Le 8 avril dernier, Beppe, vous avez été libéré. Les jours qui ont suivi votre libération ont été remplis d’entrevues et de déplacements après six mois de solitude.
La semaine qui a suivi ma libération a été pour moi une expérience bien spéciale. J’ai rencontré beaucoup de gens. Dans l’espace d’un instant, je passais de la vie avec les pauvres et les isolés, vivant presque en dehors de l’histoire humaine, au coeur de l’action qui faisait l’histoire. J’ai rencontré les grands de la terre: la Présidente des Philippines, des politiciens les plus importants, les chefs des forces armées et de la police, l’archevêque de Davao, l’évêque de Pagadian ainsi que le Nonce apostolique, mes confrères dehoniens, des religieuses, des prêtres, etc. Maintenant, à Rome, je refais cette expérience avec des politiciens et des prélats de l’Église. Comme c’est différent de l’expérience que je viens de terminer! Cela fait aussi partie de ce que j’ai vécu et je dois l’accepter de la même manière que j’ai accepté l’expérience de mon enlèvement, en espérant que cela ne durera pas trop longtemps. J’ai besoin de trouver un peu d’équilibre.
Comment avez-vous réagi dans les premiers jours après votre enlèvement?
Je suis encore maintenant dans la phase de réaction à ce qui s’est passé. Je n’y pense pas trop mais cela me revient de temps en temps et cela devient pour moi une expérience toujours plus positive, toujours plus sereine. Les aspects dramatiques ne prennent pas tellement d’importance. Quand j’y pense, je revois des figures et ce qui me revient le plus est leur gentillesse envers moi. C’est de cela que je me souviens et je prie pour eux, je prie avec gratitude pour ce qui m’est arrivé.
De la gratitude? Pourquoi?
De la gratitude pour cette expérience qui m’a été donnée de vivre. Je ne l’ai pas cherchée: je n’aurais jamais eu le courage de passer à travers! Cela m’a été donné, imposé. Je comprends maintenant que cela venait d’une sagesse supérieure qui venait de Dieu qui a guidé toute cette expérience en se servant même de la collaboration des hommes. Cela m’a permis de faire l’expérience du niveau précaire de la pauvreté dans laquelle vit la plus grande partie de la population de cet endroit. Et non seulement eux mais aussi la majorité des gens des Philippines et aussi du monde entier vivent dans ces conditions, ne sachant pas ce qui arrivera demain, ne sachant pas s’ils seront encore en vie au coucher du soleil.
Cette expérience d’insécurité et d’extrême pauvreté, vous ne l’aviez jamais vécue auparavant durant toute les années passées aux Philippines?
Non. Je l’avais remarqué chez d’autres mais c’est tout autre chose que de le vivre soi-même! Quand vous le voyez chez d’autres, vous souffrez parce que vous vous sentez impuissant à les aider, mais vous êtes en vie et vous pouvez contrôler votre destin. Mais au cours des derniers six mois j’ai vécu l’expérience de l’impossibilité de gérer ma propre vie, de ne pas pouvoir garantir mon avenir, pas même mon lendemain. C’est sûrement la chose, spirituellement parlant, la plus grande que j’aie jamais faite. J’ai finalement compris ce que signifie s’abandonner: le mot-clé et la valeur-clé de notre spiritualité dehonnienne. Finalement, j’ai compris le sens de la pauvreté, de cette pauvreté que Dieu déclare une béatitude. Je suis entré dans une nouvelle dimension qui, je crois, marque la mort du vieil homme et la naissance (espérons-le!) de l’homme spirituel. Celle-là que j’ai senti depuis déjà quelques années, celle de “mourir en dehors des murs de Jérusalem”; parce que, peut-être, restant à l’intérieur d’une expérience protégée, il ne m’aurait pas été possible de comprendre ce que je comprends maintenant.
Je vous ai vu ici, à Rome, il y a quelques années, et puis en Albanie. Je vous ai vu douter, interroger votre mission personnelle, celle de l’Église et même votre présence aux Philippines. Après un temps de discernement, vous êtes retourné. Ensuite, ce fut l’enlèvement. Jusqu’à un certain point, vous avez dû repenser à votre cheminement. En moi-même, je me suis dit que, quand tout cela arriverait à une heureuse conclusion, Beppe dirait qu’il avait besoin de quelque chose du genre dans cette phase de sa vie religieuse.
C’est vrai. Je dois dire que dès le début de mon enlèvement, j’ai senti qu’il ne s’agissait pas seulement d’une expérience humaine ou politique, pas plus que religieuse en réalité mais plutôt d’une expérience spirituelle voulue et dirigée par Dieu. Je ne sais pas si je devrais le dire, mais j’avais demandé un signe au Seigneur malgré l’avis de mon confesseur à qui j’en avais parlé, parce que c’est arrivé à un moment de désaccord intérieur avec ce que je faisais et avec la façon dont je vivais. J’avais demandé à Dieu ceci: “Je te prie de me donner un signe de ta volonté avant mon dixième anniversaire de vie missionnaire aux Philippines. Le 11 décembre sera mon dixième anniversaire. Donne-moi un signe parce que, sinon, à la fin de mon terme de trois ans, je retournerai en Italie”. Et le Seigneur m’a donne un signe. Un signe très très fort. À travers cela, j’ai compris bien des choses. Durant mon enlèvement, tant pour mettre en ordre tout ce qui se passait en moi-même, j’ai ressenti un grand calme intérieur. J’aurais voulu réagir instinctivement sur le moment, et puis, j’ai eu le courage de l’abandon.
À quel moment? Dès le début?
Quand je suis entré au couvent, il y avait cinq ravisseurs pour m’immobiliser. À ce moment, j’ai ressenti de la colère, seulement de la colère. J’aurais voulu réagir mais je me suis souvenu de ce qui était arrivé à un prêtre missionnaire irlandais deux mois auparavant. Il avait été tué dans l’attentat de l’enlèvement parce qu’il avait résisté. Cela m’est revenu à la mémoire et je me suis dit: “Laissons-les faire!” En sortant du couvent, nous avons dû courir dans le noir; j’ai perdu mes sandales en me faisant traîner par ces gens-là; mon seul désir était de prier pour que personne ne meure, qu’il n’y ait pas d’effusion de sang. Finalement, nous sommes arrivés à une embarcation. Après être partis, j’ai ressenti un grand calme: j’ai pu parler avec un des ravisseurs qui m’a parlé assez gentiment. Alors, à ce moment, j’ai senti à l’intérieur de moi cette voix qui disait: “Je vous envoie comme un agneau au milieu des loups.” Il était ici important de découvrir le sens de ma nouvelle mission: ce n’était pas tellement une expérience que je devais faire mais bien une mission qui m’était donnée. Puis, j’ai encore entendu cette voix qui redisait la phrase de Jésus: “Si quelqu’un te demande de faire un kilomètre avec lui, fais-en deux!” C’est cela la disponibilité et la gratuité: aller au-delà du prévu! La troisième chose que j’ai ressentie dans cette brève période des dix premières heures de mon enlèvement et du voyage en bateau, cela a été cette phrase, et c’est la plus importante. La phrase que Jésus a adressée à Marthe avant d’ouvrir le tombeau de Lazare et de le faire sortir: “Ne t’ai-je pas dit que, si tu crois, tu verras la gloire de Dieu?” Cette phrase m’a suggéré que le projet de Dieu dans cette situation était de manifester sa gloire. Et tout ce que je devais faire c’était de m’abandonner à ma foi, à accepter mon impuissance tout en sachant que Lui saurait bien manifester sa puissance. Et ceci m’a guidé, au cours de toute cette expérience. Cela m’a aussi aidé à surmonter mes sentiments de colère, de douleur, de préoccupation pour ma famille. De cette même foi qu’Il guiderait tous les autres qui restaient, et par-dessus tout ma famille.
En écoutant vos premiers commentaires après votre libération, il y aura des gens qui seront bouleversés et probablement il y en aura qui seront plutôt irrités et confus en vous entendant parler avec exaltation de votre séquestration comme un temps de grâce. Éclairez-nous! Comment distinguer entre quelqu’un qui ne craint pas pour sa vie parce qu’il ne l’apprécie pas ou ne l’estime pas, et quelqu’un qui ne craint pas pour sa vie parce que, plein d’amour pour le don de la vie qu’il a reçue, il la remet entre les mains de Dieu?
Cette question peut aider à clarifier le conflit que j’ai eu au-dedans de moi au cours des premières heures. J’entendais cette voix intérieure qui me disait: “tu as le devoir de protéger ta vie, tu as le devoir de tenter de créer des problèmes à tes ravisseurs, un devoir de combattre le mal”. Comment ai-je surmonté cette chose que j’ai compris être une tentation? Ce n’était pas la voix de l’Esprit, c’était la voix de mon égoïsme. Avant tout, à travers mon expérience d’objecteur de conscience, j’étais habitué à penser à la théorie de la légitime défense comme une forme de trahison à l’esprit évangélique. Avec tous les discours sur la légitime défense, en fait, on veut faire mentir les interventions les plus profondes de l’Esprit de Dieu dans l’histoire de l’Église. Tu as le droit de te défendre et ainsi, tu t’empêches de vivre l’expérience que Dieu voudrait te faire faire. Tu n’es plus l’agneau envoyé au milieu des loups mais tu es un autre loup qui se bat pour survivre. C’est ainsi que j’ai pensé que je devais renoncer à ce droit de légitime défense: je suis victime d’un abus quelconque et je devrais me défendre mais j’accepte - plus ou moins librement - de m’abandonner et de non me défendre. Et ceci a été, selon moi, la clé d’une expérience profonde. Je crois que c’est ce qui a garanti ma sérénité et ma santé tant physique que psychologique.
Peut-être devrais-je être méchant, en colère et plein d’amertume après six mois d’abus? Au contraire, je suis serein, content d’avoir survécu, avec les beaux souvenirs de tout ce que j’ai vécu, sûrement parce que j’ai réussi à m’en sortir et que je ne me suis pas prévalu de ce droit. Au fond, il me semble que ce serait la mission de l’Église que de renouveler le sacrifice de l’Agneau, le Christ, qui est innocent et prêt à mourir. Celui-là les sauve tous, il nous sauve nous-mêmes, il sauve l’histoire humaine de la logique du droit. Au fond, quelle est la logique de ces ravisseurs? Peut-être est-ce encore la logique de l’Islam fondamentaliste - la mentalité de la loi! Si quelqu’un réussissait à saisir cela, la grâce et la gratuité en ressortiraient - et à la fin, même à la face de l’oppresseur. Il me venait encore une phrase de Jésus qui disait: “ Si vous priez pour ceux qui vous veulent du bien, que faites-vous de particulier? Priez pour vos persécuteurs! Alors, vous serez comme votre Père qui est dans les cieux!” Et ceci est la mission de l’Église , être comme le Père, être libres, généreux, penser seulement au bien, au bien de l’autre. Tout le reste vous est donné en surcroît. C’est comme cela que je pense.
Puis, je me suis demandé si ce ne serait pas possible que certains mécanismes psychologiques, tels le syndrome de Stockholm, agissent en moi. Dans ce cas, la victime s’identifie avec le mode de pensée de son oppresseur, comme dans le livre de Bettelheim sur les survivants des camps de concentration où il mentionne clairement cette attitude des victimes qui légitiment la logique de l’oppresseur. Je me suis dit que non. Je ne crois pas que ce se passe comme cela dans mon cas. J’ai même, au moins une fois, eu des sentiments contraires aux leurs. Dans quelques situations au cours de cet exil, j’ai montré une attitude bien différent de l’abandon quand, par fatigue ou par colère, j’ai refusé d’obéir et que je me suis laissé aller. Mais j’ai compris que cela n’apportait rien ni à moi, ni à eux. Je me suis fâché souvent parce que j’avais faim, que j’étais fatigué ou qu’ils m’avaient promis de m’apporter de quoi manger et, qu’après une semaine, ils m’ont apporté trois boîtes de sardines qui auraient dû me suffire pour je ne sais combien de temps. Je leur ai dit: Arrêtez-moi cela! Est-ce que vous voulez me tuer? Cela a créé une drôle de situation entre eux. L’un d’eux se sentit offensé et voulait me battre, les autres m’ont défendu. Mais ils ont tous mal pris la chose, comme si je les avais trahis. C’est alors que j’ai compris qu’il ne faut jamais sous-évaluer le bien qui est dans l’autre, même si ce bien est limité. Si l’autre fait quelque chose de bien, il faut être réceptif à ce bien - même si ce n’est pas suffisant pour légitimer son comportement. Mais c’est important pour lui que nous donnions foi au bien qui est en lui. Alors, j’ai compris que ce n’était pas un argument qui venait de l’Esprit et mon discernement m’a de nouveau conduit dans la direction de la confiance.
Dans des situations similaires, les victimes courent le risque de vivre leur drame seulement d’une façon passive, non comme des acteurs actifs. Déjà vos parents, dans une de leurs lettres, disaient qu’ils étaient convaincus que “ce long temps d’emprisonnement servirait à quelque chose parce que le père Beppe pourrait toujours faire du bien à ses ravisseurs”. Avez-vous réussi? Avez-vous pu pratiqué l’abandon d’une manière active?
Exactement. Dans mon for intérieur, j’ai dépassé la logique du droit dans le but de devenir activement utile dans mes rapports avec ces ravisseurs. J’ai remarqué que, petit à petit, un climat de confiance s’établissait. Ainsi, ils partageaient avec moi leurs problèmes personnels, jusqu’au point de me faire comprendre que j’étais en quelque sorte leur aumônier, d’être encore prêtre dans cette forme étrange, non pour les chrétiens mais pour les autres. Ils m’ont beaucoup parlé de leurs problèmes familiaux. Ils sont presque tous mariés ou sur le point de l’être: ils ont même des enfants. Mais à cause de leur situation, ils peuvent rarement retourner dans leurs familles pour les visiter. Ils m’ont même fait écrire six lettres d’amour pour eux. Et puis, les problèmes politiques et même religieux sont venus sur le tapis. Ils m’ont décrit leur religion avec beaucoup d’enthousiasme. J’ai réalisé qu’il y avait beaucoup de points en commun surtout au niveau de la foi, la foi d’Abraham, la foi versus quelque chose qu’on ne peut pas savoir parce qu’elle appartient au lendemain garanti seulement dans les promesses de Dieu, mais on peut y croire et, pour cela, on peut tout sacrifier avec générosité. Et ceci est vrai pour ces gens qui espèrent en des lendemains meilleurs: croire et accepter de grands sacrifices pour aller vers quelque chose qui est garanti par Dieu. Ce lendemain meilleur, nous l’appelons Règne de Dieu, n’est-ce pas? C’est la façon de la justice divine de se manifester, c’est la paix et l’unité, c’est la vie éternelle sous le signe d’Allah.
Vous auraient-ils tué pour une raison ou pour une autre?
Non, je ne crois pas.
En fait, plus que la peur qu’ils vous tueraient, c’était, de notre côté, la préoccupation que la pression continuelle des militaires, des divers groupes de police et la difficulté dans les échanges pourraient entraîner votre mort et celle d’autres personnes.
C’était vraiment un risque . Mais, si cela n’est pas arrivé, je dirais que c’est presqu’un miracle. La pression militaire était évidente, surtout dans la deuxième période de ma captivité. Les militaires sont arrivés bien près de notre camp à trois reprises. En particulier le 29 janvier, jour de l’anniversaire de ma mère. Ils sont arrivés à une trentaine de mètres de nous. Nous ne nous en sommes pas aperçus. Mais nous savions depuis la première journée qu’ils seraient dans la région. Nous étions prêts, très tôt matin, avec nos sacs-à-dos sur les épaules. L’armée s’est rassemblée au centre de la plaine dans laquelle nous étions cachés. Il y avait le danger que les militaires puissent nous voir quand ils nous ont dépassés pour encercler la montagne. En réalité, ils se déplaçaient en longeant un ruisseau qui coulait plus bas que nous et ils ne pouvaient pas nous voir. Mais ils sont passés vraiment proche de nous. De l’autre côté du ruisseau, il y avait un autre camp de rebelles qui nous protégeaient. Ainsi, les soldats ont passé entre nous et n’ont rien vu: il n’y a eu aucun affrontement avec les militaires.
Vous parlez des rebelles et dans la presse nous parlons plutôt de guérilla, l’évêque de Pagadian les a d’abord appelés des criminels ordinaires. Selon vous, quels étaient leurs vrais objectifs?
Leur objectif premier était l’argent: le prix de la rançon, pour acheter des armes pour leur défense personnelle et aussi en vue de réaliser leur objectif politique qui est la libération de Mindanao et devenir indépendant du gouvernement de Manille.
Êtes-vous toujours resté avec le même groupe?
Toujours avec le même groupe.
De ce groupe et d’après vous, y a-t-il eu des blessés ou des morts au cours des nombreux affrontements avec les militaires? Parce que, dans les média, on parle pratiquement chaque jour des membres d’un supposé groupe appelé Pentagon qui sont arrêtés, blessés et tués par les militaires.
Je n’ai jamais eu l’impression que quelqu’un du groupe ait été tué Mais il faut dire que beaucoup parmi ce groupe se sont retirés pendant toute la période. En fait, seulement six du groupe initial ont fait tous les six mois de ma détention. Certains sont partis et revenus, d’autres ne sont jamais revenus. Certains m’ont dit qu’ils allaient se battre mais cela me semble maintenant plutôt faire partie de la comédie qu’ils jouaient avec moi en me faisant croire que nous étions sur l’île de Basilan et qu’ils appartenaient au groupe Abu Sayaff qui combattait contre l’armée et contre les Américains présents dans la région. Certains m’ont dit: “allons nous battre contre eux!” mais je dois dire que je n’ai jamais entendu une seule explosion ou des échanges de coups de feu. L’un ou l’autre coup de feu isolé mais rien qui ressemble à un combat.
Ici, à Rome, comme dans tant d’autres endroits dans le monde, nous avons suivi votre aventure à notre façon, très différemment de votre réalité. Dans un premier temps, jusqu’au début du mois de décembre, nous avions grand espoir et aussi grand désappointement. En décembre, une nouvelle phase commençait, émotivement plus calme mais aussi plus incertaine. Et pour vous? Par exemple, à partir du moment où, au début de décembre, cela avait tout l’air qu’on vous relâcherait et que rien n’est arrivé. Cette situation s’est répétée à quelques reprises. Ensuite, nous n’avons plus rien entendu pendant un long moment. Est-ce que cette période n’a pas été cruciale pour vous aussi, à mesure que les journées s’ajoutaient, vous deviez ajuster votre façon de penser après une telle grande déception?
J’ai ressenti exactement la même chose. Au début, l’espoir uni à la déception très intense puis, au début de décembre, un grand espoir quand ils m’ont fait enregistrer une cassette et qu’ils m’ont promis: “Voilà, dans quelques semaines tu partiras.” Quelques jours plus tard, j’ai entendu le message enregistré de ma soeur à la radio. Dans ce message , elle suppliait mes ravisseurs de faire un acte de clémence à la fin du Ramadan et de me libérer pour que je puisse célébrer Noël avec ma famille. J’ai entendu cela par accident, vraiment par hasard, et cela m’a procuré une joie intense, j’ai espéré que vraiment se réaliserait la possibilité d’être libéré avant Noël pour célébrer Noël avec mes confrères et toute ma famille. Et ensuite, la déception, très forte et une certaine tristesse. Aussi, je dois dire que, physiquement, à ce moment, je ne me sentais pas bien. Plus tard, la situation s’est un peu régularisée. J’ai compris que je devrais attendre encore longtemps. Et c’était la même chose quand ils m’ont photographié en janvier, je n’ai pas mis excessivement de foi la-dessus. Disons que la période qui suivit fut plutôt comme ci, comme ça. Je ne me suis plus lancé dans de grandes illusions.
Et Noël, comme cela s’est-il passé?
Le jour de Noël a été une journée assez morne. La nuit a été l’une des plus froides de toute l’expérience. Nous dormions dans des hamacs et je n’avais à ma disposition que les vêtements que je portais lors de mon enlèvement: une camisole légère. Sur le T-shirt il y avait deux mots écrits: Dehonien et Philippines. Cela me parait providentiel que, parmi tous les vêtements possibles, c’est ce vêtement que je portais. Puis, j’avais un coupe-vent militaire, un pantalon et un débardeur. Cette nuit-là il faisait un froid terrible. A sept heures du matin, soit deux heures après le lever du soleil, je pouvais encore voir mon souffle. Inutile de dire que tous, pas seulement moi, nous n’avons pas beaucoup dormi. De plus, nous n’avions rien à manger. À midi, ils m’ont donné un plat de riz avec du sel et pour le souper j’ai eu la même chose: du riz sans rien d’autre. Au début, je me suis efforcé, par la volonté, à donner son importance à la célébration de Noël qui se faisait en dépit de ma situation: Jésus était né pour tous. À partir de cela, je voulais être heureux et je me suis dit en moi-même:”je dois être heureux, je dois être heureux!” Cela a fonctionné pendant quelques heures ... mais après, j’ai senti le poids d’être seul. Et peu à peu la tristesse m’a envahi.
Pourriez-vous nous parler d’une journée ordinaire: comme cela se passait-il?
Dans une journée ordinaire, il n’y avait rien à faire. Le matin, eux, ils se levaient très tôt pour la prière, et moi aussi je me levais avec eux pour prier. Généralement, je ne réussissais pas à dormir toute la nuit. Je me réveillais vers une heure ou deux de la nuit. Tout compte fait, les moments de repos et du rien-à-faire étaient trop longs. J’en profitais pour prier, je priais généralement de nuit et à l’aube je réussissais à me rendormir. Puis, je me levais en même temps qu’eux. Les premières heures de la matinée se passaient pratiquement sans rien faire, selon leur expérience, c’était les heures les plus dangereuses. Les militaires commençaient à bouger vers les trois ou quatre heures du matin et continuaient ainsi jusqu’à la moitié de l’avant-midi. Pendant ce temps il fallait rester en silence, prêts à nous enfuir et communiquer en chuchotant à voix basse. Au milieu de l’avant-midi, ils me donnaient la permission de me laver. Ils m’apportaient une casserole avec trois ou quatre litres d’eau. Cela me faisait beaucoup de bien parce qu’en me lavant je pouvais relaxer et je me sentais propre. Mais ce n’était pas toujours possible: un jour oui, l’autre non. Après nous faisions quelque chose, je mangeais quelque chose: le temps de manger était toujours très agréable, même si je mangeais peu. Nous mangions ensemble, tous la même chose. Généralement, s’il y avait quelque chose en plus, ils me le donnaient. Après, l’après-midi était plus libre, plus relax. Nous parlions, c’était agréable. Et une autre chose encore plus belle était quand, l’après-midi vers les cinq heures, la fraîcheur arrivait. Les moments les plus intéressants étaient quand quelqu’un arrivait d’ailleurs pour apporter de la nourriture, donner les nouvelles, etc.
Passer six mois avec les mêmes personnes, ne jamais pouvoir sortir de ce cercle restreint, avoir toujours les mêmes rapports: avez-vous eu quelque contact avec d’autres personnes que celles du groupe? Avez-vous écouté la radio ou lu des journaux?
Des journaux, jamais. À part le jour où nous avons fait les photos, en janvier, ils m’ont apporté le journal que vous voyez sur la photo. Et ce journal, je l’ai lu de part en part, même la publicité. Mais eux, ils n’achetaient pas le journal parce qu’ils ne lisaient pas l’anglais et puis, c’était des gens simples, analphabètes ou semi-analphabètes. Pas surprenant qu’ils ne s’intéressaient pas au journal. Ils ont eu la radio pendant un certain temps mais nous ne pouvions capter que deux postes locaux et ce n’était pas très intéressant. De plus, dans ces postes, ils transmettaient dans une langue que je ne comprenais pas, le Tagalog, qui est la langue nationale que j’ignore, et le Cebacano, une langue locale. Il y avait une série en Cebuano, la langue que je connais: j’ai essayé de l’écouter et je m’en suis fatigué bien vite.
La communication entre eux était-elle toujours dans leur langue? Comment faisaient-ils pour parler de vous sans que vous puissiez comprendre?
Ils ont fait cela systématiquement. Ils n’ont jamais fait d’effort pour m’enseigner leur langue. Ils me faisaient croire qu’ils parlaient le Yakan. Mais ils m’ont aussi dit qu’ils employaient aussi d’autres langues.
C’était probablement mieux pour vous de ne pas savoir qui ils étaient, ni d’où ils venaient, ni de savoir les détails de l’opération. Vous disiez que vous priiez la nuit quand vous ne réussissiez pas à vous endormir. Comment peut-on prier dans de telles circonstances?
Disons ceci: j’ai toujours utilisé le chapelet. J’ai prié les mystères, me plaçant à l’écoute de ce qu’ils me suggéraient. Je mettais une intention particulière à chaque mystère. Puis, je peux dire que j’ai répété certaines intentions chaque jour. J’ai prié continuellement, du premier jour au dernier, pour ma famille, pour les personnes qui me sont plus proches et qui souffraient beaucoup à cause de moi, pour que le Seigneur les garde et qu’il allume en eux l’espoir. Puis, pour ma mission dehonnienne aux Philippines, pour toute la Congrégation, d’une façon spéciale pour les vocations, pour l’Église de Pagadian et d’une façon spéciale pour l’évêque Mgr Jimenez qui s’est révélé être le protagoniste, la personne la plus équilibrée dans cette situation.
J’ai prié chaque jour pour mes ravisseurs pour qu’il ne leur arrive rien de mal, ni à moi. Aussi pour que puissent grandir en eux une vision de vie différente. Leurs sentiments étaient absolument négatifs envers la réalité des Philippines, envers la réalité politique et sociale. Je partage leurs sentiments en partie, pas complètement. Il est certain que leur comportement n’améliore pas la situation. J’ai demandé au Seigneur qu’ils puissent être éclairés, qu’ils puissent comprendre que seulement les voies de la paix sont utiles. Et puis, j’ai prié les paroles de Jésus à Gethsémani:”S’il est possible que cette coupe s’éloigne de moi, mais que ta volonté soit faite et non la mienne.” J’avais la certitude que le temps était venu d’attendre la réalisation du plan de Dieu: je devais avoir de la foi, de l’espoir et de l’abandon parce que Dieu était en train d’accomplir son oeuvre.
Et la messe?
Pendant six mois je n’ai pas célébré la messe. Pendant six mois je n’ai pas eu de bible à ma disposition. Je n’avais pas de bréviaire. Je dois dire, je dois avouer que j’avais dit à Dieu, dans les années précédentes, que j’étais fatigué de la messe et des sacrements et je pense que Dieu m’a pris au sérieux. Il a entendu le cri qui me venait du fond du coeur et il m’a donné congé pour six mois, six mois de repos sacramentel, un grand Samedi Saint, sans liturgie. Ce fut une belle expérience parce que, comme je l’ai dit, dans ce silence liturgique, les paroles de Jésus ont refait surface et, selon moi, elles ont été vraiment suggérées par l’Esprit Saint. Ce n’était plus la bible ni la liturgie qui alimentaient ma spiritualité mais l’Esprit même de Dieu. J’étais sans liturgie mais pas sans Dieu, ni sans la présence de Dieu.
Vous avez survécu. Pour vous, cela s’est bien terminé. Mais pour vous, cela se serait aussi bien passé si vous étiez mort. Que faut-il penser de Dieu pour toutes les personnes dans des situations semblables qui ont connu un mauvais dénouement? Vous remerciez Dieu pour votre libération. Mais qu’en est-il des autres?
Peut-être que ce que je dis ne répond pas directement à votre question, mais enfin... J’ai parlé souvent avec ces gens sur ce qu’était la liberté humaine. Mes ravisseurs disaient : “Il n’y a rien qui arrive qui n’est pas la volonté de Dieu”. Mais en même temps, il disaient: “On ne doit pas aller à l’encontre des lois de Dieu”. Je n’ai pas réussi à comprendre, selon leur mentalité, comment peut-on dire que tout arrive selon la volonté de Dieu et en même temps comment peut-on aller contre la loi de Dieu? Où est la liberté humaine? D’abord, je voyais les choses d’une autre manière, maintenant il me semble comprendre que l’homme peut mettre de côté sa liberté; l’homme est vraiment libre, au point qu’il peut aller complètement contre la volonté et les attentes de Dieu. Mais l’homme peut aussi s’en remettre librement complètement à Dieu. Que je sois aujourd’hui vivant ou mort, je pense, qu’au fond, ce n’est pas si important. J’ai la certitude que dans tout ce qui m’arrive, je dois le vivre en communion avec le Seigneur. Peut-être que j’aurais aussi expérimenté ma mort en communion avec le Seigneur. Cependant, je sais que, si je ne suis pas mort aujourd’hui, un jour je mourrai. C’est pourquoi je dois essayer de vivre le temps qu’il me reste en continuant dans cette profonde communion avec Dieu. Je me sens un peu comme une personne à qui on a donné une deuxième chance. Je le répète: l’expression la plus grande de la liberté humaine est celle de se confier soi-même, de confier sa propre vie, à Dieu.
Il semble évident qu’une telle expérience ne se réalise dans toutes ses dimensions que dans le déroulement du temps. Seulement maintenant, un jour après l’autre, connaîtriez-vous l’autre côte de la médaille: tant d’efforts pour vous faire sortir vivant de cette expérience, tant de personnes anonymes qui ont passé des minutes et des heures en prière pour vous et aussi tant de personnes qui ont pleuré à votre sujet: de l’espoir déçu, du désespoir, et finalement de la joie. Comment penser à intégrer tout cela, au fond ce grand fleuve d’amour dans votre expérience?
En fait, c’est comme cela que j’ai pensé. Il me semble que cela fait partie de cette expérience de Dieu, de Dieu qui aime infiniment et qui se donne complètement, gratuitement, dans le sens que, de nous-mêmes, nous me valons rien. C’est à ce Dieu que sont unies tant de personnes gratuitement, seulement par amour: elles ont prié pour moi, elles ont souffert pour moi, elles ont fait des sacrifices pour moi. Je me sens dans une condition, qui est au fond la condition de tous les êtres humains. Nous dépendons des autres, de l’amour des autres et de l’amour de Dieu. Je suis dans la condition de n’avoir aucun doute que ma vie dépend de Dieu qui m’aime et aussi des autres. J’ai ainsi le privilège, peut-être aussi une mission, de faire comprendre que nous sommes inter-dépendants, liés les uns aux autres et à Dieu. Notre vie est un don qui se renouvelle chaque jour dans l’amour des uns pour les autres. Je suis un débiteur, un débiteur de ma vie à tous.
Dans toutes ces nombreuses et diverses initiatives des autres à votre égard, est-ce que la vérité évangélique “qu’il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ses frères et soeurs” ne vous frappe-t-elle pas?
Peut-être est-ce un des aspects du plan de Dieu dans cette expérience que beaucoup ont faite: l’expérience de la prière, du sacrifice pour un frère qui était souffrant. Ils m’ont sauvé, je puis le dire, mais il se sont sauvés peut-être aussi eux-mêmes. Ils ont fait l’expérience de comment on peut s’oublier pour se souvenir des autres.
Vous avez dit que vous vouliez retourner aux Philippines. On connaît peu de religieux ou de prêtres qui, après une telle expérience, ont été capables de revenir à leur ancien poste. Ils ont vu trop de choses, ils connaissent plusieurs personnes impliquées dans les négociations; ils connaissent beaucoup d’endroits qui devraient rester cachés, etc. Pensez-vous déjà à votre avenir?
Actuellement, je suis encore très enthousiaste. Je veux retourner, je voudrais retourner à Dimataling, à Mindanao. Mais peut-être est-il plus prudent de rester à l’extérieur pour un peu de temps. Nous verrons. De toute façon, j’y retournerai. Mais cela dépend aussi de notre groupe et des supérieurs. Personnellement, je retournerai mais dans d’autres missions, dans un endroit plus éloigné.
J’ai offert à Dieu ma disponibilité à aider dans le futur, si Dieu le veut, quelques-unes de ces personnes à normaliser leur vie. Surtout certains jeunes de 17 ou 18 ans qui m’ont dit:”Père, cette vie n’est pas bonne pour nous, nous voulons étudier.” Qui sait si, un jour, je ne pourrai pas être utile à l’un de mes ravisseurs, si Dieu le veut?
J’aimerais bien revoir celui que j’appelle “Commandant Ustad” (ce qui veut dire un laïc engagé dans la religion): c’est un des chefs de groupe qui m’a détenu. Un homme qui connaissait très bien sa religion et qui m’a démontré des sentiments très beaux de respect à la religion et aussi envers ma personne. J’ai beaucoup apprécié de parler avec lui sur sa religion. Si tous les fondamentalistes musulmans étaient comme lui, je pense que nous n’aurions aucune raison de craindre l’Islam. Il a aussi cherché à m’aider. Naturellement, lui aussi a suivi la stratégie du groupe mais il est toujours resté honnête en disant: “De ceci ou de cela, je ne puis parler”, Il a agi correctement avec moi, il m’a toujours tenu en vie avec l’espoir et il m’a assuré que la foi islamique est la foi d’Abraham, donc profondément proche de la foi chrétienne. En lui, je sentais cela. En lui j’ai reconnu la même expérience de foi.
Si vous parlez de la foi d’Abraham, quel serait un point de rencontre entre la foi chrétienne et la foi musulmane, telle que vous la décriviez?
Ces gens acceptent tout le poids des commandements de leur religion, qui sont exigeants, seulement parce qu’ils croient et obéissent à Dieu avec une foi simple. Dans la perspective chrétienne, cela serait comme Saint François qui disait: “accepter l’évangile sans commentaires, sans raisonnement.” Une foi qui fait dire: oui, je ne comprends pas mais Dieu le sait, Dieu sait si la chose est bonne ou mal pour moi. Et si je fais un sacrifice, Dieu me garantira les fruits de ce sacrifice. C’est ainsi qu’est la structure de leur foi. À mon avis, cette expérience et cette pratique de la foi est valide, aussi pour moi. Par exemple, au cours de ces six mois, je sais que Dieu était en train de préparer quelque chose de nouveau. Maintenant, après en être sorti, je comprends que cela avait du sens d’attendre six mois pour que Dieu achève tout cela.
J’ai lu dans vos premières entrevues que le contact avec la nature vous a beaucoup plu. À cause de cette expérience dans la pure nature, vous êtes même mieux qu’avant physiquement.
La première consolation a été pour moi Dieu et la prière. La seconde consolation a été la beauté de la nature. Une chose merveilleuse. Les premiers deux mois, nous étions près de la côte dans une forêt de mangliers. Ce sont des arbres qui poussent dans l’eau de mer. C’était un endroit marin, avec toutes sortes de poissons qui passaient sous nos pieds et de si beaux oiseaux. Nous avons vécu comme des singes, dans les arbres, pendant deux mois. Ensuite, nous sommes entrés vers l’intérieur: nous sommes allés dans la forêt fluviale, avec de grands arbres et d’autres types d’animaux. Ici, nous sommes entrés très profondément dans la forêt. Tout semblait tellement beau. Je ne réussissais pas à avoir peur même si ces gens marchaient sur le sentier de la guerre parce que tout nous parlait de paix, d’amour, de l’abondance des dons de Dieu pour nous. Il m’est même passé par la tête de partager ces sentiments avec mes ravisseurs. Je me souviens, par exemple, d’un homme, la seule personne âgée de tout le groupe, peut-être dans la soixantaine. Le soir, c’était un temps où nous avions un peu l’occasion de converser: on s’assoyait en regardant la tombée de la nuit, le coucher de soleil, les étoiles qui commençaient à sortir, la fraîcheur, les chants des oiseaux. Il y a un oiseau qui chante toujours. À l’aube, on croirait qu’il crie: “Il faut se lever!” et le soir il recommence à chanter avec le même cri, mais cette fois: “Préparez-vous parce que la nuit tombe!”. Le vieux monsieur me disait: “Qui est-ce qui commande au soleil, à la lune, qui a fait toutes ces belles choses? N’est-ce pas Allah?” Je lui disais “Certainement”! Mais lui ne disait pas cela dans le but de m’humilier dans mes croyances. Il le disait dans un esprit de contemplation. C’était tellement beau! Cela m’a beaucoup ému. Surtout parce que ses sentiments et les miens étaient les mêmes.
Et si lui disait Allah, n’avait-il pas l’intention de dire “C’est Allah et non ton Dieu?”
Non, je ne crois pas. Je crois aussi qu’ils avaient la claire perception que notre Dieu est le même. Naturellement, parfois nous étions tentés de discuter théologie. Cela arrivait surtout quand quelqu’un venait d’un autre groupe. Probablement qu’il avait étudié un peu sur la théologie catholique et qu’il voulait me défier. J’ai parfois accepté le défi, pour faire changement, comme un divertissement. Plus tard, il a voulu engager la discussion sur la Trinité. Mais, là-dessus, je n’ai pas voulu entrer. Chaque discussion sur Dieu part d’un choix de la foi et si nous ne nous entendons pas d’abord sur un même point de départ, que ce soit la foi musulmane ou la foi chrétienne, nous risquons une discussion inutile sans arriver à saisir plus sur la différence de nos expériences de Dieu.
Ainsi, selon vous, vous n’étiez pas le seul à découvrir quelque chose de leur foi mais eux aussi ont pu, même si ce n’était pas d’une manière réfléchie, découvrir quelque point en commun entre leur foi et la vôtre?
Exact. Du moins, c’est ce que j’espère mais je n’en ai pas la certitude. J’espère que, à la fin, ils avaient aussi senti une sorte de fraternité avec moi, une communion garantie par Dieu. Pour eux, les chrétiens sont leurs grands frères, comme les juifs le sont pour nous. Nous les précédons; ainsi, les chrétiens n’ont pas la révélation complète qui, selon eux, n’atteint sa plénitude que dans le Coran.
Les circonstances de la libération sont restées un peu obscures. Pour nous, c’était un moment très attendu. Comment cela s’est-il passé?
Je puis vous dire que, environ deux semaines avant la libération, ce Commandant Ustad est revenu à l’improviste après un mois d’absence en disant: “Mon Père, je ne pensais plus revenir dans le groupe. Mais j’ai été impliqué subitement dans les négociations. Il semblerait que, finalement, le gouvernement soit impliqué et cette fois serait la fois décisive. Vous devrez écrire cette lettre et enregistrer une cassette avec les conditions que nous vous donnerons (La lettre du 16 mars 2002). Ainsi, le Mercredi Saint, très tôt matin, on m’a averti que je serais libéré. Finalement libéré! Nous attendions quelqu’un de l’extérieur qui devrait venir me chercher et me ramener. Nous avons trop attendu. Dans l’après-midi, à quatre heures, ils m’ont laissé partir. Je n’ai même pas eu la chance de saluer tout le monde. À ce moment, je pensais que ce serait le départ pour la libération. Je suis parti avec un petit groupe de personnes, peut-être une dizaine. Nous avions marché très vite pendant trois heures. Ils m’ont déchargé de tout et je n’avais rien à transporter pour faciliter la marche, tandis qu’eux, ils avaient les sacs-à-dos et les armes. Une randonnée très harassante.
Et puis, nous sommes arrivés à un endroit où ils était impossible de passer. Ils m’ont dit: “il y a des soldats: nous ne pouvons passer”. Nous nous sommes retirés, encore une marche d’une heure pour trouver un endroit pour y passer la nuit. Nous y avons dormi et dès le matin nous sommes retournés au camp. Jeudi Saint: un autre échec.
Puis, de nouveau, subitement, le dimanche In Albis, 7 avril, j’ai été informé que nous partirions après le repas du midi. À une heure, tout le groupe s’est mis ensemble avec ceux qui restaient de l’autre groupe. Nous étions environ 35 en tout. Nous avons marché de une heure jusqu’à six heures. Mais, contrairement au Mercredi Saint, nous changions de route. Nous nous sommes tous arrêtés à un endroit et j’ai mangé ce qui avait été préparé à midi. J’ai été libéré des choses que je portais avec moi. À 6:45 heures du soir, je suis parti avec un groupe réduit et deux guides qui venaient d’ailleurs. Nous étions environ une dizaine. J’ai marché de sept heures du soir jusqu’à une heure de la nuit. C’était un chemin fatiguant, très difficile, au point que j’étais fâché en pensant que nous n’arriverions jamais.
De plus, une partie du groupe s’est perdu. Nous avons dû nous arrêter pour les attendre. Nous pensions avoir rendez-vous à onze heures mais à cette heure-là nous étions encore bien loin du but. Après, j’ai compris que peut-être le point de rencontre était beaucoup plus loin qu’ils ne le pensaient. Nous avons marché, marché, marché. Ensuite, j’ai pu parler avec celui qui commandait le groupe. Certains avaient refusé de continuer avec nous parce qu’ils étaient trop fatigués. Nous aurions dû retourner sur nos pas pour éviter d’être pris par la police. Et j’ai dit au commandant: “Regarde, je ne pense pas que je puisse retourner sur mes pas. Je suis très fatigué. Je peux continuer seul: je n’ai ni la force psychologique ni la force physique pour retourner en arrière. J’ai seulement la force psychologique pour aller de l’avant. Ou bien libérez-moi ce soir, ou bien ne me libérez plus! Moi, je veux continuer à avancer. Autrement, je ne collaborerai plus avec vous si vous ne cherchez pas à arriver au but. Je ne retournerai pas”, Peut-être, à la fin, que mon intervention aurait eu du poids.
Ils pouvaient garder le contact avec l’extérieur grâce au téléphone cellulaire. Probablement qu’ils étaient en contact avec cette ambulance qui serait venue me prendre. Finalement, vers 1:30 ou 1:45 heure de la nuit, nous sommes arrivés près d’une route. Ils ont appelé l’ambulance. Ils m’ont fait changer. Ils m’ont donné d’autres vêtements, m’ont fouillé et m’ont enlevé tout ce que j’avais. Par exemple, j’avais des projectiles qui m’avaient été donnés en cadeau et que je voulais rapporter avec moi en souvenir. Tout est confisqué. Ils m’ont seulement laissé la clé du couvent. La seule chose que j’ai portée du début à la fin était un porte-clé avec l’image de St-Joseph et de Jésus travaillant à l’atelier. Vers les deux heures, l’ambulance est arrivée. Le commandant m’a pris par la main. Dans l’ambulance, il y avait cinq hommes qui ont déclaré être de la police. Deux ou trois venaient de Manille. Et les deux ou trois autres étaient de la police de la zone. Le commandant m’a fait courir sur la route, lui avec moi. L’ambulance s’était arrêté à distance. Trois personnes en sont sorties. On s’est rencontrés. Un des policiers m’a immédiatement pris et m’a accompagné rapidement vers l’ambulance. Un deuxième s’est mis derrière comme escorte. Environ une minute après la rencontre nous étions partis avec l’ambulance.
Ensuite, nous avons roulé pendant quatre heures. Nous sommes arrivés à Dipolog City vers les six heures du matin. J’ai pu déjeuner. Ils m’ont fait rencontrer plusieurs officiels de la police. Puis , un petit contrôle médical et après environ 45 minutes ils m’ont fait partir sur un petit avion de la police et nous sommes allés à Manille. À Manille, on s’est arrêté à l’aéroport, nous avons rencontré des gens de la politique. Ils m’ont dit: “Maintenant, Père, nous allons rencontrer la Présidente. Il y aura en même temps une conférence de presse. S’il vous plaît, ne faites pas de grandes déclarations! Dites seulement merci de n’avoir pas été exploité”.
En fait, les nouvelles de votre libération étaient très dramatiques: on parlait de combats, des pressions militaires sur le groupe et que les ravisseurs vous auraient abandonné pour s’enfuir”
En réalité, ce fut beaucoup plus calme. Je peux dire que les militaires ont fait pression parce qu’effectivement, on avait une certaine peur que les militaires arrivent. Durant la dernière semaine, nous avons déménagé à plusieurs reprises, nous avons changé de place plusieurs fois pendant cette dernière semaine. Et puis, il m’a été confirmé par les gens que quatre des leurs avaient été arrêtés. Et on avait peur qu’ils parlent. Ainsi cela peut être que ce soit la pression militaire qui a facilité ma libération.
Ayant surmonté un moment très difficile dans votre vie, il y a des gens qui réussissent à capter un message, - i.e. l’appel de Dieu à la souffrance, à l’anxiété, à l’insécurité - , et à l’exprimer dans une phrase. Pourriez-vous nous dire quel est le message que vous avez reçu de Dieu au cours de cet événement?
Pour répondre à votre question, je voudrais revenir aux mots d’ordre de notre Spiritualité. Pour moi, le mot principal est l’Abandon. L’abandon dans le vrai sens, son sens profond et le plus efficace parce qu’il réalise l’autre attente de notre spiritualité: “Que ton Règne vienne!” pour que se réalise le Règne de Dieu. Nous ne devons pas seulement nous convertir de nos défauts, de nos égoïsmes: nous devons aussi nous convertir de nos vertus. De toute évidence, dans une spiritualité pleinement mature et adulte, que nous soyons totalement abandonnés dans les mains de Dieu, dans le grand mystère de la pauvreté, du manque de tout, de notre incapacité consciente de nous auto-gérer. Une chose que j’ai expérimenté dans sa plénitude au cours des six derniers mois. J’ai été une personne active au cours de ma vie, j’ai été l’acteur de ma vie. Dans ce moment, où j’ai expérimenté une impuissance totale en tout, à garantir mon avenir, mon propre lendemain, je sens que je suis devenu une instrument “quand je suis faible, c’est alors que je suis fort”. Cette phrase de Saint Paul résume bien l’expérience chrétienne adulte.
Ne craignez-vous pas qu’après ce temps fort dans votre vie, il vous sera très difficile de vivre toutes vos découvertes dans la vie quotidienne, la vie religieuse, la vie fraternelle?
C’est très vrai. La preuve sera que le test de l’humilité vécue dans ces mois soit devenue une condition stable en moi. Nous verrons. Mais j’ai confiance que ce soit possible.
Je crois que j’ai été privilégié d’être tombé entre les mains d’un groupe fondamentaliste. Je ne parle pas de tous les fondamentalistes. Si j’étais tombé entre les mains d’une vulgaire troupe de kidnappeurs, je serais probablement mort à cette heure-ci. Au contraire, je suis tombé entre les mains de personnes qui disaient: “Nous savons qu’il y a Un qui est au-dessus de nous. Nous savons que nous avons péché au terme de la loi et des commandements.” Pour me l’expliquer, ils me disaient: “Pour nous c’est aussi défendu de manger de la viande de porc mais le jour où nous mourrons de faim, nous en mangerons. Parce que le premier commandement est celui de survivre. Le deuxième est d’obéir aux autres commandements. Ainsi, nous t’avons enlevé par besoin de survivre, d’acheter des armes pour notre défense et pour la réalisation de notre objectif qui est la libération de Mindanao du gouvernement de Manille. Nous savons que c’est un abus mais nous essayons de ne rien ajouter à cet abus.” Ainsi, je suis convaincu que, dans le cas où je serais tombé entre les mains de personnes pour qui Dieu n’est pas une réalité de leur vie quotidienne, cela aurait été encore pire pour moi.
Dans sa lettre à la famille dehonienne, au sujet de votre libération, le Père Général a identifié certains points qui révèlent la fécondité de l’expérience de votre enlèvement pour toute la famille dehonienne. Que pensez-vous que seraient les fruits de cette expérience au-delà de votre personne?
En fait, j’ai assez parlé de cette période comme un temps de grâce. Je pense que cette séquestration, qui n’était pas seulement une expérience personnelle mais aussi de tant d’autres, pourrait avoir un sens spécial pour notre mission aux Philippines. Nous avons traversé des moments difficiles dans notre groupe au cours des dernières années. Peut-être cette expérience commune pourra-t-elle aider à nous purifier et à nous réconcilier. Au delà de la joie que nous ressentons à cause de la libération, nous devrons peut-être continuer à nous interroger en groupe au sujet du message que Dieu nous envoie.
Et puis, je crois aussi qu’au niveau de l’Église locale, mon enlèvement pourrait porter des fruits. Des femmes et des hommes de diverses confessions chrétiennes se sont réunis pour prier pour ma libération. Ils l’ont fait pour la première fois dans leur histoire. Et maintenant, ils continuent à se réunir pour prier pour tant d’autres qui vivent des situations difficiles.
En outre, ce qui est arrivé a peut-être aidé à clarifier chez nos jeunes candidats à la vie religieuse que ce choix n’est pas la recherche du bien-être, de la tranquillité et de la sécurité: au contraire, cela comporte un risque, celui de suivre le destin du Maître pauvre et crucifié.
C’est important pour moi et pour tous de voir cet événement avec les yeux de la foi, i.e non seulement comme un drame surmonté mais conne un temps de grâce que chaque individu et chaque groupe est appelé à découvrir
(Par: Stefan Tertünte, SCJ
Traduction: J. Claude Bédard, SCJ)