du grand crucifix. Vraiment l'Alverne est pour l'Italie le mémorial du Calvaire.

Les Franciscains sont toujours là. Ils prient, ils évangélisent, ils mendient et secourent les pauvres. Ils vont deux fois par jour, après vêpres et après matines, en procession à l'oratoire des stigmates. Leur couvent a été confisqué comme tous les autres, mais l'Etat l'a attribué à la ville de Florence, parce qu'elle avait aidé autrefois à sa construction, et la municipalité de Florence exige un loyer des pauvres Franciscains. La révolution a de singulières manières d'entendre la justice!

C'était le mois de Marie. A l'Alverne, à Arezzo, et généralement en Italie, on célèbre ce mois de dévotion avec une touchante piété. La Vierge Mère a son autel spécial dans toutes les églises. Elle est représentée par une statue richement costumée, et à ses pieds une brebis symbolise les fidèles. Le peuple comprend facilement ces symboles gracieux et familiers.

XXX
Le retour

J'étais avant le jour à Padoue. Je parcourais la grande ville déserte pour chercher le sanctuaire du grand Thaumaturge. Jadis il y avait à tous les angles des rues des indications qui guidaient les pèlerins. Une main leur indiquait la direction à prendre. Auprès de la main il y avait les deux mots: Al Santo, au Saint, et l'on allait au Saint sans s'égarer et sans perdre de temps; mais l'esprit sectaire du jeune royaume a fait effacer tout cela.

J'arrivais à l'église de Saint-Antoine dès son ouverture et j'eus la grande joie de célébrer la messe à l'autel du Saint.

Comme il est bon ce cher Saint! Comme il est puissant sur le Cœur de Jésus! Comme il en reproduit la charité et la miséricorde! Il se montre bienfaisant partout mais combien plus on aime à le prier là, à son tombeau!

Je n'ai que les heures matinales à passer à Padoue, je ne reverrai pas tout ce que cette ville a d'intéressant. Je m'arrête seulement aux deux grands sanctuaires de Saint-Antoine et de Sainte-Justine. Ce sont deux églises votives, deux hommages populaires à la religion. Elles portent à leur entrée cette inscription qui est un acte de foi publique «Respublica paduana dédit.» Ce sont deux églises colossales: Saint-Antoine a cent quinze mètres de long, Sainte-Justine cent onze à l'intérieur. Saint-Antoine a six coupoles: le style byzantin s'y unit au style gothique, Sainte-Justine a sept coupoles: trois sur la nef, quatre sur le transept et le chœur. Padoue avait en vue en élevant ces grandes basiliques byzantines de rivaliser avec Venise.

C'est une des villes les plus intéressantes, pour l'étude de l'art italien. Nulle part on ne peut mieux étudier Giotto, d'Avanzo, Mantegna et le Titien, quatre grands peintres qui caractérisent leurs époques. Ils n'ont pas là seulement des œuvres isolées, mais des épopées entières tracées de leurs mains. Giotto a peint à l'église de la Madone dell'Arena toute la vie de Notre-Seigneur et de la sainte Vierge. C'est là qu'on peut s'expli­quer sa popularité, qui n'a été surpassée en Italie que par celle de Raphaël. Il étonne par sa fécondité, il charme par la piété de ses tableaux, par son coloris clair et brillant; il a fait sortir la peinture de l'ère byzantine et hiératique en donnant à ses compositions du mouve­ment et de la vie. Giotto a vécu de 1276 à 1337. Il fut le contemporain et l'ami du Dante, il représente la plus belle période de la vie sociale chrétienne en Italie.

Les deux peintres d'Avanzo et Altichieri représentent la seconde moitié du XIVe siècle. Ils ont peint la chapelle Saint-Félix à Saint­Antoine, et la chapelle Saint-Georges, voisine de la basilique. Ces vastes peintures représentent des légendes de la vie des Saints et des scènes de la vie de Notre-Seigneur. Elles sont plus savantes que celles de Giotto. Elles ont plus de perspective, un dessein plus correct et plus de réalisme dans le détail, mais combien elles sont inférieures pour la piété, la délicatesse du sentiment et même la fraîcheur des couleurs!

André Mantegna et l'école de Squarcione du XVe siècle, ont des œuvres partout à Padoue, mais surtout à l'église des Augustins. Ils ont emprunté beaucoup à l'antiquité: Squarcione était collectionneur. Leurs couvres ont une grande richesse de détails et de décors, mais elles manquent de sentiment et d'expression. Ils ont, paraît-il, donné le ton à l'école de Venise.

Le Titien est largement représenté à la salle de réunion de la Confrérie de Saint-Antoine, Scuola del Santo. Il a peint là plusieurs miracles du Saint. C'est d'un peintre habile et de la pleine Renaissance, mais la piété n'y brille pas.

Pour la sculpture, Padoue a de belles œuvres de Donatello: la statue équestre de Gattamelata, l'autel du choeur de l'église du Saint, avec le crucifix de bronze et une mise au tombeau. La chapelle du Saint est de Sansovino (1512-1530), ainsi que plusieurs des hauts-reliefs en marbre qui tapissent cette chapelle. D'autres reliefs sont des frères Lombardo. Ce petit sanctuaire peut rivaliser de grâce et de délicatesse avec le revêtement de la Santa Casa de Lorette.

Mais ce qui est étrange, c'est le candélabre de bronze du cierge pascal dans le chœur. Il a été sculpté en 1507 par Riccio et la moitié des petites scènes qui l'entourent représentent des sujets de la mythologie païenne. Les Renaissants perdaient le sens chrétien.

Padoue a bien des souvenirs historiques. C'était la grande ville du nord de l'Italie sous Auguste. Tite-Live y est né. Le Dante y a vécu. Le Tasse, l'Arioste, Petrarque et Galilée ont étudié à son université.

Avant saint Antoine, elle vénérait pour sa grande patrone sainte Justine, une vaillante martyre, disciple de l'évêque Prosdocime que saint Pierre avait envoyé pour fonder l'église de Padoue.

L'église de Sainte-Marie des Servites a un crucifix qui a versé du sang un jour qu'il était l'objet d'un sacrilège.

Je vais rapidement à Milan. Je passe à Vérone que je n'ai pas le temps de revoir. Cette ville était comme la sentinelle de l'Italie au nord. Théodoric-le-Grand s'y tenait, puis Albain, roi des Lombards. Pépin, le roi des Francs, y séjourna. Il y fonda la cathédrale de Saint-Zénon qui porte encore à sa façade les vieilles statues des paladins: Charle­magne, Roland et Olivier. C'est là que trôna Ezzelin-le-Cruel, dont la férocité ne s'arrêta que devant saint Antoine de Padoue.

Je longe le lac de Garde. Quelle délicieuse perspective! La vue s'étend et se perd sur ces eaux calmes et pures qui reflètent le ciel azuré, et le regard soupçonne au loin la gracieuse cité de Riva, un des plus délicieux séjours de l'Europe.

Je salue au passage Brescia, son beau dôme du XVIIe siècle, ses clochers et coupoles, son vieux temple de Vespasien.

J'ai déjà décrit Milan dans mes notes. Je ne désespère pas d'y revenir encore pour étudier davantage ses souvenirs chrétiens. Ses deux principaux édifices, la basilique de saint Ambroise et la cathédrale, rappellent deux grandes époques chrétiennes. A Saint-Ambroise, c'est l'âge des docteurs et le triomphe de l'Eglise après ses persécutions. A la cathédrale, c'est la renaissance catholique qui a suivi le Concile de Trente. Elle a en effet été consacrée par saint Charles Borromée en 1577. Quel merveilleux édifice malgré les mignardises de sa façade et de ses toitures! Son intérieur a urne ampleur qui saisit. C'est l'œuvre du génie allemand marié à l'art italien. Elle emprunte à ces deux sources un ensemble de grandeur et de grâce. J'admire les petites voûtes des transepts, aux reliefs si fouillés et si gracieux. Ce sont ces reliefs si beaux et si riches qu'on a imités par des bariolages dans les nefs du dôme lui-même et dans une foule d'églises d'Italie. Le pavé tout incrusté de marbres attire aussi mon attention.

Que de reliques et de souvenirs religieux on trouve à Milan! A la cathédrale ce sont les corps de saint Julien, de sainte Pélagie et de saint Charles Borromée. A Saint-Ambroise, ce sont ceux des saints Gervais et Protais et de saint Ambroise. Une autre église a les corps des saints Nazaire et Celse, une autre celui de saint Satire, frère de saint Ambroise, une autre, l'église de Saint-Eustorge, a le corps de saint Pierre, martyr.

La porte de la ville vers la gare a gardé sa dédicace à la Vierge Marie: B. M. V. C'est ainsi que Notre-Seigneur et sa sainte Mère régnaient autrefois dans toutes nos cités chrétiennes.

Je désirais depuis longtemps visiter Monza, la vieille cité lombarde. J'ai pu y passer deux heures. Sa cathédrale rappelle celle de Florence. Sa façade ogivale est plaquée de marbres en assises blanches et noires. Son trésor est un des plus curieux de l'Italie et de l'Europe. Il possède la couronne de fer des rois lombards. Un clou de la passion du Sauveur a été étiré pour en faire un cercle et il est recouvert d'un large bandeau en or, tel qu'en portaient les rois francs et germains. La reine Théodelinde a été la fondatrice de cette cathédrale et son souvenir y revit à chaque pas. Sa statue est au-dessus du portail, son sarcophage dans une des chapelles. Le trésor a plusieurs objets qui la rappellent: un éventail, un peigne qui lui ont appartenu; une poule en or et ses poussins, qui symbolisent les provinces lombardes! des papyrus, une croix, un corporal donné par saint Grégoire-le-Grand. On y voit aussi de curieux objets du IVe ou Ve siècle: ivoire, diptyques, reliures et reliquaires. C'est toute une civilisation qu'on peut là évoquer et faire revivre.

Je pressai mon retour et je partis pour Zurich. Dans la soirée je pus jouir encore de quelques échappées de vues sur les lacs de Come et Lugano et sur le lac Majeur. C'est vraiment là un coin du monde bien privilégié. La région des lacs du nord de l'Italie est abritée du froid par l'immense écran des Alpes. Elle a de belles eaux, une douce température et les plus merveilleux horizons. Le panorama des Alpes avec ses cimes neigeuses s'y déroule avec des aspects toujours variés. Les populations aiment la couleur et leurs bourgades ont un air joyeux. L'aristocratie de toute l'Europe vient bâtir là des palais. Milan est la digne capitale de ce pays enchanteur et elle surpasse aujourd'hui en prospérité et en activité toutes les autres villes d'Italie.

Ces lacs offrent aux voyageurs épris des beautés de la nature ou fatigués du séjour de nos villes usinières des sites enchanteurs. Sur le lac de Garde, c'est Riva au fond du lac, au pied des pics alpins, ou Desen­zano vers la plaine, ou encore Sermione sur la presqu'île en face du mont Baldo. Sur le lac de Come, c'est Bellagio. Sur le lac Majeur, c'est Baveno, Pallanza ou Laveno.

La Providence a voulu, par ces sites privilégiés, raviver nos regrets: de l'Eden et exciter notre désir du ciel.

Je passai de nuit le Saint-Gothard qui est pour moi une vieille connaissance. Je ne l'ai pas oublié depuis trente ans que je le passai à pied et sac au dos en vrai touriste.

J'allai célébrer la messe à l'église catholique de Zurich. Cette église est simple mais pieuse, et j'y retrouve toute la foi, la dignité et le respect des pays du Rhin et de la Hollande. Les catholiques gagnent du terrain à Zurich. Ils font construire une grande église ogivale du côté de la gare. Je visitai l'ancienne cathédrale, grande église romane du XIe siècle. C'est là que Zwingle commença à prêcher la réforme, et Zurich est restée un des centres du protestantisme. La vieille cathédrale a encore sa crypte et sa chapelle des martyrs, mais il n'y a plus ni autels ni reliques: c'est une salle confortable où le pasteur donne ses conférences religieuses et fait chanter les psaumes en langue vulgaire.

Le souvenir de la grande bataille de Zurich gagnée par Masséna sur les Russes en 1799. m'émeut médiocrement.

Je n'ai pas le temps de gravir l'Utli pour jouir de la vue d'ensemble du lac. Je pars pour Lauffen pour voir la chute du Rhin que je désire visiter depuis trente ans.

Ces grands jouets du Bon Dieu parlent à l'âme et l'impressionnent favorablement. Ils nous rappellent notre petitesse et nous font mieux connaître le divin artiste qui a créé le monde en se jouant. C'est un instinct de race qui attire là tant de touristes, c'est parce que nous sommes les fils de celui qui est l'infinie beauté. C'est pour cela aussi que de nobles familles élevèrent ces castels qui se sont posés là pour jouir tous les jours de ce spectacle grandiose. C'étaient des châteaux au temps jadis, ce sont des hôtels dans notre siècle démocratique.

Quel nid d'aigle que ce castel de Laufffen sur la pointe d'un rocher au-dessus de la chute! L'imagination aime à l'élever encore, à denteler davantage ses tours et ses murailles et à les animer par quelques chevaliers vêtus de la cotte de mailles et lançant leurs flèches sur les assaillants.

La chute est belle, elle a cent mètres de large et trente mètres de haut. On dit qu'elle n'est qu'un jeu d'enfant auprès de celle du Niagara. Les grandes chutes de Norwège, celle de Trollhoeten par exemple, m'ont impressionné davantage. Elles sont mieux encadrées dans leurs rochers sauvages et altiers et leurs grands pins. Elles ont plus de soubresauts et de variété.

Après Lauffen, on voit encore Tivoli avec 'un charme infini. Il y a là les souvenirs, le soleil, les ruines, les fleurs et ces antres mystérieux où se cachait la Sibylle.

Je retourne vers Bâle et je salue en passant le vieux castel de Hasbourg. C'est là qu'a été choisi de Dieu le noble chevalier Rodolphe, qui adorait si pieusement le Saint-Sacrement, pour fonder cette illustre famille qui s'étiole aujourd'hui sur le trône d'Autriche.

C'est à Montmartre que je veux clore ce beau voyage. Tout heureux de la moisson de pieux souvenirs et de connaissances nouvelles que je rapporte, je viens, comme le moissonneur après la récolte, remercier mon Dieu de ses bienfaits.


1)
J’avais dit dans cette même église, vingt-cinq ans auparavant, une de mes premières messes en présence de mes bons parents. La Providence me ménageait cette touchante céré­monie pour fêter le jubilé de mes prémices.
2)
Inscription persane citée par Seignobos.
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